"Lettre à un otage", d'Antoine de Saint-Exupéry
SAINT-EXUPÉRY (Antoine de), Lettre à un otage, notice de Françoise Gerbod, Paris, Gallimard, coll. Folio 2€, [1944] 2011, 72 p.
J’ai finalement très peu lu Antoine de Saint-Exupéry. Certes, je me suis fait et refait Le Petit Prince, cela va sans dire, et je garde aussi un certain souvenir de Pilote de guerre. Mais je crois que c’est à peu près tout… Alors bon, je vous accorde que ce n’est pas la lecture de cette très brève Lettre à un otage qui va y changer grand-chose… Mais cela faisait pas mal de temps déjà que je voulais la lire, depuis, en fait, que mon professeur d’ethnologie juridique, en guise d’introduction à son cours, nous en avait fait cette belle citation : « Si je diffère de toi, loin de te léser, je t’augmente. » Ce n’est pas forcément là le thème central de ce très court texte, mais la phrase est forte, suffisamment pour avoir aiguisé ma curiosité.
La Lettre à un otage fait partie des écrits de guerre de Saint-Ex. Initialement, il devait s’agir d’une préface pour un roman de Léon Werth, grand ami de l’auteur, qui avait eu la mauvaise idée d’être Juif sous l’Occupation. Saint-Exupéry, depuis son exil américain, a donc rédigé cette préface, qui s’est muée progressivement en une « lettre aux Français », puis s’est finalement transformée en la Lettre à un otage. L’otage, s’il n’est jamais nommé, est clairement Léon Werth : c’est à lui que s’adresse l’auteur quand il emploie le « tu » ; mais, au-delà, la lettre prend une tournure plus globalisante : il y a les otages, le « vous », qui désigne les Français restés au pays, sous le joug du régime de Vichy et des nazis.
Peut-on pour autant en faire, comme le dit la quatrième de couverture, « un appel à tous ceux qui, épris de liberté, refusent de subir » ? Pas forcément, et la notice de Françoise Gerbod insiste d’ailleurs sur ce point. La Lettre à un otage est avant tout un texte d’une profonde tristesse, exprimant le désarroi de l’émigrant malgré lui privé de ses racines, et centré sur la notion d’amitié. Celle, touchante, qui a uni, le temps d’un Pernod, l’auteur et Léon Werth ainsi que deux mariniers de passage, à la terrasse de l’auberge de Fleurville… Une amitié puissante, qui surpasse les aléas de la fortune, pour atteindre à cet état particulier de l’exigence possible.
Et c’est ce désespoir et cette amitié qui, en définitive, légitiment la lutte, à laquelle seule la fin du texte fait allusion. Il s’agit, pour l’auteur, certes de retrouver sa patrie, et donc son passé, mais avant tout de la construire sur la base de l’avenir, au-delà des différences, quelles qu’elles soient. L’impératif de la lutte n’efface pas les différences, mais celles-ci doivent être envisagées comme un atout contre un ordre uniforme et abject, la barbarie nazie, fondée sur le rejet de l’autre. La Lettre à un otage est ainsi un texte profondément humaniste ; engagé, certes, mais en filigrane ; patriote, mais sans esprit de fermeture ; et à la fois désespéré et optimiste, dans sa volonté de dépasser l’horreur du présent pour élaborer ensemble l’avenir.
Mêlant souvenirs divers et variés et ce qu’il faudra bien appeler philosophie faute d’un autre terme, la Lettre à un otage est un texte pour le moins inclassable. Mais c’est aussi, et avant toute chose, un très beau texte, porté par une plume aérienne (pardon…), qui fait des miracles invisibles. On en ressort profondément touché, ému par cet éloge de l’amitié, et emporté par la volonté de mettre fin au présent.
Et c’est bien un texte d’actualité, hélas : « Quand le naziste [sic] respecte exclusivement qui lui ressemble, il ne respecte rien que soi-même. Il refuse les contradictions créatrices, ruine tout espoir d’ascension, et fonde pour mille ans, en place d’un homme, le robot d’une termitière. L’ordre pour l’ordre châtre l’homme de son pouvoir essentiel, qui est de transformer et le monde et soi-même. La vie crée l’ordre, mais l’ordre ne crée pas la vie. » Il en est, notamment parmi ceux qui ont à l’heure actuelle souvent le mot de « courage » à la bouche, qui pourraient méditer sur ces quelques lignes…
Alors on peut bien, quitte à tourner quelque peu le texte, répéter, inlassablement, cette maxime : « Si je diffère de toi, loin de te léser, je t’augmente. » C’est sans doute le plus bel enseignement de cette Lettre à un otage.
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