"Même pas mort", de Jean-Philippe Jaworski
JAWORSKI (Jean-Philippe), Même pas mort. Rois du monde, première branche, Lyon, Les Moutons électriques, coll. La Bibliothèque voltaïque, 2013, 270 p. [épreuves non corrigées]
Je vous avais, à l’époque, dit beaucoup de bien des deux précédents ouvrages de Jean-Philippe Jaworski, le très bon recueil de nouvelles Janua Vera et l’époustouflant roman Gagner la guerre, tous deux publiés à l’origine aux Moutons électriques et situés dans l’univers du « Vieux Royaume ». Et ces deux livres, bardés de récompenses pour une fois justifiées, ont connu un succès mérité, et suffi à faire de leur auteur ZE écrivain de fantasy francophone. C’est dire s’il était attendu au tournant.
Or on avait annoncé il y a de cela quelque temps la parution prochaine de Même pas mort (titre pas terrible, trouvé-je, m’enfin bon), premier tome d’une trilogie intitulée « Rois du monde », et ne prenant pas place dans le « Vieux Royaume ». Ce qui a suscité en moi – et j’imagine chez d’autres amateurs de Jaworski – des réactions diverses : la première et la plus importante, bien sûr, c’était la hâte de pouvoir enfin lire la chose, parce que tout de même, quoi ; on pouvait sans doute saluer également une certaine audace de la part de l’auteur, qui aurait pu se contenter de faire tourner à nouveau la mécanique bien huilée du « Vieux Royaume ». Mais, en même temps, l’idée de cette trilogie pouvait laisser sceptique (pourquoi encore une trilogie, hein ? je vous le demande)… surtout, à vrai dire, quand on a vu la taille de ce Même pas mort, très fin par rapport à l’énorme pavé qu’était Gagner la guerre ; suspicion de découpage de roman pour capitaliser sur la locomotive ? Je ne fais qu’évoquer cette question qui m’a moi aussi traversé l’esprit, sans prendre parti pour autant (il me semble que cela ne sera possible qu’au vu du tome 2, et Jean-Philippe Jaworski pourrait nous réserver bien des surprises…). Mais on ne va pas bouder son plaisir, hein : quand j’ai eu l’opportunité de lire ce Même pas mort, je me suis rué dessus la bave aux lèvres, désireux de lire le Jaworski nouveau au plus tôt, et supposant qu’il s’agirait là, d’une manière ou d’une autre, d’excellente fantasy.
Ben vous savez quoi ?
Même pas mort, c’est de l’excellente fantasy. Et en dépit de sa brièveté passablement frustrante, c’est même probablement ce que l’auteur a fait de mieux jusqu’à présent. Autant dire qu’il a parfaitement réussi son coup, le monsieur, et ce au-delà même de mes espérances les plus folles (je ne pensais sincèrement pas que ce nouveau roman me blufferait autant que Gagner la guerre, mais si, et même probablement davantage, donc).
Nous sommes bien loin de la Renaissance italienne fantasmée du « Vieux Royaume » : Même pas mort adopte en effet pour cadre l’antiquité celte (ou gauloise). Ce qui pouvait faire un peu peur, peut-être : c’est qu’on en a bouffé, du celtique, en fantasy, et que la concurrence est donc rude (voyez, par exemple, le cycle de « La Forêt des Mythagos » de Robert Holdstock, auquel je n’ai pu m’empêcher de penser ici ou là, l’importance du cadre sylvestre et des êtres étranges habitant la forêt y étant pour beaucoup). Mais Jaworski sait utiliser ce décor de main de maître, notamment en ce qu’il use de ce pour quoi il est tellement doué : le réalisme le plus poussé. Même pas mort, ça sent la grosse documentation salaambesque, qui se traduit notamment par un style, certes délicieux (j’y reviendrai) (et vous aussi), mais qui ne rechigne pas à faire étalage de mots rares. Et, en même temps, l’aspect le plus ouvertement fantaisiste est probablement plus sensible ici que dans la plupart des récits du « Vieux Royaume »… L’auteur jongle avec ces deux tendances avec une adresse qui n’appartient qu’aux meilleurs. C’est normal, C’EST le meilleur.
…
Bon, il serait peut-être temps que je dise un brin de quoi ça parle, tout de même. Notre narrateur est donc Bellovèse, fils de Sacrovèse, fils de Belinos. Et c’est un roi sans royaume : il aurait dû régner sur les Turons, mais son père a été tué par le haut-roi Ambigat, son oncle, lors de la guerre des Sangliers. Sa mère Danissa, son frère Ségovèse et lui-même ont été épargnés, mais relégués dans le trou du cul du royaume, sur les terres du héros Sumarios. Mais, une fois que les gamins ont grandi, voilà-t-y pas que le haut-roi leur impose de participer à la guerre qu’il livre contre les Ambrones… en espérant bien que les deux freluquets potentiellement dangereux à terme perdent la vie au cours de la bataille. Et, effectivement, Bellovèse, lors du premier assaut auquel il participe – contre une place-forte réputée imprenable – est transpercé d’un méchant coup de lance.
Mais il ne meurt pas.
Il aurait dû mourir sur-le-champ, mais ne meurt pas.
Et c’est inadmissible. Un interdit plane sur Bellovèse ; pour le lever, il doit se rendre auprès des terrifiantes Gallicènes, sur l’île des Vieilles… ce qui est interdit (justement).
Et c’est en fait là (après un intrigant prologue) que le roman commence, sur un bateau malmené par la houle, qui se rend hors du monde, avec à son bord Bellovèse, Sumarios, et le barde Albios. En effet, Jean-Philippe Jaworski, dans Même pas mort, malmène avec talent la chronologie, et le récit initiatique de l’enfance de Bellovèse, du meurtre de son père à sa confrontation avec son oncle, est largement raconté à l’envers. Ou, plus exactement, les récits s’imbriquent les uns dans les autres, remontant progressivement le temps jusqu’à ce que la source de la légende vienne éclairer d’un regard neuf son accomplissement. C’est admirable d’intelligence et d’astuce. Et donc remarquablement bien fait (et certainement pas gratuit : c’est bien au contraire la marque d’un conteur qui sait aller au cœur du conte).
Même pas mort est donc un récit initiatique, chose commune en fantasy. C’est aussi, chose commune également, un récit de vengeance, une tragédie (grecque, mais à poil dur). Pourtant l’auteur, sûr de son fait, est capable de faire du neuf avec du vieux, et passionne le lecteur au-delà des lieux communs que l’on pouvait craindre. Outre le brio incontestable de cette narration « déstructurée », deux éléments jouent en faveur de Même pas mort.
Le premier, c’est l’ambiance. On y est, tout simplement. Dans les premières pages, on sent la houle, on sent la pluie, on sent la peur. Et, plus tard, on vit la société celte, jusque dans la moindre de ses coutumes. La mythologie imprègne discrètement le récit, la surnature n’étant jamais bien loin. La forêt, lieu mythique par excellence, bruisse de mille créatures invisibles, dont on ne craint que trop l’apparition. Parallèlement, on se prend très fortement d’affection pour les personnages, pourtant a priori peu sympathiques : grandes brutes obsédées par l’honneur et la baston, toujours le défi à la gueule, les héros de Même pas mort incarnent tout ce que je hais, ce mélange débile de bravoure et de virilité qui fait les petits chefs, les adjudants, les sportifs et les toreros (je me comprends). Mais on vit avec eux ; au cœur des batailles comme des banquets, on prend plaisir à leur arrogance bourrine, et surtout on la comprend, on la ressent. On est comme eux, le temps d’un récit. Très belle performance, qu’il n’est certes pas donné à tout le monde d’accomplir. Il y a du coup quelque chose d’un peu régressif dans Même pas mort, ça sent la sueur et les muscles bandés, mais c’est particulièrement jubilatoire, et finalement très fin.
Second élément : le style. Car, oui, Jean-Philippe Jaworski nous démontre une fois de plus, mais sans doute plus encore qu’à l’habitude, qu’on peut écrire de la fantasy et avoir une plume malgré tout. Si j’ai pu relever quelques pains ici ou là (mais je vous rappelle que j’ai lu ce roman sur épreuves non corrigées), le fait est que, dans l’ensemble, ça déboîte. Le style est ici le complément naturel de l’ambiance : on y retrouve la même force, et la même finesse. Aussi ces deux éléments tendent-ils à s’imbriquer pour ne plus en former qu’un seul. Et c’est beau, c’est touchant, c’est vibrant, c’est excellent.
N’en jetez plus : Même pas mort n’est pas « aussi bon » que ce que l’on pouvait espérer ; il est encore meilleur. Son seul défaut est, encore une fois, sa relative brièveté, dans la mesure où elle est terriblement frustrante : attendre 2014 pour lire la deuxième branche ? Mais ça va être atroce, on ne va jamais y arriver ! J’EN VEUX ENCORE ! MAINTENANT !!!
Parce que voilà, c’est un fait : Jean-Philippe Jaworski règne sur la fantasy francophone. Il est largement au-dessus du lot, et je ne lui connais pas de rival. À vrai dire, il dépasse la seule sphère francophone, d’ailleurs : il figure parmi les meilleurs, tout simplement. Indispensable, vous dis-je.
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