"Les Mille et Une Nuits"
Les Mille et Une Nuits
Attention : il ne s’agit ici bien évidemment pas des célèbres contes arabes introduits en Europe par Galland (et dont j’avais indirectement parlé ici), mais d’un « jeu narratif » qui s’en inspire, créé par Meguey Baker, et publié en français par Narrativiste. Un tout petit bouquin, bien loin des monstrueux pavés originaux, mais qui, une fois de plus, m’a donné sacrément envie de m’y mettre : un de ces étés, faudra que…
Une chose frappe immédiatement à la lecture de ce bref volume, et c’est, en dépit d’une police pas forcément heureuse car pas toujours très lisible, sa très grande beauté. Il regorge en effet de superbes illustrations et peintures de Maxfield Parrish, Edmond Dulac, H.J. Ford, Frank Godwin, Harry G. Theaker, René Bull, Viktor Vasnetsov, Jean Léon Gérôme… Un vrai régal pour les yeux, tout en couleurs. Ne serait-ce que pour cela, on peut bien tirer son chapeau à Narrativiste, qui nous a proposé ainsi un très beau produit.
Mais parlons maintenant du jeu en lui-même. Il ne s’agit pas ici de vivre des aventures à la manière des Arabian Nights dans un monde arabe donné et abondamment détaillé, mais de revenir à l’essence même des Mille et Une Nuits (et peut-être même du jeu de rôle, dans un sens ?), à savoir le conte. Dans ce jeu sans MJ, une fois de plus (enfin, pas tout à fait, mais on y reviendra…), chaque joueur incarne en effet plusieurs personnages : au premier niveau, il est un membre de la cour du Sultan, qui, outre ses fonctions bien précises (astrologue, danseuse, eunuque, caravanier…), fait ici office de conteur ; mais, à un second niveau, il incarne également un personnage dans les contes élaborés par ses rivaux.
Ainsi, les contes des Mille et Une Nuits ne sont pas innocents : il s’agit en effet pour les joueurs (de premier niveau) de rivaliser d’astuce pour briller à la cour, aux dépends des autres s’il le faut ; le but étant soit de réaliser son ambition (définie lors de la création du personnage), soit d’obtenir sa liberté (et de quitter ainsi indemne la cour), tout en assurant sa sécurité (pour ne pas obtenir de blâme du Sultan, et encore moins se faire décapiter par le despote ulcéré…). Le jeu se finit ainsi quand une de ces trois conditions est remplie : sécurité, ambition et liberté sont donc les trois données fondamentales de la très sommaire fiche de personnage.
Celle-ci comprend d’autres aspects, bien sûr : le nom et la fonction sont fondamentaux (des listes sont proposées) ; les envies, par rapport aux autres personnages, sont également importants, et déterminent largement l’ambition. J’avoue être un peu plus sceptique pour ce qui est des sens et de l’habillement, censés contribuer à la définition du personnage (oui, certes), mais qui, en l’état, avec les nombreux exemples et listes, me paraissent tout de même gaspiller de l’encre… Bon, admettons : cela peut contribuer à se mettre dans l’ambiance…
La partie commence au premier niveau. Les joueurs décrivent la cour du Sultan, ce qu’ils font, et ainsi les conditions dans lesquelles l’art du conteur va se déployer. Ils se fondent pour cela sur leurs envies et leur ambition (en s’inspirant en outre, pour la description, des sens et de l’habillement, donc). Les rivalités peuvent ainsi se mettre en place.
Puis un des joueurs va se mettre à raconter une histoire. Mais il ne s’agira pas pour lui de l’improviser entièrement : il va en fait donner un titre, une situation de départ, et des personnages (de second niveau) dont il va attribuer l’interprétation aux autres joueurs, en fonction de son ambition et de ses envies, dans l’espoir, par exemple, de ridiculiser untel, ou d’élever tel autre. Le brillant courtisan peut ainsi être amené à incarner un chameau, etc. Le conte, dès lors, se déploie en fonction des éléments apportés par tout un chacun : ici plus qu’ailleurs, Les Mille et Une Nuits prend toute sa dimension de jeu narratif.
Et c’est également à ce moment-là que les gemmes entrent en jeu, sous la forme, dans un sens, d’interrogations ou de paris sur le cours que va prendre l’histoire. C’est le conteur (le meneur de jeu) qui tranche, en fonction des diverses possibilités offertes par la narration. Quand la situation est résolue, on jette un dé : si le résultat est pair, le joueur place la gemme dans son bol ; s’il est impair, il place la gemme dans le bol du MJ ; quand celui-ci a obtenu huit gemmes, on ne peut plus en déposer de nouvelles, et il s’agit alors pour lui de mettre fin à l’histoire (les autres gemmes déposées sont, soit résolues, soit « victimes » d’une interruption du Sultan).
Chaque joueur, à la fin du conte, se retrouve ainsi avec un certain nombre de gemmes, qu’il répartit entre la sécurité, l’ambition et la liberté. Pour ce qui est de la sécurité, il faut obtenir au moins un résultat pair, sous peine de déplaire au Sultan (et la troisième fois que ça arrive… couic !) ; on compte également les résultats pairs pour l’ambition et la liberté : s’il y en a cinq en ambition, le courtisan atteint son but et gagne la partie ; de même s’il y en a sept en liberté. Sinon, le jeu se poursuit, en jouant tout d’abord les scènes de cour (en fonction des résultats des gemmes), puis en passant à un nouveau conte (le MJ sera celui qui n’a pas encore conté et qui a le moins de gemmes dans son bol). En fin de partie, chacun raconte en outre un épilogue en fonction de ce qui s’est produit.
Ce jeu des Mille et Une Nuits ne manque donc pas d’astuce, et propose des concepts très intéressants (même s’ils me paraissent à première vue parfois un brin artificiels dans leur mise en place). Pourtant, je dois reconnaître qu’il ne m’emballe pas autant que les deux autres jeux narrativistes dont je vous ai parlé récemment : il ne me paraît pas aussi enthousiasmant que Fiasco, et n’a pas le côté fascinant/troublant/dérangeant de Mnémosyne. J’ai en outre l’impression qu’il ne peut prendre véritablement tout son sens qu’avec des joueurs relativement chevronnés, et l’improvisation nécessaire me paraît d’une certaine manière plus difficile à mettre en place… Mais ce n’est qu’une impression. Il peut néanmoins s’avérer très distrayant, et constitue une intéressante mise en abyme du conte. Faut voir, donc…
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