"Une brève histoire des morts", de Kevin Brockmeier
BROCKMEIER (Kevin), Une brève histoire des morts, [The Brief History of the Dead], traduit de l’américain par Johan-Frédérik Hel Guedj, Paris, 10/18, coll. Domaine étranger, [2006-2007] 2009, 317 p.
Une fois n’est pas coutume, voilà un livre que j’ai acheté et lu sur la seule foi de sa bonne exposition en librairie (Charybde, pour ne pas la nommer) et de sa quatrième de couverture alléchante. Je n’en avais strictement jamais entendu parler avant. Une brève histoire des morts est le deuxième roman de Kevin Brockmeier, et le premier publié en France. Attention, cependant : il me paraît impossible d’en parler sans spoiler un tant soit peu (même si tout s’enchaîne naturellement et les « révélations » n’en sont pas vraiment ; mais au cas où…).
Une cité des morts. Les gens ont fait la traversée, différente pour chacun. Ce n’est pas le Paradis, ni l’Enfer. Peut-être leur antichambre ? Les gens ne savent pas vraiment ce qu’ils y font. Ce que l’on sait, c’est qu’ils y restent quelque temps, et puis, un jour, disparaissent. La thèse la plus communément admise veut que les morts restent dans la ville tant qu’il se trouve quelqu’un sur Terre pour se souvenir d’eux.
La Terre, alors. Un futur proche. Laura Byrd, employée de Coca-Cola, participe à une expédition dans l’Antarctique incroyablement mal foutue. Ses deux collègues sont partis chercher du secours quand la radio est tombée en panne sans que cela fasse réagir qui que ce soit à Atlanta, mais ne sont toujours pas revenus. Aussi ses jours sont-ils comptés.
La cité des morts. Du jour au lendemain, la quasi-totalité de la population disparaît sans laisser de traces. On ne trouve plus que deux, puis trois, puis quelques centaines, puis quelques milliers d’habitants, pour la plupart des nouveaux arrivants.
La Terre. Une pandémie horriblement virulente, la « tremblette de l’œil », fauche l’humanité par millions.
La cité des morts. Tout semble confirmer l’hypothèse « Laura Byrd » : les gens qui sont dans la ville sont tous ceux dont se souvient Laura…
… qui est peut-être bien la dernière femme sur Terre. Mais pour combien de temps ?
Une brève histoire des morts, si vous me passez l’expression, c’est à mon sens un peu Ballard et Borges qui écriraient à quatre mains un « faux thriller », tous deux sous le coup d’une vilaine dépression, et probablement d’un gros rhûbe. Un admirable roman sur la mort et sur la mémoire, intelligent et subtil, mais aussi palpitant qu’un « page turner » ultra efficace. De la littérature « blanche », en façade, mais qui sent bon le genre. Une petite merveille de construction, simple et élégante. Bref, une sorte de livre idéal en ce qui me concerne. C’est dire si j’ai été conquis par ce roman dont je n’avais pourtant jamais entendu parler…
Le talent de conteur de Kevin Brockmeier ne saurait faire de doute, et est à vrai dire des plus remarquables. Tout s’enchaîne avec naturel et fluidité, et avec une grande astuce, en respectant une construction a priori banale alternant l’expérience de Laura Byrd et la cité des morts un chapitre sur deux. Mais ce moule en apparence contraignant permet à l’histoire de se développer avec aisance, et d’avancer petit à petit le long d’une narration implacable. Le parallèle entre Laura, seule, et la cité des morts, d’abord grouillante, puis déserte, puis de nouveau peuplée mais sans commune mesure avec ce qui précédait, est saisissant et produit indéniablement son petit effet. Sans user d’effets de manche trop flagrants, Kevin Brockmeier huile bien sa machine, qui avance inlassablement vers une conclusion inévitable (et très belle).
Autre élément remarquable : l’auteur parvient à écrire un roman sur la mort et contant rien de moins que l’extinction de l’espèce humaine sans être véritablement morbide pour autant. Qu’on se le dise : les morts, ici, sont heureux. Sauf, des fois, quand ils sont eux-mêmes la proie de souvenirs glaçants, tel l’aveugle (…) qui sera notre première rencontre dans la cité des morts. Mais quand même : malgré le sujet, éminemment douloureux, Kevin Brockmeier, quand il nous guide chez les défunts, se montre finalement presque enjoué. C’est sur Terre que l’on souffre… même si la « tremblette de l’œil » tue rapidement, d’un coup net et sans bavures.
C’est que, sans doute, avant d’être un roman sur la mort, Une brève histoire des morts est un roman sur le souvenir. La question fait débat chez Joyce et Puckett (comme toujours) : de combien de personnes se souvient-on, au juste ? Et pourquoi, et de quoi se souvient-on ? Le roman – ça réifie de la métaphore, nom de Dieu ! – met en pratique ces interrogations, avec une grande finesse. Nous voyons Laura se souvenir, et côtoyons ses souvenirs ; un détail, ici, rappelle tel personnage ; une attitude, tel autre ; une anecdote, encore un autre. Parents, amis, amants, collègues… mais aussi tel clochard croisé régulièrement dans la rue, tel commerçant chez qui l’on allait se fournir, la petite fille qui avait perdu son ballon, la meilleure copine d’antan, qu’on a bien oubliée, mais pas tout à fait non plus, etc. C’est à la fois très beau, et troublant.
Et finalement presque lumineux. Oui, tout le monde crève, et la vie, aussi dérisoire qu’une canette de Coca vide, ne semble avoir d’importance que tant qu’il y a quelqu’un pour s’en souvenir, mais peu importe, finalement. C’en est à un stade où la peur et la douleur ne comptent plus vraiment. Même dans la blancheur du pôle, par – 70°. Ce n’est pas tant en raison de la promesse d’un ailleurs – temporaire –, même si la cité est l’occasion de se retrouver, et de faire – enfin ? – ce que l’on veut. C’est simplement une question de regard, légèrement décalé.
Et puis quelle magnifique occasion d’explorer de fond en comble la psyché d’un personnage ! Tout, naturellement, tourne autour de Laura Byrd, seule. Son humanité relève de l’idéal. Ses angoisses sont tangibles, mais c’est le cas du moindre de ses souvenirs, les bons comme les mauvais. Rarement, sans doute, on aura eu l’occasion de fouiller autant une étude de caractère, dans un roman qui ne semble pas forcément y prétendre à première vue.
Bref : j’ai été conquis par cette Brève histoire des morts, roman rigoureux dans son évidence, dont je vous recommande, encore une fois, chaudement (aha) la lecture.
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