"Six Problèmes pour don Isidro Parodi", de Jorge Luis Borges & Adolfo Bioy Casares
BORGES (Jorge Luis) & BIOY CASARES (Adolfo), Six Problèmes pour don Isidro Parodi, [Seis Problemas para don Isidro Parodi], traduit de l’espagnol [Argentine] par Françoise-Marie Rosset, Paris, Robert Laffont, coll. Pavillons poche, [1942, 1967, 1995] 2011, 208 p.
J’avais déjà évoqué sur ce blog interlope Jorge Luis Borges pour L’Aleph et Le Livre de sable, et Adolfo Bioy Casares pour L’Invention de Morel, livres géniaux que je ne peux qu’ardemment vous recommander (ce qui me rappelle d’ailleurs que j’ai les Œuvres complètes de Borges qui m’attendent dans ma commode de chevet, va falloir que je trouve le temps de m’y mettre). Je savais les deux auteurs amis (Borges a d’ailleurs écrit l’élogieuse préface de L’Invention de Morel), mais ignorais totalement qu’ils avaient écrit à quatre mains sous le pseudonyme de H. Bustos Domecq. Six Problèmes pour don Isidro Parodi, daté de 1942, est la première production de cet éminent auteur fictif (il y en eut deux autres par la suite). Et ce fut une sacrée découverte.
Les deux auteurs étaient amateurs de policier (et en dirigèrent d’ailleurs une collection). Dans ce jubilatoire petit recueil, ils se livrent à un pastiche amoureux du genre, plus précisément des récits d’enquête « pré-hard boiled » à la Poe, Conan Doyle ou Christie, entre autres. Mais, si cette dimension est déjà fort appréciable, ces Six Problèmes… recèlent bien davantage, et dévoilent des aspects plutôt inattendus (à mon sens, tout du moins, mais je suis un béotien) de Borges et Bioy Casares ; et c’est bien l’humour qui domine dans ces six enquêtes, au travers de la description de figures hilarantes d’une Argentine bigarrée.
Passons (même si c’est là quelque chose de très borgésien, de même que les innombrables références à des livres fictifs qui parsèment le recueil) sur la présentation de H. Bustos Domecq et « l’avant-propos » de Gervasio Montenegro (un des personnages du recueil…) pour aborder directement les nouvelles, qui obéissent chaque fois à un canevas très similaire.
Don Isidro Parodi était coiffeur, mais, accusé (à tort, peu importe) et condamné, cela fait maintenant bien des années qu’il végète en prison, dans la très courue cellule 273. Très courue, oui : en effet, l’isolement, perçu par d’aucuns comme une retraite ou un ermitage, de don Isidro Parodi lui a permis de développer à plein ses extraordinaires talents déductifs, qui en font un singulier héritier d’Auguste Dupin et de Sherlock Holmes ; aussi vient-on régulièrement le consulter pour qu’il éclaire de ses lumières, sans même bouger de sa cellule, les affaires criminelles les plus embrouillées.
Dès lors, chaque nouvelle débute par l’irruption dans la cellule 273 d’un importun (ou de plusieurs), souvent passablement ridicule mais on y reviendra, qui livre un récit aussi détaillé que confus du crime qui le tracasse ; et se conclut en quelques paragraphes à peine, quand don Isidro Parodi, presque toujours silencieux jusque-là, démêle le tout pour livrer une analyse brillante et sans appel de ce qui s’est vraiment produit.
Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares jouent ainsi des poncifs du récit « de déduction » avec un brio qui dénote une parfaite maîtrise du genre pastiché (parodié ?). Mais le talent du détective prisonnier n’est pas au cœur des récits. Ce que l’on en retient surtout, ce sont les témoignages emberlificotés (un peu trop dans un cas, d’ailleurs, « La Victime de Tadeo Limardo », vraiment difficile à suivre – mais c’est la seule critique, si c’en est une, que j’aurais envie d’adresser à ces Six Problèmes…) des visiteurs de notre reclus de héros. C’est qu’il en voit, du beau monde ! Une galerie inoubliable de personnages généralement plutôt niais, mais pas moins imbus de leur personne, portés sur les discours interminables et confus qui, bien plus qu’il n’éclairent l’affaire, sont surtout l’occasion de livrer une vigoureuse et hilarante satire de la société argentine (avec une prédilection pour les artistes, écrivains et critiques…) du début des années 1940, qui reste cependant intemporelle et universelle.
Ces personnages – que l’on retrouve de nouvelle en nouvelle, et qui s’accumulent ainsi – sont tous remarquablement campés, et c’est un vrai délice que de les suivre (ou tenter de le faire…) dans leurs divagations riches en éléments absurdes ou burlesques (on notera l’usage de notes de bas de page improbables des divers personnages, venant commenter le récit de H. Bustos Domecq). La plume des deux auteurs est évidemment merveilleuse, particulièrement dans ces longues circonvolutions généralement comiques, et très bien rendue à la traduction.
À la lecture, on ne peut s’empêcher d’imaginer les deux compères argentins en train de se fendre la pêche à écrire ces Six Problèmes pour don Isidro Parodi. Et ils ont le rire communicatif. Cela dit, ils se sont de toute évidence appliqués à la tâche, et on ne saurait limiter ce recueil à une bête farce légère et vite oubliée. Le pastiche est réussi, la peinture de la société argentine parfaite (et recelant quelques critiques plus sérieuses…) et le style irréprochable.
Je n’attendais pas Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares sur ce terrain-là, mais ils m’ont vite conquis, et ce premier recueil de H. Bustos Domecq est ainsi une preuve supplémentaire, s’il en était encore besoin, de leur grand talent. Aussi vais-je sans doute jeter un œil prochainement sur les Chroniques de Bustos Domecq et les Nouveaux Contes de Bustos Domecq. À suivre, donc.
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