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"Un spécimen transparent, suivi de Voyage vers les étoiles", d'Akira Yoshimura

Publié le par Nébal

Un-specimen-transparent.jpg

 

 

YOSHIMURA (Akira), Un spécimen transparent, suivi de Voyage vers les étoiles, [Hoshi e no tabi. Tomei Hyohon], traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, Arles, Actes Sud, coll. Babel, [1974, 2006] 2014, 148 p.

 

D’Akira Yoshimura, j’avais beaucoup aimé La Jeune Fille suppliciée sur une étagère. À l’occasion d’une récente chronique de la Salle 101 consacrée à Mourir pour la patrie, que je me suis également procuré, l’indispensable Hyppolite Abdaloff a fait plusieurs allusions à d’autres récits de l’écrivain japonais, et notamment à Voyage vers les étoiles, qui complète ici Un spécimen transparent. Le bon goût dudit Abdaloff ne saurait être remis en cause, et ce qu’il disait de ce Voyage vers les étoiles laissait augurer du meilleur, voire – osons le mot – du chef-d’œuvre. C’est donc sans hésitation aucune que je me suis emparé de ce petit recueil, pile dans la plaque de ce que j’ai envie de lire en ce moment.

 

Nous voici donc à nouveau confrontés à deux brefs récits foncièrement morbides, d’une noirceur presque impénétrable. Un cher camarade à qui j’avais mentionné cette lecture avait qualifié Akira Yoshimura d’auteur « d’horreur ». Ce qui se tient presque, dans un sens : c’est bel et bien d’horrible et d’atroce qu’il s’agit ici, même si le but n’est pas tant de susciter la peur ou l’angoisse que le malaise. Disons, donc, qu’Akira Yoshimura fait dans le glauque. Et c’est rien de le dire… Au travers de ces deux récits, il nous amène à nouveau à côtoyer la mort, dans ce qu’elle a de plus concret, de plus matériel tout d’abord, puis de plus « spirituel », disons.

 

« Un spécimen transparent » ne manque pas de rappeler La Jeune Fille suppliciée sur une étagère, à tel point qu’on pourrait presque y voir une sorte de variation… en moins brillante cependant, en ce qui me concerne en tout cas. Le récit prend à nouveau le cadre d’un hôpital où l’on triture des cadavres d’une manière qui, pour légitime et sans doute utile qu’elle soit, ne manque pas de faire des nœuds dans l’estomac du lecteur, ramené ici à sa condition de tas de viande. Ou plus exactement d’os… Kenshiro, le « héros » de ce récit, a en effet pour fonction de procéder à des « désarticulations ». Il prélève sur les cadavres, généralement pas les plus frais, des spécimens osseux, qu’il s’agit de conserver dans le meilleur état possible. Hélas, cette occupation pour le moins morbide n’est guère gratifiante, et Kenshiro, s’il « aime » son travail, en souffre tout autant, et se voit contraint de le dissimuler pour avoir un semblant de vie sociale : quand une femme apprend qu’il fraye ainsi avec les morts – et, oui, il y a bien une sorte de nécrophilie là-dedans –, invariablement, elle le quitte… Aussi ment-il à sa dernière épouse et à sa belle-fille, afin qu’elles n’apprennent jamais la vérité. Mais Kenshiro a aussi des ambitions d’artiste à l’égard de ce travail étrange, des ambitions qui trouvent leur origine dans sa plus petite enfance ; et, dans une quête acharnée et illusoire de la perfection, il entend bien un jour mettre la main sur le cadavre idéal, qui lui permettra de réaliser un spécimen transparent.

 

Oui, ce récit renvoie bien à La Jeune Fille suppliciée sur une étagère, dont il constitue dans un sens le pendant, extérieur – on ne dira pas pour autant « objectif ». Le point de vue n’est plus celui du cadavre, mais celui de qui le manipule. Portrait subtil d’un artiste à sa manière, d’un obsédé aussi, d’une personnalité complexe en somme, suscitant tour à tour la compassion et le dégoût. N’en doutons pas, Akira Yoshimura est un maître pour ce qui est de manipuler les émotions les plus viscérales du lecteur, qui alterne ici entre un vague écœurement et un profond malaise qui prend aux tripes et vrille les os (forcément…). La lecture de ce récit est ainsi douloureuse, voire pénible ; mais aussi, peut-être, salutaire… Un cas-limite, à nouveau, du glauque littéraire, fascinant dans sa morbidité, communiquée avec brio. Je dois toutefois avouer avoir été un brin déçu par ce texte qui n’atteint pas à la perfection glacée de son illustre prédécesseur, dont il constitue un peu trop une redite ; surtout, en dépit de son indéniable efficacité, j’avoue en avoir trouvé la plume bien lourde… au point que je me suis demandé si c’était l’auteur ou la traductrice qui était en cause (mais j’avais déjà admiré son travail notamment sur les textes de Yôko Ogawa).

 

Heureusement, « Voyage vers les étoiles » est venu gommer ces préventions, et m’a parfaitement conquis ; ce second récit est bel et bien remarquable, et peut-être bien, oui, un chef-d’œuvre. Keichi est un jeune homme désœuvré, qui déserte les cours et passe ses journées à attendre sur un banc de la gare. C’est ainsi qu’un jour il fait la rencontre de la petite bande de Miyake, des jeunes gens qui ont semble-t-il des « occupations » assez similaires. Keichi se lie avec eux. Et, un jour, la plus jeune recrue de la petite troupe lance l’idée fatidique : « Et si on mourait ? » Le projet est pris très au sérieux, et le groupe de se lancer, à bord d’un camion « emprunté », dans un périple qui doit les conduire sur la côte, au nord du Japon… et au-delà.

 

Rien ne nous est épargné de ce suicide collectif de jeunes gens à l’abandon. Et sûrement pas la peur qui vrille les os (…) de Keichi, ce trouble qui le saisit à l’approche de la mort, cette incertitude sur sa capacité à aller jusqu’au bout. Mais – on s’en doute, je ne vous révèle rien – il passera bel et bien à l’acte, attaché (au propre comme au figuré) à ses camarades de perdition. Ce récit profondément tragique et en même temps étrangement radieux est au moins aussi insoutenable que le précédent, et probablement plus, sans qu’il soit nécessaire pour Yoshimura de recourir aux effets gores. « Voyage vers les étoiles » est un texte bouleversant, magnifiquement servi cette fois par une plume d’une délicatesse et d’une subtilité qui ne peuvent que déchaîner l’admiration. On n’en sort pas indemne, non ; le lecteur se suicide avec Keichi et ses amis, se jette en même temps qu’eux de la falaise… Mais là où le voyage des jeunes Japonais s’achève dans un plan fixe sur les étoiles, le lecteur, plus malheureux peut-être, doit faire face à la continuation de son existence absurde. Ce qui est terrible. Un récit aussi dur que beau, d’une beauté fatale, oui ; un texte peut-être même dangereux ? La mort, pour absurde et terrifiante qu’elle soit, n’en a pas moins ici des atours sinistrement séduisants… Votre serviteur, déjà à la base dépressif au dernier degré, n’a pas manqué de ressentir au plus profond de son corps l’angoisse de Keichi, et au-delà le malaise de ces jeunes gens issus d’une société moribonde, qui n’a rien à leur offrir, et dans laquelle, finalement, ne subsiste plus comme seule échappatoire, peut-être comme seul ersatz de liberté, que cette mort envisagée comme un jeu ou un pari, et que l’on va quémander un sourire tremblant aux lèvres. C’est splendide, c’est superbe, mais c’est affreusement noir. Je n’ai que rarement lu, à vrai dire, quelque chose d’aussi morbide, d’aussi épouvantable ; Yoshimura, avec « Voyage vers les étoiles », m’a ramené aux errances de Joseph K. dans Le Procès (auquel je faisais déjà allusion hier…). C’est dire la puissance de ce récit insoutenable, expérience limite et quelque peu perverse qui conduit le lecteur, impitoyablement, aux frontières les plus fines de la mort.

 

 

Que dire de plus après ça ?

 

 

Rien.

 

EDIT : Si. Gérard Abdaloff en cause dans le poste, . 

CITRIQ

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T
Ah, diable, je note, camarade, je note. Du même Yoshimura, si tu ne l'as pas lu, je te conseille le formidable Naufrages...
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N
<br /> <br /> Pas lu, faudra que. Noté !<br /> <br /> <br /> <br />