"Notes de ma cabane de moine", de Kamo no Chômei
KAMO NO CHÔMEI, Notes de ma cabane de moine, [Hôjô-Ki], traduit du japonais et annoté par le Révérend Père Sauveur Candau, postface de Jacqueline Pigeot, [s.l.], Le Bruit du temps, [1212, 1968] 2010, 80 p.
Il est des livres qui sont comme autant de refuges, où l’on aime à se ressourcer régulièrement, et plus particulièrement quand la vie se montre dure. Le Hôjô-Ki de Kamo no Chômei, grand classique de la littérature japonaise datant du début du XIIIe siècle, en fait indubitablement partie. Depuis ma découverte de ce court texte magistral dans la folle période où je m’étais pris de passion pour le Japon et sa culture, je n’ai cessé d’y revenir. Aujourd’hui, ces Notes de ma cabane de moine, dans la traduction du Révérend Père Sauveur Candau, constituent la troisième édition que j’en consulte – après ma découverte de ce chef-d’œuvre dans une anthologie de la littérature japonaise chez Picquier, puis ma relecture dans l’édition de René Sieffert sous le titre – plus connu, me semble-t-il – Les Notes de l’ermitage.
Kamo no Chômei était le fils d’un prêtre shintoïste de la cour impériale, en une période particulièrement troublée (ce fut par exemple de son vivant qu’eurent lieu les événements rapportés par le Heike monogatari, autre grand classique de la littérature japonaise, qui dort depuis bien trop longtemps dans ma commode de chevet). Mais il était de rang inférieur, et sa vie ne fut guère qu’une suite de frustrations, quand bien même on le tint semble-t-il de son vivant déjà pour un grand poète et un bon musicien. En 1204, âgé d’une cinquantaine d’années, et après bien des dépits et des rancœurs, il décida de devenir moine bouddhiste (dans la tradition amidiste) et de se retirer du monde ; il se bâtit alors un petit ermitage, où il acheva ses jours, se consacrant quotidiennement à la prière, à la contemplation… mais aussi, toujours, à la poésie et à la musique, passions qui ne le quittèrent jamais, et qui marquèrent sans doute une limite à sa volonté pourtant certaine de détachement. En 1212, il écrivit donc son œuvre la plus célèbre, le Hôjô-Ki, qui devait assurer sa renommée jusqu’à nos jours.
Le Hôjô-Ki est un très bref texte (une trentaine de pages environ ; il est ici complété par une postface au moins aussi longue, et tout à fait passionnante, de Jacqueline Pigeot), que l’on peut tout naturellement découper en deux parties. Après un très célèbre préambule qui ne manque pas d’évoquer Héraclite – « La même rivière coule sans arrêt, mais ce n’est jamais la même eau. De ci, de là, sur les surfaces tranquilles, des taches d’écume apparaissent, disparaissent, sans jamais s’attarder longtemps. Il en est de même des hommes ici-bas et de leurs habitations. » –, l’ermite nous narre les diverses catastrophes qui ont frappé la capitale, Kyôto, de son vivant ; étrangement (ou pas), il n’évoque quasiment pas les troubles politiques pourtant très importants à son époque, mais préfère se consacrer essentiellement aux catastrophes d’origine naturelle – incendies, tremblements de terre, famines, épidémies. De cet émouvant constat de la précarité de la vie et des créations humaines (les habitations en tête, ce thème court à travers l’ensemble du texte) découle la seconde partie du Hôjô-Ki, sorte d’autobiographie spirituelle, dans laquelle Kamo no Chômei nous décrit son ermitage et son mode de vie.
Le Hôjô-Ki, s’il s’inscrit bien dans une histoire (nationale et personnelle) qu’il peut être utile de connaître pour mieux l’appréhender, n’en est pas moins fondamentalement une œuvre à portée universelle. Sa philosophie, avouons-le, n’a sans doute rien de bien original, y compris pour des Occidentaux : j’ai déjà mentionné Héraclite, mais on pourrait également évoquer l’ataraxie des épicuriens, dans un sens, ou peut-être plus encore les stoïciens ; Jacqueline Pigeot cite également l’Ecclésiaste et les Essais de Montaigne, et l’on pourrait sans doute multiplier encore les références de ce genre. Le constat de la précarité de la vie humaine, l’apologie du détachement et de l’érémitisme : voilà qui parle au-delà des philosophies et des spiritualités, et au-delà des siècles.
Mais la grande force du Hôjô-Ki, au-delà de son contenu philosophique, réside probablement dans son incroyable beauté formelle. Kamo no Chômei y fait la preuve de son talent à chaque phrase, parfaitement ciselée, et qui fait toujours mouche. Ce sommet de la prose japonaise est d’une époustouflante splendeur, que ce soit dans la descriptions des atrocités pesant sur l’humanité ou dans la description apaisée de la nature entourant l’ermitage. Ce balancement, orchestré de main de maître, s’accompagne de réflexions touchantes, émises avec une concision et une intensité qui frôlent la perfection.
Et c’est sans doute pourquoi, au-delà du constat désabusé de la condition humaine – auquel on ne peut qu’adhérer – et du réconfort que l’ouvrage suscite peut-être paradoxalement, je ne cesse d’y revenir. Oui, le Hôjô-Ki, dans sa tristesse comme dans sa sérénité, est un ouvrage qui fait du bien ; et ce d’autant plus qu’il constitue un monument d’écriture, magnifiquement rendu par les différents traducteurs (la langue du Révérend Père Sauveur Candau est tout à fait élégante, et cette traduction est peut-être, si ce n’est la plus riche et précise – ici, la palme revient probablement à René Sieffert –, la plus « équilibrée » que j’ai pu lire).
Mais comment doit-on envisager cette œuvre à deux visages, certes complémentaires, mais débouchant pourtant sur des sentiments opposés, quand bien même aussi forts les uns que les autres ? Dans la conclusion de sa postface, Jacqueline Pigeot évoque deux jugements émis par des lecteurs français. Michel Revon, qui en a livré la première traduction intégrale, dit ceci de Kamo no Chômei et de son chef-d’œuvre : « Son charmant écrit, si dénué de toute prétention, n’en devient pas moins un exposé magistral de la sagesse pessimiste. » Mais Paul Claudel porte un autre regard : Chômei « nous a laissé de ses années de contemplation un mémorial plein de fraîcheur et de sentiment que l’on pourrait comparer aux livres de l’Américain Thoreau ». J’adhère sans réserve aucune à ces deux opinions, témoignant de la richesse secrète de ce petit bijou de littérature et de philosophie.
Et, de toute évidence, ce n’est probablement pas là la dernière fois que je me régale à la lecture du Hôjô-Ki : chaque fois que le malheur frappe, quelle qu’en soit la cause, la sagesse de l’ermite nippon s’impose ; et l’on se prend, comme lui, à rêver d’une retraite loin des hommes, loin de tout, où l’on pourrait fuir le flot incessant et impétueux des affaires humaines pour se livrer tout entier à la contemplation sereine de la beauté, celle de la nature indomptable comme celle des œuvres humaines, éphémères pour la plupart, mais parfois immortelles comme ce petit texte postulant pourtant dès la première ligne la précarité de toutes choses ; ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette merveille émouvante et stimulante qu’est le Hôjô-Ki.
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