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"R.U.R.", de Karel Capek

Publié le par Nébal

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ČAPEK (Karel), R.U.R. Rossum’s Universal Robots, traduit du tchèque par Jan Rubeš, préface de Brigitte Munier, Paris, Éditions de l’Aube – La Différence, coll. Minos, [1920, 1997] 2011, 219 p.

 

R.U.R. de Karel Čapek fait partie de ces œuvres que l’on « connaît » sans les avoir lues. Ce nom résonne tout particulièrement aux oreilles des amateurs de science-fiction. C’est en effet dans cette pièce de 1920 qu’est apparu pour la première fois le terme « robot » (robota signifiant « corvée » en tchèque), quand bien même le concept avait précédé le mot servant à le désigner, tout naturellement (il n’est que de songer à Frankenstein ou, pour citer deux œuvres dont j’avais traité, L’Ève future et Ignis – sans même parler du golem, création juive tchèque qui a très probablement infusé dans le texte)… C’est à bien des égards ce fait qui a valu à la pièce de Karel Čapek de rentrer dans l’histoire. Mais, quand je suis tombé sur cette toute récente réédition, il va de soi que je me suis jeté dessus histoire d’en savoir un peu plus…

 

R.U.R. (pour Rossum’s Universal Robots) est une pièce en un prologue et trois actes. Le prologue, de tonalité plutôt comique (en principe, en tout cas…) à l’inverse de ce qui suit, précède le premier et le deuxième actes de dix ans jour pour jour, tandis que le dernier acte se situe quelques mois plus tard (on ne fait donc pas vraiment ici dans l’unité de temps).

 

Un savant nommé Rossum a découvert le secret de la vie artificielle. Son successeur a perfectionné le procédé pour créer des « humains » artificiels, les fameux robots, « machines capables de penser qui s’imposent comme une force de travail extraordinairement peu coûteuse, productive et sans prétentions ». La société Rossum’s Universal Robots les produit par milliers, et les robots viennent bientôt remplacer les humains dans la plupart des tâches pénibles – voire toutes.

 

Le prologue nous explique comment ces événements ont eu lieu, à l’occasion de la visite du siège de Rossum’s Universal Robots par la belle Hélène Glory, plus qu’inquiète au sujet de ces robots qui déboulent sur le monde. Mais elle y rencontre Harry Domin, le directeur de R.U.R., qui s’empresse de la rassurer… et de la séduire, malgré la concurrence des principaux de ses associés. La tonalité de ce prologue est très enjouée, et le ton est clairement celui de la comédie, limite burlesque, même si, on l’avouera, sur le papier en tout cas, ça ne prête pas vraiment à rire…

 

La suite de la pièce est par contre clairement tragique (de plus en plus, à vrai dire). Dix ans plus tard, jour pour jour, alors que Domin et ses associés célèbrent l’anniversaire de la venue d’Hélène au siège de la R.U.R., les robots sont partout. Et les nouvelles se font rares depuis qu’une rébellion des robots a éclaté au Havre… Bientôt, il n’y aura cependant plus aucun doute : les robots, qui ont été formés à la guerre par les humains, lesquels ont de leur côté sombré dans l’oisiveté la plus totale, se sont lancés dans l’extermination de l’humanité entière – parce qu’ils se considèrent comme plus parfaits et ne veulent plus être commandés. Il leur manque cependant une chose pour que leur triomphe soit complet, une chose qui se trouve au siège de la R.U.R. : le secret de la vie artificielle…

 

La pièce de Karel Čapek est clairement une œuvre morale… et, du coup, on y retrouve un petit peu les mêmes problèmes que pour La Ville enchantée, dont je vous avais entretenu récemment.

 

Le thème de la révolte des robots, depuis, est devenu un véritable lieu commun (citons, au hasard, Terminator ; même si, déjà, auparavant, on pouvait parler de « syndrome de Frankenstein » et, une fois de plus, la légende du golem est un prédécesseur à ne pas négliger). Mais, entre-temps, nous avons également eu Isaac Asimov et ses robots positroniques obéissant aux fameuses « trois lois », largement destinées à prévenir une telle révolte et à annihiler la peur que les humains pourraient ressentir pour ces créatures artificielles tellement parfaites. Mais, ici, on en est bien loin, quand bien même il n’est pas toujours facile, pour le lecteur de SF, de faire l’impasse sur cette célèbre idée. Aussi, aujourd’hui plus encore qu’à sa parution sans doute, la révolte des robots dans R.U.R. relève à maints égards de la fable.

 

On pourrait y voir, de loin, une thématique sociale, sur l’exploitation des travailleurs. Mais ce n’est en fait pas vraiment marqué dans le texte (il y a bien quelques passages qui envisagent la question sous cet angle, mais ils sont finalement assez rares), vécu par des humains apeurés qui regrettent l’existence des robots (enfin, pas tous, d’ailleurs : Domin, malgré tout, incarnation d’un certain positivisme, affirme qu’il recommencerait si c’était à refaire). Aussi le fond de la pièce est-il avant tout moral, voire religieux (au travers de deux personnages essentiellement, l’un burlesque – Nounou –, l’autre tragique – Alquist, qui sera le héros du dernier acte). Les robots sont une manifestation de l’hybris des hommes, qui ont joué à être des dieux. En créant les robots, si parfaits, et en venant d’une certaine manière à les doter d’une âme, ils ont eux-mêmes fait l’étalage de leur anachronisme et de leur inutilité. Ce dépassement se traduit dans la pièce par une chute drastique du nombre des naissances : l’humanité étant de toute façon vouée à disparaître, ne se reproduit plus… Et tout cela, à bien des égards, donne l’impression d’une certaine justice divine, impitoyable : l’homme, en étant chassé du jardin d’Éden, a été condamné par Dieu à gagner son pain à la sueur de son front, et la femme à enfanter dans la douleur ; les hommes comme les femmes ne satisfaisant plus à ces conditions sont « de trop », et destinés à être remplacés par les robots, chez qui on trouvera bien un nouvel Adam, une nouvelle Ève…

 

Et c’est là que ça coince. Disons-le : si la pièce n’est pas totalement inintéressante aujourd’hui, notamment en raison de sa structure et de l’atmosphère d’horreur apocalyptique qui l’imprègne, et si on ne saurait bien évidemment lui ôter son caractère séminal, il n’en reste pas moins que tout ce discours moraliste voire religieux énerve régulièrement. L’éloge acharné du travail, notamment manuel (voyez Alquist), m’a fait grincer des dents, moi qui tiens plutôt du Droit à la paresse de Lafargue… Et cette « justice » divine me paraît donc foncièrement injuste : je ne me reconnais pas dans la critique de l’oisiveté, et pas davantage dans celle de la science-hybris, même si, je ne le cacherai pas, il est des apprentis-sorciers pour me faire peur. Aussi, à mes yeux en tout cas – mais peut-être cela provient-il justement du caractère séminal de l’œuvre –, le discours moral de R.U.R. a terriblement mal vieilli, et en rend la lecture aujourd’hui un tantinet pénible.

 

La pièce de Karel Čapek ne présente donc à mon sens d’intérêt que pour les plus curieux, et les exégètes de la science-fiction. Fade sur le plan littéraire, agaçante et datée sur le plan moral, elle n’a qu’un intérêt limité aujourd’hui. Je n’en regrette pas la lecture, mais ne saurais véritablement la recommander.

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"Ulysse et Magellan...", de Mauricio Obregon

Publié le par Nébal

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OBREGÓN (Mauricio), Ulysse et Magellan… Les premiers navigateurs, [Beyond the Edge of the Sea], traduit de l’anglais (américain) par Marianne Saint Amand, postface d’Isabelle Autissier, Paris, Autrement, coll. Passions complices, [2001] 2003, 127 p.

 

Bien qu’étant moi-même casanier à faire peur, j’ai toujours été passionné par les récits des grands voyageurs, explorateurs et découvreurs. Ce qui a longtemps voulu dire avant tout navigateurs. D’où ma lecture de ce petit ouvrage au sale titre (Magellan n’y est quasiment pas envisagé, et relève clairement du hors-sujet…), qui retrace, entre histoire et mythe, l’épopée des premiers navigateurs, notamment grecs et polynésiens, puis arabes et vikings (on s’arrête en fait avec Erik le Rouge et consorts). Et si l’auteur abuse un peu du « moi je » et avance parfois un peu légèrement (dans cet ouvrage en tout cas) des hypothèses qu’on pourrait trouver hasardeuses, il sait néanmoins clairement de quoi il parle. Ce qui promet un voyage des plus enthousiasmants.

 

L’ouvrage, en dépit des apparences, n’est pas forcément d’un accès très aisé, et les premiers chapitres, consacrés en parallèle aux navigateurs grecs et polynésiens et aux techniques qu’ils employaient, sont parfois délicats. On commence tout d’abord par envisager quelques mythes fondateurs, puis les vents et le repérage aux étoiles, et enfin les bateaux utilisés. Il faut parfois s’accrocher un peu, mais c’est tout à fait intéressant.

 

Le cœur du livre réside néanmoins dans la reconstitution minutieuse (et curieusement « historique ») de deux grands voyages mythiques : vers l’Orient, celui de Jason et des Argonautes ; vers l’Occident, celui d’Ulysse. Les données géographiques pointues abondent, qui tendent à inscrire ces deux voyages dans l’histoire. Le résultat est cependant franchement passionnant.

 

Et il en va de même pour la suite, consacrée donc – mais moins en détail – aux navigateurs arabes tournés vers l’Est et aux navigateurs vikings tournés vers l’ouest.

 

 

Et, euh, je ne vois pas ce que je pourrais dire de plus, désolé… Un petit ouvrage curieux, instructif et amusant, voilà…

 

Bon…

 

Passons à autre chose…

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"Défense des animaux & pornographie", de J. Eric Miller

Publié le par Nébal

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MILLER (J. Eric), Défense des animaux & pornographie, traduit de l’américain par Claro, Albi, Passage du Nord-Ouest, 2010, 185 p.

 

Attention : en dépit des apparences, ce compte rendu ne traitera pas de Dominique Strauss-Khan. Merci de votre compréhension.

 

Le beau titre que voilà ! Et on avouera, en même temps, que la couverture est sacrément classe. Ce qui fait deux bonnes raisons de lire ce petit recueil de vingt brèves nouvelles. Si l’on y ajoute que l’auteur, J. Eric Miller, m’avait en son temps convaincu avec son roman Décomposition (déjà traduit par Claro, et dans lequel, rappelons-le, il y avait des cadavres, des poules et du caca), et que l’éditeur répond au si beau nom de Passage du Nord-Ouest (et a par ailleurs quelques jolies publications à son actif), on comprendra aisément que je ne pouvais me permettre de passer à côté.

 

Défense des animaux & pornographie : tout un programme, et on peut dire pour une fois qu’il n’y a pas tromperie sur la marchandise. Nos trente millions d’ennemis (© Captain Spalding) viennent régulièrement se glisser dans le recueil, qu’il s’agisse de les tuer, les torturer, les enculer, ou de ne surtout pas les manger. Parallèlement, J. Eric Miller fait tout aussi régulièrement dans le porno, versant glauque et triste. Parfois, les deux thèmes se rencontrent. Et là, je ne peux m’empêcher de citer les deux premiers paragraphes de la première nouvelle du recueil, « Chaîne alimentaire » :

 

« Dans une vaste et ancienne ferme aux confins de la civilisation, la mère, absorbée par la routine du ménage et de la cuisine, a pris depuis longtemps ses distances avec le père, et ce dernier se met à sauter sa fille unique. Le frère aîné finit par s’en apercevoir et, en partie poussé par le désir, en partie parce qu’il veut posséder et protéger la fille, il se met lui aussi à la sauter. Embarqué dans une sorte de lutte silencieuse pour le pouvoir, le père encule alors son fils aîné. Ça dure aussi un certain temps.

 

« Finalement, la fille et le fils aîné arrivent à un âge où ils ne plaisent plus au père comme avant. N’ayant pas d’autre fille, le père se met alors à enculer le cadet, qui vient d’avoir onze ans. Au bout d’un an environ, le cadet se met à enculer le petit dernier, qui a neuf ans. Une autre année s’écoule et, après environ un an à ce régime, le benjamin essaie d’enculer le cadet mais il découvre qu’il n’a pas le droit. Il se rend donc dans la grange et encule la plus petite truie. »

 

Ce qui donne le ton.

 

Parce que je suis une feignasse, et qu’il est hors de question de passer par le menu les vingt nouvelles composant ce petit recueil, j’aurais envie de citer également la critique de (l’excellent) Brian Evenson reprise en rabat :

 

« Des récits semblables à des tranches de vie, emprunts d’un minimalisme sombre, incisif et froid, préférant aux sentiments une vision sans concession de la brutalité humaine. Imaginez un Raymond Carver de mauvais poil qui admettrait fréquenter les go-go bars. Un recueil bestial qui met mal à l’aise. »

 

Pas mieux. Encore que je ne puisse rien dire pour ce qui est de Carver ; s’il faut balancer des noms, j’aurais envie de parler pour ma part de Bukowski, voire de Palahniuk… Mais je relève avant tout dans cet avis autorisé l’idée de ce « minimalisme sombre, incisif et froid ». La formule est on ne peut plus appropriée. Ajoutons y un peu d’humour, un tantinet tordu tout de même, et nous avons une bonne idée du contenu de ce Défense des animaux & pornographie.

 

Des tranches de vie, oui ; et des rencontres parfois étranges, voire fantastiques ou horrifiques, avec des tueurs en embuscade, une femme cannibale, une sirène, un poisson invisible (eh eh), un vagin énorme (saisissante scène de head-fucking). On y fréquente plus qu’à son tour sex shops, peep shows et compagnie, dans une atmosphère de désœuvrement sordide à la fois moite et amidonnée au sperme séché. On déprime pas mal, aussi (les textes qui m’ont le plus marqué, le plus souvent).

 

Et – joli paradoxe, et tour de force de l’auteur, sûr de sa plume et des effets qu’elle produit – on est à la fois écœuré et séduit par ces récits brefs et violents, tout en angles aigus. Les images défilent, souvent répugnantes, mais indéniablement marquantes. Un peu bêtement peut-être, j’ai tendance à considérer qu’une œuvre qui retourne un tant soit peu ne peut par définition être mauvaise. Là, Défense des animaux & pornographie n’est certes pas mauvais. C’est même, disons-le, plutôt bon. D’une manière que l’on a parfois du mal à admettre, et qui défie l’explication. Mais voilà : on se prend au jeu de l’auteur, à ses visions glauques et ses plaisanteries de mauvais goût, et, si l’on ne peut s’empêcher de se demander de temps à autre pourquoi sans que la moindre réponse ne se profile à l’horizon (hormis : le talent, bien sûr), on avance dans la fange et le chaos, et on est bien obligé d’admettre que, putain, c’est fort.

 

Défense des animaux & pornographie : un recueil que l’on ne mettra certainement pas entre toutes les mains. Mais, à n’en pas douter, il fait son petit effet ; et, à sa manière dégueulasse et froide, il est aussi beau, étrangement. La beauté d’une pute sur le retour, d’un pigeon qui ne veut pas crever, d’un bébé qui est tout sauf un ange. Le genre de beauté qui effraie et fascine. Une beauté, finalement, très humaine, en dépit de la froideur affichée et de la bestialité revendiquée.

 

Bon, sur ce, je vais me faire un steak tartare.

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pub copinage : "Johannes Cabal le nécromancien", de Jonathan L. Howard

Publié le par Nébal

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HOWARD (Jonathan L.), Johannes Cabal le nécromancien, [Johannes Cabal the Necromancer], traduit de l’anglais par Jérôme Vessière, Paris, Bibliothèque interdite – Éclipse, coll. Fantastique, [2010] 2011, 372 p.

 

Bien que n’ayant participé ne serait-ce qu’un chouia à la chose, je ne me sens pas d’en faire décemment une chronique.

 

 Hop.

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"La Ville enchantée", de Mrs Oliphant

Publié le par Nébal

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OLIPHANT (Mrs Margaret), La Ville enchantée, [A Beleaguered City], traduit de l’anglais par Henri Bremond, avant-propos de François Angelier, introduction à la première édition française de Maurice Barrès, traduction revue et complétée par Jean-Daniel Brèque, Encino, Black Coat Press, coll. Rivière Blanche – Baskerville, [1879-1880, 1911] 2011, 179 p.

 

La Ville enchantée est le premier titre de la plus qu’alléchante collection « Baskerville » dirigée par Jean-Daniel Brèque chez Rivière Blanche. Ce qui, en soi, explique déjà mon acquisition et ma lecture. Mais il faut dire qu’il y a en outre du beau monde à l’affiche. En effet, ce titre, contrairement aux suivants, n’a pas été traduit par le directeur de collection (qui a cependant revu la traduction), mais avait bénéficié (il y a tout juste cent ans, la vie est bien faite) d’une publication en français, due à la plume d’Henri Bremond (de l’Académie françaaaaaaaaise), et – surtout ? – présentée par ni plus ni moins que Maurice Barrès, ce qui n’a fait qu’aiguillonner davantage encore ma curiosité. Enfin, histoire d’en rajouter une couche, l’ouvrage bénéficie aujourd’hui d’un avant-propos de l’excellent François Angelier, l’homme de « Mauvais Genres », qui s’intéresse justement pour l’essentiel au goût de Barrès pour cette histoire fantastique largement oubliée depuis, en dépit des efforts de tout un chacun, et de l’homme de la terre et des morts en particulier, qui ne tarit pas d’éloges sur cette œuvre singulière d’une (aujourd’hui) obscure femme de lettres écossaise, en son temps prolifique. Vous comprendrez bien qu’avec tous ces éléments, je ne pouvais pas décemment passer à côté de ce tome inaugural…

 

Nous sommes en juillet 1875, alors que la IIIe République peine à s’installer, à Semur, petite ville fortifiée de Bourgogne, qui va être le théâtre d’événements pour le moins déconcertants. Le (court) roman prend la forme d’un rapport sur ce qui s’est produit, rédigé essentiellement par le maire plus ou moins « voltairien » de la commune, M. Martin Dupin, et complété par divers autres témoignages (ceux de son épouse, de sa mère, d’un noble légitimiste et d’un « visionnaire »). Faut-il chercher la source du drame dans les blasphèmes de la canaille, ou dans la décision du maire de supprimer la messe obligatoire pour les malades de l’hôpital ? Toujours est-il qu’un étrange phénomène climatique, une brume obscure jamais vue en plein été, plonge bientôt la petite ville dans un déconcertant crépuscule ; et suit une « sommation » affichée à la lueur des éclairs sur les portes de la cathédrale : les habitants de Semur se voient en effet intimer l’ordre de quitter les lieux, et de céder la place… aux morts, qui connaissent, eux, le véritable sens de la vie, bien oublié par les vivants. Mus par une impulsion incontrôlable, le maire et ses concitoyens se retrouvent bientôt hors les murs, à faire le siège de la ville qui leur est désormais interdite, dans une atmosphère d’angoisse étouffante…

 

Il y a bien des choses à dire sur ce petit texte. Tout d’abord, on avouera que l’on comprend l’enthousiasme de Barrès pour ce sujet, qui avait tout pour lui plaire. Texte hautement moral, et, disons-le, franchement réactionnaire, La Ville enchantée ne pouvait qu’être du goût du fameux écrivain nationaliste, qui a d’ailleurs semble-t-il du mal à admettre qu’on le doive à une « Anglaise »… Sa thématique chérie de la terre et des morts prend ici corps (enfin, façon de parler : les morts, ici, ne sont pas « matériels », on ne les voit d’ailleurs pas du tout) d’une manière qui ne pouvait que le séduire. On avouera cependant que, pour un lecteur du XXIe siècle naissant, ce sont justement ces traits qui peuvent rendre la lecture de La Ville enchantée un tantinet agaçante : le texte est lourd de moralisme et de bondieuseries, malgré la « libre pensée » du principal narrateur – personnage arrogant, machiste et hypocrite qu’on ne trouvera guère libéral, et qui tient un peu de Homais –, ce qui peut venir à bout de la patience du lecteur, qui aura du mal à s’identifier avec les personnages (à moins d’être le dernier des réacs, ce qui après tout n’est pas forcément à exclure).

 

Pourtant, La Ville enchantée distille malgré tout un certain charme oppressant, une atmosphère fantastique indiscutablement réussie, et plus subtile qu’il n’y paraît. Aussi se laisse-t-on guider par la plume très professionnelle de Mrs Oliphant dans cette étrange brume peuplée de douloureux souvenirs. L’amateur de fantastique en aura donc pour son argent, même s’il sera amené plus d’une fois à grincer des dents ; reste un doux frisson ma foi pas désagréable.

 

Mais l’intérêt, aujourd’hui, de La Ville enchantée, est peut-être ailleurs. En effet, volontairement ou non, on peut également y lire une fort instructive et finalement amusante comédie de mœurs sur le XIXe siècle finissant en France (ou du moins telle qu’une Écossaise pouvait l’imaginer). Certes, celle-ci n’est guère délicate, et procède à gros traits. Le tableau n’en est pas moins édifiant, et peu flatteur : nous y voyons une France rurale engoncée dans la superstition, et partagée en deux camps, correspondant aux deux sexes (avec le curé pour exception, comme de juste) ; d’un côté, les hommes, tous plus ou moins matérialistes au sens vulgaire, mais qui ont tôt fait de virer leur cuti pour entonner les psaumes quand l’étrange frappe, que ce soit par lâcheté ou « pour être comme il faut » ; de l’autre, les femmes, le parti-prêtre, toutes insupportables de bondieuserie naïve, au mieux comme l’héroïne « d’Un cœur simple » (oui, je tiens à mon Flaubert), au pire d’une sottise à faire peur (c’est finalement ce qu’il y a de plus effroyable dans cette histoire…). Aussi est-il difficile de trouver véritablement un personnage attachant dans toute cette médiocrité provinciale : bizarrement, celui qui s’en tire le mieux, c’est le « visionnaire » – « l’anarchiste » ? –, Paul Lecamus ; pour les autres, si l’on peut se laisser adoucir le temps de quelques lignes par un trait de sincère piété et d’amour filial, c’est tout de même le sentiment de répugnance qui domine…

 

 Aussi La Ville enchantée, pour n’être certainement pas sans intérêt, ne sera probablement pas du goût de tous les lecteurs. Pour ma part, j’ai donc trouvé ce court roman aussi agaçant que séduisant, révisant mon opinion à chaque page ou presque. Ce n’est probablement pas du fantastique de la plus belle eau, convenons-en : La Ville enchantée, et les thématiques soulevées, ont bien vieilli, et l’on comprend sans peine l’oubli qui les a frappées. En même temps, c’est un document intéressant, dont l’exhumation, sans être d’une impérieuse nécessité, est néanmoins à saluer. Ma curiosité n’a été qu’à moitié satisfaite, mais je ne regrette pas ma lecture. Et je poursuivrai assurément mon périple dans les brumes de Baskerville…

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"Les Compagnons de l'Ombre", t. 2, de Jean-Marc Lofficier (éd.)

Publié le par Nébal

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LOFFICIER (Jean-Marc) (éd.), Les Compagnons de l’Ombre, 2, textes de Matthew Baugh, Bill Cunningham, Paul DiFilippo, G.L. Gick, Travis Hiltz, Jean-Marc Lofficier, Randy Lofficier, Michael Moorcock, John Peel, Chris Roberson et Robert L. Robinson, Jr., traduits par Nicolas Cluzeau, Gabrielle Comhaire, Jean-Marc Lofficier, Serge Parmentier, Michel Vannereux et Thierry Virga, Encino, Black Coat Press, coll. Rivière Blanche – Noire, [2006] 2008, 294 p.

 

J’avais beaucoup aimé le premier tome des Compagnons de l’Ombre : de la littérature populaire au sens le plus noble, souvent parfaitement jubilatoire, et qui permettait de découvrir ou redécouvrir toute une palanquée de héros et de vilains tous plus bigarrés les uns que les autres. Il n’y avait pas de raison pour que ça s’arrête, et j’ai donc très logiquement poursuivi avec le tome 2.

 

Si le principe reste bien évidemment le même, « l’économie » du recueil est cependant très différente : pas de short-shorts ici, mais bien une longue novella sur laquelle s’ouvre ce volume, passée la sympathique préface de Jean-Marc Lofficier, et qui fait à elle seule pas loin de la moitié de ce deuxième tome des Compagnons de l’Ombre. Heureusement pour nous, c’est de la bonne. « Le Loup-garou de Rutherford Grange » de G.L. Gick met en scène, entre autres, un improbable duo d’enquêteurs composé d’Harry Dickson et du Sâr Dubnotal (quel superbe personnage que le Grand Psychagogue !), dans un cadre so british parfaitement délicieux. Alors, certes, ce n’est pas un chef-d’œuvre de style, loin de là, mais on se prend très facilement au jeu, et ça coule tout seul. Une réussite.

 

Les nouvelles qui suivent sont de taille plus conventionnelle, et on y trouve du bon comme du moins bon. Le recueil se poursuit avec une sorte de petit « cycle » ayant pour tête d’affiche le Docteur Oméga (plus qu’à son tour confondu avec le Docteur, et ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre…). « Le Cœur de la Lune » de Matthew Baugh rassemble du beau monde (entre autres, Solomon Kane de Robert E. Howard et Maciste !), pour une nouvelle vampirique qui ne convainc cependant qu’à moitié. On y préfèrera sans doute « Annus mirabilis » de Chris Roberson, nouvelle mettant en scène un jeune Albert Einstein, des énergies bizarroïdes et les Xipéhuz… Reste enfin une petite farce très prévisible mais assurément mignonne avec « Trois Hommes, un Martien et un couffin » de Travis Hiltz.

 

Une grosse déception, ensuite, avec la nouvelle de Michael Moorcock intitulée « L’Affaire du Bassin des Hivers » ; celle-ci, qui n’est pas sans faire penser à la nouvelle figurant dans l’Anthologie d’histoires effroyables dirigée par Michael Chabon, se révèle assez laborieuse et guère palpitante, malgré deux, trois gags, et laisse parfaitement froid. Traduction douteuse, accessoirement.

 

« La Danse de la Nuit et de la Mort » de Travis Hiltz n’a pas grand-chose pour elle : simple rencontre bastonneuse entre Fantômas et Irma Vep, ça ne fait pas une nouvelle, en ce qui me concerne.

 

« Deux Chasseurs », de Robert L. Robinson, Jr., est plus amusante, même si « un peu » grosse : nous y voyons cependant avec plaisir Judex faire alliance avec Tarzan…

 

Avec « Les Yeux de son père », Jean-Marc Lofficier nous offre une sorte de remake de Rosemary’s Baby assez correct. Après quoi Randy Lofficier s’amuse avec le Docteur Francis Ardan et la Belle au Bois Dormant, pour un résultat potable.

 

« L’Assassinat inachevé » de John Peel est assez sympathique : là encore, on a droit un beau duo, avec Rouletabille et Michel Strogoff.

 

Mais l’autre point fort de ce recueil, après la novella qui l’inaugure, est assurément le « Retour au XXe siècle » de Paul DiFilippo, que l’on sait de toute façon très doué pour ce genre d’exercice. Il s’empare ici du « XXe siècle » de Robida, auquel il mêle James Tiptree, Jr., et les Félines d’un vieux space-op’ hollywoodien. Très drôle et bourré d’idées.

 

Reste enfin « Au suivant ! » de Bill Cunningham, nouvelle en forme de mauvaise blague graveleuse, plutôt moyenne.

 

 Au final, ce second tome est incontestablement moins bon que le premier. Il a tout de même ses bons moments et, même dans les textes les moins convaincants, n’ennuie pas une seconde. Ce qui est déjà pas mal, ma foi. Pas de doute, je vais poursuivre l’exploration de ces Compagnons de l’Ombre, ils le méritent bien. À un de ces jours pour le tome 3…

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"La Guerre civile en France", de Karl Marx

Publié le par Nébal

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MARX (Karl), La Guerre civile en France, [The Civil War in France], notes et postface par Grégoire Chamayou, [s.l.], Fayard – Mille et Une Nuits, [1871, 1972] 2007, 124 p.

 

Tiens ! Ça faisait longtemps que je n’avais rien lu de Karlounet ! Presque rien depuis mes lectures et relectures de Les Luttes de classe en France et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte pour ma thèse avortée, en fait…

 

La Guerre civile en France, justement, s’inscrit dans la droite lignée de ces deux titres : on est bien loin ici du Marx austère et rigoureux du Capital ; il s’agit de faire dans l’histoire immédiate, pour ne pas dire dans le journalisme, et dans le pamphlet ; et une fois de plus, ce sont les événements français qui retiennent l’attention de Marx : cette fois, la Commune de Paris. La Guerre civile en France, bel exemple de réactivité, a en effet été publié en tant qu’adresse du Conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs à Londres le 13 juin 1871, et est daté du 30 mai, soit deux jours seulement après la fin des combats… On comprend d’autant mieux pourquoi, dans l’ensemble, le ton n’est guère celui de l’analyse froide et détachée. Le texte vibre d’indignation et de colère, et c’est bien légitime. Avec une cible toute désignée, bien sûr : Thiers, « ce nabot monstrueux »…

 

Il est inutile de refaire ici l’histoire de la Commune de Paris (du moins je le suppose), et pas davantage des autres Communes, qui ne sont de toute façon pas évoquées par Marx, une ligne exceptée. L’expérience, brève mais fondamentale, a marqué les esprits, et véhicule tout un cortège de figures et d’images mythiques, de Louise Michel au Mur des Fédérés. Et puis après tout, hein, c’est la lutte finale, tout ça… Je me contenterai ici de noter deux introductions (et plus si affinités) intéressantes : la BD de Tardi Le Cri du Peuple, d’après le roman de Vautrin, et le (long) (très long) film de Peter Watkins La Commune. Sinon, les ouvrages sur la Commune, ce n’est pas ce qui manque… Raison de plus pour ne pas s’étendre sur le sujet.

 

On notera juste que Marx, malgré le si bref délai entre les événements et la rédaction du texte, est étonnamment bien documenté (bien mieux que dans Les Luttes de classe en France, à titre de comparaison), et que, si l’on excepte quelques ragots pas forcément nécessaires (et pas loin de la calomnie) et quelques « naïvetés » de passage, plus ou moins pardonnables (à mon sens, celle concernant les « otages » ne l’est pas), le texte se tient remarquablement, et, dans l’ensemble, convainc, malgré le sérieux démenti que lui a infligé l’histoire, qui, décidément, ne s’est pas révélée marxiste.

 

Précisons toutefois une chose : peut-être, justement, pour cette raison, La Guerre civile en France, plus que l’histoire de la Commune de Paris, est avant tout celle de sa répression, de la contre-révolution, que Marx qualifie régulièrement de « rébellion de négriers ». Il s’agit ici de démontrer toute l’ignominie de Thiers et des Versaillais, leur hypocrisie, leur haine sanguinaire, leur collusion avec Bismarck. D’où le ton très vigoureux, et même haineux, de ces quelques pages. Le camp de la réaction est implacablement stigmatisé, et rien n’est à mettre au crédit des responsables de la « Semaine sanglante », Thiers au premier chef, bien évidemment. L’insulte, aussi, est fréquente dans ce bref texte tout entier tourné contre l’oppresseur capitaliste, qui a joué son va-tout de la plus détestable des manières.

 

En face, évidemment, l’évocation des Communards est particulièrement lumineuse. Marx excuse tout, à plus ou moins bon droit (j’ai déjà parlé des « otages », et là on sent comme une contradiction…), et dresse un portrait élogieux de cette expérience unique dans notre histoire, et qui, à ses yeux, ne pouvait être que décisive et annonciatrice du « Grand Soir ». Marx note en effet la particularité de la Commune : cette fois, les « ouvriers » (plus exactement, sans doute, les prolétaires et les « prolétarisés ») ne se sont pas contentés de prendre les armes au nom de la République démocratique et sociale, comme en 1848, ce qui faisait l’objet de ses deux précédentes analyses citées au début de ce texticule ; mais ils se sont bel et bien emparés du pouvoir, quand bien même pour une courte période. Cela ne suffit pourtant pas ; ils ont surtout montré ce qu’il s’agissait d’en faire : le détourner, et, à terme, le réduire à néant. Grande originalité de la Commune, annonciatrice à ses yeux de la société sans classes (et donc sans État) devant nécessairement arriver quand la multitude des prolétaires aura triomphé du petit nombre des capitalistes.

 

On avouera cependant que, s’il est quelques pages d’analyse particulièrement brillantes, La Guerre civile en France n’a pas le caractère stupéfiant de justesse et de lucidité du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, qui reste à mon sens sa plus grande réussite dans le genre. C’est que, sans doute, l’essentiel est ailleurs, dans ce texte militant : l’heure est à l’action, à la praxis. Aussi, en dehors de ce qui vient d’être dit concernant la prise du pouvoir, il est difficile de voir dans ce texte ce que sont au juste les idées de Marx, de manière générale (il est de toute façon noyé dans les signataires de l’adresse). On ne fera donc pas de La Guerre civile en France un texte marxiste (ou marxien…) majeur : c’est une bouffée de colère, d’indignation et de tristesse… teintée d’espoir, malgré tout. Un pamphlet cinglant, qui doit être pris pour tel, un témoignage sur le vif. C’est déjà beaucoup.

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"Une brève histoire des morts", de Kevin Brockmeier

Publié le par Nébal

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BROCKMEIER (Kevin), Une brève histoire des morts, [The Brief History of the Dead], traduit de l’américain par Johan-Frédérik Hel Guedj, Paris, 10/18, coll. Domaine étranger, [2006-2007] 2009, 317 p.

 

Une fois n’est pas coutume, voilà un livre que j’ai acheté et lu sur la seule foi de sa bonne exposition en librairie (Charybde, pour ne pas la nommer) et de sa quatrième de couverture alléchante. Je n’en avais strictement jamais entendu parler avant. Une brève histoire des morts est le deuxième roman de Kevin Brockmeier, et le premier publié en France. Attention, cependant : il me paraît impossible d’en parler sans spoiler un tant soit peu (même si tout s’enchaîne naturellement et les « révélations » n’en sont pas vraiment ; mais au cas où…).

 

Une cité des morts. Les gens ont fait la traversée, différente pour chacun. Ce n’est pas le Paradis, ni l’Enfer. Peut-être leur antichambre ? Les gens ne savent pas vraiment ce qu’ils y font. Ce que l’on sait, c’est qu’ils y restent quelque temps, et puis, un jour, disparaissent. La thèse la plus communément admise veut que les morts restent dans la ville tant qu’il se trouve quelqu’un sur Terre pour se souvenir d’eux.

 

La Terre, alors. Un futur proche. Laura Byrd, employée de Coca-Cola, participe à une expédition dans l’Antarctique incroyablement mal foutue. Ses deux collègues sont partis chercher du secours quand la radio est tombée en panne sans que cela fasse réagir qui que ce soit à Atlanta, mais ne sont toujours pas revenus. Aussi ses jours sont-ils comptés.

 

La cité des morts. Du jour au lendemain, la quasi-totalité de la population disparaît sans laisser de traces. On ne trouve plus que deux, puis trois, puis quelques centaines, puis quelques milliers d’habitants, pour la plupart des nouveaux arrivants.

 

La Terre. Une pandémie horriblement virulente, la « tremblette de l’œil », fauche l’humanité par millions.

 

La cité des morts. Tout semble confirmer l’hypothèse « Laura Byrd » : les gens qui sont dans la ville sont tous ceux dont se souvient Laura…

 

… qui est peut-être bien la dernière femme sur Terre. Mais pour combien de temps ?

 

Une brève histoire des morts, si vous me passez l’expression, c’est à mon sens un peu Ballard et Borges qui écriraient à quatre mains un « faux thriller », tous deux sous le coup d’une vilaine dépression, et probablement d’un gros rhûbe. Un admirable roman sur la mort et sur la mémoire, intelligent et subtil, mais aussi palpitant qu’un « page turner » ultra efficace. De la littérature « blanche », en façade, mais qui sent bon le genre. Une petite merveille de construction, simple et élégante. Bref, une sorte de livre idéal en ce qui me concerne. C’est dire si j’ai été conquis par ce roman dont je n’avais pourtant jamais entendu parler…

 

Le talent de conteur de Kevin Brockmeier ne saurait faire de doute, et est à vrai dire des plus remarquables. Tout s’enchaîne avec naturel et fluidité, et avec une grande astuce, en respectant une construction a priori banale alternant l’expérience de Laura Byrd et la cité des morts un chapitre sur deux. Mais ce moule en apparence contraignant permet à l’histoire de se développer avec aisance, et d’avancer petit à petit le long d’une narration implacable. Le parallèle entre Laura, seule, et la cité des morts, d’abord grouillante, puis déserte, puis de nouveau peuplée mais sans commune mesure avec ce qui précédait, est saisissant et produit indéniablement son petit effet. Sans user d’effets de manche trop flagrants, Kevin Brockmeier huile bien sa machine, qui avance inlassablement vers une conclusion inévitable (et très belle).

 

Autre élément remarquable : l’auteur parvient à écrire un roman sur la mort et contant rien de moins que l’extinction de l’espèce humaine sans être véritablement morbide pour autant. Qu’on se le dise : les morts, ici, sont heureux. Sauf, des fois, quand ils sont eux-mêmes la proie de souvenirs glaçants, tel l’aveugle (…) qui sera notre première rencontre dans la cité des morts. Mais quand même : malgré le sujet, éminemment douloureux, Kevin Brockmeier, quand il nous guide chez les défunts, se montre finalement presque enjoué. C’est sur Terre que l’on souffre… même si la « tremblette de l’œil » tue rapidement, d’un coup net et sans bavures.

 

C’est que, sans doute, avant d’être un roman sur la mort, Une brève histoire des morts est un roman sur le souvenir. La question fait débat chez Joyce et Puckett (comme toujours) : de combien de personnes se souvient-on, au juste ? Et pourquoi, et de quoi se souvient-on ? Le roman – ça réifie de la métaphore, nom de Dieu ! – met en pratique ces interrogations, avec une grande finesse. Nous voyons Laura se souvenir, et côtoyons ses souvenirs ; un détail, ici, rappelle tel personnage ; une attitude, tel autre ; une anecdote, encore un autre. Parents, amis, amants, collègues… mais aussi tel clochard croisé régulièrement dans la rue, tel commerçant chez qui l’on allait se fournir, la petite fille qui avait perdu son ballon, la meilleure copine d’antan, qu’on a bien oubliée, mais pas tout à fait non plus, etc. C’est à la fois très beau, et troublant.

 

Et finalement presque lumineux. Oui, tout le monde crève, et la vie, aussi dérisoire qu’une canette de Coca vide, ne semble avoir d’importance que tant qu’il y a quelqu’un pour s’en souvenir, mais peu importe, finalement. C’en est à un stade où la peur et la douleur ne comptent plus vraiment. Même dans la blancheur du pôle, par – 70°. Ce n’est pas tant en raison de la promesse d’un ailleurs – temporaire –, même si la cité est l’occasion de se retrouver, et de faire – enfin ? – ce que l’on veut. C’est simplement une question de regard, légèrement décalé.

 

Et puis quelle magnifique occasion d’explorer de fond en comble la psyché d’un personnage ! Tout, naturellement, tourne autour de Laura Byrd, seule. Son humanité relève de l’idéal. Ses angoisses sont tangibles, mais c’est le cas du moindre de ses souvenirs, les bons comme les mauvais. Rarement, sans doute, on aura eu l’occasion de fouiller autant une étude de caractère, dans un roman qui ne semble pas forcément y prétendre à première vue.

 

Bref : j’ai été conquis par cette Brève histoire des morts, roman rigoureux dans son évidence, dont je vous recommande, encore une fois, chaudement (aha) la lecture.

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"L'Archipel du Rêve", de Christopher Priest

Publié le par Nébal

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PRIEST (Christopher), L’Archipel du Rêve, [The Dream Archipelago], édition augmentée, traduit de l’anglais par Michelle Charrier, Paris, Gallimard, coll. Folio Science-fiction, [2009-2010] 2011, 413 p.

 

Je découvre petit à petit Christopher Priest, auteur certes majeur dans la science-fiction contemporaine, mais dont je n’avais lu jusqu’à présent que deux romans, les excellents La Séparation et Le Prestige. Mais avec L’Archipel du Rêve, nous sommes dans un territoire bien différent. Ce recueil de nouvelles (qui en contient une de plus que l’édition Lunes d’encre, « Vestige », que j’avais déjà pu lire et apprécier dans L’o10ssée Folio SF), souvent comparé, et c’est à bon droit du moins sur certains points, au fantabuleux Vermillion Sands de J.G. Ballard, se situe dans le même univers que La Fontaine pétrifiante (une nouvelle, « La Négation », y faisant directement écho).

 

Un univers hors du temps, marqué par une guerre trois fois millénaire entre les deux superpuissances du Nord, qui s’affrontent sur le continent austral. Mais, au milieu, se trouve l’Archipel du Rêve, constellation d’îles neutres qui exercent une étrange fascination sur tout un chacun. On vient y chercher la liberté, et/ou la réalisation de ses désirs les plus intimes. Car l’Archipel est une zone propice à l’érotisme, qui constitue le thème central de la plupart des nouvelles du recueil. Autant dire que je ne savais pas à quoi m’attendre, et que j’ai été pour le moins surpris par cette donnée.

 

Et un peu déçu, disons-le tout de suite. En effet, cet érotisme omniprésent m’a régulièrement paru un peu lourd, ne suscitant guère chez moi qu’un ennui poli. Si l’on excepte le tour de passe-passe de « La Cavité miraculeuse », les situations sont souvent assez convenues, voire trop convenues (« La Crémation »), et, en dépit de sa fin hautement prévisible, seule « Le Regard », jouant astucieusement du voyeurisme dans un contexte d’observation ethnologique, m’a pleinement convaincu. Le reste m’a semblé un peu terne, voire un peu vide.

 

Je ne vais pas non plus cracher dans la soupe : il y a de très bonnes choses dans L’Archipel du Rêve. Déjà, les nouvelles qui ne sont pas « perturbées » par le thème érotique sont irréprochables. « L’Instant équatorial », qui tient peu ou prou du poème en prose, est une très jolie introduction. « La Négation » est un texte fort (et qui l’est encore davantage, je suppose, pour qui a lu La Fontaine pétrifiante), sur l’absurdité de la guerre, l’instrumentalisation de l’art et l’engagement. « Vestige », enfin, constitue une belle saynète émouvante, à l’érotisme cette fois diffus, et relevant plus du fantastique que de la science-fiction.

 

Pour ce qui est du reste, il y a donc à boire et à manger. « Les Putains », avec ses crises de synesthésie, offre quelques jolies scènes, mais ne mène nulle part. « La Cavité miraculeuse », longue nouvelle initiatique toute en réminiscences, contient de même quelques beaux moments, mais le tour de passe-passe qui en constitue le cœur, s’il joue intelligemment sur nos perceptions et préjugés, n’est pas tout à fait honnête et tend un peu à bouffer tout le reste. « La Crémation », nouvelle sur l’incompréhension mutuelle dans un cadre culturel étranger, ne convainc donc guère. Dans ce registre, « Le Regard » est sans doute la plus grande réussite : cette longue nouvelle est très bien conçue, riche d’images fortes et de situations érotiques délicieusement perverses. Reste enfin « La Libération », un peu en contrepoint de « La Négation », nouvelle assez correcte dans l’ensemble, mais qui connaît des baisses de tension.

 

Au final, je ne peux que m’avouer déçu par ce recueil dont on m’avait dit tant de bien. Si je n’irais certainement pas jusqu’à le qualifier de fondamentalement mauvais, n’exagérons rien, je suis bien obligé de faire part de l’ennui que sa lecture a suscité chez moi. Et si je veux bien admettre la comparaison avec Vermillion Sands, c’est tout de même en plaçant ce dernier recueil deux bons crans au-dessus, au moins. En tout cas, je n’ai pas retrouvé dans L’Archipel du Rêve le brillant auteur de La Séparation et du Prestige. Priest romancier serait-il donc à mes yeux plus convaincant que Priest nouvelliste ? La lecture de ce seul recueil ne me permet probablement pas d’en juger, et je vais donc m’en abstenir. Mais, tout de même, déception…

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"Histoire secrète d'Isabelle de Bavière reine de France, de D.A.F. de Sade

Publié le par Nébal

Histoire secrète d'Isabelle de Bavière reine de France

 

SADE (Donatien Alphonse François, marquis de), Histoire secrète d’Isabelle de Bavière reine de France, avant-propos de Gilbert Lely, Paris, Gallimard, coll. L’Imaginaire, [1953] 1992, 332 p.

 

Je ne sais plus si j’ai déjà eu l’occasion de le mentionner en ces pages interlopes, mais je suis très fan de l’œuvre du marquis de Sade. Aussi, dès qu’un titre ne figurant pas déjà dans l’édition de ses Œuvres en trois tomes à la Pléiade (essentiellement centrée sur les œuvres pornographiques, même si pas que) m’apparaît sous le nez, je me jette logiquement dessus. C’est comme ça que j’ai fait l’acquisition et la lecture, notamment, de La Marquise de Gange et des Crimes de l’amour. Aussi, quand j’ai découvert par hasard l’existence de cette étrange Histoire secrète d’Isabelle de Bavière reine de France, étonnement publiée dans l’excellente collection « L’Imaginaire » de Gallimard (ce qui en dit long, en même temps), ça n’a pas fait un pli : je me suis empressé de l’acheter et de la lire.

 

Étrange ouvrage, oui, où Sade se fait historien, et non romancier (encore que l’on puisse à bon droit se poser la question). S’il se fonde, du moins à ce qu’en prétend l’auteur, sur des recherches effectuées avant la Révolution, avant que Sade ne se lance véritablement en littérature, et accessoirement avant les scandales qui lui ont valu bien des misères, ça n’en est pas moins le dernier livre écrit par le divin marquis, publié une fois n’est pas coutume à titre posthume, mais dont il avait achevé les révisions peu avant sa mort, espérant bien le faire paraître malgré son internement à Charenton. Ce qui explique sans doute pas mal de choses que l’on pourrait autrement trouver passablement déconcertantes : on est bien loin, ici, de la virulence sauvagement réjouissante de ses œuvres « ésotériques » ; livre « pour tous », l’Histoire secrète d’Isabelle de Bavière reine de France, si elle a pour héroïne une femme immorale et criminelle annonçant la fictive Juliette, n’en est pas moins une œuvre « morale », où Sade ne cesse de blâmer le crime et de faire l’éloge de la vertu (on est bien loin des dissertations philosophiques des libertins de ses romans plus célèbres !), allant même – un comble pour ce matérialiste forcené – jusqu’à en appeler à Dieu, au ciel et à la providence ! Autant dire que c’est du Sade sans en être tout à fait. Ce qui, sans doute, en réservera la lecture en priorité aux exégètes et aux collectionneurs.

 

Il s’agit donc d’une biographie d’Isabelle (ou Isabeau) de Bavière, sans doute une des reines de France à la plus mauvaise réputation, ce qui suffit amplement à en faire un personnage sadien. Mais là où le divin marquis, dans d’autres de ses ouvrages, en aurait fait un modèle, voire une incarnation de la « vertu » au sens machiavélien, il en réalise ici un portrait à charge, certes non exempt de fascination, et probablement plus qu’à son tour hypocrite, mais le constat n’en est pas moins certain : cette « Juliette » royale, Sade n’aura de cesse de la condamner.

 

Euphémisme ! En se fondant sur des sources « malencontreusement détruites » (…) par les « Ostrogoths » révolutionnaires, et notamment l’interrogatoire de son favori Bois-Bourdon, Sade dresse bel et bien une « histoire secrète » de la reine : comprendre que, en bon paranoïaque, il la rend responsable de tout et n’importe quoi, mais avant tout du pire. Reine criminelle par excellence, Isabelle de Bavière, l’épouse du pauvre Charles VI, est de tous les complots, et semble avoir pour unique but l’abaissement de son royal époux et de la France : il s’agit de régner, certes pas innocemment, mais effectivement ; aussi l’Isabelle de Bavière de Sade est-elle encore plus détestable que ce que l’on a déjà l’habitude d’en dire. Aux yeux de l’auteur, elle est responsable de tout, absolument tout, et de la pire des manières. L’adultère et l’inceste ne sont certainement pas ses traits les plus critiquables, quand bien même Sade s’étend complaisamment sur la question (chassez le naturel…). La folie « intermittente » de Charles ? C’est elle. La mort du duc d’Orléans, son amant ? C’est elle. La mort de ses enfants, le futur Charles VII excepté ? C’est elle, et elle n’a pas manqué d’essayer d’abattre ce dernier, qu’elle exécrait plus que tout. La « guerre civile » opposant les Armagnacs aux Bourguignons ? C’est elle. La France livrée aux rois d’Angleterre ? C’est elle. Jeanne d’Arc blessée puis brûlée vive ? C’est elle… Ad nauseam.

 

Il y a sans doute bien du vrai dans ce qu’écrit Sade, qui livre une chronique richement documentée d’une des plus sombres périodes de l’histoire de France. Mais à charger ainsi son « héroïne » d’absolument tout ce qui s’est faire d’odieux sous le règne du roi fou (meurtre du duc de Bourgogne excepté, bien sûr), l’historien dépasse sans doute la mesure, et, encore le naturel qui revient, c’est plus qu’à son tour le romancier qui s’exprime. Il dresse un portrait tellement odieux de la sinistre reine qu’il en tombe parfois dans le ridicule, à vrai dire (les passages sur Jeanne d’Arc, notamment, sont « un peu » forts). Et, quand on connaît le reste de l’œuvre de l’auteur, on ne peut s’empêcher de sourire à ses sévères récriminations, ses sursauts d’indignation, pire, les sentiments religieux dont il fait ici « preuve » (tout en matraquant régulièrement le clergé, faut quand même pas pousser mémé dans les ort… si, en fait, il le faut, mouhahaha).

 

Un livre étrange, donc. Et, avouons-le, on est ici loin du meilleur Sade, jusque dans le style, certes savoureux et élégant dans l’ensemble, mais aussi perclus de répétitions et de tics lassants, a fortiori dans la condamnation, qui sonne souvent faux. Aussi en réservera-t-on la lecture aux admirateurs les plus acharnés du divin marquis, qui y verront au moins une curiosité, ce qui pourra suffire à les contenter. Pour ma part, si je ne regrette certes pas ma lecture, et si cette chronique des pages les plus noires de la « guerre de Cent Ans » m’a bel et bien intéressé, je n’en ferais certainement pas une lecture véritablement recommandable, et sûrement pas représentative de l’œuvre du divin marquis dans ce qu’elle a de plus scandaleux et, par là même, de génial. Une curiosité, oui… Mais Sade, c’est comme ses personnages : c’est quand il est odieux qu’on l’aime.

 

Ce qui me fait penser que j’ai le tome 3 à la Pléiade qui m’attend toujours… L’occasion de relire l’excellent La Philosophie dans le boudoir et de lire enfin Juliette. « Les prospérités du vice », c’est quand même un programme autrement plus alléchant…

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