"Qu'était-ce ?", de Fitz-James O'Brien
O’BRIEN (Fitz-James), Qu’était-ce ?, [What was It ?], traduit de l’anglais par Richard Scholar et Guillaume Pigeard de Gurbert, lecture de Guillaume Pigeard de Gurbert, Arles, Actes Sud, coll. Babel – Les Fantastiques, [1859] 1998, 47 p.
Qu’était-ce ? Eh bien… Quelque chose… Que je vais devoir révéler (aussi, si vous craignez le SPOILER, fuyez, pauvres fous !). Et c’est justement la certitude de cette présence que Lovecraft qualifiera ultérieurement « d’indicible » qui est au cœur de cette brève nouvelle de Fitz-James O’Brien – sans doute une de ses plus célèbres – parue initialement en 1859, et qui se pose ainsi en véritable réflexion sur la nature même de la littérature fantastique.
Soit une maison new-yorkaise qui a la réputation d’être hantée. Une pension de famille – des fortes têtes assurément – s’y installe pourtant, ou peut-être justement pour cette raison. Dès les premiers instants passés dans la demeure, les locataires s’empressent de guetter les manifestations fantomatiques… en vain. Notre narrateur, opiomane qui a commis en son temps une « ghost story », n’est certes pas le dernier à se régaler de l’attente du surnaturel dans la bâtisse. Toutefois, il n’entend pas mélanger rêveries opiacées et songes hoffmanniens, sachant ce que cette alliance peut avoir de perturbant. Mais un soir où un compagnon d’excursion dans les paradis artificiels l’entraîne bien malgré lui sur ce terrain, le narrateur est assailli par… Quelque chose. « A Something », dit le texte original, qui bénéficie en outre du « it » anglais, sans doute intraduisible en français, ou maladroitement sous la forme de « ça » (vous avez le bonjour de Stephen King).
On pourrait croire à vue de nez – et cela correspondrait aux canons du fantastique, à en croire une définition à mon sens bien trop courante et beaucoup trop réductrice – que ce Quelque-Chose n’est que l’hallucination d’un toxicomane qui fait un « bad trip ». Le fantastique serait dès lors réduit au procédé de l’ambiguïté. Mais non : ce qui fait l’intérêt de la nouvelle de Fitz-James O’Brien, et constitue du coup un salutaire pied de nez à ces définitions psychologisantes qui ont tôt fait d’évacuer le surnaturel, c’est bien la certitude de la présence de ce Quelque-Chose. Oui, il résiste à la définition ; il se dissimule donc en anglais sous un neutre perplexe. Mais il est assurément. Il est certes incompréhensible et incommunicable – indicible, disais-je –, mais sa réalité ne saurait faire de doute pour personne. Si l’opiomane ne voit rien, et les autres locataires pas davantage, la présence indéfinie n’en est pas moins indiscutable. Ce « Horla » n’est pas une hallucination, pas le moins du monde. Et c’est bien ça qui est terrible ; pas la suspicion de folie, mais l’indiscutable existence de ce qui ne devrait pas être, de ce qui n’est pas compris et ne le sera jamais, pas plus au moment de l’assaut que, plus tard, quand le narrateur et son camarade de pipe sont amenés à enterrer cette chose qu’on ne voit pas, scène fort brève, certes, mais fascinante dans son principe même.
La nouvelle de Fitz-James O’Brien, ainsi, dans sa brièveté qui la rend presque abstraite, ou lui donne plus exactement un caractère d’épure, a quelque chose de programmatique. En posant d’emblée la question (au passé, ce n’est pas négligeable) et en y apportant bel et bien une réponse, aussi perplexe soit-elle, elle dit ce qu’est (ce que doit être ?) le fantastique, n’en déplaise aux apôtres de l’ambiguïté fondamentale. On n’évacue rien, ici, au prétexte de conformer le récit aux nécessités rationnelles de notre société et de nos modes de pensée. On ne dissimule pas l’indéfinissable comme étant par nature irréel. Bien au contraire. Cette déclaration d’intention, dès lors, avait tout pour me plaire, de même que sa « lecture » par Guillaume Pigeard de Gurbert (à grands renforts de Deleuze).
Je ne ferais pas de Qu’était-ce ? une lecture indispensable pour tous, mais, pour qui s’intéresse un tant soit peu à la littérature fantastique et à sa théorie, la nouvelle de Fitz-James O’Brien constitue bel et bien une importante pièce à verser au dossier. En tant que telle, on ne saurait imaginer meilleure réponse à la question du titre : on ne sait pas ce que c’est, mais on sait que ce Quelque-Chose est ; et c’est bien ce qui le rend terrible. Aussi cette nouvelle me paraît-elle fondamentale à plus d’un titre, typique d’un certain fantastique rétif aux ratiocinations théoriques les plus convenues ; en affirmant la réalité de l’horreur, elle ouvre le champ à d’autres auteurs non négligeables, dont Lovecraft et King : ceux qui ont fait de la quête de ce « it » le cœur de leur œuvre.
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