"Les Aventures d'Alice au pays des merveilles, suivi de La Traversée du miroir et ce qu'Alice trouva de l'autre côté", de Lewis Carroll
CARROLL (Lewis), Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, suivi de La Traversée du miroir et ce qu’Alice trouva de l’autre côté, [Alice’s Adventures in Wonderland ; Through the Looking-Glass, and What Alice Found There], traduit de l’anglais par Laurent Bury, illustrations de Mervyn Peake, Paris, Calmann-Lévy, [1946, 2009] 2010, 146 + 167 p.
Chroniquer « Alice » sur mon blog (miteux, oui), à cinq heures du mat’ qui plus est, en voilà une idée ! C’est qu’il y a plus simple que d’évoquer ce classique entre les classiques, monument inimitable du merveilleux, maintes fois décliné sous maintes formes différentes. La dernière, c’est au cinéma, par l’autrefois talentueux Tim Burton – je ne VEUX pas, je ne PEUX pas voir ça, c’est au-dessus de mes forces, j’aime trop « Alice » pour ça. Du coup, et vous l’avez peut-être remarqué, on a assisté à un véritable retour en force des œuvres de Lewis Carroll en librairie, qu’il s’agisse des deux « romans » d’Alice à proprement parler, déclinés sous une multitude de traductions et illustrés avec plus ou, hélas, souvent moins de bon goût, voire d’adaptations en BD, etc, pour le moins douteuses…
Mais au milieu de toutes ces déclinaisons vaguement putassières et généralement toutes plus pathétiques et moches les unes que les autres, il en est une qui tranche par son extrême beauté et sa très grande qualité, et c’est celle dont j’entends vous parler aujourd’hui : une superbe édition reprenant les deux romans « tête-bêche », avec une traduction parfaite de Laurent Bury, et – c’est une première en France si je ne m’abuse – les superbes illustrations de Mervyn Peake, célèbre illustrateur avant tout, mais plus connu de par chez nous pour être l’auteur de la fameuse « trilogie de Gormenghast ». De la très, très belle ouvrage, et pour moi l’occasion de me replonger avec délice dans l’univers bigarré d’Alice, pour la énième fois et certainement pas la dernière.
Mais par où commencer ? Par l’auteur, sans doute (sur lequel je ne vais pas non plus m’étendre plus que de raison, puisqu’à terme je suis censé vous parler de ses Œuvres à la Pléiade, sur lesquelles j’avoue que je rame un peu depuis trop longtemps – je bloque sur le journal de l’auteur…). Lewis Carroll, de son vrai nom Charles Lutwidge Dodgson (1832-1898) ; professeur de mathématiques à Christ Church College à Oxford, logicien, pasteur, photographe amateur ; bègue ; farouchement conservateur, très porté sur la morale (ce qui peut sembler paradoxal à la lecture de ses œuvres, et en particulier de celles qui nous intéressent aujourd’hui, mais n’en est pas moins un fait avéré) ; aime beaucoup (trop ?) les petites filles (mais pas les petits garçons), et est entouré « d’amies-enfants » ; a écrit les plus grands chefs-d’œuvre de la littérature enfantine, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles et sa suite La Traversée du miroir et ce qu’Alice trouva de l’autre côté, pour la plus célèbre de celles-ci, la petite Alice Liddell, deuxième fille du doyen de son collège à Christ Church.
Commençons par le commencement, c’est-à-dire Les Aventures d’Alice au pays des merveilles. Tout a commencé, très précisément, le 4 juillet 1862, par une promenade en canot sur l’Isis, rivière qui traverse Oxford. À bord, les trois filles Liddell (Alice a huit ans), Dodgson, et son collègue Robinson Duckworth. Tandis que ce dernier manie l’aviron, Dodgson improvise une histoire pour les petites filles, et plus particulièrement pour Alice. Celle-ci obtient de lui qu’il couche ce récit sur le papier, ce qui donnera la première version des aventures d’Alice (il y en aura bien d’autres), Les Aventures d’Alice sous la terre, illustrées par Dodgson himself, et qui furent offertes à la petite fille. Mais son entourage incita Dodgson à remanier son texte, à en confier l’illustration à un professionnel (John Tenniel, qui accomplit un superbe travail, mais avec lequel les relations furent… « tendues »), et à l’offrir au public ; et c’est ainsi qu’ont finalement été publiées Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, sous le nom de Lewis Carroll, pseudonyme qu’avait déjà emprunté l’auteur pour diverses publications depuis sa jeunesse (poésie, parodies, etc. – j’y reviendrai – j’espère ! – quand je traiterai du volume de la Pléiade).
Est-il nécessaire de résumer l’histoire d’Alice ? Probablement pas – et c’est sans doute impossible… Contentons-nous de poser le point de départ : par une chaude journée d’été, une petite fille, Alice, s’ennuie, quand, soudain, elle voit passer un lapin blanc sortant une montre de son gilet et clamant qu’il est en retard ; intriguée « malgré tout » – on le serait à moins –, l’insouciante Alice suit le phénomène dans un terrier, et tombe dans un trou apparemment sans fin… et à partir de là, les événements vont s’enchaîner, sans queue ni tête, tous plus absurdes les uns que les autres : le logicien Dodgson, en devenant Lewis Carroll, se fait chantre du nonsense, et, de moraliste austère, devient un impitoyable satiriste des mœurs de la société victorienne, qui infuse dans son conte pour enfants un délicieux parfum de subversion… Et les scènes « classiques » de se succéder, que l’on connaît tous, mais plus ou moins « amoindries », par Disney ou d’autres (cela dit, j’aimerais beaucoup revoir le dessin animé de Disney, que j’adorais quand j’étais gamin) : les changements de taille, la mare de larmes, les conseils de la chenille, le chat de Chester, le thé des fous, le croquet de la reine de cœur…
Puis, dès 1866, germa l’idée d’une « suite », qui allait devenir La Traversée du miroir et ce qu’Alice trouva de l’autre côté. Alice, en passant de l’autre côté du miroir, se trouve confrontée à un nouveau « voyage initiatique », qui prend cette fois la forme d’une étrange partie d’échecs (à laquelle, je plaide coupable, je n’ai jamais rien capté… mais j’ai toujours été une quiche aux échecs) : Alice est le pion de la reine blanche, et doit atteindre la huitième case pour devenir reine à son tour ; en chemin, bien entendu, elle multipliera à nouveau les rencontres marquantes, souvent issues de nursery rhymes : Tralalère et Tralali (c’est ainsi que la traducteur rend Tweedledum et Tweedledee), Rondu-Pondu (pour le fameux Humpty-Dumpty), le lion et la licorne, le cavalier blanc (Lewis Carroll himself, à l’instar du Dodo dans Les Aventures d’Alice au pays des merveilles ?)… Mais c’est le monde du miroir, et rien ne s’y montre vraiment « normal » : il faut courir très vite pour rester sur place, s’éloigner d’un endroit pour s’en approcher, distribuer les parts de gâteau avant de les avoir coupées… Bref, les choses s’annoncent une fois de plus difficiles pour Alice, dans ce monde ou, comme dans le précédent, on aime beaucoup lui donner des ordres, et on tient à tout prix à lui réciter de longs poèmes qui parlent tous de poissons.
Mais il est un poème à part, le fameux Jabberwocky, ici Bavassinade, que commentera plus tard Rondu-Pondu, et qui est riche d’une des multiples inventions langagières de Lewis Carroll : les mots-valises. Je ne résiste pas au plaisir d’en reproduire ici le premier paragraphe :
C’était graillord : les prueux toves
Sur la loinde chignaient, vortaient ;
Frêtifs marchaient les borogoves
Et les ourroux égrés snortaient.
ÇA, c’est de la poésie, non mais ! Et c’est l’occasion de féliciter Laurent Bury pour sa traduction. Au début, j’avoue avoir été un peu sceptique devant la « francisation » de tous les noms propres… Mais le fait est que – et cela vaut pour les deux livres – cette traduction est d’une fluidité et d’une souplesse exemplaires, et à mon sens bien meilleure que celle d’Henri Parisot dans l’édition de la Pléiade, que je n’ai pu m’empêcher de trouver un peu lourde ; ici, c’est tout le contraire, et cela fait sans doute de cette traduction l’idéale pour découvrir le texte de Lewis Carroll en français.
Tant qu’on est à parler de l’édition, ajoutons que l’objet est beau, agréable à l’œil comme au toucher – quelle bonne idée que d’avoir mis les deux livres tête-bêche ! –, et que les illustrations de Mervyn Peake, sans surprise, sont excellentes. Enfin, pour ce qui est du para-texte, on saluera l’emploi judicieux des notes de bas de page, celles-ci n’intervenant que lorsque c’est nécessaire : le lecteur n’est donc pas submergé comme dans une édition « scientifique », mais il dispose en même temps de clefs pour comprendre certains jeux de mots intraduisibles ou certaines parodies de comptines (et elles sont nombreuses) inaccessibles au lecteur français.
Quant à l’œuvre en elle-même… Que dire… Que dire qui n’ait déjà été dit mille fois ? C’est magnifique. La plume est belle, l’humour incomparable, l’imagination sans pareille : rien ne ressemble véritablement aux aventures d’Alice ; si l’œuvre a eu son influence – sur les surréalistes, entre autres –, elle n’a guère suscité d’émules, et reste aujourd’hui encore unique en son genre. Elle constitue un sommet de la littérature enfantine, et au-delà : car les aventures d’Alice, à la différence de celles de Tintin, peuvent bien, elles, être lues de 7 à 77 ans, et on y découvrira toujours quelque chose ; du simple plaisir de s’abandonner à la richesse de l’imaginaire enfantin qui autorise tout et n’importe quoi jusqu’aux interprétations les plus sévèrement psychanalytiques en passant par la logique et la philosophie (le questionnement sur l’identité, récurrent, par exemple) ou la poésie pure et le goût pour la langue et les mots, les aventures d’Alice constituent une somme inépuisable de trésors tous plus fascinants les uns que les autres.
Vous l’avez sans doute compris, mais autant le poser clairement : ce livre fait partie de ceux que j’emmènerais sur la proverbiale île déserte. Il est indispensable.
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