"La Voie de l'Ennemi", de Tony Hillerman
HILLERMAN (Tony), La Voie de l’Ennemi, [The Blessing Way], traduit de l’anglais (États-Unis) par Danièle et Pierre Bondil, Paris, Rivages, coll. Noir, [1970, 1990] 2011, 316 p.
Après avoir lu quelques-uns des polars navajos de Tony Hillerman choisis un peu au pifomètre, j’ai enfin décidé de m’attaquer à l’intégralité du cycle dans son ordre original de parution (lequel, précisons l’aberration, n’a rien à voir avec l’ordre de publication en français…). D’où ma lecture aujourd’hui de La Voie de l’Ennemi, première enquête du lieutenant (pas encore légendaire) Joe Leaphorn, mais aussi premier roman de Tony Hillerman.
Joe Leaphorn, à vrai dire, ne joue encore qu’un rôle assez secondaire dans ce roman. Nous le voyons se lancer à la recherche d’un certain Luis Horseman, poursuivi pour avoir donné un coup de couteau, non létal, à un type ; mais il tombe assez rapidement sur le cadavre de Horseman, ce qui change pas mal la donne… D’autant que le corps a été retrouvé bien loin de l’endroit où Horseman était censé se cacher, que les causes du décès sont pour le moins mystérieuses, et que tout indique une mise en scène : quelqu’un voulait que la Loi et l’Ordre trouvent Horseman à cet endroit-là…
Mais le véritable héros du roman est en fait, à bien des égards, Bergen McKee, un ami de Joe Leaphorn, ethnologue de profession, spécialiste des Navajos. Il travaille à l’heure actuelle sur la sorcellerie chez les Navajos, et est persuadé, en homme rationaliste, que les fameux « Loups » navajos ne sont en règle générale que des boucs émissaires bien pratiques. Mais il entend parler d’un « Loup » qui serait étranger à la communauté, tout en étant Navajo. Un étrange personnage que personne ou presque n’a vu, mais auquel on impute bien des malheurs, à tel point que les Navajos du coin célèbrent une Voie de l’Ennemi pour se débarrasser du sorcier. Et McKee de se lancer à la poursuite de ce « Loup »… et, pour son plus grand malheur, de le trouver.
Bien entendu, les deux trames – quelque peu déséquilibrées – sont appelées à se rejoindre – ou, plus exactement, elles sont perpétuellement entremêlées. Mais nous avons ainsi bien d’un côté une enquête policière, et, de l’autre, un palpitant thriller aux allures de survival…
La Voie de l’Ennemi accuse par bien des aspects son statut de premier roman. Un peu bancal, donc, il met en outre pas mal de temps avant de démarrer, et se révèle longtemps assez confus et un tantinet artificiel.
Pourtant, déjà, Tony Hillerman, s’il ne dispose pas encore de la pleine maîtrise de son art, sait insérer dans son histoire, avec le plus grand naturel cette fois, tout ce qui fait l’intérêt de ses romans ultérieurs, en l’occurrence un travail ethnologique très sérieux et tout à fait passionnant. Ici, nous nous intéressons donc à la sorcellerie et aux « Loups » navajos, et la documentation abonde, témoignant d’un profond travail de recherche ; chants, cérémonies, superstitions, légendes, mythes sont maniés avec beaucoup d’adresse, et l’auteur en fait un usage brillant ; si La Voie de l’Ennemi, ainsi que l’indique Tony Hillerman lui-même en guise d’avertissement préalable, n’a « pas la prétention d’atteindre à des niveaux érudits ou scientifiques » en matière d’ethnologie, il n’en reste pas moins que l’auteur connaît à l’évidence très bien son sujet, et sait communiquer au lecteur sa passion pour le peuple navajo et ses us et coutumes.
Au-delà, si la partie proprement « policière » du roman est dans l’ensemble un peu molle, sa dimension de thriller, genre que je goûte pourtant fort peu en temps normal, est déjà tout à fait réussie. Le sort de Bergen McKee intéresse le lecteur au plus haut point, et Tony Hillerman fait preuve, déjà, d’une grande maîtrise dans le déploiement de ses effets, sachant maintenir le suspense le temps qu’il faut, et faisant ressentir avec talent la peur panique du héros malgré lui, une peur littéralement palpable, qui prend aux tripes, et dont le caractère semi paranoïde entraîne de savoureuses conséquences…
Alors, certes, La Voie de l’Ennemi m’a dans l’ensemble paru moins bon que les autres romans de Tony Hillerman que j’ai pu lire (et notamment que le suivant, l’excellent Là où dansent les morts). Pourtant, passé un démarrage un peu lent et poussif, donc, le fait est que je me suis régalé à la lecture de cette première enquête de Joe Leaphorn, et plus encore de son corollaire survivalesque. Une semi-réussite, donc, mais qui laisse déjà entrevoir le meilleur de ce qui va suivre (sachant en outre que la plus grande familiarité du lecteur avec l’environnement et les personnages renforcera dans les romans ultérieurs le sentiment d’immersion). Non, décidément, j’aime bien, voire j’aime beaucoup Tony Hillerman ; j’ai trouvé avec cet auteur, qui est dans un sens au polar ce qu’Ursula K. Le Guin est à la science-fiction, une fort sympathique porte d’entrée dans l’univers des romans noirs, univers auquel je ne connais autrement strictement rien. Et il n’y a pas de raison pour que ça se termine ainsi. À suivre, donc…