"La Sorcière", de Jules Michelet
MICHELET (Jules), La Sorcière, chronologie et préface par Paul Viallaneix, Paris, GF Flammarion, [1966] 2007, 314 p.
C’est le visionnage récent d’Häxan qui m’a décidé à enfin sortir La Sorcière de Michelet de ma volumineuse commode de chevet. L’ouvrage, pourtant, me faisait de l’œil depuis quelques années déjà, mais je n’avais pas encore trouvé d’occasion de le lire. Bien qu’étant relativement familier avec Michelet, dont je parcours régulièrement l’Histoire de France et dont, surtout, je me suis régalé avec la passionnante et grandiloquente Histoire de la Révolution française, j’avais laissé reposer ce classique plus « hors-normes », succès de scandale en son temps, et ce depuis bien trop longtemps. Là, le mal est réparé.
La Sorcière détonne quelque peu dans la production de Michelet, et est en même temps typique de l’auteur et de ses préoccupations. Ce n’est pas la moindre contradiction de ce volume étonnant, tour à tour fascinant et navrant, enthousiasmant et agaçant, lucide et naïf. Sans doute, pour mieux l’appréhender, vaut-il mieux être déjà quelque peu familier de Michelet. On s’étonnera moins, dès lors, ne serait-ce que de la forme de cet ouvrage, essai historique qui se lit comme un roman, porté par une plume romantique au possible. Sans doute, comme le note le préfacier, et quoi qu’en dise l’auteur lui-même, Michelet ne fait-il pas montre ici de la même rigueur méthodique qu’on a pu lui connaître dans d’autres de ses ouvrages, et qui, à l’époque où paraît La Sorcière, est déjà plus l’apanage de certains de ses « disciples », Taine et Renan en tête. Lire en parallèle la Vie de Jésus de ce dernier, autre succès de scandale, peut d’ailleurs être utile : on y retrouve bien des traits communs, mais la rigueur est tout autre.
C’est que Michelet, ici, se laisse emporter par son sujet, surtout dans la première partie de l’ouvrage : en dressant l’histoire de la sorcière, il entend en fait faire le tableau d’une révolte, celle des parias de tous les temps, mais du Moyen-Âge en premier lieu, celle des pauvres, et, surtout, celle des femmes. Son histoire des sorcières est ainsi avant tout une histoire populaire des femmes, et sans doute a-t-elle quelque chose de séminal en ce sens : avait-on véritablement envisagé avec sérieux l’histoire des femmes auparavant ? Cette question dépasse mes maigres compétences. Mais le sujet ne saurait véritablement étonner de la part de Michelet, pour qui a parcouru d’autres de ses ouvrages : que l’on pense à son portrait de Jeanne d’Arc dans l’Histoire de France – brûlée comme sorcière ! – ou, et là je peux davantage parler d’expérience, et peut-être la comparaison est-elle plus juste, à ces portraits de femmes qui jalonnent l’Histoire de la Révolution française : Madame Roland, Olympe de Gouges, Théroigne de Méricourt… Qui a lu Michelet dans ses envolées lyriques à ce sujet ne sera pas surpris de la tonalité générale de La Sorcière. Et appréciera d’autant mieux cet étrange mélange de pertinence et de naïveté dont je parlais plus haut, cette tendance, avancée pour l’époque peut-être, à idéaliser son sujet, quitte à sombrer parfois bien malgré lui dans l’imposture, ou, plus certainement, dans le ridicule.
Un autre trait caractéristique de Michelet frappe dans La Sorcière, et c’est son anticléricalisme, et plus particulièrement son anti-jésuitisme, qui éclate dans les dernières pages de l’ouvrage, consacrées à l’affaire du Père Girard et de la Cadière. Ici, la science est aujourd’hui plus calme, plus détachée, et permet sans doute d’appréhender le sujet avec une tête plus froide qu’en plein cœur du XIXe siècle. On aura garde, ainsi, de dresser un tableau aussi noir de l’Inquisition – j’ai déjà eu plusieurs fois l’occasion d’en parler, en traitant du Manuel d’Eymerich et du Marteau des sorcières, qui fait sans surprise ici l’objet d’un chapitre – ou de considérer aussi brutalement les brûleurs de sorcières comme des sots, ce dont Michelet ne se prive pas. Ils étaient hommes de leur temps, avec ses préjugés, ses ridicules aussi – c’est à bon droit que l’auteur raille la lourdeur scolastique et l’argumentaire peu convaincant de l’obsédé Sprenger dans le Malleus maleficarum –, mais de là à en faire des imbéciles, il y a un pas que je ne franchirai pas pour ma part.
La Sorcière se divise en deux parties, d’importance à peu près égale. C’est surtout la première, consacrée à l’histoire de la sorcellerie médiévale, et cherchant à répondre à la question : « Comment une femme devient-elle sorcière ? », qui pose problème. Ici, Michelet, qui manque de sources et prend celles dont il dispose un peu trop au pied de la lettre, divague assez régulièrement, et son histoire, qui emprunte la forme d’une biographie d’une sorcière courant sur trois cents ans – une forme éminemment romanesque, donc – tient parfois de l’hallucination pure et simple, du délire généralisé. En voulant faire son histoire des femmes et de leur révolte, Michelet fantasme et idéalise plus qu’à son tour la figure il est vrai si singulière de la sorcière. Celle-ci naît, à l’en croire, du « désespoir » caractéristique du Moyen-Âge. La sorcière, dans un premier temps, se contente de perpétuer d’anciennes superstitions, tenant au « petit démon du foyer » – ce n’est qu’ultérieurement que l’amalgame diabolique se fait, avec tout ce qui s’ensuit : tentations, pacte, possession, etc. Mais le Satan de Michelet n’est pas unilatéralement prince du mal : « roi des morts » et, en contraste, « prince de la nature », Satan se fait à ses yeux « médecin », et l’auteur prend très au sérieux les charmes et philtres concoctés par les sorcières, y voyant bien plus que dans les élucubrations des savants docteurs d'alors l’origine de la médecine moderne – il se fonde à cet égard sur un mot de Paracelse. Quant au sabbat, il se fait ici « communion de révolte »… tableau sans doute un peu crédule sur la réalité de ces réunions nocturnes, et naïf quant à ce qui en faisait la substance. Michelet s’enflamme pour son sujet, et il est difficile de le prendre toujours au sérieux le long de cette première partie.
La seconde partie est plus rigoureuse, et donc, à mon sens, plus intéressante – sur le fond, j’entends : la plume de Michelet fait des merveilles romantiques dans la première partie… On quitte alors progressivement le Moyen-Âge pour l’époque moderne, et, bientôt, plus qu’aux sorcières à proprement parler, c’est en fait aux « ensorcelées » que va se consacrer Michelet, qui dispose cette fois de sources abondantes lui permettant de rester dans le droit chemin historique. Plusieurs affaires vont retenir son attention dans le Grand Siècle et le Siècle des Lumières : celle de Gauffridi, celle des possédées de Loudun (Michelet ne se montrant guère tendre pour un Urbain Grandier que l’on a parfois idéalisé, ce que l’auteur critique – une histoire de paille et de poutre…), celle des possédées de Louviers (dont il dénonce à bon droit l’imposture, tout en dressant un tableau charmant de Madeleine Bavent), et enfin celle du Père Girard et de la Cadière, qui occupe à elle seule les trois derniers chapitres de l’ouvrage. Ici, en adoptant un ton plus monographique, Michelet, bien qu’à la limite du hors-sujet, se montre bien autrement convaincant que dans la très hasardeuse première partie. Le résultat est tout à fait passionnant.
La Sorcière est donc un ouvrage bicéphale, pour ne pas dire schizophrène. La première partie, où Michelet se montre aussi hystérique que son sujet, pourra séduire par sa plume et ses envolées, mais restera peu convaincante sur le plan historique, à la différence de la seconde, plus resserrée, plus stricte. Au final, on comprend tant le succès de scandale de ce livre, que les mauvaises critiques d’alors, qui parlaient parfois de « mauvais roman ». Le lecteur n’apprendra sans doute pas grand-chose sur les sorcières en lisant cet ouvrage – mais la littérature « sérieuse » consacrée à ce sujet ne manque pas aujourd’hui. Il en apprendra par contre beaucoup sur les « ensorcelées », et plus encore sur Michelet, sur son siècle, sur l’état de la science historique de son temps. Ce qui n’est pas négligeable. Mais n’empêche pas une déception relative… compensée en partie, il est vrai, par la virtuosité stylistique de l’auteur, qui change agréablement de la sécheresse et de la froideur de nos historiens « sérieux » d’aujourd’hui. On est bien loin, toutefois, de l’élévation de l’Histoire de la Révolution française – qui, pour souffrir de défauts parfois comparables, reste une lecture tout à fait édifiante aujourd’hui encore, alors que l’historiographie consacrée à ce vaste sujet, abondante, a eu le temps de tourner et virer bien des fois, avec plus ou moins de convaincant.
Peu importe. La Sorcière, avec ses défauts évidents, reste une lecture intéressante. Simplement, ce n’est pas forcément pour les raisons que Michelet imaginait…
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