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"Nicolas Eymerich, inquisiteur", de Valerio Evangelisti

Publié le par Nébal

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EVANGELISTI (Valerio), Nicolas Eymerich, inquisiteur, traduit de l’italien par Serge Quadruppani, nouvelle édition revue par l’auteur en collaboration avec Doug Headline, Paris, Payot – Rivages – Pocket, coll. Science-fiction, [1993, 1997-1998, 2004] 2006, 314 p.
 
Nicolas Eymerich, inquisiteur est le premier volume de la fameuse saga de SF de Valerio Evangelisti, assez unique en son genre : mélange habile de roman historique, de policier, de thriller et de science-fiction avec un habillage de fantasy / fantastique, les enquêtes d’Eymerich ont rencontré un énorme succès, au-delà des Alpes comme en France, tant commercial (il faut dire que certains volumes ont été publiés dans les pages de La Republica, une première…) que critique ; ce premier roman a ainsi été couronné en Italie par le Prix Urania 1994, puis, en France, par le Grand Prix de l’Imaginaire et le Prix Tour Eiffel en 1998. Autant dire qu’Eymerich est devenu une figure incontournable de la science-fiction contemporaine.
 
Commençons, néanmoins, par préciser une chose : Nicolas Eymerich n’est pas un pur produit de l’imagination de l’auteur, mais bien, à l’origine, un personnage historique, qui fut effectivement Inquisiteur général de la province d’Aragon, mais acquit l’essentiel de sa renommée en rédigeant un Manuel des inquisiteurs (dont je vous reparlerai bientôt) qui fait figure de modèle du genre. Nicolas Eymerich est bien ainsi un des plus fameux inquisiteurs dont on ait conservé le souvenir, avec avant lui Bernard Gui, puis, plus tard, Torquemada, et enfin Henry Institoris et Jacques Sprenger (les auteurs du célèbre Malleus maleficarum, ou Marteau des sorcières, dont je vous parlerai probablement un peu plus tard…). Posons d’ailleurs le personnage, en citant une note de Louis-Sala-Molins dans son introduction au Directorium inquisitorum (pp. 14-15) :
 
« Nicolau Eymerich naquit en 1320 à Gérone (royaume de Catalogne-Aragon). Il n’avait que quatorze ans lorsque, en 1334, il entrait dans l’ordre des dominicains : il reçut l’habit dans le couvent de Saint-Dominique de sa ville natale. En 1357, il devient Inquisiteur général de Catalogne, Aragon, Valence et Majorque, succédant dans cette charge au dominicain Nicolau Rossel élevé au cardinalat en 1356. Il exerça sa charge de 1357 à 1392, avec deux longues interruptions : 1360-1365, 1375-1385. A deux reprises, en 1377-1378 et en 1393-1397, il fut exilé des territoires de la couronne de Catalogne-Aragon : son ardeur à la tâche, ses positions politiques et théologiques devinrent insupportables à la Maison de Barcelone. Mais jamais Eymerich ne se considéra réellement dépossédé de sa charge. En 1362, Eymerich devint Vicaire général de son ordre dans les terres de la Couronne. En 1371, il fut gratifié du titre – et en exerça les fonctions – de chapelain du pape en Avignon, et il suivit à Rome le pape Grégoire XI. Il présida en 1391 le chapitre général de son ordre. Revenu au couvent de Saint-Dominique à Gérone en 1397, il y expira en 1399.
 
« Outre le Directorium inquisitorum, on doit à Eymerich plusieurs ouvrages théologiques (notamment un traité De duplici natura in Christo, et une Explanatio in Evangelium Johannis) et une série d’ouvrage contre les doctrines de son compatriote le philosophe Raymond Lulle et ses disciples, les lullistes, qu’il condamne tous – hérésiarques et hérétiques, selon lui – aux rigueurs de l’index et de l’Inquisition. Ni l’Eglise ni la couronne de Catalogne-Aragon ne goûtèrent les rigueurs anti-lullistes du dominicain. »
 
Voilà pour ce qui est du personnage historique, non négligeable on le voit. Mais si Valerio Evangelisti, chercheur en science politique et historien de formation, a publié quelques essais historiques, il n’en est pas moins avant tout un romancier dans le cas qui nous intéresse, et s’autorise donc quelques libertés, ce que l'on peut constater dès le début du roman : dans Nicolas Eymerich, inquisiteur, ainsi, c’est en 1352 (et non en 1357) qu’Eymerich devient Inquisiteur général, et non pas en raison de l’accession au cardinalat de son prédécesseur l’année d’avant, mais du fait de son décès… Peu importe. Louis Sala-Molins l’exprime en ces termes, remerciant au passage Valerio Evangelisti d’avoir préfacé son édition italienne du Manuel des inquisiteurs (p. 61) : « le célèbre romancier Valerio Evangelisti […] n’ignore rien de l’histoire réelle de cet Eymerich dont il construit faits et gestes avec la liberté convenant à son art et à son talent d’écrivain. »
 
Le Nicolas Eymerich de Valerio Evangelisti diffère donc en partie du véritable inquisiteur. Sans doute, à l’occasion, peut-il faire penser au personnage de Guillaume de Baskerville créé par son compatriote Umberto Eco dans son fameux et remarquable Nom de la rose… Mais si le franciscain et le dominicain rivalisent d’astuce dans leurs enquêtes, ils n’en ont pas moins des caractères fort différents : Eymerich, à bien des égards, a en effet tout de l’anti-héros ; austère, haineux, fanatique, il n’a rien de l’homme dont on recherche la compagnie et les lumières : appliquant par avance les conseils de Machiavel au Prince, il juge plus sage et plus sûr d’être craint que d’être aimé… Et c’est bien là ce qui fait l’intérêt de ce personnage hors normes, et d’ores et déjà culte.
 
Mais l’intérêt de la saga de Valerio Evangelisti ne se limite pas à l'indéniable charisme de son personnage principal. Ce qui en fait tout le sel, c’est l’habileté de l’auteur pour faire fusionner les genres, en impliquant son personnage dans de complexes et passionnantes enquêtes policières au suspense habilement géré, dans un cadre à la fois historique et science-fictif, ce dont témoigne assez ce premier roman, fournissant semble-t-il les clés qui caractériseront les volumes ultérieurs, en faisant se joindre en dernier lieu des lignes narratives différentes, prenant place à la fois dans le passé, le présent et le futur…
 
1352. Le jeune Nicolas Eymerich vient d’être désigné Inquisiteur général de la province d’Aragon par son prédécesseur à l’article de la mort. Très vite, il lui faut faire preuve d’une grande astuce pour imposer à la Couronne, aux nobles et à l’épiscopat sa nomination faiblement étayée. La chose sera d’autant plus délicate que l’austère et rigoureux dominicain se retrouve dès le départ entraîné dans une étrange enquête, après avoir découvert l’horrible cadavre d’un bébé bicéphale… Une sordide affaire qui pourrait bien impliquer des membres de la famille royale, et n’est peut-être pas sans rapport avec ces déconcertantes manifestations féminines dans le ciel qui perturbent tant le chaste frère, agacé par les lazzis incessants des femmes impudiques de la province d’Aragon…
 
De nos jours, aux Etats-Unis, Marcus Frullifer est un physicien pour le moins atypique, passionné par les phénomènes paranormaux et les pseudo-sciences, et, autant le dire, une grosse caricature de nerd, avec toutes les névroses et les manies qui vont avec. Autant dire qu’il a du mal à imposer aux scientifiques orthodoxes sa complexe et saugrenue théorie des psytrons, dont les applications multiples concerneraient entre autres la télépathie et le voyage instantané, et même, dans un sens, l’existence de Dieu… Ce qui n’est pas sans susciter l’intérêt des fondamentalistes qui viennent de prendre le pouvoir au Texas, plus réceptifs à ses idées que les représentants de l’académisme.
 
En 2194, le vaisseau spatial et temporel Malpertuis prend son envol pour une étrange mission dans le temps, avec à son bord le répugnant abbé médium Sweetlady. A un moment ou à un autre de l’expédition, pourtant, il y a eu un problème : c’est, au retour du vaisseau, à un procès criminel que nous assistons…
 
A vue de nez, tout cela n’a strictement rien à voir. Mais Valerio Evangelisti se montre très talentueux pour relier ces trames en apparence si opposées en une histoire unique, tout à la fois délirante et parfaitement cohérente. La plupart des chapitres sont bien consacrés à l’enquête d’Eymerich, mais les brèves séquences dans le présent et dans le futur y apportent régulièrement un singulier contrepoint, qui en devient bientôt justification. Belle performance d’écriture : tout cela se tient parfaitement. La suspension de l’incrédulité ne pose aucune difficulté. Pourtant, si le fond historique est assez solide, on ne se privera pas de dire que les délires pseudo-scientifiques de Frullifer sont absolument invraisemblables : ceux qui ne jurent que par la hard-science s’en tireront probablement les cheveux… Mais les autres s’amuseront beaucoup avec l’auteur dans cette parodie hautement farfelue de discours scientifique ; et le fait que, dans le cadre du roman, cette théorie totalement absurde fonctionne, n’est sans doute pas innocent : confronté à ses pairs orthodoxes, Frullifer fait après tout figure d’hérétique… et les femmes aragonaises critiquent bien, de même, l'Eglise et son incarnation en Nicolas Eymerich pour son froid rationalisme. La dénonciation du fanatisme ne s’arrête ainsi pas à l’Inquisition, quand bien même ce sont avant tout la mauvaise foi, la bêtise et l’intolérance des fondamentalistes texans qui en fournissent une triste illustration contemporaine.
 
Si l’on peut bien déceler ici ou là quelques menus défauts – Valerio Evangelisti, à l’occasion, se voit contraint de recourir à des artifices peu vraisemblables pour expliciter toute l’affaire au lecteur, et un twist au moins est parfaitement téléphoné –, il n’en reste pas moins que Nicolas Eymerich, inquisiteur fait figure de vraie réussite : le roman est très prenant, Eymerich un excellent personnage, très fouillé, séduisant de par sa ruse, répugnant de par sa cruauté, parfois un peu risible aussi (notamment dans ses relations avec les femmes…), et le tout est à la fois remarquablement inventif et cohérent. Mélange efficace de policier, de thriller, de science-fiction et de roman historique, à la fois érudit et inventif, riche en supense mais ne négligeant pas l’humour pour autant, Nicolas Eymerich, inquisiteur se lit tout seul avec un plaisir constant, et fait figure de modèle du divertissement de qualité. Ite, missa est.
 
On retrouvera bientôt notre inquisiteur préféré avec Les chaînes d’Eymerich.

CITRIQ

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Ouais, je sais, je m'y prends un peu tard... (pt. 2)

Publié le par Nébal

Mais c'est toujours pas de ma faute.

En tout cas, ce soir (samedi 8 mars, donc), nouvelle soirée Anti-Rock (c'est le nom, j'y peux rien) au Champagne (4 rue Peyras ; Toulouse, of course), à partir de 21h.

Au programme : 

- DISPENSER THE DISPENSER (influs : QOTSA, The Mars Volta, Sonic Youth - TARBES)

- THE FAMOUS MUNCHIES (influs : Hives, Chuck Berry et Refused - MONTAUBAN)

Après quoi, même si c'est pas sur l'affiche, votre serviteur est censé passer des disques. On m'a dit de faire plus rock, cette fois (pour une soirée anti-rock, donc).

Viendez nombreux.

Plus d'infos chez
M'zelle Anti-Rock.

Hop.

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Nébal n'aime pas les fascistes...

Publié le par Nébal

… notamment quand ils ont l'audace ou la bêtise de se prétendre de gauche. Parce que, de deux choses l’une :

-         Soit il s’agit de sinistres imbéciles dénués de toute culture et incapables de mettre en corrélation les opinions qu’ils affichent et le fond de leur pensée, pourtant traduit en actes.

-         Soit il s’agit d’hypocrites ou de lâches, qui n’ont même pas les couilles d’affirmer leurs convictions profondes et leur amour immodéré des uniformes en cuir et du bruit des bottes.
 
« Mais pourquoi tant de haine, Nébal ? »
 
Parce qu’un ami très cher m’a fait part de cet article débile, que l’on peut également lire ici. J’en reproduis le texte à tout hasard (sans corriger les fautes, tiens, merde) :
 
« Laibach ne passera pas à Toulouse

« "Le groupe le plus controversé de la scène électro-industrielle est de retour sur la scène francaise". C'est ainsi que le Havana café, salle de concert de Ramonville (31) annonce la venue du groupe LAIBACH ( le jeudi 27 Mars 2008 à 20h30 ). "Controversé", le terme est court pour qualifier un groupe qui reprend allègremment toute la symbolique nazie et totalitaire, tout en se défendant de toute sympathie avec l'extrême droite. LAIBACH ou l'art de cultiver l'ambiguité ! Pas étonnant dans ce cas, qu'une partie du public de LAIBACH soit des sympathisants affirmés du IIIème reich et autres idélogies fascistes.

« La politique du Havana café serait-elle d'accueillir n'importe qui du moment que les caisses se remplissent ? Le Havana café serait-il un vulgaire commerçant prêt à toutes les compromissions pour satisfaire leur clientèle ? La mairie de Ramonville serait elle aussi "tolérante" que le Havana café ?

« Dans le climat général de montée du racisme et du retour d'une extrême droite radicale partout en Europe, nous ne pensons pas que laisser LAIBACH faire un spectacle avec des idéologies politiques à l'origine de génocides soit un acte responsable qui aille dans le sens de plus de liberté et de démocratie.

« Que faire ? Diffusez ce texte. Appelez le Havana café pour exprimer tranquillement votre opposition. Appelez la Mairie de ramonville pour connaitre leur position. Parlez en avec Pierre Cohen,candidat PS à la mairie de Toulouse et actuel maire de Ramonville.

« Espérons que ces discussions permettront aux cafetiers et aux responsables politiques de retrouver leurs esprits avant d'envisager une riposte antifascistes le jour venu. »



Bande de cons…

Je ne reviendrai pas ici sur Laibach, je me suis déjà exprimé quant à la musique du groupe et à ses procédés ici (et indirectement , en parlant de Throbbing Gristle). On pourrait d’ailleurs multiplier les exemples de semblables détournements, y compris en science-fiction (puisque c’est devenu l’objet principal de ce blog miteux) : voyez par exemple les polémiques ridicules suscitées par la publication de Rêve de fer, le fameux roman de Norman Spinrad (ceux qui ne le connaîtraient pas peuvent déjà en lire la préface de Roland C. Wagner ici). En outre, je
vois également dans cette triste propagande une confirmation supplémentaire du lien que j’avais établi entre anarchisme et fascisme en rendant compte (trèèèèèès subjectivement) de ma lecture de La Zone du dehors d’Alain Damasio (roman certes pas top, mais qui vaut quand même bien mieux que les gesticulations parano-fascistoïdes des crétins à l’origine de cet appel).

Cette note n’a pas pour but d’être constructive : je ne me sens pas capable de rendre la vue aux aveugles.

Juste de faire état de ma colère, de ma lassitude pour la profonde bêtise dont témoigne cet appel, de mon écœurement à l’égard de ces hypocrites et de ces idiots qui souillent de leur imbécillité tous les combats politiques, pour certains d’entre eux légitimes, au sein desquels ils ont le malheur de s’impliquer.

Ils osent se prétendre libertaires, et appellent à la censure ?

Ils osent se prétendre anarchistes, et réclament le soutien du candidat PS à la mairie de Toulouse ?

Ils osent se dire de gauche, et donc progressistes, quand leur discours pue la réaction et le passéisme ?

Ces gens m’agacent.

Non pas tant, d’ailleurs, parce que j’aime bien Laibach (tout en étant loin d’être un fan !), parce que je sais que ces idiots de zélés censeurs ne savent même pas de quoi ils parlent, ou encore parce que je sais que les crétins de nazillons, quand bien même il y en a, hélas, sont une infime minorité parmi les gens qui se rendent aux concerts du groupe slovène. Pour être honnête, même si les accusations de ces veaux marins de bobos pseudo-gauchistes étaient fondées, je les mépriserais quand même.

Parce que je me considère libertaire, justement.

Et parce que je n’arrive pas à concevoir comment une interdiction fondée sur un préjugé pourrait être « un acte responsable qui aille dans le sens de plus de liberté et de démocratie ».

Parce que je n’arrive pas à comprendre comment le mépris revendiqué de ces horribles petits cons pour la « tolérance » peut se concilier avec l’appartenance politique qu’ils affichent avec l’élégance et le discernement d’un vilain snob dégoulinant de luxe.

Parce que je considère que ces abrutis devraient réfléchir un peu plus aux citations qu’ils publient en tête de leur site, et prendre en compte ce qui fut le plus beau slogan de ce Mai 68 qu’ils adulent béatement : « Il est interdit d’interdire. »

En d’autres termes : je les merde ; je les laisse à leur bêtise, mais n'en ai pas moins ressenti le besoin de relâcher la pression de mon côté.

Aussi, veuillez pardonner, mes chers lecteurs, cet articulet fulminant et puéril (j’avoue), mais c’est que ces cons m’ont gâché ma journée.

Et le plus triste est que je sais d’ores et déjà qu’ils m’en gâcheront encore bien d’autres, me faisant désespérer chaque jour un peu plus de l’humanité…

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"Le Dit d'Aka, suivi de Le nom du monde est forêt", d'Ursula Le Guin

Publié le par Nébal

Le-dit-d-Aka.jpg

LE GUIN (Ursula), Le Dit d’Aka, suivi de Le nom du monde est Forêt, traduit de l’américain par Pierre-Paul Durastanti et Henry-Luc Planchat, « Malaise dans la science-fiction américaine » par Gérard Klein, Paris, Robert Laffont – LGF, coll. Le livre de poche science-fiction, [1972, 1979, 2000] 2005, 538 p.
 
Après Le monde de Rocannon, Planète d’exil, La Cité des illusions, La main gauche de la nuit et Les dépossédés, suite et fin (a priori ? pour le moment ?) de ma découverte des romans du merveilleux « cycle de l’Ekumen » de la merveilleuse Ursula Le Guin avec cet ultime volume, regroupant un peu anachroniquement (mais c’est pas bien grave) deux brefs romans, tout d’abord Le Dit d’Aka (Prix Locus 2001), puis Le nom du monde est forêt (Prix Hugo 1973, le deuxième sur les trois qui ont été attribués aux romans du cycle : chapeau…), et enfin un long article de Gérard Klein intitulé « Malaise dans la science-fiction américaine », écrit en 1975 pour un numéro spécial de Science-Fiction Studies consacré à Ursula Le Guin, puis repris en 1979 à l’occasion de la publication française du Nom du monde est forêt. Ca fait beaucoup de choses ; et, j’aime autant vous le dire tout de suite, après la relative déception de La Cité des illusions, c’est du lourd, et du bon ; du très très bon, même. J’examinerai successivement ces trois textes, dans l’ordre du recueil (distinct donc de la chronologie de leur rédaction comme de celle de l’Ekumen).
 
Commençons donc par envisager Le Dit d’Aka (pp. 7-260). Nous y faisons la connaissance de Sutty, une chercheuse indienne au service de l’Ekumen. Intéressée essentiellement par la linguistique et l’histoire, elle s’est consacrée à l’étude d’une civilisation récemment contactée, celle de la planète d’Aka ; une défaillance dans la transmission par ansible a cependant anéanti la majeure partie des données recueillies par les Premiers Observateurs : la culture d’Aka reste donc presque totalement inconnue. C’est pourquoi Sutty embarque un jour à bord d’un vaisseau à destination de cette intrigante planète, pour un long voyage de 70 ans.
 
Mais, le temps qu’elle arrive sur Aka, la situation a drastiquement changé. Une révolution a eu lieu : les nouveaux dirigeants d’Aka, fascinés par leur rencontre avec l’Ekumen, se sont empressés d’anéantir leur culture millénaire au nom d’un fanatisme scientiste tout entier voué à « l’élévation » d’Aka au niveau des autres civilisations de la galaxie. En un temps record – faut-il y voir une brèche dans l’Embargo Culturel ? –, la Corporation a donc tout fait pour rattraper ce qu’elle estime être son « retard », en anéantissant tout ce qui faisait la culture ancestrale de la planète : les livres, les contes, l’art, la religion… Superstitions ! Aka s’est engagée sur la route du progrès, et n’a que faire de ces vieilleries ! Aussi, quand Sutty arrive enfin sur Aka, tout ce qu’elle a étudié et comptait approfondir semble avoir disparu, et elle se sent foncièrement inutile…
 
Pour Sutty, c’est un choc terrible, d’autant que l’évolution récente d’Aka constitue une sorte de miroir aux aberrations qu’elle avait connues sur Terre durant sa jeunesse : une violente réaction fondamentaliste et antiscientifique, qui épargnait tout juste les Enclaves de l’Ekumen où elle avait trouvé refuge… Sur Aka comme sur Terre, les fanatiques anéantissent les livres et les pans de la culture qui ne sont pas conformes à leur idéologie aveugle : le scientisme outrancier et la réaction la plus insensée se rejoignent dans l’entreprise de destruction.
 
Sutty, déprimée, isolée sur cette planète étrangère, souffrant ici comme sur Terre de la violente homophobie des gouvernants, se voit pourtant un jour offrir une opportunité intéressante. La Corporation, tout en témoignant un respect excessif pour les envoyés de l’Ekumen (les fonctionnaires d’Aka refusent bien évidemment de croire ce que leur raconte Sutty des abominations qu’elle a connues sur Terre…), entend bien les parquer dans les cités ultra-modernes d’Aka et limiter leurs déplacements : il n’y a que trois envoyés de l’Ekumen sur toute la planète, dont Sutty, qui songeait à la quitter… Mais un jour, sans doute suite à un dysfonctionnement de l’administration, Sutty se voit offrir la possibilité de quitter la capitale, Dovza-Ville, pour se rendre dans la cité reculée d’Okzat-Ozkat. Peut-être, au fin fond de la campagne d’Aka, quelque chose de l’ancienne civilisation a-t-il subsisté ? Il semblerait bien : en dépit de la surveillance du Moniteur, Sutty fera ainsi la découverte d’une civilisation fascinante, bien éloignée de l’uniformité stérile de la Corporation, plus bigarrée, d’une grande richesse intellectuelle et remarquablement tolérante ; les « superstitions » proscrites par la Corporation demeurent, quand bien même cachées. Sutty pourra ainsi s’instruire auprès des Maz, à la fois prêtres, enseignants et conteurs ; elle pourra connaître le Dit d’Aka, et peut-être le préserver de la destruction que lui promet une société déraisonnable à force de passion pour la « raison »…
 
Le Dit d’Aka constitue un très bon roman du « cycle de l’Ekumen », intéressant à plus d’un titre. De même que dans La main gauche de la nuit (et bien davantage que dans Le monde de Rocannon), le « héros » est un observateur extérieur dressant un rapport sur une civilisation méconnue, riche en institutions originales. C’est même probablement le roman du cycle où cet aspect est le plus poussé, puisque prenant clairement le pas sur le récit, très secondaire. Les amateurs d’aventures intergalactiques et de hauts faits héroïques n’apprécieront sans doute guère… Mais le tableau que dresse Ursula Le Guin de la société traditionnelle d’Aka est véritablement passionnant, cohérent et crédible, très solide sur le plan anthropologique : la civilisation orale, le rapport au conte, la religion très originale (quand bien même elle emprunte assez au taoïsme, et probablement au bouddhisme zen – certains contes font penser à des koan, aux multiples interprétations), tout cela est très bien vu et véritablement passionnant. Parallèlement, le portrait, bien plus rapidement esquissé, de la Corporation, est également intéressant : on pense beaucoup à certains aspects de la Chine communiste, notamment (certains passages sont très évocateurs, renvoyant directement au Grand bond en avant et à la Révolution culturelle, mais on peut noter aussi les exercices de gymnastique collective, etc.). Tout cela est très saisissant et approprié.
 
Parallèlement, j’avoue que le thème central du roman (outre celui de l’acculturation, classique chez l’auteur), à savoir la mise en parallèle des excès du scientisme et de la réaction, me séduit particulièrement. Si rien ne m’effraie autant que la réaction (et elle m’effraie sacrément…), le scientisme outrancier que certains lui opposent me paraît tout aussi dommageable ; or il me semble hélas assez répandu en science-fiction, et certaines conversations sur les forums de SF me paraissent assez édifiantes à cet égard… Il est triste que la science et le progrès prennent régulièrement des allures de religion, avec leur credo, leurs orthodoxes… et leurs hérétiques voués au bûcher. En mettant en parallèle la réaction fondamentaliste terrienne et le progressisme destructeur akien, Ursula Le Guin évite de sombrer dans le manichéisme trop fréquent en la matière, condamnant le passé au nom de l’avenir, ou l’avenir au nom du passé. Et elle fait ainsi du Dit d’Aka un roman riche et pertinent, assez déprimant au fond, quand bien même l’émerveillement de la découverte – de la véritable science… – suscite régulièrement de superbes tableaux, qui, en enchérissant sur la diversité et l’inventivité de l’homme, lui rendent sa juste place. Ici plus que jamais, si « l’homme est un loup pour l’homme », on n’oublie pas pour autant la deuxième partie de la citation, souvent ignorée : « l’homme est un dieu pour l’homme ». Au final, Le Dit d’Aka se révèle un beau roman d’un profond humanisme, et un vibrant hymne à la tolérance.
 
Des thèmes que l’on retrouve dans le court roman suivant, le bien plus ancien mais tout aussi remarquable (si ce n’est davantage encore) Le nom du monde est forêt (pp. 261-438). L’action se déroule sur une petite planète forestière à 27 années-lumières de la Terre, baptisée par ses colons terriens Nouvelle-Tahiti, mais dont le nom original dans la langue des autochtones correspond au mot employé pour désigner la forêt. Or les colons terriens de Centralville en ont justement après la forêt de la Nouvelle-Tahiti, le bois étant devenu extrêmement rare sur Terre, et par-là même extrêmement cher… Les Colons anéantissent ainsi le cadre des Athshéens, mais n’y attachent aucune importance : pour la plupart des Terriens de Centralville, les « Créates », sortes de petits singes verts, sont à l’évidence des animaux, stupides et amorphes. Ces militaires de l’Administration coloniale se refusent à croire la « fable » des Hainiens – un fait établi, pourtant – selon laquelle les Athshéens sont bel et bien des hommes, descendant, de même que les Terriens, des souches humaines implantées il y a bien longtemps par les Hainiens dans l’ensemble de la galaxie… Allons, allons : regardez-les ! Des humains, les Créates ? Ces misérables petits êtres recouverts d’une fourrure verte ? Ces petits animaux amorphes, sans culture, sans technologie, qui ne dorment jamais, mais restent dans un état d’hébétude permanente ? Vous voulez rire ! Les hommes, les vrais, comme le capitaine Don Davidson, savent ouvrir les yeux, contrairement à ces lavettes d’intellectuels comme le capitaine Raj Lyubov, l’observateur scientifique. Les Créates, des humains ? Ils ne font même pas des domestiques corrects ! Et ils ne se rebellent jamais, ces « travailleurs volontaires », c’est bien la preuve qu’ils n’ont rien d’humain…
 
Mais Lyubov, lui, ne tombe pas dans le piège de l’ethnocentrisme : il sait que les Athshéens sont des humains, qu’ils ont une culture très riche, et qu’ils pourraient apprendre énormément de choses aux Terriens. Car les Athshéens maîtrisent leurs rêves… Les colons terriens ne voient pas cette culture, d’une part parce que leur aveuglement leur permet de justifier leurs exactions, leur oppression des indigènes, mais aussi, d’autre part, parce que cette culture est tellement différente de la leur qu’elle en devient totalement hermétique. Les hommes comme Davidson méprisent ces Créates qui se jettent au sol, immobiles, et ne font rien pour se protéger alors qu’on cherche à les tuer ; Lyubov, lui, sait que ce geste signifie pour les Ashthéens la reddition, et qu’ils n’arrivent pas à comprendre comment les « umins » peuvent être assez barbares pour assassiner un individu à terre ! Tout comme le chant des Athshéens, qui remplace chez eux le combat physique, est totalement incompréhensible pour les Terriens… L’incompréhension est à peu près totale entre les deux groupes : seul Lyubov, parmi les Terriens, essaye d’établir des liens, notamment avec le charismatique Selver Thele, ou « Sam », car tel est son nom d’esclave... pardon, de « travailleur volontaire ». Selver s’était fait remarquer en tentant d’assassiner Davidson – le seul cas répertorié d’agression d’un Terrien par un Ashthéen –, le méprisable officier ayant préalablement violé sa compagne (oui, les Créates ne sont pas des humains, mais bon… On manque de femmes, à la Nouvelle-Tahiti…) ; Lyubov, ce jour-là, lui avait sauvé la vie.
 
Mais ce temps est révolu. L’invention de l’ansible et la fondation de l’Ekumen, contemporains des événements, ne changent à vrai dire pas grand chose, les colons terriens étant persuadés de leur bon droit : les Hainiens peuvent parler, ces étrangers arrogants, qui ne sont même pas humains… même chose pour tous les traîtres, comme Lyubov… Mais l’oppression aveugle devient insupportable aux Athshéens : Selver devient un dieu, et apporte à ses semblables des nouveautés. La guerre. La haine. Le massacre…
 
Un roman très court, mais véritablement excellent. Un des plus noirs du cycle, aussi : Le nom du monde est forêt est à bien des égards un virulent pamphlet anti-raciste et anti-colonialiste, probablement inspiré en bonne partie par la guerre du Vietnam (je le suppose, du moins), et qui dresse de l’humanité un portrait assez sombre. Ursula Le Guin y manie remarquablement bien la thématique de l’ethnocentrisme, et construit à nouveau, avec les Ashthéens, une société tout à la fois fascinante et crédible, véritablement différente de la nôtre… et pourtant humaine. Intérêt supplémentaire : la multiplicité des points de vue, qui est assez bien gérée ; le lecteur passe ainsi sans cesse de la perception de Selver à celle de Lyubov… et à celle de Davidson. Peut-être en fait-elle un peu trop pour ce dernier, qui est un individu véritablement détestable, jusqu’à donner franchement l’envie de vomir ; mais le bilan, sur le plan émotionnel, est remarquable, et bien vu. A l’heure des délires créationnistes, et le racisme étant encore tristement ancré dans les mentalités de tout un chacun, Le nom du monde est forêt reste encore aujourd’hui un roman remarquablement pertinent, et très fort. Un chef-d’œuvre, on peut bien le dire.
 
Le volume s’achève enfin sur le très intéressant article de Gérard Klein intitulé « Malaise dans la science-fiction américaine » (pp. 439-539), qui dresse un panorama de la science-fiction américaine des années 1960-1970, et fait ressortir la profonde originalité, pour ne pas pas dire le caractère tout simplement unique, de l’œuvre d’Ursula Le Guin. Il est bien quelques points de détail où l’analyse me paraît assez contestable, mais on y trouve bien des éléments pertinents. J’ai d’ailleurs envie d’en citer ici un assez long passage qui me paraît très juste, et est bien révélateur de l’intérêt que je trouve à l’œuvre d’Ursula Le Guin (pp. 504-509) :
 
« […] l’œuvre d’Ursula Le Guin porte […], à mes yeux, un concept important qui contredit l’idéologie de la nécessité si répandue dans la science-fiction, à savoir que, socialement et sociologiquement parlant, la possibilité de l’espoir, l’idée même du changement résident dans l’expérience, la subjectivité de l’autre. Il ne s’agit pas, bien entendu, de copier sa solution, mais d’y réagir avec sa propre subjectivité personnelle et sociale. L’histoire n’est ni succession ni accumulation d’expériences, mais confrontation d’expériences ; elle ne peut pas être linéaire, même si la chronologie paraît l’y inviter. Par suite, il devient – sans qu’il soit nécessaire d’y insister – absurde de condamner une société ou de proposer un modèle éternel, fût-il conçu comme évolutif.
 
« […] toute société, fût-elle la plus utopique, celle que vous pouvez rêvez la plus parfaite quels que soient vos rêves, porte en son tréfonds son propre déni, une injustice fondamentale. Non parce que l’homme serait mauvais (métaphysiquement) [Note intempestive de Nébal : quoique…] mais parce que toute société, comme une langue, fonctionne à partir d’un système d’oppositions, tend à recréer et à perpétuer dans son sein la différence, y compris entre ce qui est subjectivement ressenti comme bien et comme mal. […] Ursula Le Guin introduit de la sorte en douceur dans la science-fiction et dans la littérature un relativisme social – qui n’est nullement un éclectisme ni non plus un cynisme sceptique à la façon d’un Vonnegut [Note intempestive de Nébal : ce qui me conviendrait aussi, remarquez…] – quelque peu inattendu de nos jours.
 
« Ce relativisme social appelle quelques réflexions. Un spectre, ai-je dit, hante la science-fiction et, bien avant, notre civilisation ; un spectre qu’Ursula Le Guin contribue à exorciser : celui de la société idéale ou plutôt de l’idéal de la société. Ce spectre s’affuble d’une défroque scientifique ou plutôt d’une métaphore pseudo-scientifique empruntée aux sciences physiques. A entendre ses zélateurs, venus d’horizons idéologiques variés, il existerait une solution exacte à tous les problèmes humains et en particulier sociaux ; la question principale serait de mettre en œuvre la science qui fournirait ces solutions. C’est ce qu’impliquent les œuvres de Van Vogt [Note intempestive de Nébal : eh eh…] et d’Asimov. […] des panacées sont proposées qui tendent à démontrer, sur un mode scientifique, qu’il suffirait d’ajouter à la culture humaine, ou d’en retrancher, tel élément pour que l’humanité connaisse paix, bonheur et prospérité, tout comme il est admis qu’on peut se protéger d’une maladie à l’aide d’un vaccin. Toutes ces propositions, dont certaines peuvent paraître fort généreuses, sont sous-tendues par la thèse de l’objectivité du domaine social (au sens où l’on pouvait parler de l’objectivité du monde physique, ce que seuls les non-physiciens persistent à faire) et présentent de ce fait un fort relent de métaphysique : le monde serait fait d’une certaine manière et il suffirait d’en connaître et d’en respecter les lois pour s’en assurer la maîtrise. Philip K. Dick a beaucoup fait pour ébranler dans le roman une telle confiance dans la « réalité », mais il revient à Ursula Le Guin d’avoir introduit les conséquences de sa destruction dans la pratique conjecturale. En effet, une telle thèse implique que les mécanismes sociaux puissent être pensés en faisant abstraction des sujets qui les constituent et de la connaissance évolutive qu’ils ont de leur environnement, en particulier social. L’histoire est faite non pas de l’interaction mécanique de molécules sociales, une fois pour toutes définissables, si compliquées qu’elles soient, mais des interactions dialectiques entre des sujets porteurs de connaissances certes limitées mais changeantes en fonction de leurs expériences. Par suite, le défaut d’une « science sociale totale » ne résulte pas d’une insuffisance des connaissances qu’un effort spécialisé permettrait de réduire, mais de ce qu’elle n’est pas, tant que se déroule le processus des interactions des sujets connaissants, constituable. Et il n’y aurait plus, ensuite, personne pour la constituer.
 
« Une attitude scientifique à l’endroit de la société et de l’histoire implique une réconciliation de la subjectivité et de la science, ou encore l’acceptation du fait que toute science est, en dernière instance, subjective, c’est-à-dire relative à un observateur-opérateur qui connaît et agit en fonction d’une situation particulière, privilégiée de son point de vue. Dans cette perspective, l’histoire peut être le mieux définie comme le champ résultant des interactions de ces connaissances opératoires relatives. Par sujet, il doit être bien clair qu’on n’entend pas ici spécialement des individus, comme la théorie libérale aurait tendance à le faire croire, mais tout autant et même surtout des groupes sociaux, voire des sociétés entières. Par ailleurs, la subjectivité ici introduite n’implique pas que toutes les propositions soient arbitrairement équivalentes, fussent-elles les plus absurdes : leur équivalence ne pourrait être posée que par rapport à un absolu insaisissable. La réalité est. La subjectivité dont nous parlons concerne simplement la connaissance limitée que peut avoir un sujet de son environnement et à l’intérieur de laquelle il agit et juge. Cette connaissance peut bien entendu être plus ou moins étendue et plus ou moins opératoire, c’est-à-dire adéquate à la réalité ; mais elle est surtout changeante puisqu’elle porte sur une réalité qui est largement fonction des connaissances évolutives des autres sujets. La condition de la science sociale, comme de toutes les autres, c’est d’être un processus infini. Mais au contraire des autres sciences, il n’y a personne qui puisse se targuer de dire son état puisqu’elle est diffuse entre tous les sujets connaissants. [Note du Maître : La spécialisation des connaissances, qui a aboli les Pic de la Mirandole, a en fait irréversiblement introduit cette situation dans toutes les branches de la connaissance. En mathématiques même, toute « connaissance » procède d’un consensus plus ou moins large.] [Note intempestive de Nébal : Ouf…]
 
« A cette aune, il ne subsiste plus ni morale absolue, ni politique juste, mais des éthiques relatives et des conflits, comme ne manque jamais de le faire ressortir Ursula Le Guin. […] Une éthique qui a intégré un grand nombre de tels affrontements a toute chance d’être riche et tolérante, mais ne saurait pour autant prétendre à l’universalité. Elle s’y risquera d’autant moins qu’elle aura conservé le souvenir de ses origines : la perception par d’innombrables sujets d’innombrables souffrances ou, de leur point de vue, injustices. La plus haute des morales a les pieds plongés dans un bain de boue et de sang. Qu’elle l’oublie, elle est par terre. Mais le besoin de sécurité des sujets est le plus souvent tel qu’ils manifestent une tendance irrésistible à ériger leur éthique particulière en morale absolue et à dénoncer comme autant de manquements à cet absolu les écarts proposés par des éthiques différentes. Et à convaincre les autres d’adhérer à leur morale par tous les moyens, au besoin en la foulant aux pieds. »
 
 
Je vais m’arrêter là, j’en ai déjà trop copié (j'espère que le Maître ne m'en voudra pas...). Lisez cet article, hop.
 
Que pourrais-je bien ajouter ?
 
Que pouvoir partir d’un roman divertissant pour aboutir à une réflexion sur l’histoire, sur l’anthropologie, sur l’épistémologie, sur la politique et sur l’éthique (dans une optique qui me parle, qui plus est, d'autant qu'elle n'est pas sans évoquer certains aspects de la sophistique ancienne), c’est le genre de choses qui me font aimer la science-fiction.
 
Et qu’Ursula Le Guin est bien devenue un de mes auteurs de science-fiction fétiches, juste derrière Philip K. Dick. Je me suis régalé avec ces romans du « cycle de l’Ekumen », et je compte bien prochainement poursuivre l’expérience avec les nouvelles du cycle, avec « Terremer », et avec bien d’autres choses encore.

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"Les murailles de Jéricho", d'Edward Whittemore

Publié le par Nébal

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WHITTEMORE (Edward), Les murailles de Jéricho, traduit de l’américain par Jean-Daniel Brèque, préface de Gérard Klein, Paris, Robert Laffont, coll. Ailleurs & Demain, [1987, 2002] 2008, 402 p.
 
Enfin !
 
Les murailles de Jéricho, dernier opus du fabuleux « Quatuor de Jérusalem » d’Edward Whittemore, vient tout juste d’être publié. Et toujours chez Robert Laffont, dans la fameuse collection Ailleurs & Demain dirigée par Gérard Klein. Si si. La présentation a changé, certes ; mais sans doute faut-il y voir une volonté (bien légitime) de favoriser les ventes de ce remarquable roman, en le détachant de l’imagerie plus ou moins science-fictionnelle qui avait été accolée assez maladroitement aux trois volumes précédents. Un étrange bandeau vient confirmer cette hypothèse : « Si vous voulez comprendre le conflit qui agite le Moyen-Orient : lisez ce roman d’espionnage. » Tiens donc. Ca racole sévère… Et la quatrième de couverture en rajoute encore un peu : « Ce quatrième volet du Quatuor peut se lire indépendamment des précédents, Le Codex du Sinaï, Jérusalem au poker et Ombres sur le Nil. »
 
 
Alors, je comprends, hein. Mais je désapprouve. Il serait bien trop dommage de se contenter des Murailles de Jéricho, et de passer outre les trois premiers volumes. Car si chaque tome constitue en tant que tel un chef-d’œuvre, la tétralogie n’a rien d’artificiel ou de dispensable pour autant. Et si Les murailles de Jéricho est bien un excellent roman « indépendamment », il ne prend néanmoins tout son sens que dès l’instant qu’on le confronte à ses trois glorieux prédécesseurs.
 
Les lecteurs habitués de ce blog miteux (les pauvres) ont eu l’occasion, à plusieurs reprises, de subir mes crises d’enthousiasmite aiguë. Oui, c’est vrai, j’ai parfois tendance à en rajouter dans le superlatif… Mais ici, non. Je vous jure. C’est vrai. Alors, je l’ai dit et répété, mais, histoire de faire les choses bien, allons-y encore une fois :
 
Le quatuor de Jérusalem est un authentique chef-d’œuvre de la littérature du XXe siècle (et même au-delà, bordel). Une merveille injustement méconnue, à découvrir absolument. Et plus vite que ça (nom de Dieu).
 
(Tiens, ça ferait un chouette bandeau, ça…)
 
Je ne reviendrai pas ici (enfin, pas tout de suite…) sur Le codex du Sinaï, Jérusalem au poker et Ombres sur le Nil. Notons juste, pour le moment, que Les murailles de Jéricho poursuit dans la rupture entamée avec Ombres sur le Nil par rapport au délire jubilatoire des deux premiers volumes. Ajoutons que ce dernier tome ne fait que très indirectement écho aux précédents : on y retrouve bien quelques personnages d’Ombres sur le Nil (Anna, et Bletchley, rebaptisé Bell), et Stern y est évoqué à plusieurs reprises, mais c’est à peu près tout. Il pourrait donc être tentant, à cet égard, d’affirmer l’autonomie des Murailles de Jéricho… Mais j’y reviendrai.
 
Envisageons-le « indépendamment », pour l’instant. Edward Whittemore livre cette fois un roman très réaliste, dont l’action se déroule en gros des années 1940 à 1980, et centré essentiellement sur la figure de l’agent secret israélien Yossi, inspiré semble-t-il par le personnage authentique d’Elie Cohen. Yossi est donc un jeune Israélien, né en Irak. En 1956, il est déclaré mort au combat lors de la guerre du Sinaï. La réalité est pourtant tout autre : Yossi est en fait « devenu » Halim, un habile homme d’affaires syrien qui a passé toute sa jeunesse en Argentine, et décide de revenir au pays. Halim, aux yeux de « ses compatriotes », devient bientôt un véritable modèle, une incarnation de la cause arabe dans ce qu’elle a de plus juste et de plus sincère. Celui que les services secrets israéliens désignent désormais sous le nom de « Coureur » s’infiltre ainsi au cœur de la société syrienne, et y noue de précieux contacts, ainsi que dans les camps de réfugiés palestiniens, qui lui permettent d’obtenir des informations déterminantes : en 1967, notamment, le travail de Yossi / Halim vient bouleverser le cours de la guerre des Six-Jours.
 
A s’en tenir là, on pourrait effectivement envisager Les murailles de Jéricho comme un excellent « roman d’espionnage ». Mais ce serait injustement réducteur : il y a tellement plus ! Edward Whittemore, à l’instar de ce qu’il avait fait dans les trois volumes précédents, livre à nouveau ici une mémorable galerie de personnages, tous plus extraordinaires les uns que les autres. Yossi / Halim, à vrai dire, n’est longtemps qu’entraperçu. Pendant un certain temps, on s’attache surtout aux pas de Tajar, le mentor du « Coureur », qui fut jadis le premier directeur du Mossad ; un espion à l’ancienne, on aurait presque envie de dire « romantique » ; un idéaliste, de même que Yossi : les deux hommes représentent la vision d’Israël dans tout ce qu’elle peut avoir de grand et de légitime, d’autant qu’ils ne rechignent pas, de temps à autre, à adopter le point de vue des Arabes… Et autour de Tajar et de Yossi gravitent quelques autres superbes figures, ainsi Anna, un temps l’épouse du « Coureur » ; Assaf, leur fils, traumatisé par la guerre des Six-Jours ; Youssef, chrétien arabe, dont la résistance prend la forme de l’exil érémitique dans le désert de Judée ; Ziad, enfin, le petit journaliste, raté magnifique et déchirant…
 
Mais il y a aussi et surtout ces trois vieillards de Jéricho : il y a Bell, anciennement Bletchley, autrefois maître espion au service de la couronne britannique, le visage défiguré, l’âme torturée, qui acquiert progressivement la réputation d’un saint homme, et qui noie son passé dans l’alcool, assis dans son orangeraie. Il y a Moïse l’Ethiopien, Africain colossal et eunuque, moine hétérodoxe à la gentillesse légendaire. Il y a enfin Abou Moussa, ou « Moïse l’Arabe », vétéran de la première guerre Mondiale et conteur invétéré, qui se dit vieux de 300 ans selon le temps de Jéricho. Tous les jours, dans l’orangeraie de l’ancien chef du Monastère, au cœur de ce village que l’on dit être la plus vieille ville du monde, les deux Moïse jouent au shesh-besh et discutent de tout et de rien, tandis que Bell se contente de les écouter en sirotant son arak, en-dessous du niveau de la mer, à l’ombre du Mont de la Tentation, dans cette oasis hors du temps…
 
Mais le monde change, autour d’eux. Au fil des Murailles de Jéricho, on assiste à la naissance d’Israël, et à la mise en place de l’invraisemblable mécanique du conflit permanent qui ensanglante depuis si longtemps la terre sainte. Du Sinaï au cauchemar libanais, si Edward Whittemore reste avant tout un romancier, il dresse néanmoins aussi une passionnante fresque historique, certes à ne pas prendre toujours au pied de la lettre, mais qui n’en est pas moins remarquable de lucidité et de justesse, et ne sombre jamais dans les réductions manichéennes qui viennent trop souvent parasiter le débat dès l’instant que l’on prononce les mots si dangereux d’Israël et de Palestine…
 
Et c’est extraordinaire, une fois de plus. D’un naturel pessimiste, je ne pouvais m’empêcher de craindre d’être relativement déçu par Les murailles de Jéricho ; il faut dire que Le codex du Sinaï, Jérusalem au poker et Ombres sur le Nil avaient placé la barre très haut ! Mais non : ce dernier volet du « Quatuor de Jérusalem » est bien digne de ses illustres prédécesseurs, et confirme, par un véritable tour de force, le caractère unique et somptueux de cette œuvre injustement ignorée. La plume d’Edward Whittemore y est toujours aussi fluide et belle, une fois de plus magnifiquement servie par la superbe traduction de Jean-Daniel Brèque ; ses personnages sont toujours aussi hauts en couleurs, son récit toujours aussi passionnant et émouvant, suscitant avec un égal brio le rire et les larmes, la tendresse et la colère. On n’y retrouve certes pas (ou peu) la fantaisie enthousiasmante du Codex du Sinaï et de Jérusalem au poker ; ici, de même que dans Ombres sur le nil, la tristesse et le réalisme dominent : le ton, néanmoins, se fait moins langoureux, plus vif que dans ce troisième volume, ce qui en rend à mon sens la lecture plus aisée, mais non moins bouleversante. Le sort horrible de Ziad, ou encore l’absurde fusillade sur les rives du Jourdain, sont contés avec un sens du tragique exceptionnel, qui en vient, sans jamais verser dans le pathos, à arracher au lecteur des larmes insurmontables. Oui, j’ai bien eu la larme à l’œil à plusieurs reprises à la lecture des Murailles de Jéricho
 
« Indépendamment », ce quatrième volume constitue donc d’ores et déjà un chef-d’œuvre. Mais il est aussi l’élément indispensable venant apporter au « Quatuor de Jérusalem » la cohérence dont on pouvait douter jusqu’alors, à s’en tenir aux indéniables ruptures qui le traversaient, dans le fond comme dans la forme. Les murailles de Jéricho a ainsi une valeur transcendante, qui achève bel et bien le « cycle », et aboutit, par une singulière alchimie, à cet étrange résultat qui veut que le tout soit plus que la somme des parties.
 
La cohérence ressort déjà de la récurrence de certaines thématiques : on notera ainsi à nouveau la présence d’un trio de personnages hauts en couleurs, généralement issus de trois religions différentes, et le plus souvent des trois religions du Livre. Aux joueurs de poker de Jérusalem et aux comparses du Panorama répondent ainsi les joueurs de shesch-besh de Jéricho. Jean-Daniel Brèque a évoqué à cet égard la figure des rois mages, mais aussi une certaine forme d’immortalité, passant par la répétition des schémas, des « rites » ; j’y ajouterais la filiation (thème important du roman, riche en pères de substitution et en naissances cachées, qui nous renvoient aux folles généalogies de Jérusalem au poker), et, bien sûr, le rêve, non loin de la folie : de même qu’hadj Harun vivait dans le temps et se souvenait des Babyloniens et des Croisés, de même Abou Moussa se plie au temps de Jéricho et à ses cycles imperturbables, tandis que Bell, en dépit de sa nouvelle identité évocatrice, semble ne jamais vieillir du fait de sa paralysie faciale. La religion y a sa part, bien sûr (p. 347) : « Tout en regardant le monde à travers son arak, Bell repensa à une antique croyance égyptienne, selon laquelle en répétant le nom d’un mort, on le faisait revivre. » Belle allégorie, et précieux conseil… Whittemore, Whittemore, Whittemore…
 
Mais dans cette série de rêves éternels, il faut mentionner à nouveau Stern : l’ombre de son ballon plane sur Les murailles de Jéricho, on y retrouve son même désir insensé de paix et d’harmonie dans la terre sainte ; son souvenir traumatise Bell, et indirectement Tajar ; mais ce dernier, et plus encore Yossi / Halim, jouent également le rôle de ce rêveur idéaliste, de ce constructeur de nation, de ce pont entre les cultures juives et arabes. Contre vents et marées ; contre l’homme…
 
On retrouve ici le thème de l’absurde, qui n’a jamais véritablement quitté le cycle, quand bien même on est a priori bien loin de la folie jubilatoire des premiers volumes. L’absurde s’immisce ici dans la réalité, où il perd son caractère enthousiasmant. Prenez, par exemple, le massacre de Lod, le 30 mai 1972 (p. 193) :
 
« Des idéalistes japonais massacrant des pèlerins portoricains en Israël ? Pour venger les torts subis par des Arabes de Palestine du fait des Arabes de Jordanie ? Dans l’espoir de devenir des étoiles dans le ciel ?
 
« Un acte dément, grotesque, avec un masque de dignité humaine plaqué sur le visage de la folie. »
 
Absurde. De même que la mort de Ziad, ou la fusillade sur les rives du Jourdain. Tout cela est inconcevablement absurde, bien plus, à vrai dire, qu’un trafiquant de poudre de momie vivant dans la Grande Pyramide, ou qu’un anachorète albanais réécrivant la Bible du Sinaï… Car vrai. Le massacre de Lod intervient comme un contrepoint au rabbin Lotmann de Jérusalem au poker, ce noble japonais converti au judaïsme et au sionisme… qui paraissait pourtant si invraisemblable, sur le moment. Mais l’histoire, la petite comme la grande, abonde en étrangetés inexplicables ; tenez, comme ce clochard qui n’avait jamais quitté le centre-ville de Damas, et se rend subitement dans la propriété d’Halim pour y mourir : « une brise soufflant dans l’esprit de Dieu, comme disait une antique expression » (p. 330).
 
Mais « le Quatuor de Jérusalem », à mon sens, est aussi une remarquable réflexion sur l’histoire et la religion, voire la création artistique. Dans les deux premiers volumes, les hommes se faisaient dieux, et leurs actions mémorables étaient entourées d’une aura mythique, bien digne de cet étrange Codex du Sinaï : les récits déments d’un aveugle, couchés sur le papyrus par un idiot. Avec Ombres sur le Nil, l’histoire récente, dans l’angoisse du second conflit mondial, retrouvait l’atmosphère tragique de Smyrne, et délaissait la légende pour le quotidien, au travers de l’enquête « micro-historique » de Joe O’Sullivan Beare dressant la biographie de Stern. Avec Les murailles de Jéricho, les actions des hommes, qu’ils soient à leur manière des géants comme Yossi / Halim ou des médiocres comme Ziad, sont réinsérées dans la grande Histoire. Une histoire immédiate, faite de drames horribles : le sang de Munich n’a pas eu le temps de sécher… Mais on y retrouve aussi les précédentes échelles temporelles, avec la biographie de Yossi / Halim, et le temps mythique de Jéricho.
 
Jean-Daniel Brèque évoquait ainsi, au détour d’une note sur une citation quelque peu malmenée (p. 263), le lien que l’on pouvait faire entre l’essai de Jorge Luis Borges intitulé « Nouvelle réfutation du temps » et l’ensemble du « Quatuor de Jérusalem ». Le poète aveugle – comme l’auteur de la Bible du Sinaï… – dédiait son essai (que je n’ai hélas pas eu le bonheur de lire… est-il nécessaire de préciser que tous mes développements dans l’ensemble de ce compte rendu, potentiellement stupides, n’engagent que moi ?) à son ancêtre Juan Crisostomo Lafinur, en disant de lui : « Il lui échut, comme à tous les hommes, de vivre dans des temps malheureux. » Bell, évoquant à son tour le poète argentin presque aveugle, déforme la citation : « Comme tous les hommes, je suis né à la mauvaise époque. » Pour tout un chacun, le présent est insupportable ; les drames du moment, le sordide du quotidien, peignent un monde aux couleurs intolérables, triste et laid, bien loin de la richesse incomparable d’un passé sublimé par le mythe.
 
La « réfutation de l’histoire », peut-être est-ce alors ce désir de vivre dans le passé et le mythe ? Désir qui touche les personnages vivotant dans l’orangeraie de Jéricho… mais aussi le lecteur, exténué de réalisme, et qui vient chercher dans un Levant romanesque, l’éclat fauve de la beauté des contes des mille et une nuits, et le sens qui semble manquer au présent : par le jeu des coïncidences, au travers des impératifs de la narration, l’histoire authentique, saisie par le romancier, se voit conférer un sens, qui, seul, en rend tolérable les cruautés. De cet historicisme de plus ou moins bon aloi à la Révélation et à la foi, il n’y a qu’un pas, vite franchi par les innombrables fidèles des religions du Livre, qui s’égorgent pour « leur » sens dans les ruelles de Jérusalem, la ville sainte entre toutes, la ville sainte de tous. Mais si la « réfutation de l’histoire » peut servir de caution aux pires atrocités, ou rendre le monde plus tolérable par l’oubli de l’horrible (Smyrne…), elle peut aussi, au moyen du rêve, fonder le lendemain : où l’on retrouve Stern, et son vœu pieux d’une nation à la fois juive, chrétienne et arabe, où Jérusalem deviendrait véritablement la ville sainte de tous. Le Levant est un cadre propice ; citons Tajar (p. 307) :
 
« C’est comme ça, dit Tajar. J’ai servi pendant bien longtemps et les temps changent. Nous nous posions la question autrefois, mais il semble bien qu’Israël fasse enfin partie du Moyen-Orient, après tout. Les habitants de cette partie du monde ont toujours eu peu d’emprise sur la réalité. Ici règnent les merveilles et les vœux pieux. Ou bien l’on croit absolument, ce qui signifie qu’on entre en religion, ou bien l’on fait semblant avec la même ferveur. Dans les deux cas, ça ne laisse guère de place pour les hommes comme moi. Il est dangereux de qualifier les défaites de victoires, ce que nous faisons systématiquement dans cette partie du monde, mais qu’est-ce qui nous amène à embrasser ces fatales illusions ? Est-ce le désert et ses conditions extrêmes qui encouragent au fanatisme ? Tout est tellement soi-même dans le désert. Est-ce pour ça qu’on en vient à considérer l’homme avec une si désastreuse simplicité ? De toute ma vie, jamais je n’ai vu une chose aussi horrible que le Liban. La religion elle-même n’est qu’une métaphore de ce qui se produit là-bas. Les maronites redoutent les musulmans, mais ils s’empressent quand même de tuer les maronites du village voisin, et vice versa pour les musulmans. Et où vont aller les Palestiniens ? A moins qu’ils ne soient censés disparaître, tout simplement, comme le disaient les Turcs aux Arméniens lorsque j’étais encore enfant. »
 
Reste enfin la possibilité de « réfuter l’histoire » en vivant hors du monde, en cultivant son jardin à Jéricho, à l’ombre du Mont de la Tentation : dans la philosophie rudimentaire d’Abou Moussa, si, sur cette austère montagne, Jésus a fait le choix de l’immortalité contre Jéricho que lui offrait le Diable comme un paradis immédiat, l’alternative est en fait trompeuse, puisque Jéricho incarne l’immortalité. Les murailles se sont effondrées ? Les palais ont été abandonnés ? Jéricho n’est plus qu’un village ? Peu importe. Jéricho est hors du temps (p. 331) :
 
« Après tout, une cité vieille de dix mille ans n’avait pas à se soucier des modes passagères. Damas et Jérusalem, théâtres de hauts faits peuplés de ruines, sièges de puissantes passions et de causes vigoureuses, n’avaient pas la moitié de son âge. »
 
A Jéricho, on croise encore des saints hommes, comme Bell, qu’il faudra bien délivrer de son passé ; ou comme « l’homme vert », retiré dans ses cavernes et dans ses ruines pour résister au monde. C’est un fou, bien sûr… Les sains d’esprit, ce sont ceux qui l’abattent sur les rives du Jourdain, à l’évidence ; sur cette ultime frontière de la terre sainte, celle que Moïse n’a pu franchir, à l’endroit même où Jean-Baptiste, en son temps, a baptisé Jésus, au nom d’une future religion d’amour ; celle de ces miliciens chrétiens du Liban, crucifiant leurs adversaires du moment sur leurs voitures…

Veuillez pardonner mes égarements… Cette note est probablement confuse, peut-être naïve… Mais le livre est magnifique. Je vais laisser à Whittemore lui-même le soin de conclure, bien mieux que je ne saurais le faire, avec ce très beau passage, qui me paraît constituer un bilan approprié (pp. 301-302) :
 
« C’était la plus belle mosaïque que Tajar ait jamais vue. La sérénité majestueuse de cet arbre, dont les frondaisons semblaient vouloir occuper le monde entier, offrait un vif contraste avec les scènes de conflit se déroulant à son pied, les deux douces gazelles d’un côté et, de l’autre, le lion féroce tuant sa proie. D’un côté, une idylle pastorale, indifférente aux dangers que recèle le rythme éternel de la Nature, et de l’autre, un raccourci de la vie dans ses extrêmes, de la force brutale à la peine ineffable : l’œil fixe et féroce du lion aux puissantes mâchoires, dont les griffes laissent des sillons sanglants sur les flancs de la petite gazelle frappée par surprise, les yeux tristes et étonnés de celle-ci, encore tournés vers les feuilles succulentes qui auront représenté le dernier plaisir de sa vie. Les émotions ressortant de cette mosaïque semblaient se bousculer sans toutefois se confondre – un Arbre de Vie tout-puissant à l’ombre duquel fleurissaient la cruauté et la beauté.
 
« Halim était fasciné par cette mosaïque, dit Bell. Nous nous asseyions devant elle pour la contempler et, avant longtemps, son imagination partait dans tous les sens à la fois, parcourant l’Histoire du présent au passé, retrouvant tous les peuples de jadis et de naguère qui ont marché sur ces terres, leurs oriflammes au vent, en quête de Jéricho, de notre Jardin d’Eden à peine souvenu : les Egyptiens, les Assyriens, les Babyloniens et les Perses, les Grecs, les Romains, les Byzantins et les Arabes, les croisés, les Mamelouks et les Turcs, les Israélites par le passé et les Juifs plus récemment, et toutes les autres tribus aujourd’hui oubliées, dont les mouvements demeurent obscurs, les empires mort-nés. Oui, Halim était fasciné par cette mosaïque, et elle éveillait en lui toutes sortes d’humeurs, d’émotions et de souvenirs. Elle m’apporte la paix lorsque je la contemple, mais il en allait autrement avec Halim. Il était profondément troublé, perturbé même. Mais il tenait à retourner devant elle, et c’est ce que nous avons fait à maintes reprises.
 
« Bell se tut et Tajar préféra rester muet, espérant qu’il allait reprendre. Ce qu’il fit au bout d’un temps.
 
« Un jour, je lui ai demandé ce qui le troublait tant dans cette mosaïque. Il m’a répondu, mais de façon un peu trop succincte. Peut-être qu’il ne le comprenait pas lui-même, du moins à ce moment-là.
 
« Que vous a-t-il dit ? demanda Tajar.
 
« Il était frappé par le regard du lion. Non point par sa férocité, mais par sa fixité. Apparemment, c’était cela qui le troublait. »

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Récpitulatif des comptes rendus n° 2 (28/02/08)

Publié le par Nébal

Il me semble qu'il était bien temps de remettre à jour la liste... enfin surtout pour les bouquins (37 de plus depuis la dernière fois... contre un seul film et aucun album. Oups...). Hop, c'est parti :



Nébal lit des bons bouquins :
BAXTER (Stephen), Espace
BAXTER (Stephen), Temps

BEAR (Greg), Eon
BIARD (Michel) (dir.), Les représentations de « l’homme politique » en France
BISSON (Terry), Hank Shapiro au pays de la récup’
BIZIEN (Jean-Luc), Mastication
BRETIN (Denis) & BONZON (Laurent), Mickey Monster
BROWN (Fredric), Fantômes et farfafouilles

BROWN (Fredric), Lune de miel en enfer

CALVO (David), Minuscules flocons de neige depuis dix minutes
CARBASSE (Jean-Marie), Histoire du droit pénal et de la justice criminelle
CHARRIERE (Christian), La forêt d'Iscambe
CHATEAUBRIAND, Mémoires d'outre-tombe, t. 1
COLIN (Fabrice), La mémoire du vautour
COLLON (Hélène) (éd.), Regards sur Philip K. Dick. Le kalédickoscope
CORBIN (Alain), Le village des "cannibales"

DAMASIO (Alain), La Horde du Contrevent
DAMASIO (Alain), La Zone du dehors
DAY (Thomas), L’Instinct de l’équarrisseur. Vie et mort de Sherlock Holmes
DAY (Thomas), Sympathies For The Devil – Redux
DAY (Thomas), La Voie du Sabre
DICK (Philip K.) & ZELAZNY (Roger), Deus irae
DI ROLLO (Thierry), Cendres
DUBOYS (Eric), Industrial Music For Industrial People
DUFOUR (Catherine), Délires d’Orphée
DUFOUR (Catherine), L'Immortalité Moins Six Minutes
DUPERRAY (Annick), Paul Auster. Les ambiguïtés de la négation

ECKEN (Claude), Le cri du corps

EGAN (Greg), Radieux
ELLIS (Warren) & ROBERTSON (Darick), Transmetropolitan, t. 1, Le come-back du siècle

Fantasy 2007
Fiction, t. 5
FINGER (Bill), BINDER (Otto), BORING (Wayne) & SWAN (Curt), Superman, 1959
François-Vincent Raspail ou le bon usage de la prison

GUNZIG (Thomas), 10 000 litres d’horreur pure

HEINLEIN (Robert A.), Etoiles, garde à vous ! (Starship Troopers)
HELIOT (Johan), Question de mort
HOWARD (Robert E.), Conan le Cimmérien. Premier volume, 1932-1933

JETER (K.W.), Dr Adder
JOUANNE (Emmanuel), Ici-bas

KELLY (James Patrick), Fournaise
KEYES (Daniel), Les mille et une vies de Billy Milligan
KLEIN (Gérard), Mémoire vive, mémoire morte

LAINE (Sylvie), Le Miroir aux éperluettes
LE GUIN (Ursula), La Cité des illusions
LE GUIN (Ursula), Les dépossédés
LE GUIN (Ursula), Le monde de Rocannon
LE GUIN (Ursula), Planète d'exil

MATHESON (Richard), L’homme qui rétrécit
MAUMEJEAN (Xavier), Freakshow!
McCARTHY (Cormac), La route
MOORCOCK (Michael), Tout Corum
MOORE (Alan), La Voix du feu
MOORE (Alan) & SPROUSE (Chris), Tom Strong, t. 3

NOIREZ (Jérôme), Leçons du monde fluctuant

PRATCHETT (Terry), Un chapeau de ciel
PRATCHETT (Terry), STEWART (Ian) & COHEN (Jack), La science du Disque-monde
PYNCHON (Thomas), V.

ROBINSON (Kim Stanley), 50° au-dessous de zéro
ROBINSON (Kim Stanley), Les Martiens
ROBINSON (Kim Stanley), Les quarante signes de la pluie
ROWLING (J.K.), Harry Potter et les Reliques de la Mort
RUCKER (Rudy), Maître de l’espace et du temps
RUSCH (Kristine Kathryn), Les Disparus

SCHEER (K.-H.) & DARLTON (Clark), L’arche des aïeux
SCHEER (K.-H.) & DARLTON (Clark), Les métamorphes de Moluk
Science-Fiction 2007
SHAPIRO (Peter) & CAIPIRINHA PRODUCTIONS (éd.), Modulations. Une histoire de la musique électronique
SIMMONS (Dan), L’Homme nu
SIMONSON (Walter), Thor, 1983-1984
SMITH (Cordwainer), Norstralie
SMITH (Cordwainer), La Planète Shayol
SMITH (Cordwainer), Les Sondeurs vivent en vain
SMITH (Cordwainer) & LEWIS (Anthony), Légendes et glossaire du futur
SOMOZA (José Carlos), La Théorie des cordes
STORA-LAMARRE (Annie), La République des faibles
STURGEON (Theodore), Romans et nouvelles. Cristal qui songe, Les plus qu’humains et autres œuvres
STURGEON (Theodore), Un peu de ton sang
SUTIN (Lawrence), Invasions divines. Philip K. Dick, une vie

TABACHNIK (Maud), Tous ne sont pas des monstres
TILLIER (Bertrand), A la charge ! La caricature en France de 1789 à 2000

VANCE (Jack), Le cycle de Tschaï
VAN VOGT (A.E.), La faune de l’espace
VAN VOGT (A.E.), Les marchands d’armes
VAUGHAN (Brian K.) & HARRIS (Tony), Ex Machina, t. 2, Tag
VINGE (Vernor), Rainbows End
Le Visage vert, n° 14

WAGNER (Karl Edward), Kane. L’intégrale 1/3
WAGNER (Roland C.), H.P.L. (1890-1991)
WAGNER (Roland C.), L.G.M.
WALTER (Gérard), Marat
WHITTEMORE (Edward), Le codex du Sinaï
WHITTEMORE (Edward), Jérusalem au poker
WHITTEMORE (Edward), Ombres sur le Nil

______________________________ 
 
Nébal regarde des bons films :

BARKER (Clive), Le maître des illusions
BAVA (Mario), Le masque du démon
BAVA (Mario) & LEONE (Alfredo), La maison de l’exorcisme
BOORMAN (John), Zardoz

CERDA (Nacho), La trilogie de la mort
CHAFFEY (Don), Jason et les Argonautes
CORBIJN (Anton), Control

DJALIL (H. Tjut), Nasty Hunter

FERRARA (Abel), Driller Killer

FERRARA (Abel), New Rose Hotel
FULCI (Lucio), Frayeurs

HERZOG (Werner), Ennemis intimes
HO (Godfrey), Black Ninja

JACOBSON (Rick), Haute tension

KASTLE (Leonard), The Honeymoon Killers

KENER (Paul W.), Eaux sauvages
KUROSAWA (Akira), Sanjuro

LAUNOIS (Bernard), Devil Story : Il était une fois le Diable

MYRICK (Daniel) & SANCHEZ (Eduardo), Le projet Blair Witch

PARKER (Trey), Cannibal! The Musical

RAFFERTY (Kevin), LOADER (Jayne) & RAFFERTY (Pierce), Atomic Café
RAIMI (Sam), Un plan simple

SESSA (Alex), Stormquest
SMITH (Christopher), Severance

THOMAS (Scott), Plane Of The Dead

WELLES (Orson), Macbeth
WISE (Robert), Le jour où la Terre s’arrêta
 
______________________________
 
Nébal écoute des bons disques :

 

Voilà, voilà... Si jamais un lien déconnaît, ou truc, n'hésitez pas à me le signaler.

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"La route", de Cormac McCarthy

Publié le par Nébal

La-route.jpg


McCARTHY (Cormac), La Route
, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Hirsch, [s.l.], Editions de l’Olivier, [2006] 2008, 244 p.
 
 
Je le sens mal, ce compte rendu. D’autant que je doute de son utilité.
 
« Aha, comme s’il y avait un seul compte rendu utile sur ton blog miteux, Nébal ! »
 
Ta gueule.
 
Je disais donc. Je le sens mal, ce compte rendu. Parce que, La route, vous n’avez pas pu passer à côté.
 
« Aha. »
 
Ta gueule.
 
Vous n’avez pas pu passer à côté. On le trouve partout, bien en vue. J’ai même le témoignage d’un certain S. D., qui m’a affirmé en avoir repéré une pile d’exemplaires dans son Champion, probablement pas loin des plats cuisinés presque périmés qu’il faut écouler très vite. Et on vous l’a répété partout : c’est le Prix Pulitzer 2007 ! Il s’est vendu à plus de deux millions d’exemplaires aux Etats-Unis ! Cormac McCarthy a même été invité chez Oprah (la classe) ! Et aussi, référence inévitable : le critique littéraire Harold Bloom a dit de Cormac McCarthy qu’il était l’un des quatre plus grands écrivains américains contemporains (les trois autres étant Philip Roth, Thomas Pynchon et Don DeLillo) ! Vous aurez compris que Cormac McCarthy c’est bon, mangez-en, et si vous n’aimez pas, c’est que vous êtes vraiment un gros con.
 
« Ca part mal. Ca sent l’esprit de contradiction on ne peut plus puéril. Tu n’as pas aimé, donc, sinistre béotien de Nébal. »
 
Si, mais.
 
J’y viens.
 
Ah, et ta gueule, aussi.
 
Donc, vous n’avez pas pu passer à côté. Ces derniers temps, vous avez nécessairement entendu parler de Cormac McCarthy, et en bien. Le film des frères Coen No Country For Old Men, adapté du Monsieur, et qui n’a rencontré lui aussi que des critiques dithyrambiques, achève la démonstration.
 
Du coup, plein de gens ont déjà parlé de Cormac McCarthy et de La route, bien mieux que je ne saurais le faire. Télérama, Les Inrocks, bien sûr, et toute la presse de Boboland. Toute la presse parisienne, d’ailleurs. Et Assouline, inévitablement. Mais aussi, et puisqu’on est passé sur le ouèbe, tenez, Fabrice Colin, par exemple ; ou encore Daylon et Ubik, sur le Cafard cosmique, le chouette e-zine de science-fiction.
 
« Ah mais attention, ce n’est pas de la science-fiction ! »
 
 
Et voilà.
 
Je le savais.
 
Ca devait arriver.
 
Inévitablement, chez les gens « bien » qui parlent de La route, la précision déboule, avertissement salutaire, une goutte de sueur sur le front. Rassurez-vous : La route, ce n’est pas de la science-fiction. C’est Philippe Valet de France-Info, qui s’y connaît, qui vous le dit. Mais aussi les chroniqueurs de chez Ruquier (référence culturelle s’il en est). Sur France-Culture, idem (où on parle de polar, à la limite ; c'est puissant, ce qu'ils fument, à France-Cul...). Et les autres exemples abondent.
 
Et ça m’agace. La polémique est stérile et puérile, oui. Ca ne m’empêchera pas d’en dire un mot, parce que, d’abord, merde, hein.
 
Pour déterminer si La route est un roman de science-fiction, il faudrait d’abord savoir ce qu’est la science-fiction. Et là, joker. Ca fait des années que l’on cherche une définition au genre, sans succès, les contre-exemples étant à chaque fois trop nombreux. Moi, j’aurais envie de dire que La route peut être considéré comme un roman de science-fiction (anticipation, cadre post-apocalyptique rationnel...), et que je l’envisagerais plutôt ainsi pour ma part… Mais j’ai une définition large, aussi, et, surtout, à vrai dire, je m’en tape.
 
« Ben pourquoi tu nous fais chier avec ça, alors ?! »
 
Parce que, ce qui m’agace, c’est cette tendance, chez les gens « de bon goût », à procéder par la négative. Quand ils disent que La route n’est pas de la science-fiction, ils ne font pas un constat objectif, ils n’émettent pas davantage une opinion, mais livrent un avertissement : « Attention, ce n’est pas de la science-fiction. » Comprenez : c’est beaucoup trop bien pour être de la science-fiction ; la science-fiction, comme chacun sait, c’est des histoires de vaisseaux spatiaux écrites par et pour des ados attardés totalement dénués de culture comme de goût ; or, La route, non ; donc, ce n’est pas de la science-fiction. La note laconique de Vallet est assez édifiante à cet égard.
 
Groumf…
 
C’est ça qui m’agace, et rien d’autre. Personnellement, je conçois très bien que l’on ne considère pas La route comme appartenant à la science-fiction (moi même, à vrai dire…), dès l’instant que l’on sait de quoi on parle. Aucun souci là-dessus. Hop : La route n’est pas un roman de science-fiction. Pas d’problème. Nickel. Pas une goutte de sueur sur mon front, et je n’ai envie de frapper personne. Ce sont la bêtise et la suffisance des contempteurs ignorants du genre qui me filent des boutons…
 
Mais passons, et parlons du roman. Pas dit que je puisse ajouter quoi que ce soit d’intéressant à ce qui a déjà été écrit là-dessus…
 
« Aha… heu… arrête de me regarder comme ça, tu me fais peur… »
 
Mmh ?
 
Bien.
 
Je disais donc. Moi y’en a pas forcément doué pour l’appréciation du style, moi y’en a manquer bagage pour ça ; moi y’en a pas forcément doué pour interprétation non plus, moi y’en a manquer bagage et drogue pour ça. Mais moi y’en a lecteur, alors moi y’en a parler La route comme moi y’en a parler n’importe quoi d’autre. Parce que y’a pas d’raison, merde.
 
Alors. La route. L’apocalypse a eu lieu. Sous quelle forme ? On n’en sait rien. Peu importe. Le monde est ravagé, les villes sont désertées, les routes cendrées. Les oiseaux ont disparu. Quant à l’humanité… La plupart des gens sont morts. Certains avaient prévu des refuges, mais bien rares sont ceux qui en ont profité. Il reste quelques hommes, néanmoins. Pour beaucoup, ce sont des brutes dégénérées. La lutte pour la survie se fait plus concrète que jamais, et la rencontre avec autrui se limite bien souvent à un impitoyable « voler ou être volé », voire « tuer ou être tué ». Et manger, peut-être, aussi.
 
Dans cette Amérique dévastée, nous suivrons le périple d’un homme et de son fils. Ils survivent, malgré tout. Malgré la faim, le froid, les autres. C’est-à-dire les « méchants » ; oui, il doit bien y avoir des gentils encore ; un homme et son fils, peut-être ? Mais méfiance. Il faut toujours rester vigilant.
 
L’homme et son fils sont sur la route, poussant un caddie bringuebalant contenant toutes leurs possessions ; des victuailles, et il y en a de moins en moins… Ils marchent en direction du Sud, plus accueillant, enfin, il faut le croire. Ici, l’hiver est insupportable ; allons, il faut marcher. Vers le Sud. Ne jamais rester trop longtemps au même endroit. Garder l’œil ouvert. Et garder l’espoir.
 
 
Ce qui frappe tout d’abord, dans La route, c’est son extraordinaire économie. C’est une épure, un condensé. Miles Davis disait : « Pourquoi jouer tant de notes quand il suffit de jouer les plus belles ? » Cormac McCarthy applique ce sage précepte à son écriture. C’est le « rien de trop » des anciens Grecs, la définition de la perfection selon Saint-Exupéry. Il en résulte un roman bref et sec, dénué de chapitres, et souvent de ponctuation. Les courts paragraphes s’enchaînent, dans une monotonie désolante paradoxalement prenante. Les dialogues, surtout, sont impressionnants. Rien de trop. Question – réponse. Pas de tirets, pas de « dit-il », pas de périphrases, pas d’arabesques. Comme si le langage était réduit à sa fonction première de pure et simple communication et d’indication (ici un danger, là un objectif) ; la beauté est superflue, l’art appartient au passé ; comme la littérature, où se sont réfugiés les oiseaux.
 
D’accord ?
 
D’accord.
 
Une épure. Et c’est bien là que réside l’art du conteur, dans cette fausse simplicité qui est avant tout justesse, dans cette apparente froideur qui en vient étrangement à susciter l’émotion. Aucun doute là-dessus : l’écriture de Cormac McCarthy, fluide, sobre, juste, belle finalement, est irréprochable. Et parfaitement appropriée au récit, au monde décrit. Pas d’exercice de style ici, mais bien un remarquable sens de l’à-propos, celui qui fait les grands artistes.
 
Cela autorise bien quelques scènes remarquables, qui font mouche, qui frappent le lecteur. L’évocation de la mère, par exemple. Ou encore la rencontre avec « Elie ». La joie insane du refuge. La plage… Non, la mer n’est pas bleue. C’est dans les livres…
 
Mais reste la question du sens. Et celle du ressenti, qui s’y adjoint ou s’y oppose, c’est selon. Sans doute pourrait-on se contenter d’une lecture au premier degré, se laisser porter par l’écriture et par son étrange émotion. Ne me dites pas de quoi il s’agit, je le sais au fond de moi, je le sens. Mais, au delà… La route. Un titre tout sauf innocent, qui se fait naturellement porteur de sens. Cormac McCarthy est semble-t-il peu bavard sur la question, il laisse le lecteur libre. Et le message n’est effectivement pas imposé de manière frontale au lecteur, on peut y voir bien des choses.
 
On a souvent noté le fond biblique du roman, et il est indéniable : eh, c’est une apocalypse… Il y a le feu, dont le père et le fils se font porteurs : le troisième élément coule de source… Il y a « Elie », prophète ou juif errant ; il y a le souvenir des livres ; et la route, comme un martyre, et comme une initiation (en rédigeant cette note, je ne peux m’empêcher de penser à Huysmans et au « roman de Durtal », quand bien même nous en sommes aux antipodes sur le plan stylistique ; mais la descente aux Enfers, Là-bas, s’enchaîne sur la conversion, sous forme d’itinéraire : En route ; nous y allons ensemble…). Ceci dit, si le fond chrétien ne fait pas de doute, nulle « bigoterie » n’y est à craindre : si, dans les mots, le père et le fils restent porteurs d’espoir, d’un après miraculeux, le présent désespéré et grisâtre domine ; le désespoir, le doute : « Là où les hommes ne peuvent pas vivre les dieux ne s’en tirent pas mieux. » Ou encore, superbe : « Il n’y a pas de dieu et nous sommes ses prophètes. »
 
Il serait sans doute dommage de s’arrêter là, pourtant. Cormac McCarthy dédie son livre à son fils, John Francis McCarthy, à peu près de l’âge du fils dans le roman (enfin, pour ce que j’en ai compris…). Et les pères de famille qui ont lu La route ont semble-t-il ressenti une émotion particulière, et une identification inévitable pour le père confronté à son fils. Une résonance incommunicable. C’est probable, oui, quand bien même je ne peux bien évidemment pas me prononcer moi-même à ce sujet (d’toute façon, j’aime pas les gniards, na, et vive le programme d’extinction volontaire de l’humanité ! … désolé). La Route, ici, peut encore renvoyer à une initiation, et se faire indirectement roman d’apprentissage : le père apprend à son fils à grandir dans ce monde absurde, et, quand bien même il est lui-même désespéré, il entend préserver chez son rejeton la flamme de l’espoir ; mais l’âge adulte semble venir bien vite. On est à vrai dire frappé par la docilité du gamin, par son calme, sa froideur. D’accord ? D’accord. Pas de caprices, ou si peu… La tristesse du roman n’en est que plus grande.
 
Une autre piste, enfin. Peut-on s’étonner de la parution et du succès extraordinaire de La route dans le cadre de l’Amérique post-11-Septembre ? Peut-être est-ce trop évident, pas assez transcendant, trop petit joueur finalement, mais je ne crois pas avoir vu souvent d’allusions à ce fait. Pourtant, dans cet état de nature qui tient largement plus de Hobbes que de Rousseau, dans cette Amérique désolée où une cannette de coca devient un trésor emblématique d’une grandeur passée, et où la foi se retrouve questionnée, je n’ai pu m’empêcher de lire l’Amérique contemporaine et ses angoisses, sa peur irrépressible d’autrui et peut-être plus encore d’elle-même. L’absurdité de l’accumulation du refuge, le caddie dérisoire… Non, je ne crois pas vraiment au hasard, ou au seul pragmatisme ; ce sombre avenir, c’est aussi celui du supermarché de Romero dans son chef-d’œuvre (référence qui, à mon sens, vaut bien les Shakespeare, Hawthorne et Faulkner cités sur la quatrième de couverture, aha). Nous sommes bien dans un « road-book », traversant le continent et s’interrogeant sur le monde ; comme dans cet excellent documentaire (dont le nom m’échappe…) et qui consistait en une traversée des Etats-Unis du Nord au Sud, du froid glacial de la frontière canadienne… à la mer. A la perpendiculaire de Kerouac. Et cette mer, et ce bateau abandonné, ne faut-il pas y voir la promesse illusoire d’un ailleurs utopique, celui des « founding fathers », ou peut-être l’écho déprimant de leur épopée, de leur odyssée, que le présent sordide et la violence des hommes relèguent dans un passé flou et semi-mythique, celui des livres ? Ca n’a pas de réalité ; comme les oiseaux ; les aigles, par exemple : fiers, rapaces, disparus.
 
Bon, je vais m’arrêter là, il y a sans doute bien plus, mais j’ai déjà dit assez de conneries comme ça, désolé (en même temps, venez pas me dire que je ne vous avais pas prévenus !).
 
En refermant le roman, j’avais la certitude d’avoir lu quelque chose de très bon, pas de doute là-dessus. Mais aussi bon qu’on veut bien le dire ? Peut-être pas. J’ai le sentiment qu’on a trop vanté les mérites de ce roman, d’où une relative déception. C’est très bien, oui, mais exceptionnel ? Pas sûr.
 
Pourtant, en achevant cette note, je reviens sur cette première impression. Je ressens des échos du roman ; j’y repense, je cherche, sans doute absurdement, mais… oui, peut-être bien, en fait. Et que pourrait-on vraiment lui reprocher, au juste ? Pas grand chose. C’est pas bien original, voilà ; et la ponctuation parfois alambiquée dans les brèves descriptions m’a paru un peu artificielle à l'occasion (très bonne traduction, ceci dit). Bon… Sans doute ne l’ai-je pas ressenti aussi fortement que les critiques les plus élogieux… Non, je ne peux pas décemment prétendre avoir le même enthousiasme débordant. D'autant que je ne suis pas très porté sur l'espoir...
 
Peu importe. Je n’ai pas perdu mon temps.
 
« Si, vu comme ce compte rendu est con, aha. »
 
Ta gueule.
 
* BAFF *
 
Je n’ai pas le sentiment d’avoir perdu mon temps. Vous ne perdrez pas le vôtre.

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Le village des « cannibales », d'Alain Corbin

Publié le par Nébal

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CORBIN (Alain), Le village des « cannibales », [Paris], Aubier – Flammarion, coll. Champs, [1990] 1995, 204 p.
 
Nous sommes le 16 août 1870. Le Second Empire est sur le point de s’effondrer ; la guerre insensée contre la Prusse tourne mal, et l’agitation républicaine augmente. Encore un peu plus de deux semaines, et la IIIe République sera proclamée.
 
Cette atmosphère particulière se ressent dans l’ensemble de la France. Ainsi dans le petit village de Hautefaye, en Dordogne, à deux pas de la Charente. Le 16 août 1870, c’est le jour de la foire, dont s’enorgueillissent les habitants, et qui rayonne sur une trentaine de kilomètres. A Hautefaye, comme dans la majeure partie de la France paysanne, le mythe des « Napoléon du peuple » rassemble les citoyens autour de l’Empereur et de la dynastie. On s’inquiète de la situation, des manœuvres des « Prussiens » de l’intérieur, les nobles, les républicains, les curés… Le 16 août 1870, à Hautefaye, la rumeur initiée par la bourgeoisie rurale va aboutir à un drame atroce.
 
Alain de Monéys est un jeune noble des environs, riche propriétaire terrien, connu et apprécié des villageois pour sa générosité. Légitimiste fervent, comme tous les membres de sa famille, il s’effraie néanmoins de la tournure de la guerre, et prend la décision de s’engager. Le 16 août 1870, cependant, comme tout le monde dans la région, il se rend à la foire de Hautefaye.
 
Un paysan le prend à parti. On lui dit que son cousin Camille de Maillard, qui vient tout juste de « s’enfuir », a scandalisé la foule en criant : « Vive la République ! » Alain de Monéys, qui connaît les tendances politiques de son cousin, se refuse à le croire, et dément naïvement. La « discussion » s’envenime. Les invectives pleuvent. La foule des forains se presse autour du jeune noble apeuré. Bientôt, on accuse Alain de Monéys lui-même d’être un républicain. Et un Prussien ! Les coups s’abattent sur le « traître ». Il sera battu par plusieurs vingtaines de personne pendant près de deux heures, aux cris de : « Vive Napoléon ! » et : « A mort le Prussien ! ». La scène a lieu au cœur même de la foire, qui rassemble plusieurs centaines de paysans : nombreux sont ceux qui participent au supplice, ainsi que les simples spectateurs, ou ceux qui s’en moquent ; bien rares sont ceux qui osent prendre la défense du jeune noble : les villageois le connaissaient, pourtant, et savaient qu’il n’avait rien à voir avec tout ce dont on l’accusait ! Mais la foule se déchaîne ; l’autorité municipale a déserté son poste, et il n'y a pas de gendarmes... Les femmes et les enfants sont rares en ce jour de foire (la vente des bestiaux est l’affaire des chefs de famille), mais celles et ceux qui sont présents participent au massacre. Le corps sanguinolent d’Alain de Monéys est dégradé, traîné à même le sol, roué de coups de bâtons : tout le monde veut y avoir sa part, et en retire une certaine fierté virile. Sans doute le jeune noble finit-il par sombrer dans le coma ; peut-être est-il déjà mort, quand les paysans s’emparent de son corps brisé et le jettent sur un bûcher ? Les témoignages varient. Seule certitude : au soir, les forains se félicitent d’avoir « rôti » un « Prussien » ; et certains regrettent de ne pas avoir infligé le même sort au curé de la paroisse… La liesse est générale, en tout cas. Les massacreurs sont convaincus d’avoir contribué à « sauver la France » ; il y en a même pour afficher leur certitude que Napoléon III va les récompenser pour leur courage et leur fidélité…
 
Ils se trompent, bien sûr. Le soir même, la nouvelle du massacre s’est répandue. Les autorités horrifiées, qui y voient le prologue à une moderne « jacquerie », n’ont pas de mots assez durs pour condamner cet impitoyable assassinat. La troupe est dépêchée à Hautefaye et se saisit des coupables.
 
Le 4 septembre, la République est proclamée. Et les républicains s’emparent de ce drame atroce, gonflé par la rumeur (on parle même de cannibalisme). L’évidence du caractère « politique » du supplice d’Alain de Monéys est affichée, comme une condamnation sans équivoque du régime déchu, et des populations campagnardes dégénérées, stupides, haineuses, de ces monstres, de ces brutes qui ont gardé les mœurs du Moyen-Âge. Les paysans ne comprennent pas. Ils sont persuadés d’avoir fait ce qui devait être fait. Quatre des forcenés (les meneurs, qui ont semble-t-il porté les coups fatidiques) seront condamnés à mort, et exécutés très rapidement, en dépit des « circonstances atténuantes » avancées par leurs avocats (républicains !), qui plaident l’emportement de la foule, la griserie de la foire, la dilution de la responsabilité en somme… et craignent surtout que cette condamnation ne soulève les campagnes, encore farouchement bonapartistes (aux dernières élections, Napoléon III, qui n’était bien entendu pas candidat, est arrivé en tête des suffrages dans l’arrondissement de Nontron !), contre la République naissante et qui restera fragile encore une dizaine d’années au moins. Mais la guillotine se rend à Hautefaye (exceptionnellement), et les quatre condamnés sont exécutés au petit matin devant une foule silencieuse.
 
L’horrible drame du « village des cannibales » a suscité en son temps une abondante littérature, quand bien même il est aujourd’hui largement tombé dans l’oubli. Alain Corbin, « l’historien du sensible », y est revenu au travers de cette passionnante monographie, où le fait-divers atroce fournit le prétexte à une brillante étude d’histoire des représentations.
 
Les sources du drame de Hautefaye remontent en effet bien loin dans le temps. Alain Corbin y voit essentiellement le résultat d’une rumeur néfaste initiée et entretenue par la bourgeoisie rurale, désireuse de protéger ses intérêts. Dès l’époque napoléonienne, et devant la menace d’une Restauration, les bourgeois ruraux soulèvent le spectre du retour de la dîme, des corvées, etc. Rappelons que nous sommes dans la région de Jacquou le croquant : l’image se maintient du noble exploiteur et cruel, asservissant « ses » paysans. Une image bien différente de la réalité, sans doute : les nobles de la Dordogne, nombreux (nous sommes bien dans « le pays des mille châteaux », héritage lointain de l’époque où les couronnes anglaise et française se disputaient la région), n’ont généralement pas l’arrogance de leurs voisins plus septentrionaux, et sont assez proches des villageois. Mais l’image se maintient, entretenue par la bourgeoisie, bien consciente que c’est elle qui a le plus à craindre d’un retour à l’ancien temps (ainsi pour ce qui est des biens nationaux…). Les moindres privilèges sont ainsi combattus, par exemple pour ce qui est des bancs dans les églises. Et l’on s’empresse, d’ailleurs, d’assimiler le curé au noble : en Dordogne, on croit en Dieu, mais on se méfie du clergé… Cette assimilation ne nous étonne guère, elle est assez classique, et contient un fond de vérité.
 
Plus étrange a priori est celle qui amalgame les républicains aux nobles et aux curés. Il faut y voir, cette fois, plus que la crainte si souvent avancée des « partageux » (qui existait bel et bien, ceci dit, mais ne concernait que les républicains les plus avancés et les socialistes, et n'était peut-être pas aussi répandue qu'on l'a prétendu), le souvenir de l’expérience de la IIe République. En 1848, les paysans de la Dordogne, comme la plupart de leurs compatriotes, se félicitent de la chute de la Monarchie de Juillet : le spectre de la restauration de la dîme, etc., semble bien loin. Dans la foulée des émeutes anti-fiscales abondantes sous le régime déchu, les paysans, sévèrement atteints par la crise économique de 1847, assimilent la liberté promise par les républicains à une augmentation du niveau de vie et une diminution, voire suppression, des taxes les plus impopulaires. Mais les finances sont dans un état catastrophique : bien loin de supprimer les impôts, les républicains se voient contraints de les augmenter, rapidement, avec la très impopulaire imposition des 45 centimes décidée par Garnier-Pagès. Les paysans sont déçus dans leurs aspirations, et se considèrent trahis. La bourgeoisie rurale entre à nouveau en scène, et joue du discours démagogique pour ancrer chez les paysans la haine de la République. Et les paysans trouvent bientôt leur « homme providentiel », avec Louis-Napoléon Bonaparte : la légende napoléonienne constamment entretenue explique le succès écrasant du 10 Décembre 1848, qu’on à très tôt envisagé comme « l’insurrection des paysans » (la formule est de Marx, si je ne m’abuse). Les arbres de la liberté, plantés dans l’enthousiasme en février – mars, sont bien vite arrachés. Le vote de l’indemnité des députés achève de souder les paysans dans l’hostilité à la République. Désormais, et si l’on excepte (mais guère en Dordogne) l’insurrection républicaine de décembre 1851 (les démocrates-socialistes jouant d’ailleurs eux aussi du spectre de la dîme, etc.), la paysannerie s’identifie avec « son » Napoléon et « sa » dynastie. D’où les victoires écrasantes du Gouvernement à chaque plébiscite, et le succès des candidats officiels sous le Second Empire. Le vote, chez les paysans encore peu habitués au suffrage universel récent, n’est pas perçu comme l’exercice d’une liberté, mais comme un échange de bons procédés : tant que le régime n’ennuie pas les paysans à coup de taxes, les paysans lui accordent sa confiance en votant pour le candidat officiel. La légende napoléonienne, une politique fiscale moins maladroite, un fort nationalisme enfin, achèvent d’unir le peuple des campagnes à la dynastie.
 
Dès lors, tous les ennemis de la dynastie sont mis dans le même panier : on craint la Restauration et l’exploitation qui en résulte comme on craint la République, assimilée à l’incompétence budgétaire, à l’oppression fiscale et au vol pur et simple. Le souvenir encore tenace de la « grande peur » lors de la Révolution achève l’amalgame : face au chaos monarchique et républicain, le bonapartisme est une garantie d’ordre et de prospérité. S’instaure ainsi une véritable dialectique, commune en politique, où l’Ordre se voit opposer un « Ennemi » indifférencié : noble, républicain, c’est la même chose ! Et « Prussien », en 1870… Le 16 août, Alain de Monéys est la victime innocente de cet amalgame absurde, mais fortement ancré dans les mentalités.
 
Il n’est bien sûr guère étonnant que les républicains s’emparent de l’affaire : on insiste sur le fait qu’Alain de Monéys a été tué parce qu’on le croyait républicain ; quand bien même il ne l’était pas vraiment, il n’en est pas moins « leur » martyr. En février 1871, le journaliste républicain Charles Ponsac l’écrit noir sur blanc (p. 7) : «  Le crime d’Hautefaye est un crime en quelque sorte tout politique. » Sur le plan juridique, cela ne va pas sans poser quelques problèmes : les républicains – et pour cause ! – ont une tradition de clémence en matière de criminalité politique. Ici, cette clémence ne saurait être, bien sûr…
 
Car le drame de Hautefaye fournit surtout aux républicains l’occasion ultime de stigmatiser le régime déchu comme une époque d’obscurantisme, un atavisme inconcevable fondé sur l’ignorance et la bêtise. On reste à vrai dire stupéfait devant la violence des jugements qu’ils portent à l’encontre des paysans (c’est d’ailleurs essentiellement à cette époque que les termes de « rural » et de « paysan » prennent une connotation résolument péjorative). Alcide Dusolier, un ami de Gambetta et ancien condisciple de la victime, n’a pas de mots assez durs pour condamner la « populace de paysans » qui, le 16 août à Hautefaye, a été prise « d’une sorte de folie comme celle qui, parfois, s’empare des bœufs dans les champs de foire, sous les morsures du soleil » (p. 146).
 
Citons, de même, le journal Le Patriote en date du 12 février 1871 (pp. 146-147) :
 
« Méchant plus souvent que bête, le paysan est généralement voleur s’il est métayer, usurier s’il est propriétaire, lâche s’il n’a pas été transformé par la vie militaire ou par le séjour des villes. [Et, comme la plupart des paysans seront ruinés par les exigences de la Prusse], c’est avec un plaisir sans bornes, et nous le dirons dût-on nous accuser de cruauté, que nous refuserons du pain au paysan que la faim amènera devant notre porte, avec joie que nous le verrons privé de ses fils. Qu’il aille chercher tout cela à Berlin, cet indigne abruti, qui place l’Empereur avant le peuple et les bestiaux avant la famille. »
 
Citons, enfin, cette lettre d’Albert Theulier, sous-préfet de Ribérac, à Alcide Dusolier, en date du 31 décembre 1870 (p. 147) :
 
« Quant aux paysans, leur esprit est détestable […] le gouvernement doit s’appuyer résolument sur les villes armées qui, Dieu merci, ne sont pas disposées à se laisser de nouveau confisquer leur existence intellectuelle et morale par ces abominables campagnards. Contre ceux-là, en attendant qu’ils soient instruits (ce qui ne viendra pas de sitôt) [sic] il n’y a qu’un argument, la force brutale ; ils ne respectent qu’un homme, le gendarme et j’espère bien qu’on ne commettra pas la faute insigne de grâcier les misérables assassins d’Hautefaye. [Pas de] sensiblerie pour quatre bêtes féroces de cette trempe. Laissons les pleurnicheries humanitaires pour des temps meilleurs. Fusiller les traîtres et guillotiner les assassins : voilà où six mois de guerre ont conduit un ancien adversaire de la peine de mort. »
 
Pas de clémence, donc. On proclame le caractère politique du crime, mais on entend bien le juger comme un crime de droit commun (et c’est bien ce qui sera fait). Outre cet aspect, ce dernier témoignage est également très intéressant à un autre titre : il traduit remarquablement la peur qu’éprouve la bourgeoisie de province (celle des villes, bien sûr…) à l’encontre des hordes barbares des paysans. C’est, à vrai dire, un peu la même situation que connaissent les grandes villes obsédées par les banlieues ouvrières qui les assiègent (on connaît l’étude classique de Louis Chevalier sur les Classes laborieuses, classes dangereuses – qui concerne Paris durant la première moitié du XIXe siècle –, et toute la littérature à peine postérieure à la Commune sur les « Apaches », étudiée notamment par Dominique Kalifa) : on y retrouve les mêmes termes, la même obsession du « barbare » qui se tapit aux portes de la « civilisation ».
 
Mais, pour ce qui est des paysans, il est un terme particulier qui revient presque inévitablement : celui de « jacques ». Tous s’accordent à voir dans le drame de Hautefaye une jacquerie. Alain Corbin, pourtant, démontre aisément la fausseté de cet amalgame : les républicains brandissent la menace des « jacques », des paysans stupides porteurs d’anarchie. Mais il faut pourtant bien comprendre que le drame de Hautefaye n’a strictement rien d’une jacquerie : loin de s’en prendre à l’autorité, les forcenés étaient persuadés de venir à sa rescousse ! On peut certes faire une filiation historique du drame de Hautefaye, pourtant : non pas avec les jacqueries, mais avec toute une tradition, issue de l’Ancien Régime, du massacre et du supplice comme modalités d’expression politique. Alain Corbin consacre de nombreuses pages tout à fait passionnantes à ce thème, en remontant aux massacres des guerres de religion (où apparaît déjà, d’ailleurs, le thème du cannibalisme), puis en notant comment les Lumières et la Révolution ont bouleversé la donne. Si le massacre de Hautefaye choque tant, c’est bien parce qu’il s’agit d’un atavisme, mais pourtant guère éloigné : seulement, entre temps, le souvenir de la Terreur, puis l’instauration du suffrage universel, ont ôté toute légitimité au massacre comme moyen d’action du peuple ; et, depuis le XVIIIe siècle et la réforme pénale, l’idée du supplice est devenue peu ou proue inacceptable (je vous renvoie à ma note sur l’Histoire du droit pénal et de la justice criminelle de Jean-Marie Carbasse, et au-delà, bien sûr, à Surveiller et punir de Michel Foucault). A l’heure où la bourgeoisie républicaine se met à rejeter toute forme de violence politique, et où le suffrage universel est envisagé comme autorisant l’expression libre de toutes les opinions, le massacre est par définition illégitime ; et à l’heure où la justice démonstrative des supplices d’Ancien Régime a cédé la place au froid « rationalisme » des exécutions, quand bien même massives, de la Terreur et à la sécheresse « humaniste » de la guillotine, la volonté affichée et revendiquée des paysans de « faire souffrir » Alain de Monéys, puis de dégrader son corps selon un rite riche de symbolique, apparaît particulièrement scandaleuse.
 
On ne s’étonnera guère, dès lors, de ce que le drame de Hautefaye est généralement présenté comme étant « l’ultime massacre né de la fureur paysanne », recourant « à des formes de cruauté devenues étranges, indicibles, insupportables », pour citer la quatrième de couverture. Mais, pour ma part, je relativiserais cette assertion : je ne serais guère surpris que l’histoire encore méconnue de « l’épuration » ayant suivi la Libération révèle quelques atrocités du genre (je me souviens d’ailleurs d’une anecdote de Claude Seignolle dans Les Evangiles du Diable, montrant comment l’épuration avait parfois servi de prétexte à une fureur villageoise remontant aux procès de sorcières…). Et cette étude d’histoire des représentations me semble pouvoir être appliquée à des exactions on ne peut plus contemporaines : que ce soit pour ce qui est de l’atrocité du crime ou de sa récupération par les médias, je n’ai pu m’empêcher, à la lecture de ce passionnant Village des « cannibales », de penser à l’affaire récente du « gang des Barbares »… jusqu’au terme employé, qui est on ne peut plus significatif.
 
Cette brève monographie est ainsi remarquable, passionnante et riche d’enseignements. Très déstabilisante aussi : j’avoue que le cynisme des uns et la bêtise des autres, qui suintent de ces pages, m’ont amené plus d’une fois à désespérer de l’humanité encore plus que de coutume… Jusqu’à la haine pure et simple, à vrai dire, ce qui m’a fait peur, pour le coup. Mais oui : la haine des républicains pour les paysans, quand bien même elle est évidemment excessive, abominable, paranoïaque, malhonnête, et tenant à peu de choses près du « racisme de classe », m’a paru très compréhensible. Je l’ai ressentie. J’ai conspué ces brutes épaisses, dans lesquelles je reconnaissais la France bovine des partis les plus haineux. J’ai fini, en fait, par y reconnaître ma propre haine, comme dans un miroir… J’en ai eu honte. On n’attend guère d’un ouvrage scientifique qu’il soit aussi bouleversant sur le plan émotionnel ; mais ce sont bien les impressions que j’ai retirées de ce fascinant Village des « cannibales ». J’en conseille vivement la lecture. Mais vous êtes prévenus : ce n’est pas exactement l’ouvrage idéal pour se remonter le moral et envisager l’humanité sous un jour flatteur…

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"La Cité des illusions", d'Ursula Le Guin

Publié le par Nébal

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LE GUIN (Ursula), La Cité des illusions, traduit [de l’américain] par Jean Bailhache, Paris, LGF, coll. Le livre de poche science-fiction, [1967, 1972] 2004, 254 p.
 
Où l’on retrouve la grande Ursula Le Guin et son superbe « cycle de l’Ekumen ». Je vous avais déjà parlé, il y a de cela quelque temps, des Dépossédés (deuxième roman du cycle que j’ai eu le bonheur de lire, après l’excellent La main gauche de la nuit), et, plus récemment, du Monde de Rocannon et de Planète d’exil. Inutile, donc, de revenir sur la présentation de l’auteur et du cycle, on va passer directement au plat de résistance.
 
La Cité des illusions, de 1967, est donc le troisième roman à se rattacher au « cycle de l’Ekumen ». Et c’est le premier à se dérouler sur Terre. Une Terre bien différente de celle que nous connaissons : largement retournée à l’état sauvage (enfin, plus ou moins sauvage… de nos jours, à ma connaissance, les lapins ne crient pas au chasseur : « Tu ne tueras point ! »), elle n’est que très peu peuplée, l’humanité étant retournée à un stade passablement archaïque, et répartie en minuscules communautés très diverses de par le vaste monde. L’exception, ce sont les Shing. Qui sont-ils au juste ? Difficile à dire : eux se prétendent humains, mais on les suppose souvent extraterrestres ; après tout, ce sont par définition des menteurs, les maîtres des illusions ! Les humains se méfient des Shing : ils les haïssent, et les craignent.
 
Par ailleurs, la Ligue de tous les mondes n’est plus. Pourquoi ? Là encore, difficile à dire : s’est-elle effondrée sur elle-même ? A-t-elle été anéantie par « l’Ennemi inconnu » ? Les Shing, peut-être ?
 
On en revient toujours à eux. Etranges dictateurs bienveillants, qui règnent sur toute la Terre, et tolèrent tout sauf le meurtre : « Tu ne tueras point ! » La Loi, ce seul et unique précepte, est véhiculé de par le monde par l’innombrable cohorte des serviteurs des Shing : des animaux, donc, mais aussi des hommes, peut-être plus tout à fait humains, des « hommes-outils » ; des collaborateurs, aussi… Mais que sont-ils donc ? En quoi consiste au juste leur pouvoir ? Les Shing, à certains égards, ne manquent pas de faire penser aux Seigneurs de l’Instrumentalité de Cordwainer Smith, tout aussi charismatiques, tout aussi mystérieux, tout aussi ambigus…
 
Peut-être Falk sera-t-il à même de résoudre toutes ces énigmes. Il faut dire qu’il en est une lui-même ! Etrange individu aux yeux jaunes, et à l’esprit effacé, vide, qui doit tout réapprendre. Est-il seulement humain ? Est-il seulement Terrien ? Lui-même n’en sait rien, et personne, dans son clan d’adoption, ne le sait. Falk part donc en quête de réponses. Celles-ci, nécessairement, se trouveront loin vers l’Ouest, dans la Cité des illusions où vivent les Shing. Falk devra affronter bien des dangers pour s’y rendre, et faire la part des mensonges une fois là-bas… Et les réponses pourraient bien bouleverser le monde entier.
 
Si La Cité des illusions prend directement la suite de Planète d’exil (pour une fois, même si on peut probablement toujours le lire indépendamment, la lecture préalable du volume précédent me paraît utile), c’est plutôt l’atmosphère du Monde de Rocannon que j’y ai pour ma part retrouvée. S’il y a toujours une certaine préoccupation anthropologique, religieuse et politique, le divertissement « héroïque » dans un cadre assez archaïque prime néanmoins sur l’analyse : là où Planète d’exil annonçait directement La main gauche de la nuit et les romans ultérieurs qui font tout le sel et l’originalité du « cycle de l’Ekumen », on retourne ici à une science-fiction plus simple, plus aventureuse et moins « scientifique ».
 
Sans doute cela explique-t-il pour une bonne part ma relative déception à la lecture de La Cité des illusions. Comprenons-nous bien : ce n’est pas un mauvais roman, ni un roman « creux ». Si le démarrage est un peu long – les 100 premières pages, sans être mauvaises (elles fourmillent de bonnes idées), ne sont pas ce qu’Ursula Le Guin a écrit de plus attrayant –, le roman prend néanmoins son envol à mesure que Falk s’approche de la Cité des illusions, et que le thème du « paradoxe du menteur » se met en place.
 
Ce paradoxe, vous le connaissez nécessairement : « Je suis un menteur. » Réfléchissez quelques secondes à ce qu’implique cette sentence… puis prenez une aspirine. Et Ursula Le Guin le manie assez bien, ce qui donne lieu à quelques pages très intéressantes. Il y a pourtant, de ci de là, quelques incohérences, quelques développements peu convaincants. Et, surtout, cette science-fiction foncièrement paranoïaque, riche en illusions, en mensonges, en complots et en névroses, évoque plus la manière de Philip K. Dick que celle d’Ursula Le Guin (ce qui me fait penser que j’ai aussi L’autre côté du rêve dans mon étagère de chevet…). Rien de véritablement étonnant à celà : les deux auteurs se connaissaient et s’estimaient fort (si l’on excepte une brouille survenue lors de la parution du génial mais déstabilisant Siva). Et, à vrai dire, ce n’est sans doute pas pour rien que ces deux-là figurent parmi mes écrivains de science-fiction fétiches… Seulement voilà : Dick s’est montré à mon sens bien plus pertinent et efficace dans le traitement de ces thématiques, plus profond sans doute, et aussi plus subtil – si, si –, là où Ursula Le Guin a recours à des schémas narratifs plus traditionnels… et à un héros. Or je n’aime pas les héros…
 
En somme, La Cité des illusions me laisse l’impression d’un roman un peu bâtard, où les influences se font assez fortement sentir (Dick, donc, mais aussi, à ce qu’il me semble, du moins, Cordwainer Smith, comme mentionné plus haut... voire Wells, avec la Loi ?) et où les thématiques anthropologiques qui font tout l’intérêt du « cycle de l’Ekumen » sont un peu laissées au second plan, et sacrifiées au divertissement. Un bon divertissement, certes, prenant, dépaysant, efficace, inventif… Un peu plus qu’un divertissement, même, je l’admets ; mais les thèmes philosophiques, politiques ou religieux qui ressortent de ce roman me semblent donc avoir été traités de manière plus pertinente ailleurs.
 
Aussi, en ce qui me concerne, La Cité des illusions est-il le moins bon roman du « cycle de l’Ekumen », inférieur même au Monde de Rocannon, qui avait pour lui une certaine originalité, et dans lequel les thématiques anthropologiques ressortaient davantage. Au sortir du roman, je n’osais à vrai dire guère me prononcer, quand bien même je le trouvais sans aucun doute inférieur à Planète d’exil (dont il ne tient pas vraiment les promesses, pour le coup…), à La main gauche de la nuit (cette fois, les promesses sont tenues !) et aux Dépossédés. Mais, le temps que je rédige ce compte rendu miteux, j’ai pu lire Le nom du monde est forêt et Le dit d’Aka, qui ne m’ont plus laissé aucun doute : je vous en reparlerai bientôt, et on aura l’occasion de voir que l’on joue alors dans un tout autre registre, indéniablement plus intéressant. A le comparer avec ces chefs-d’œuvre, La Cité des illusions ne peut que laisser l’impression d’un roman mineur. Toutes choses égales par ailleurs, ce n’est pas déshonorant ; simplement décevant…

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"Marat", de Gérard Walter

Publié le par Nébal

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WALTER (Gérard), Marat, Paris, Albin Michel, [1933] nouvelle édition augmentée 1960, 506 p.
 
Y’a pas à dire, c’était mieux avant, pour le coup. Ah, la divine époque où la politique s’embarrassait vraiment de théorie, où il s’agissait de changer le monde, vraiment ; Saint-Just pouvait encore dire : « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » Et on le cherchait, ce bonheur ; sa « poursuite » était même au cœur des intentions affichées par les insurgés américains. On y croyait… Le bonheur, c’était pas « travailler plus pour gagner plus », là… Et la politique, c’était vach’ment plus fun ! Des débats virulents sur de vrais problèmes, et puis un regard en coin et… ZZZZIP ! TCHACK !!! Sploftch. Sous vos applaudissements. Et la presse ! Ah, la presse… Engagée, violente, téméraire… Faut dire que les SMS n’existaient pas alors. Ah, c’était l’bon temps…
 
Mais trêve de nostalgie malvenue (et de plus ou moins bonne foi…). Ce serait tout de même un étrange paradoxe que de sombrer dans la réaction pour traiter de la Révolution. La grande, avec un grand « R ». La seule, la vraie. Un de ces extrêmement rares événements de l’histoire de France dont on peut véritablement dire, sans chauvinisme mesquin, qu’ils ont changé le monde. Pas la France : le monde. Si, si.
 
Il y a néanmoins un autre paradoxe à mentionner, ici : la méconnaissance ahurissante qu’ont les Français de cette période complexe et fascinante qui a créé leur société. Ce qui m’agace un peu, personnellement. Le bicentenaire n’est pas très loin, pourtant, mais, allez-y, faites l’expérience, et demandez au quidam de vous dire quelques mots sur la Révolution. Cette expérience, dans un sens, je l’ai faite, dans l’un des rares cours (TD) que j’ai pu donner, à des étudiants en 1ère année de Licence d’AES. On devait parler de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ([mode maniaque] court texte que tout Français devrait connaître, ne serait-ce que pour être en mesure de le critiquer [/mode maniaque]) ; je pose des questions faciles, j’essaye de faire participer les p’tits jeunes qui découvrent dans la joie la vie universitaire au sortir du bac. Et les réponses (quand il y en a !) me font peur. Petit florilège, de mémoire :
 
« Bon, avant de parler de la Déclaration, il faut évoquer le contexte. Alors : 1789. La Révolution. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce donc que cette chose ? On va rassembler des éléments, lancez-vous. Allez, soyez pas timides ! (C’est moi qui dis ça… quelle horreur…) Oui ? »
 
« Alors, la Révolution, c’est, les gens, ben, y z’étaient pas contents, alors ils ont renversé le roi, et pis ils l’ont tué. »
 
« Heu… oui, mademoiselle, dans un sens, mais, heu… bon, mettons. « Les gens n’étaient pas contents. » Mais pourquoi ? Oui ? »
 
« Ben, c’est, heu, la Révolution, c’est les pauvres qui se battent contre les riches. »
 
« … Non. Non, jeune homme, pas du tout, désolé. (Je rappelle quelques traits de la société d’Ancien Régime, je parle des ordres, des privilèges…) D’ailleurs, avant même cette Déclaration, il est une date à connaître, celle de l’abolition des privilèges : allez, « la nuit… » ? « La nuit… » ? »
 
« La nuit des longs couteaux ! » (Réponse faite dans le plus grand sérieux.)
 
A un autre groupe, j’ai demandé s’ils pouvaient me citer quelques révolutionnaires. Deux réponses viennent toujours : Robespierre, Danton. Et c’est tout, la plupart du temps.
 
« Qu’est-ce qu’ils ont fait, d’ailleurs, ces gens-là ? »
 
« Ben, heu… »
 
« … Bon, pas grave. Aujourd’hui, on va travailler sur la Constituante. Robespierre, effectivement, était bien membre de l’Assemblée constituante, même s’il n’était encore guère célèbre. Vous pouvez me citer d’autres constituants, comme ça, pour voir ? »
 
«  »
 
« Allez, un indice. [mode cabotin] « Nous sommes entrés ici par la volonté du peuple, et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes ! » [/mode cabotin] Hein ? »
 
«  »
 
« Mirabeau. Mais si ! Mirabeau ! Non ? Bon, tant pis. (J’en cherche un facile.) Ah, si, le général, là ! Qui était parti se battre aux côtés des insurgés américains ! »
 
«  »
 
« Mais si ! Un marquis ! »
 
« Sade ? »
 
« Heu, non, un autre. Heu… [mode dépité] Y’a une rue qui porte son nom, qui part du Capitole… »
 
« Saint-Rome ? »
 
« … [le mode dépité reste perpétuellement enclenché] »
 
Bon, je m’arrête là. Mais je trouve ça triste, honnêtement. Comment expliquer cette méconnaissance ? Peut-être par un malaise dans l’enseignement de l’histoire de France… Mes chers étudiants, je ne peux pas décemment leur en vouloir. Il est probable qu’à leur âge (pas bien éloigné !), je n’en savais guère plus ; et il est très clair que la plupart de ce que j’ai appris sur la Révolution française, je le dois à mes études supérieures… Dans le secondaire, rien. Idem pour le XIXe siècle, d’ailleurs. Un chouïa (mais alors vraiment le minimum syndical) d’événementiel, deux-trois noms balancés ici ou là, une grosse louche d’histoire économique et sociale… Et le tout dans la version « je bosse pour le bac et pis c’est tout ». Que pourrait-on bien en retenir ?
 
Mais pour ce qui est de la Révolution, peut-être une certaine mauvaise conscience entre-t-elle en jeu, également. Ses aspects les plus sanguinolents ont toujours dérangé, et les élites intellectuelles ont contribué à la construction d’une image de la Révolution encore moins ragoûtante : à gauche, le discours marxiste, prépondérant dans les études sur la Révolution française (voyez Mathiez et Soboul ; rappelons que François Furet reprochait à ce dernier d’avoir « confié la vulgate de l’histoire de la Révolution française au Parti communiste »…), a souvent eu un effet pervers en étant outrageusement simplifié pour la « populace » (en gros : la Révolution de 1789 est bourgeoise, et c’est tout ; d’ailleurs, on voit bien, avec les régimes qui l’ont suivi, qu’elle n’a pas arrangé la condition du prolétariat, donc on ne doit pas en faire un modèle) ; à droite, les héritiers de la Contre-Révolution insistent depuis deux siècles sur la Terreur, sur la Vendée, sur les noyades de Nantes ; sur les condamnations « injustes » de Louis XVI et de Marie-Antoinette ; sur les figures de « monstres » : l’austère et inhumain Robespierre ; Saint-Just, « archange de la Terreur » ; l’ordurier Hébert ; et Marat, le pire de tous, le monstre assoiffé de sang, celui qui voulait faire couper 100 000 têtes pour achever la Révolution ! L’homme, d’ailleurs, qui a initié les massacres de Septembre ! Assassiné par Charlotte Corday ? BIEN FAIT POUR SA GUEULE ! De Charlotte Corday, on a presque fait une sainte… Et, à vrai dire, cette image a amplement débordé la seule Contre-Révolution : les héritiers les plus libéraux de la Révolution ont souvent repris à leur compte ces figures monstrueuses, pour les opposer cette fois aux révolutionnaires les plus « propres », les Girondins, notamment (souvent idéalisés, pour le coup) ; voyez Michelet, par exemple, et son incontournable Histoire de la Révolution française… J’ai le sentiment qu’une certaine mauvaise conscience s’est ainsi généralisée dans l’historiographie « modérée » de la Révolution, accrue par l’insistance et les outrages des courants plus extrémistes. On retient, de la Révolution, l’image de la guillotine ; on se focalise excessivement sur 1793, et on oublie 1789 (lisez François Furet, notamment) ; et de cet événement majeur, finalement, on ne retient que « l'échec » supposé, et les épiphénomènes sanglants, les « faits-divers ». Prière de ne pas m’accuser de « négationnisme » en la matière, je ne nie pas les abominations de la période et ne les considère pas comme de peu d’importance, loin de là ; c’est le fait d’être obnubilé par la Terreur que je critique, rien d’autre : on minimise le bouleversement des idées. Dommage…
 
Et on n’assume pas. On ressent encore aujourd’hui une certaine culpabilité pour les actes de « nos » ancêtres. Et c’est là une chose qui me dépasse (de même que je n’adhère pas, par exemple, à la conception d’une responsabilité collective du peuple allemand contemporain à l’égard de la Shoah, telle qu’elle est prônée, notamment, par un Jürgen Habermas) : les faits historiques sont là, ils doivent être étudiés, et l’oubli est une calamité ; les atrocités dont sont capables les hommes ne doivent certainement pas être gommées, il faut, bien au contraire, s’en imprégner, en avoir conscience (et d’une manière réaliste, tant qu’à faire : rappeler que ce sont des hommes qui ont commis les noyades de Nantes, qui ont commis la Shoah, qui ont massacré le peuple cambodgien, etc. Des hommes, pas des monstres…). Mais s’en sentir responsable ? Non. Désolé, mais non. De même que le nationalisme et le sentiment de fierté qu’éprouvent certains en arguant des brillantes réalisations de « leurs » ancêtres me dépasse totalement, de même cette honte entretenue pour des actes que nous n’avons pas personnellement commis ou dont nous ne nous sommes pas rendus complices me paraît inacceptable. Je ne peux être fier ou honteux que de mes propres actes ; pourquoi devrais-je me sentir fier ou honteux d’événements qui ont eu lieu avant même ma naissance ? Ou d’actes commis par d’autres que moi ? Au nom de l’humanité, éventuellement, et encore… Mais au nom de la Nation, de quelques traits sur une carte ? Autant de sentiments irrationnels qui parasitent l’étude de l’histoire, et se font porteurs d’invraisemblables névroses collectives.
 
 
Je me suis égaré, moi. Avec tout ça, je n’ai pas commencé à parler de cette excellente biographie de Marat par Gérard Walter, dénichée chez un bouquiniste. Il serait peut-être temps…

Ah, mais en fait, si, pour ma décharge, j’ai commencé : les figures du « monstre », déjà ; et l’Histoire de la Révolution française de Michelet. C’est en effet en lisant ces deux beaux volumes de La Pléiade que j’ai pour ma part découvert Gérard Walter, responsable de l’édition et rédacteur de notes abondantes et passionnantes, bienvenues pour relativiser les élans lyriques du grand historien « romantique ». J’ai ainsi découvert un historien à la plume agréable et délicieusement cynique à l’occasion, et souvent très pertinent dans son entreprise de déconstruction des mythes révolutionnaires, dans un sens comme dans l’autre ; Walter, ainsi, parlait des « monstres » sans les charger ni en faire au contraire l’apologie (même Hébert, c’est dire !), et pointait en sens inverse les bassesses et les ridicules des héros statufiés par Michelet. Aussi, quand j’ai vu cet ouvrage ancien consacré à Marat (un classique, d'ailleurs, si je ne m'abuse), et sachant que « l’Ami du peuple » et auteur d’un fameux Plan de législation criminelle avait son mot à dire pour ce qui est de la question de la justice politique qui m’intéresse plus particulièrement, je n’ai pu qu’en faire l’acquisition…
 
L’ouvrage adopte le format et les méthodes classiques de la biographie, quand bien même il ne néglige pas pour autant – et c’est tant mieux – les représentations de son sujet (voir la volumineuse annexe en fin de volume intitulée « Les hommes jugent Marat »). Il s’agit en outre d’une biographie à la fois « littéraire » et d’une lecture agréable, d’une part, et d’autre part incontestablement scientifique et reposant sur de solides recherches. On sent régulièrement, chez l’auteur, cette volonté de déconstruction que j’ai précédemment évoquée, reposant sur une analyse très critique de l’historiographie concernant Marat, qu’il s’agisse des innombrables écrits s’attaquant au « monstre » ou des apologies, plus rares, qui ont pu apparaître ici ou là, dans une filiation « jacobine » (un regret, ceci dit, mais guère étonnant : pas un mot sur L’Etude impartiale… de Raspail dont je vous ai entretenu il y a peu). Il s’agit bien, pour Gérard Walter, d’envisager Marat avec le recul de l’historien, bien sûr, mais aussi dans sa dimension la plus humaine.
 
Et de dresser ainsi un singulier portrait de « l’Ami du peuple », fait de grandeurs et de bassesses, où le génie (oui, oui, le génie) le dispute au stupide, le sublime au ridicule. Et où, très souvent, et quand bien même les termes les plus précis, les plus « cliniques », ne sont pas employés par l’auteur, la pathologie a souvent son mot à dire. Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas de prétendre que Marat était fou ; cela ne serait après tout guère novateur (voyez l’annexe mentionnée plus haut), et, surtout, cela manquerait de substance : fou ? Qu’est-ce que ça veut bien pouvoir dire ? Rien. En droit comme en médecine, le fou n’existe pas ; la caricature du psychopathe la bave aux lèvres et un entonnoir sur le crâne ne serait guère utile pour déconstruire le mythe du monstre… Fou, non. Mais égocentrique, mégalomane et paranoïaque, oui, probablement.
 
Ce sont des traits qui reviennent tout au long de la carrière de Marat. Sa carrière scientifique et philosophique, tout d’abord ; le jeune idéaliste est bientôt déçu dans ses projets littéraires, ce qu’il met sur le compte de la « cabale des philosophes » (les encyclopédistes, qu’il haïssait ; il était par contre très admiratif à l’égard de Montesquieu, étrangement, et, de manière plus cohérente, de son compatriote Rousseau, qui lui ressemblait sur bien des points), et les scientifiques ne le prennent guère davantage au sérieux : l’Académie se moque de lui, à vrai dire… Et il s’en souviendra : Marat a la rancune tenace ; en 1791, ainsi, il publiera un violent pamphlet intitulé Les Charlatans modernes, ou Lettres sur le charlatanisme académique ; et, dès le début de la Révolution, il s’en prendra vigoureusement à ses « rivaux » (qui ne se sont bien sûr jamais envisagés comme tels) impliqués dans la vie politique, ainsi Bailly, ou Condorcet… Le médecin rencontre davantage de succès, et Marat obtient une place de médecin des gardes du corps du comte d’Artois (c’est-à-dire le futur Charles X…). A l’époque, Marat n’a donc rien du miséreux tel qu’on le représentera plus tard ; il côtoie le beau monde, et en recherche les faveurs.
 
Mais il a déjà certaines convictions, et ne les compromet pas. Marat, on l’a parfois rappelé, a prôné bien avant 1789 le soulèvement populaire, et s’est toujours montré très critique à l’encontre de la monarchie, ce qui en fait, dans la période immédiatement pré-révolutionnaire, un penseur finalement assez original, et souvent lucide. Et la Révolution, bien sûr, bouleverse la vie de Marat, qui entend bien y jouer un rôle de premier plan. On lui reprochera souvent d’avoir ambitionné la dictature : c’est plus ou moins crédible selon les périodes, et il y a souvent du phantasme dans ces accusations ; mais on ne saurait nier que Marat avait une très haute opinion de lui-même, et que l’idée de la dictature, confiée à lui ou à un autre, un « vrai » citoyen, lui paraissait très séduisante. Dans l’immédiat, cependant, Marat se consacre corps et âme à la cause révolutionnaire, en devenant « L’Ami du peuple », ainsi que se nomme d’abord son journal ; il y engloutit sa fortune et y sacrifie sa santé ; mais il impose aussi son style, très vite ; un style virulent, outrancier, sauvage, se refusant cependant à tomber dans l’ordure à l’instar, plus tard, d’Hébert et de son Père Duchesne ; et, surtout, Marat est sincère. Toujours. L’ami du peuple est l’accusateur des puissants. Son journal est une feuille de dénonciation des complots réactionnaires. En cette époque où le pouvoir de la presse est mal connu – et pour cause ! – il inaugure ainsi une triste tradition de la presse d’opinion engagée jusqu’à la calomnie, et dévastatrice. Mais il est important de noter la sincérité permanente de Marat : on peut lui reprocher – on le fera, et Marat lui-même à l’occasion, d’ailleurs – de ne pas vérifier assez ses sources ; mais il n’invente jamais rien dans le but de nuire : il croit à tous les complots qu’il dénonce ; et, dans certains cas, il a raison…
 
Dans un premier temps, on tend soit à se moquer de cet énergumène agité, soit à l’ignorer. Il faut dire que Marat vit dans son monde, et n’accorde de crédit qu’à son seul jugement. Le 14 juillet, il ne participe pas à la prise de la Bastille, mais s’enorgueillit néanmoins d’avoir sauvé la Révolution en se dressant tout seul face à un corps de troupes infiltrant la ville pour égorger les patriotes. Il n’en démordra jamais : Marat, au soir du 14 juillet, a sauvé la France ; il est bien « L’Ami du peuple » ; mais le peuple le paye d’ingratitude ! Peu importe : il continuera, contre vents et marées. Et il entame très vite une virulente campagne de presse contre Necker, qui fait pourtant figure de héros du jour. Ses accusations, sa violence, lui attirent un lectorat de plus en plus large ; Marat reçoit quotidiennement de très nombreuses lettres, qu’il s’empresse de publier dans sa feuille. Et il commence à agacer Necker, ainsi que la commune de Paris… Décrété d’accusation, Marat se retire dans la clandestinité, et trouve aisément des lecteurs désireux de le protéger ; un jour, c’est même tout le quartier des Cordeliers (où il réside) qui vient à son secours, inspiré par Danton. Marat est alors pauvre et malade, obsédé par sa tâche, se plaignant sans cesse de l’ingratitude des Parisiens et des complots qui se trament contre lui, mais il poursuit son grand-oeuvre. Et il finit bien par faire tomber Necker. Il ne sera jamais à court de cibles pour autant : il y a les « charlatans », bien sûr ; les innombrables contre-révolutionnaires qui investissent la représentation nationale ; et personne ne l’effraie. Il s’en prend à Dumouriez, à Brissot (un ancien ami, pourtant, qui avait publié son Plan de législation criminelle), à Roland, à tous les Girondins, bientôt, la « faction » qui va conduire la France à sa perte, la vendre à ses ennemis, protéger le roi, ou, plus tard, le ramener sur le trône ! De numéro en numéro, les complots et dénonciations s’accumulent.
 
Il y faut une solution. La dictature, par exemple : Marat s’offre généreusement pour diriger la France... Sinon, en tout cas, la justice populaire. Et qui n’a pas à s’embarrasser d’une sentimentalité malvenue. La Révolution est un état de guerre : les réactionnaires sont des ennemis qu’il faut abattre, car ils ne connaîtront jamais le repos. Oui, un bain de sang est nécessaire. Oui, il faut couper quelques têtes, 100 000 peut-être. 100 000 ? Mais c’est le seul moyen de protéger la Révolution, et de sauver ainsi bien plus d’innocents, promis à l’abattoir par les manœuvres obscures des ennemis du peuple ! Ce massacre peut bien se faire au nom de l’humanité. Les traîtres doivent être poursuivis, sans jamais faillir ; Marat ne s’accordera de repos que quand il les aura tous conduits à la lanterne.
 
Il serait absurde de nier la violence des écrits de Marat, elle suinte de tous ses textes. Il serait tout aussi absurde de n’y voir qu’un procédé rhétorique : Marat croit ce qu’il écrit, il est convaincu que seules la plus extrême vigilance et la plus extrême sévérité sont à même de sauver la France. Il est convaincu que le salut public justifie que l’on oublie temporairement les droits de l’homme (trop limités, d’ailleurs, à son sens). L’auteur du Plan de législation criminelle, désireux de procurer de solides garanties pénales en temps normal, affirme avec fougue que la justice populaire outrepasse ces nobles sentiments. Le peuple est d’ailleurs le seul justicier légitime ; et il ne peut se tromper. Marat le sait, lui, son « ami », et dresse la liste des victimes de sa juste colère.
 
Et le « peuple », pour Marat, n’est pas un vain mot : il est avant tout l’ami des plus pauvres, des opprimés, des « prolétaires », et ce dès le début ; Marat, rappelons-le, considérait que le meurtre était légitime pour le pauvre qui n’a d’autre moyen de survivre, et dénonce bien vite le caractère « bourgeois » de la Révolution. Il ne s’agit pas ici, bien sûr, de se livrer à une lecture anachronique de la Révolution française à l’aune de la théorie marxiste, travers fréquent, et dont certains grands historiens se sont à l’occasion rendus coupables (je pense notamment à Albert Soboul). Mais le fait est que Marat fut un des rares révolutionnaires à chercher dès le départ son appui dans les milieux les plus populaires, et à adopter une posture résolument « sociale », qui en fait à certains égards (à certains égards seulement…) un précurseur des luttes sociales ultérieures. Cela explique en tout cas l’engouement qu’il suscite bien vite dans les milieux parisiens les plus populaires : Marat devient très vite le porte-parole des sans-culottes (avant que certains ne tentent de lui prendre la place, en s’inspirant de son style, notamment Jacques Roux, le chef des « Enragés », qu’il haïssait, et considérait comme un élément perturbateur au service de la contre-Révolution…). Et il jouit d’une grande popularité dans la capitale, alors qu’il est très vite pointé du doigt dans les campagnes par les leaders girondins qui en font leur bête noire, comme un fou sanguinaire et monstrueux, dont les excès conduiront la France à sa perte…
 
Mais quelle est au juste la responsabilité de Marat ? C’est ici que Gérard Walter se montre le plus critique à l’encontre de l’historiographie antérieure. Il n’exonère pas Marat de son outrance verbale, et en affirme, pièces à l’appui, la sincérité. Mais peut-on le rendre directement responsable, par exemple, des massacres de Septembre ? A l’évidence, non, quoique l’on ait pu prétendre à cet égard. Marat, dans les grands moments de la Révolution, étonne à vrai dire par son inconsistance et ses erreurs de perception. Parfois remarquablement lucide « en temps normal », il se laisse dépasser par chaque crise ; en Septembre, il ne joue qu’un rôle tardif, et n’a pas de sang sur les mains ; souvent, d’ailleurs, il se montre critique à l’encontre des excès de la « justice populaire », qu’il appelle de ses vœux, mais dont il déplore le manque de discernement. Lors des journées révolutionnaires, il prend soin de faire le tri entre les victimes de la fureur du peuple, et regrette que des citoyens respectables, quand bien même il n’adhère pas à leurs opinions, soient injustement assimilés aux traîtres. Marat, l’homme de tous les excès, dénonce dans les excès auxquels il ne prend pas part (et ils sont nombreux !) des manœuvres contre-révolutionnaires. Et le fait est que, durant la Révolution, si la figure du monstre et du fou commence à se construire (notamment dans les rangs girondins, donc), on ne peut objectivement rien lui reprocher. Plusieurs fois, les Girondins s’en prennent à lui à la Convention, et l’accusent des pires abominations ; chaque fois, Marat se défend seul à la tribune, sous les insultes et les quolibets… et triomphe de ses accusateurs, pourtant incontestablement majoritaires. Quand les Girondins obtiennent enfin l’arrestation de Marat, à certains égards, ils signent leur arrêt de mort. Certes, lors du procès devant le Tribunal révolutionnaire, Marat bénéficie du soutien de la foule venue en masse… et même de l’accusateur public Fouquier-Tinville. Mais les Girondins prennent vite conscience de leur erreur, et le procès se retourne contre eux : l’inanité des accusations lancées à l’encontre de Marat (qui risquait sa tête, rappelons-le) éclate au grand jour, en même temps que les plus mesquines manœuvres de ses adversaires. Le procès de Marat constitue bien son triomphe, et a sans doute précipité la proscription des Girondins, peu de temps après. Ce jour-là, Marat, peut-être, aurait pu devenir « dictateur », comme on l’en accusait. Il n’en fait rien. Il ne fait à vrai dire rien au cours des journées révolutionnaires conduisant à la chute des Brissotins ; il étonne même, alors, par sa modération, et sa défiance contre les manifestations populaires : il ne profite en rien de son triomphe.
 
Et n’en aura guère l’occasion. Charlotte Corday entre bientôt en scène. Ses motivations restent aujourd’hui encore très floues. On ne sait même pas, à vrai dire, quelles étaient au juste ses opinions politiques, ni même si elle en avait vraiment de bien solides. On l’a parfois dit monarchiste, c’est très peu probable. Il semble cependant qu’elle ait été relativement proche de certains Girondins, lesquels s’étaient réfugiés en province depuis leur proscription, et véhiculaient l’image la plus monstrueuse de Marat. La tête échauffée par cette caricature, elle monte à Paris ; elle s’étonne de la popularité de Marat, ne la comprend pas ; elle semble hésitante et maladroite dans son projet ; elle finit, cependant, par accéder au « monstre », affaibli, malade, passant la journée dans son bain : il ne voulait voir personne, mais, devant l’insistance de la jeune fille, qui s’était présentée trois fois dans le journée pour, disait-elle, dénoncer un complot ourdi en province, il accepte de la recevoir. On connaît la suite…
 
L’histoire y gagnera deux martyrs : Marat rejoindra Le Pelletier de Saint-Fargeau dans la liste des victimes de la réaction suscitant un véritable culte chez les sans-culottes, et accèdera à une certaine immortalité du fait du fameux tableau de David figeant pour l’éternité l’instant fatidique ; Charlotte Corday, tout étonnée de n’avoir pas été immédiatement massacrée par la populace, laissera sur l’échafaud l’image d’une véritable héroïne de roman qui fera les délices de la propagande contre-révolutionnaire, quand bien même elle n’avait sans doute rien à voir avec la réalité… Et la Terreur débutera véritablement. Après la mort de Marat…
 
Gérard Walter livre ainsi une biographie remarquable, qui se dévore comme un roman, tout en étant très solide et pertinente, s’éloignant de l’anecdote pour atteindre à la véritable analyse : le « monstre » Marat y redevient un homme, dans tout ce qu’il a d’admirable, et dans tout ce qu’il a d’abject.

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