"Malpertuis", de Jean Ray
RAY (Jean), Malpertuis, Paris, Librairie des Champs-Élysées, coll. Le Masque Fantastique, [1943] 1978, 250 p.
Ayé, j’ai enfin lu Malpertuis de Jean Ray. Et il était plus que temps. Ce livre, unanimement considéré comme un chef-d’œuvre du fantastique, me faisait de l’œil depuis un bon moment déjà. J’en avais dégoté une édition chez un bouquiniste, mais elle a longtemps pris la poussière dans ma commode de chevet… Ce n’est que tout récemment, dans le cadre de mes lectures de lovecrafteries diverses et variées, qu’il m’est apparu évidemment nécessaire de franchir le pas (du fait de l’article de Jacques Van Herp comparant Ray et Lovecraft dans le cahier de l’Herne consacré à ce dernier, et plus encore sans doute de mon acquisition de l’essai de Patrice Allart D’Arkham à Malpertuis ; je dois cependant dire a priori que ce roman n’a pas grand-chose à mes yeux de « lovecraftien » ou « para-lovecraftien », ce qui explique pourquoi je ne vais pas le faire figurer dans la page idoine). Las, le sort s’est acharné sur moi : arrivé environ à la moitié du roman, j’ai connement paumé mon exemplaire dans les rues parisiennes… Malédiction ! Il s’est heureusement trouvé une fort aimable citoyenne pour me prêter son édition du roman, sans doute atterrée qu’elle était par mon inculture crasse et pleine de compassion à l’égard de mon indicible frustration. Et j’ai donc, contre vents et marées, enfin pu finir la bête.
Nous sommes dans la première moitié du XIXe siècle. Malpertuis (le nom est plus ou moins directement emprunté au Roman de Renart, preuve de bon goût) est une inquiétante demeure, que l’on supposera située en Belgique. C’est entre ses murs que vit le vieux Cassave, abominable vieillard qui n’en a plus pour très longtemps. Aussi réclame-t-il à son chevet les membres de sa famille et quelques autres proches, pour leur faire lecture de son testament. Ses héritiers bénéficieront de son immense fortune, mais à une condition : celle d’habiter Malpertuis. Le dernier à demeurer dans la vieille bâtisse emportera la totalité de l’héritage ; s’il reste en définitive un homme et une femme, ils devront se marier ensemble. Un testament pour le moins étrange… mais auquel se plient bien vite les héritiers désignés, avides de la fortune du vieux bonhomme, qui ne tarde pas à exhaler son dernier soupir.
Mais, bien évidemment, les choses vont mal se passer. Au-delà des rivalités, jalousies et autres petites haines mesquines qui divisent les habitants de Malpertuis (sous cet angle, je n’ai pu m’empêcher de penser à la « trilogie de Gormenghast » de Mervyn Peake, à peu près contemporaine si je ne m’abuse) et rendent leur cohabitation pour le moins éprouvante, la maison elle-même semble dotée de vie, et porter en elle les germes d’une fatale malédiction. Une maison hantée ? Peut-être… mais la vérité est potentiellement ailleurs.
L’histoire de Malpertuis nous est contée par différents narrateurs. Le principal est l’un des héritiers de Cassave, le jeune et naïf Jean-Jacques Grandsire, qui livre dans ses carnets la majeure partie de la description des événements étranges ayant pris Malpertuis pour cadre. Mais son récit est agencé et complété par d’autres documents, par un mystérieux « voleur » bien décidé à faire la lumière sur cette étrange affaire, dont les sources sont bien plus lointaines qu’il n’y paraît, à en croire les documents laissés par l’affreux abbé Doucedame-le-vieil, dont le descendant, également abbé, est un ami de Jean-Jacques, qui en sait long sur les mystères du testament de Cassave. La construction du roman, du coup, est d’une complexité et d’une subtilité remarquables.
Ce n’est pas là le moindre atout de Malpertuis, mais ce n’est certes pas le seul. Le roman bénéficie en outre d’une belle galerie de personnages (généralement tous plus répugnants les uns que les autres), et d’une plume très baroque et chargée, mais dont il se dégage un charme indéniable. Jean Ray sait enfin mitonner quelques jolies scènes d’épouvante, lorgnant plus qu’à leur tour vers le surréalisme.
Mais je dois dire que ce côté « surréalisant » m’a laissé parfois perplexe. Les enchaînements et rebondissements de l’intrigue donnent parfois une vague impression de confusion, et l’on est longtemps sans véritable certitude de comprendre au juste ce qui se passe, jusqu’aux derniers chapitres qui viennent faire la lumière sur l’ensemble (de manière plus ou moins satisfaisante à mon sens, d’ailleurs), en convoquant la mythologie dans le cadre glauque de Malpertuis.
Et, au final, c’est quand même, en dépit de toutes les qualités précédemment évoquées, et qu’il ne me viendrait pas deux secondes à l’esprit de nier, ce sentiment de perplexité qui domine depuis que j’ai achevé ma lecture. J’ai le sentiment, diffus mais non moins réel, d’être un peu passé à côté du roman (ou plus exactement de certaines de ses scènes). Et, surtout, si j’ai aimé lire Malpertuis, je ne saurais honnêtement cacher une déception, toute relative certes, mais néanmoins prégnante. C’est que l’on m’avait tellement dit de bien de ce roman, souvent présenté comme le chef-d’œuvre de Jean Ray, voire comme le chef-d’œuvre du fantastique francophone, que j’en attendais énormément. En entamant ma lecture, je m’attendais à peu de choses près à être soufflé à chaque page par le brio du conteur et son talent fantastique. Or ce ne fut pas le cas. Non que j’entende dénier à Jean Ray le statut de grand auteur fantastique ; simplement, j’en attendais probablement trop, la faute à une propagande ardente, et peut-être à mes yeux légèrement excessive.
Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : Malpertuis est assurément un bon, et même un très bon roman fantastique, qui a bien des atouts en sa faveur, et je ne regrette certainement pas de l’avoir enfin lu ; je veux bien concéder qu’il s’agit d’un texte important pour le genre, et dont la lecture est sans doute incontournable pour tout amateur qui se respecte. Mais, en ce qui me concerne, ce n’est pas pour autant le chef-d’œuvre que j’attendais, et j’aurais tendance à penser que ce serait quelque peu galvauder cette qualification que de l’appliquer au roman de Jean Ray.
Malpertuis ne manque donc pas de charme, témoigne du talent aux mille facettes de son auteur, et vaut amplement d’être lu ; mais je me vois donc contraint d’avouer néanmoins une certaine déception une fois la dernière page tournée. Et, si c’est bien là le chef-d’œuvre de Jean Ray, je ne suis pas certain d’avoir envie d’approfondir véritablement ma découverte de cet auteur…
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