"Le Cas Lovecraft", de Patrick Mario Bernard & Pierre Trividic
Titres alternatifs : Howard Phillips Lovecraft ; Le Cas Howard Phillips Lovecraft ; Toute marche mystérieuse vers un destin.
Réalisateurs : Patrick Mario Bernard & Pierre Trividic.
Année : 1998.
Pays : France.
Genre : Documentaire / Biopic.
Durée : 45 min.
Ça s’est un peu vu que j’adore Lovecraft, non ? Entre mes comptes rendus d’essais sur le bonhomme (comme celui – polémique, mais on aura l’occasion d’y revenir… – de Houellebecq, que je lis et relis contre vents et marées, ou plus récemment Discovering H.P. Lovecraft), de lovecrafteries diverses, sans parler du jeu de rôle L’Appel de Cthulhu et de ses nombreux suppléments, il ne se passe guère de temps sans que je vous cause de cet écrivain génial et de son abondante postérité dans ces pages interlopes. Et, dans tous les cas, vous n’en avez pas fini : j’ai récupéré, entre autres, le Cahier de l’Herne consacré à Lovecraft (merci à qui de droit !), tous les petits bouquins de La Clef d’argent qui sont en rapport avec lui (et ça en fait quelques-uns…), de même qu’un Robert Bloch de plus, d’autres anthologies de Robert M. Price, et bien évidemment d’autres suppléments de jeu de rôle (L’Appel de Cthulhu et Cthulhu) ; et peut-être bientôt plus puisque affinités (même si, hélas, la biographie « définitive » de S.T. Joshi me paraît encore inaccessible… quelqu’un se dévoue pour la traduire ?). Sans oublier, de temps à autre, des films, comme récemment le très sympa The Whisperer In Darkness des joyeux dingues de la Howard Phillips Lovecraft Historical Society.
Et justement, c’est d’un film que je vais vous entretenir aujourd’hui. Un film qui a fait polémique en son temps auprès des exégètes lovecraftiens (tels Joseph Altairac ou, à ce qu’on m’en a dit, l’excellent Michel Meurger), et ça continue, encore et encore…
Seulement voilà : moi, j’aime. J’adule, même. Et je vais essayer, avec mes maigres moyens – je ne prétends certainement pas rivaliser en pertinence avec les exégètes susnommés –, d’expliquer pourquoi. Le maître mot de ce compte rendu, plus encore que d’habitude, sera celui de « ressenti ». Ce qui suit est éminemment personnel, mes propos concernant ce film sont évidemment très contestables, et je vous invite d’ailleurs, si jamais, à venir me casser la gueule (et ruiner la réputation de ce documentaire, si vous y tenez) en commentaire. Le débat m’intéresse.
Ceci étant posé, revenons donc au film. Il s’agit d’un court documentaire de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic, connu sous différents titres (voir plus haut), qui fut en son temps programmé dans l’émission de Bernard Rapp Un siècle d’écrivains (oui, oui : vous avez bien lu. Un documentaire sur Lovecraft dans l’émission très « intellectuellement correcte » Un Siècle d’écrivains, sur France 3…), puis repris en DVD par Arte vidéo. Si je ne m’abuse, il avait été primé en son temps – à très juste titre en ce qui me concerne.
Le propos n’a a priori rien de bien original : il s’agit de raconter la vie et l’œuvre du bonhomme (doit-on l’appeler « le reclus de Providence » ? On y reviendra…). Pour ce faire, les auteurs ont choisi – idée qui me paraît plutôt bonne, mais qui a des conséquences non négligeables sur le fond, pouvant d’ores et déjà expliquer les jugements contrastés – d’adopter la structure en chapitres de L’Affaire Charles Dexter Ward. Ceci mis à part, nous sommes donc en présence d’un documentaire littéraire finalement très classique dans le fond, même s’il s’autorise quelques pirouettes narratives que j’ai trouvées plutôt intéressantes – ainsi de commencer, non pas par l’enfance de Lovecraft, mais pas l’ambiance si particulière de ses nouvelles d’horreur ; ou de finir sur une sorte d’épiphanie cette fois plus contestable, mais on y reviendra (ça fait beaucoup de choses sur lesquelles on doit revenir…).
Mais la vraie force du Cas Lovecraft, son atout majeur qui me paraît indéniable – mais ce n’est pourtant pas l’avis de tout le monde… –, c’est sa forme, son esthétique, son visuel. Sur ce pur plan plastique – on met donc de côté le fond pour l’instant –, le film de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic est tout simplement bluffant. Tourné le plus souvent dans un noir et blanc somptueux, mêlant plusieurs techniques, ce documentaire se montre ici très atypique, et c’est ce qui fait sa force (ce qui fait aussi, au passage, qu’on peut tout à fait le regarder d’un œil « différent », comme une fiction à la limite…). Les auteurs ont en effet dû composer avec un problème majeur : le manque de documents « visuels » concernant Lovecraft – quelques photos par-ci par-là, et c’est à peu près tout. Mais ils sont tombés, dans ses archives, sur un dessin titré « This is my silhouette », représentant le profil passablement caractéristique de Lovecraft en noir sur fond blanc…
Et ce sera là le moteur graphique du film : plutôt que de se livrer, comme de coutume, à des interviews de commentateurs divers et variés (pour les témoins, c’était un peu tard…), les auteurs ont privilégié une pure narration ininterrompue, et adopté un dispositif très original : dans un décor unique – représentant un appartement new-yorkais de Lovecraft –, ils ont filmé les déplacements d’une silhouette en bois le représentant, manière pour le moins inventive de donner corps et « chair » à l’auteur absent. Ce dispositif est en outre « mis en évidence », si j’ose dire : nulle illusion, ici ; la silhouette de bois s’affiche comme telle, on voit au sol les rails permettant son déplacement, etc. Ce qui, à mes yeux, colle pas mal à la philosophie matérialiste de Lovecraft.
En dehors de ces scènes – voire en parallèle : le montage est très travaillé, et use et abuse des fondus, etc. –, il est fait un usage abondant de films d’archives. Rien de bien original cette fois, à première vue. Sauf que ces films viennent appuyer la narration (à la deuxième personne), et davantage illustrer « l’ambiance » lovecraftienne que sa vie à proprement parler. Parfois oniriques, surtout vers l’enfance (sans doute un peu idéalisée), parfois « gothiques », le plus souvent à nouveau « matérialistes » (images de cellules, d’opérations chirurgicales…), ces divers documents soulignent le récit et l’environnent de toutes parts. Un usage donc finalement très original, et qui contribue à conférer à ce Cas Lovecraft une esthétique remarquable, non seulement « belle » – ce qu’elle est assurément –, mais aussi, à mon sens tout du moins, merveilleusement appropriée à l’univers lovecraftien.
La bande-son est également intéressante : outre la narration (masculine) à la deuxième personne, il est fait un usage assez pertinent de diverses musiques de stock (on reconnaît entre autres quelques jolies partitions de Danny Elfman et Wojcieh Kilar – qui contribuent certes à l’atmosphère « gothique » du métrage), et l’on a aussi droit à quelques belles lectures, en anglais et en français.
Voilà pour la forme. En ce qui me concerne, elle est donc non seulement originale, mais irréprochable, et colle à merveille à l’ambiance des écrits de Lovecraft – mais d’aucuns ont une opinion différente… Je vous laisse en débattre.
Passons maintenant au fond, car c’est sans doute lui qui explique le caractère « polémique » du film de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic – ce qui fait que certains, comme moi, voient dans ce documentaire un vrai petit chef-d’œuvre, quand d’autres n’hésiteront pas à le qualifier de vilaine bouse.
Alors on a pu parler d’indigence, d’approximations, voire d’erreurs ou même – carrément – de « mensonges », ce qui me paraît pour le moins exagéré… Encore une fois, sans prétendre atteindre à la pertinence et à l’érudition des meilleurs et des plus critiques des exégètes lovecraftiens, je pense tout de même ne pas être totalement ignare en la matière, et rien ou presque dans le contenu narratif de ce film ne m’a gêné ni a fortiori choqué. Tout au plus pourra-t-on s’interroger sur cette figure du « reclus de Providence » qui est ici clairement adoptée ; même si, du fait du dispositif scénique, c’est davantage du « reclus de New York » que l’on aurait envie de parler, mais dans une certaine mesure seulement ; la narration insiste à juste titre sur la fascination, la joie et la sociabilité de Lovecraft dans les premiers temps de son « exil » new-yorkais… C’est après que les choses se gâtent. Ce qui me paraît assez crédible.
Mais on en arrive ici aux deux points qui font peut-être jaser (enfin, sinon, je ne vois vraiment pas de quoi il pourrait s’agir…), et que je suppose (ça ne m’étonnerait pas, du moins…) avoir été passablement influencés par l’essai décrié de Houellebecq : d’une part, en dehors de l’enfance et des premiers temps de la période new-yorkaise, Lovecraft y est donc présenté comme un « reclus » et une personnalité fondamentalement dépressive ; d’autre part, le documentaire insiste beaucoup sur le racisme de Lovecraft, et le rôle qu’il a joué dans sa création littéraire.
Si l’on peut s’interroger sur le caractère de « reclus » de Lovecraft, qui ne l’était probablement pas autant que ce que prétend le film (qui en rajoute effectivement ici une bonne couche), le reste, pour ma part, me paraît plutôt sensé. Dépressif, Lovecraft ? Ben probablement. C’est pas parce qu’on a une photo où il sourit et qu’on le voit parfois faire preuve d’humour qu’il ne l’est pas, hein… Raciste, c’est une évidence. Réactionnaire, aussi. Le lapsus (volontaire, ce n’est donc pas un vrai lapsus…) du narrateur sur la signification de « WASP » est d’ailleurs intéressant : si Lovecraft était farouchement athée, et ne saurait donc être qualifié de « protestant », on sait par contre qu’il admirait la morale puritaine. Oui, Lovecraft était – le terme est employé – un salaud, à certains égards. Avec toute l’admiration que j’ai pour son œuvre, je ne le nierai certainement pas. Le racisme et la réaction imprègnent ses écrits ; on ne s’en rend peut-être pas compte quand on découvre Lovecraft à l’adolescence – j’ai mis pour ma part du temps avant de l’admettre –, mais c’est une certitude.
Dès lors, je ne vois guère ce que l’on peut reprocher au fond de ce film : il ne nous apprend pas grand-chose ? Ce n’est probablement pas son rôle : il constitue avant tout une première approche, un très bon moyen d’initier des gens qui, sans cela (et sans la « légitimation » apportée par Un siècle d’écrivains et Arte), n’auraient jamais eu l’idée de s’intéresser à Lovecraft et à son œuvre. En outre, comme j’en ai déjà évoqué la possibilité plus haut, il est parfaitement envisageable – et à certains égards tentant – de regarder ce Cas Lovecraft comme une fiction… Et c’est alors un très beau récit, un très beau portrait. Bien moins critiquable, à titre d’exemple, que le Kafka de Soderbergh, qui lui, malgré son caractère de fiction assumée, et son esthétique tout à fait appréciable, a quand même de quoi faire sauter au plafond…
Le Cas Lovecraft a cependant quelque chose d’édifiant, et c’est là le seul point qui, personnellement, me gêne un (tout petit) peu. Mais c’est en bonne partie dû à l’aspect « narratif » du documentaire, et donc quasi fictionnel. L’idée, en effet, et qui provient à certains égards de la structure de L’Affaire Charles Dexter Ward adoptée pour « découper » le film, est que l’œuvre de Lovecraft, elle, contenait une certaine vérité. Le documentaire s’achève ainsi sur une épiphanie : Lovecraft, à la veille de sa mort, comprend qu’il est vain, voire dangereux, de se tourner vers un passé idéalisé. Si, dans une approche fictive, cette révélation finale va presque de soi, il est vrai qu’elle a quelque chose de gênant dans un documentaire. Cela, je l’accorde volontiers. Mais c’est la seule réserve que je pourrais véritablement émettre concernant ce court film que je ne me lasse pas de voir et revoir (il est vrai surtout pour son esthétique). Qu’il soit parfois indigent, c’est possible ; qu’il contienne quelques approximations, je le crois volontiers, mais nous n’avons pas affaire à une œuvre d’érudition, ou d’exégèse stricto sensu. Mais, en dehors de cette dernière réserve, parler d’erreurs et a fortiori de mensonges me paraît injustifié.
Et putain, c’est beau. Et c’est surtout ça qui prime. Avec aussi cette ambition un peu dingue de faire venir à Lovecraft des amateurs de « grande littérature » qui auraient naturellement tendance à snober le vilain petit canard des pulps. Merde, quand on ne cesse de se plaindre du manque de reconnaissance des « mauvais genres » et qu’on a pour une fois une exception, je trouve qu’on aurait tort de faire la fine bouche…
Je vous encourage donc pour ma part chaudement à regarder ce film, que vous soyez un amateur de Lovecraft ou pas. Les amateurs n’y apprendront sans doute pas grand-chose, mais peu importe : il y a amplement de quoi se régaler devant ce très beau portrait, somptueusement mis en scène.
Maintenant, si vous voulez en débattre, la place est libre.
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