"The City & the City", de China Miéville
MIÉVILLE (China), The City & the City, London, Pan Books, 2009, 372 p.
La vie est injuste, il y en a qui ont tout pour eux. Tenez, China Miéville par exemple. Le bonhomme avait su me séduire avec les deux premiers tomes de son « cycle du Bas-Lag », Perdido Street Station et plus encore Les Scarifiés. Aussi, d’autres titres de cet auteur au nom improbable n’ont pas manqué de rejoindre ma volumineuse commode de chevet : en français, Le Concile de fer, bien sûr, et Lombres ; mais aussi, sur un coup de tête, en anglais, Looking for Jake, Kraken et The City & the City, qui va nous retenir aujourd’hui, et dont la traduction française vient tout juste de sortir au Fleuve Noir.
Vouloir lire Miéville en anglais était sans doute quelque peu audacieux, et peut-être plus particulièrement pour ce livre-là (dont je ne savais rien avant d’en entamer la lecture ; j’avais juste vérifié qu’il ne s’inscrivait pas dans le « cycle du Bas-Lag ») ; j’avoue, j’ai dans un premier temps galéré, notamment quand je me suis trouvé confronté à des néologismes saugrenus, exprimant des concepts perturbants a priori même pour qui lirait ce livre dans sa langue natale, que ce soit en VO ou en VF (je n’ai entendu dire que du bien de cette traduction, mais ce constat semble se vérifier). C’est que ce roman, bien plus court que ce à quoi Miéville nous a habitués, repose en définitive sur une idée fabuleuse, mais un brin difficile à saisir de prime abord.
Nous sommes à Besźel, une ville autonome fantasmée de l’Europe de l’Est, aux portes de l’Orient. Et, en dehors de cette donnée géographique imaginaire, tout commence comme un « simple » polar. Le cadavre d’une femme est retrouvé, et l’inspecteur Borlú de l’Extreme Crime Squad est chargé de l’enquête. Rien que de très banal, on le voit. Problème : il semblerait que le meurtre n’a pas eu lieu à Besźel, mais à Ul Qoma, cité rivale de la première, ce qui n’est pas sans poser quelques difficultés diplomatiques.
Mais Ul Qoma n’est pas tout à fait une simple voisine de Besźel : non, les deux cités sont en fait, plus que juxtaposées, superposées. Elles se partagent des rues, des édifices, etc. Mais les deux villes se haïssent, et leurs citoyens ont pour ordre de ne pas voir (« to unsee », rendu en français ai-je cru comprendre par « éviser ») ce qui appartient à l’autre ville. Ne pas obéir à cette injonction constitue un crime des plus graves, « Breach », géré par l’autorité du même nom, qui use et abuse d’un pouvoir discrétionnaire dans sa mission de séparation des deux villes.
Idée absolument géniale, et que China Miéville met en scène de main de maître. Une idée absurde, aussi, au sens kafkaïen, mais évidemment lourde de sens, notamment politique.
Borlú entame donc son enquête à Besźel, tout en étant persuadé que, le meurtre ayant probablement eu lieu à Ul Qoma, « Breach » va se charger de l’affaire. Mais, par une brillante astuce, ce ne sera pourtant pas le cas. Et notre inspecteur de devoir poursuivre son travail, d’abord dans sa ville natale… et ensuite à Ul Qoma, où, pour lui, tout est à l’envers. Il s’intéressera notamment de près au diverses factions politiques qui s’opposent sur la division entre Besźel et Ul Qoma, les nationalistes partisans acharnés de la distinction comme les unificationnistes désireux de rassembler les deux villes et de mettre fin à cette situation absurde. Avec toujours la menace orwellienne de « Breach » sur ses épaules… et peut-être plus particulièrement quand il en viendra à envisager l’existence d’une troisième cité, secrète, entre les deux autres.
Polar palpitant et rythmé, construit comme le légendaire et improbable « bon thriller », conspirationnisme à la clé, The City & the City est une merveille à tous les points de vue. Vrai mélange des genres dans lequel aucun n’est méprisé au détriment des autres, c’est le type même d’ouvrage interstitiel qui me réjouit particulièrement en ce moment. On est scotché par l’intrigue, et bluffé par les idées mises en œuvre par China Miéville, des idées brillantes comme peu le sont, dingues et pourtant parfaitement cohérentes. Ce nouveau délire urbain fascine à chaque page, et, pour paraphraser la critique du Guardian reproduite en couverture, c’est aussi intelligent qu’original.
À vrai dire, je cherche en vain ce que l’on pourrait reprocher à ce roman, qui m’a pleinement convaincu de la première à la dernière page (ou, plus exactement, dès que j’ai pu comprendre le jeu entre « unseeing » et « Breach », la division subtile entre Besźel et Ul Qoma). Le style, d’un abord parfois délicat pour le néophyte dans mon genre, est d’une efficacité remarquable, les personnages sont bien élaborés et très humains, l’intrigue est passionnante, le fond plus encore… Rien à jeter dans The City & the City, décidément. Citons encore la presse, le Los Angeles Times : « Si Raymond Chandler et Philip K. Dick avaient un enfant élevé par Kafka, ce pourrait être The City & the City. » J’approuve le slogan, et, si je connais peu (non, pas, en fait…) Chandler, les noms de Dick et de Kafka me paraissent, une fois n’est pas coutume, employés ici à bon escient ; ces deux auteurs figurant parmi mes préférés, vous comprendrez que je ne tarisse pas d’éloges sur cet extraordinaire nouveau roman de China Miéville, décidément un des auteurs d’imaginaire les plus intéressants à l’heure actuelle.
Lisez-moi cette merveille, et plus vite que ça !
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