"Nouvelles en trois lignes", de Félix Fénéon
FÉNÉON (Félix), Nouvelles en trois lignes, préface d’Arthur Bernard, Grenoble, Cent Pages, coll. Cosaques, [1906] 2009, [XXIV] + 432 p.
Le nom de Félix Fénéon ne m’était pas inconnu quand Jérôme Noirez, libraire d’un soir, a présenté (avec brio) ce singulier ouvrage dans sa sélection à Charybde. Il faut dire que le citoyen Planchapain, du temps de nos études respectives, était assez fasciné par le bonhomme, et m’en avait longuement parlé… J’en avais retenu pour l’essentiel qu’il s’agissait d’un critique d’art, voire du critique d’art par excellence, et qu’il était vigoureusement anarchiste, d’aucuns disaient même poseur de bombes (il a eu quelques petits ennuis avec la justice, qui n’ont pas peu contribué à sa notoriété).
Mais j’étais loin de me douter que Félix Fénéon avait été « simple » journaliste, notamment à un poste en apparence particulièrement inoffensif et d’un intérêt douteux : en 1906, en effet, il collabore au Matin, journal pas vraiment connu pour son progressisme, et rédige à cet effet ces Nouvelles en trois lignes (il y en a 1210 dans le recueil). Le terme « nouvelles » est ici ambigu : en effet, à l’origine, il ne s’agit guère que de rédiger des brèves, rapportant à l’arrache des faits-divers tout droits sortis du caniveau (par le biais d’agences de presse ou de dépêches particulières) ; mais, avec Fénéon, on passe de « l’information » (oui, dans un cas comme celui-là, je pense que les guillemets s’imposent) à la littérature, tant l’auteur peaufine ses petits textes avec toute l’attention d’un grand styliste, voire d’un pouète.
Mais ce qui caractérise véritablement ces Nouvelles en trois lignes, et rend leur publication dans Le Matin étonnante (ou pas…), c’est leur fonction de subversion très marquée. Dans un sens, Fénéon, ici, pratique déjà l’adage plus tardif : « Don’t fight the media, become the media! » Tranquillement installé à son poste de journaleux de bas-étage, il infuse ses brèves d’un contenu… ben, oui, anarchiste. Il stigmatise impitoyablement tout ce qui le répugne, avec quelques cibles de choix, comme l’armée, le parti clérical (nous sommes au lendemain de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, et celle-ci a du mal à passer), les patrons, les politiques, etc. L’air de rien, comme ça, en passant, au détour d’un fait-divers en apparence anodin, mais qui se retrouve transfiguré par l’intention de celui qui le rapporte et sa prose assassine.
Cela dit, la première chose que l’on remarque à la lecture de ces faits d’armes journalistiques, c’est une sorte de fascination jubilatoire pour le sordide et le macabre. On a l’impression que Fénéon se délecte à rapporter en style lapidaire le plus atroce et le plus navrant. Notamment, on ne compte pas les suicides dans ces 1210 brèves, pas plus que les crimes passionnels, et, évidemment, tout ce qui fait le contenu habituel de ce genre de rubriques : accidents mortels, agressions, rixes, vols, etc. Ce qui nous dresse un tableau de l’époque assez édifiant (surtout pour les imbéciles qui trouvent notre époque particulièrement criminogène et anxiogène).
Et puis il y a l’humour, bien sûr. Un humour noir, impitoyable, qui frappe au détour de la brève ignoble, et suscite un éclat de rire aussi incontrôlable que mesquin. Dans sa présentation, Jérôme Noirez, au travers d’extraits savamment choisis, a particulièrement insisté sur cette dimension. Ce fut pour le moins efficace et convaincant (pas un hasard si, comme beaucoup de ceux qui étaient présents ce soir-là, je me suis illico jeté sur la bête) (je parle du livre, pas de Jérôme Noirez). Mais avouons que l’auteur de, entre autres, Féerie pour les ténèbres en a du coup peut-être rajouté une couche… Si l’on rit régulièrement à la lecture de ces Nouvelles en trois lignes, ce n’est toutefois pas systématique, loin de là ; l’indignation, l’écœurement, quand ce n’est pas, hélas et malgré tout, l’indifférence (il est des fois où, après tout, un fait-divers n’est rien de plus), sont autrement plus prégnants.
Reste un livre assez unique en son genre, idéal pour le métro ou le trône, qui recèle derrière son apparente banalité des trésors de littérature, de subversion et donc, parfois, d’humour noir. Cela méritait bien effectivement qu’on en parle, et qu’on en fasse la propagande (même si, pour ma part, je ne suis pas certain de pouvoir recommander ces Nouvelles en trois lignes à n’importe qui). Alors merci, encore une fois, pour cette étonnante découverte.
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