"Supplément au Voyage de Bougainville", de Diderot
DIDEROT, Supplément au Voyage de Bougainville, présentation et notes de Paul-Édouard Levayer, Paris, Librairie Générale Française, coll. Le Livre de Poche – Libretti, [1772, 1995] 2003, 122 p.
Étonnamment, je n’avais jusqu’à présent jamais rien lu de Diderot, ou presque. Ce Supplément au Voyage de Bougainville, sans doute un de ses ouvrages qui m’attiraient le plus, a d’ailleurs dormi pendant longtemps (trop longtemps) dans mon étagère puis ma commode de chevet. Mais ça y est, l’erreur est rattrapée ; et si j’ai encore du boulot – plein de choses à lire, autrement dit –, je dispose néanmoins désormais d’une base.
Comme son nom l’indique, ce très petit ouvrage prend prétexte du voyage autour du monde de Bougainville (1766-1769) et de sa relation, parue en 1771, pour exposer des idées chères à Diderot. Il se focalise plus particulièrement sur une étape du voyage, la plus importante à bien des égards : la « découverte » de la Nouvelle-Cythère, ou Otaïti, lire aujourd’hui Tahiti. Si l’on précise que Commerson, membre de l’expédition dont un rapport est fourni en annexe, avait d’abord eu envie d’appeler cette île « Utopie », en référence au fameux ouvrage de Thomas More, on comprendra sans peine l’intérêt de Diderot pour cette escale, et le mien pour son Supplément.
Ce livre, dans la carrière de Diderot, doit également être considéré comme concluant une « trilogie » – il était précédé de Ceci n’est pas un conte et de Madame de la Carlière –, ayant pour thème, pour reprendre les mots du préfacier, « la désignation et la mise en cause de la dénaturation psychologique et morale, qui rend méchant et malheureux ». Dans le Supplément (je ne saurais m’engager pour les deux autres textes), et ce malgré la brouille bien antérieure entre les deux auteurs, ce thème prend des allures très rousseauistes : difficile en effet de ne pas penser aux Discours de l’auteur du Contrat social (et en premier lieu, sans doute, au Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes) à la lecture de l’opuscule de Diderot, qui reprend passablement le thème d’une bonté naturelle de l’homme, pervertie par la société et les lois (religieuses, juridiques, morales) qu’elle impose. C’est à vrai dire probablement dans ce texte que l’on trouve l’image la plus frappante du « bon sauvage », qui allait connaître une certaine prospérité, pas forcément pour le meilleur, d’ailleurs, et loin de là… Mais, avec Diderot, dans une perspective qu’on pourrait qualifier, quoique de manière légèrement anachronique, « d’évolutionniste », nous en sommes bien là, et il s’agit pour lui de faire l’éloge de ces hommes, les Tahitiens, vivant peu ou prou selon les lois de la nature, pour ne pas dire à l’état de nature, et si heureux et bons a fortiori quand on les compare aux Européens civilisés. Une conséquence intéressante chez Diderot : cela débouche (logiquement, d’ailleurs ; mais la logique et la raison n’ont pas toujours été de la partie dans cette affaire…) sur un discours que l’on pourrait qualifier, là encore avec un peu d’anachronisme, « d’anti-colonialiste ».
Le Supplément au Voyage de Bougainville a donc pour thèmes la loi et la civilisation. Il prend pour cela l’allure d’un dialogue entre A et B « sur l’inconvénient d’attacher certaines idées morales à des actions physiques qui n’en comportent pas » ; A et B sont deux lecteurs du Voyage de Bougainville, le premier étant passablement candide, et le second venant éclairer sa lanterne. Dialogue entre A et B, donc ; mais Diderot s’amuse avec la forme, complexe, et les dialogues et récits s’enchâssent les uns dans les autres, pour un résultat finalement plutôt succulent.
Au dialogue proprement dit, qui constitue le fil rouge de ce Supplément, l’introduit et le conclut, s’intègrent donc deux récits qui viennent nous éclairer sur les intentions premières de Diderot : « Les adieux du vieillard » (chapitre II) a une portée assez générale, et je n’y reviendrai pas en détail ; on y trouve ce que j’ai dégagé plus haut, exprimé par un vieux Tahitien maudissant Bougainville pour sa « découverte ». Mais le cœur de l’ouvrage réside dans un dialogue dans le dialogue (chapitres III et IV), « L’entretien de l’aumônier et d’Orou », qui prend un exemple précis pour éclairer la thèse de Diderot : en l’occurrence, LE CUL.
Le Tahitien Orou reçoit l’aumônier de l’expédition de Bougainville, avec la franche hospitalité qui caractérise son peuple, et lui offre, ni plus ni moins, de coucher avec sa femme et ses trois filles. « Mais ma religion ! mais mon état ! », s’écrie le pauvre (…) aumônier. Et Orou, très philosophe, de lui démontrer par le menu que ses préjugés n’ont pas lieu d’être, et, donc, qu’il ne faut pas « attacher certaines idées morales à des actions physiques qui n’en comportent pas ». Encore que Diderot lui-même ne se débarrasse pas totalement de la morale : notamment, et cela m’a surpris, il aborde la sexualité dans une perspective que l’on pourrait qualifier (oui, léger anachronisme, encore) « d’utilitariste » ; comprendre qu’elle est intimement liée à et justifiée par la reproduction, et qu’on ne saurait sous peine de libertinage condamnable séparer les deux. Bon, heureusement (…), plus tard, il y aura Sade pour pousser jusque dans ses derniers retranchements cette apologie de la nature et cette condamnation des empiètements de la morale dans la sexualité. Mais je m’égare…
Bien entendu, c’est là pour Diderot une belle occasion de taper dans le clergé et la religion, et il ne s’en prive certainement pas ; le tableau, s’il se veut « philosophique », est avant tout cocasse. Et, je ne vous ferai pas languir, bien évidemment, l’aumônier finira par jeter sa religion et son état aux orties pour copuler dans la joie avec les quatre femmes. Mais on aura d’ici là l’occasion de s’interroger avec Orou (parfois commenté par A et B) sur la pertinence des « fausses » lois (religieuses, juridiques, morales), pour ne plus conserver que les seules qui comptent en l’affaire : celles de la nature.
Les annexes (outre le rapport de Commerson mentionné plus haut, on trouve encore deux textes de Diderot, une relation du Voyage autour du monde et un extrait de l’Histoire philosophique et politique des deux Indes de l’abbé Raynal intitulé « Comparaison des peuples policés et des peuples sauvages », qui est encore plus radical que le Supplément) enfoncent le clou.
Au final, le Supplément au Voyage de Bougainville ne se contente pas d’être une illustration particulièrement révélatrice de certaines des préoccupations parmi les plus subversives du siècle des Lumières (on n’est peut-être pas si loin que ça des Lumières « radicales », d’ailleurs, mais je n’oserais trop m’engager sur ce terrain que je ne maîtrise pas) : cela reste une lecture assez délicieuse près de deux siècles et demi plus tard. Il était bien temps que je m’y mette…
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