"Un anarchiste", de Joseph Conrad
CONRAD (Joseph), Un anarchiste. Un conte désespéré, [An Anarchist. A Desperate Tale], traduction de l’anglais, notes et postface par Pierre-Julien Brunet, [s.l.], Fayard – Mille et Une Nuits, [1906, 1908] 2013, 61 p.
Je poursuis petit à petit ma découverte de l’œuvre de Joseph Conrad. Après Au cœur des ténèbres, Jeunesse et Le Duel, voici donc une intrigante nouvelle « française » parue initialement aux États-Unis en 1906, et trouvant son inspiration tant dans des faits réels que dans la littérature préexistante (voir la postface, éclairante, à ce sujet). Un texte longtemps considéré « mineur », semble-t-il, mais qui se révèle bien vite d’une richesse indéniable, d’une densité tout à fait remarquable.
Nous sommes sur une île au large de l’Amérique du Sud, appartenant à la compagnie (« multinationale », déjà ? c’est ce qu’on nous dit, en tout cas, et il est vrai qu’il y a de ça) B.O.S., qui fabrique de « l’extrait de viande ». Le narrateur – amateur de papillons – y fait la rencontre d’un singulier personnage, un mécanicien que le répugnant maître des lieux s’empresse de qualifier comme étant « un anarchiste de Barcelone ». Celui-ci a beau être de Paris, il répète sans cesse – à la manière d’un Bartleby, ai-je cru comprendre – « Je ne nie rien ».
Tant pis pour Barcelone. Mais, un anarchiste ? C’est à voir. Et le narrateur, se liant avec ledit personnage, aura de quoi réfléchir à ce sujet. En effet, celui qui porte ce stigmate d’infamie – et c’est là le cœur du problème – s’est semble-t-il contenté de brailler un « Vive l’anarchie ! » dans un café parigot quand il avait un coup de trop dans le nez… C’était, alors, amplement suffisant (Conrad écrit peu après la grande vague de terrorisme anarchiste en France, et sa répression – « lois scélérates », etc.). Ce cri séditieux lui vaut une condamnation, et de mauvaises fréquentations – les « anarchistes » ou prétendus tels, qui ne sont bien souvent que des canailles (voir la « reprise ») –, ce qui l’amène finalement à la Guyane : oui, notre « anarchiste » est un forçat évadé, de toute évidence. Et il va raconter son histoire « désespérée » au narrateur (la construction du récit est à cet égard remarquable).
Un anarchiste n’est pas vraiment un récit sur l’anarchisme ou sur sa répression, même si ces dimensions entrent en jeu. Ce qui intéresse avant tout Joseph Conrad ici, et le lecteur par la même occasion, c’est de s’interroger sur l’aliénation d’un individu, dans tous les sens du terme ; et, parallèlement, sur la notion de liberté. Le stigmate – l’étiquetage – ruine la vie de « l’anarchiste », qui, pour avoir un peu trop bu en une unique occasion, passe du statut de mécanicien bien intégré à la société de son temps à celui de paria, de voyou, puis de bagnard, avant de se retrouver esclave du propriétaire de l’île, par le seul jeu de l’étiquette qui lui colle définitivement à la peau. Ce « conte désespéré » est ainsi celui d’une descente aux enfers, ne laissant aucune échappatoire. C’est aussi, en même temps, une réflexion habile sur le sens des mots, sur leur pouvoir, et on peut probablement y voir une mise en abyme de la création littéraire.
En une quarantaine de pages, Conrad brasse ainsi une multitude de thèmes, sans que la nouvelle ne perde de son unité ou de sa cohérence pour autant. Le récit est d’une construction exemplaire, aussi poignant que perturbant, et d’une intelligence admirable. Conte philosophique mâtiné d’aventure exotique, tristement visionnaire et par là même toujours d’actualité, Un anarchiste ne m’a certes pas fait l’effet d’un texte « mineur » ; et si je n’irais pas jusqu’à crier au chef-d’œuvre, j’admire néanmoins la pertinence du propos comme l’adresse de l’écriture. Très intéressant.
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