"Qu'est-ce que le Mythe de Cthulhu ?", de S.T. Joshi (dir.)
JOSHI (S.T.) (dir.), Qu’est-ce que le Mythe de Cthulhu ?, [What Is The Cthulhu Mythos?], avec la participation de Donald R. Burleson, Will Murray, Robert M. Price et David E. Schultz, traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe Gindre, Aiglepierre, La Clef d’Argent, coll. KhThOn, [1987-1988, 1990, 1999-2000] 4e éd. 2007, 57 p.
Où l’on continue la découverte des petits bouquins lovecraftiens de La Clef d’Argent, mais cette fois avec un bref essai de la collection « KhThOn ». Qu’est-ce que le Mythe de Cthulhu ? En voilà une question qu’elle est bonne. En effet, contrairement aux apparences peut-être – on a probablement tous l’impression de savoir de quoi il s’agit sans pour autant être capable de le définir, un peu comme la science-fiction diront certains –, la réponse est loin d’être aussi évidente que ça. Lors de la World Fantasy Convention de Providence, le 31 octobre 1986, cinq précieux exégètes se sont donc rassemblés pour en débattre, et le résultat de leur discussion a été reproduit sous la forme de ce petit ouvrage (quelques coupes ont été effectuées afin d’éliminer le hors-sujet, certaines allocutions ont été réécrites pour la forme, et cette dernière édition se voit complétée par deux courtes communications de S.T. Joshi et Will Murray sur l’état de la recherche en la matière outre-Atlantique).
S.T. Joshi, qui dirige la table ronde, est probablement à l’heure actuelle l’érudit lovecraftien le plus important ; à l’époque, toutefois, il n’avait pas encore écrit sa fameuse biographie « définitive » de Lovecraft (qu’il va bien falloir que j’arrive à me procurer un de ces jours…), mais avait déjà supervisé l’édition de différents types d’œuvres d’HPL pour divers éditeurs. Il est ici très bien entouré, par quatre exégètes notables, dont j’avoue que je ne connaissais jusqu’à présent que Robert M. Price (pour ses anthologies de lovecrafteries parues chez Chaosium à l’origine, et, chez nous, chez Oriflam ; ainsi que j’ai peut-être eu l’occasion de vous le dire, si ces anthologies sont très inégales, et parfois carrément douteuses, sur le pur plan littéraire, elles contiennent souvent des introductions très intéressantes du directeur d’ouvrage). Notons cependant d’emblée que la conversation est assez vite monopolisée – après la présentation par chacun de sa conception du Mythe de Cthulhu (ou Mythe de Lovecraft, etc.) – par Joshi, Murray et Price, Burleson et Schultz étant pour leur part un peu plus effacés.
Et s’il est certains points sur lesquels les divers intervenants se rejoignent assez – notamment pour en foutre plein la gueule à August Derleth… –, chacun tend cependant à camper sur ses positions, plus ou moins irréductibles. On pourrait craindre, dès lors, un débat stérile ; c’est loin d’être le cas : si, à la fin du débat (oral, donc, et pas toujours solidement élaboré), chacun continue largement de s’en tenir à sa conception du Mythe – il y a une conclusion de chacun, répondant à l’introduction –, les échanges n’en sont pas moins fort intéressants et soulèvent bien des pistes passionnantes. Alors, certes, arrivé à la fin, le lecteur peut être un peu perdu dans ces différentes conceptions du Mythe, mais il y a fort à parier qu’il bénéficiera de tous ces éléments de réflexion pour se forger (ou, sans doute, renouveler) sa propre vision du Mythe de Cthulhu.
Je ne vais pas rentrer dans les détails de chaque conception, ce n’est pas le rôle de ce compte rendu (lisez donc le bouquin, ah mais). Je relève cependant deux visions largement opposées, qui m’ont paru les plus séduisantes, et au milieu (approximatif) desquelles se situe Joshi lui-même (qui confesse cependant, avec un brin d’exagération provocatrice, il le reconnaît volontiers, ne plus guère s’intéresser aux fictions lovecraftiennes et lui préférer largement ses lettres, etc.).
Robert M. Price défend sans doute l’acception la plus large du Mythe de Cthulhu (ce qui n’a rien d’étonnant eu égard à son travail d’anthologiste), et je pense que j’aurais pas mal tendance à le rejoindre personnellement : s’il ne voit pas dans le Mythe un canon rigoureusement organisé – mais ceci semble faire l’unanimité –, il y voit par contre un ensemble de « traditions », non exemptes de contradictions éventuellement volontaires, à la manière des traditions mythologiques et religieuses classiques, et leur empruntant leur forme de cycles ; ce qui justifie à bien des égards la continuation du Mythe par d’autres auteurs que Lovecraft lui-même, même s’il est toujours nécessaire de prendre des précautions à cet égard (notamment, donc, par rapport à August Derleth qui, s’il a un peu joué à l’égard de Lovecraft le rôle de Max Brod auprès de Kafka, ce pour quoi il me semble que l’on peut bien le remercier, a cependant eu tendance à jouer à l’héritier autoproclamé, alors qu’il ne comprenait visiblement pas grand-chose à la vision cosmique de Lovecraft, défendant pour sa part une philosophie toute différente ; d’où certaines absurdités, comme l’organisation stricte du Mythe sous la forme, par exemple, d’un panthéon élémentaire…).
Will Murray défend pour sa part une conception du mythe largement opposée, et sans doute radicalement excessive, mais néanmoins très intéressante. Ainsi qu’il le dit lui-même, ses premiers travaux dans ce sens relevaient largement de la blague destinée à faire grincer les dents des lovecraftiens, mais il a fini, en avançant dans ses recherches, par se convaincre lui-même… C’est cet exégète qui défend l’acception la plus limitative du Mythe de Cthulhu : pour lui, en effet, seules trois nouvelles de Lovecraft lui-même peuvent être qualifiées ainsi (« L’Appel de Cthulhu », « La Couleur tombée du ciel » et « L’Abomination de Dunwich ») ; dans ses autres textes – et dans les textes de ses amis comme dans les pastiches et « continuations » ultérieurs –, le Mythe ne consiste guère qu’en gimmicks et clins d’œil (les noms récurrents d’entités ou de livres, empruntés ici ou là), et la force littéraire de ces textes est à son sens bien moindre.
Price admet volontiers qu’il s’agit pour l’essentiel de clins d’œil, de codes, dans lesquels il voit avant tout un « décor » ; mais, à son sens, cela ne vient pas pour autant affaiblir l’idée d’un Mythe de Cthulhu et, surtout, cela ne débouche pas sur une acception aussi stricte et limitative ; et s’il faut se méfier de certains imitateurs peut-être sincèrement trompés par la gentillesse de Lovecraft qui les invitait à piocher dans la matière du Mythe et piochait lui-même chez les autres les éléments de décor qui lui semblaient intéressants, cela n’enlève pas pour autant toute pertinence à l’idée d’un cycle mythologique lovecraftien. Simplement, des « auteurs » (le mot est parfois un peu fort…) tels qu’August Derleth ou plus récemment Brian Lumley, ayant une vision philosophique différente, ne reflètent pas les préoccupations cosmiques lovecraftiennes, le gentilhomme de Providence tenant pour sa part d’une forme de matérialisme mécaniste (ce que le catholique Derleth ne pouvait sans doute pas appréhender).
Un point qui me paraît intéressant, soulevé si je ne m’abuse par Murray mais qui semble faire l’unanimité, c’est que Lovecraft, en dépit de l’utilisation de tous ces gimmicks tenant chaque fois du décor et ne constituant jamais (sauf peut-être dans les trois textes du Mythe à l’état « pur » tel que Murray le conçoit) le fond, le cœur du récit, Lovecraft, donc, ne s’est jamais vraiment répété. Il usait d’une idée, la poussait jusque dans ses derniers retranchements dans un texte unique, et n’y revenait plus, ou alors dans le seul but d’une amélioration d’un texte de jeunesse (c’est ainsi que l’on passe de « Dagon » à « L’Appel de Cthulhu », fondamentalement la même histoire, à s’en tenir à « l’image » centrale). Ici, l’on voit bien, une fois de plus, la différence avec (le pauvre…) Derleth qui, pour sa part, n’a jamais cessé d’écrire (mal) la même histoire, et a pioché dans le Livre de raison sans vraiment en comprendre l’utilité…
Je ne vais pas m’étendre davantage : il ne s’agit ici que de présenter certains aspects de la table ronde qui m’ont paru particulièrement intéressants ; mais il y en a bien d’autres. Si ce Qu’est-ce que le Mythe de Cthulhu est fort court et sans doute trop cher une fois de plus (10 €), c’est néanmoins, vous l’aurez compris, une lecture passionnante, voire indispensable, pour qui s’intéresse à Lovecraft et aux lovecrafteries. Pour ma part, je me suis donc régalé ; et j’en redemande.
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