"La Vallée de l'éternel retour", d'Ursula Le Guin
LE GUIN (Ursula), La Vallée de l'éternel retour, [Always Coming Home], traduit de l'américain par Isabelle Reinharez, illustrations de Margaret Chodos-Irvine, Saint Laurent d'Oingt, Actes Sud – Mnémos, coll. Ourobores, [1985, 1994] 2012, 545 p.
Les plus assidus et perspicaces d'entre vous l'auront peut-être remarqué, mais j'adoooOOOooore Ursula Le Guin. Elle fait très clairement partie à mes yeux des très grands auteurs de science-fiction et de fantasy, et je me rue sur chacun de ses livres ou presque. Aussi, vous pensez bien que j'ai sauté au plafond quand j'ai appris que Mnémos allait rééditer La Vallée de l'éternel retour, en son temps publié par Actes Sud, dans la très belle collection Ourobores (dont j'avais adoré le précédent titre, Kadath).
Mais une précision s'impose d'emblée : La Vallée de l'éternel retour, c'est du Le Guin hardcore ; de la bonne, mais de la pure ; aussi ce livre ne saurait-il séduire qu'un public limité, qui ne serait pas rebuté par le principe même mis en œuvre par Ursula Le Guin.
On sait que l'auteur, fille d'ethnologue, a souvent – toujours ? – mêlé des éléments d'ethnologie à ses œuvres. C'est souvent une bonne part de ce qui en fait l'intérêt. Dans certains cas, cette prédilection peut se révéler discrète ; dans d'autres – et là je pense notamment au très bon recueil L'Anniversaire du monde –, l'ethnologie est au cœur du projet. Mais cela n'a jamais été aussi vrai que pour La Vallée de l'éternel retour, ouvrage étrange pour lequel le qualificatif de « roman » peut paraître douteux. Désireuse en effet de se livrer à une « archéologie du futur », l'auteur nous livre ici un volume presque intégralement dénué de narration, qui se présente sous la forme d'un ouvrage scientifique, assez velu. Disons que si l'on ne va pas jusqu'à une ethnologie très universitaire, ça s'en rapproche quand même, et le contenu est plus abstrait que dans, disons, un volume de la fameuse collection « Terre humaine ».
La Vallée de l'éternel retour se présente donc sous la forme d'une somme de documents ethnographiques sur le peuple kesh, vivant dans la vallée du Na, dans une Californie séparée du continent. Tout ceci provenant d'un futur indéterminé, mais qu'on supposera lointain, et probablement après une catastrophe tout aussi indéterminée (mais on a quelques indices ici ou là). Nous découvrirons donc les Kesh à travers ces documents très variés : des poèmes, chansons, danses, pièces de théâtre, écrits romanesques ou biographiques, etc. Il n'y a véritablement de narration soutenue que dans le long témoignage de Roche qui raconte (en trois parties), et dans une moindre mesure dans l'autobiographie de Pic Doré de la Serpentine de Telina-na. Pour le reste, qui forme une masse non négligeable, le lecteur se retrouve confronté directement aux documents ou à l'analyse des us et coutumes des Kesh.
Tout, tout, tout, vous saurez tout sur les Kesh ! De la naissance à la mort, toutes leurs cérémonies, tous leurs usages, seront présentés et analysés. Et c'est une société fascinante que nous décrit l'auteur : une civilisation qui adopte bien des traits qu'on ne confère usuellement qu'aux sociétés dites « primitives », sans être pour autant si « primitive » que ça ; les Kesh connaissent les fusils, l'électricité, et même les réseaux informatiques avec l'Échange. Mais ils sont aux antipodes des sociétés dites « développées » actuelles, et témoignent à maints égards d'une sorte de désir utopique (un peu hippie) (die, hippie, die !), anarchiste (j'ai inévitablement songé à La Société contre l'État de Pierre Clastres, et plus encore aux Nuer d'E.E. Evans-Pritchard), libertaire, égalitaire, matrilinéaire et matrilocale, et tendant au retour à la terre.
Mais le danger rôde : aux portes de la vallée, il y a la menace de la théocratie militariste du Condor. Pourtant, Ursula Le Guin nous présente un monde dans lequel l'impérialisme et les inégalités ne sauraient perdurer face à la vie paisible et simple des Kesh et autres peuples pacifiques de ce temps-là. Utopie ? Peut-être, oui ; sans doute, même ; mais ça n'en est pas moins fascinant et pertinent.
Ne nous voilons cependant pas la face : en dehors du récit de Roche qui raconte, La Vallée de l'éternel retour est d'un abord quelque peu ardu. Le lecteur non familier de quelques notions générales d'ethnologie peut à bon droit se retrouver largué. Au-delà, et cela vaut pour tous les lecteurs, il y a le risque de buter sur des documents qui peuvent parfois laisser perplexe (je pense ici notamment aux très nombreux poèmes et chants compilés dans le recueil, mais bon, il est vrai que la polésie et moi...). La Vallée de l'éternel retourest un ouvrage parfois assez difficile. On ne le conseillera certainement pas pour découvrir l'auteur ; quant à ceux qui ne goûtent guère Le Guin dans ses romans et nouvelles plus « traditionnels », ils ne seront pas davantage convaincus par ce concentré parfois un peu aride...
Mais pour les autres, il y a tout un monde à découvrir (ce qui justifie la publication en Ourobores). Une sorte de monde idéal, militant même, mais tout à fait saisissant, et qui n'attend qu'un mouvement pour être arpenté avec délice. Un régal, donc, pour le Nébal. Et peut-être pour vous aussi ?
EDIT : Le grossier Gérard Abdaloff en parle dans la Salle 101, ici.
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