"Le Château de Cène", de Bernard Noël
NOËL (Bernard), Le Château de Cène, suivi de Le Château de Hors ; L’Outrage aux mots ; La Pornographie, Paris, Gallimard, coll. L’Imaginaire, [1990, 1992] 2008, 180 p.
Si l’on excepte en gros Crash ! de J.G. Ballard, Filles perdues d’Alan Moore et Melinda Gebbie et, bien sûr, pas mal d’œuvres du Divin Marquis, je ne peux qu’avouer ma totale inculture en matière de littérature érotique et pornographique. Aussi, en temps normal, il aurait été somme toute peu probable que je mette un jour la main (oui, la main) sur ce Château de Cène de Bernard Noël, publié en son temps par Pauvert (étonnant, non ?), sous le pseudonyme d’Urbain d’Orlhac. Des avantages des travaux de correction : on fait de sacrées découvertes. C’est donc par hasard – ou presque – que j’ai lu ce court roman, qui fut poursuivi sous Pompidou pour « outrage aux mœurs », blason qui en vaut bien un autre.
Et qui s’explique assez (quand bien même, cela va de soi, on ne peut qu’être ulcéré par ce genre de mesquineries judiciaires) : passés les deux premiers chapitres plutôt « gentils », « inoffensifs » – ceux que j’avais à relire… –, Bernard Noël fait effectivement dans « l’outrancier » : une littérature de tous les excès, d’une violence rare, qui marque au corps et à l’âme. Une littérature de « mauvais goût » (tant mieux), qui ne manque pas de rappeler Sade – bien sûr – et Lautréamont. Ce qui n’empêche certainement pas la plume de l’auteur d’être de toute beauté ; à n’en pas douter, oui, comme son avocat l’avait maladroitement défendu lors de son procès, Bernard Noël est un « bon écrivain » ; un « écrivain inoffensif », alors ? C’est ce que l’auteur semble lui-même considérer comme coulant de source, à regrets…
En guise de postface, « L’Outrage aux mots » et « La Pornographie » reviennent sur ses intentions, sur le contexte de l’écriture – en l’occurrence, les horreurs entourant la guerre d’Algérie, et le gaullisme –, sur les questions de la morale et de l’écriture, de la censure et de la « sensure ». Passionnant plaidoyer, bien autrement subversif que sa molle défense, pour une langue qui tendrait – mais le combat n’est-il pas perdu d’avance ? – à dépasser et lutter contre la morale « bourgeoise », celle de l’Encyclopédie, du libéralisme – imposteur – et du gaullisme – qui ne l’est pas moins. Ce qui fait du Château de Cène bien plus qu’un « énième » roman pornographique : tout en mettant le genre à l’honneur, tout en lui donnant les lettres de noblesse qu’il est en droit de mériter, il dépasse la narration – intention maintes fois répétée – pour se muer en un vigoureux pamphlet poétique et politique.
Tout commence par un étrange rite lunaire, dans un village côtier (que je n’ai pu m’empêcher de trouver un brin lovecraftien…). Le narrateur, étranger, y est désigné pour déflorer la « lune vierge », une jeune fille du nom d’Emma. Mais s’il file un temps le parfait amour avec elle, c’est pourtant une autre femme qui l’attire avant tout : la Beauté qui l’a désigné ; la Comtesse, Mona, qui vit sur son île, avec ses chiens et ses nègres. Aussi le narrateur embarque-t-il, et débute ainsi un nouveau périple initiatique bien plus grand-guignol que la farce villageoise.
Avis aux âmes sensibles : c’est beau, mais ça charcle. Qui ne se fierait qu’aux deux premiers chapitres risquerait de se prendre une vilaine surprise en pleine poire en lisant ce qui suit. Curieux fantasmes zoophiles et sado-masochistes se mêlent sans cesse dans un délire indicible. S’agit-il alors, comme le disait Sade, d’une « littérature qui ne se lit que d’une seule main » ? Pas en ce qui me concerne (moi, le bourgeois, sans doute) : tout cela, disons-le, n’est généralement guère bandant. Mais fort, indéniablement. Et riche en images folles, suscitées par une plume virtuose, poétique et gore. On voit là tout l’héritage du surréalisme – et l’on comprend d’autant mieux, parallèlement, pourquoi Sade en est souvent considéré comme un précurseur. Tout n’y est que dérèglements, dans une frénésie hallucinatoire et splendide, une poésie incontrôlée et libre de la chair, du sang, du foutre et de la merde (encore que le thème coprophage n’intervienne véritablement que dans « Le Château de Hors », premier chapitre d’une suite « virtuelle » – et qui le restera).
Le tout dans un cadre fantasque, hors de l’espace et du temps, évoquant tant Gracq et Borges qu’une certaine science-fiction ou horreur de série B, qui justifie pleinement la reprise de ce roman dans la prestigieuse et excellente collection « L’Imaginaire » de Gallimard.
Mais au-delà du récit, il y a donc un réquisitoire : celui en faveur d’une langue qu’on pourrait qualifier « d’anarchiste » (l’auteur, critiquant la langue de la bourgeoisie, déplore les atrocités commises au nom du communisme, avec une langue finalement similaire et tout aussi hypocrite), et contre les impostures libérale et gaulliste. La grande scène finale, la grande mise en scène – là encore, difficile de ne pas penser à Sade, quand bien même, si je ne m’abuse, l’auteur ne le cite pas une seule fois – en témoigne assez, dans son délire « colonial ». Le récit de la violence est donc ici indéniablement politique, et se fait l’écho des horreurs bourgeoises, celles de la Première Guerre mondiale comme de la Seconde, celles de l’Indochine et de l’Algérie. Il s’agit de dire la torture. De dire la douleur. De dire la manipulation. D’où ces tableaux surréalistes saturés d’excès et de violence, qui plongent le bourgeois dans sa merde. Non sans humour, sans doute ; mais un humour noir et délicieusement « déplacé ».
La force poétique et politique du Château de Cène, du genre qui prend le lecteur par les couilles et presse jusqu’aux phosphènes, est tout simplement remarquable. C’est une littérature d’héritage, à certains égards, mais dont l’impertinence et la beauté façon « esthétique de l’horreur » sont intemporelles. Une leçon.
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