"La Moustache", d'Emmanuel Carrère
Réalisateur : Emmanuel Carrère.
Année : 2005.
Pays : France.
Genre : Drame / « Fantastique » ? / « Science-fiction » ?
Durée : 87 min.
Acteurs principaux : Vincent Lindon, Emmanuelle Devos, Mathieu Amalric, Hippolyte Girardot, Cylia Malki…
Non, non, vous ne rêvez pas : non seulement je vais vous entretenir d’un film, mais en plus il s’agit d’un film… français.
Diantre.
Serais-je tombé malade ?
Eh bien, peut-être. Mais il y a une raison bien simple à ce visionnage, qui tient au nom du réalisateur de la chose : Emmanuel Carrère est surtout connu en tant qu’écrivain, et je dois confesser ne pas l’avoir vraiment pratiqué ; mais ça me travaille depuis un moment, dans la mesure où nombre de personnes de bon goût de mon entourage m’ont éloquemment vanté les mérites de son œuvre. Pour ma part, j’avoue cependant n’en avoir lu qu’un seul bouquin : il s’agit – sans surprise – de son excellente « biographie romancée » de Philip K. Dick Je suis vivant et vous êtes morts.
Or La Moustache – à l’origine un roman du monsieur, qu’il a donc décidé de porter lui-même à l’écran ; je voulais au passage lire le livre avant de voir le film, mais les circonstances ont fait que… –, La Moustache, disais-je, repose sur un postulat que l’on pourra très légitimement trouver éminemment dickien (c’en est du moins une des trois grilles de lecture possibles ; dans les entretiens – assez inintéressants par ailleurs – qui accompagnent le film sur le DVD, Emmanuel Carrère évoque lui-même cette piste… sans toutefois citer explicitement le nom de Dick). Mais voyez plutôt.
Marc (Vincent Lindon, excellent) et Agnès Thiriez (Emmanuelle Devos, pas terrible) forment un couple parisien passablement bourge – y a qu’à voir leur putain d’appart’ –, a priori heureux et sans histoire. Marc porte la moustache depuis dix ans. Sur un coup de tête, pour faire une blague à sa femme et à ses amis, il décide subitement de la raser. Seulement voilà : ni sa femme, ni ses amis, ni ses collègues ne semblent s’en apercevoir ; ce qui l’agace un tantinet… Il finit par s’en plaindre… et on lui rétorque qu’il n’a jamais porté la moustache.
Et ce n’est que le début d’une spirale infernale qui plongera Marc dans un terrible cauchemar paranoïaque : devient-il fou ? est-ce sa femme qui délire et qui a incité son entourage à jouer le jeu, par un complot pervers ? est-il en train de glisser insidieusement dans un autre univers, voire de s’effacer progressivement ?
Une des réussites de La Moustache, un de ses atouts indéniables, est que c’est un film – et sans doute aussi un roman – qui ne donne pas d’explication, et laisse le spectateur/lecteur confronté à ces différentes interprétations sans lui en imposer une. Bien entendu, c’est dans tous les cas – et pas uniquement selon la grille de lecture la plus ouvertement « fantastique » voire « science-fictive » – franchement dickien. J’ai immédiatement pensé, devant ce pitch, à la fameuse anecdote concernant l’interrupteur pour allumer la lumière dans une pièce, qui semblait avoir mystérieusement changé de place ; mais on pourrait aussi évoquer nombre de nouvelles ou de romans de Philip K. Dick, même si la référence (le terme n’est peut-être pas très bien choisi…) la plus flagrante est l’excellent Coulez mes larmes, dit le policier (voire Le Maître du haut château, dont on ne répétera jamais assez que l’uchronie nazie, en dépit des apparences, n’est pas le sujet principal) ; de même, j’ai tout naturellement pensé aux deux conférences hallucinées sur la nature de la réalité et sur les modifications qu’elle subit pour une raison ou une autre que l’on trouve dans Si ce monde vous déplaît… Et si Emmanuel Carrère n’évoque donc pas explicitement Dick, je l’imagine cependant tout à fait conscient de cette filiation, de cette influence, qui n’a pas spécialement de raison de surprendre de sa part.
Certes, La Moustache, ce n’est pas que cela (même si, à partir de ce postulat, Carrère brode une intrigue remarquable, baignant dans une ambiance oppressante tout à fait réussie). C’est aussi – plus prosaïquement, et de manière plus, euh, « française » – l’histoire d’un couple ordinaire, qui bascule progressivement dans la suspicion, la peur et la colère. Les personnages de Marc et Agnès sont fort bien pensés, et le résultat est tout à fait saisissant (malgré l’interprétation en demi-teinte, donc, d’Emmanuelle Devos). Voilà un sujet qui en temps ordinaire ne m’intéresse pas plus que ça, mais qui est ici magnifiquement illustré, à tel point que le sort des deux époux ne saurait laisser indifférent.
Vous aurez compris (…) que j’ai beaucoup aimé ce film. Certes, la dimension dickienne, donc, n’y est sans doute pas pour rien ; même si l’on n’est pas ici dans une adaptation directe de l’auteur d’Ubik, j’aurais pourtant envie de dire que c’est malgré tout le film qui a le plus et le mieux saisi l’atmosphère de son œuvre que j’ai jamais vu, avec L’Échelle de Jacob, Ouvre les yeux, Fight Club et The Truman Show (mais derrière une adaptation officielle, cette fois, en l’occurrence l’excellent A Scanner Darkly de Richard Linklater).
Ce n’est pas pour autant un chef-d’œuvre, n’exagérons rien, et je lui reconnais volontiers bien des défauts. Sur le plan purement technique et esthétique, le film oscille entre l’intéressant – ainsi ce très beau plan où Vincent Lindon se retourne vers le miroir de la salle de bain, mais qu’une barre lui dissimule son absence de moustache – et, le plus souvent hélas, une banalité parfois un brin ennuyeuse. Notons également, dans ces considérations esthétiques, l’usage pour le moins déroutant qui est fait de la musique (un concerto pour violons de Philip Glass), qui vient, part, revient et s’interrompt abruptement, pas toujours à bon escient, même si, dans l’idée, ce n’est pas inintéressant. Il y a cependant plus gênant, à savoir le jeu des acteurs : si Vincent Lindon est irréprochable (euphémisme), les autres sont assez franchement médiocres (et notamment Emmanuelle Devos, donc ; c’est ennuyeux dans la mesure où une bonne part du film repose sur ses épaules…), voire pires (on notera ici, pour le plaisir, la brève, euh, « performance » de Mathieu Amalric, incroyablement mauvais dans la courte scène où il fait son apparition…). Un dernier reproche, enfin : j’ai trouvé la partie à Hong Kong un brin longuette, tout de même.
Oui, je sais, ça fait pas mal de choses. Mais ça ne m’a pas empêché d’apprécier très sincèrement ce film dont je trouve le point de départ fascinant, et qui parvient – mine de rien, c’est pas évident – à construire une œuvre entière autour de cette idée très simple. Grâces en soient rendues à Emmanuel Carrère et à Vincent Lindon, qui parviennent à insuffler à cette Moustache une ambiance unique en son genre, et qui fait froid dans le dos.
…
Putain, j’ai aimé un film français. Serais-je en train, moi aussi, de « basculer » ? Si j’en donne trop l’impression, n’hésitez pas à m’abattre, vous serez fort aimables.
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