"Mnémosyne"
Mnémosyne (A Penny for my Thoughts)
Mnémosyne est un jeu.
Ou peut-être que non…
Je ne sais pas, je ne sais plus !
Bon, on va dire que oui. Mnémosyne, de son titre original A Penny for my Thoughts, est donc un jeu de « narration collaborative » de Paul Tevis, entendez par là une sorte de jeu de rôle sans maître de jeu ni préparation, tellement narrativiste que c’est même écrit dessus.
Le principe en est simple : chaque joueur (trois à cinq) est un patient devenu amnésique suite à un sévère traumatisme. Ensemble, ils forment un groupe de thérapie. Ils se sont fait injecter une drogue – la mnémosyne, donc – qui permet d’avoir accès à l’inconscient d’autrui. Chaque patient est ainsi en mesure d’aider les autres à se souvenir de ce qui s’est passé, et peut donc compter sur l’assistance de ses camarades pour le « guider » dans son « voyage » et ainsi retrouver la mémoire.
Le jeu ne nécessite aucune préparation : en théorie, on peut se lancer dedans même sans lecture préalable du livre, dès l’instant qu’un des joueurs assume le rôle de « lecteur », rapportant à voix haute les différentes étapes du processus thérapeutique (d’où une construction du livre assez particulière, toute en flash-back et flash-forward), ce qui renforce à mon avis le côté « secte » ou du moins « thérapie de groupe » (expérience douloureuse…), mais bon, hein, bon.
Concrètement, dans la version « basique » du jeu (deux variantes sont proposées en annexe, l’une façon « Jason Bourne », et l’autre lovecraftienne, mais pas forcément très convaincante ai-je trouvé), chaque patient à tour de rôle va devenir le « voyageur » en fonction du nombre de pièces de monnaie dont il dispose, ces pièces matérialisant la capacité à se souvenir. Il lui faudra tout d’abord se souvenir d’une chose agréable, puis d’une chose désagréable, et enfin de ce qui l’a conduit à perdre la mémoire.
Pour ce faire, le joueur commence par piocher un « déclencheur de mémoire » (un objet, par exemple, une sensation, etc.). Chaque autre patient lui pose alors une « question directrice » sur le souvenir impliqué par ce déclencheur, question à laquelle la réponse sera forcément « oui, et… (précision) ». Le « voyage » se met ainsi en place. Mais le « voyageur » ne doit pas encore aller trop loin. Il va devoir ensuite demander une « direction » à deux autres joueurs : « Qu’ai-je fait ou dit à ce moment-là ? » Les autres patients ayant accès à l’inconscient du joueur font ainsi chacun une suggestion, et le « voyageur » choisit en échange d’une pièce de monnaie en disant : « Oui, je me souviens maintenant », et brode sur cette direction. L’étape se répète tant que le « voyageur » a des pièces à donner. Et on alterne ainsi jusqu’à ce que chaque joueur ait retrouvé la mémoire… et décide de conserver ses souvenirs ou non.
Mnémosyne est à n’en pas douter un jeu aussi astucieux que fascinant dans sa manière d’explorer les souvenirs et de faire appel à la collaboration de tous pour l’élaboration du récit. Le livre est peut-être un peu abstrait à la première lecture (notamment du fait des incessants renvois) mais, de même que pour Fiasco, une partie retranscrite permet de mieux en saisir les tenants et les aboutissants.
Cependant – et c’est là une première en ce qui me concerne –, Mnémosyne m’effraie presque autant qu’il me séduit. Je ne suis pas en train de faire mon Jacques Pradel ou ma Mireille Dumas, hein ; mais le fait est que, dans son principe, Mnémosyne rappelle si fortement l’expérience de thérapie de groupe, et se révèle tellement à même de faire parler l’inconscient du joueur plutôt que du « personnage » (si tant est qu’il y en ait un…), que je ne peux m’empêcher de lui trouver un caractère quelque peu inquiétant, voire oppressant… C’est aussi en cela que A Penny for My Thoughts me paraît dépasser le cadre « simplement » ludique pour constituer une expérience à part. D’où l’interrogation sur laquelle s’est ouvert l’article, moins gratuite qu’on ne pourrait le penser. J’y vois presque une expérience limite, que je ne qualifierais pas vraiment de « dangereuse », n’allons pas jusque-là – à vrai dire, ça repose tellement sur le processus thérapeutique que je serais prêt à croire en son caractère utile, voire salutaire (j’aimerais bien avoir l’avis d’un psychiatre là-dessus…) –, mais tout de même quelque peu angoissante. En un mot comme en cent, je ne jouerais pas à Mnémosyne avec tout le monde, de crainte de « m’ouvrir » trop (mais ça, c’est moi, ça) ; mais avec un petit groupe motivé, soudé et conscient de la portée du « jeu », je suis persuadé qu’il y a là de quoi vivre une expérience hautement enthousiasmante, brillamment conçue, très intelligente dans le fond comme dans la forme.
Mnémosyne vaut donc assurément le détour. Mais – c’est sans doute la première fois que je le dis, et probablement la dernière – je tends à croire qu’il n’est pas à mettre entre toutes les mains, et nécessite des conditions bien particulières pour fonctionner de la meilleure manière. Impressionnant, séduisant, mais quelque peu inquiétant aussi, donc, en ce qui me concerne tout du moins. Un jeu pas seulement ludique ; bien plus que ça…
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