"Les Montagnes Hallucinées", de H.P. Lovecraft
LOVECRAFT (H.P.), Les Montagnes Hallucinées et autres récits d’exploration, préface et nouvelle traduction par David Camus, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, 2013, 329 p.
Après Les Contrées du Rêve il y a de cela quelque temps, David Camus poursuit son entreprise de retraduction de Lovecraft avec ce nouveau volume paru il y a peu chez Mnémos, et reprenant six « récits d’exploration ». Une thématique qui peut sembler quelque peu étrange (et plus ou moins pertinente : à mon sens, il n’y a dans ce recueil que « Les Montagnes Hallucinées » stricto sensu pour correspondre à cette définition) en ce qu’elle n’est probablement guère caractéristique de l’œuvre de Lovecraft ; il s’agit surtout, plus exactement, de récits de races et/ou de mondes perdus (ce qui est déjà autrement plus caractéristique). Ces six textes – trois relativement mineurs, mais j’y reviendrai, et trois chefs-d’œuvre incontestables – permettent en tout cas d’apprécier l’évolution de l’œuvre lovecraftienne de 1917 à 1935.
De crainte de dire à nouveau des bêtises, à mon habitude, je ne reviendrai guère ici sur la question de la légitimité de ces nouvelles traductions. Je rappellerai juste que le texte qui donne son titre au volume, et qui est peut-être mon préféré de l’auteur, n’a longtemps été disponible en France que dans une traduction considérablement sabrée (peut-être un cinquième du texte ayant sombré dans les limbes en traversant l’Atlantique – voir à ce sujet Clefs pour Lovecraft), même si, ai-je cru comprendre, les rééditions les plus récentes en offraient une version « complétée ». Aussi était-il sans doute fort justifié qu’un traducteur unique se repenche sur tout ça, pour nous offrir une traduction cohérente et complète de ces six textes.
Je passerai assez vite sur la préface « L’Invitation au voyage » de David Camus, assez pertinente cela dit, quand bien même son angle d’attaque me paraît critiquable ; mais cette idée de « beauté derrière l’horreur » me paraît assez juste, surtout pour les deux très longs textes qui concluent le volume, et qui en constituent à eux seuls les deux tiers environ.
Abordons plutôt les textes en eux-mêmes. Le recueil s’ouvre sur « Dagon », un texte très important dans la carrière de Lovecraft, puisqu’il fut le premier à avoir été publié par Weird Tales (et on se souvient de la célèbre lettre de présentation de l’auteur, qui figure dans Lettres d’Innsmouth). Ça n’en est pas moins à mes yeux un texte relativement mineur – j’insiste sur le « relativement », il ne manque pas de qualités intrinsèques –, surtout en ce qu’il constitue dans un sens une sorte de brouillon de « L’Appel de Cthulhu », qui figure également dans ce recueil, et est bien plus à même de coller une baffe. Restent quelques images fortes, et c’est déjà bien.
Je me suis déjà brièvement exprimé sur « La Cité sans nom » en traitant de Cthulhu. Le Mythe, aussi ne me semble-t-il guère utile d’y revenir ici. Je noterai juste que ce texte contient quelques éléments que l’on retrouvera dans le suivant.
Un choix étrange, d’ailleurs, que de reprendre ici « Prisonnier des pharaons », texte clairement alimentaire, œuvre de commande pour Weird Tales – et travail de nègre, ou de « ghost writer », puisque cette nouvelle intégralement de la plume de Lovecraft fut signée du seul nom du prestidigitateur Harry Houdini, qui en est d’ailleurs le narrateur et héros. Pendant longtemps, la nouvelle ne présente absolument aucun intérêt, Lovecraft se contentant de réciter son Baedeker… La fin est plus intéressante, même si l’auteur traite son sujet un peu par-dessus la jambe, et se moque ouvertement de son « héros » ; on y trouve quand même un bel exemple de « dérèglement des sens », et une image finale assez forte. Ce qui ne suffit toutefois pas à en faire un grand texte, loin de là.
A fortiori si l’on compare avec les trois suivants et derniers, qui sont eux tous des chefs-d’œuvre. Des récits qui partagent plus d’un point commun – notamment cette idée de « rapport » certes écrit mais qu’il vaudrait mieux ne pas lire, et l’autre idée phare du « complot » antédiluvien, teinté d’utopie SF dans les deux derniers cas.
Le bal des merveilles s’ouvre donc sur « L’Appel de Cthulhu » – presque inévitablement (j’en avais déjà parlé pour L’Appel de Cthulhu et Cthulhu. Le Mythe). Une nouvelle séminale, à la construction parfaite. Une énième traduction, aussi, mais peu importe : c’est toujours un régal.
Le vrai bonheur, dans ce recueil, réside cependant dans ses deux derniers textes, très longs – « Les Montagnes Hallucinées » fait environ 120 pages, c’est un des plus longs textes de Lovecraft avec « L’Affaire Charles Dexter Ward » et « La Quête onirique de Kadath l’inconnue » (voir pour ce dernier Les Contrées du Rêve), et « Dans l’abîme du temps » environ 80 pages. Deux récits tardifs dans l’œuvre de Lovecraft, témoignant d’une grande maîtrise à tous les niveaux, et relevant bien plus ouvertement de la SF que les précédents (ils ont d’ailleurs été publiés dans Astounding et non dans Weird Tales). Ils partagent également un étrange contenu utopique (je me rallie finalement à la vision exposée par Charlène Busalli dans son mémoire H.P. Lovecraft, ou la quête de l’inconnu).
« Les Montagnes Hallucinées », donc, est peut-être – probablement, même – mon récit préféré de Lovecraft. Une entreprise démesurée, aux confins les plus mystérieux de l’Antarctique (ce qui rajoute encore en intérêt à mes yeux). Le récit du professeur Dyer, bien que très bavard, est passionnant de bout en bout, et la plume de Lovecraft y fait des merveilles (j’y reviendrai), tant dans le versant le plus froidement scientifique que dans celui de l’horreur hallucinée.
Et il reste enfin « Dans l’abîme du temps », récit en deux temps (Arkham, puis l’Australie) qui partage bien des points communs avec le précédent, et procède en outre à partir d’une ouverture très forte (un étrange cas « d’amnésie ») qui débouche sur une chute inévitable, mais remarquable dans un registre d’horreur peut-être plus subtil qu’à l’habitude. Clairement un excellent texte.
Reste à se poser la question du style de Lovecraft. Je ne doute pas que David Camus l’ait fort bien rendu, en collant au plus près. Mais à la question « Lovecraft écrivait-il bien ? », à s’en tenir à des critères purement académiques (donc probablement un peu idiots), on devrait sans doute répondre par la négative, devant cette suradjectivation hystérique (on ne compte évidemment pas les « indicible », « cyclopéen », etc.) et cette prolifération d’adverbes. Mais une chose est sûre – et Michel Houellebecq le notait très justement dans son petit essai : c’est un style. Qu’on l’aime ou pas, il est clair que Lovecraft œuvre tant formellement que sur le fond dans un registre très personnel. Or l’adéquation parfaite à mon sens entre ce fond et cette forme font qu’il n’y a en fait rien à reprocher à la plume de Lovecraft. Bien au contraire, même : elle crée une petite musique immédiatement reconnaissable, et suscite l’émerveillement comme l’horreur avec une maestria qui n’appartient qu’aux plus grands.
Et Lovecraft fut bien le plus grand auteur d’horreur du XXe siècle. Aucune raison, dès lors, de bouder son plaisir : si ce recueil est donc est un peu bancal, il m’a néanmoins procuré beaucoup de plaisir. Ce qui n’était pas gagné ; mais je dois pourtant le confesser, moi, fan décérébré : depuis que j’ai découvert Lovecraft adolescent, je prends toujours autant de plaisir à le lire et le relire, quand bien même c’est d’un œil différent. Qu’est-ce que c’est bon, tout de même…
EDIT : Gérard Abdaloff en parle dans la Salle 101 ici.
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