"Porteurs-de-peau", de Tony Hillerman
HILLERMAN (Tony), Porteurs-de-peau, [Skinwalkers], traduit de l’américain par Danièle et Pierre Bondil, Paris, Rivages, coll. Noir, [1986, 1989] 1990, 269 p.
Septième polar navajo de Tony Hillerman, Porteurs-de-peau marque un tournant crucial, dans la mesure où c’est dans ce roman que les deux héros de l’auteur, Joe Leaphorn et Jim Chee, se rencontrent enfin (sans beaucoup s’estimer, d’ailleurs…), pour mener en parallèle une enquête complexe qui fleure méchamment la sorcellerie.
Attaque en force : dans le premier chapitre du roman, la caravane où vit Jim Chee se fait canarder… Mystérieuse tentative de meurtre, perpétrée semble-t-il par quelqu’un qui prend notre héros, mi-flic, mi-yataalii, pour un porteur-de-peau. C’est à bien des égards ce qui va fournir le prétexte de la rencontre avec Joe Leaphorn, le légendaire lieutenant, qui a à l’égard des croyances navajos une position autrement plus rationaliste, et suppose d’emblée (étrangement, mais il n’est a priori pas le seul…) que son confrère a probablement quelque chose à se reprocher pour s’être attiré autant de haine…
Mais Leaphorn a déjà bien du pain sur la planche : trois homicides non élucidés sur une courte période, ce qui est franchement inhabituel. Y a-t-il un lien entre ces trois assassinats ? Ça se pourrait bien, et de même pour la tentative à l’encontre de Chee… L’histoire est d’autant plus compliquée que quand ce dernier se rend interroger un suspect, celui-ci s’accuse d’un de ces meurtres… mais prétend avoir tué par balle un homme qui a en fait été massacré à coups de pelle !
Ça fait beaucoup de choses. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que, pour leur première rencontre, Leaphorn et Chee ne vont pas chômer… d’autant qu’ils ont chacun leur lot de problèmes personnels, Leaphorn avec son épouse atteinte d’un probable Alzheimer, Chee avec sa compagne si loin de chez lui.
Et puis, tout ça pue la sorcellerie. Et, chacun à sa manière et pour des raisons différentes, Leaphorn comme Chee détestent les porteurs-de-peau…
On retrouve dans ce septième roman tout ce qui fait la force et la faiblesse des polars navajos de Tony Hillerman. Commençons par les faiblesses… L’une, somme toute, n’est que de peu d’importance : on identifie très vite et très facilement le grand responsable de tout ça ; mais l’enquête reste intéressante, dans la mesure où l’établissement du mobile et des relations entre ces trois homicides et demi reste autrement délicate. L’autre, bien plus gênante, tient à la plume de l’auteur : je ne nie pas les talents de conteur de Tony Hillerman, qui sait faire dans le palpitant et, notamment, sait remarquablement bien finir ses romans, avec une bonne dose de suspense (c’est le cas ici, de manière particulièrement flagrante) ; il n’en reste pas moins que, formellement, c’est pour le moins atroce, et sans doute desservi par une traduction guère élégante et qui mériterait probablement un bon dépoussiérage… Je continue d’aimer les romans de Tony Hillerman, mais dois bien le confesser : à chaque titre, cette faiblesse stylistique me paraît encore un peu plus pénible…
Heureusement, il y a tout le reste, qui vient amplement compenser ces fâcheux travers ; quelques qualités certaines ont d’ailleurs été évoquées dans le paragraphe précédent. Ajoutons, bien sûr, que les personnages de Tony Hillerman, Joe Leaphorn et Jim Chee en tête, sont très réussis, et s’attirent presque inévitablement la sympathie du lecteur, en outre particulièrement réjoui de voir enfin ses deux héros réunis. Et puis, évidemment, il y a cette singularité primordiale des polars navajos de Tony Hillerman, à savoir leur riche contenu ethnologique. Il poursuit ici avec brio son étude des mentalités et usages navajos, en s’intéressant donc plus particulièrement à la sorcellerie et aux sorciers, et tout cela est véritablement passionnant, d’autant que l’auteur sait multiplier les points de vue sur ces questions.
Je ne ferais pas de Porteurs-de-peau un des meilleurs Tony Hillerman que j’ai lus, même si on m’en avait dit beaucoup de bien (trop, sans doute), et si je ne peux que reconnaître que le crossover entre les cycles Leaphorn et Chee est astucieux et enthousiasmant. Cela reste néanmoins, une fois de plus, un polar tout à fait correct, que l’on dévore l’air de rien, et qui témoigne du talent de conteur de Tony Hillerman comme de l’intelligence de son propos.
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