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"Sauvagerie", de J.G. Ballard

Publié le par Nébal

 

BALLARD (J.G.), Sauvagerie, [Running Wild], traduction de l’anglais par Robert Louit, Auch, Tristram, [1988, 1992, 2002] 2008, 119 p.

 

Octobre ballardien, suite et fin : après La Forêt de cristal et le premier tome de l’intégrale des nouvelles de l’immense auteur de Crash !, parlons un peu de Sauvagerie. Un peu, juste, parce qu’il s’agit quand même d’un très court roman, ou, au choix, d’une longue nouvelle ; n’en disons point trop, donc. Juste deux choses, là, comme ça : il s’agit d’une réédition d’un bref ouvrage autrefois disponible en français sous le titre Le Massacre de Pangbourne, mais avec une nouvelle traduction (saluons encore le très beau travail accompli par Tristram) ; et, accessoirement, c’est l’ouvrage le plus « récent » de Ballard qu’il m’a été donné de lire, puisque je ne l’avais jusqu’à présent pratiqué que pour ses nouvelles des années 1950 et 1960, ses « romans apocalyptiques », la « trilogie de béton » et La Foire aux atrocités, soit des ouvrages remontant au plus tard aux années 1970.

 

Sauvagerie, c’est déjà autre chose. Un texte écrit en 1988, en pleine Angleterre thatchérienne, et qui prend des allures d’essai politique, ou plus exactement, on l’a dit à juste titre, de pamphlet. Un texte écrit à une époque où Ballard n’est peut-être plus aussi clairement assimilé à la science-fiction qu’autrefois, aussi. Peut-on parler de SF pour Sauvagerie ? Pas vraiment, sans doute, même si l’on peut bien y entrevoir une certaine anticipation, mais à très très court terme. On est en fait en plein dans ce « présent visionnaire » dont Ballard parlait entre autres pour Vermillion Sands. Sauvagerie, quoi qu’il en soit, nous parle bien d’ici et de maintenant. Comme la SF, très souvent, certes. Boarf, débat stérile qui ne m’intéresse pas vraiment... Retenons-en juste une chose : si ce bref volume est à même de plaire aux amateurs de SF, il ne s’adresse clairement pas qu’à eux. Le pamphlet touche bien au-delà de ce seul lectorat, et, si la forme « clinique » du récit – puisqu’il s’agit à bien des égards d’une sorte de rapport psychiatrique – peut rappeler le Ballard de Crash ! et de La Foire aux atrocités, le prétexte, quant à lui, tient indéniablement du polar. Mais il ne s’agit que d’un prétexte : l’identification des coupables ne fait très vite aucun doute (le narrateur lui-même reconnaît avoir été étrangement lent de la comprenette...), et le morceau est de toute façon lâché à mi-parcours environ (bon, je ne vais pas « spoiler », à tout hasard, mais j’avoue que la tentation a été forte, du coup…) ; l’intérêt n’est d’ailleurs probablement pas davantage dans la reconstitution du tragique fait divers.

 

Ah, oui, il serait peut-être temps que je vous en cause, tout de même… Adonc : dans Sauvagerie, Ballard s’inspire de la tuerie d’Hungerford, le 19 août 1987, quand un jeune chômeur a abattu seize personnes dont sa mère et en a blessé quinze autres avant de se donner la mort. Immanquablement, ce massacre façon « going postal » a fait les gros titres à l’époque… Et Ballard de se baser là-dessus pour poser quelques questions qui fâchent, et renouvellent sans doute à certains égards les thématiques d’I.G.H..

 

Pangbourne Village, un « enclos résidentiel de luxe » près de Londres, un endroit paisible, où la population est intégralement issue des classes moyennes supérieures. Des gens riches, plutôt libéraux, et heureux, avec une vie de famille idéale, consacrant beaucoup de temps à leurs enfants, lesquels se montrent tous travailleurs et doux : une utopie de l'upper middle class éclairée et progressiste. Mais, dans la matinée du 25 juin 1988, c’est le drame : les parents sont tous assassinés dans des circonstances étranges, de même que les autres adultes présents (gardiens, etc.), et les enfants disparaissent. Deux mois plus tard, le mystère reste entier : qui a tué les parents, et pourquoi ? qui a enlevé les enfants, et pourquoi ? La presse multiplie les théories toutes plus farfelues les unes que les autres, et qui ne font guère avancer le schmilblick… C’est alors que la police décide de faire appel au docteur Richard Greville, psychiatre, pour essayer d’y voir un peu plus clair. Sauvagerie correspond à son « journal » médico-légal, et adopte le ton clinique et froid des rapports d’expertise. Et le bon docteur va bientôt être amené à découvrir la vérité. Une vérité évidente, mais inacceptable.

 

Derrière la félicité de Pangbourne Village, dans ce havre de gentillesse et de bons sentiments, le docteur Greville va découvrir une horreur indicible, et son rapport va prendre les apparences d’une cartographie systématique d’un Enfer qui n’a jamais été autant pavé de bonnes intentions.

 

Sauvagerie est un texte éminemment ballardien, au-delà de la seule forme. On y retrouve des obsessions très anciennes, déjà sensibles dans les premières nouvelles de l’auteur notamment (mais aussi, donc, dans I.G.H. et La Foire aux atrocités) : un délire claustrophobe, qui n’est d’ailleurs pas sans évoquer cette fois les « utopies de l’enfermement » typiques du marquis de Sade (la description de certains meurtres, les plus alambiqués essentiellement, a quelque chose de profondément sadien à mon sens) ; et plus largement une dénonciation angoissée d’une forme de « société de contrôle », matérialisée, au-delà des murailles entourant Pangbourne Village, par son impressionnant (et inutile…) réseau de vidéosurveillance (et sa justification « panoptique » nous renvoyant directement à Surveiller et punir et au-delà à Bentham), mais essentiellement traduite par un carcan d’activités imposées, un bonheur sur commande, évoquant les pires formes de totalitarisme. À ceci près que le totalitarisme, ici, non seulement n’ose pas dire son nom, mais va jusqu’à se faire passer pour libéralisme ; le pire étant sans doute que cette imposture est tout ce qu’il y a de plus sincère…

 

Le résultat est glaçant et profondément dérangeant, et on aurait tout d'abord envie de dire ambigu, au moins en apparence, dans la mesure où il dépasse les clivages politiques habituels. En effet, si Sauvagerie est bien une critique de l’Angleterre thatchérienne (la fin ne laisse plus aucun doute à cet égard), et plus largement de la société de contrôle (la vidéosurveillance n’en étant que l’aspect le plus sensible), ce n’est certainement pas pour autant un pamphlet naïf, se contentant de répéter les critiques les plus courantes (mais non moins légitimes) à l’encontre de ces systèmes. Il va au-delà, cherche la petite bête, démonte plus globalement l’utopie, ébranle les dogmes, et interroge la condition humaine. Dans ce rapport glacé, désabusé, quasi nihiliste, les extrêmes se rejoignent, les impostures, illusions et présupposés de tous les camps sont équitablement exposés et maltraités. Le « bonheur insoutenable » (dans une perspective différente de celle du roman d’Ira Levin, certes, dystopie totalitaire « classique ») génère des monstres, la civilisation accouche de la barbarie, les bons sentiments se galvaudent dans une oppression inconsciente. L'obsession de la sécurité nourrit le crime. Et l'innocence est un leurre. Sauvagerie est un système de contradictions philosophiques, disséquant nos sociétés prétendument « libérales » jusqu’à révéler leur absurdité fondamentale. Un roman « apocalyptique », encore une fois, dans un sens. Mais à l'échelle d'un modèle de société. Et sombre, infiniment sombre.

Sauvagerie
n’a rien d’une promesse, si ce n'est celle d'un chaos imminent ; on dira plutôt qu'il s'agit d'un avertissement. Lucide et désabusé. Une anti-utopie cauchemardesque, froide, amorale. Et une leçon, dans toutes les acceptions du terme.

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"Custer et moi !", de François Darnaudet

Publié le par Nébal

 

DARNAUDET (François), Custer et moi ! (Le Fils de l’autobiographie fantastique), postface de Philippe Ward, Lyon, ActuSF, coll. Les Trois Souhaits, 2008, 64 p.

 

Une des choses qui rendent la collection des Trois Souhaits très sympathique à mes yeux est son aptitude à tirer parti de son format si particulier pour publier des livres « autres », sans doute impubliables ailleurs. L’exemple le plus frappant – même si pas forcément le plus pertinent – jusqu’à présent était probablement Appel d’air, mais j’aurais également envie de mentionner, dans cette ligne de petits recueils de nouvelles, London Bone de Michael Moorcock, petit bouquin unique en son genre qui m’a enfin fait apprécier l’auteur britannique, et m’a permis de découvrir ultérieurement ses plus grandes réussites, ou encore Le Miroir aux éperluettes, superbe occasion de découvrir  enfin Sylvie Lainé en volume (au passage, ayé, je viens de commander son deuxième recueil, Espaces insécables ; je vous en recause très bientôt…). Avec un peu moins de réussite, on pourrait sans doute mentionner Le Voyageur solitaire de Jean-Marc Ligny, ou comment jouer la carte démesurée de « l’histoire du futur » dans un petit format, ou le H.P.L. de Roland C. Wagner, très bonne nouvelle, certes, mais dont le bilinguisme, s’il est audacieux, me paraît d’une utilité plutôt douteuse. Je ne reviendrai par contre pas sur le ratage de Thierry Marignac, passons, passons… Bref, si la réussite n’est pas toujours au rendez-vous, c'est quand même souvent le cas, et l’intention est de toute façon suffisamment intéressante pour susciter attention et sympathie.

 

Mais dans la catégorie des publications « bizarres », ce Custer et moi ! de François Darnaudet se pose là. On pourrait dire qu’il s’agit de… eh bien… heu… comment dire… humf… un « truc », voilà. Une « autobiographie fantastique », à en croire l’auteur. Ce qui se tient. Même si d’aucun préféreraient sans doute parler d’une novella mêlant auto-fiction et science-fiction (oui, parce que la nuance entre science-fiction et fantastique n’est pas forcément très nette, ici ; pour ma part, la classification SF serait plus appropriée, mais, bon, après tout, les étiquettes, hein…), ce qui n’est tout de même pas banal (même si, entre Dick dernière manière et Houellebecq… mais le rapprochement se ferait surtout avec le premier, j’imagine).

 

OK. Mais pas que. On pourrait y voir aussi, à le prendre totalement au sérieux, une sorte d’essai historico-physico-métaphysique farfelu, du genre à séduire les amateurs d’occultisme et de paranormal, mais avec suffisamment d’humour pour faire passer la pilule. Ou, plus prosaïquement, des notes de recherche, pour ne pas dire un brouillon, en vue d’une publication ultérieure. Les mauvaises langues parleraient même volontiers d’une sorte de teaser… Et, entre nous soit dit, elles n’auraient pas tout à fait tort, si l’on veut bien admettre que l’originalité du procédé comme la confidentialité de la chose le rendent tout de suite plus sympathique.

 

Bon, peu importe. En tout cas, ça se lit. Et c’est plutôt enthousiasmant en ce qui me concerne.

 

François Darnaudet – dont je ne n’avais jamais entendu parler jusqu’alors – est un scientifique de formation, auteur de polars, mais également de bouquins de SF/fantastique (voir plus haut), notamment chez Rivière Blanche (ce qui explique sans doute la postface amicale de Philippe Ward). Il nous livre ici une de ses obsessions, qui traverse plusieurs de ses œuvres ; et c’est d’ailleurs pourquoi il parle de « Fils de l’autobiographie fantastique », « L’autobiographie fantastique » à proprement parler, ou plus exactement sa première étape, figurant dans Le Regard qui tue (Rivière Blanche, 2005), et le deuxième épisode, « Le Retour de l’autobiographie fantastique », dans Le Papyrus de Venise (Nestiveqnen, 2006). L’obsession en question tourne autour du général Custer et de la bataille de Little Big Horn. Pourquoi pas, hein ?

 

François Darnaudet se présente volontiers comme un rationaliste forcené, ou, selon ses propres termes (p. 14), « un vrai con de matheux, méprisant les littéreux, anarchiste version Stirner, pas baptisé, complètement athée et allergique aux monothéistes de tout poil ». Mais voilà : deux événements étranges, au cours de sa vie, l’ont amené à admettre la possibilité d’une part d’irrationnel, au moins en apparence, de phénomènes dépassant l'entendement, voire de l’existence d’un univers autre. Il y eut le « dé volant ». Mais il y eut surtout ce souvenir troublant, ancré dans sa mémoire, d’avoir assisté à la bataille de Little Big Horn, et d’y avoir péri. Darnaudet serait-il donc la réincarnation d’un officier du 7ème de cavalerie ? Et de son idole Boris Vian, tant qu’à faire ? Il mène l’enquête. Avec sérieux et humour. « Vous rirez de moins en moins, mes gaillards ! » (p. 32).

 

Effectivement, on ne rit pas. Mais on sourit volontiers, et c’est avec plaisir qu’on se laisse entraîner dans cette thèse saugrenue, accumulant les « coïncidences troublantes », comme on dit… mais aussi les manipulations tortueuses et autres « oublis » providentiels de « détails » inconciliables… Le résultat est étrange, pas hyper convaincant certes – ce n’était pas vraiment le but, après tout ; enfin, j’espère… –, mais néanmoins passionnant, et même jubilatoire, pour peu que l’on accepte de jouer le jeu ; et c’est bien l’essentiel. Et en refermant ce curieux petit bouquin, on se dit qu’on en lirait volontiers davantage, avec, disons, « La Fiancée de l’autobiographie fantastique », dans une prochaine publication d’un Darnaudet plus obsédé que jamais…

 

Un regret, cependant : si tout cela se lit agréablement – bon, on va pas en faire un incontournable non plus, hein ; c’est une friandise, très sucrée, et qui ne se refuse pas, c’est tout… –, j’avoue avoir régulièrement soupiré devant deux pénibles écueils stylistiques qui parcourent tout le, heu, le « machin » : une ponctuation plus qu’hasardeuse – qui contamine même la postface de Philippe Ward (allez savoir ce qu’ils y mettent, dans leur Coca…) –, et un syndrome du Point d’Exclamation Proliférant, jusque dans le titre (moche, par ailleurs). Dommage… Je ne m’attendais certainement pas, en ouvrant Custer et moi !, à une merveille littéraire, mais bon, là, quand même…

 

Boarf. On s’en remettra. Ce très court texte – ça se lit en une heure, hein – m’a décidément bien plu, son originalité et sa fraîcheur l’emportant amplement sur ses maladresses stylistiques. Un petit bouquin curieux et sympathique, tout à fait appréciable.

Bon, je vous laisse, j’ai des recherches à faire : je finirai bien par vous prouver que je suis la réincarnation de Gilles de Rais (c. sept.-oct. 1404 – 26 oct. 1440), de Thomas More (7 février 1478 – 6 juillet 1535), d’Henri IV (14 décembre 1553 – 14 mai 1610), de d’Artagnan (c. 1611-1615 – 25 juin 1673), du marquis de Sade (2 juin 1740 – 2 décembre 1814), de Karl Marx (5 mai 1818 – 14 mars 1883), de Franz Kafka (3 juillet 1883 – 3 juin 1924) et de Philip K. Dick (16 décembre 1928 – 2 mars 1982). « Vous rirez de moins en moins, mes gaillards ! »

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Le Haut-Lieu et autres espaces inhabitables, de Serge Lehman (+ interview)

Publié le par Nébal

 

LEHMAN (Serge), Le Haut-Lieu et autres espaces inhabitables, préface de Xavier Mauméjean, Paris, Denoël, coll. Lunes d’encre, 2008, 258 p.

 

Ma chronique vient du beau site du Cafard Cosmique. Je vais la reproduire ici au cas où.

Tant qu’à faire, les camarades Ubik (un Grand Cafard) et Pat (un Vieil Existentialiste Mou) et moi-même en avions profité pour interviewer Serge Lehman. Là encore, au cas où, je vais reproduire cette interview, en fin d'article.

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CHRONIQUE

 

 

Auteur prolifique, loué et primé dans les années 1990, Serge Lehman a par la suite connu un assez long passage à vide, et bon nombre de ses œuvres, le temps passant, devinrent quasi introuvables. Il fallut en gros attendre Le Livre des Ombres, en 2005, pour que l’auteur refasse surface, revisitant à l’occasion de ce volumineux recueil une bonne part de sa production science-fictive, dessinant une vaste et complexe « histoire du futur ». Depuis, l’auteur s’est à nouveau fait relativement discret (à la différence, sans doute, de l’anthologiste, du théoricien et du scénariste... bon, d’accord...). Mais il nous revient aujourd’hui avec Le Haut-Lieu et autres espaces inhabitables, un nouveau recueil qui, s’il ne comprend qu’un seul inédit déjà ancien, nous offre néanmoins six textes remarquables, parfois largement retouchés pour l’occasion.

 

Le recueil, à première vue, a quelque chose de disparate, Serge Lehman ne se montrant pas toujours là où on l’attendait. Les différents récits composant ce recueil (sans véritable lien avec l’univers du Livre des Ombres, en dépit d’une allusion ici ou là), du (très) court roman Le Haut-Lieu, initialement publié au Fleuve Noir dans la collection « Frayeur », mais présenté ici dans une version revue et corrigée, à l’inédit « La Régulation de Richard Mars », oscillent sans cesse entre fantastique et science-fiction, malmenant régulièrement définitions et préjugés dans un flou déstabilisant mais ô combien séduisant. Aux références science-fictives classiques s’en ajoutent d’autres, plus inattendues : ici, Kafka et Borges, notamment, ont régulièrement leur mot à dire. Le premier est nommément évoqué dans la superbe novella « Superscience », saturée de germanité, et la courte nouvelle qu’est « La Chasse aux ombres molles » fait nécessairement penser à l’auteur du Château. Quant à Borges, comment ne pas penser à lui dans « Le Gouffre des chimères », dont les étagères débordent de livres qui n’ont jamais été écrits ?

C’est qu’il y a au-delà un projet d’ensemble qui fait l’unité et l’étrange cohérence de ce recueil revenant sur le passé, projet qui ne manque pas de rappeler les considérations théoriques de l’auteur, et, pour ainsi dire, de leur donner chair. Dans sa proposition d’une « définition auto-théorique de la science-fiction », Serge Lehman se fondait essentiellement sur l’idée de « réification de la métaphore ». Le terme-même est employé dans « Le Gouffre des chimères », où l’étrange phénomène de la « réification » préoccupe une intrigante petite troupe française de Men in black ; mais l’homme-livre de cette nouvelle n’est pas le seul écho de cette idée : ainsi que Xavier Mauméjean le note dans sa préface, il en va probablement de même de ces « murs qui se referment » dans l’appartement parisien du Haut-Lieu, et sans doute de l’étrange projet d’ÜWS dans « Superscience » ; la « chute » de « La Chasse aux ombres molles », qui laisse tout d’abord un étrange arrière-goût en bouche, l’impression d’un simple clin d’œil rigolard, d’une pirouette typiquement pulp, gagne sans doute à être éclairée de la sorte.

Parallèlement, le « processeur d’histoire » intervient régulièrement, dans les archives de Metropolis (« Superscience ») comme dans l’étrange destin de Richard Mars, médiocre devenu Dieu passif pour la surprenante civilisation des rats de l’hypersphère, mais plus que jamais ciron devant ces Grands qui l’observent régulièrement sans mot dire.

Et, au-delà, le recueil tout entier résonne de la réflexion de l’écrivain confronté à son œuvre, de l’artiste à son art. C’est vrai du peintre du Haut-Lieu comme du chef traceur Maistre (dont le nom seul est déjà tout un programme), ou de Beck enchaînant ses brouillons, et apprenant à les aimer (« Origami »). Sur un mode plus global, on pourra sans doute dresser ici un parallèle entre les fondateurs de Metropolis et Richard Mars, démiurges tout puissants en apparence, mais entrevoyant parfois, derrière leurs agissements, une volonté autre, celle des Grands, ou, dans le gisement d’archives, celle des archives elles-mêmes... ou du sinistre Kohlenhändler. Cette tension est la plupart du temps génératrice d’une profonde angoisse, de l’éprouvant délire claustrophobe du Haut-Lieu aux interrogations des protagonistes des cinq autres nouvelles sur le sens de leur existence ou de leur « mission ». « Que produisons-nous ? », demande Maistre. Mais les dirigeants d’Überwissenschaft et Richard Mars, Beck multipliant ses cercles sur des toiles destinées à être froissées, ou Michel Karistan, l’homme sans rêves du « Gouffre des chimères », lui font écho. A cette question irrépressible, il y a bien une réponse ; mais celle-ci varie, pour le meilleur ou pour le pire...

Mais, dans une perspective ne manquant pas d’évoquer cette fois Philip K. Dick, il s’agit souvent dans ces nouvelles de dégager une réalité fondamentale, cachée derrière le voile des apparences ; une réalité qui, sans doute, n’est pas sans lien avec la subjectivité des protagonistes, et se traduit souvent par le flou « géographique » de ces « espaces inhabitables ». L’appartement parisien du Haut-Lieu, en dépit du plan qu’en dessine l’auteur, rechigne à la cartographie : sous l’œil du peintre américain qui le visite, les murs bougent, portes et fenêtres se muent en trompe-l’œil... Les archives de Métropolis résistent, de même ; pour prendre conscience du danger qui les menace, Walter devra user d’un collyre mortel, lui laissant entrevoir l’espace d’un instant la monstrueuse réalité du Kohlenhändler... derrière le projet de celui qu’il envisageait déjà comme son adversaire ; mais la « superscience » n’était-elle pas à l’origine volonté de connaissance supérieure ?

Cette angoisse devant l’incertain, cette idée d’une réalité sous-jacente, qu’elle soit horrible ou salvatrice, cette réflexion sur l’auteur et son oeuvre, enfin, définissent probablement le très beau recueil qu’est Le Haut-lieu et autres espaces inhabitables. La science-fiction s’y révèle parfois fantastique, et le fantastique science-fiction ; le banal débouche sur l’inimaginable, la petite histoire prend des dimensions cosmiques (« La Régulation de Richard Mars »), le passé se mêle au futur (« Superscience »), la métamorphose (« Le Gouffre des chimères
») et la multiplication (« Origami ») dégagent l’être... tandis que le cauchemar se montre parfois lumineux.

 

Le Haut-Lieu et autres espaces inhabitables étonne et remue. C’est un recueil riche et passionnant, complexe mais toujours fluide, à la fois insaisissable et puissamment évocateur. Une vraie réussite. Espérons maintenant que Serge Lehman saura tirer profit de ce nouveau retour en arrière, et nous livrer de nouvelles pépites aussi appréciables...

__________

 

INTERVIEW

 

Figure incontournable de la science-fiction française, Serge Lehman nous revient en Lunes d’encre avec Le Haut-Lieu, recueil appelé à faire date.
 

Explications.

 

Le Cafard Cosmique : Après Le Livre des Ombres, Le Haut-lieu et autres espaces inhabitables consiste à nouveau en un retour sur l’œuvre passée, éventuellement remaniée. Vous replongez dans des textes parfois anciens. Quel enseignement en tirez-vous ?

Serge Lehman : Que je ne sais pas dire adieu.

CC : À propos, y aurait-il des rééditions de prévues ? Pas facile de trouver du Serge Lehman en librairie... 

S.L. : On trouve Aucune étoile aussi lointaine, Le Livre des Ombres, Chasseurs de chimères, Thomas Lestrange, La saison de la Coulœuvre et maintenant celui-ci. Et Immortel en DVD.

 

Beaucoup de choses vont sortir dans les deux ans qui viennent. En bande dessinée, la suite et la fin de la Coulœuvre et une mini-série en six volumes coécrite avec Fabrice Colin et dessinée par Gess, La Brigade Chimérique. Côté rééditions : un recueil de la plupart de mes articles, un ultime (petit) volume de nouvelles anciennes et Faust complété. Je verrai après ce qui reste à faire.

CC : Est-on malgré tout en droit d’attendre un
« nouveau » Serge Lehman, notamment le projet Metropolis évoqué ici ou là ?

S.L. : J’écris un roman. En tâche de fond, j’ai repris mes notes sur Metropolis, pour la première fois depuis huit ans. C’est bon signe mais à ce stade, le résultat se voit surtout dans le script de La Brigade Chimérique, qui est une espèce de série-sœur.


Metropolis est un projet hanté. Quand je l’ai lancé en 1999, je croyais juste que j’allais faire une uchronie. Mais l’image centrale est tellement puissante. La mère de toutes les cités. On peut tout dire, brasser une époque entière, la politique, les mouvements sociaux, l’évolution de la science et des arts, on peut suivre des dizaines de personnages complexes sans jamais dévier parce que, quoi qu’on fasse, c’est toujours Metropolis. On pourrait écrire une histoire de l’occident depuis les premiers villages jusqu’à nos jours en se fiant à cette image : Troie-Rome-Jerusalem-Constantinople-Paris ou la quête de la ville-mère. La difficulté, c’est le trop-plein. Il faut choisir, renoncer à traiter certains sujets, dire adieu. Or...

CC : L’idée (radicale mais séduisante) d’une science-fiction caractérisée essentiellement par un processus de
« réification de la métaphore » imprègne le recueil (de manière particulièrement sensible dans « Le Gouffre des chimères », mais aussi au-delà). A-t-elle guidé le choix des textes ?

S.L. : Pour moi, le cœur de la SF, c’est une émotion. Maurice Renard l’a très bien vu quand il a forgé le terme de « merveilleux-scientifique » en 1909. Et les fans américains l’ont suivi vingt ans plus tard en parlant à leur tour de sense of wonder. Cette émotion, c’est un émerveillement d’un type particulier et j’en fais aussi l’expérience quand je lis Borges, ou Cortazar, ou Murakami [Haruki], ou Roszak. La plupart du temps, je travaille dans cet entre-deux, y compris pour la théorie littéraire ; je cherche le circuit qui crée cette émotion. Mais pour l’instant, je n’ai écrit qu’une seule histoire délibérée sur cette base (« L’Homme aberrant ») et elle ne figure pas au sommaire. Les nouvelles du Haut-Lieu sont bizarres, elles exploitent des angles morts cognitifs, des biais logiques - mais ce sont d’abord des histoires.

CC : Toujours dans ce domaine théorique, le
« processeur d'histoire » semble intervenir tout aussi régulièrement. Finalement, on aboutit ainsi à un questionnement permanent de la condition de l’écrivain confronté à son œuvre...

S.L. :
C’est un jeu de mot. J’ai fait des études d’histoire. J’aurais pu être professeur. J’assume ça d’une autre manière, en faisant des recherches sur le roman scientifique d’avant-guerre et en rééditant des textes anciens. Le passage au « processeur » est venu, il y a quelques années, quand j’ai cherché une source à mon écriture. Disons que j’ai essayé de voir si, sur le plan littéraire, j’étais autre chose qu’un ensemble d’habitudes et d’imitations. C’est le moment où j’ai jeté le premier manuscrit de Metropolis. Je voulais trouver un principe d’écriture qui soit intemporel, ancré dans un sol inculte - quelque chose de primordial. Enfin, j’ai fait ma crise, comme tout le monde. Mais l’intemporel, l’inculte, le primordial, ce sont des figures du chaos. Il m’a fallu trois ans pour le comprendre et encore trois ans pour en sortir. Le processeur d’histoire est né comme ça : pour enfermer le chaos dans une forme et le canaliser. C’est une image-écran.

CC : Le recueil débute par une citation de Jules Verne mise en exergue :
« Il faut prendre des leçons d'abîme. » À vous lire, on a surtout l’impression que l’abîme nous invite à une plongée dans l’inconscient. 

S.L. :
L’inconscient, c’est la théorie de Freud. C’est le découpage du sujet en entités théoriques non-religieuses et la mise à l’épreuve de ce découpage par la cure. Un psychanalyste reconnaîtra l’inconscient derrière le processeur d’histoire. De mon côté, j’ai le droit de considérer l’inconscient comme une forme impersonnelle de processeur d’histoire. Il y a un livre très amusant de Pierre Bayard qui parle de ces choses : Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?

CC : À la lecture de votre recueil, on pense à une citation du roman Aquaforte de K.J. Bishop. À l’instar de cette auteur, pensez-vous que
« l'art est la création de phénomènes mystérieux et sacrés » ?

S.L. :
« Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité » (Nietzsche). D’où les phénomènes mystérieux et sacrés.

CC : Plusieurs de vos nouvelles abordent le sujet de la création artistique. Peut-on voir dans ce recueil une sorte de mise en abîme de l’acte de création ? 

S.L. :
On peut voir ce qu’on veut ; ce sont des histoires. Mais aucune n’a été écrite pour parler d’autre chose qu’elle-même.
« Le Haut-Lieu » raconte la visite d’un appartement hanté et « Le Gouffre aux chimères » une mission pour comprendre un phénomène étrange qui se produit autour de Paris. « Origami » imagine ce que serait la communication d’une découverte extrême sur la nature du monde. « La Régulation de Richard Mars » est l’histoire d’un homme qui se réveille après sa mort sous la forme d’un cosmos synthétique... Ce que je fais ensuite - mais seulement ensuite, quand l’écriture est finie -, c’est chercher les figures qui se sont projetées dans le texte sans que je m’en rende compte. Les plus puissantes sont toujours des symboles d’autocréation, le tableau-dans-le-tableau, le livre-dans-le-livre, les symétries et tout ce qui touche au thème du dédoublement... En les examinant de près, on a l’impression de voir l’histoire s’écrire elle-même, c’est assez troublant.

CC : On vous sent très attiré par l’univers livresque et les joies de l’exhumation littéraire (c’est votre côté chasseur de chimères). Quelle est l’influence de ces expériences sur votre écriture ?

S.L. :
Ce sont des déclinaisons de l’esprit collectionneur. On commence par amasser des livres, on en remplit son appartement et quand on a tout, on recommence l’accumulation sous forme symbolique en faisant des encyclopédies.

CC : Le Livre des Ombres resserrait les liens entre un grand nombre de nouvelles partageant un même univers, et formant, avec les romans antérieurs, une vaste fresque, à la manière des
« histoires du futur » façon Cordwainer Smith, etc. Les nouvelles composant ce nouveau recueil peuvent/doivent-elles également y être rattachées ? On y croise bien le signe du Picte, mais qu’en est-il au-delà ? 

S.L. :
Ce recueil n’appartient pas au monde des Ombres. La première version du Haut-lieu sous forme de roman a pourtant été conçue dans ce cadre mais les liens sont anecdotiques et, finalement, je préfère que le texte soit lu de manière indépendante. Quant au signe du Picte, je lui consacre une histoire entière, La Saison de la Coulœuvre, dans l’espoir qu’il cesse de se projeter dès que j’écris quelque chose à propos d’un diagramme ou d’un plan.

CC : Que ce soit sous l’angle de cette
« histoire du futur » ou de ce qui a pu être avancé concernant le projet Metropolis, on vous sent attiré par les oeuvres de grande ampleur, brassant une infinité de thèmes et de procédés. Serge Lehman serait-il mégalomane ? Ou, plus sérieusement, cette démesure pharaonique, ce tissage de liens parfois complexes, doivent-ils être envisagés comme participant de ce sense of wonder placé au coeur de la science-fiction, ou le renforçant, le métamorphosant, par accumulation ? On peut également supposer que ce n’est pas sans lien avec les études d’histoire précédemment évoquées... 

S.L. :
Tout ça est juste. J’ai longtemps cru qu’un bon récit de SF devait être complexe, alors c’est devenu une espèce de marque de fabrique. Tout ce que j’écrivais était secrètement relié par en-dessous. Les héros de certaines histoires passaient à l’arrière-plan dans d’autres et cent ans plus tard, on entendait parler d’eux dans des livres où ils étaient devenus des personnages de fiction - et ainsi de suite. J’aimais bien faire ça, je le prenais comme un jeu. Aujourd’hui, je crois surtout que c’était ma façon d’écrire un très gros livre à une époque où j’avais du mal à rester concentré plus de trente pages d’affilée.

CC : Parallèlement, cette démesure dans le projet global n’empêche pas bon nombre des récits de se situer sur une échelle plus intime,
« microcosmique ». Le contraste entre ces deux échelles semble même au coeur de « La Régulation de Richard Mars », notamment. 

S.L. :
« Richard Mars », je l’ai écrit il y a dix ans avec l’idée de faire la proverbiale « nouvelle de SF ultime ». Raconter deux ou trois instants décisifs de la vie d’un homme et en même temps sa mort et sa résurrection et en même temps le destin complet d’un univers qui finit par entrer en contact avec le nôtre et en même temps l’essor d’une civilisation non-humaine, avec une réflexion sur l’entropie pour articuler le plan cosmique et le plan humain, le tout en soixante pages. C’était l’essence même du projet. Si le monde est « une seule chose » et que l’homme en fait partie, alors on peut supposer que les forces qui gouvernent la formation des galaxies gouvernent aussi les sentiments.

CC : Dans Le Haut-Lieu, l’angoisse débouche sur des réponses différentes : l’horreur domine dans certains textes, mais, dans d’autres, le choc redouté, l’expérience traumatisante, se révèlent finalement salvateurs... 

S.L. :
Ce sont des figures du sacré. Disons, du contact avec le sacré. La terreur est une des émotions-sources du « sense of wonder ». Il suffit de penser à Lovecraft. On peut reculer à son contact ou plonger dedans.

CC : Les allusions, références, citations, etc., sont nombreuses, et de manière particulièrement flagrante dans
« Le Haut-Lieu » et « Superscience ». Des « déclinaisons de l'esprit collectionneur », là encore ? Xavier Mauméjean, dans sa préface, note que certaines de ces références ont changé depuis la première version du « Haut-Lieu »... 

S.L :
Dans ce cas précis, j’ai juste remplacé mes lectures de l’époque par celles d’aujourd’hui mais c’était surtout pour donner un peu de force au thème de « la bibliothèque masculine » qui sous-tend ce passage. Dans
« Superscience », oui, il y a pas mal de citations. J’aime la littérature et la peinture de l’entre-deux-guerre - son cinéma, aussi - et je voulais créer dans le texte une impression de saturation brillante qui fasse penser à Gustav Klimt. Je me suis dit que même si les lecteurs ne possédaient pas les références, la poétique des noms, des titres et tous les mots allemands les amèneraient au bon niveau de perception. C’est un pari, évidemment... Je ne sais pas s’il fonctionne. « Superscience » est un texte très énigmatique, même pour moi.

CC :
« Superscience », avec le projet même d’ÜWS, l’affrontement central et la figure du Kohlenhändler, est susceptible d’être interprété selon certaines lectures « politiques » : progressisme, conservatisme et réaction s’y mêlent en permanence, de même que la rationalisation et la « mystique » du politique, tandis que le Kohlenhändler est tour à tour figure de développement frénétique et d’accumulation insensée, et incarnation d’un projet parfaitement contraire, freinant le développement au nom de la rigueur et de la méthode. Difficile, en somme, d’en dégager une ligne doctrinale assurée, non ? Le « dissident » d’Appel d’air se cherche-t-il, ou bien s’agit-il avant tout de confronter le lecteur aux contradictions, plus ou moins conscientes, inévitablement portées par toute forme d’engagement ?

S.L :
Non, aucune intention de confronter qui que ce soit. L’une des choses que je voulais faire en écrivant cette histoire, c’était réapprendre à arbitrer entre l’idéal et le réel. J’avais besoin d’y voir plus clair sur mes positions politiques et aussi, à titre privé, sur ma relation à la nécessité. Je suis écrivain, je vis de ce que je fais, je pourrais éventuellement faire des choses plus adaptées, plus commerciales, est-ce que ce serait trahir ? Transposé dans le cadre de Metropolis, puisque c’est là que l’action se déroule, ça donne un conflit entre la vieille garde des urbanistes-fondateurs qui considèrent la ville comme une œuvre d’art intangible, presque une entité vivante, et les gens de la logistique qui voient en elle un problème à résoudre. Ce que je n’avais pas prévu, c’est que la transposition se poursuivrait dans le texte, pendant l’écriture, et qu’elle aboutirait à une guerre cosmique entre la ville et le Kohlenhändler. Je trouve comme vous que le résultat est ambigü.

CC : Que nous réserve l’à venir de Serge Lehman ?

S.L :
À tout hasard, je ne serais pas contre un peu de légèreté.

 

Interview concoctée par Nébal et Ubik, avec des (minuscules) morceaux (bordéliques, forcément) de PAT, dedans.

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Nouvelles complètes, volume 1, de J.G. Ballard

Publié le par Nébal

 

BALLARD (J.G.), Nouvelles complètes, volume 1 (1956-1962), [J.G. Ballard: The Complete Short Stories], édition établie sous la direction de Bernard Sigaud, traductions de l’anglais par Guy Abadia, Laure Casseau, Michel Demuth, Alain Dorémieux, Pierre-Paul Durastanti, Gisèle Garson & Pierre Versins, Robert Louit, Lionel Massun, Pierre K. Rey, Arlette Rosenblum, Bernard Sigaud et Frank Straschitz, Auch, Tristram, [1956-1962, 2001] 2008, 695 p.

Hop, ma chro est à lire (ou pas) sur le beau site du Cafard Cosmique. Je la reproduis ici au cas où...

 

Octobre 2008 est décidément un mois ballardien : alors que Denoël vient tout juste de rééditer La Forêt de cristal, les décidément fort sympathiques éditions Tristram, auxquelles on devait notamment l’édition « définitive » de La Foire aux atrocités, poursuivent leur entreprise de redécouverte des chefs-d’œuvre de l’immense auteur anglais avec deux superbes volumes, le court roman Sauvagerie, et, surtout, ce premier tome longtemps attendu d’une intégrale des nouvelles de J.G. Ballard, établie sous la direction de Bernard SIGAUD, couvrant sa production des années 1956-1962, et destiné à être suivi de deux autres volumes de taille similaire (1963-1970, et 1972-1992). Le tout constituant rien moins qu’un monument de la littérature contemporaine, en science-fiction comme au-delà.

 

Si Ballard est aujourd’hui renommé essentiellement en tant que romancier, les adaptations cinématographiques d'Empire du soleil} et de Crash ! n’y étant sans doute pas pour rien, on aurait bien tort cependant de faire débuter sa carrière en 1962 avec la publication du Vent de nulle-part, son premier roman inaugurant la fameuse série des « apocalypses »… a fortiori depuis qu’il l’a renié. En effet, Ballard n’en était alors certainement pas à ses premiers travaux littéraires, livrant depuis le milieu des années 1950 nombre de nouvelles absolument remarquables, et pour lesquelles il a gardé bien davantage d’estime. Dans une brève introduction, il s’explique sur son attachement envers le format de la nouvelle, et ce notamment en matière de science-fiction. Car, à cette époque, et n’en déplaise à certains lecteurs d’alors, interloqués par ses textes, mais qui ont dû s’en mordre les doigts depuis, Ballard est bel et bien essentiellement un auteur de science-fiction, publiant dans des revues dédiées au genre ; il est même, aux côtés d’un Michael Moorcock notamment, un des piliers de ce qu’il est convenu d’appeler la « new wave of British science fiction ».

 

Mais il est vrai que la science-fiction ballardienne n’a pas grand chose à voir avec les clichés de « l’âge d’or ». C’est que, selon ses propres termes, il s’intéressait « au vrai futur » qu’il voyait « approcher, et moins au futur inventé que préférait la science-fiction » (p. 8). Une conséquence de cet état d’esprit saute aux yeux : le caractère généralement « terrestre » de ces nouvelles. Alors même qu’à cette époque le monde entier s’enthousiasme et s’émerveille pour Spoutnik et Gagarine, pour le projet Mercury et, à l’horizon, les missions Apollo, Ballard, plus lucide que jamais, table sur l’échec de la conquête de l’espace. Seules deux nouvelles de ce volumineux recueil empruntent résolument un cadre spatial : « Les Terrains d’attente », nouvelle inédite quelque peu bancale même si pas inintéressante, et « Passeport pour l’éternité », qui est avant tout une cinglante satire de l’ère des loisirs. S’il est quelques nouvelles pour mentionner en passant les voyages spatiaux, deux autres textes, majeurs cette fois et bien autrement significatifs, expriment clairement l’idée de cet échec : le glaçant et pervers « Treize pour le Centaure », et, bien différent, « La Cage de sable », superbe exemple de ces nouvelles « picturales » si caractéristiques de l’auteur, avec son environnement désertique et étouffant et ses personnages léthargiques…

 

Dans sa quête du « vrai futur », Ballard va donc se tourner essentiellement vers la Terre. Et le tableau qu’il nous peint – avec un goût prononcé pour l’absurde et le surréalisme, en dépit de la note d’intention – n’est généralement guère optimiste : une planète surpeuplée (« La Ville concentrationnaire », « Chronopolis », « Billénium ») ou au contraire d’aspect désertique (« Chronopolis » à nouveau, « Fin fond », « La Cage de sable »), un monde fou quoi qu’il en soit, au sens strict parfois (« Les Fous »), un monde déshumanisé, enfin, où la société de contrôle se généralise et empiète sans cesse davantage sur l’individualité : les thèmes de la surveillance et de la manipulation sont ainsi récurrents, de manière globale (« La Ville concentrationnaire », « Chronopolis », « Billénium », « Treize pour le Centaure », « Les Tours de guet » et, sur un mode plus allégorique, « Le Dernier Monde de M. Goddard ») ou individualisée (« La Plage 12 », « Trois, deux, un, zéro ! », « Le Débruiteur », « Zone de terreur », « Les Voix du temps », « Régression », à nouveau « Treize pour le Centaure » et « Les Tours de guet », « L’Homme au 99e étage »). Il en résulte souvent, renforcée par la stupéfiante précision et la subtilité de la plume de l’auteur (certes pas encore au niveau de Crash !, mais déjà incontestablement brillant, une atmosphère lourde, oppressante, angoissante, lorgnant régulièrement vers la claustrophobie ou l’agoraphobie en fonction du cadre, et parfois aussi la paranoïa. Et la révolte, le refus de se laisser instrumentaliser, ne débouchent la plupart du temps que sur un cinglant échec (on pourra y ajouter notamment « Un assassin très comme il faut »), où l’inconscient a régulièrement sa part (« Billénium », « Les Tours de guet »)… à moins de consister en un rejet pur et simple de la vie et des autres (« L’Homme saturé »).

 

Mais « l’anticipation » n’est pas nécessairement à prendre au sens littéral chez Ballard. Son « vrai futur », il l’observe le plus souvent dans un « présent visionnaire » (p. 8), et c’est bien pourquoi, nous dit-il, les habitants de Vermilion Sands, bohème de poètes improductifs et d’artistes ratés, vivant au crochet de « people » excentriques et de représentants naïfs de la classe moyenne supérieure, n’ont pas de micro-ordinateurs ou de téléphones portables. Ce qui n’empêche pas la paisible station balnéaire d’une Riviera fantasmée, banlieue bourgeoise de l’étouffante Red Beach, d’avoir son lot de superbes créations science-fictives (ou autres…) : la ville ensoleillée et cotonneuse baigne ainsi dans le bruissement permanent des fleurs et des statues musicales ainsi que des maisons psychotropes (et psychotiques…), tandis que ses rues sont envahies des rubans jaillissant sans cesse des verséthiseurs. Un seul repère temporel à Vermilion Sands : l’époque bénie et insouciante environnant « l’Intercalaire » ; une époque de rencontres étranges et fascinantes, ou rien n’est inconcevable, a fortiori en matière d’art. Après tout, « ceci se passait en cette folle saison à Vermilion Sands où Tony Sapphire entendit chanter une raie des sables et où je vis le dieu Pan rouler en Cadillac » (p. 356). Vermilion Sands est à n’en pas douter une des plus superbes inventions de J.G. Ballard. Cette intégrale étant chronologique et l’auteur étant revenu plusieurs fois sur ce cadre, on ne trouvera pas ici tous les textes ayant été publiés par ailleurs sous ce titre, mais on peut y rattacher cinq magnifiques nouvelles (« Prima Belladonna » – extraordinaire entrée en matière ! –, « Le Sourire de Vénus », « Numéro 5, Les Étoiles », « Les Mille Rêves de Stellavista » et « Les Statues qui chantent »), à l’atmosphère incomparable, à la fois dérisoires et profondes, lumineuses et névrosées, poétiques et drôles, léthargiques et fascinantes. Un chef-d’œuvre dans le chef-d’œuvre, que l’on ne saurait véritablement comparer à rien.

 

Et Vermilion Sands est bien entendu une occasion de choix pour aborder la thématique éminemment ballardienne des « paysages intérieurs », de cette exploration souvent picturale de la psyché humaine, à l’aune de la psychiatrie et du surréalisme. En-dehors de quelques exceptions (« La Cage de sable », notamment), le traitement n’en est peut-être pas ici aussi explicite que dans certains des romans ultérieurs (notamment Le Monde englouti et La Forêt de cristal), mais cette approche spécifique n’en est pas moins sensible dès les premières nouvelles de l’auteur, quand bien même un élément externe, un « déclencheur », intervient régulièrement. À ce titre, on notera plus particulièrement la récurrence des dérèglements temporels, avec éventuellement un substrat paranoïaque, dans une optique qui n’aurait pas déplu à Philip K. Dick : le temps referme souvent ses griffes sur les personnages (« Échappement » et « Trou d’homme n° 69 » avec leurs boucles cauchemardesques, « Zone de terreur », « Chronopolis », « Les Voix du temps », « Régression »…), et le sommeil (ou son absence…) joue souvent un rôle dans le cauchemar, suscitant de terrifiants troubles de la perception. Mais, à côté de ces angoisses frénétiques et de ces psychoses « actives », il est également des tableaux plus reposants mais non moins maladifs : il suffit de songer à tous ces personnages apathiques qui, d’une manière ou d’une autre, se retirent dans leur monde, rompant tout contact avec l’extérieur. On en trouvera l’image la plus singulière dans « L’Homme saturé », mais il faut également citer « Les Voix du temps », « Fin fond », « Treize pour le Centaure », « Les Tours de guet »… Et une variante splendide, sorte de face cachée de Vermilion Sands : « Le Débruiteur », magnifique reprise du Sunset Boulevard} de Billy Wilder, où la star déchue du muet est remplacée par une grotesque cantatrice, à l’heure où la musique ne peut qu’être ultrasonique… et donc inaudible.

 

On pourrait continuer longtemps ainsi (et dégager notamment quelques étonnantes préfigurations de l’œuvre ultérieure de Ballard, et notamment des « romans apocalyptiques »… mais aussi, déjà, de La Foire aux atrocités !) : ce volumineux recueil est une mine, et chaque texte ou presque mériterait une analyse approfondie… Certes, il s’agit là d’une intégrale : l’ensemble est donc nécessairement inégal, et l’on pourra bien relever à l’occasion quelques textes plus faibles, plus anodins, moins personnels et convaincants que les autres. Mais un texte de Ballard « raté » reste généralement bien plus satisfaisant que nombre de réussites…

 

Si l’on ajoute que ces nouvelles sont probablement plus abordables que les romans de l’auteur, et constituent ainsi une introduction de choix au reste de son œuvre, le bilan n’a plus à se faire attendre : sans surprise, ce premier tome des Nouvelles complètes de J.G. Ballard est un ouvrage fascinant de bout en bout, débordant de talent et d’idées, finement écrit et pertinent… Autant dire indispensable, pour tout amateur de science-fiction, et plus largement de littérature.

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Le Pianiste déchaîné, de Kurt Vonnegut Jr

Publié le par Nébal

 

VONNEGUT Jr (Kurt), Le Pianiste déchaîné, [Player Piano], traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Yvette Rickards, Rennes, Terre de brume, coll. Poussière d’étoiles, [1952] 2008, 380 p.

Hop, ma chro est à lire (ou pas) sur le beau site du Cafard Cosmique. Je la reproduis ici au cas où...

 

 

 

Un jour, oui, un jour, l’humanité tout entière sera bien obligée de l’admettre : meilleur que Kurt Vonnegut, y’a pas. Hélas, il n’est pas forcément évident de se procurer ses ouvrages dans la langue de Molière, bon nombre d’entre eux n’ayant pas été réédités depuis fort longtemps... Heureusement, il y a Terre de brume ; et, histoire de commencer par le commencement, c’est aujourd’hui le premier roman de Kurt Vonnegut qui a les honneurs d’une réédition dans la collection Poussière d’étoiles.

 

Le Pianiste déchaîné s’inscrit dans une longue tradition d’anticipations dystopiques, et ne manque pas, par certains aspects, de faire penser notamment au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Nous y découvrons une humanité future largement débarrassée du travail grâce aux machines, et à leur place de plus en plus prépondérante dans la société depuis la troisième guerre mondiale.

L’État-nation n’est plus guère une notion pertinente dans ce monde où les valeurs essentielles sont celles de l’efficacité et de la productivité, et où le patriotisme emprunte le plus souvent l’aspect de l’esprit de corps. Les machines se révélant bien plus efficaces que les humains, dont les erreurs et les faiblesses ne pouvaient que nuire à la production, il en a résulté une scission de la population en deux catégories totalement disproportionnées. La première, largement minoritaire, est celle des ingénieurs et administrateurs : des hommes au Q.I. élevé, dont la valeur est attestée par un diplôme universitaire, et dont les activités - guère attrayantes - ne pourraient être mieux accomplies par des machines. Pas encore, du moins... La seconde, bien plus nombreuse, est constituée par tous les autres, les innombrables individus au Q.I. moins élevé et dénués de diplômes, qui ont été remplacés par les machines ; pour ceux-là, il n’y a guère que deux possibilités : soit ils intègrent l’armée - mais personne n’est assez fou pour leur confier des armes, il s’agit seulement de les occuper - soit ils font « semblant » de travailler au sein des Brigades de Reconstruction et de Récupération. L’ennui, c’est que, parmi les « soldats » comme parmi les Recons & Récus, la colère gronde : cette vie sans travail leur apparaît totalement vaine, et ils rechignent, en dépit de la propagande des soap operas télévisés et de leur relatif confort matériel, à n’être que des consommateurs ; aussi méprisent-ils les diplômés, et plus encore les machines, certains d’entre eux devenant même des « saboteurs » - et l’on ne saurait imaginer crime plus atroce...

Ilium, dans l’État de New York, est une parfaite illustration de ce schéma : dans cette cité industrielle, la division entre les deux classes est matérialisée par un fleuve, les ingénieurs et administrateurs vivant sur une rive, et les « petites gens » sur l’autre. Paul Proteus est un ingénieur très haut placé au sein d’Ilium Works ; il est aussi le fils d’une des grandes figures du nouveau système. Il a tout pour lui : des revenus confortables, des perspectives de carrière séduisantes, des relations avec tous ceux qui méritent d’être connus, une femme jolie et aimante... Pas d’enfant, par contre, ce qui lui pèse quelque peu. Et il y a bien quelques frictions avec certains « rivaux », en particulier l’insupportable Shepherd, arriviste complet, pur produit de la culture d’entreprise, qui ne supporte pas d’occuper une position inférieure à la sienne. Pas bien grave, rien d’insurmontable... Le vrai problème, c’est que Paul Proteus s’ennuie. Et qu’il a un fond de mauvaise conscience... Quand son ami désabusé Finnerty vient lui rendre visite, la crise s’accentue, et Paul, bientôt, est amené à remettre en cause toutes les valeurs dans lesquelles il a baigné depuis son enfance.

Un cadre assez classique (on notera par ailleurs « l’archaïsme » de l’univers décrit, sans doute déjà sensible en 1952 ; ne vous attendez pas à de brillantes anticipations technologiques dans ce roman tout en diodes et cartes perforées... ce qui a son charme, en même temps !), et une trame qui l’est davantage encore. Quand il écrit Le Pianiste déchaîné, Vonnegut n’a pas encore pleinement développé sa personnalité littéraire, et on est très loin de l’inventivité et de l’originalité, mais aussi de la qualité d’écriture (au passage, on pourra regretter l’absence de nouvelle traduction ; un dépoussiérage ne lui aurait probablement pas fait de mal...), de ses romans ultérieurs, comme par exemple, Les Sirènes de Titan, Le Berceau du chat, ou l’immense Abattoir 5.

Le Pianiste déchaîné n’en est pas moins une dystopie de bonne facture ; le propos, cynique et dépressif, est souvent pertinent et d’actualité, quand bien même on peut être rebuté par une certaine naïveté dans les aspects les plus luddites du discours ou la valorisation moralisante du travail qui le sous-tend (mais sans doute tout n’est-il pas à prendre trop au premier degré, ainsi que la fin en témoigne...) ; Vonnegut touche généralement juste, livre une critique acerbe, et offre un tableau pertinent des classes populaires et des mouvements sociaux, finalement assez rare en science-fiction. On ne s’étonnera pas, dès lors, de l’enthousiasme qu’a pu manifester, entre autres, un Philip K. Dick pour ce premier roman.

Mais les aspects les plus intéressants du Pianiste déchaîné sont ailleurs, dans ce qui annonce déjà Le Berceau du chat et Abattoir 5 : on peut y relever quelques fulgurances dans l’écriture, quand les néologismes et onomatopées prennent subitement le devant ; c’est particulièrement vrai lors des petites saynètes qui viennent régulièrement interrompre le récit des « aventures » de Paul Proteus et, selon un schéma là encore très classique, nous amènent à suivre les pas d’un touriste visitant l’Amérique, le Chah de Bratpuhr, accompagné de son neveu et traducteur Khashdrahr Miasma, et d’un guide on ne peut plus las, le docteur Ewing J. Halyard. Persan façon Montesquieu, le gourou, amateur d’alcool sacré et de jolies Américaines porte un regard franc et cynique sur la société qu’on lui vend, et a le mauvais goût d’appeler un chat un chat. D’où bien des séquences où la satire se fait plus corrosive que jamais, et tout simplement hilarante...

Vonnegut se montre encore plus pertinent, cruel, et donc réjouissant, dans sa démolition en règle du monde de l’entreprise, avec son culte imbécile de l’efficacité et de l’ambition, et son pathétique esprit de corps : le « camp de vacances » des cadres sur l’île de Meadows, avec ses jeux idiots, ses traditions grotesques, sa propagande effrénée et son amusement sur commande, est un cadre de choix pour un pamphlet cinglant et monstrueusement drôle, d’un humour jaune qui n’appartient qu’aux plus brillants des humoristes (autant dire aux plus dépressifs...), et d’une actualité qui fait froid dans le dos...

 

Le Pianiste déchaîné n’est probablement pas représentatif du meilleur Vonnegut, tant ce premier roman se montre encore assez classique. Mais c’est une dystopie de qualité, toujours d’actualité un demi-siècle après sa rédaction, et quelques réjouissantes trouvailles enfoncent le clou, situant cette œuvre largement au-dessus du lot commun.

 

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"Le Petit Guide à trimbaler de l'Imaginaire français", de Charlotte Volper & Jérôme Vincent (dir.)

Publié le par Nébal

 

VOLPER (Charlotte) & VINCENT (Jérôme) (dir.), Le Petit Guide à trimbaler de l’Imaginaire français, Lyon, ActuSF, coll. Les Trois Souhaits, 2008, 63 p.

 

En son temps, le site ActuSF, via sa collection des Trois Souhaits, avait publié un fort utile Petit Guide à trimbaler de la S.F. étrangère, ultérieurement suivi par son pendant consacré à la fantasy. Tout cela était bel et bon, mais restait encore à défendre l’Honneur de la Frrrrrrrrrance (ah mais !). Parce que – non mais oh – chez nous aussi, on en a des qui écrivent des trucs avec des vaisseaux spatiaux et des Elfes dedans, d’abord. Pas un privilège des Ricains et de la perfide Albion, non mais ! « Allons z’enfants de la Pa-triiiiiiiiiiiiiiiiiiii-i-euh », etc. Cette grave entorse à l’Honneur National n’est heureusement plus qu’un mauvais souvenir, à l’instar de Fachoda et Dunkerque (salauds de homards !) : ActuSF, site label France, vient en effet de publier son tant attendu (si, si ; enfin, par moi, en tout cas, mais je ne crois pas être le seul…) Petit Guide à trimbaler de l’Imaginaire français (et, bon, de rééditer tant qu’à faire son aîné consacré aux estrangers).

 

Et tout sarcasme mis à part, ouf. Car c’est bien une très bonne idée que cette publication. En effet, si la SF, la fantasy et le fantastique d’expression françouaise ne manquent pas d’auteurs talentueux, ils souffrent néanmoins d’un fâcheux problème de visibilité. Je trouve. Pour dire les choses autrement, le petit grouillot naïf qui souhaite découvrir les littératures de l’imaginaire, pour peu qu’il fasse un tout petit effort (i.e. abandonner/dépasser les novellisations, etc., de Star Wars, de Buffy et des Royaumes Oubliés), tombera facilement sur quelques grands noms incontournables et souvent cinématographiques (ou rôlistiques)… anglo-saxons. Stephen King, Clive Barker ou Anne Rice pour le fantastique, Tolkien, Howard, Moorcock ou Gaiman pour la fantasy, Asimov, Clarke, Dick, Herbert pour la SF, et Lovecraft au milieu. En gros. On pourrait imaginer pires portes d’entrée. Certes, il n’est pas exclu que, de temps à autre, un malheureux innocent, subjugué par une propagande insane, s’attaque naïvement au Monde des non-A en espérant lire le bon livre de science-fiction qu’on lui vantait, et abandonne à jamais le genre, parce que non, faut pas déconner, si ça c’est de la bonne SF, alors la SF c’est de la merde (il faut bien le dire). Mais, dans l’ensemble, ça va.

 

Mais quid de la SF et de la fantasy en France ? Là, il y a un problème. Oh, bien sûr, notre hypothétique jeune grouillot a probablement lu du Jules Verne en primaire, sans forcément penser à y accoler le terme de « science-fiction ». Il a sans doute lu aussi du Maupassant, mais, bon : c’est Maupassant, donc de la littérature, à l’évidence pas la même chose. Il y a fort à parier, dans un autre registre, que lui tombe un jour ou l’autre entre les mains un Barjavel, un Werber, ou un Loevenbruck, voire un Dantec… Mais après ?

 

Après, problème. Hors revues spécialisées tout aussi invisibles et sites Internet fréquentés par des gens étranges au discours hermétique émaillé d’allusions plus cryptiques encore, les auteurs français de SF, etc. (disons, plus exactement, publiés dans des collections de genre), font quelque peu figure d’êtres semi fantomatiques, aux noms bizarres et à l’existence douteuse, peuplant une terra incognita mobile et insaisissable. « Il y a bien longtemps, dans une lointaine galaxie, il paraît qu’il semblerait que l’on ait avancé qu’il s’en soit trouvé pour écrire des choses bien avec des vaisseaux spatiaux et des Elfes dedans (d’abord), mais, comment savoir ? Peut-être n’est-ce qu’une légende. Mais il est bien des choses qui dépassent notre entendement, jeune padawan… »

 

Du coup, sans les conseils avisés du tout aussi hypothétique libraire passionné et honnête, il y a fort à parier que notre sujet s’en tienne à ce qui est le plus visible, donc à ce qui se vend le mieux, et donc le plus souvent hélas à ce qui se fait de pire. Il pourra éventuellement en retirer du plaisir, et alors tant mieux pour lui ; ou en conserver une image négative du genre, et tant pis pour lui. Mais il semble peu probable qu’il ose s’avancer un peu plus profondément dans la Forêt Noire et Ténébreuse de l’Imaginaire Obscur des Petits Éditeurs au Nom Imprononçable, piochant ici ou là, au hasard, avec les dangers (indicibles) que cela comporte, jusqu’à atteindre enfin la Montagne Sacrée des Légendaires Auteurs Talentueux.

 

Et c’est dommage.

 

Là, je parle d’expérience. J’étais il y a peu encore, dans un sens, ce jeune grouillot naïf sus-mentionné, et mon parcours fut probablement assez typique (avec une circonstance aggravante, cela dit : je suis à l’évidence un suppôt de l’Anti-France). Quand je me suis intéressé pour la première fois aux littératures de l’Imaginaire, ado, dans les années 1990, entraîné par le cinéma et le jeu de rôle, j’ai dévoré pas mal de classiques anglo-saxons, sans rien lire de françouais (rien-du-tout). Et ce n’est véritablement que ces deux ou trois dernières années, à coups de Bifrost, d’ActuSF et de Cafard cosmique, qu’il m’a été donné, enfin, de découvrir quelques-uns de ces Légendaires Auteurs Talentueux. Et mes lacunes sont encore innombrables… C’est qu’elle est vaste, cette terra incognita

 

Le Petit Guide à trimbaler de l’Imaginaire français publié sous la direction de Charlotte Volper et Jérôme Vincent me paraît donc extrêmement utile, voire (n’ayons pas peur des Grands Mots), salutaire. Si, si. Et je ne doute pas qu’il m’aurait été extrêmement précieux si j’avais pu mettre la main dessus il y a de cela deux ou trois ans. C’est probablement un peu moins vrai aujourd’hui en ce qui me concerne (encore que…), mais il n’en reste pas moins que ce Petit Guide… a tout de l’accessoire indispensable pour le béotien conscient et honteux de son inculture crasse.

 

Oui, toi, là. Achète ce Petit Guide… (5 €, ça fait une pinte ou un kebab-frites-coca, c’est pas la mort), et profite. Admire cette judicieuse sélection d’une cinquantaine d’auteurs, classés par ordre alphabétique, chacun se voyant attribuer sa petite fiche composée d’une brève présentation, d’une bibliographie sélective, et d’un choix d’œuvres d’auteurs français ou étrangers relativement proches. Tu as même quelques fiches thématiques à l’occasion. Et même, même, des petits « hiéroglyphes » (mmmh… pas sûr que ce terme-là soit particulièrement adapté, toute grandiloquence héroïco-fantaisiste mise à part…) qui sélectionnent dans la sélection, te disent ce qui est le plus grave indispensable de chez grave indispensable, et ce qui se trouve aisément ou non. Profite, te dis-je. Admire. Vante les mérites de ce puissant artefact. Et, après seulement, tu pourras te permettre des critiques (mais va d’abord me soigner cette vilaine peau).

 

 

Bon. Des critiques, donc. Car, aussi précieux soit-il, ce Petit Guide… n’est pas exempt de menus défauts. Oh, pas grand chose, hein. Assez peu de coquilles, d’ailleurs (même s’il y en a bien quelques-unes à l’occasion). Quelques petits problèmes d’actualisation, mais, bon… Par contre, on peut lever un sourcil sceptique, des fois, notamment dans les sections « Si vous avez aimé, alors essayez… », qui font parfois un peu le grand écart, en présentant des œuvres très diverses (et pas toujours très proches de l’auteur « étudié », à mon sens, mais, bon…). J’avoue, au passage, que le « Si vous avez aimé [Léa Silhol], alors essayez [les Œuvres complètes de William Shakespeare] », m’ a fait sourire, tout mauvais esprit mis à part ; ça fait quand même un peu démesuré… On peut aussi pinailler devant certaines notules, plus ou moins complètes, plus ou moins profondes (euphémisme… mais bon, normal, dans un sens), plus ou moins bien rédigées, en somme.

 

 

Ah, si, j’ajouterais quand même que les pages de publicité en plein milieu du recueil, j’ai pas aimé. Franchement pas. Groumf… Mais passons.

 

 

Surtout, il y a plus globalement le problème de la sélection. Pour être honnête, il va de soi qu’aucune sélection n’était en mesure de satisfaire tout le monde, et, si le choix effectué par Charlotte Volper et Jérôme Vincent est assez consensuel, chacun pourra néanmoins à bon droit émettre des regrets, parfois très différents, pour ne pas dire contradictoires, sur les auteurs retenus : « Quoi, z’ont pas mentionné untel ? C’EST UN SCANDALE ! Quoi, z’ont mis celui-ci ? C’EST UN SCANDALE ! » Etc. À mon tour.

 

Pour ce qui est des « exclusions », je commencerais par regretter une relative « tromperie sur la marchandise » : l’expression est un peu forte, certes, mais bon… Le fait est que la (jolie) couverture, ainsi que la préface, laissent supposer la présence d’auteurs « anciens » dans la sélection. Or ce n’est pas le cas, en-dehors de quelques brèves mentions dans les fiches thématiques. Et j’avoue trouver ça dommage… Quelque part, parler de l’Imaginaire français sans consacrer une fiche à Jules Verne me paraît pour le moins critiquable. Vous me direz que ça n’aurait pas servi à grand chose, l’auteur étant connu. Certes… Mais, à ce stade, un guide de la fantasy pourrait tout autant se passer de Tolkien, ou un guide de la S.F. étrangère d’Asimov ou de Dick, non ? Et j’imagine que là, on s’accorderait pour trouver que ça coince un peu… Ç’aurait pu être l’occasion de mentionner des œuvres moins « classiques », etc. Je pinaille, direz-vous. Mais oui… C’est le propos… Dans le même ordre d’idées, on pourra regretter l’absence d’auteurs anciens moins connus, qui, à mon sens, auraient parfaitement trouvé leur place ici : Rosny-Aîné, Maurice Renard, Régis Messac… et même Barjavel, d’ailleurs. Ou encore Pierre Boulle, pas mentionné une seule fois si je ne m’abuse… Sans parler des auteurs du FNA « non-recyclés », uniquement évoqués à l’occasion d’une notule consacrée à l’éditeur (c’est déjà ça). Pour ce qui est des auteurs contemporains, la sélection me semble déjà plus exhaustive (trop, sans doute… voir plus bas). Je ne regretterais pas pour ma part l’absence de Bernard Werber et Henri Loevenbruck (même si ça pourrait se défendre). Je n’ai pas relevé trop d’oublis fâcheux, mais j’en mentionnerais tout de même un : Emmanuel Jouanne, quand même un pilier de Limite, et qui nous a quittés il y a peu… Enfin, il me semble qu’il aurait pu être intéressant de mentionner quelques auteurs qui font de la SF « sans le dire », dont certains auraient pu trouver aisément leur place ici ; s’il ne fallait en citer qu’un, je dirais bien sûr Houellebecq…

 

En sens inverse, évidemment, certains auteurs retenus peuvent laisser sceptique. Le problème n’est d’ailleurs pas forcément celui de la qualité des œuvres, de toute façon éminemment subjective (même si, je l’avoue, à vue de nez, je ne crois pas que l’absence de Pierre Grimbert et de quelques autres m’aurait vraiment gêné…). Mais prenez par exemple Sylvie Lainé : j’ai beaucoup aimé Le Miroir aux éperluettes (publié par… ActuSF), et je vais très probablement me jeter sur son nouveau petit recueil (toujours aux Trois Souhaits), Espaces insécables ; mais, si Sylvie Lainé écrit, depuis un certain temps déjà, d’excellentes nouvelles maintes fois primées, on ne peut pas dire qu’elle soit vraiment prolifique… Et la fiche s’en ressent, qui ne peut mentionner dans la bibliographie sélective que Le Miroir aux éperluettes… et deux nouvelles isolées pas forcément évidentes à se procurer. C’est le seul cas dans tout le recueil, si je ne m’abuse ; mais il me semble bien que cela témoigne d’un certain problème… Mais la critique essentielle porte sans doute sur la trop grande ampleur du guide, sa propension à l’exhaustivité (notamment pour les plus jeunes pousses de l’imaginaire français), qui le conduisent à brasser tous les genres et sous-genres ensemble, littératures « adulte » et « jeunesse », confidentiel et vendeur, commercial et expérimental… On passe sans cesse du coq à l’âne, et, en ce qui me concerne, la fantasy notamment ne s’y présente pas forcément sous son meilleur jour, les cycles de (plus ou moins) BCF jouxtant des œuvres bien autrement inventives et personnelles ; il en résulte, à mes yeux en tout cas, une fâcheuse impression de nivellement par le bas, justement ce que ce guide était chargé d’éviter, tel que je le concevais. Un peu plus d’exigence quant aux auteurs retenus n’aurait probablement pas fait de mal…

Mais il s’agit là de regrets tout personnels, et qui n’enlèvent rien à l’essentiel : Le Petit Guide à trimbaler de l’Imaginaire français est un ouvrage utile, probablement le plus utile d’ailleurs des guides publiés par ActuSF ; à la limite de l’indispensable pour celui qui entend s’initier au genre en lisant ce qui se fait de par chez nous…

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"La Terre sauvage", de Julia Verlanger

Publié le par Nébal

 

VERLANGER (Julia), La Terre sauvage, postfaces de Laurent Genefort et Serge Perraud, Paris, Bragelonne, coll. Les Trésors de la science-fiction, [1956, 1958, 1961, 1976-1977, 1979] 2008, 491 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 52 (pp. 108-110).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant un an.

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

Ah, et « à suivre » avec Récits de la Grande Explosion.
 

 

EDIT : Hop :

 

Pour inaugurer sa collection « patrimoniale » des « Trésors de la SF » chez Bragelonne, Laurent Genefort s’est attelé à un gros morceau : rien moins qu’une intégrale de Julia Verlanger (de son vrai nom Héliane Grimaître), dont La Terre sauvage constitue le premier de cinq volumes. S’y trouvent rassemblés les trois romans composant ledit cycle post-apocalyptique (sans doute la plus célèbre œuvre de l’auteur, publiée originellement au Fleuve Noir à la fin des années 1970 sous le pseudonyme plus « viril » de Gilles Thomas), complétés par quatre nouvelles plus anciennes à la thématique similaire.

 

 C’était avant Mad Max et les innombrables nanars post-apo qui nous ont ensuite resservi du guerrier solitaire et taciturne survivant dans un monde en proie au chaos et aux simili-keupons SM gesticulant comme les sauvages qu’ils sont sur leurs improbables voiturettes de golf et 125 cm3 customisées. Mais si l’on ne croisera guère de véhicules pétaradants dans la France dévastée de L’Autoroute sauvage, la référence, affichée en quatrième de couverture, n’en est pas moins assez légitime : oui, on peut bien parler ici d’une « préfiguration » de la fameuse saga cinématographique. Bien davantage, sans doute, que du récent best-seller de Cormac McCarthy La Route. Guère d’introspection et de méditation mystique, ici ; mais beaucoup d’action, de hurlements, de viols et de cannibalisme. C’est que nous sommes en plein dans une SF populaire qui se revendique : L’Autoroute sauvage, La Mort en billes et L’Île brûlée sont des romans de gare assumés, jouant avant tout la carte du divertissement et de l’efficacité. De la chouette série B, en somme.

 

 La France (le monde ?) n’est plus. La guerre bactériologique et la « Grande Pagaille » l’ont ravagée, et la peste bleue, sinistre héritage du dernier conflit mondial, semble prohiber tout retour à la civilisation. Les villes jonchées de cadavres ont été abandonnées par l’humanité. Les survivants sont pour l’essentiel des « groupés », moutons sous la coupe de loups impitoyables qui sont autant de dictateurs en puissance, fanatiques religieux ou simples brigands perpétuant la loi du plus fort. Certains préfèrent cependant revendiquer leur liberté et vagabonder seuls, dégagés de toute entrave : leur vie n’est guère aisée dans ce monde cauchemardesque où les dangers abondent et où le cannibalisme est entré dans les mœurs, mais ils ont fait ce choix et s’y tiennent. Gérald, cynique et macho au possible (belle ironie !), est un de ces « solitaires ». La vie sauvage l’a endurci, et ce virtuose du lancer de couteau ne connaît pas d’attaches. Jusqu’au jour où il fait la rencontre d’Annie, nécessairement jeune, jolie et blonde, « groupée » quelque peu écervelée issue d’une communauté largement plus fréquentable que les autres, et qui a pour idée fixe de se rendre à Paris en quête d’un hypothétique remède à la peste bleue. Seule, l’aimable créature n’a pas une chance… et Gérald est bientôt amené à l’accompagner le long de L’Autoroute sauvage. Un sacré périple, qui amènera les deux tourtereaux à multiplier les rencontres généralement désagréables (les exceptions sont d’autant plus appréciables), et qui se prolongera ensuite avec La Mort en billes (avec des vrais morceaux de zombies et de militaires dedans) et L’Île brûlée (où l’on y rajoute des esclavagistes télépathes).

 

 Et tout ça fonctionne très bien. L’action est trépidante, l’atmosphère oppressante, cauchemardesque et pessimiste à souhait, les bonnes trouvailles abondent (voyez notamment la Démence, dans L’Île brûlée), les personnages, même caricaturaux, sont assez attachants… Impossible de s’ennuyer un seul instant, et l’on n’en demandait pas davantage. Certes, le style est minimaliste, privilégiant l’efficacité sur l’élégance, mais on peut bien faire l’impasse sur quelques répétitions ou lourdeurs ici ou là, et applaudir au contraire l’auteur pour son remarquable sens du rythme. On regrettera néanmoins cette triste tendance à expédier certaines séquences, et l’on reconnaîtra même volontiers que les conclusions des trois romans, ne lésinant pas sur le deus ex machina, ont quelque chose de tristement bâclé… Dommage, quand bien même cela n’est pas rédhibitoire. Car le bilan est clair : effectivement, tout cela n’est pas très fin, et les lecteurs ne jurant que par la Grande Littérature passeront à bon droit leur chemin ; mais les autres sauront savourer ces excellents romans de gare, bien représentatifs de ce que la SF populaire peut produire de plus enthousiasmant.

 

Les quatre nouvelles qui suivent sont de même très appréciables, et assez instructives sur la genèse de La Terre sauvage, tout en opérant dans un registre assez différent, plus ambitieux et subtil, et plus sombre encore. « Les Bulles », la nouvelle qui a révélé Julia Verlanger en 1956, et souvent reprise depuis, est un petit bijou de noirceur, une histoire cruelle et forte ; bien meilleure, sans doute, que sa « suite alternative » publiée à titre posthume et intitulée « Le Recommencement », même si, après une introduction laborieuse sonnant presque comme un repentir, on y trouvera également des choses intéressantes. « Nous ne vieillirons pas » tient à certains égards plus du poème en prose que de la nouvelle, mais c’est en tout cas un texte glaçant, désespéré, témoignant d’une véritable psychose dont il est sans doute difficile aujourd’hui de mesurer ce qu’elle pouvait avoir de prégnant en pleine crise cubaine. « Les Derniers Jours », enfin, est à nouveau une réussite ; ce récit d’un enfant survivant à grand peine dans un monde ravagé pourrait à vrai dire constituer une préquelle de La Terre sauvage.

 

Le tout constitue donc un volume très sympathique. Voilà une belle occasion de découvrir ou redécouvrir une grande romancière « populaire », dans l’acception la plus noble de cette désignation.

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"Planète à gogos, suivi de Les Gogos contre-attaquent", de Frederik Pohl & C.M. Kornbluth

Publié le par Nébal

 

POHL (Frederik) & KORNBLUTH (C.M.), Planète à gogos, enrichi de chapitres inédits, suivi de Les Gogos contre-attaquent, [The Space Merchants ; The Merchants’ War], traduit de l’américain par Jean Rosenthal, Jean Bonnefoy et Francis Valéry, traductions révisées par Francis Valéry, Paris, Denoël – Gallimard, coll. Folio Science-fiction, [1952, 1970, 1984-1985] 2008, 577 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 52 (pp. 103-105).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant un an.

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop :

 

 Avec le recul, la tentation est forte de conférer à certains classiques de la science-fiction le statut si ambigu d’œuvres visionnaires, pour ne pas dire prophétiques. Cela dit, ce n’est pas forcément toujours le meilleur moyen de rendre justice à ces auteurs qui ont su – ou du moins est-ce ce que l’on cherche à démontrer – entrevoir l’avenir et en rendre une description saisissante. Mais sans entrer dans le débat concernant une éventuelle « fonction » des auteurs d’anticipation, on notera que bien rares, de toute façon, sont les œuvres véritablement visionnaires qui, sous la fiction romanesque, offrent une authentique prospective dont la lucidité a de quoi laisser pantois. Or, à n’en pas douter, Planète à gogos [The Space Merchants] constitue ici un exemple de choix, tant cette virulente satire sociale écrite à quatre mains par Frederik Pohl et Cyril M. Kornbluth en 1952 rencontre aujourd’hui un écho étonnement juste dans les préoccupations politico-économiques les plus immédiates. Ce qui justifie amplement cette réédition, bénéficiant d’une traduction révisée et de chapitres inédits, et complétée par la suite (ou « variation » ?) qu’en écrivit Frederik Pohl seul en 1984, Les Gogos contre-attaquent [The Merchants’ War].

 

 A l’inverse du schéma classique de la contre-utopie totalitaire dont le 1984 de George Orwell reste sans doute encore aujourd’hui le plus bel exemple, Pohl et Kornbluth décrivent pour leur part un futur proche où l’autorité politique, si elle n’a en principe pas disparu, se révèle néanmoins inefficace et d’une importance totalement secondaire. La Terre de Planète à gogos est en effet dominée par le Marché, et le politique y est inféodé à l’économique : un véritable fantasme néo-classique. Le citoyen n’est plus qu’un consommateur, et les assemblées parlementaires et autres résidus d’institutions étatiques ne sont plus que des organes destinés à concilier les intérêts des multinationales et à éliminer les réfractaires à l’ultra-libéralisme dominant : le Marché étant envisagé comme le principal élément caractéristique de la civilisation, il « justifie » un nouveau colonialisme, les « primitifs » des pays du Sud offrant de juteux débouchés aux grands groupes industriels et commerciaux détenteurs du pouvoir. Mais ces derniers, quand il ne s’affrontent pas entre eux, ont également un adversaire commun : les Écolos, ces terroristes sans foi ni loi, obsédés par leurs préjugés absurdes ! Et la lutte contre les Écolos ne saurait s’embarrasser de mesquineries procédurales…

 

 Cependant, l’arme essentielle des multinationales, dans tous leurs combats, est la publicité. Tout peut se vendre ; il ne s’agit que de trouver les mots ou les procédés efficaces ; et la morale n’a rien à voir là-dedans. Ce sont donc bien les grands groupes publicitaires qui tirent en définitive les ficelles dans le monde de Planète à gogos. Mitchell Courtenay, le narrateur, est un cadre typique de l’agence Fowler Schocken & Associés : matérialiste forcené aux dents qui rayent le parquet, dégoulinant d’hypocrisie et de cynisme, il bénéficie d’un statut social enviable et n’a que mépris pour les consommateurs de base et haine pour les incompréhensibles Écolos. Ce fin connaisseur de la mercatique et des techniques de communication se voit un jour confier une mission de choix : vendre rien moins qu’une planète… C’est que la Terre est surpeuplée et atrocement polluée. Nécessité fait loi : la conquête de l’espace, pas assez rentable pour constituer jusqu’alors une priorité, est ainsi relancée, et on envisage de fonder une colonie sur Vénus. Or la vie ne risque guère d’y être de tout repos, et la colonisation n’a rien de séduisant… Mitchell Courtenay devra donc déployer des trésors d’ingéniosité pour rendre l’entreprise attrayante ; mais il lui faudra en outre déjouer les pièges tendus par ses rivaux au sein de Fowler Schocken & Associés et par les entreprises concurrentes. Bien vite, on tente de l’assassiner… et Mitchell Courtenay, pris dans une spirale paranoïaque, sera bientôt amené à vivre un véritable enfer et à remettre en cause ses certitudes.

 

 A n’envisager Planète à gogos que sous le seul angle de la satire sociale, on ne peut qu’être stupéfait par la justesse et la pertinence du tableau dressé par Pohl et Kornbluth. On n’en revient pas que ce roman ait pu être écrit en 1952, à l’orée des « Trente Glorieuses », bien avant l’ultra-libéralisme triomphant d’Hayek, de Friedmann et des Chicago Boys ; bien avant, aussi, l’essor de l’écologisme. C’était en outre l’ère de la décolonisation, et bientôt celle de la conquête de l’espace… Ici, les auteurs, en prenant le contre-pied de leur époque, ont étrangement décrit la nôtre. Et c’est sans doute encore plus vrai en ce qui concerne le rôle de la publicité, laquelle n’était certainement pas alors aussi omniprésente et efficace qu’elle l’est aujourd’hui. La justesse de la satire a ainsi été pour une fois confirmée par le passage des temps – on ne s’en réjouira guère… –, et, sous cet angle, Planète à gogos a peut-être encore gagné en efficacité aujourd’hui. Son cynisme impitoyable et réjouissant, son humour jaune, font mouche : Planète à gogos mérite bien ses lauriers de « classique », et vaut assurément le détour.

 

Il y a cependant un revers à cette médaille : si la satire est d’une actualité troublante, le roman accuse néanmoins son âge vénérable par d’autres aspects, qui le trahissent, et l’amoindrissent éventuellement. Le style, ainsi, est typique de la SF américaine de « l’âge d’or » : fluide, sans fioritures, minimal… pour ne pas dire plat, strictement fonctionnel. Les personnages, de même, ne sont guère fouillés, leur rôle étant le plus souvent purement archétypal. Quant à l’intrigue, elle est en définitive très prévisible, en dépit de quelques twists ici ou là, sentant régulièrement l’artifice… Mais sans doute tout cela est-il secondaire, tant la satire prime sur le reste et les bonnes idées abondent (le Poulgrain, s’il ne faut en citer qu’une !). Plus gênant, à mon sens tout du moins, Pohl et Kornbluth se réfrènent régulièrement, notamment vers la fin du roman, en succombant à la tentation du « happy end » sous la forme de « désir réalisé », cet optimisme final tranchant maladroitement sur le cynisme destructeur de la majeure partie du roman ; de même, on pourra regretter, dans ces dernières pages, la tournure plus ou moins « héroïque » prise par Mitchell Courtenay, ou encore quelques « mea culpa » plus ou moins convaincants (ainsi de la « réhabilitation » du président des Etats-Unis, après une scène particulièrement réjouissante où le successeur de Washington faisait figure de médiocre et de bouffon…). Aussi Planète à gogos doit-il bien être envisagé comme un « classique », et mérite la lecture comme tel ; mais il n’a pas l’intemporalité qui fait les chefs-d’œuvre.

 

Cette édition est enrichie de trois chapitres inédits, en fin de volume, figurant dans la prépublication en feuilleton du roman, mais qui n’avaient pas été repris ultérieurement. Une annexe intéressante et appréciable, aucun doute à cet égard, mais on avouera que le roman avait gagné à être débarrassé de cette conclusion vénusienne, trop éloignée du reste, et accessoirement banale.

 

Quant à Les Gogos contre-attaquent, roman écrit une trentaine d’années plus tard par Frederik Pohl seul (Cyril M. Kornbluth étant décédé entre-temps), et qui se situe quelques décennies après la fin de Planète à gogos, plus qu’une « suite », c’est à bien des égards une « variation » du roman originel, plus outrancière encore. Dans les premières pages, ainsi, Tennison Tarb est encore plus antipathique que ne l’était initialement Mitchell Courtenay, et ses déboires sont plus excessifs encore : malheureuse victime d’une nouvelle méthode publicitaire particulièrement mesquine, Tarb devient accro au Moke, et dégringole progressivement les échelons de la société, jusqu’à se retrouver dans les pires bas-fonds. Une fois de plus, le cadre découvre la condition des consommateurs lambda, et remet en cause ses préjugés. Mais le tout se fait ici sur un mode plus absurde encore que dans Planète à gogos ; aussi, loin d’être une suite bêtement mercantile (ce qui aurait été un comble !), Les Gogos contre-attaquent constitue un passionnant approfondissement de la satire initiale, et en tant que tel une farce remarquablement efficace, bien digne de son modèle. On peut cependant lui adresser les mêmes reproches qu’à son illustre prédécesseur… et même renâcler quelque peu devant l’intrigue, cette fois si artificielle à l’occasion qu’elle en devient franchement invraisemblable (le sentiment général d’absurdité n’y change rien ; mais là encore, c’est surtout vrai pour ce qui est de la fin du roman). En même temps, les bonnes idées abondent une fois de plus, et certaines séquences sont tout à fait remarquables (l’assaut publicitaire en Mongolie est un très grand moment, et l’anti-publicité vénusienne comme la dépendance de Tarb suscitent bien des scènes hilarantes).

 

Cette réédition plus complète que jamais est donc particulièrement bienvenue. Et si ces deux romans ne sont pas sans défauts, s’ils ont vieilli par certains aspects, ils n’en constituent pas moins une satire féroce et pertinente, plus d’actualité que jamais, et qui vaut bien le détour. Alors, chers consommateurs, n’hésitez plus : vous vous devez d’acheter ce livre ; vous en avez besoin ; il vous le faut ; travaillez plus, gagnez plus, et achetez-le : et le monde® sera plus beau©.

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"La Dernière Colonie", de John Scalzi

Publié le par Nébal

 

SCALZI (John), La Dernière Colonie, [The Last Colony], traduit de l’anglais [américain] par Mikael Cabon, Nantes, L’Atalante, coll. La dentelle du cygne – science-fiction, [2007] 2008, 381 p.

 

Ma chronique de ce roman prenant la suite du Vieil Homme et la guerre et des Brigades fantômes se trouve dans le Bifrost n° 52 (pp. 99-100).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant un an.

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop :

 

 Le coupable se nomme Didier Florentz. Je sais, la délation, c’est pas joli joli, mais il faut bien reconnaître que cette couverture non plus. Ses récidives chez L’Atalante, notamment pour les romans de Jack Campbell, étant tout aussi hideuses et ridicules, il est bien temps de livrer le nom du grand responsable de tout ça au juste courroux des lecteurs. En ce qui me concerne, on tient là un futur lauréat des razzies.

 

 Mais passons, et parlons plutôt du roman : La Dernière Colonie, ou le troisième et dernier tome de la trilogie entamée par Le Vieil Homme et la guerre. Enfin, « dernier », « trilogie », faut voir : il reste probablement de quoi faire, et un quatrième opus, Zoe’s Tale, est d’ores et déjà paru outre-Atlantique (mais il s’agirait semble-t-il plus ou moins d’une « variation » de celui-ci). Quoi qu’il en soit, nous y retrouvons le sympathique « vieillard » John Perry, qui a bien changé depuis ses aventures musclées des deux premiers volumes : ayant finalement achevé son service au sein des Forces de défense coloniale, il a choisi de retourner à la vie civile en tant que simple colon, débarrassé de sa peau verte, de son Amicerveau et de ses autres améliorations corporelles ; il a également épousé Jane Sagan, le clone-fantôme de sa défunte épouse, et adopté la petite Zoé, toujours accompagnée de ses gardes du corps Obins (voir les épisodes précédents…). La petite famille mène une vie paisible et monotone sur Huckleberry, une planète colonisée depuis 75 ans par l’humanité. Mais l’Union coloniale et les FDC leur proposent un jour de quitter leur foyer, au moins temporairement, pour prendre la tête d’une nouvelle colonie d’un genre particulier durant les fatidiques premières années. Poussés par leur sens du devoir, John Perry et Jane Sagan deviennent ainsi les dirigeants de la colonie « de seconde génération » de Roanoke… et s’en mordent bientôt les doigts. Car cette « colonie perdue », qu’ils doivent administrer dans des conditions inimaginables, se révèle être au cœur d’un complexe imbroglio politique, déterminant pour l’avenir de l’humanité. Et dans cette affaire, Perry, Sagan et les pionniers qui les accompagnent ne sont à l’évidence que des pions, en tant que tels éminemment sacrifiables…

 

Comme dans Le Vieil Homme et la guerre et Les Brigades fantômes, John Scalzi nous concocte un space opera très classique et référencé, et en même temps indéniablement divertissant et efficace : l’adresse de l’auteur, son sens du rythme, ses personnages attachants, son humour et son ironie (d’autant plus sensibles que, de même que dans le premier volume, John Perry retrouve son rôle de narrateur), font allègrement passer la pilule de cette histoire, certes bien ficelée, mais néanmoins lourde de déjà-vu. Une lecture toujours aussi agréable, donc, et qui sera sans doute à même de satisfaire bien des lecteurs (et notamment ceux qui regrettaient – à tort en ce qui me concerne – « l’ambiguïté » supposée des deux premiers volumes : John Perry ayant désormais quitté l’armée, il a moins de scrupules à adresser un majeur furibond à l’UC et à sa realpolitik…).

 

Mais La Dernière Colonie n’en souffre pas moins des même défauts que ses deux prédécesseurs. Notamment, si John Scalzi a le bon goût de ne pas tirer à la ligne et d’éviter de verser dans le pavé, il n’en tend pas moins à se disperser régulièrement, laissant soudainement en plan quelques thématiques, et recourrant en d’autres circonstances au deus ex machina d’une manière guère satisfaisante. Mais surtout, ce dernier roman, s’il reste très sympathique, n’est finalement guère plus. Et c’est dommage. Au risque de connardiser dans l’élitisme, je ne peux m’empêcher de regretter que John Scalzi n’écrive « que » de bons divertissements ; car il est maints passages de La Dernière Colonie (de même que, pour prendre un exemple flagrant, les réjouissants premiers chapitres du Vieil Homme et la guerre) où l’on sent qu’il pourrait facilement aller bien plus loin, rendre ses romans plus subtils, plus profonds, sans qu’ils ne perdent pour autant de leur fraîcheur et de leur efficacité. Ce ne sont ni le talent ni les idées qui lui manquent. L’ambition, peut-être ? « I’m not a snob when it comes to writing », explique-t-il sur son site. Tant mieux, sans doute ; et l’on expliquera peut-être ainsi son titre de « best fan writer » obtenu lors du dernier Prix Hugo. Mais il y a de la marge… non ?

 

En attendant, La Dernière Colonie est bien un roman de John Scalzi : un space op’ très sympathique, sans prétentions, d’une lecture agréable. Et frustrant.

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"Vie et mort de la Cellule Trudaine", de Christophe Carpentier

Publié le par Nébal

 

CARPENTIER (Christophe), Vie et mort de la Cellule Trudaine, Paris, Denoël, 2008, 502 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 52 (pp. 83-85).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant un an.

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop :

 

 Premier roman du peintre et plasticien Christophe Carpentier, Vie et mort de la Cellule Trudaine, bien que publié hors collection, n’en joue pas moins la carte de l’anticipation : l’auteur dresse en effet ici la biographie d’Aldous Randall (tout un programme), né Prophète en 1986 et mort en 2048 dans un monde qu’il a contribué à bouleverser.

 

 Plus des deux-tiers du roman sont constitués d’extraits d’essais historiques posthumes, agrémentés de documents rédigés de la main du Prophète. Il nous est ainsi donné de suivre, de sa genèse à son apothéose, la croisade qu’il a menée contre le plus grand fléau qu’ait connu l’humanité : la vanité. Fasciné par les résultats obtenus sur son frère par les psychologues de WWASP (une institution bien réelle, et qui fait froid dans le dos…), il entreprend, peu après le 11 septembre, sa révolution comportementale destinée à « dévanitiser l’humvanité ». Ses guides Narcissico Town sont une première étape majeure : parallèlement au succès grandissant de son blog, ils participent de « la nécessaire pipolisation du Prophète ». Sa croisade contre le narcissisme et l’esprit de concurrence lui attire les sympathies de divers mouvements alternatifs et d’une fraction de « l’Opinion Publique Mondiale On Line », recoupant largement la « Classe Moyenne Mondiale Précarisée ». Mais il s’agira bientôt d’aller plus loin, et le « Chaos Global » (2013-2046) suscité par les crises énergétiques, climatiques et économiques, les fondamentalismes religieux et les regains de nationalisme, permettra bientôt au « Mouvement pour la Survie Historique » d’assumer toute sa portée liberticide et totalitaire ; des premiers attentats commis par les « Humanistes-Soldats égocidaires » à la mise en place des « Zones d’Habitations Cloisonnées » en passant par l’extermination des « vaniteux irrécupérables », c’est toute l’histoire de l’avènement de la « Société Nouvelle », égalitaire et non concurrentielle, qui nous est livrée… afin de susciter notre adhésion et notre enthousiasme.

 

 C’est là la principale originalité (et le seul atout ?) de Vie et mort de la Cellule Trudaine : à la différence de l’immense majorité des contre-utopies totalitaires, le roman de Christophe Carpentier, non seulement préfère s’étendre sur la genèse de la société cauchemardesque (en cela, c’est également un roman « apocalyptique »), mais surtout n’adopte jamais un ton critique à l’encontre du régime et de son idéologie ; le point de vue n’est jamais celui d’une « victime » ou d’un « résistant » (le type classique de l’individu lambda qui se met progressivement à douter), y compris dans les dernières pages, cruelles et dérisoires, cyniquement drôles, mais parfois lourdingues, consacrées à la « Cellule Trudaine » du titre (le roman est clairement composé de deux ensembles, de longueur inégale). L’imposture originelle de ce Prophète anti-vanité incarnant lui-même la vanité à son sommet, de même que les atrocités commises au nom de la « survie de l’humanité », ne sont jamais mises en cause, comme s’il s’agissait sincèrement de persuader le lecteur de la pertinence de la philosophie de Randall, du bien-fondé de son mouvement, et de l’idéal constitué par sa société de zombies « dévanitisés » réalisant la « fin de l’Histoire ».

 

L’auteur joue dans l’ensemble très bien de cette ambiguïté fondamentale : le résultat est à vrai dire diablement dérangeant… d’autant plus que, au-delà de ses soubassements cachés répugnants, l’idéologie dévanitisatrice ne manque pas de rappeler bon nombre d’états d’esprit contemporains, que l’on aurait a priori tendance à juger bien autrement sympathiques. Nous sommes nombreux – moi le premier (vanité des vanités !) – à critiquer « pipolisation » et superficialité, à stigmatiser la concurrence effrénée et l’hyper-individualisme, cynique et égoïste, découlant de l’ultra-libéralisme dominant, et, en sens inverse, à faire l’apologie de l’humilité, de la solidarité, voire de l’égalitarisme. Mais l’auteur pointe du doigt les contradictions et l’aveuglement portés en germes par les idéologies les plus généreuses, tels que l’on peut hélas souvent les constater de nos jours ; son roman est d’autant plus pertinent qu’il énerve et désole par sa lucidité et sa crudité, et constitue finalement une salutaire relecture de 1984 et du Meilleur des mondes en ce XXIe siècle débutant.

 

Un roman intéressant, donc, pertinent et efficace. Mais pas totalement convaincant pour autant. C’est que la tâche était ardue, et l’auteur n’a peut-être pas toujours eu les moyens de ses ambitions… Sur le plan stylistique, c’est d’un intérêt plus que limité : la forme adoptée par le roman justifie dans l’ensemble sa platitude, mais on compte au-delà un certain nombre de maladresses plus gênantes (ruptures de ton inappropriées, références gratuites, gimmicks connotés, etc.). Par ailleurs, l’auteur use parfois d’un ton absurde guère adapté à son propos, et si la critique touche juste dans l’ensemble (il y a quelques lieux communs et simplifications abusives ici ou là), le roman n’en accumule pas moins les invraisemblances et contradictions nuisant à la suspension d’incrédulité. Enfin, si l’on ne s’ennuie jamais vraiment, on regrettera que le roman se disperse régulièrement, certains passages étant assez superflus : ainsi les « Réalités détestées », dont la plupart ne font que noircir des pages sans apporter grand chose au lecteur, mais aussi le « Grand Livre », guère satisfaisant dans la forme comme dans le fond, et consistant essentiellement en redites ; pour ce dernier, l’impression d’artifice séparant grossièrement l’histoire de l’avènement de la Société Nouvelle et l’étude de la Cellule Trudaine n’en est que plus flagrante et fâcheuse…

 

Au final, Vie et mort de la Cellule Trudaine donne donc l’impression d’un premier roman ambitieux (bien sûr…), pas toujours très abouti, mais néanmoins assez fort et intéressant. A suivre ?

CITRIQ

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