"Rafael, derniers jours", de Gregory Mcdonald
MCDONALD (Gregory), Rafael, derniers jours, [The Brave], traduit de l’américain par Jean-François Merle, Paris, 10/18, coll. Domaine policier, [1991, 1996, 2005] 2009, 190 p.
Une fois n’est pas coutume, voici un livre que j’ai acheté et lu sur les bons conseils d’un précieux libraire (Monsieur X., que ton nom soit sanctifié, etc.). Un roman court mais éprouvant comme je les aime. Et qui n’a rien d’un policier en dépit de la collection : on fait ici dans le roman social, mais avec une profonde intelligence et une empathie rare.
Le point de départ est très fort, tout en étant à dire vrai un peu improbable (mais on s’en fout). Rafael est un jeune américain paumé ; aussi accepte-t-il le « travail » qu’entend lui confier un mystérieux individu : tourner – volontairement – dans un snuff movie. Dans un chapitre terrible de froideur, le « scénario » lui est conté par le menu : actes de torture ignobles et, en définitive, la mort. Vraiment. Mais Rafael accepte, contre quelques jours de sursis et trente mille dollars pour sa femme et ses trois gosses.
C’est que Rafael n’a pas d’avenir. Illettré, alcoolique, chômeur, il porte sur lui la misère la plus noire que puissent engendrer les États-Unis. Rafael, s’il est un peu simplet, comprend bien que, pour lui, tout est foutu. D’ailleurs, le producteur du film le lui a dit : un an de plus, et il n’en aurait pas voulu. Alors Rafael accepte d’endurer la souffrance et de mourir sur un écran. Et il quitte le bureau du producteur avec quelques billets en poche, qu’il va s’empresser, non pas de boire, étrangement, mais d’utiliser pour faire des cadeaux à sa femme et à ses enfants.
Nous vivrons donc avec lui ses derniers jours sur cette terre de malheur. Jusqu’au jeudi fatidique, celui où il devra « faire son boulot ». Et c’est en le suivant que nous découvrons le quotidien de Morgantown, un bidonville coincé entre Big Dry Lake et une décharge. C’est là que Rafael et sa petite famille (sur)vivent, entourés de leurs semblables. Et c’est là que réside en définitive l’horreur dans ce court roman, qui a judicieusement évacué dès les premières pages tout ce qui aurait pu faire craindre la gratuité. La véritable horreur, ici, ne réside donc pas dans le snuff movie. Elle est d’ordre social : une plongée dans le quart-monde américain dans ce qu’il a de plus sordide.
Le moins que l’on puisse dire est que cette virée chez les plus pauvres des pauvres fait son petit effet. Sans jamais abuser du pathos, sans jamais verser dans la gratuité (donc), Gregory Mcdonald nous fait vivre littéralement les derniers jours de Rafael au milieu des siens, et c’est terrible. On en vient presque à comprendre le choix de Rafael, tant l’horizon est sempiternellement bouché sur Morgantown. Ici, les gens n’ont guère que deux moyens pour tenir : l’alcool, et ce qu’ils peuvent dénicher dans la décharge ; mais celle-ci est maintenant gardée par un type armé jusqu’aux dents… À terme : rien. Le vide. Pas d’avenir. Rafael ne cesse de le répéter à sa petite famille : il faut partir d’ici, quitter Morgantown. Mais pour aller où ? Et pour faire quoi ? Et comment ? Ils n’ont pas le moindre argent… Aussi Rafael garde-t-il précieusement le « contrat » qu’il a signé avec le producteur, cette promesse d’un avenir meilleur pour les siens. Et de garder le secret sur son « travail », qui lui a permis d’acheter tous ces merveilleux cadeaux : deux robes pour Rita (qui n’a jamais eu de robe neuve de sa vie), et, pour les enfants, un synthétiseur, un jeu de médecin et un gant de base-ball. Pourquoi ? Il est trop petit, et de toute façon personne ne joue au base-ball à Morgantown… Pour plus tard. Ailleurs.
La tendresse et la naïveté de Rafael emportent l’adhésion. On se prend très vite d’attachement pour ce personnage incroyablement humain, au quotidien sinistre. Et le snuff movie passe tout aussi rapidement au second plan, à la fois menace et espoir de rédemption. C’est qu’il y a quelque chose de christique en Rafael, destiné à se sacrifier pour les autres, et connaissant, entre-temps, la douleur et la trahison. Superbe personnage, donc, touchant directement au cœur.
Et puis il y a Morgantown. En contrepoint du snuff movie vaguement mythique, le bidonville est d’une effroyable réalité. De temps en temps, on a peine à croire qu’un endroit pareil existe dans la première économie du monde, mais tout doute disparaît bien vite à chaque fois. On sait que Morgantown existe. On le sent dans ses veines. On voit cette décharge, entourée de déchets humains saouls du matin au soir, consanguins, analphabètes, pouilleux, Affreux, sales et méchants (l’humour en moins…).
Aussi, derrière le récit des derniers jours de Rafael, pointe un impitoyable réquisitoire, un acte d’accusation cinglant et dur, dénonçant à l’Amérique sa face cachée qu’elle prend bien soin de déguiser, d’ignorer, de mépriser. Mais à la lecture de Rafael, derniers jours, on ne peut plus se dissimuler l’existence de Morgantown et de ceux qui y végètent. Et, évidemment, le lecteur français est amené à transposer cette cruelle réalité…
Le prétexte est bien loin : reste un roman poignant et profondément déprimant, social au sens le plus noble, tout sauf les abominations boboïsantes qu’on nous inflige parfois sous cet intitulé. Une réalité crue, mais décrite sans complaisance, à auteur d’homme. Un récit d’une humanité rare, qui ne saurait laisser indifférent. Une plume sobre et juste, élégante et digne dans son minimalisme. Un très bon roman, en somme, qui sait adroitement éviter tous les écueils propres à son sujet, et convainc à chaque page. À lire.
Commenter cet article