"La Nuit du Jabberwock", de Fredric Brown
BROWN (Fredric), La Nuit du Jabberwock, [Night of the Jabberwock], traduit de l’anglais (États-Unis) par France-Marie Watkins, Paris, Rivages, coll. Noire, série Mystère, [2005] 2007, 238 p.
Après m’être régalé des œuvres science-fictives et fantastiques de Fredric Brown (j’en ai évoqué pas mal sur ce blog miteux), je poursuis ma découverte du versant polar de l’auteur. J’avais commencé, poussé par le très bon Rouge gueule de bois de Léo Henry, par le très bon aussi La Fille de nulle part. Aujourd’hui, je passe à l’un des titres les plus célèbres du monsieur avec cette Nuit du Jabberwock ; un titre pour le moins évocateur :
« Il était reveneure ; les slictueux toves
Sur l’allouinde gyraient et vriblaient.
Tout smouales étaient les borogoves ;
Les verchons fourgus bourniflaient. »
Ça, c’est de la littérature, gazier ! Pas de mystère d’entrée de jeu, donc : le livre tout entier est placé sous le sceau des œuvres de Lewis Carroll, et en premier lieu les « Alice ». Soit ce qui se fait de mieux, ou presque. Pourtant, ce roman ne relève en rien (à moins que…) du merveilleux ou du fantastique, mais constitue bien un polar pur jus, fort bien troussé par ailleurs.
Notre narrateur et héros est un certain Doc Stoeger, propriétaire-rédacteur en chef du Carmel City Clarion depuis vingt-trois ans. Problème : il ne se passe jamais rien, absolument rien, dans ce foutu patelin. Du coup, chaque exemplaire de ce petit hebdomadaire de village tend à ressembler au précédent, et, autant le dire, le résultat n’est guère bandant. Aussi, pour passer le temps, Doc Stoeger se bourre régulièrement la gueule – il déteste le goût du whisky mais en apprécie l’effet –, joue aux échecs (cf. Rouge gueule de bois), et lit. Beaucoup. Essentiellement les œuvres dites « pour la jeunesse » de Lewis Carroll, qu’il connaît à peu de choses près par cœur, mais ne se lasse pas de lire, relire et commenter. Doc Stoeger est donc un type bien et de bon goût, mais il est au bout du rouleau : songeant à vendre, il donnerait tout, ce jeudi soir – le soir du bouclage – pour qu’il se passe quelque chose, enfin, quelque chose qu’il pourrait publier dans son journal, après vingt-trois ans d’attente.
Ça sent la malédiction chinoise… En effet, pour son plus grand malheur, Doc Stoeger va être exaucé, et connaître la plus folle des nuits, où, par une couille dans les probabilités, tout va avoir lieu en même temps. Et ce « tout » commencera à peu de choses près quand un étrange individu disant s’appeler Yehudi Smith sonnera à sa porte ; un fanatique de Lewis Carroll lui aussi, qui parle à notre héros d’une société ésotérique baptisée les Lames vorpales…
Impossible d’en dire plus : ce serait déflorer l’intrigue, d’une richesse rare, et élaborée avec une habileté diabolique. Si la plume de Fredric Brown ne brille guère, c’est le moins qu’on puisse dire (mais peut-être la traduction est-elle en cause ?), son talent de conteur, si frappant notamment dans ses histoires courtes, resplendit ici de mille feux. La Nuit du Jabberwock est ainsi un « page-turner » d’une efficacité remarquable, qu’il est impossible de lâcher après l’avoir entamé (je parle littéralement, là ; ça m’a changé…). Avec une astuce impressionnante, ce roman jubilatoire mêle polar, humour et terreur, outre les références fantastiques, ce qui en fait en quelque sorte une somme de l’œuvre de Fredric Brown. Les amateurs ne sauraient donc passer à côté.
Bon, du calme, maintenant. La quatrième de couverture en fait un peu des caisses : « un chef-d’œuvre de la littérature, un roman total, un trésor de bibliothèque à côté duquel on ne peut passer ». Mouais, bon, n’exagérons rien. J’ai beaucoup aimé La Nuit du Jabberwock, j’ai passé un excellent moment à le lire, c’était même pile-poil ce qu’il me fallait, mais je n’irai quand même pas jusque-là. Le roman, avec toutes ses qualités, n’en souffre pas moins de certaines faiblesses à l’occasion : outre la question du style, déjà soulevée, et sans véritablement se plaindre du côté rocambolesque de l’histoire, qui n’est en rien gratuit, on pourra ainsi regretter quelques menus défauts, comme cet étonnant passage « moraliste » (mais pro-alcool…) qui tombe un peu comme un cheveu sur la soupe ; de même, après la furie d’inventivité qui caractérise la quasi-totalité du roman, et qui fait qu’on ne sait jamais sur quoi on va tomber à la page suivante – sensation délicieuse –, on pourra très légitimement trouver la résolution de l’affaire un peu terne, et pour le coup tristement prévisible.
N’empêche : avec La Nuit du Jabberwock, on tient un excellent divertissement, et c’est déjà beaucoup. À ce livre palpitant comme peu le sont est ainsi attachée une étiquette qui proclame en gros caractères : « LISEZ-MOI. » Et si l’on n’en ressort pas grandi pour autant, on passe néanmoins un très bon moment de l’autre côté du verre de whisky.
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