"La Ville enchantée", de Mrs Oliphant
OLIPHANT (Mrs Margaret), La Ville enchantée, [A Beleaguered City], traduit de l’anglais par Henri Bremond, avant-propos de François Angelier, introduction à la première édition française de Maurice Barrès, traduction revue et complétée par Jean-Daniel Brèque, Encino, Black Coat Press, coll. Rivière Blanche – Baskerville, [1879-1880, 1911] 2011, 179 p.
La Ville enchantée est le premier titre de la plus qu’alléchante collection « Baskerville » dirigée par Jean-Daniel Brèque chez Rivière Blanche. Ce qui, en soi, explique déjà mon acquisition et ma lecture. Mais il faut dire qu’il y a en outre du beau monde à l’affiche. En effet, ce titre, contrairement aux suivants, n’a pas été traduit par le directeur de collection (qui a cependant revu la traduction), mais avait bénéficié (il y a tout juste cent ans, la vie est bien faite) d’une publication en français, due à la plume d’Henri Bremond (de l’Académie françaaaaaaaaise), et – surtout ? – présentée par ni plus ni moins que Maurice Barrès, ce qui n’a fait qu’aiguillonner davantage encore ma curiosité. Enfin, histoire d’en rajouter une couche, l’ouvrage bénéficie aujourd’hui d’un avant-propos de l’excellent François Angelier, l’homme de « Mauvais Genres », qui s’intéresse justement pour l’essentiel au goût de Barrès pour cette histoire fantastique largement oubliée depuis, en dépit des efforts de tout un chacun, et de l’homme de la terre et des morts en particulier, qui ne tarit pas d’éloges sur cette œuvre singulière d’une (aujourd’hui) obscure femme de lettres écossaise, en son temps prolifique. Vous comprendrez bien qu’avec tous ces éléments, je ne pouvais pas décemment passer à côté de ce tome inaugural…
Nous sommes en juillet 1875, alors que la IIIe République peine à s’installer, à Semur, petite ville fortifiée de Bourgogne, qui va être le théâtre d’événements pour le moins déconcertants. Le (court) roman prend la forme d’un rapport sur ce qui s’est produit, rédigé essentiellement par le maire plus ou moins « voltairien » de la commune, M. Martin Dupin, et complété par divers autres témoignages (ceux de son épouse, de sa mère, d’un noble légitimiste et d’un « visionnaire »). Faut-il chercher la source du drame dans les blasphèmes de la canaille, ou dans la décision du maire de supprimer la messe obligatoire pour les malades de l’hôpital ? Toujours est-il qu’un étrange phénomène climatique, une brume obscure jamais vue en plein été, plonge bientôt la petite ville dans un déconcertant crépuscule ; et suit une « sommation » affichée à la lueur des éclairs sur les portes de la cathédrale : les habitants de Semur se voient en effet intimer l’ordre de quitter les lieux, et de céder la place… aux morts, qui connaissent, eux, le véritable sens de la vie, bien oublié par les vivants. Mus par une impulsion incontrôlable, le maire et ses concitoyens se retrouvent bientôt hors les murs, à faire le siège de la ville qui leur est désormais interdite, dans une atmosphère d’angoisse étouffante…
Il y a bien des choses à dire sur ce petit texte. Tout d’abord, on avouera que l’on comprend l’enthousiasme de Barrès pour ce sujet, qui avait tout pour lui plaire. Texte hautement moral, et, disons-le, franchement réactionnaire, La Ville enchantée ne pouvait qu’être du goût du fameux écrivain nationaliste, qui a d’ailleurs semble-t-il du mal à admettre qu’on le doive à une « Anglaise »… Sa thématique chérie de la terre et des morts prend ici corps (enfin, façon de parler : les morts, ici, ne sont pas « matériels », on ne les voit d’ailleurs pas du tout) d’une manière qui ne pouvait que le séduire. On avouera cependant que, pour un lecteur du XXIe siècle naissant, ce sont justement ces traits qui peuvent rendre la lecture de La Ville enchantée un tantinet agaçante : le texte est lourd de moralisme et de bondieuseries, malgré la « libre pensée » du principal narrateur – personnage arrogant, machiste et hypocrite qu’on ne trouvera guère libéral, et qui tient un peu de Homais –, ce qui peut venir à bout de la patience du lecteur, qui aura du mal à s’identifier avec les personnages (à moins d’être le dernier des réacs, ce qui après tout n’est pas forcément à exclure).
Pourtant, La Ville enchantée distille malgré tout un certain charme oppressant, une atmosphère fantastique indiscutablement réussie, et plus subtile qu’il n’y paraît. Aussi se laisse-t-on guider par la plume très professionnelle de Mrs Oliphant dans cette étrange brume peuplée de douloureux souvenirs. L’amateur de fantastique en aura donc pour son argent, même s’il sera amené plus d’une fois à grincer des dents ; reste un doux frisson ma foi pas désagréable.
Mais l’intérêt, aujourd’hui, de La Ville enchantée, est peut-être ailleurs. En effet, volontairement ou non, on peut également y lire une fort instructive et finalement amusante comédie de mœurs sur le XIXe siècle finissant en France (ou du moins telle qu’une Écossaise pouvait l’imaginer). Certes, celle-ci n’est guère délicate, et procède à gros traits. Le tableau n’en est pas moins édifiant, et peu flatteur : nous y voyons une France rurale engoncée dans la superstition, et partagée en deux camps, correspondant aux deux sexes (avec le curé pour exception, comme de juste) ; d’un côté, les hommes, tous plus ou moins matérialistes au sens vulgaire, mais qui ont tôt fait de virer leur cuti pour entonner les psaumes quand l’étrange frappe, que ce soit par lâcheté ou « pour être comme il faut » ; de l’autre, les femmes, le parti-prêtre, toutes insupportables de bondieuserie naïve, au mieux comme l’héroïne « d’Un cœur simple » (oui, je tiens à mon Flaubert), au pire d’une sottise à faire peur (c’est finalement ce qu’il y a de plus effroyable dans cette histoire…). Aussi est-il difficile de trouver véritablement un personnage attachant dans toute cette médiocrité provinciale : bizarrement, celui qui s’en tire le mieux, c’est le « visionnaire » – « l’anarchiste » ? –, Paul Lecamus ; pour les autres, si l’on peut se laisser adoucir le temps de quelques lignes par un trait de sincère piété et d’amour filial, c’est tout de même le sentiment de répugnance qui domine…
Aussi La Ville enchantée, pour n’être certainement pas sans intérêt, ne sera probablement pas du goût de tous les lecteurs. Pour ma part, j’ai donc trouvé ce court roman aussi agaçant que séduisant, révisant mon opinion à chaque page ou presque. Ce n’est probablement pas du fantastique de la plus belle eau, convenons-en : La Ville enchantée, et les thématiques soulevées, ont bien vieilli, et l’on comprend sans peine l’oubli qui les a frappées. En même temps, c’est un document intéressant, dont l’exhumation, sans être d’une impérieuse nécessité, est néanmoins à saluer. Ma curiosité n’a été qu’à moitié satisfaite, mais je ne regrette pas ma lecture. Et je poursuivrai assurément mon périple dans les brumes de Baskerville…
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