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"Les Disparus", de Kristine Kathryn Rusch

Publié le par Nébal

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RUSCH (Kristine Kathryn), Les Disparus, traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Elisabeth Vonarburg, Paris, Bragelonne, coll. Bragelonne SF, [2002] 2008, 347 p.

Une fois n’est pas coutume, j’ai cédé à une mesquine opération promotionnelle. Rappelez-vous : je vous ai récemment parlé de Science-fiction 2007, un cadeau des éditions Bragelonne comprenant trois nouvelles et un « essai » (faut l’dire vite…). Si tout cela était assez médiocre sans être trop agaçant, à l’inverse du sinistre Fantasy 2007, j’en avais néanmoins retenu une très bonne nouvelle, celle de Kristine Kathryn Rusch, assez subtile et efficace, qui m’avait donné envie d’en savoir un peu plus sur cet auteur semble-t-il prolifique (auteur de SF, mais aussi de fantasy, ainsi que de « romances » sous le nom de Kristine Grayson et de polars sous le nom de Kris Nelscott…) et plusieurs fois récompensée (deux Hugo, un World Fantasy Award et deux Locus), dont je n’avais jamais entendu parler jusqu’alors. Aussi, tandis que je déambulais innocemment dans les rayonnages d’une librairie, la soudaine et brutale apparition d’une pile des Disparus, premier roman de la série (?) des « Experts récupérateurs », tout juste publié chez Bragelonne (natürlich…), me fit faire « tilt », puis « argh », puis « j’achète ». Et aussi « je lis », histoire d’être pour une fois vraiment en plein dans l’actualité.

Donc. Le futur. L’humanité a depuis longtemps obtenu la preuve qu’elle n’était pas seule dans l’univers. Elle a entamé des relations pacifiques avec de nombreuses espèces intelligentes à travers la galaxie, aux cultures souvent bien différentes de celles que l’on connaissait sur Terre. D’où de très nombreux incidents, aux conséquences diplomatiques potentiellement désastreuses. Pour régler les différends entre civilisations résultant souvent de cette incompréhension culturelle, tout un système juridictionnel a été mis en place, destiné à appliquer un fort complexe « droit international » à l’échelle galactique. Le problème, cependant, est que ce droit implique des compromis entre des systèmes judiciaires et des philosophies juridiques très disparates, et parfois même radicalement opposés… Les Wygnin, par exemple, n’ont pas notre conception moderne de la responsabilité pénale individuelle : c’est ainsi qu’il châtient le criminel en lui enlevant ses enfants, ce qu’ils jugent bien plus efficace et plus juste que toute autre sanction pénale ; les Disty, quant à eux, ont de même recours à la vengeance lignagère, mais sous une forme plus brutale : une impitoyable vendetta, qui ne peut s’achever que par l’élimination physique du criminel… et éventuellement de tous ceux qui lui sont venus en aide d’une manière ou d’une autre. Les intérêts diplomatiques justifient aux yeux des autorités terriennes ces empiètements sur les droits de la défense et autres garanties qui caractérisent notre conception libérale de la justice pénale : de quel droit, après tout, les humains pourraient-ils imposer leur vision de la justice à ces civilisations extraterrestres ? Mais les humains, régulièrement, font les frais de ces compromis judiciaires ; des individus, qui ne seraient parfois en rien coupables selon les lois terriennes, se retrouvent ainsi sous le coup de terribles sanctions, « inhumaines » au sens strict. L’avocate Ekatérina Maakestad peut en témoigner, elle qui a maille à partir avec les Rèv, une race colérique et instable indignée par le penchant incompréhensible à leurs yeux des humains pour le mensonge et les demi-vérités qu’ils lui assimilent.

Pour fuir ces sanctions, Ekatérina Maakestad et ses semblables ont recours à des agences de « disparition », bien entendu illégales en principe, mais néanmoins assez largement tolérées : ces agences leur confèrent une nouvelle identité et s’efforcent d’effacer toute trace permettant de les retrouver. Nombre de civilisations extraterrestres, cependant, ne connaissent pas la prescription, et poursuivent les recherches parfois plusieurs décennies après l’infraction ; et les policiers humains, quand ils en retrouvent un, sont tenus d’obéir aux décisions judiciaires, et de livrer ces « disparus » aux espèces extraterrestres criant vengeance…

Prenez Miles Flint, par exemple. Un petit flic, récemment promu inspecteur, qui fait son boulot dans le dôme lunaire d’Armstrong, en tandem avec la rugueuse De Ricci. Coup sur coup, ils se retrouvent confrontés à trois affaires de « disparition » probablement liées entre elles : il y a ce cargo, dont tous les occupants ont été massacrés selon un rituel témoignant d’une vendetta Disty ; il y a ces enfants enlevés – avec un mandat – à des résidents humains de la Lune, apparemment au-dessus de tout soupçon (d’autant que le conjoint d’un « disparu » n’est en principe pas conscient du passé de ce dernier…) ; et il y a cette avocate, enfin, rebaptisée Greta Palmer, prétendument ouvrière sur Mars, et qui fuit les Rèv et la police dans Armstrong. Flint et De Ricci doivent mettre la main sur elle, négocier avec ces extraterrestres aux mœurs si étranges – et rien ne les a préparés à ça ! –, et élucider cette étrange coïncidence…

Avec Les Disparus, Kristine Kathryn Rusch nous livre donc un roman de science-fiction mêlant space opera et polar, tout en jouant sur des thèmes très « ethno-SF », un peu à la manière d’Ursula Le Guin (je reviendrai
prochainement sur cette grande dame de la science-fiction, qui est en train de devenir un de mes auteurs fétiches…). Et c’est bien ce dernier aspect qui fait à mon sens tout l’intérêt de ce roman par ailleurs bancal : pour ce qui est du space opera, ou, si l’on préfère, de la science-fiction dans ce qu’elle a de plus « traditionnel », c’est absolument dénué d’originalité, et par ailleurs peu regardant pour ce qui est de la crédibilité scientifique ; quant au polar, il faut bien reconnaître que l’enquête est assez poussive, que sa résolution est à la fois téléphonée et guère cohérente, et que les personnages – les humains, surtout… – sont d’une platitude consternante. Sur ce plan-là, ce n’est donc pas très glorieux… Et pour ce qui est du style, c’est même assez franchement calamiteux : plat, lourd, maladroit, parfois tout simplement indigeste… Je n’avais pourtant pas eu cette impression à la lecture de la nouvelle de Science-fiction 2007 ; et, si je ne prétends certainement pas que le texte original soit remarquablement bien écrit, je crains qu’il ne faille imputer ici une part de responsabilité à la traductrice, Elisabeth Vonarburg (et j’en ai été le premier étonné…).

« Mais alors c’est une grosse merde, ce bouquin ? »

Eh bien non. Etrangement. Je l’ai même trouvé plutôt sympathique, malgré tous ces défauts. Car il y a deux points qui jouent en sa faveur : d’une part, après un début franchement laborieux, le roman trouve finalement son rythme, et devient alors assez palpitant, prenant comme un bon divertissement se doit de l’être ; ensuite et surtout, parce que sous ses dehors de polar galactique un brin poussif, Les Disparus traite de manière intelligente de thèmes passionnants et fort complexes, et finalement assez originaux. Le « choc des civilisations » (et je ne parle bien entendu pas ici des délires d’Huntington…) a souvent été traité en science-fiction, et parfois avec brio, notamment par ces maîtres de « l’ethno-SF » que sont Jack Vance et Ursula Le Guin ; et quand bien même le cadre des Disparus n’est guère « exotique », c’est bien cette atmosphère que l’on retrouve ici. Les particularités culturelles des sociétés extraterrestres ne sont que rapidement esquissées par Kristine Kathryn Rusch, qui n’a certainement pas ici la précision et le sens du détail, l’inventivité aussi, des auteurs mentionnés ; mais peu importe : l’intérêt, dans ce roman, ne réside pas dans l’exotisme, mais dans la confrontation des cultures, et dans les dilemmes qui en résultent ; et Kristine Kathryn Rusch se montre à cet égard extrêmement pertinente, présentant les divers points de vue sans jamais tomber dans le didactisme, posant les question tout en laissant le choix de la réponse au lecteur (et l’on retrouve bien ici ce qui faisait à mon sens une bonne part de l’intérêt de la nouvelle de Science-fiction 2007) : au-delà du divertissement d’apparence simpliste, le lecteur est ainsi amené à s’interroger sur des questions fort complexes et d’actualité (droits de l’homme, implications et justifications de la justice criminelle, acculturation, extradition, relativité de la délinquance, etc.), finalement peu traitées en science-fiction, ou se limitant trop souvent à un pénible « café du commerce » opposant les zélés prosélytes du libéralisme occidental dans sa version « humanitaire » (tiens, ça me rappelle quelque chose…) aux plus farouches défenseurs de « l’identité », trouvant une justification imparable à tout et n’importe quoi, y compris au plus atroce, dans l’empire désastreux de la tradition… Kristine Kathryn Rusch use ainsi de la littérature « populaire » pour poser des questions qui fâchent, et que trop souvent l’on préfère fuir. Et j’avoue que le juriste qui sommeille en moi (avec son intérêt prononcé pour l’anthropologie juridique et la philosophie du droit) s’est régalé à cet égard…

« Ah, alors, tout compte fait, c’est super, et il faut que je l’achète à tout prix ? »

Ben je ne serais pas aussi catégorique. Les défauts cités plus haut sont quand même franchement agaçants, et le roman donne un peu l’impression d’avoir été bâclé. Dommage…

Faut voir, quoi. Je ne peux franchement m’engager pour personne. Je sais seulement qu’en ce qui me concerne, je jetterai probablement un œil sur la suite, puisque suite il devrait y avoir. Je me demande néanmoins si la « série » n’est pas ici un peu artificielle… Je m’explique : Les Disparus est présenté comme étant le premier tome de la série des « Experts récupérateurs ». Et la quatrième de couverture nous dit ceci : « Les Experts récupérateurs aident les Disparus qu’on croyait définitivement perdus de vue à retourner chez eux… exercice le plus souvent extrêmement périlleux. » Or il n’y a rien de tout ça dans le roman : sans trop en révéler, les agences aident les gens à disparaître, et les « récupérateurs » que l’on croise dans le roman, au contraire, ont pour mission, comme leur nom l’indique, de les retrouver, que ce soit parce que leur famille les recherche… ou pour les livrer aux extraterrestres. Peut-être faut-il alors voir dans Les Disparus le prologue d’une série, plus que son véritable premier épisode ; mais je ne serais guère étonné de retrouver par la suite Miles Flint…

On verra bien.

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"Mastication", de Jean-Luc Bizien

Publié le par Nébal

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BIZIEN (Jean-Luc), (I Can’t Get No) Mastication, [s.l.], Baleine, coll. Club Van Helsing, 2007, 205 p.
 
Hop, pour en finir avec la première saison du Club Van Helsing (non, parce que, il m’en reste deux, mais là je crois que je vais les éviter...). Petit bilan jusque-là ? Rhoooooooooo, vous êtes lourds. Bon d’accord, mais c’est bien parce que c’est vous. Donc, du meilleur au pire : Délires d’Orphée de Catherine Dufour (excellent), Mickey Monster de Bretin & Bonzon et Question de mort de Johan Héliot (très très sympathiques), Freakshow! de Xavier Mauméjean (sympa) et Tous ne sont pas des monstres de Maud Tabachnik (à chier, mais alors vraiment, et même que mou et qui pue). Un bilan globalement positif, avec juste une daube. Je n’ai pas lu les deux (autres) pires, certes… Reste que, dans l’ensemble, cette collection du Club Van Helsing m’a plutôt convaincu : j’en retire l’impression d’une bonne série de littérature « populaire » (bouh le vilain mot), confiée (la plupart du temps) à des écrivains pas manchots, souvent drôle, et bourrée de références aux bisseries et zèderies qui font mon bonheur de cinéphile déviant (c’est comme ça qu’on dit, c’est pas de ma faute, hein ; moi, je trouve ça beaucoup plus déviant de regarder des films français sur les embrouilles sentimentales de bobos parisiens trentenaires que, disons, un bon vieux Carpenter ou Argento, mais bon…).
 
Impression d’ailleurs confirmée avec ce (I Can’t Get No) Mastication de Jean-Luc Bizien, lequel, derrière ce titre joyeusement débile qui n’a pas eu beaucoup de mal à m’arracher un sourire, livre une sorte de type-idéal de la série ; ou, plus exactement, livre précisément ce à quoi je m’attendais et que je n’ai pas forcément trouvé dans les autres volumes (ce qui ne m’a pas empêché de les aimer, donc).
 
Pourtant, ça commence mal, mais alors vraiment très très mal, avec un « Avertissement » (p. 5) qui fait froid dans le dos, et file même un peu la gerbe. Je cite, parce que ce genre d’abominations est trop grave pour qu’on ferme les yeux : « Le personnage principal de cette histoire est raciste, homophobe et sanguinaire. Si l’auteur a eu grand plaisir à narrer ses aventures, il est évident qu’il ne partage aucunement ses idées. » Je ne sais pas si Jean-Luc Bizien a décidé seul d’introduire son bouquin par cette vilaine chose, cet ersatz de parental advisory pour… ben, pour bobos parisiens trentenaires, tiens, justement (voire membres du PS, et éventuellement protestants et protecteurs des petits animaux à fourrure ; non, pas juifs, quand même, faut pas déconner…), ou bien s’il y a été fortement incité, mais le fait est que ça m’a donné envie de vomir, là, d’entrée de jeu, et c’est bien dommage quand même. Ou alors, pour l’unité de la collection, il faudrait multiplier ce genre d’avertissements sur les autres titres :
          -         Tous ne sont pas des monstres : « Cette histoire est raciste, islamophobe, paranoïaque et stupide, en plus d’être écrite avec les pieds ; l’auteur n’en pense pas moins, mais prétend le contraire au cas où. »
          -         Question de mort : « Le personnage principal de cette histoire est Américain et obèse, mais il va de soi que l’auteur n’a rien contre les obèses, ni même d’ailleurs contre les adeptes du fétichisme et les dégénérés consanguins, quand bien même admirateurs de Julien Lepers. »
          -         Mickey Monster : « Le personnage principal de cette histoire est Américain et obèse, mais il va de soi que l’auteur n’a rien contre les obèses, ni même contre les dirigeants de PME, les Japonaises et les personnages de Walt Disney. »
          -         Délires d’Orphée : « Le personnage principal de cette histoire tue des baleines, et il aime ça, en plus, le salaud ; mais l’auteur n’entend bien évidemment pas cautionner ainsi le massacre de ces jolies créatures au doux chant – quand bien même, il ne faudrait pas déduire de cette précision une quelconque critique à l’encontre des Japonais et des Norvégiens, qui sont à l’évidence des gens très bien. »
          -         Freakshow! : « L’auteur entend préciser qu’il n’a rien contre les ninjas, les artistes de cirque, les siamois, les femmes à barbe et autres malheureux trop longtemps dégradés sous le vil sobriquet de phénomènes de foire, ni même contre les avocats, les toxicomanes et les top-models, même nègres ; cette histoire est ainsi en tout point conforme à la jurisprudence Morsang-sur-Orge (CE ass., 27 oct. 1995), et se veut un vibrant plaidoyer en faveur du respect de la dignité de la personne humaine, quand bien même sacrément moche. »

Grâce au politiquement correct, nous vivrons ainsi dans un monde plus beau (juste avec un peu moins d’arbres, ce qui est dommage pour les écologistes, mais on pourra sans doute trouver le moyen de leur reverser un pourcentage).

Groumf…

Je ne passe pas, mais en fait si, parce que je suis bien obligé, d’abord.

Et surtout parce que je trouve que la suite rattrape bien ce début pathétique. Alors, certes, tout le monde n’est pas forcément de cet avis, hein, mais le consensus, on l’empapaoute d’abord.

Mastication
nous raconte (aha) donc l’histoire (aha) de Vuk. C’est lui, le raciste, homophobe et sanguinaire. Il y a pire : c’est un ex-légionnaire et, horreur glauque, un Serbe. Mais il a des bons côtés, quand même : déjà, il dézingue des streumons sur fond de Mötörhead, ce qui est bien la preuve que nous parlons là d’un homme de goût. Vuk aime tuer les gens ; mais, comme notre société obscurantiste maintient la minorité plus ou moins visible des tueurs fous dans une ségrégation inacceptable, il doit bien trouver une parade pour assouvir ses pulsions bien compréhensibles. Il bosse donc pour le Club Van Helsing, et massacre ainsi des vampires et des loups-garous dans la région parisienne (et, bon, d’accord, un ou deux « innocents » à l’occasion, mais, que voulez-vous, on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs). Et il va se retrouver embringué dans une vilaine guerre civile au sein de la communauté garoue, la lycaonie, dont le patron, du nom de Winston Lester Takakura, en a plus qu’assez de ces cons de jeunes qui foutent le bordel en massacrant d’innocents gogoths (ce qui est pourtant bien compréhensible, une fois de plus). Vuk découvre ainsi un nouveau monde, tout de fureur et de sang, et de rites d’initiation douloureux.

La petite présentation de l’auteur nous précise que Jean-Luc Bizien a créé « des jeux de rôles qui lui ont valu un succès international ». Je veux bien le croire : tout cela sent fort la pratique assidue des jeux du World Of Darkness de White Wolf, et plus particulièrement Vampire : la Mascarade et Loup-garou : l’Apocalypse. Mais attention, hein : pas la version « Art du Conteur » toute en introspection dépressive et romantique. Pour ce qui est de l’atmosphère gothique-punk, Jean-Luc Bizien a surtout retenu le punk : nos amis les flap-flap sont ici des victimes toutes désignées pour une bande de gros bourrins psychopathes au neurone isolé, gavés de bière dégueulasse, qui puent le cambouis et l’homme viril, et n’ouvrent la bouche que pour balancer une punchline pathétique, un jeu de mots scandaleux ou une blague pourrie. Comme dans un chouette jeu de rôles bien potache, avec des packs de bière à portée, et Mötörhead en fond sonore (donc). Le mauvais goût et la lourdeur règnent (mais alors vraiment), et la connerie est sanctifiée.

Et c’est ça qu’est bien. Oui, c’est bien en ça que Mastication correspond exactement à ce que j’attendais (la bave aux lèvres) du Club Van Helsing : un bouquin distrayant et « populaire », sans prétention, très con voire très nul, mais aussi terriblement efficace, car drôle ; pour dire les choses autrement, une bisserie tellement grosse et stupide qu’elle en devient nanarde, mais volontairement. Et du coup, en ce qui me concerne, c’est que du bonheur. Alors certes, que ceux qui ne jurent que par La Grande Littérature passent leur chemin en tremblant d’effroi, Mastication n’est clairement pas pour eux : y’a quasiment pas d’histoire, les personnages sont tous des stéréotypes, l’humour est affligeant et le style au minimum syndical (ce qui est déjà pas si mal). Pour les autres, ceux qui aiment bien se vider le crane de temps à autre, les aérophagistes de l’esprit, les buveurs de Königsbier, les fans de Mötörhead et ceux qui n’ont pas oublié que dans « jeu de rôles » il y a « jeu », tout de même, ça fait un court roman vraiment con et vraiment sympa. Idéal pour tuer le temps dans un TER.

Alors oui, c’est sûr, on n’en sortira pas grandi ; mais on posera le bouquin le sourire aux lèvres, en se remémorant un ou deux jeux de mots du genre à faire rire les informaticiens et à consterner les donzelles raffinées. Ce qui est toujours utile, après quatre pintes.

CITRIQ

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Ouais, je sais, je m'y prends un peu tard...

Publié le par Nébal

... mais d'abord, c'est pas ma faute, alors à tout hasard :

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Air Bacon, connais pô. Mais Ici vous êtes un touriste, c'est vach'ment bien d'abord (voyez le lien Myspace sur votre gauche, merci de votre attention).

Voilà.

Hop.

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"La Zone du dehors", d'Alain Damasio

Publié le par Nébal

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DAMASIO (Alain), La Zone du dehors, [s.l.], CyLibris – La Volte, [1999] 2007, 492 p.
 
Damasio, deuxième approche après la très hype polémique Horde du contrevent. Reste que ledit bouquin, si l’on acceptait de faire preuve de mansuétude à l’égard de ses travers les plus agaçants, était pas mal du tout, ma foi. Pas aussi bon qu’on avait bien voulu le dire, mais certainement pas aussi mauvais non plus. Au moins de quoi vouloir en savoir plus. C’est ainsi que j’ai acheté La Zone du dehors, le premier roman du Monsieur, qui venait d’être réédité chez la Volte, c’est-à-dire… Bon, on y reviendra. Je ne cacherai pas que le bouquin a traîné un certain temps dans ma pile à lire. J’avais quelques doutes, faut dire : un premier roman résolument politique, par un jeune gauchiss’ (celui à l’origine d’Appel d’air) qui aime vraiment beaucoup citer Deleuze et compagnie et montrer qu’il a une intelligence grosse comme ça… D’autant que le « héros » du bouquin est (horreur glauque) un prof de philo… Aïe. Ayayayayaye. Pas vraiment étonnant qu’il se soit payé une fâcheuse réputation de pamphlet bouffon et horripilant : cette tendance à l’essai vaguement science-fictionnel saturé de références, ça a quand même généré quelques vilaines pénibilités… En même temps, je ne le cacherai pas, ce sont bien les réflexions politiques et sociales qui me séduisent le plus souvent dans la science-fiction ; et j’avais entendu parler ici ou là de quelques thématiques dans cette Zone du dehors qui ne me paraissaient pas du tout inintéressantes, bien au contraire. Il était donc bien temps d’entamer ce pavé, avec quelques préjugés, certes, mais sous le bras, histoire qu’ils ne gênent pas trop.
 
Alors posons le cadre. Nous sommes en 2084. Ah. On va dire que ça attaque fort dans la référence lourdingue. Rajouter un siècle ou deux n’aurait d’ailleurs pas été inutile pour la crédibilité science-fictionnelle : en 2084, ici, le système solaire est largement colonisé, et l’action se déroule d’ailleurs sur une lune de Saturne, bien peuplée tout de même. Voui. Bon, on voit donc d’entrée de jeu que la science-fiction est ici un prétexte, ne s’embarrassant guère de réalisme (ce qui n’exclut pas, d’ailleurs, quelques belles idées à l’occasion).
 
Mais le cadre politique est heureusement bien plus intéressant. Ici, la (jolie) couverture du roman annonce les couleurs : du rouge et du noir ; la version manifestant poing tendu, pas Stendhal et encore moins Jeanne Mas (enfin…) ; ah oui, y’a du blanc aussi, mais on y reviendra… Y’a surtout des cercles panoptiques : à l’évidence, Damasio a lu Foucault, et même qu’il a kiffé sa race (comme beaucoup de p’tits jeunes plus ou moins gauchiss’). L’idée du panoptisme n’est pas forcément neuve dans le genre, certes : avant même que Foucault ne déterre Bentham, la surveillance omniprésente de Big Brother dans 1984 n’en était après tout guère éloignée, et j’ai même cru comprendre que cette idée se trouvait bien plus explicitement au centre du méconnu Nous autres de Zamiatine, ouvrage précurseur s’il en est, qui figure dans ma pile à lire depuis bien trop longtemps… L’utilisation que fait Damasio du panoptisme est cependant fort intéressante, dans la mesure où, dans une logique éminemment foucaldienne, celui-ci n’apparaît pas dans le classique cadre indéniablement totalitaire des œuvres précédemment évoquées, mais dans celui d’une « société de contrôle » en apparence bien plus présentable et sympathique, qui a tout de la démocratie libérale. Et n’en est pas moins hideuse sous des dehors souriants et séduisants. Là encore, l’idée de ce totalitarisme discret dans un cadre démocratique n’est pas forcément neuve en science-fiction (par exemple, lisez Dick ; c’est un ordre), ni a fortiori dans la pensée politique (voyez les grands classiques de la pensée libérale sur la souveraineté populaire et le fait démocratique, Benjamin Constant, et surtout l’immense Tocqueville). Mais force est de reconnaître que Damasio manie bien sa sauce, évite les pires clichés du genre, et peut ainsi aborder une réflexion finalement assez originale, et probablement plus pertinente que bon nombre d’œuvres jouant dans le même registre.
 
On reprend. 2084, une lune de Saturne, une cité panoptique démocratique. Tout le monde y vote pour tout le monde, dans un sens : dans cette méritocratie totale, l’identité se réduit à un code de lettres témoignant du rang conféré par les concitoyens, appelés à noter leurs proches (c’est le système du Clastre). Tout en haut de la pyramide, l’identité se réduit ainsi à une lettre : le président est A, puis il y a B, etc. Et on descend ainsi, jusqu’aux cinq-lettres qui forment la base de la société. Système qui convient à beaucoup de monde, qui n’y trouve rien à redire. Pas tous, bien sûr : il y a la Volte.
 
Oui, la Volte, comme l’éditeur. Ce qui en dit long, et pas forcément pour le mieux… La Volte, à la base, c’était tout simplement la Révolte ; elle est devenue l’Evolte, plus vigoureuse, plus critique, portée par l’idée d’évolution ; puis la Volte quand le big boss du mouvement a été condamné à mort pour assassinat (Volution, volition, tout ça ; Damasio aime toujours autant les jeux de mots...). La Volte, donc. Une brochette d’anars, mi-bobos, mi-prolos, enfin, surtout bobos, quand même. Ces anarchistes ont bien évidemment des chefs, oui, enfin, non, mais, c’est-à-dire que… Passons. En dépit de tous leurs discours, le fait est que la Volte a des chefs autoproclamés héritiers légitimes du Prophète, les cinq pitres que l’on connaît sous le nom collectif de Bosquet. Parmi eux, celui qui nous retiendra le plus est Capt, prof de philo donc, et semble-t-il faire-valoir des ambitions mégalomanes de l’auteur. L’autre personnage charismatique (enfin, façon de parler), c’est Slift, son antithèse prolo-bourrine. Et toute une bande de p’tits jeunes qu’en ont grave après la société, tu vois, non mais j’veux dire, aux pieds de ces gens-là.
 
Très vite, la Volte se remet en cause, et se sépare de ceux qu’elle appelle dédaigneusement la Molte, les ch’tis bobos réformistes amateurs de slogans (ce qui me rappelle une histoire de poutre et de paille...) et d’attentats symboliques. Sur l’impulsion de Slift, la Volte prend le parti de la violence politique. De la vraie violence. Il y a toujours un plan symbolique, bien sûr, mais on se place quand même clairement dans la filiation trouble des anars poseurs de bombes et autres zélés prosélytes de l’action directe. La Volte déclare ainsi une guerre ouverte aux autorités du Cerclon, au confortable aveuglement petit-bourgeois, à à peu près tout ce qui fait la société de la lune de Saturne. Camarades, l’heure de la Volution a sonné !
 
Alors ? Alors.
 
Alors il y a bien des choses intéressantes dans tout ça. Déjà, poser la question de la violence politique de manière aussi frontale est audacieux et bienvenu (et, perso, ça m’intéresse d’autant plus que ça rejoint indirectement mon objet de recherche). Damasio évite également l’écueil du manichéisme, et sait à l’occasion multiplier les points de vue pour mettre en cause l’horreur du système et la légitimité de la volution. Il y a ainsi, très régulièrement, nombre de réflexions intéressantes et plutôt bien vues, qui n’abusent en outre pas excessivement des références, et ne sombrent en tout cas pas dans l’hermétisme pédant, comme on pouvait le craindre. Très bien sous cet angle, donc. La critique est souvent (pas toujours, hélas, mais on y reviendra) pertinente, qu’elle porte sur le Cerclon ou sur la Volte.
 
Mais il est un autre aspect de la thématique politique qui a plus particulièrement retenu mon attention, et dont je ne garantis pas vraiment qu’il figurait consciemment dans les intentions de l’auteur. Attention, tout ce qui suit est hautement subjectif, potentiellement débile, et contient même des vrais morceaux de 3615 Mavie (et vous avez bien raison de vous en foutre, mais bon, d’abord, c’est MON blog, et je suis LIBRE – aha – et je fais QUE C’QUE J’VEUX, d’abord).
 
Donc, Nébal et l’anarchisme. Une relation trouble, enfin bof. Auprès de certains droitiers de sa connaissance, Nébal se paye une réputation d’anarchiste (on me l’a dit ; ça, ou bien « rouge révolutionnaire », je cite) ; tandis qu’auprès de certains anarchistes de sa connaissance, Nébal se payerait presque une réputation de droitier. Ce en quoi les deux se plantent. Bon, je n’ai toujours pas eu l’occasion d’entamer vraiment la section politique de ce blog miteux (d’autant qu’elle n’intéresserait personne, je sais), et je ne vais donc pas m’étendre sur le sujet. Juste ceci : si je me pense assez, voire carrément, libertaire, je ne me reconnais pas dans la pensée anarchiste. Plusieurs raisons à cela : tout d’abord, je suis beaucoup trop pessimiste et misanthrope (quand bien même humaniste) pour être anarchiste – je n’y crois pas, tout simplement ; ensuite, j’ai tendance à considérer la « démocratie » comme un état de fait (lisez et relisez ce glorieux précurseur de la pensée libertaire qu’est le Discours de la servitude volontaire de La Boétie) : on a les hommes politiques et le régime qu’on mérite, on ne peut pas faire le bonheur des gens malgré eux, la Révolution ne peut fonctionner et ne devient légitime que si elle est « démocratique », j’entends par-là qu’elle est illusoire si elle ne peut susciter, au mieux l’adhésion, au pire l’indifférence, d’une majorité (là, dans un sens, c’est un peu marxiste, avant la dénaturation léniniste du « parti de révolutionnaires professionnels » ; mais peut-être serait-il plus juste de faire le lien avec le « conventionnalisme sociologique » de certains sophistes) ; c’est sans doute en raison de ce scepticisme à l’encontre du volontarisme révolutionnaire que j’avoue ne pas me reconnaître, mais alors pas du tout, dans les grands théoriciens anarchistes (j’y préfère sans l’ombre d’un doute les socialistes dits « utopiques » non anarchistes et les libéraux et libertaires – plus les gros pessimistes du genre de Hobbes, mais que voulez-vous…) : pour n’en citer que quelques-uns parmi les « classiques », Proudhon m’ennuie à force de contradictions, Bakounine m’indiffère, et Kropotkine me sidère de par sa profonde imbécillité. Ce qui m’amène au dernier point, et nous ramène à La Zone du dehors (si, si, z’allez voir).
 
Il est un lien indéniable, quand bien même surprenant voire absurde si l’on n’y regarde pas d’assez près, entre anarchisme et fascisme. Là, c’est dit. Je ne prétends certainement pas inventer le fil à couper le beurre ici, je ne fais que reprendre un classique de l’étude du fascisme (on peut se référer à Pierre Milza, par exemple). Les faits sont là, les passerelles sont nombreuses : Proudhon, ainsi, a eu très tôt une postérité d’extrême droite, par exemple avec Valois, fondateur d’un « cercle Proudhon », un temps membre de l’Action française, puis fondateur sous l’Occupation des « Faisceaux », qui sont une des rares formes authentiques de fascisme français ; Sorel, de même, théoricien de la violence politique désireux de réconcilier Marx avec Proudhon, a un temps fréquenté l’Action française, et l’on sait que ses ouvrages figuraient parmi les lectures de chevet de Mussolini, lequel a d’ailleurs constitué le parti fasciste comme une symbiose de courants socialistes révolutionnaires non-marxistes et de nationalisme (pas un hasard si les chemises fascistes étaient noires…). Ce mélange de socialisme non marxiste et de nationalisme, toujours dans une perspective révolutionnaire, est bien la principale caractéristique du fascisme, avec sa volonté de créer un homme nouveau, et avant le totalitarisme (davantage un moyen qu’une fin, comme la « dictature du prolétariat »). On le retrouve à vrai dire chez un Bakounine, militant panslaviste (on peut ajouter à cela, de manière particulièrement sensible dans le cas de l’Allemagne nazie, la postérité de l’antisémitisme de gauche, très sensible chez Proudhon, notamment – mais à vrai dire aussi, quand bien même de manière paradoxale, chez Marx…). La Révolution sociale et nationale pouvait d’ailleurs très bien s’accommoder d’un certain conservatisme sous d’autres angles (voyez Proudhon sur la famille…). Enfin se pose la question du volontarisme révolutionnaire, dans une perspective nihiliste : on connaît les postérités douteuses et absurdes de Nietzsche (qui est d'ailleurs souvent cité par Damasio)… Mais Kropotkine, figure de proue du nihilisme russe, est sans doute ici un exemple plus révélateur, et moins contestable ; à la lecture de La Morale anarchiste, on ne peut s’empêcher de faire un lien avec l’idéologie fasciste. En parlant de postérités étranges, on peut d’ailleurs évoquer ici Sade : dans Salo ou les 120 journées de Sodome, film de Pasolini par ailleurs plutôt décevant à mon sens (car trop lourd d’intellectualisme soixante-huitard, avec bibliographie dans le générique s’il vous plaît et des slogans en veux-tu en voilà), un des passages les plus percutants est celui où l’un des libertins proclame solennellement : « Nous autres fascistes sommes les seuls véritables anarchistes. » Pas de doute là-dessus en ce qui me concerne.
 
Et j’ai trouvé ça frappant dans La Zone du dehors. Peut-être était-ce intentionnel de la part de Damasio (qui n’est certainement pas un con), mais j’avoue en douter : en tout cas, les chefs de la Volte sont franchement insupportables, et sont bien des gros fafs, sans doute inconsciemment (et, dans la lignée d'un Proudhon et des sinistres gauchiss' franchouillards qui pullulent à l'heure actuelle, ils sont passablement réac sur certains points, voyez leur anti-technologisme, par exemple). Ces chefs qui prétendent n’en être pas multiplient les ordres incontestables, ne s’embarrassent guère du débat (assez tordant de voir dans ce roman des AG constructives ; et puis quoi encore…), et jouent volontiers du culte de la personnalité. Ils rejettent en bloc la limitation morale, Slift en particulier : ils sont bien au-dessus de tout ça. Il sont à vrai dire au-dessus de tout, Capt notamment ; confronté à la masse des veaux marins lambda qui se foutent de tout (là encore, lisez Constant et Tocqueville), Capt et ses potes entendent bien s’ériger une place de détenteurs de la Vérité (par nature incontestable ; ce qui ne les empêche pas de recourir à l'occasion au mensonge comme à une arme – un « pieux mensonge », lointain héritage de Platon ?), d’éducateurs du peuple, quand bien même (ou peut-être surtout parce que) celui-ci ne leur a rien demandé : ils entendent bien faire le bonheur des gens malgré eux, et peu importe le prix à payer (l’élitisme foncier de ceux qui se disent anarchistes m’a toujours scié, personnellement). Oui, une belle brochette de fafs…
 
En moins classe, ceci dit, mais c’est là encore quelque chose d’assez réaliste. Les anarchistes ne sauraient le plus souvent envisager cette assimilation, ils sont incapables de l’assumer. Ils assument peu, d’ailleurs : même pas le titre de « terroristes » que les médias s’empressent de conférer à la Volte, et qui est pourtant indéniable… Il s’agit bien pour eux, après tout, de faire peur pour faire changer les idées et parvenir à leur but, ce qui est la définition même du terrorisme. Mais non : ils sont au-dessus de ça, là encore. Ils sont assez paranoïaques, aussi ; et, là encore, ça m’a rappelé des exemples très concrets…
 
Bref : La Zone du dehors, à mon sens, décortique autant les rouages de l’anarchisme que ceux de la société de contrôle. Je ne sais pas si c’est volontaire, mais c’est en tout cas saisissant. Et bien plus intéressant, en tout cas, que le final grossier du roman, d’un aveuglement et d’une mégalomanie impressionnants ; franchement, les gens, si vous voulez lire un bon bouquin de SF décrivant intelligemment la mise en place d’une véritable « utopie » anarchiste, lisez plutôt Les dépossédés d’Ursula Le Guin
 
Bon, je me suis étendu sur l’aspect politique du bouquin, mais c’est un peu le but, aussi… Concluons vite sur le reste. Le mélange essai / roman fonctionne plus ou moins bien selon les passages. Mais l’action, quand il y en a, est plutôt bien menée. Le style oscille plus encore que dans La Horde du contrevent entre très bon et carrément ridicule et hautement agaçant : certains dialogues, notamment, sont à mourir, riches en jeux de mots pourris et en slogans ridicules, débordant d’emphase et faussement populos : Slift, notamment, est à baffer… On peut par ailleurs critiquer le procédé, repris davantage à bon droit et de manière plus pertinente dans La Horde du contrevent (malgré le côté gadget des glyphes, pas encore employés ici), des points de vue multiples s’enchaînant sur de brèves séquences : c’est souvent gratuit, et ça ne facilite guère la lecture… Surtout, c’est long : ça se lit bien, voire très bien, jusqu’à la moitié environ, puis l’intérêt diminue au fur et à mesure des coups d’éclat de la Volte (qui rencontrent bien entendu une forte adhésion populaire, mais bien sûr…) ; la fin du roman, en gros à partir du ridicule procès de Capt (bien qu’opposant farouche à la peine de mort, je crois que j’aurais très vite voté pour exécuter ce cuistre, si ça pouvait abréger le supplice...), est même franchement chiante et horripilante.
 
Restent quand même quelques bonnes choses ici ou là, quelques éclats d’intelligence et de bon goût, qui font de La Zone du dehors un premier roman pas abouti, très critiquable, mais pas totalement inintéressant non plus : je ne regrette pas ma lecture et c’est déjà bien.
 
Voilà.
 
 
« Eh, Nébal, t’oublies pas quelque chose ? »

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Ah si, c'est vrai : le bouquin est accompagné d'un DVD intitulé Radmovies (aha), et réalisé par Ludovic Duprez et Erwan Castex, présentant sous le titre damasien au possible (dans ce qu'il a de pire) de Dieu n'a pas d'yeux, un court-métrage inspiré par La Zone du dehors, et destiné semble-t-il à préfigurer une adaptation en long-métrage du roman (plein de petits machins à côté reviennent sur le développement du projet). Et franchement, les gens, je crois pas que ça soit une bonne idée : parce que ce que vous nous offrez là avec une prétention et une emphase éléphantesques, ben c'est quand même franchement hideux et ridicule, et tout simplement inutile. Je vous jure.

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Ca se précise (un peu)

Publié le par Nébal

Je sais que c'est pas bien intéressant, mais juste, voilà : je vais orienter ma thèse sur la IIe République, tout compte fait, et c'est tant mieux, et même que ouf.

Voilà.

Désolé.

Vous pouvez reprendre une vie normale.

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"Mémoire vive, mémoire morte", de Gérard Klein

Publié le par Nébal

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KLEIN (Gérard), Mémoire vive, mémoire morte
, Paris, Robert Laffont, coll. Ailleurs & Demain, 2007, 334 p.
 
Est-il encore nécessaire de présenter Gérard Klein ?
 
 
Probablement, en fait. Parmi les inconscients qui rodent à l’occasion sur ce blog miteux, il en est qui ne s’intéressent guère à la science-fiction, et qui pourraient subitement croire que L’Instit’ écrit des livres, et, pire que tout, que je trouve le moyen de les lire et d’en parler… Non, je vous rassure, mes candides lecteurs, ce Gérard Klein-là n’a rien à voir avec celui qui est devenu depuis le décès de Jacques Martin (sous vos applaudissements) le maître incontesté de la pédopornographie télévisuelle soft à destination des mémères ménopausées. Le Gérard Klein dont j’entends vous parler, c’est le vrai, le seul, l’unique. Une légende vivante, dans le milieu de la SF française. Si, si. Auteur de SF dès l’époque héroïque où les Français découvraient tout juste Asimov, Heinlein, Sturgeon et Van Vogt (et trouvaient même du talent à ce dernier, c’est dire !), puis, entre autres, fondateur en 1969 de la fameuse collection Ailleurs & Demain chez Robert Laffont, la première en France à avoir publié de la science-fiction en grand format, et ainsi, progressivement, à l’avoir émancipée de l’étiquette « roman de gare / mauvaise littérature » qui lui colle hélas encore aujourd’hui chez les cons (je vous parlerai bientôt de La Route de Cormac McCarthy). Ce qui fait déjà d’Ailleurs & Demain une collection historique. Mais le plus fort, ma bonne dame, c’est qu’Ailleurs & Demain existe encore aujourd’hui, toujours entre les mains de Gérard Klein, et ça, c’est unique. La collection a ainsi gagné au fil des années un prestige incomparable, publiant nombre d’incontournables du genre, souvent primés, parmi lesquels on peut citer Fritz Leiber, Philip K. Dick, Robert Silverberg, Ursula K. Le Guin, Norman Spinrad, et, surtout, Dune de Frank Herbert et Hypérion de Dan Simmons, œuvres majeures s’il en est. Et aujourd’hui encore, même si les sublimes couvertures métallisées d’antan ont laissé la place aux hideux travaux pratiques de Jackie Paternoster (le kilt psychédélique du présent volume figurant parmi le moins pire de la production paternostérienne), même si l’on a vu apparaître à l’occasion dans le catalogue de la collection quelques indignités pour des raisons que la raison n’ignore certainement pas (les préquelles et séquelles de Dune par le fiston Herbert et un complice), Ailleurs & Demain reste une collection de référence, riche en merveilles, et s’autorisant même à l’occasion quelques prises de risques, ainsi avec la publication récente du sublime « Quatuor de Jérusalem » d’Edward Whittemore.
 
Donc Gérard Klein est une légende vivante. En conséquence – et l’ego souriant du bonhomme n’y est probablement pas pour rien –, Gérard Klein fait l’objet d’un véritable culte, peu avare en flagornerie. J’avoue avoir moi-même joué à l’occasion au « sycophante glaireux » (copyright Eric H.), prosterné devant le Divin Maître. Entendons-nous bien : nulle flatterie hypocrite là-dedans, nulle méchanceté moqueuse non plus ; pour ce que j’en sais, Gérard Klein a de l’humour, et mon respect à son égard ne saurait être mis en doute. Ceci dit, comme j’ai été sommé de m’en expliquer, c’était avant tout le directeur de collection que j’admirais ; quant à l’auteur, je n’en avais lu qu’une seule nouvelle, « Le Rôle de l’homme », publiée dans un récent Bifrost à l’occasion d’un volumineux dossier consacré à Gérard Klein (et reprise dans ce volume), laquelle, je dois bien le reconnaître, ne m’avait pas laissé un souvenir impérissable… Alors le Divin Gérard Klein m’intima d’expier mes péchés, en lisant au plus vite L'épargne des ménages (Paris, PUF, coll. L’Economiste, 1970, 223 p., écrit en collaboration avec Louis Fortran – voui, Gérard Klein est aussi économiste ; là, j’avoue avoir eu un peu la flemme, honte sur moi…) et Mémoire vive, mémoire morte, qui venait tout juste de paraître. Chez Ailleurs & Demain.
 
Nous parlons donc bien d’un recueil de nouvelles de Gérard Klein publié par Gérard Klein dans la collection dirigée par Gérard Klein, avec une, non, deux préfaces de Gérard Klein. Certes, la pratique est courante et n’est finalement pas scandaleuse, mais j’avoue que, à mon sens, cela peut bien autoriser le sourire, voire le sarcasme. Même de la part de Gilles Dumay dans le dernier Bifrost, quand bien même le retour à l’envoyeur serait assez aisé pour le coup, et probablement en pire (enfin, en même temps, je dis ça, mais je n’ai pas lu Resident Evil… étrangement, j’avoue qu’il ne me tente guère…). Gilles Dumay s’est donc fendu d’une critique assez acerbe contre le « recueil de vieilleries ». Une critique à mon sens parfaitement légitime (même si je suis loin d’être toujours d’accord avec lui, Gilles Dumay est un critique que j’estime), et qui, dans un sens, me paraissait même plutôt rafraîchissante au milieu du concert de louanges plus ou moins sincères… Me restait néanmoins à me forger ma propre opinion. C’est parti.
 
Mémoire vive, mémoire morte est donc un recueil de nouvelles de Gérard Klein, ne comprenant qu’un seul inédit, et parcourant un demi-siècle de carrière. Ce que l’auteur, avec le sourire, présente d’entrée de jeu à sa manière inimitable : « Attention, ce recueil est historique. » (p. 7) Et c’est pas faux, dès l’instant que l’on veut bien comprendre qu’il y a là davantage qu’un ego boursouflé.
 
Dans un premier temps, intitulé « Naguère », Gérard Klein nous livre trois nouvelles relativement récentes et qui figurent parmi ses préférées. On commence ainsi avec « La Serre et l’Ombrelle » (pp. 17-47), une nouvelle écrite en 1989 pour un numéro spécial de Libération consacré au réchauffement climatique. Et c’est bien à mon sens une excellente entrée en matière, extrêmement riche, fourmillant d’idées ; un texte assez étrange, également, où les souvenirs et les procédés de « l’âge d’or » se mêlent avec un relatif bonheur à des procédés et des interrogations plus contemporains. Une très bonne nouvelle, inventive et prenante, intelligente aussi (loué soit le Divin Gérard Klein de ne pas tomber dans le piège écolo-bobo de la tentation réactionnaire). Un regret, pourtant ; il y avait là, à mon sens, matière à un texte plus long, qui aurait pu éviter les écueils d’une fin en queue de poisson, jouant un peu artificiellement du deus ex machina ; mais c’est ce que Gérard Klein lui-même semble admettre dans sa préface, invoquant en guise d’explication (parfaitement légitime) les limites nécessairement imposées par le journal pour ce texte.
 
« Mémoire vive, mémoire morte » (pp. 48-76), ensuite, est présentée par l’auteur comme étant sa nouvelle préférée (p. 9). De manière assez surprenante, Gérard Klein s’y livre à une science-fiction assez moderne, qui n’a pas été sans me faire penser à Greg Egan dans certains de ses meilleurs textes. Un récit intéressant, à nouveau, quand bien même il m’a semblé parfois un peu trop alambiqué sur le plan formel. Restent quelques très belles pages, et une interrogation originale et pleine de sens, pour un texte doux-amer, sourdement angoissant et nostalgique. Beau, tout simplement.
 
On change radicalement d’atmosphère avec « ACME ou l’Anti-Crusoé » (pp. 77-86), un texte relevant à peu de choses près de l’exercice de style résolument expérimental. A priori, ce genre de textes ne m’attire guère, quand il ne va pas jusqu’à m’irriter. C’est donc avec une certaine appréhension que j’en ai entamé la lecture. Pourtant le résultat m’a semblé plutôt concluant, notamment en ce que l’expérimentation ne s’y révèle pas gratuite, mais partie intégrante du récit, qui la justifie. Si certains jeux calligraphiques, jeux de mots, etc., peuvent laisser de marbre, voire agacer un tantinet, j’ai néanmoins été surpris d’y croiser ici ou là quelques jolies formules, véritablement poétiques. Assez convaincant, donc.
 
On aborde alors la deuxième partie du recueil, intitulée « Jadis », composée de nouvelles figurant déjà en 1958 dans le recueil Les Perles du temps. La transition est à vrai dire assez brutale. Gérard Klein semblait s’interroger à ce sujet, mais, très honnêtement, je doute qu’un lecteur non averti commette l’erreur de mettre tous les textes composant Mémoire vive, mémoire morte sur le même niveau. Tout cela est indubitablement daté ; non que cela soit en tant que tel un défaut – certains textes sont très réussis –, mais il n’en reste pas moins que cette deuxième partie est à mon sens et de très loin la moins intéressante du recueil.
 
Elle commence néanmoins de manière plutôt sympathique, avec « Le Monstre » (pp. 89-105), nouvelle dont le titre n’est certainement pas le plus original de tous les temps, mais qui se révèle assez agréable, un peu à la manière d’un vieil épisode de La Quatrième dimension particulièrement noir. « La Fête » (pp. 106-115) est également une réussite : une nouvelle triste et poétique, assez saisissante. De même pour « Les Abandonnés » (pp. 116-124), intéressante pièce de science-fiction paranoïaque à base d’univers parallèles qui n’est pas sans évoquer Philip K. Dick (sans qu’il y ait eu influence pour autant, semble-t-il, la nouvelle étant antérieure à la découverte de Dick en France).
 
La suite m’a beaucoup moins convaincu, et ce dès « L’Ecume du soleil » (pp. 125-159) : si le texte touche de par ses personnages très humains et leur fascination bien compréhensible pour les étoiles, il n’en est pas moins verbeux et finalement assez vite ennuyeux. Dommage… « Les Voix de l’espace » (pp. 160-177) et « Impressions de voyage » (pp. 178-186) poursuivent hélas dans cette voie, et s’oublient rapidement.
 
Les choses s’améliorent quelque peu par la suite, tout d’abord avec « Bruit et Silence » (pp. 187-196), intéressante nouvelle sur la télépathie, qui souffre cependant un peu de la comparaison avec des classiques du genre, plus récents il est vrai (je n’ai pas encore lu L’oreille interne de Robert Silverberg – publié en France par Gérard Klein, d’ailleurs, si je ne m’abuse –, c’est pour bientôt promis juré, mais je pourrais citer par exemple L’Homme nu de Dan Simmons). « Civilisation 2190 » (pp. 197-202), le plus vieux texte du recueil, et une des premières nouvelles de l’auteur, est également assez sympathique, débordant d’un humour là encore assez dickien (mais voir plus haut).
 
Avec « Les Prisonniers » (pp. 203-219), on retombe hélas un cran en-dessous. J’avoue n’avoir vraiment pas été convaincu par ce récit allégorique passablement verbeux ; et il s’agirait pourtant d’une version quelque peu expurgée, Gérard Klein, qui ne cache pas une certaine faiblesse pour ce texte, expliquant dans la préface qu’il s’est « efforcé d’écourter dans cette réédition la philosophie un rien bavarde mais peut-être toujours d’actualité sur le conformisme et le refus de la réflexion personnelle » (p. 11). Certes, mais un élagage supplémentaire n’aurait peut-être pas été de trop…
 
On passe ensuite à la troisième partie de Mémoire vive, Mémoire morte, intitulée « Brèves et temps incertains », et qui reprend des textes très divers et généralement parmi les plus récents, à l’exception du premier, la short story vraiment très très short intitulée « Tout conte fait » (p. 223), plutôt lourdingue et dont on aurait pu se passer. Suit une deuxième short story vraiment très très short, « La Question » (p. 224), heureusement bien plus intéressante, à la fois amusante et pertinente, un peu à la manière de Fredric Brown.
 
« Spéculons sur l’avenir » (pp. 225-242), ensuite, est une nouvelle assez originale sur la base du voyage dans le temps, où l’économiste joue avec l’écrivain, pour un résultat particulièrement intéressant et bien vu, où la spéculation cynique des premières pages finit par laisser la place à une sorte d’utopie délicieusement naïve (ou bien… ?). Un des meilleurs textes du recueil à mon humble avis.
 
Après quoi « Pour en finir avec l’An 2000 » (pp. 243-250) constitue une pochade rafraîchissante, qui ne prête qu’à rire, mais c’est déjà bien.
 
« Dernière idylle » (pp. 251-269) retrouve ensuite une tonalité paranoïaque nettement dickienne (parfaitement assumée, Dick est cette fois cité dans le texte) et en même temps gentiment grivoise. Si la chute est téléphonée, le résultat est tout de même assez convaincant.
 
C’est moins vrai pour ce qui est du texte suivant, « Le Rôle de l’homme » (pp. 270-278), déjà lu dans Bifrost, donc, qui est certes assez charmant, mais donne trop l’impression d’avoir déjà été lu ailleurs. Pour ma part, cela m’a un peu fait penser au superbe Demain les chiens de Clifford Simak et, sans surprise, Gérard Klein ne soutient pas ici la comparaison…
 
« Trois belles de Bréhat » (pp. 279-289), le seul inédit de ce recueil, m’a également laissé un sentiment assez mitigé. Ce texte ne relevant pas de la science-fiction, sorte de poème en prose hautement introspectif et un tantinet expérimental, séduit par sa puissance émotionnelle et sa justesse en même temps qu’il agace par ses maladresses occasionnelles et ses prétentions stylistiques pas toujours bien maîtrisées.
 
Enfin, en guise de « Coda », « Point final » (pp. 293-301) se révèle une franche réussite, noire et troublante, parfaitement appropriée à la tonalité générale du recueil.
 
Ah, mais ce n’est pas tout à fait fini, en fait (y’en a un peu plus, je vous le mets ?), puisque l’on trouve également en guise d’annexe (avant une imposante bibliographie) la « Préface à l’édition de 1982 des Perles du temps : Mais qu’avons-nous perdu ? » (pp. 305-312). Mais, honnêtement, on peut s’en passer : on ne retire à mon sens pas grand chose de ce texte tenant un peu du serpent de mer, et un peu borné à l’occasion…
 
A mon tour de conclure : on l’aura compris, je ne qualifierai certainement pas Mémoire vive, mémoire morte de chef-d’œuvre incontournable, ni même de « très bon ». Cela dit, même s’il est par nature relativement inégal, il constitue néanmoins un bon recueil, qui se lit agréablement. J’aurais dans un sens envie de dire qu’il s’agit en outre d’une lecture intéressante car – oui, effectivement – « historique ». Ce recueil nous offre l’occasion de parcourir près d’un demi-siècle de science-fiction française, en suivant les traces de l’un de ses plus prestigieux représentants. Et ce n’est pas rien. Pour le jeune béotien que je suis, il n’est en effet guère aisé de se procurer les ouvrages de science-fiction française antérieurs aux années 1990 : pour bon nombre d’entre eux, la seule solution est encore de faire le tour des bouquinistes, et l’on se retrouve alors souvent noyé devant un flot de petits bouquins aux couvertures bigarrées, pour bon nombre d’entre eux sombrés dans l’oubli, et où le meilleur côtoie le pire… Ne serait-ce qu’à cet égard, en ce qui me concerne, Mémoire vive, mémoire morte vaut le détour. D’autant qu'il vaut assurément plus qu’un simple « document » (ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit), dans la mesure où certains des textes le composant sont de franches réussites.
 
Après cette seule lecture, je ne cacherai pas que, chez Gérard Klein, l’éditeur me paraît toujours plus admirable que l’auteur ; mais l’auteur me paraît néanmoins très intéressant, et bien plus moderne et subtil que ce à quoi je m’attendais. Et tout cela me donne bien envie de rajouter dans mon étagère de chevet Les Seigneurs de la guerre, semble-t-il le plus fameux roman de Gérard Klein, et dont on a dit le plus grand bien. A suivre…

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"Le Monde vert", de Brian Aldiss

Publié le par Nébal

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ALDISS (Brian W.), Le Monde vert, traduit de l’anglais par Michel Deutsch, Rennes, Terre de Brume, coll. Poussière d’étoiles, [1962] 2007, 218 p.
 
Brian Aldiss, deuxième approche après Croisière sans escale. Mais on continue avec les classiques, les incontournables de la science-fiction avec Le Monde vert, Prix Hugo 1961. Et l’auteur britannique de jouer une fois de plus la carte du sense of wonder, de manière encore plus frappante.
 
Imaginez. La Terre dans cinq milliards d’années. Une Terre qui a cessé de tourner sur elle-même, présentant toujours la même face à un Soleil sénile sur le point de se transformer en supernova, tandis que son autre hémisphère reste sempiternellement plongé dans une nuit froide et obscure. A la lisière de ces deux mondes, entre le désert carbonisé et le désert glacé, s’est développé un écosystème unique, bien éloigné de celui que nous connaissons. Les mammifères, pour la plupart, ne sont plus. Les espèces dominantes appartiennent toutes à un singulier groupe au croisement du végétal et de l’animal. Et, partout, la jungle. Une forêt équatoriale gigantesque, vertigineuse et impénétrable. Depuis la cime des arbres, on observe fasciné l’ascension des travertoises, ces fantastiques araignées végétales grandes de plus d’un kilomètre, et leurs toiles invraisemblables qui relient la Terre à la Lune. Et, au-delà, toute une faune improbable, une flore ahurissante, engagées dans une cruelle lutte pour la survie, qui ne laisse jamais le moindre répit.
 
C’est le monde qu’arpentent les derniers descendants de l’espèce humaine. Ils ne nous ressemblent guère. La civilisation n’est même plus un lointain souvenir. L’homme a dégringolé les maillons de la chaîne alimentaire. L’homme, autrefois si arrogant, si sûr de sa nécessaire domination sur une nature qu’il avait cru domestiquer, est désormais un être faible, mineur, dernier vestige archaïque d’une espèce en sursis, qui n’est plus tout à fait à sa place dans ce monde-là. Les derniers humains forment une société tribale, constituée de petits groupes matriarcaux, condamnés à affronter sans répit la nature sauvage et terrible qui constitue leur seule ligne d’horizon, jusqu’au jour où, avec un peu de chance, ils pourront accomplir le rituel de l’Ascension, et se confronter à leur destin le long des toiles des travertoises.
 
Parmi ces humains, il y a Gren, un jeune garçon frondeur et têtu, brillant sans doute, mais qui supporte mal l’autorité. Gren est bien vite exclu de sa tribu, et se retrouve livré à lui-même dans ce monde étrange, engagé dans une quête absurde, quête de sens et de réponses, qu’il trouvera peut-être auprès de la femme Yattmur, de ces étranges humains végétatifs qui ont trouvé le bonheur dans l’esclavage, ou encore d’un envahissant champignon télépathe…
 
Brian Aldiss, avec Le Monde vert, livre un roman post-apocalyptique (ou apocalyptique ?) très graphique, où le cadre est essentiel. Son imagination foisonnante nous garantit un univers riche et stupéfiant, où les merveilles abondent, qui plongent le lecteur dans une contemplation extatique et terrible, fascinante et horrifiante. On l’a souvent dit, mais c’est assez vrai : on ne peut s’empêcher d’établir un lien avec certains textes de Ballard, très picturaux, et jouant sur des procédés assez similaires.

Mais l’auteur a également su créer une faune et une flore complexes et cohérentes, d’une richesse et d’une inventivité rares. De même, les rites sociaux des tribus humaines et autres sont dépeints avec précision et lucidité, à la manière de ce que l’on peut trouver dans les meilleurs récits de Jack Vance et d’Ursula K. Le Guin.
 
Avec une touche personnelle indéniable, néanmoins : Brian Aldiss m’avait déjà surpris en insérant avec brio une touche de thriller dans le récit d’arche stellaire de Croisière sans escale ; cette fois, il vient perturber le flot d’images et la contemplation béate qu’il pourrait entraîner en jouant résolument la carte de l’horreur : ce monde vert est beau comme un cauchemar, comme une plante carnivore dont les couleurs chatoyantes et les formes harmonieuses dissimulent mal un appétit vorace. Cette Terre est un monde cruel et terrible, un monde où le moindre instant d’inattention se révèle fatal, un monde où la terre elle-même, la nature sous toutes ses formes, est un ennemi insatiable, toujours sur le qui-vive, un monde où tout, absolument tout, se révèle dangereux. Un monde finalement très réaliste, dans lequel la façade de domestication de la nature ayant été fissurée, ne reste plus que la lutte pour la survie, dans toute son horreur absurde, et d’autant plus absurde que la fin est proche. L’état de nature dans sa dure réalité. Chaque page recèle la potentialité d’une mort terrible, et sur laquelle on est obligé de tirer bien vite un trait : les sentiments sont superflus dans un monde pareil… Cela surprend, au début, mais force est de reconnaître que c’est très bien vu, et que cela contribue encore un peu plus à l’originalité du roman, mais aussi à sa force.
 
De tout cela on aurait sans doute envie de conclure immédiatement au chef-d’œuvre. Je ne suis pourtant pas de cet avis. Si je ne saurais nier l’inventivité et la pertinence de ce court roman, si je n’oserais certainement pas le qualifier de « mauvais », ni même de « médiocre », le fait est qu’il m’a un peu déçu, et que le bilan, au final, me paraît plutôt mitigé. Deux raisons à cela, essentiellement, et qui nous renvoient aux comparaisons évoquées plus haut. En effet, Brian Aldiss n’est pas Ballard : il n’a pas son élégance, sa finesse, sa subtilité dans le graphisme ; si le « trop plein » de ce monde foisonnant ne constitue certainement pas un défaut, bien au contraire – la sensation d’étouffement qu’il procure est pour beaucoup dans l’atmosphère du roman –, le style, hélas, ne suit pas, souvent terne, voire maladroit : la peinture est superbe, mais les crayonnés y figurent encore, et si l’idée est brillante, la réalisation est plus contestable.

De même, Brian Aldiss n’est pas Vance : si, dans Le Monde vert comme, par exemple, dans Le cycle de Tschaï, le récit constitue essentiellement un prétexte pour le cadre, il se révèle néanmoins bien vite plutôt laborieux, bien moins efficace et fluide dans l'action ; on se lasse assez rapidement de la tendance « un mort par page », et des ellipses parfois fâcheuses qui jalonnent le roman, certaines scènes s’étendant inconsidérément, quand d’autres donnent l’impression tout aussi regrettable de passer du coq à l’âne... La brièveté du roman, dès lors, devient incontestablement un atout, qui n’empêche pas cependant l’ennui de s’installer.
 
Au final, Le Monde vert me laisse ainsi l’impression plutôt décevante d’un roman très inventif, qui aurait pu être excellent, mais pèche par trop d’aspects pour convaincre totalement. J’espère que la fameuse « trilogie d’Helliconia », qui traîne depuis quelque temps déjà dans ma volumineuse pile à lire, me permettra enfin de tirer un bilan résolument positif de cet auteur phare qui, pour l’instant, me paraît quelque peu inférieur à sa réputation.

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Mémoires d'outre-tombe, t. 1, de Chateaubriand

Publié le par Nébal

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CHATEAUBRIAND (François-René de), Mémoires d’outre-tombe, t. 1, édition nouvelle établie d’après l’édition originale et les deux dernières copies du texte avec une introduction, des variantes, des notes, un appendice et des index par Maurice Levaillant et Georges Moulinier, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1951, XLII + 1232 p.
 
Chateaubriand est un con.
 
« Te voilà bien hardi, jeune Nébal ! Mais pourquoi commences-tu par une assertion aussi lapidaire et puérile ? »
 
Certes, certes, cela mérite bien une petite explication. Comprenons-nous bien : je n’entends certainement pas établir par-là une quelconque ressemblance entre le père du romantisme français et le sinistre pouacre scribouillant ce blog miteux. Si l’on peut bien relever chez le fameux Breton quelques traits caractéristiques du Nébal – une certaine naïveté à l’occasion, la dépression, la tendance à s’en foutre plein la gueule avec plus ou moins de sincérité, l’égocentrisme, l’orgueil, la mégalomanie et la paranoïa –, il est néanmoins évident que la comparaison est hors de propos. D’ailleurs, et bien évidemment, je ne suis pas tout à fait sincère quand je dis que Chateaubriand est un con… Si je commence par-là, c’est pour une raison bien simple : poser rapidement que je n’entends pas me livrer à une étude sérieuse, fine et pertinente sur le grand-œuvre du grand homme. Vous en trouverez aisément des dizaines, pour ne pas dire des centaines, et je n’aurais certainement pas grand chose à y ajouter. Alors j’ai pris le parti – probablement débile – d’envisager le compte rendu de cette lecture comme j’envisagerais celui d’un Perry Rhodan, par exemple. Normalement, quoi.
 
Le fait est, pourtant, que je ne me suis pas risqué à entamer les Mémoires d’outre-tombe par pur plaisir, ou simple désire inconsidéré d’améliorer quelque peu ma culture classique (qui en a bien besoin). Non, j’ai avant tout répondu à l’appel du devoir : travaillant sur la répression politique durant la première moitié du XIXe siècle, je pouvais difficilement passer à côté de ces mémoires, qui font à vrai dire figure d’incontournables (quand bien même, à mon sens, et au-delà du prestige littéraire, on en trouvera pour, à peu de choses près, la même époque de bien plus pertinentes – Rémusat, Tocqueville… Je vous en reparlerai probablement, en tout cas pour ce qui est du génial auteur de La démocratie en Amérique), et présentent à mes yeux l’avantage certain d’évoquer un homme qui s’est retrouvé des deux côtés de la barrière, si j’ose dire : l’homme politique légitimiste et contre-révolutionnaire est indissociable de l’opposant à Napoléon, du héraut de la liberté de la presse et du défenseur de cette petite dinde de duchesse de Berry. Indispensable, donc.
 
Maintenant, j’avouerai que, au-delà du seul plan littéraire – où l’importance de Chateaubriand est indéniable, il suffit de se rappeler la fameuse déclaration d’intention de Victor Hugo : « Être Chateaubriand ou rien ! » –, la faveur accordée à cet homme m’a toujours paru quelque peu exagérée. Sur le terrain pratique, Chateaubriand constitue indéniablement à mes yeux un nain politique dès l’instant qu’on le compare à la multitude de figures marquantes qui ont traversé cette complexe période de l’histoire de France, y compris au sein de son parti (prenez Berryer, par exemple), et a fortiori au-delà (on aura bien évidemment l’occasion de revenir sur Napoléon…) ; sur le plan des idées, de même, la contradiction fondamentale au cœur de sa pensée, le vœu pieux de réconcilier légitimisme et liberté, en fait un théoricien à la postérité mort-née, un auteur quelque peu confus, en tout cas isolé, et finalement de peu d’influence, d’autant que la concurrence était particulièrement rude à cette époque. Qui, aujourd’hui, pourrait prétendre sans rire (ou sans faire rire) reprendre à son compte les conceptions politiques de Chateaubriand ? Oh, on trouve bien encore quelques légitimistes de nos jours, étranges atavismes bornés affichant leur haine de la modernité à chaque messe du 21 janvier, mais ceux-là sont sans surprise d’une tendance plus haineuse, se ressourçant auprès de Joseph de Maistre, de Louis de Bonald, et probablement plus encore de Charles Maurras : le libéralisme de Chateaubriand les sidère… Et sans doute, pour cette raison, ne se reconnaissent-ils pas davantage, sur le plan spirituel, dans « l’esthétisme » catholique du Génie du christianisme ; je doute à vrai dire qu’il s’en trouve beaucoup aujourd’hui pour vanter la finesse et les mérites de cet ouvrage qui fut pourtant en son temps un best-seller… Comment expliquer, dès lors, le prestige dont continue de jouir Chateaubriand, plus d’un siècle et demi après sa mort, au-delà du seul plan littéraire ? Peut-être faut-il y voir avant tout le choix « par défaut » d’une contre-révolution « présentable », « respectable », éventuellement conciliable, dans ses aspects les plus modernes, avec l’évolution ultérieure des événements… Je ne sais pas. Mais il me semble en tout cas que, pour cette raison, Chateaubriand représente bien – de même que, plus tôt, un Bossuet, disons – un pan de la « culture officielle », qui ne doit véritablement sa survie de nos jours, par une sorte de raisonnement circulaire, qu’au statisme de cette culture. Bon, je dis peut-être beaucoup de bêtises… Mais voyez plus haut.
 
Abordons maintenant l’ouvrage en lui-même. Par un regret, tout d’abord : l’appareil scientifique me paraît d’un intérêt très limité, au-delà des variantes ; les notes dispensables sont abondantes, quand nombre de points importants – concernant l’idéologie ou les personnalités évoquées, notamment – sont royalement ignorés… Et on regrettera de même, dans l’appareil scientifique comme dans l’introduction, une certaine tendance à l’hagiographie, négligeant les travers les plus évidents de l’auteur.
 
Chateaubriand a consacré une quarantaine d’années à la rédaction de ses mémoires : on peut bien parler, ici, de l’œuvre d’une vie. Rappelons d’ailleurs cette justification du titre : Chateaubriand, qui n’a cessé de revenir sur son texte, souhaitait qu’il ne soit publié que longtemps après sa mort (une cinquantaine ou soixantaine d’années)… quand bien même il ne rechignait pas à en lire régulièrement des extraits à ses proches. Ce souhait ne sera pas réalisé, les mémoires étant publiées peu après la mort de l’auteur.
 
L’œuvre en elle même se découpe en quatre parties, et ce premier volume reprend les deux premières en intégralité (le jeune homme, le voyageur, le soldat pour la première partie, la deuxième étant consacrée à l’homme de lettres) et le début de la troisième (l’homme politique ; ce tome s’achève avec le livre XXIV, c’est-à-dire avec l’Empire : Chateaubriand, après les Cent Jours, s’est projeté dans l’avenir pour évoquer Napoléon à Sainte-Hélène, sa mort et le retour des cendres). Au-delà de ce tronçonnage quelque peu artificiel, il est bien des traits que l’on retrouve tout au long de l’ouvrage : outre une tendance à la digression et à la confusion de la petite histoire et de la grande, l’ambiguïté inhérente à la pensée de Chateaubriand, ainsi, apparaît très tôt, de même que son orgueil démesuré, maladroitement caché sous une fausse modestie stupéfiante d’hypocrisie. Chateaubriand, de toute évidence, se considérait comme un géant ; ainsi, il s’attribue plus d’une fois un rôle déterminant dans le cours des événements : si la France est redevenue catholique après la Révolution, c’est nécessairement du fait du Génie du christianisme ; si la Restauration a eu lieu, c’est parce qu’il a publié De Bonaparte et des Bourbons, etc. Il ne peut, de même, résister à l’envie de se comparer aux grands hommes de son temps, et systématiquement à son avantage : les vies de Chateaubriand et de Napoléon sont ainsi placées sur un pied d’égalité ; et quand il fait l’éloge de Lord Byron ou de Walter Scott, il en arrive nécessairement, très vite, à faire son propre éloge, puisque ces auteurs, nécessairement, lui ont tout emprunté… Autre trait frappant et regrettable, tout en n’étant bien évidemment guère surprenant : le romantisme exacerbé de ces pages ; on y pleure beaucoup, et avec un lyrisme extrêmement lourd ; on parle souvent de se donner la mort, de même : Chateaubriand peut bien se montrer sarcastique sur la triste postérité qu’il a engendré d’une multitude de René, il n’en a pas moins régulièrement des états d’âme puisant directement aux Souffrances du jeune Werther… On ne peut bien sûr guère critiquer l’auteur pour cette raison, c’était l’esprit du temps, tel qu’il a bel et bien, cette fois, contribué à le façonner. Il n’en reste pas moins que certaines pages, aujourd’hui, sont proprement illisibles, notamment quand Chateaubriand cite dans le texte des échanges épistolaires avec des dames de son entourage : le lecteur se prend à vouloir de toute force hâter leur décès (ben oui, elles souffrent, mais nous aussi, du coup…).
 
Détaillons un brin, maintenant. La première partie de l’ouvrage est donc consacrée à la jeunesse de Chateaubriand, et à ses « carrières » – le bien grand mot ! – de voyageur et de soldat. C’est bien le portrait d’un homme de l’Ancien Régime : Chateaubriand, quoi qu’il en dise à l’occasion, reste bien un noble attaché à ses prérogatives et à son illustre ascendance ; il avait, il est vrai, quelques grands noms dans sa famille, et notamment Malesherbes (dont l’influence fut probablement déterminante : rappelons que l’avocat de Louis XVI fut aussi un des premiers défenseurs de la liberté de la presse…), puis, plus tard, Tocqueville (lequel n’atteindra cependant la célébrité qu’au moment où Chateaubriand se retirera de l’avant-scène).
 
On en retiendra surtout le portrait amusé, quand bien même nostalgique, d’un jeune homme un peu vain, aux ambitions démesurées, mais qui se cherche encore : difficile de ne pas sourire à l’évocation de ce jeune crétin partant en 1789 à peu de choses près les mains dans les poches, sans préparation aucune, pour découvrir le légendaire passage du Nord-Ouest… Il abandonnera bien vite ce projet dément, heureusement ; mais il découvrira Atala… Son voyage en Amérique n’est que brièvement évoqué, ceci dit.
 
Chateaubriand rentre bien vite : l’honneur lui commande de prendre les armes pour son roi, malmené par la Révolution. Il rejoint les rangs de l’émigration, et entame alors sa « carrière » de soldat ; fort brève, à vrai dire : l’échec des tentatives de l’émigration apparaît bien vite, et, lors d’un siège, Chateaubriand, blessé et atteint de la petite vérole, manque de perdre la vie… Il part alors pour l’Angleterre, et ne ménage d’ailleurs pas ses critiques pour la sottise des nobles émigrés désireux de restaurer la monarchie capétienne au prix de l’invasion de la France par les troupes étrangères…
 
L’exil britannique de Chateaubriand est à mon sens le passage le plus intéressant de cette première partie : l’auteur y livre une peinture richement colorée et cocasse des émigrés qu’il y fréquente, et dépeint de même la société qui l’environne à la manière des innombrables « lettres anglaises » du XVIIIe siècle. Et, surtout, il commence véritablement à écrire, gardant encore ses œuvres romanesques en brouillons, mais publiant néanmoins son Essai sur les révolutions, où il affirme déjà sa volonté de concilier libéralisme et légitimité, ce qui lui attire les hostilités tant des libéraux que des légitimistes…
 
Il rentre bientôt en France, néanmoins, d’abord sous un faux nom, mais il reprend bien vite le sien propre : c’est que la publication du Génie du christianisme, à peu de choses près au moment où le Premier Consul entend réconcilier la France révolutionnaire avec l’Eglise, en a fait une star, dirait-on aujourd’hui. Succès de circonstances pour l’homme de lettres qui entame ainsi brillamment sa carrière (deuxième partie) : Atala, Les Natchez, et surtout Les Martyrs, rencontrent un accueil plus mitigé ; l’apôtre du « nouveau style » (le romantisme) déplait aux tenants du classicisme littéraire, souvent ces mêmes conservateurs que ses idées politiques l’amènent à côtoyer…
 
C’est aussi l’époque où débute le grand duel opposant Chateaubriand à Napoléon. L’auteur ne cache pas, et c’est tout à son honneur, sa profonde admiration pour l’homme qui a mis fin à la Révolution, qui a réconcilié la France avec l’Eglise, pour le grand génie militaire aussi, bien sûr, et, dans un premier temps, pour l’homme qui semble être le mieux à même de concilier l’ordre et la liberté. Chateaubriand, ainsi, accepte un poste de secrétaire auprès de l’ambassade de Rome que lui confie Napoléon. Il démissionnera bien vite, cependant, à la nouvelle de la mort du duc d’Enghien : Chateaubriand y consacre un livre entier (le livre XVI), véritablement passionnant. Le libérateur et le restaurateur de l'ordre devient dès lors l’ogre et l’usurpateur : Chateaubriand rentre dans l’opposition, et jongle avec la censure pour multiplier les pamphlets contre celui qui se proclame bientôt Empereur. Il devient ainsi une figure importante de la légitimité, et sera tout naturellement associé à la Restauration.
 
Mais avant d’aborder véritablement sa carrière politique, quand bien même quelques aspects en figurent déjà dans la deuxième partie, Chateaubriand consacre tous les livres de la troisième partie qui figurent dans ce volume à l’évocation de Napoléon. Le mémorialiste se fait ici historien, à plus ou moins bon droit. Il ressort souvent de ces pages une impressionnante confrontation d’ego, où l’orgueil démesuré des deux grands hommes est sans cesse mis en balance. Chateaubriand a ainsi une attitude assez ambiguë à l’encontre de son meilleur ennemi : en nombre de pages, son admiration ne saurait faire de doute, il ne nie pas, à l’inverse de bon nombres de ses contemporains légitimistes, le talent et le génie du vainqueur d’Austerlitz ; il sait qu’il s’agit bien d’un géant, et son admiration confine même à l’amour émaillé de regrets dans certains passages remarquables, notamment vers la fin du volume, quand il évoque le triste sort de l’ange déchu, et les mesquines trahisons de ses proches, des sénateurs s’empressant de ramper devant Louis XVIII et de proclamer la déchéance de l’Empereur, avant de se parjurer une deuxième fois, puis une troisième… Sa haine, Chateaubriand la réserve surtout à ces gens-là, et notamment à Talleyrand et Fouché, qu’il ne cesse d’accabler des plus cruelles invectives, souvent méritées il faut bien le reconnaître. Il n’est d’ailleurs guère plus tendre pour certaines grandes figures du légitimisme, hommes d’un autre temps, ne comprenant rien à la société française post-révolutionnaire, et qui, à force d’anachronismes, ne peuvent que susciter à terme le mépris pour le roi, et une nouvelle révolution, inéluctable : le peuple a goûté à la démocratie, et Chateaubriand sait bien que le combat pour la légitimité est perdu d’avance. L’esprit de parti ressurgit régulièrement, pourtant, et il ne faudrait pas déduire des lignes précédentes que Chateaubriand se livre à un éloge de son ennemi : bien au contraire, et sans surprise, c’est une virulente charge contre le dictateur ; il s’attarde complaisamment sur les méfaits les plus abominables de Bonaparte, sur ses crimes innombrables (Jaffa, le duc d’Enghien, etc.), sur ses erreurs politiques aussi : il n’a pas de mots assez durs pour condamner le sort réservé par Napoléon à l’Espagne, et, bien évidemment, la campagne de Russie. Ici, régulièrement, l’historien, le mémorialiste et l’homme politique laissent la place à l’écrivain : certaines pages, alors, sont d’une force impressionnante, ainsi la description cauchemardesque de la retraite de Russie et du passage de la Berezina, ou encore le périple de Napoléon en route vers l’île d’Elbe, où il montre l’ogre sous un jour inattendu, celui d’un homme faible, pleurant sans cesse sur son sort, et habité par la crainte omniprésente, et littéralement paranoïaque, du châtiment que les Français ne manqueraient pas de lui infliger s’ils mettaient la main sur lui… A vrai dire, il est des passages où Chateaubriand s’oublie quelque peu, se laisse emporter au-delà de sa tâche d’historien, et ne rechigne pas à la calomnie, ce qui n’est guère à son honneur, cette fois : on pouvait imputer bien assez de torts à Bonaparte, sans doute n’était-il guère utile de lui en inventer, surtout d’aussi mesquins (ce n’est pas un Français, il a toujours détesté les Français, il était à peu de choses près analphabète, etc.).
 
Ainsi s'achève ce premier volume. Ce fut long. A la fois passionnant et horripilant. Et c’est à suivre, bien entendu…

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"Science-Fiction 2007"

Publié le par Nébal

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Science-Fiction 2007, Paris, Bragelonne, 2007, 123 p.
 
La cruelle tenancière de lupanar bibliophile a récidivé : après m’avoir gracieusement offert il y a de cela quelque temps Fantasy 2007, elle a profité de mes achats inconsidérés de l’autre jour pour me refiler avec le sourire son pendant science-fictionnel. Cruelle, vous dis-je.
 
Rappelons-le, Fantasy 2007 était une belle merde, dont la gratuité ne pouvait même pas être perçue comme un atout, tout au plus une excuse, et encore. Je pouvais donc craindre le pire, une fois de plus… Mais, la précision s’impose à nouveau, sans être véritablement attiré par la SF type « nouveau (?) space opera » qui semblerait caractériser la collection Bragelonne SF, j’admets sans l’ombre d’un doute que son directeur, Jean-Claude Dunyach, me paraît mille fois plus compétent, honnête et respectable que les gougnafiers du versant BCF. En outre, le fabuleux canard Alkayl, sans verser pour autant dans l’éloge, ayant été relativement aimable pour ce cadeau des éditions Bragelonne (chronique hélas disparue depuis dans les méandres du ouèbe...), je me suis dit que je pouvais bien en risquer la lecture, de toute façon fort brève…
 
Et je peux d’ores et déjà rejoindre le palmipède lyonnais pour en tirer un bilan bien plus sympathique que pour Fantasy 2007. Si l’on n’atteint jamais véritablement des sommets, on ne sombre pas non plus dans des abysses de nullité, et c’est déjà bien : on est au pire dans le médiocre ou le dispensable, et à l’occasion dans le pas mal du tout, voire très bien. J’ajouterai – et je rejoins ici la critique de Thomas Day dans le Bifrost n° 49 – que la traduction de ce volume est incomparablement meilleure que le bâclage poussif et douloureux de son jumeau diabolique. Et là on peut bien pousser un soupir de soulagement, car il est des expériences que je ne souhaite à personne de vivre trop souvent.
 
Détaillons maintenant un brin, en commençant par la courte préface de Tom Clegg et Jean-Claude Dunyach, maladroitement intitulée « Une SF métissée, féminine et un brin provoc’… » (pp. 7-10). Sale titre, on est d’accord. Et le contenu est plus que contestable : nulle provoc’ dans les textes qui vont suivre, déjà (sauf peut-être, mais alors à peine un tout petit peu, dans la nouvelle de Kristine Kathryn Rush, mais j’y reviendrai). Pour ce qui est de la SF « féminine », j’avoue que ma critique n’engage que moi (et ici je dépasse allègrement le contenu de la préface, hein) ; seulement, je n’y crois pas, à cette SF spécifiquement féminine… Entendons-nous bien : je ne veux certainement pas tomber dans le cliché d’une SF machiste pleine de bruit et de fureur ET d’une rationalité nécessairement masculine, reléguant les femelles et leurs phantasmes puérils dans une fantasy fourmillant de petits elfes jolis, parce que la sensibilité féminine, voyez-vous, tout ça… Non, justement. Parce que la prétendue sensibilité féminine, et tous les clichés (tout aussi machistes) qui vont avec, je les empapaoute, personnellement. Je ne crois pas qu’une SF écrite par une femme doive pour cette raison avoir une tonalité différente de celle qu’écrit un homme. Et ici je rejoins notamment Joëlle Wintrebert, visiblement agacée par ce cliché (tu m’étonnes !), et qui remarquait très justement qu’à ce titre, une des œuvres les plus authentiquement féminines de la littérature française… serait Madame Bovary. Et si j’aime beaucoup les œuvres d’Ursula K. Le Guin, de Catherine Dufour ou de Sylvie Lainé, par exemple, ce n’est certainement pas parce que j’y retrouve une touche typiquement féminine (voui, même dans le cas de Sylvie Lainé, qui, pourtant, livre une SF correspondant passablement à ce cliché, voyez ma note sur Le miroir aux éperluettes), mais tout simplement parce qu’elles écrivent de la très bonne science-fiction, de la très bonne littérature tout court. Pour cela, de même que leurs confrères, ces dames emploient les outils traditionnels de l’écriture : un cerveau, un cœur et des mains. Elles n’écrivent certainement pas avec leur foufoune, sauf à considérer que leurs homologues masculins écrivent avec leur zigounette… Alors pourquoi appliquer des critères différents à l’appréciation de leur œuvre ? Cette tendance, à mon sens, relève d’une certaine condescendance passablement insultante, et en tout cas authentiquement machiste, pour le coup. C’est en tout cas mon point de vue, il n’engage que moi… Tiens, je me suis un peu égaré, moi… Concluons rapidement : pour ce qui est de la SF « métissée », ça se tient davantage ; les textes composant le recueil naviguent dans l’ensemble avec bonheur entre space opera, hard science, SF politique, SF psychologique, on y voyage dans l’espace et dans le temps… On dresse bien ainsi un rapide panorama, certainement pas exhaustif, mais plutôt bien pensé. Voici pour le fond, plutôt contestable à mon sens donc. Reste que, sur la forme, cette préface se montre bien plus subtile que son affligeant pendant dans Fantasy 2007, en étant moins ouvertement auto-promotionnelle (même si, nécessairement…), et, surtout, en ne prenant pas le lecteur pour un con, ce qui est plus qu’appréciable. Merci MM. Clegg et Dunyach, vous vous montrez ici bien plus estimables et sympathiques que vos sinistres confrères ricanant derrière leur prénom.
 
Mais je me suis étendu inconsidérément, et il est bien temps d’aborder les trois nouvelles et « l’essai » qui composent ce court recueil.
 
On commence avec « Araignées temporelles, toiles spatiales » de Lavie Tidhar (pp. 11-17). Un court texte très pictural, tenant presque du poème en prose, et à peu près dénué de récit ; une lecture agréable, mais qui laisse un peu perplexe, et qui s’oublie vite. Ca reste pas trop mal.
 
Avec « Eternité » de Sean Williams (pp. 19-69), on retourne à une SF plus traditionnelle, avec un space opera à haute teneur psychologique, contant les déboires d’un petit groupe d’engrammes (des sortes de clones) condamnés à un voyage sans fin à travers le vide intersidéral. Thomas Day me paraît un peu sévère en qualifiant ce texte de « sous-eganerie sans grand intérêt », mais le fait est que l’on a déjà lu ça ailleurs. Bon, ça se lit…
 
Je tends par contre à le rejoindre pour la suite, sans m’enflammer autant toutefois : « Dommage collatéral » de Kristine Kathryn Rush (pp. 71-99) est bien à mon sens, et de très loin, le texte le plus intéressant de ce recueil. Un professeur y est accusé d’avoir commis un geste abominable à l’encontre d’une gamine de quatre ans ; évidemment, on pense tous à la même chose… et, naturellement, on se trompe. L’auteur y manie avec dextérité une idée finalement banale (le voyage dans le temps comme procédé éducatif), et se montre assez subtile. Peu importe que la chute se laisse assez rapidement entrevoir, et j’aurais même envie de dire que c’est presque un atout ; cela permet à Kristine Kathryn Rush de ménager une remarquable scène de suspense, où elle fait astucieusement monter la tension du lecteur conscient de l’horreur inéluctable et de ses ultimes conséquences. J’ajouterai que cette nouvelle est aussi bien plus profonde qu’il n’y paraît, conduisant à un questionnement finalement assez original, et en tout cas politiquement incorrect, sans se montrer didactique et « presse-bouton ». Une très bonne nouvelle, pas de doute. Kristine Kathryn Rush, à l’œuvre très diverse, a semble-t-il été récompensée par plusieurs prix, et non des moindres (deux Hugo, deux Locus et un World Fantasy Award, tout de même) ; si ses autres textes sont du même niveau, ces récompenses ne sont pas volées. J’ai donc bien envie de découvrir plus avant cet auteur dont je n’avais jusqu’alors jamais entendu parler ; acheteur compulsif (donc…), je viens de m’offrir son roman Les disparus, premier tome de sa série des « Récupérateurs », qui vient de paraître… chez Bragelonne SF. Bon, ben, l’opération promotionnelle aura bien marché, finalement…
 
La qualité baisse sérieusement avec le court article de Chris Moriarty « Hard SF », bêtement traduit sous le titre on ne peut plus commun et passablement douteux « Confessions d’une hardeuse de la SF… » (pp. 101-124 ; on parlait pas de machisme, tout à l’heure ?). L’auteur cherche à y définir la science-fiction et la hard science, en tombant dans l’habituelle collection de clichés guère convaincants. Quelques mots sur la « SF féministe » (voir plus haut…) achèvent de faire tomber cet « essai » (le bien grand mot !) dans le vide le plus total. Sitôt lu, sitôt oublié.
 
En dépit de cette fausse note en fin de course, il n’en reste pas moins que Science-Fiction 2007 est incomparablement plus intéressant que le pathétique Fantasy 2007. Certes, il n’y a rien ici d’indispensable, à même de justifier un achat (quand bien même, je le répète, la nouvelle de Kristine Kathryn Rush me paraît très réussie). Mais, cette fois, c’est un cadeau, un vrai, et pas du foutage de gueule. Alors on dit « merci, c’est gentil », voire « ça m’a détendu pendant une heure ou deux, c’était bien sympa », et tant qu'à faire « continuez dans cette voie, par pitié, ne tombez pas dans les escroqueries de vos margoulins de voisins de bureau ».

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"A la charge ! La caricature en France de 1789 à 2000", de Bertrand Tillier

Publié le par Nébal

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TILLIER (Bertrand), A la charge ! La caricature en France de 1789 à 2000, Paris, Les Editions de l’Amateur, 2005, 255 p.
 
Ce n’est pas tous les jours que je m’offre ce qu’il est convenu d’appeler un « beau livre ». C’est qu’ils sont chers, les bestiaux. Et parfois un peu creux, au-delà de la richesse esthétique… Aussi, en-dehors de quelques ouvrages consacrés au cinéma (sur Kubrick, Hitchcock, ou le cinéma japonais...), je crois que c’est même une première. Il faut dire que, cet ouvrage évoquant une question indirectement en rapport avec mon objet de recherche, l’impulsion m’incitant à joindre l’utile à l’agréable n’en fut que plus grande. Et je peux d’ores et déjà reconnaître que je ne regrette en rien mon achat : non seulement A la charge ! La caricature en France de 1789 à 2000 est bien un « beau livre » riche en documents du plus grand intérêt, mais il est aussi un ouvrage parfaitement sérieux, un véritable travail universitaire (Bertrand Tillier est docteur en histoire de l’art et maître de conférence à l’université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, et cet ouvrage, « publié à l’occasion d’une exposition présentée au musée d’art et d’histoire de Saint-Denis », se fonde sur ses propres recherches et sur celles de ses étudiants dans le cadre d’un séminaire en 2004-2005), pertinent, original, et doté d’une bibliographie finalement assez abondante pour ce genre de publication.
 
Commençons néanmoins par préciser, ainsi que l’auteur le fait lui-même d’entrée de jeu, que A la charge n’a en rien pour objet de se livrer une étude exhaustive et chronologique de la caricature en France de 1789 à 2000. L’ouvrage est en effet construit selon une logique thématique, multipliant les allers-retours entre hier et aujourd’hui, en se focalisant sur quelques auteurs précis, aux styles, aux ambitions et aux idéologies bien différents. Il s’agit ainsi de cerner « l’objet » qu’est la caricature, dans une perspective où l’histoire de l’art (longtemps méprisante pour ce genre mineur, voué à l’éphémère et à la « blague », et réservé aux « peintres ratés ») se mêle sans cesse à l’histoire événementielle et politique, et à l’histoire des idées et des mentalités.
 
L’étymologie est ici assez intéressante. La caricature, en effet, désigne à l’origine la « charge » (de l’italien carico) : on désigne par-là la représentation picturale qui vise à « donner du poids […] ou du relief, alourdir ou appuyer, insister ou exagérer ». La charge, dans ce sens, est un exercice de style moqueur, qui trouve ses origines dans la Renaissance italienne, et est perçu généralement comme une sorte d’amusement pour l’artiste. Mais, très vite, « c’est aussi charger une arme à feu ; façon de considérer la caricature comme une arme capable de toucher, blesser, égratigner mais sans jamais tuer, pour attaquer sans relâche la victime offerte aux assauts répétés du dessinateur qui conduit la charge ». On comprend mieux ainsi le titre de l’ouvrage, ou encore l’aspect particulièrement frondeur de la superbe caricature de Jules Vallès par Gill (p. 165) : les caricaturistes devaient alors demander l’autorisation de les caricaturer à leurs « victimes », autorisation qui devait figurer sur le dessin ; Vallès se contente d’un lapidaire, général et éloquent « Chargez ! », qui fait du tout un cinglant plaidoyer pour la liberté de la presse. Exemple frappant du remarquable potentiel de subversion de la caricature, qui n’a pas manqué d’inquiéter très tôt les autorités : passée une première époque où la caricature est essentiellement un outil de propagande pour celles-ci (ce que l’on peut voir avec les caricatures scatologiques de David – oui, oui, le David – sous la Révolution puis dans la véritable « guerre des images » opposant la France à l’Angleterre à l’époque napoléonienne), la caricature devient bientôt l’apanage de l’opposition politique, qu’elle soit de droite ou de gauche, et les caricaturistes, au statut mal défini – artistes ? journalistes ? la question se pose encore aujourd’hui –, ne manquent pas de déchaîner l’ire du pouvoir, qui n’apprécie guère, à titre d’exemple, de se voir représenter sous la forme d’une poire (Louis-Philippe par Daumier, un classique du genre, qui sera souvent repris, jusqu’à devenir un véritable lieu commun).
 
L’ouvrage parcourt ainsi une multitude de thèmes concernant tant le métier de caricaturiste que les procédés de la caricature (les « grandes gueules », par exemple), leur impact, leur inspiration et leur complexe rapport à l’art « noble », notamment à la peinture, mais aussi à la sculpture : des caricaturistes aussi divers que Daumier, Tim ou Plantu étaient ou sont également des sculpteurs ; la sculpture, en donnant « matériellement » du relief, constitue alors un exercice parfait pour affiner les techniques de la caricature (chez Daumier ou Plantu), ou pour se les réapproprier dans l’art « noble » et lui donner ainsi un impact particulier, par exemple avec la statue de Dreyfus par Tim. De là, on peut se livrer à une étude passionnante concernant le rapport de la caricature à l’espace public (la caricature envahissant « la rue », qui est à bien des égards son domaine propre), mais aussi ses diverses déclinaisons : on peut ainsi établir une certaine filiation subversive entre les bustes de Daumier et les marionnettes contemporaines du Bébête Show ou des Guignols de l’Info (du moins, à l’époque où ils étaient encore drôles et cinglants…), en passant bien sûr par le Guignol lyonnais : ce n’est certainement pas un hasard si la marionnette vêtue de la blouse emblématique des canuts matraque à tours de bras d’infâmes pandores…
 
La caricature est en effet généralement la marque d’un profond engagement politique. S’il y a eu, dès le début du XXe siècle (et même avant, dans un sens, avec les parodies du Salon), une volonté chez certains caricaturistes de défendre leur profession dans une optique « corporatiste » dépassant les clivages politiques, il n’en reste pas moins que le caricaturiste est généralement « marqué », associé au journal qui le publie – ce qui peut à l’occasion susciter la parodie, d’ailleurs (ainsi p. 215, où Tignous, dans Charlie Hebdo, reprend les codes graphiques et les approches thématiques de Jacques Faizant et de Plantu), mais aussi de virulentes guerres fratricides entre caricaturistes irréconciliables (si l’on connaît tous la fameuse caricature de Caran d’Ache où un repas de famille dégénère parce que l’on a parlé de l’affaire Dreyfus, on connaît sans doute moins sa création avec Forain de Psst…!, périodique caricatural violemment anti-dreyfusard…).
 
Les formes de l’attaque, par ailleurs, peuvent être extrêmement diverses. Entre l’usage assez fréquent (et particulièrement sensible sous la Révolution) de la pornographie et de la scatologie pour littéralement « dégrader » la cible, et le sérieux, voire le tragique, de « Rue Transnonain, le 15 avril 1834 » de Daumier ou encore de « Victor Noir. Dessin d’après nature » de Gill (mais peut-on encore parler de caricature ?), en passant par le registre parodique (avec notamment d’innombrables variations sur Le Radeau de la Méduse) ou encore le symbolisme animalier ou végétal, il y a tout un monde. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire, à cet égard, de passer par l’attaque frontale pour atteindre la cible : la caricature de mœurs, ainsi, a une longue et riche histoire, du Robert Macaire et du Ratapoil de Daumier aux « beaufs » de Cabu, en passant par « l’intellectuel » de Caran d’Ache et les vacanciers de Reiser.
 
Le contexte joue d’ailleurs un rôle dans la forme de la caricature : la caricature de mœurs, ainsi, se fait plus fréquente dans les périodes de forte censure, en permettant de poursuivre la critique politique sans s’en prendre directement à telle ou telle personnalité, ce qui offrirait un prétexte à la répression. Se pencher sur l’histoire de la caricature, c’est nécessairement envisager par la même occasion l’histoire de la censure et de la répression des délits de presse, et ce de part et d’autre de la fameuse loi de 1881. Innombrables sont les caricaturistes qui ont eu maille à partir avec la justice, que ce soit sous la Monarchie, l’Empire ou la République : à vrai dire, la République de l’Ordre moral n’a ici rien à envier à l’Empire, et l’ère gaullienne à la Monarchie de Juillet ; et, au-delà de l’attaque personnelle, on constate l’indéniable récurrence de certains sujets tabous, comme la religion, ou peut-être plus encore l’armée, même au-delà de l'affaire Dreyfus : quand Aristide Delannoy représente le général d’Amade vêtu d’un tablier de boucher sanguinolent devant une montagne de cadavres pour dénoncer les massacres des guerres coloniales (p. 162), il est immédiatement condamné à une peine d’emprisonnement… ce qui n’empêche pas ses confrères, bien au contraire, de se porter à son secours en dénonçant par la même occasion les craintes des juges, des militaires, des curés et des bons bourgeois devant cet implacable terroriste qu’est le caricaturiste (ainsi Louis Morin, représentant Delannoy sous le titre « Le dangereux humoriste » à la une de l’Assiette au beurre : « Prenez garde !… Prenez garde !… Le voilà qui aiguise son crayon !…ibid.). Si certains caricaturistes, au mépris des difficultés que cela peut entraîner, n’hésitent pas à privilégier l’outrance en toute circonstance – l’équipe d’Hara-Kiri, par exemple, ou Siné –, nombreux sont ceux qui admettent avoir à « marcher sur des œufs » sans pour autant que cela nuise à la pertinence de leur attaque (ainsi Gill dans un génial autoportrait à la une de L’Eclipse, intitulé « L’Eclipse et la censure » : le dessinateur, armé d’une gigantesque plume et les yeux bandés, navigue entre des œufs monumentaux étiquetés « police », « orléanisme », « bonapartisme », « lois », « question prussienne », « état de siège », « crise monétaire », « magistrature », « légitimité », « amendes », « intérieur », « extérieur », « pétitions », « vote » et « condamnations », mais aussi un gros œuf gris « gouvernement »… et un gros œuf rouge « Commune »… – p. 160).
 
Autant de problèmes qui se posent à vrai dire toujours aujourd’hui : à l’ère du « politiquement correct », et sans que l’on ait besoin pour autant de recourir au très efficace système de l’avertissement du Second Empire (mais, au-delà, n'oublions pas que la fameuse « Anastasie » renvoie à l'idée de « résurrection »...), l’autocensure est souvent plus néfaste encore que la censure ; Bertrand Tillier en fournit un exemple éloquent (pp. 171-172), avec Plantu qui abandonne de lui-même une caricature pertinente et cinglante sur la « repentance » de l’Eglise catholique pour la remplacer par un piètre dessin niaisement modéré, ce qui n’est guère à son honneur… Certains, heureusement, ne s’en embarrassent guère, ainsi Riss publiant le « bloc-notes de Francis Heaulmes » dans Charlie Hebdo ; d’autres, si leurs dessins sont refusés par une presse trop frileuse (même la presse satirique…), n’hésitent pas à les publier séparément (comme Cabu avec ses « caricatures sur l’abus sexuel d’enfants débiles par des pédophiles » ; ainsi, p. 173, cette vignette intitulée « Ballets bleus chez les petits débiles », où un gamin trisomique en costume de marin brandit une pancarte portant l’inscription « Laissez-nous l’illusion d’être aimés ! »).
 
Et depuis la publication de cet ouvrage, il y a eu, bien sûr, l’affaire des caricatures de Mahomet… L'écho rencontré par cette affaire, la vigueur du débat qu'elle a suscité (reconnaissons par ailleurs qu'on a dit beaucoup de bêtises de part et d'autre...), sa « récupération », même, dans certains cas (ainsi avec la chronique du procès de Charlie Hebdo par Sfar, reprise en volume dans Greffier) témoignent assez de la place qu'occupe encore aujourd'hui la caricature et de son impact potentiel, malgré le triste état de la presse d'information et a fortiori d'opinion. Et cet ouvrage vient ainsi à point nommé apporter une passionnante contribution à l'histoire, tant artistique que politique, de ce genre singulier, de cet « art mineur », qui peut à l'occasion bouleverser les consciences et ébranler les régimes.

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