Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

"L'Homme des vallées perdues", de Jack Schaefer

Publié le par Nébal

L-Homme-des-vallees-perdues.jpg

 

 

SCHAEFER (Jack), L’Homme des vallées perdues (Shane), [Shane], traduit de l’américain par Éric Chédaille, préface de Michel Le Bris, Paris, Phébus, coll. Libretto, [1949, 1997] 2012, 182 p.

 

Bon, eh bien, il est temps de l’entamer, ce « Western Winter », non ? Et avec un morceau de choix, puisque L’Homme des vallées perdues, également connu en français sous son titre original de Shane, place la barre très haut. Et si je n’en ferais probablement pas le chef-d’œuvre absolu dont parle Michel Le Bris dans son enthousiaste préface – il ne me paraît pas à même de rivaliser avec des monstres extrêmement ambitieux tels Lonesome Dove ou, plus proche chronologiquement, Warlock ; on peut par contre parler de « chef-d’œuvre » au sens d’œuvre fondatrice, d’un genre et d’une carrière –, il est cependant clair que nous avons là affaire à un excellent roman, un western de haute volée qui mérite amplement le détour.

 

Shane, c’est ce mystérieux cavalier qui surgit un jour de 1889 dans une petite ferme du Wyoming, et qui va en bouleverser le train-train quotidien. Qui est-il, au juste ? On ne le saura jamais vraiment, même si l’on peut supposer bien des choses. Finalement, à cette question, ne sera apportée qu’une seule réponse, comme un leitmotiv tautologique : il est Shane. Et Shane est un héros, une figure bigger than life, un surhomme qui fascine le petit Bob Starrett, notre narrateur. Ce n’est pas une figure paternelle de remplacement, non, Joe Starrett est bien présent, un homme loyal et droit, digne d’admiration… Shane, à vrai dire, est hors-concours.

 

Pourtant, longtemps, Shane n’adopte pas un comportement typique du héros de l’Ouest, celui qui justifie des guillemets, paradoxalement. Il a une arme, mais ne la porte pas. Il en impose, mais semble préférer subir les quolibets plutôt que de répondre avec ses poings – dès l’instant qu’il est le seul concerné, en tout cas. Mais si l’on s’en prend aux Starrett… Nous n’en sommes pas encore là. L’important, c’est que, dès les premières pages, Shane brille par son charisme incroyable, son magnétisme quasi divin.

 

Joe Starrett lui propose, à tout hasard, de rester pour l’aider à la ferme. Et Shane d’accepter. Une décision qui ne manquera pas de susciter des remous. En effet, Shane va ainsi se retrouver impliqué dans le conflit latent opposant les fermiers tel Joe, immigrants qui ont acquis une concession auprès de l’État, au tout puissant éleveur Fletcher et à ses cow-boys, reliques d’un proche passé mythique, où la seule loi était celle du plus fort. Deux mondes qui s’affrontent, deux conceptions de la Frontière, deux âges de la colonisation.

 

Shane, dès lors – parce qu’il est Shane – sera amené à se révéler pleinement, et ne pourra pas éternellement tendre l’autre joue, encore qu’il ait bien quelque chose d’une figure christique. L’affaire se soldera inévitablement l’arme au poing. Et tout cela sous les yeux du petit Bob, qui restera à jamais marqué par cette rencontre, par ce personnage énigmatique, ce cavalier dont on ne sait à peu près rien.

 

C’est avant tout cela qui séduit dans L’Homme des vallées perdues. C’est, autant le dire, une des plus belles figures de héros que j’aie jamais rencontrée en littérature. Et le fait que ce héros soit perçu à travers le regard d’un enfant n’est en rien anodin. Shane, c’est le personnage hors du commun qui fait rêver les mioches, celui qu’ils aimeraient être quand ils jouent – évidemment – aux cow-boys et aux Indiens ; même si, dans l’histoire, les cow-boys sont de l’autre côté de la barrière… Bob, on s’en doute, a bien plus de chances de devenir un homme loyal et droit tel son père, ainsi que le lui enjoint Shane, qu’un ersatz – de toute façon condamné dans un monde qui va trop vite – de ce cavalier solitaire et mystérieux qui vient et repart comme un envoyé de Dieu pour exercer ses miracles. Mais Bob rêve. Et le lecteur rêve avec lui.

 

Superbe figure, donc, que ce Shane, qui m’a évoqué des personnages incarnés au cinéma par le très magnétique également Clint Eastwood : quelque part entre l’homme sans nom de la « trilogie des dollars », peut-être, pour son passé trouble, le Pale Rider christique (donc)… et, aussi, le damné d’Impitoyable.

 

Et superbe roman que cet Homme des vallées perdues, d’une sensibilité et d’une justesse admirables, rêve de gosse qui prend magnifiquement corps, avec un cadre à la mesure du héros, même si l’histoire, par une ironie amère, a quelque chose de l’enfantillage, des rivalités de gamins orgueilleux jouant un jeu qui les dépasse dans un bac à sable aux dimensions du monde.

 

Une excellente entrée en matière, donc, pour ce « Western Winter ». Et, après l’imposant Mason & Dixon, une lecture libératoire qui m’a fait un bien fou, qui a coulé toute seule, et m’a laissé aussi émerveillé que le petit Bob. Chaudement recommandé.

CITRIQ

Voir les commentaires

"Mason & Dixon", de Thomas Pynchon

Publié le par Nébal

Mason---Dixon.jpg

 

 

PYNCHON (Thomas), Mason & Dixon, [Mason & Dixon], traduit de l’anglais (États-Unis) par Christophe Claro et Brice Matthieussent, Paris, Seuil – Points, coll. Signatures, [1997, 2001] 2008, 936 p.

 

Cela faisait un bon moment que cet énoooOOOooorme volume de Thomas Pynchon me faisait de l’œil. À vrai dire, je l’avais même acheté en anglais ; mais je craignais de ne pas avoir le niveau pour le lire ainsi… ce que cette lecture en français n’a fait que confirmer. Mazette, c’est du lourd… Du coup, histoire de me faire enfin la chose, je me la suis procurée dans la traduction de Christophe Claro et Brice Matthieussent. Et je me suis trouvé un prétexte (un peu con ?) pour la lire : en faire un « prologue », en quelque sorte, à mon « Western winter ». Attention, hein : je ne prétends pas deux secondes que Mason & Dixon est un western… mais il a pour thème, et de manière très concrète, la Frontière, et consiste bien pour une large part en un voyage américain vers un Ouest mythique. Prétexte, vous dis-je…

 

Mason et Dixon étaient deux personnages bien réels, deux astronomes et géomètres, et Thomas Pynchon s’est inspiré pour ce roman de leur plus célèbre « réalisation » : celle, en 1763-1767, de la « ligne » qu’on appellera par la suite Mason-Dixon, frontière arbitraire et toute droite courant vers l’ouest, et délimitant les États de Pennsylvanie, Delaware, Maryland et Virginie… frontière qui deviendra bien plus concrète environ un siècle plus tard, lors de la guerre de Sécession, car marquant la séparation entre les États abolitionnistes du Nord et ceux, esclavagistes, du Sud. Mais, si la thématique de l’esclavage est très importante dans ce roman, nous n’en sommes pas encore là. Et nous sommes donc bien avant l’époque mythique du western, dans une Amérique encore coloniale… mais plus pour longtemps.

 

L’épopée de Mason et Dixon, cependant, sous la plume de Thomas Pynchon, prend des traits pour le moins fantasques, qui font qu’on ne saurait même qualifier ce roman « d’historique », en dépit de sa base bien réelle. On y croisera ainsi des chiens qui parlent, ou encore un canard automate de Vaucanson qui s’est fait la belle ; de même, l’aventure des deux astronomes et géomètres sera imprégnée de complotisme, des jésuites avec leur télégraphe aux inévitables franc-maçons, et d’histoire secrète ésotérique, avec des vrais morceaux de race de géants constructeurs de tertres ainsi que de Terre creuse… et forcément de géomancie. Autant dire que ça délire pas mal.

 

Et, dans un premier temps, j’ai trouvé ça plus que séduisant : tout à fait fascinant, à vrai dire. D’autant que la plume de Pynchon, pour être extrêmement complexe et contournée, n’a pas manqué de me rappeler quelques classiques de la littérature du XVIIIe siècle, période qui m’est chère, et notamment mon chouchou, tout aussi énorme et délirant, à savoir La Vie et les opinions de Tristram Shandy de Laurence Sterne ; avec un bémol, toutefois : j’ai eu l’impression, qui peut s’avérer fausse, que les traducteurs en ont parfois fait « un peu trop », le résultat ne sonnant du coup pas toujours très authentique et son artificialité étant mise en avant – ce qui est peut-être délibéré, après tout.

 

Quoi qu’il en soit, mon premier jugement concernant ce roman, disons pendant la moitié environ (le long « prologue » durant lequel Mason et Dixon se rendent au Cap et à Sainte-Hélène pour y observer le passage de Vénus devant le soleil, et les premières étapes de leur périple américain subséquent), fut le suivant : je ne savais pas si Mason & Dixon était génial ou quasi illisible, et supposais qu’il était probablement les deux. Génial, très certainement : les personnages hauts en couleurs, la beauté, parfois, de la plume, l’humour surtout, omniprésent, n’ont pas manqué, donc, de me fasciner, caractère exacerbé par le côté mégalomane du roman, d’une ambition sans pareille. Mais aussi quasi illisible, du fait d’un style tout en tours et détours, et, pour citer Fuzati, d’une tendance systématique à passer du coq à l’âne comme dans une partouze à la ferme.

 

(J’ai cité le Klub des Loosers dans un compte rendu sur Pynchon ; je suis content.)

 

Mais ça ne devait pas durer éternellement, hélas… C’est que c’est long, Mason & Dixon. Très long. Et à mon sens trop long… Après en gros les 600 premières pages durant lesquelles je me suis globalement régalé, c’est ainsi la lassitude qui l’a emporté, et je me suis retrouvé à ramer péniblement dans ce roman, voire à m’y noyer corps et biens… Non, sans doute, que ces dernières pages soient à proprement parler mauvaises, ni même inférieures au premières : prises indépendamment, je ne doute pas de leur qualité. Mais c’est ici l’effet d’accumulation qui joue : too much, Mr Pynchon. Trop de pages, trop de délire, trop de digressions. Sentiment de ne pas voir où l’auteur va, qui, après avoir été plutôt délicieux – on se laissait volontiers « guider » (?) dans le chaos –, s’avère en définitive frustrant. Et épuisant.

 

C’est peu dire, du coup, que je suis heureux d’en être parvenu à la fin (après avoir réfléchi plus d’une fois, chose pourtant extrêmement rare chez moi, à la possibilité de l’abandon…) ; non pas tant pour pouvoir clamer à la face de la Nébalie entière : « Je l’ai lu ! », que pour pouvoir enfin passer à autre chose. De moins ambitieux, sans doute ; mais tant pis (ou tant mieux) : je ne suis définitivement pas en état d’embrayer sur un autre monstre du genre, et, au final, je garde hélas de cette lecture l’impression d’un combat incessant, qui n’en valait peut-être pas la peine… Dommage.

CITRIQ

Voir les commentaires

"Le Masque de la Mort Rouge", d'Edgar Allan Poe

Publié le par Nébal

Le-Masque-de-la-Mort-Rouge.jpg

 

 

POE (Edgar Allan), Le Masque de la Mort Rouge et autres nouvelles fantastiques, traduit de l’américain par Charles Baudelaire et Alain Jaubert, préface de René Réouven, Paris, Gallimard, coll. Folio Science-fiction, 2002, 374 p.

 

Je me dois de le confesser, au risque de passer pour un hérétique : ainsi que je l’avais déjà laissé entendre en traitant des Aventures d’Arthur Gordon Pym, je ne suis guère un amateur des œuvres d’Edgar Allan Poe. Ce qui est étonnant à plus d’un titre. D’une part, je ne peux que reconnaître l’influence sans pareille de cet auteur sur ceux qui l’ont suivi, dans bien des genres, dont mon chouchou Howard Phillips Lovecraft, qui voyait en lui son « Dieu en écriture » ; d’autre part, gamin puis adolescent, j’ai aimé certains textes de Poe : le premier fut, je crois, « Le Scarabée d’or », et je suis parti avec plus d’une fois à la chasse au trésor, de même que j’ai par la suite arpenté plus qu’à mon tour la sinistre rue Morgue en compagnie de l’astucieux Dupin.

 

Mais je n’avais conservé quasiment aucun souvenir de ce qui était chez lui supposé m’intéresser le plus : ses nouvelles fantastiques. Seules deux d’entre elles m’avaient laissé une forte impression positive : « Ligeia » et « Le Masque de la Mort Rouge ». Pour le reste… Et ce n’est pas faute d’avoir essayé, pourtant ; mais la lecture des Histoires extraordinaires, notamment, m’a toujours rapidement ennuyé, et j’ai toujours eu du mal à en dépasser les premiers textes. J’ai sans doute lu (et relu, perplexe…) Poe trop jeune pour pouvoir me faire une idée de son style, mais cette lecture (ou relecture) m’a en outre confirmé que je n’y accroche pas, le trouvant lourd et affecté (oui, c’est un amateur de Lovecraft qui écrit…), traduction de Baudelaire ou pas.

 

Mais ma récente indigestion de lovecrafteries, et de précurseurs et influences du Maître de Providence, m’a amené à vouloir redonner sa chance à Edgar Allan Poe. Soucieux cependant de ne pas me retrouver confronté au même blocage que j’ai évoqué à l’instant, j’ai cherché s’il n’existait pas un recueil « artificiel », composé uniquement de ces nouvelles fantastiques que je me sentais tenu de lire ou relire : cela existe, et c’est ce Masque de la Mort Rouge, publié en Folio Science-fiction. Ni une ni deux, je me suis procuré la chose, et en ai vite entamé la lecture… qui, hélas, s’est avérée dans l’ensemble très pénible, et n’a guère fait, le plus souvent, que me conforter dans mes impressions négatives, voire dans mes préjugés.

 

Je reconnais certes qu’il y a quelques bons voire très bons textes dans ce recueil… mais n’en retiens que cinq. Tout d’abord, les deux dont je me souvenais : « Ligeia », la plus forte nouvelle de l’auteur sur le thème cher à son cœur de la « vie prolongée », et « Le Masque de la Mort Rouge », avec ses visions grandioses et grotesques, au meilleur sens du terme. Je peux désormais y ajouter trois autres nouvelles : « William Wilson » est peut-être celle qui m’a le plus convaincu, et je ne peux que louer le brio dont fait preuve l’auteur dans cette très bonne variation sur le thème du double, avec narrateur non fiable ; « Le Puits et le pendule » (en « oubliant » son déconcertant dernier paragraphe ?) m’a également séduit, nouvelle cauchemardesque franchement horrible sur un atroce supplice, qui, dans son abstraction et sa tendance à l’absurde, m’a semblé préfigurer le Kafka de « La Colonie pénitentiaire », à certains égards ; et il me faut enfin mentionner ici, en dépit d’une conclusion prévisible, « Le Chat noir », surtout pour son cruel et détestable narrateur. Mais c’est hélas tout…

 

Le reste m’a paru au mieux correct. Ainsi le conte gothique « Metzengerstein » ; « Morella », autre variation sur la survivance après la mort ; « La Chute de la Maison Usher », avec son ambiance remarquable, mais qui ne débouche hélas à mon sens sur pas grand-chose ; « Ne pariez jamais votre tête au diable », le seul des quelques textes humoristiques de Poe présents dans ce recueil à m’avoir arraché un sourire ; « La Barrique d’amontillado », à la limite, pour les mêmes raisons que « Le Chat noir »…

 

Les nouvelles restantes, soit la moitié du recueil en gros – « Perte de souffle », « Bon-Bon », « Manuscrit trouvé dans une bouteille » (préfiguration d’Arthur Gordon Pym ?), « Le Rendez-vous », « Silence », « Bérénice », « Le Portrait ovale » (qui m’a évoqué en partie Le Portrait de Dorian Gray), « Petite discussion avec une momie » et « Ombre » –, m’ont franchement paru au mieux médiocre, aussi n’ai-je guère envie de m’étendre à leur sujet.

 

Expérience pas vraiment concluante, donc, qui n’a fait que confirmer mon peu d’intérêt pour les nouvelles notamment fantastiques d’Edgar Allan Poe. Je ne me l’explique pas vraiment, mais c’est ainsi : Le Masque de la Mort Rouge m’a fait l’effet d’une lecture fastidieuse, qui plus est assez répétitive (certains thèmes sont obsessionnels). Le style de l’auteur, décidément, ne me parle pas (au mieux). Et, si je pense comprendre l’importance de Poe en son temps, je ne peux m’empêcher de le trouver, aujourd’hui, guère convaincant… En tout cas, moi, je n’ai pas été convaincu. Hérétique, vous dis-je.

CITRIQ

Voir les commentaires

Le changement, finalement, c'est très surfait

Publié le par Nébal

Hollande.jpg

 

« Je vous la souhaite longue et dure, au moins comme ça. »

Voir les commentaires

"Sade", de Benoît Jacquot

Publié le par Nébal

Sade.jpg

 

 

Réalisateur : Benoît Jacquot.

Année : 2000.

Pays : France.

Genre : Drame / Historique.

Durée : 100 min.

Acteurs principaux : Daniel Auteuil, Marianne Denicourt, Jeanne Balibar, Grégoire Colin, Isild Le Besco, Jean-Pierre Cassel…

 

Je ne prétendrai pas le contraire : en tant que vil suppot de l’Anti-France, je suis bouffé par les préjugés en ce qui concerne le cinéma français, a fortiori contemporain, et je ne dois pas avoir vu beaucoup de films français plus récents que ce Sade de Benoît Jacquot sorti en 2000 (y en a-t-il eu, d’ailleurs ?).

 

Sans rien connaître de l’œuvre de Benoît Jacquot, j’ai toutefois fait une exception pour ce film-ci. En effet, le thème me parlait : admirateur fasciné du marquis de Sade, et qui plus est passionné par l’histoire de la Révolution française, j’étais curieux de voir ce que cette reconstitution pouvait bien donner. Et puis, malgré mon appartenance à l’Anti-France, donc, je dois confesser que j’aime bien Daniel Auteuil, en règle générale, et que j’étais curieux de le voir endosser le rôle du divin marquis (auquel, faut-il le préciser, il ne ressemblait pas du tout : à cette période de sa vie tumultueuse, Sade, sauf erreur, était déjà obèse…).

 

J’ai donc vu ce film peu de temps après sa sortie, et l’ai revu régulièrement depuis ; et le verdict est resté le même à chaque fois : c’est tout à fait bien (sans être transcendant pour autant, mais ça vaut amplement le détour), et Daniel Auteuil y est à mon sens formidable (et bien secondé ici par la jeune Isild Le Besco, très convaincante ; d’autres acteurs brillent moins, hélas – je pense en particulier à Jeanne Balibar et Grégoire Colin, que je ne peux m’empêcher de trouver très mauvais…).

 

Nous sommes en 1794. Sade (Daniel Auteuil, donc), aristocrate athée et pornocrate dont la famille a émigré, est enfermé à la prison de Saint-Lazare. Il obtient néanmoins un passe-droit, du fait de l’intervention de sa chère Sensible (Marianne Denicourt) auprès de son amant du moment, le jacobin Fournier (Grégoire Colin) ; Sade intègre ainsi le couvent de Picpus, où il peut espérer survivre à la Terreur, en compagnie de ci-devant nobles en sursis et autres « ennemis de la République » supposés. Il y fait la rencontre de plusieurs personnages, dont on retiendra surtout la jeune et fraiche Émilie de Lancris (Isild Le Besco), sur laquelle il ne manque pas d’exercer une certaine fascination trouble.

 

Mais la Terreur se rapproche pourtant ; la guillotine est installée aux portes du couvent, le terrain est réquisitionné pour les charniers (notons d’ores et déjà un plan fabuleux, le plus beau du film assurément – et peut-être le plus sadien –, sur une fosse commune où s’entassent les corps nus décapités…), et Sade, incarnation de l’athéisme, fait figure de bête noire pour Robespierre, qui instaure alors son culte de l’Être suprême…

 

Le projet du film était assez audacieux : porter sur les écrans une partie méconnue de la biographie de Sade (et laissant dès lors libre cours à l’imagination), c’était risquer de « trahir » ce personnage ô combien fascinant, et de succomber à la caricature si tentante en la matière. Ici, si l’on excepte deux, trois grognements (et notamment la scène où Sade se fait fouetter – laquelle, cependant, aurait pu sombrer dans le ridicule, mais parvient à l’éviter sur le fil du rasoir), le rendu est ma foi plutôt bon et, si l’on excepte la question du physique du marquis déjà évoquée, le Sade interprété par Daniel Auteuil sonne vrai. Il faut dire que le film, bien écrit, est parsemé d’allusions assez finement choisies, piochées dans la biographie de l’auteur de Justine, qui peuvent paraître obscures au spectateur lambda, mais résonnent différemment auprès d’un sadien tel que votre serviteur (si j’ose employer ce terme…) : la manie des nombres, la persécution supposée de la belle-mère, le rôle au sein de la section des Piques, l’erreur sur son prénom, le théâtre et les « tableaux vivants »… Des détails, peut-être, mais qui participent de l’élaboration du personnage, d’une manière plutôt intéressante. Certes, ce n’est pas n’importe quel Sade qui nous est montré ainsi, mais bien une reconstitution « orientée » : le Sade de Daniel Auteuil, avant d’être un affreux pervers, est d’abord et avant tout un philosophe épris de liberté, farouchement athée, homme de lettres frustré… Quelqu’un de plutôt sympathique, finalement, et même attachant ; on comprend, à travers cette interprétation, non seulement la fascination bien compréhensible qu’il exerce sur la jeune Émilie de Lancris, mais aussi l’amour que lui voue Sensible…

 

Se posait en outre la périlleuse question de l’érotisme, voire de la pornographie, inhérente au sujet. Le film procède là encore essentiellement par allusions, plus ou moins grivoises, plus ou moins franches, jusqu’à la dangereuse mais finalement tout à fait réussie scène « d’initiation » de la pucelle, qui joue sur la manie théâtrale de Sade, et se montre très légèrement plus suggestive – juste ce qu’il faut, en fait. Assez intéressant.

 

On a donc ici un rendu assez « intellectualisé » de Sade, mais sans excès (on ne sombre pas dans les pénibles travers, à mon sens, du Salo de Pasolini, qui m’a beaucoup déçu), et sans oublier le charnel et le sensuel, mais là aussi de manière relativement diffuse. C’est assez fin, en somme, et c’était sans doute le meilleur traitement, le plus approprié, pour le sujet.

 

Au final, ce film a donc constitué pour moi une bonne surprise, et je le revois régulièrement avec un plaisir intact. Malgré ses quelques défauts, Sade est à mon sens une réussite, et c’était pas gagné d’avance…

Voir les commentaires

"Le Festin chinois", de Tsui Hark

Publié le par Nébal

Le-Festin-chinois.jpg

 

 

Titre original : Jin yu man tang.

Réalisateur : Tsui Hark.

Année : 1995.

Pays : Hong Kong.

Genre : Comédie.

Durée : 100 min.

Acteurs principaux : Leslie Cheung, Anita Yuen, Chiu Man Cheuk, Kenny Bee, Xiong Xin Xin …

 

Tsui Hark encore, mais avec un film bien différent de Time and Tide. Dans Le Festin chinois, on troque en effet les flingues (sauf pour une scène ou deux, notamment dans la version « internationale »…) contre des ustensiles de cuisine. Kung food ! Entendez par là que nous sommes en présence d’une pure comédie, au thème culinaire, dans laquelle la préparation de plats tous plus saugrenus les uns que les autres est filmée à la manière d’affrontements martiaux typiques d’un certain cinéma de Hong Kong. Une comédie, oui ; on pourrait même dire « familiale », sans doute (et je crois même me souvenir qu’il s’agit d’un film appartenant au genre bien spécifique de la « comédie de Noël », ou quelque chose de ce type). Or on sait, pour l’avoir constaté dans bien d’autres métrages, que Tsui Hark est assurément capable de nous faire rire…

 

Sun (Leslie Cheung, très bon dans le genre cabotin, comme le reste de la distribution d’ailleurs) est une petite frappe qui rêve de devenir cuisinier (ça arrive). Et, tant qu’à faire, il aimerait bien partir pour le Canada, où se trouve sa petite amie… Les hasards de la vie (un peu forcés…) vont cependant l’amener à travailler pour un restaurant de Hong Kong, où il va rencontrer la fille du patron, complètement cinglée, Au Ka-Wai (Anita Yuen, parfaite et, disons-le, absolument craquante) ; c’est bien évidemment le début d’une belle histoire d’amour (d’autant plus belle qu’elle se montre loufoque).

 

Mais un salopard fini de grand cuisinier, Wong, vient lancer un défi au patron du restaurant : il s’agit d’exécuter le Festin chinois, une préparation dantesque de plats dépassant l’imagination, sur trois jours ; le vainqueur… empochera le restaurant. Le patron n’est guère en mesure de rivaliser, et sa fille comme Sun ne sont pas vraiment capables de lui venir en aide… Ils se mettent donc en quête d’un grand maître de la cuisine chinoise, à même de foutre une branlée à l’infect Wong.

 

Étrange projet, donc, que celui de ce Festin chinois. Une comédie sur la bouffe, où la cuisine est filmée comme du kung fu ? Cela a sans doute de quoi laisser perplexe dans un premier temps. Et, parfois, dans un second aussi : disons-le, le caractère « familial » de ce film ne passe pas toujours très bien et, surtout, le spectateur occidental se retrouve parfois avec un gros choc culturel dans la face, l’humour chinois pouvant être quelque peu déstabilisant, ou consister ici en gags un peu gras ou grivois (j’ai du mal avec la scène du poisson énorme…). Mais que cela ne constitue pas un frein : si un spectateur adulte et européen ne rit probablement pas toujours autant que le film le voudrait, on rit tout de même énormément, et Tsui Hark remporte bel et bien son pari.

 

Oui, Le Festin chinois est une comédie culinaire ; c’est aussi un film très bien interprété (dans le genre cabotin, répétons-le), superbement filmé (eh : c’est Tsui Hark), et qui donne sacrément faim… Les scènes de cuisine sont à chaque fois un régal, délires martiaux aussi virevoltants et surréalistes qu’appétissants. Tsui Hark serait capable de vous donner envie de bouffer une patte d’ours polaire cuisinée à l’azote…

 

Et puis Le Festin chinois est aussi un film qui donne le sourire. On se prend très tôt d’affection pour les personnages principaux, notamment ce loser gaffeur de Leslie Cheung, et l’excentrique japonisante Anita Yuen ; mention spéciale, d’ailleurs, à l’hilarante « séquence japonaise », que j’avais complètement oubliée…

 

Le film, que j’ai revu pour la énième fois avec beaucoup de plaisir, accumule ainsi les morceaux de bravoure, dans les registres culinaire, burlesque, martial, surréaliste, parodique, etc. Les gags s’enchaînent à toute vitesse et, si tous ne font donc pas mouche pour un spectateur occidental, le résultat global est quand même des plus savoureux.

 

D’ailleurs, j’ai faim. Voilà. Merci monsieur Tsui Hark !

Voir les commentaires

"Time and Tide", de Tsui Hark

Publié le par Nébal

Time-and-Tide.jpg

 

 

Titre original : Time and Tide.

Réalisateur : Tsui Hark.

Année : 2000.

Pays : Chine (Hong Kong).

Genre : Action / Comédie / Policier.

Durée : 113 min.

Acteurs principaux : Nicholas Tse, Wu Bai, Candy Lo, Cathy Tsui, Anthony Wong Chau-Sang, Jun Kung…

 

Je ne saurais en aucun cas prétendre être ne serait-ce qu’un simple connaisseur du cinéma de Hong Kong. Mes lacunes sont terribles en la matière, et j’ai vu fort peu de films antérieurs à 1990. Mais, malgré tout, s’il est un réalisateur de là-bas qui me parle tout particulièrement, c’est sans conteste Tsui Hark. Auteur (et producteur) prolifique, capable de s’illustrer dans bien des genres parfois aux antipodes les uns des autres, Tsui Hark est notamment connu pour ses réjouissants films mettant en scène le célèbre personnage de Wong Fei-hong, incarné par Jet Li, les Il était une fois en Chine ; ces films, aussi hystériques dans leurs chorégraphies que dans leur humour, constituent un vrai type idéal du mélange entre kung fu et comédie, et, sauf erreur, ce fut par là que je découvris Tsui Hark.

 

Mais j’ai dû voir pour la première fois à peu près à la même époque ce Time and Tide, qui remporta un certain succès international. Tsui Hark y délaisse le kung fu pour les flingues, et livre ainsi un vrai modèle de film d’action teinté de comédie, à mille lieues, au hasard (…), des films de John Woo (produits par Tsui Hark, cependant, si je ne m’abuse ?), qui se prennent autrement au sérieux et ne m’ont du coup jamais pleinement satisfait. Ici, le fun se voit accorder une grande importance, et le résultat est un cocktail détonnant, qui laisse parfois un brin perplexe, mais emporte au final l’adhésion.

 

Disons-le tout net : le scénario n’est pas exactement le point fort de ce Time and Tide… Non content de tenir sur un ticket de métro, il s’avère passablement confus au(x) premier(s) visionnage(s), et ce n’est à vrai dire qu’en me le rematant pour la énième fois il y a quelques jours que j’ai eu l’impression, enfin, d’y comprendre quelque chose. Pour faire simple, disons que l’on y suit les destins entrecroisés de deux personnages bien différents, Tyler (Nicholas Tse, très beau gosse dans le genre petit minot, faut dire ce qui est) et Jack (Wu Bai, une gueule impressionnante). Le premier est un petit minable passablement bouffon, qui engrosse « par erreur » une policière lesbienne un soir de beuverie. Désireux de venir en aide à sa compagne d’un soir et future mère de son enfant, il se met à travailler pour son oncle, qui dirige une compagnie de sécurité privée illégale. Jack, de son côté, dont la femme est également enceinte, est un tueur redoutable, qui cherche plus ou moins à se ranger. La route des deux hommes se croisera à plusieurs reprises, et l’imbroglio débouchera sur leur implication mutuelle dans une affaire qui les dépasse, un règlement de comptes entre Jack et ses anciens employeurs, prêts à tout mettre à feu et à sang.

 

Mais, très franchement : on s’en fout. J’aimais déjà ce film sans rien y comprendre. Et on avouera de toute façon que même après un visionnage plus attentif afin de saisir un peu ce qui se passe, le jeu des coïncidences, des parallèles et des quiproquos est passablement artificiel et ne convainc pas pleinement. Pas grave : devant Time and Tide, on se demande, au fond, qui a besoin d’un scénario, dans la mesure où ce film semble s’en passer très bien.

 

C’est que son intérêt est ailleurs, dans ce mélange aussi détonnant qu’hystérique entre action pure et dure et comédie bouffonne, le tout sur un rythme endiablé assez caractéristique du réalisateur (pour ce que j’en ai vu tout du moins, mais il a semble-t-il également œuvré dans un registre plus « posé »). Servi par des acteurs très charismatiques, Time and Tide combine avec une maestria rare gunfights tout bonnement surréalistes et chorégraphiées au millimètre, et humour ravageur, dans un registre plus ou moins burlesque et qui ne rechigne pas à la parodie. C’est là ce qui fait toute la saveur de Time and Tide, un film qui a le bon goût de ne pas se prendre trop au sérieux. Exit le pathos à la John Woo, on est là pour s’amuser, en prendre plein les yeux et rire aux éclats. Et c’est peu dire que le contrat est rempli : le film enchaîne les séquences d’action les plus impressionnantes et les gags hilarants, et on en ressort le sourire aux lèvres, heureux de s’être pris une bonne grosse claque visuelle et d’avoir profité d’un grand spectacle incomparable, d’une légèreté aérienne.

 

Mais qu’on ne s’y trompe pas : si Time and Tide, et c’est donc à mon sens un de ses principaux atouts, sait ne pas se prendre trop au sérieux, il est par contre réalisé avec la plus grande attention, le moindre détail étant pensé au plus près pour livrer en définitive un spectacle ahurissant et proche de la perfection. La caméra de Tsui Hark y fait des merveilles, et, sur le plan technique, Time and Tide est au-dessus de tout reproche. De la photographie sublime (ces couleurs !) au montage au petit poil en passant par les chorégraphies hallucinantes, tout est au service du spectacle, et on en prend effectivement plein les yeux. À vrai dire, et le côté très secondaire du scénario ne fait que renforcer cette impression, on a presque le sentiment d’un film touchant, malgré son hystérie, à l’épure (je n’ai pas dit la sobriété…), ou en tout cas à l’abstraction (et y a « action » dedans, après tout). Time and Tide est un show qui laisse sur le cul, et secoue sans cesse le spectateur à coups de merveilles visuelles.

 

Superbement réalisé, avec une maestria qui n’appartient qu’aux plus grands, Time and Tide constitue ainsi un type idéal du film d’action, dépassant la seule sphère de Hong Kong pour lutter avec Hollywood sur son propre terrain, et tataner au final les productions ricaines (ou le pseudo-Hong Kong aseptisé d’un John Woo « passé à l’ennemi ») en montrant, tel un maître à ses élèves, toutes les possibilités offertes par le genre. C’est bien simple : si je ne devais retenir que deux films d’action dans toute l’histoire du cinéma, Time and Tide en ferait partie, seul à même de rivaliser avec le bien différent mais révolutionnaire en son temps Piège de cristal de John McTiernan. C’est que Tsui Hark y écrase la « concurrence », non seulement par son brio technique, mais aussi par son humour et son grain de folie, qui fait toute la différence.

 

N’en jetez plus : dans son genre, Time and Tide approche de la perfection (ne lui manquerait donc pour cela qu’un scénario digne de ce nom, peut-être, mais en l’état, on s’en tape), et constitue un grand spectacle à même de parler à ceux qui, en temps normal, ne prisent guère ces fusillades et cascades foisonnantes. Vous voulez en prendre plein les yeux ? Essayez-moi ça, vous m’en direz des nouvelles…

Voir les commentaires

Nouwël, fête du bon goût

Publié le par Nébal

 

 

 

On peut légitimement préférer ceci, Mr. Lawrence :

 

 

Voir les commentaires

"De Profundis"

Publié le par Nébal

De Profundis

 

 

De Profundis. Lettres des abysses

 

Allez : chose promise, chose due, une dernière petite chronique de lovecrafterie avant quelque temps. Et une chronique ludique, donc. Mais attention : il ne s’agit pas d’un produit L’Appel de Cthulhu. Et même si cela se rapproche énormément du jeu de rôle, d’aucuns vous diront que ce De profundis n’est pourtant pas un jeu de rôle.

 

Ah.

 

En effet, la désignation exacte serait « psychodrame épistolaire ». Qu’est-ce à dire ? Le psychodrame, tout d’abord, est une variante du jeu de rôle sans maître de jeu, et sans règles, laissée entièrement entre les mains des joueurs, qui improvisent au fur et à mesure et surenchérissent les uns par rapport aux autres. Ce qui constitue d’une certaine manière un retour aux sources, mais a de quoi déstabiliser un peu le rôliste lambda, et confère à ce De Profundis de création polonaise une certaine saveur expérimentale.

 

Mais il ne s’agit pas ici d’un « simple » psychodrame. En effet, l’originalité de ces Lettres des abysses, comme leur nom l’indique, est de reposer sur l’envoi de lettres, lesquelles, en s’agglomérant, construisent le psychodrame. L’ouvrage se présente d’ailleurs sous la forme de lettres – une quarantaine de feuilles volantes –, qui décrivent comment l’auteur a rêvé de De Profundis et s’est trouvé embarqué dans la réalisation de ce jeu, au péril, bien évidemment, de sa santé mentale, et plus puisque affinités.

 

L’idée en elle-même est très intéressante, et indubitablement lovecraftienne. Difficile, à la lecture de De Profundis, de ne pas penser aux échanges de lettres entre Wilmarth et Akeley dans « Celui qui chuchotait dans les ténèbres ». Au-delà, cependant, le principe même de bon nombre de nouvelles de Lovecraft – celui du « rapport » – s’adapte aisément à la forme du psychodrame épistolaire.

 

Le problème, à mon sens, est dès lors le suivant : l’idée étant lancée, avait-on besoin d’un « livre » pour la travailler ? Je n’en suis pas tout à fait convaincu, et je doute en tout cas que ce livre-ci soit à cet égard une réponse pertinente. Je ne remettrai pas en cause l’ambiance de ces lettres, qui donne assurément envie de s’y plonger (malgré un côté un peu « sectaire » par moments). Mais il n’en reste pas moins que De Profundis se confine à un stade élevé d’abstraction, là où l’on aurait aimé, au-delà de la seule mise en condition, des données plus « concrètes », des exemples plus frappants, permettant de donner des indications sur la création de personnages, ainsi, ou les écueils à éviter une fois la partie lancée.

 

Hélas, en lieu et place, nous n’avons droit qu’à quelques généralités. L’univers de Lovecraft n’est pas du tout explicité (or il me semble, à première vue du moins, qu’une connaissance de ses principaux aspects est sans doute plus importante ici que pour un joueur de L’Appel de Cthulhu), les deux cadres proposés – très traditionnellement les années 1920 et, ce qui me paraît plus jouable, l’époque contemporaine (éventuellement en jouant son propre rôle) – sont à peine esquissés, la construction de la partie ne l’est pas davantage. Sur le tard, quand l’auteur en vient à parler des formes avancées de psychodrame, le « psychodrame expérimental » et le jeu en solo (aboutissement ultime de De Profundis ?), on manque vraiment trop d’éléments à mon sens pour pouvoir les mettre en œuvre…

 

En contrepartie, nous avons droit à quelques conseils pratiques qui, hélas, relèvent soit du sens commun, soit, en ce qui me concerne tout du moins, d’un certain « maniérisme » pas forcément bienvenu : par exemple, pourquoi, si le réalisme est une donnée fondamentale, prohiber les e-mails dans le cadre d’un jeu contemporain au profit de « vraies » lettres ? Je ne suis pas convaincu par le manque d’implication supposé de ce support, qui me paraît au contraire très adapté. Honnêtement, de nos jours, vous en recevez beaucoup, vous, des lettres écrites à la plume (ben oui, pas au Bic !), avec les inévitables taches de café dessus « pour faire vrai » ? Je crois au contraire que cela participe de la multiplicité des supports permettant d’enrichir une partie… à première vue, du moins.

 

Au final, De Profundis me fait donc l’effet d’une excellente idée, mais le « livre » me paraît plutôt raté. Certes, à un prix de 12,95 €, on ne va pas raler comme pour un jeu de rôle « traditionnel » ; mais le fait est que ces quelques feuilles volantes, en elles-mêmes, ne présentent guère d’intérêt. Cela dit, je me lancerais bien dans un échange de correspondance lovecraftienne, moi…

Voir les commentaires

"Lovecraft et la S.-F. /2", de Michel Meurger

Publié le par Nébal

Lovecraft-et-la-SF-2.jpg

 

 

MEURGER (Michel), Lovecraft et la S.-F. /2, préface de Gérard Klein, Amiens, Encrage, coll. Travaux, série Cahiers d’études lovecraftiennes, 1994, 22 p.

 

Retour auprès du grand Michel Meurger pour une deuxième fournée d’articles passionnants d’érudition consacrés pour l’essentiel aux sources lovecraftiennes. Bon, je vous passe la présentation détaillée du bonhomme, je tombe dans les mêmes refrains extatiques à chacune de mes lectures… Au vif du sujet, hardi, hardi.

 

On commence par « Thyra : les mondes perdus de l’Arctique ». Il s’agit d’évoquer un roman paru en 1901 et dû à la plume de Robert Ames Bennett, Thyra, a Romance of the Polar Pit, qui a pu influencer Lovecraft notamment pour Les Montagnes hallucinées. Mais c’est bien entendu l’occasion d’explorer une multitude de thèmes : mondes perdus, colonie perdue du Groenland (une histoire fascinante), l’idée d’un Éden boréal… Puis on se livre à une étude détaillée de quelques aspects du roman. C’est bien évidemment passionnant, même si encore un peu éloigné de Lovecraft à proprement parler.

 

Le Maître de Providence est déjà plus impliqué dans la communication suivante, « Les rituels sous-marins et leur fonction chez Lovecraft, Wells et Victor Rousseau ». On voit ici toute une chaîne d’influences possibles entre les trois auteurs, et l’on peut s’interroger à bon escient sur la signification profonde (aha) de ces « rituels sous-marins », en l’occurrence en la rattachant à la thématique de l’évolution de sociétés imaginaires.

 

L’article suivant, dès lors, paraît presque couler de source : « Le Monstre marin et la femme » remonte à des robinsonnades du XVIIIe siècle (et au-delà, en fait) pour traiter des accouplements sordides dans lesquels se vautrent les perfides femelles humaines, et qui donnent ainsi naissance à des lignées de monstres hybrides ; thème évidemment très lovecraftien.

 

Autre thème majeur (et tout aussi lourd de relents racistes…) chez le Maître, la dévolution (pas vraiment dans le registre de Devo…). « De l’homme au singe : dévolution et bestialité dans l’œuvre de H.P. Lovecraft » s’intéresse notamment à « Arthur Jermyn », d’abord dans ses sources « non fictionnelles » puis dans ses potentielles sources littéraires. On en vient ainsi à mettre l’accent sur la très forte relation qui unissait Lovecraft à Thomas Henry Huxley, qui n’empêchait cependant pas le papa de Cthulhu de tirer des conséquences très différentes des mêmes problématiques…

 

Un très, très gros morceau ensuite avec le long article intitulé « Beyond the Pole : le romantisme biologique d’Hyatt Verrill ». Le roman sus-nommé de cet auteur quelque peu oublié y est disséqué, qui a pu influencer Lovecraft, une fois de plus, pour Les Montagnes Hallucinées, mais d’autres œuvres sont également étudiées, ce qui permet de mettre en évidence plusieurs thématiques qui, tour à tour, rapprochent ou éloignent Hyatt Verrill de notre auteur adoré. J’en retiens notamment de passionnants développements sur la fiction océanographique et plus encore la « biocratie », ce qui nous amène à de fascinantes annexes sur l’eugénisme, où l’on voit comment celui-ci, conjugué au nativisme et au darwinisme social, a pu dégénérer, si j’ose dire, en un programme atroce de guerre des classes et des races, jusque chez les gens les plus fréquentables en apparence (tel H.G. Wells). Ce qui fait vraiment froid dans le dos et soulève plus qu’à son tour l’estomac…

 

Du coup, l’article suivant constitue un prolongement très intéressant de ce dernier problème. Dans « Des Jukes aux Whateley : « the Menace of the Under-man » », Michel Meurger s’intéresse aux enquêtes eugéniques et à leurs rapports avec la criminologie naissante d’un Lombroso (personnage complexe, cela dit, et à mon sens bien plus fréquentable que Vacher de Lapouge, dont on parle beaucoup depuis l’article précédent) et de ses épigones. On voit bien ici comment tous ces courants de pensée ont pu influencer Lovecraft, mais il était sans doute loin d’être le seul.

 

On change de registre avec « Lovecraft, Newbold et le Manuscrit Voynich ». J’avais déjà vaguement entendu parler de ce manuscrit indéchiffrable, mais ne connaissais pas l’histoire de « l’interprétation » de Newbold, qui en faisait l’œuvre d’un Roger Bacon « en avance sur son temps », ce qui nous ramène à la thématique déjà envisagée dans le premier tome d’une « technologie des anciens » éventuellement supérieure à la nôtre, etc. Tout à fait édifiant.

 

On s’éloigne encore un peu plus de Lovecraft avec le dernier article, « L’Île a des yeux : la faune exceptionnelle de Friedrich Otto ». Deux nouvelles de cet auteur allemand méconnu sont décortiquées, qui ont l’air ma foi fort intéressantes, et font bel et bien penser au Maître de Providence, quand bien même on ne saurait parler ici d’influence ; disons plutôt qu’il y a résurgence des mêmes thèmes.

 

Au final, ce second tome de Lovecraft et la S.-F. tient toutes ses promesses. Je n’ai peut-être pas été aussi bluffé que par les articles du précédent sur le « primitivisme » et les délires ésotériques des surréalistes comme des pulps (encore que tout ce qui touche ici à l’eugénisme m’a franchement passionné), mais cela reste néanmoins une lecture édifiante, érudite sans jamais être pénible : un vrai modèle pour une étude des sources lovecraftiennes.                                                                                              

Voir les commentaires