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La Tradition secrète du nô, suivi de Une journée de nô, de Zeami

Publié le par Nébal

La Tradition secrète du nô, suivi de Une journée de nô, de Zeami

ZEAMI, La Tradition secrète du nô, suivi de Une journée de nô, traduction [du japonais] et commentaires de René Sieffert, Paris, Éditions Gallimard, coll. Connaissance de l’Orient – UNESCO, coll. UNESCO d’œuvres représentatives, série Japonaise, [1960, 1985] 2010, 378 p.

Le nô est un art spécifique au Japon – et qui, en tant que tel, a suscité aussi bien la fascination que l’incompréhension de la part des Occidentaux. À vrai dire, les commentaires de René Sieffert dans le présent ouvrage, d’un ton quelque peu irrité, ont aussi pour fonction de combattre des idées reçues en la matière – tout spécialement en ce qui concerne le caractère « ésotérique » de ce spectacle, parfois pris un peu trop au pied de la lettre… Il s’agissait donc de remettre les pendules à l’heure ; le livre est construit dans cette optique, et, avouons-le, c’est tout à la fois pertinent… et un peu rude – car, guidés par René Sieffert, nous devons, sur plus de la moitié de l’ouvrage, affronter au préalable des textes théoriques passablement arides qui seuls garantissent, si l’on en croît le traducteur et commentateur, une appréhension pas trop faussée des pièces de nô à proprement parler en fin de volume – en l’espèce, une journée de nô, soit cinq pièces de nô entrecoupées par quatre pièces de kyôgen ; mais je reviendrai sur tout ça le moment venu.

 

J’ai parlé de pièces, et on range généralement le nô dans le théâtre – à l’instar d’autres genres plus tardifs comme le kabuki, à maints égards l’antithèse du nô, ou le jôruri/bunraku, théâtre de marionnettes. Mais le nô fait appel à bien des arts : s’il relève pour partie du théâtre, la danse, la musique et le chant y ont également un rôle crucial, tandis que le texte relève souvent de la poésie ; il faut y ajouter les masques, fameux, les costumes sobres et dignes, etc. Tout cela n’en rend l’accès que plus difficile aux non-initiés, sans doute…

 

Mais, si Chikamatsu Monzaemon est le grand dramaturge associé au théâtre de marionnettes notamment (je vous renvoie au premier tome des Tragédies bourgeoises), le grand nom du nô, trois siècles plus tôt (notre XIVe siècle), est celui de Zeami – qui a non seulement livré quantité de pièces constituant aujourd’hui une bonne part du répertoire classique du nô, mais a aussi livré les fruits de sa réflexion théorique dans plusieurs essais majeurs, quand bien même « secrets ».

 

Toutefois, il ne serait pas très juste de mentionner Zeami seul – car il y avait eu avant lui son père, Kan.ami : la plume de Zeami situe par principe tous ses apports personnels dans l’ombre du travail de son père, censément le vrai génie de l’histoire, dont il aurait systématisé le travail en le couchant sur le papier. C’est peut-être bien la vérité – mais divers indices laissent aussi croire que, d’une certaine manière, même avec une humilité non feinte, Zeami a fait de Kan.ami ce que Platon avait fait de Socrate : un personnage certes réel, mais qui se voit attribuer des œuvres peut-être indûment, car il constitue une justification bienvenue sous la forme d’une référence au passé toujours utile.

 

Dans un sens, ce livre en est la démonstration. Il est donc composé de deux parties : La Tradition secrète du nô, et Une journée de nô ; la première est entièrement le fait de Zeami, même s’il y revient presque systématiquement sur les apports de Kan.ami, tandis que la seconde comprend neuf pièces en tout, dont certaines sont sans l’ombre d’un doute signées par Zeami, mais pas d’autres, éventuellement bien plus tardives… et souvent bien moins bonnes, de l’aveu même du compilateur, traducteur et commentateur René Sieffert, qui justifie ses choix au nom de la représentativité – un argument qui, je l’avoue, m’a laissé un peu sceptique…

 

Mais d’abord La Tradition secrète du nô. Tout au long de sa carrière, des plus riche, Zeami est sans cesse revenu sur la réflexion théorique concernant son art. Cette réflexion est dite « secrète », ou « ésotérique », ce qui a suscité quelques fâcheux fantasmes… d’autant que le nô est régulièrement imprégné de religion, outre qu’il fait appel, en masse, à des fantômes, des divinités et des démons. Mais ces qualificatifs doivent être entendus de manière très prosaïque : à chaque génération, on transmet ces réflexions à un nouveau « maître » et à lui seul, non pour quelque raison « occulte », mais tout simplement… parce qu’il s’agit de « trucs » du métier – des ficelles davantage que des secrets, issues de la longue expérience de Kan.ami et Zeami, et destinées à demeurer dans leur lignée en guise d’héritage. Rien de plus !

 

Mais Zeami a donc consacré de nombreux essais à l’art du nô, certains trop « techniques » pour figurer ici, mais ce livre en compile six autres, dont, surtout, en tête, Fûshi-kaden, ou « De la transmission de la fleur de l’interprétation ». Cette « fleur », c’est une notion clef, riche de nuances voire tout bonnement polysémique, qui reviendra dans tous les autres essais : elle désigne, en simplifiant, ce qui est « intéressant » chez un acteur ou dans une pièce ; or ce qui est « intéressant » varie au fil du temps et des conditions (Zeami y revient sans cesse : le nô gagne à l’adaptation à l’audience, il ne doit certainement pas être figé – une leçon que l’on a sans doute bien vite oubliée, et jusqu’à aujourd’hui, le répertoire du nô ayant eu tendance à se « figer », et les « règles » de l’art par la même occasion…) ; ainsi, il y a la fleur de l’acteur débutant, une sorte de charme naturel – mais de peu de poids face à la fleur du vieux comédien accompli, qui enrichit sa pratique de l’art de la profonde compréhension qu’il en a acquis au fil des représentations et des réflexions. Mais l’adaptation et la nuance sont donc des notions primordiales.

 

Disons-le, ces essais, qui courent sur plus de cent pages après une introduction déjà copieuse (mais nécessaire) d’une soixantaine de pages, ont de quoi perturber le quidam simplement curieux de lire des pièces de nô ; l’ouvrage composé par René Sieffert développe une approche académique, qui ressort de notes de fin de volume abondantes et pointilleuses – mais c’est une chose que j’ai appréciée : à vrai dire, dans d’autres traductions signées René Sieffert, incluant Le Dit du Genji ou Le Dit des Heiké, les notes m’ont parfois cruellement manqué… Mais, à cette époque, l’éminent japonologue poursuivait donc l’approche entreprise, dans des conditions assez proches, au moment de sa traduction encore récente des Contes de pluie et de lune d’Ueda Akinari – et je ne m’en plains pas, bien au contraire.

 

Reste que ces essais sont austères, pointilleux, souvent trop abstraits par ailleurs pour qui ne saurait rien du nô ou peu s’en faut (heureusement, il y a donc cette longue introduction). Ceci étant, leur lecture n’est certainement pas inintéressante – et si la redondance peut fatiguer, et certaines notions demeurer obscures, c’est aussi une manière particulière d’appréhender le génie de Zeami, au travers de cette puissante réflexion théorique sur l’art qu’il avait fait sien. Et, après quelques premières pages assurément rudes, on commence à entrevoir ce dont parle au juste l’auteur – qui, tout « ésotériques » que soient ces essais, s’avère un pédagogue étonnamment doué, en sus d’un observateur et créateur d’une extrême finesse. Finalement, cette réflexion théorique est parfaitement à sa place ici – René Sieffert avait indubitablement raison à cet égard. Mais il faut s’avoir dans quoi on s’engage : si vous voulez « seulement » lire des pièces de Zeami, ce n’est peut-être pas la lecture la plus appropriée.

 

Les pièces – nous y arrivons. Passé la réflexion théorique de La Tradition secrète du nô, place à Une journée de nô. Car le nô, traditionnellement, ne consiste pas en pièces individualisées dans l’absolu, mais est organisé en journées – au sens propre : la représentation prend... une journée (concrètement, dix à douze heures, sauf erreur), et elle comprend en principe neuf pièces – cinq pièces de nô, à la succession prédéfinie, et quatre intermèdes comiques, les kyôgen, qui sont des sortes de farces destinées à relâcher la tension entre deux pièces de nô souvent pesantes.

 

Ces kyôgen sont tout sauf raffinés, à l’encontre des nôs ; ils évoquent, de notre côté du globe, la commedia dell’arte, ou les molièreries à la Scapin (dont le collège et le lycée m’ont définitivement écœuré), avec un classique personnage de valet, Tarôkaja, tantôt rusé, tantôt idiot, au cœur en tout cas de saynètes burlesques où de vains seigneurs font les frais de ses entourloupes. Le rythme est nerveux, les répliques plus « naturelles » ; oui, je suppose que c’est amusant…

 

Le nô, c’est autre chose. Outre que les nôs au programme des journées théâtrales changent en fonction des saisons (il y a des nôs de printemps, des nôs d’été, etc.), ils obéissent dans le cadre de la journée théâtrale à un ordre immuable : nôs « de divinités », « de fantômes de guerriers », « de fantômes de femmes » (jouées par des hommes, comme d’habitude et de manière générale), « de la vie réelle » (exceptionnellement sans masque et sans traitement surnaturel, à la différence des quatre autres pièces), et enfin « de démons » – les plus spectaculaires, bienvenues au terme d’une longue journée de spectacle.

 

L’enchaînement de ces pièces correspond à la progression « jo-ha-kyû » (ouverture, développement, finale), sur laquelle revient souvent Zeami dans sa réflexion théorique ; mais ce principe influe également sur la composition des pièces : la progression « jo-ha-kyû » se retrouve dans la pièce même. D’autant que, d’une certaine manière, le nô raconte souvent la même histoire, et de la même manière ? René Sieffert a pu dire que, dans le nô, il n’y avait qu’un seul personnage : c’est celui que l’on appelle le shite, soit l’actant, « celui qui fait » ; mais un autre personnage, le waki, a pour fonction de l’introduire. Dès lors, chaque pièce ou peu s’en faut obéit au schéma suivant : le waki, un voyageur, souvent un moine itinérant, arrive dans un lieu où il s’est produit quelque chose ; il s’entretient avec un habitant de ce lieu, qui est en fait le shite, mais qui n’a pas encore revêtu son masque – ils échangent sur le drame qui s’est noué en ce lieu, le shite dissimulant sa véritable identité ou ne l'avançant qu'à demi-mots ; puis il s’en va, en fait pour se préparer dans la « pièce au miroir », où il revêt le masque du shite sous sa véritable forme. Entre-temps, le waki discute des événements de la région avec un kyôgen (entendre par-là un acteur de la farce qui suivra), qui est un paysan des environs, et qui lui narre le drame en question sur un ton plus naturel. Puis revient le shite, avec son masque, qui emprunte la passerelle symbolique du passage entre les deux mondes ; c’est alors qu’il danse et chante, avec l’assistance des musiciens et du chœur. Éventuellement, l’esprit ainsi évoqué, qui raconte de la sorte une dernière fois son drame, sur un mode bien plus poétique, constituant le point culminant de la pièce, l'esprit, donc, trouve enfin le repos grâce aux prières du waki. Ce schéma est très répandu.

 

Le miracle, à cet égard, c’est peut-être que les pièces ne soient pas lassantes, à reprendre sans cesse ce même dispositif. Bien sûr, la qualité poétique du texte y est pour beaucoup – et les meilleures pièces sont aussi celles qui se montrent les plus subtiles, renvoyant à la notion de yûgen, déjà travaillée du temps de la poésie de Kamakura (voyez ma note sur De cent poètes un poème), mais qui connaît des développements cruciaux à l’époque de Zeami – lequel, dans ses essais, se montre pourtant réservé quant à ce que d’aucuns qualifient de yûgen et prisent avant tout dans ce registre : encore une fois, le génie de Zeami résidait notamment dans l’adaptation, l’évolution permanente… Il était un créateur, qui ne pouvait rester indéfiniment dans le cadre étroit des codes. Ses successeurs, en revanche... Par excès de révérence, peut-être ?

 

Mais du coup, dans cette journée de nô, il y a un contraste marqué entre les première et dernière pièces (Iwafune, « pièce à divinité » qui s’en tient à la multiplication des formules votives, et Sesshôseki, « pièce à démon » dont l’intérêt réside peut-être dans la forme prise par le démon, soit « une pierre qui tue » dans une région volcanique), deux pièces qui sont postérieures à Zeami et toutes dédiées à l’efficacité, tandis que les trois pièces centrales (le moment ha de la progression jo-ha-kyû) sont signées par Zeami lui-même, et bien plus subtiles, bien plus riches : Sanemori, « pièce à fantôme de guerrier », empruntant comme souvent au Dit des Heiké ; Yûgao, « pièce à fantôme de femme », brodant sur un épisode du Dit du Genji ; et enfin Semimaru, « pièce de la vie réelle » d’une grande perfection formelle. Ces trois pièces sont largement au-dessus des autres, toutes trois très belles, et bénéficiant de la traduction élégante de René Sieffert (qui prise souvent l’archaïsme, parfois un peu trop à mon goût, mais là ça m’a paru parfait de bout en bout).

 

Mais le nô ne devrait pas seulement se lire ; cependant, il demeure un spectacle déconcertant – sa lenteur, notamment, ou encore les interjections des musiciens et du chœur, les kakegoe, sur un fond musical qui a de quoi perturber tout Occidental… Tout cela n’en rend pas l’approche aisée. Je suppose que cela demande une forme d’ « éducation » : la maîtrise de certains codes est nécessaire à l’appréhension du spectacle. Le choix d’abord étonnant de faire précéder le texte de ces pièces de longs morceaux quelque peu obscurs de réflexion théorique, s’avère donc tout à fait pertinent – et le livre est beau et fascinant, comme peut l’être le nô, même pour qui n’y connaît rien. Reste quand même à voir et entendre du nô, ce qui s'annonce plus ardu...

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A Dream of Resistance: The Cinema of Kobayashi Masaki, de Stephen Prince

Publié le par Nébal

A Dream of Resistance: The Cinema of Kobayashi Masaki, de Stephen Prince

PRINCE (Stephen), A Dream of Resistance: The Cinema of Kobayashi Masaki, New Brunswick, Rutgers University Press, [2017] 2018, VII + 323 p.

Mes connaissances en matière de cinéma japonais sont encore bien trop lacunaires, mais, parmi les quelques réalisateurs que j’ai pu aborder ces dernières années, Kobayashi Masaki occupe une place particulière : j’ai été bluffé, tout d’abord, par Harakiri et Kwaidan, puis par le monumental La Condition de l’homme ; et, sans les mettre au même niveau, Rébellion et Rivière noire m’ont beaucoup plu également. C’est un cinéaste dans lequel je me reconnais totalement, et qui éveille en moi quelques souvenirs, par exemple du temps où je découvrais (vraiment) le cinéma de Stanley Kubrick, ou plus tard celui d’Alfred Hitchcock…

 

Kobayashi Masaki, pour les films cités et quelques autres, a en son temps reçu bien des récompenses, au Japon ou à l’étranger, mais j’ai l’impression, pourtant, d’un réalisateur un peu dénigré, de nos jours – on lui reproche éventuellement sa stylisation poussée, ses angles insolites que l’on dit « vieillis », ce genre de choses… Je suis totalement hermétique à ce discours. La suprême beauté d’un Kwaidan me fascine et me captive – je ne peux tout simplement pas, dès lors, bouder mon plaisir esthétique au nom de quelque réserve un brin puritaine, je crois que cela pourrait être le mot, à l’encontre de ce qui est brillant. Quoi qu’il en soit, dans les quelques livres consacrés au cinéma japonais que j’ai pu lire, la place accordée à Kobayashi Masaki est relativement limitée – si même il y en a une ; et chaque mention s’accompagne de réserves, ou presque. Le réalisateur est donc situé loin derrière ses plus illustres confrères, et en tête l’inévitable trio Kurosawa-Mizoguchi-Ozu. Et les études qui lui sont malgré tout consacrées sont finalement bien rares – à vrai dire, le présent ouvrage de Stephen Prince est une première en langue anglaise, et il vient tout juste de paraître !

 

Ce qui est peut-être l’occasion de dissiper quelques malentendus, ou peut-être plus exactement d’éclairer sous un jour un tantinet différent certaines lectures éventuellement trop hâtives. Car il y a des biais : ainsi, en Occident, Kobayashi Masaki est avant tout connu pour trois films successifs datant des années 1960, Harakiri, Kwaidan, et, un bon cran en dessous, Rébellion – comme ce sont trois « films d’époque », trois jidai-geki, on a pu avoir l’impression d’un réalisateur très inscrit dans ce registre ; rien de plus faux pourtant, car, sur les 21 titres que compte la filmographie de Kobayashi (ce qui n'est pas forcément énorme, on verra pourquoi ; en considérant par ailleurs que La Condition de l’homme ne compte que pour un film et non trois), quatre seulement sont des jidai-geki – il était bien davantage un cinéaste du contemporain, c’est peu dire !

 

Par ailleurs, il faut se poser la question de la portée politique de ces films – elle ne fait guère de doute, et est essentiellement pacifiste ou antimilitariste, résultat direct de la triste expérience du réalisateur mobilisé en Mandchourie pendant la guerre, expérience éclairée par un précieux journal intime (il faut y ajouter, après la capitulation du Japon, quelque temps passé comme prisonnier de guerre à Okinawa). Cependant, si ces dimensions sont essentielles (sans étiquetage politique au-delà de la question du pacifisme et de l’anti-autoritarisme, cela dit), Stephen Prince entend montrer que les films de Kobayashi Masaki ont peut-être d’abord une dimension spirituelle, qui emprunterait tant au bouddhisme qu’au christianisme (au moins pour la symbolique), ceci sans que le cinéaste ne soit à proprement parler « religieux ».

 

Cette dimension spirituelle est par ailleurs concrétisée sur le plan matériel par une passion de l’art sous toutes ses formes. On insiste en effet sur le très fort lien développé par Kobayashi Masaki, tandis qu’il était étudiant à Waseda, avant la conscription, avec son (véritable) mentor, Aizu Yaichi, historien de l’art et poète, qui lui a donné notamment le goût de la statuaire bouddhique de Nara (à laquelle Kobayashi avait consacré une thèse… disparue dans les bombardements du Japon) ; au fil de sa carrière, Kobayashi rendra plusieurs fois hommage à son mentor, de manière plus ou moins allusive, et le dernier film qui lui est attribué (même s’il ne l’a techniquement pas réalisé) est un documentaire à sa gloire.

 

Si Kobayashi avait commencé à travailler pour le cinéma avant d’être appelé sur le front, c’était déjà un brin tardivement, du fait de ses études ; la guerre puis la détention font qu’il doit attendre plusieurs années pour s’y remettre – il débute donc véritablement à un âge relativement avancé, là où des gens de sa génération sont déjà des réalisateurs installés, comme par exemple Kinoshita Keisuke, dont il devient l’assistant, et qui est alors très populaire. Cependant, Kobayashi suit le cursus classique, et, après avoir acquis les connaissances nécessaires en tant qu’assistant, il passe au rang de réalisateur. Ses premiers films ont de quoi surprendre, au regard de l’image ultérieure du cinéaste, car il s’agit de films « familiaux », mélodrames sinon comédies légères, bien dans le style de son studio, la Shôchiku ; pourtant, Stephen Prince montre que, çà et là, apparaissent déjà des traits plus personnels – et notamment, donc, au regard des questions spirituelles, avec régulièrement une symbolique chrétienne qu’il paraît difficile de contester.

 

Cependant, Kobayashi a d’autres ambitions – et une certaine colère à exprimer, héritée de son expérience contrainte (et traumatique) dans l'armée. Parmi ses premiers films, La Pièce aux murs épais tranche sur le registre familial de la Shôchiku – c’est un film plus rude, consacré aux Japonais accusés de crimes de guerre et détenus par les Américains dans l’attente de leur procès ou de leur exécution ; même si le film n’est tourné qu’après la fin de l’Occupation, le sujet demeure très sensible, et la sortie du film est retardée par le studio. D’autres métrages, même moins « problématiques » à court terme, font le bilan du militarisme comme de l’après-guerre aux prismes de la misère, de l'hypocrisie et de la corruption généralisées – par exemple, Rivière noire, film qui inaugure la longue et fructueuse collaboration entre Kobayashi Masaki et son acteur fétiche, le grand Nakadai Tatsuya. Ce sont des films sévères et rudes, impitoyables même – et ils dessinent la direction empruntée par le réalisateur.

 

Une nouvelle étape est franchie avec La Condition de l’homme, projet pharaonique, un film de 9h30 – découpé cependant pour son exploitation en trois métrages d’un peu plus de trois heures chacun. Stephen Prince consacre un très long chapitre à ce seul monument, l’adaptation d’un roman fleuve de Gomikawa Jumpei, basé sur son expérience en Mandchourie durant la guerre, expérience dans laquelle Kobayashi Masaki ne pouvait que se reconnaître, en tous points. Pour lui, ce film hors-normes a constitué une forme de catharsis, et il s’est totalement identifié au personnage de Kaji – mais peut-être d’abord en raison de son impuissance ; chose que son interprète, Nakadai Tatsuya, avait très bien comprise, qui a joué le jeu, incarnant finalement aussi bien le réalisateur que le personnage central du roman. L’ensemble épique rencontre le succès, ce qui n’avait rien d’évident – d’autant que le cinéma japonais, jusqu’alors, éprouvait encore certaines difficultés à traiter des horreurs dont avait pu se montrer responsable l’armée impériale ; mais sans doute était-ce enfin la bonne période pour cela : le film est contemporain, par exemple, de Feux dans la plaine, d’Ichikawa Kon…

 

Mais l’évolution de Kobayashi Masaki se poursuit au-delà. Il entend toujours réaliser des films critiques, mais se tourne vers le jidai-geki, qu’il entend d’une certaine manière subvertir, au regard de ses traits « féodaux », et en même temps imprégner de ses passions artistiques. Son goût pour la stylisation s’affiche plus que jamais dans ces films des années 1960, et bénéficie d’une nouvelle association cruciale dans sa carrière de réalisateur, avec cette fois le compositeur Takemitsu Tôru, dont les bandes originales dénuées de mélodie et tenant davantage d’une forme d’illustration sonore, prenant cependant soin de ne jamais être redondante avec ce qui se passe à l’écran, mêlent musique savante occidentale et instrumentations japonaises classiques (l'usage du biwa, notamment), éventuellement transfigurées par l’électronique, à la façon de la musique concrète (exemple marquant dans Kwaidan) – Stephen Prince consacre à bon droit de précieux paragraphes à cette association très fructueuse, et qui, comme celle avec Nakadai Tatsuya, se poursuivra, toujours changeante, toujours pertinente, jusqu’à la mort du réalisateur.

 

Mais le jidai-geki, donc – avec tout d’abord Harakiri, ce très sévère réquisitoire contre les hypocrisies du bushido ; souvent considéré comme le chef-d’œuvre de Kobayashi Masaki, ce film lui permet aussi de commencer à s’exporter. Suivra donc Kwaidan, probablement, de ses films, celui où la stylisation est la plus poussée (notons au passage qu’il s’agit du premier film de Kobayashi Masaki en couleurs – et quelles couleurs !), constituant un ensemble sciemment irréaliste, ou présentationnel, dans lequel les histoires de fantômes rapportées par Lafcadio Hearn (qui fut le professeur d’Aizu Yaichi, tout se tient) deviennent l’occasion d’une célébration de tous les arts japonais. Le film fascine par sa beauté, en Occident tout particulièrement, mais s’avère très coûteux pour le réalisateur – dans tous les sens du terme, car il n’a jamais été suffisamment financé, et, en cette époque où la crise du cinéma japonais devient toujours plus palpable, les grands studios ne font plus confiance à Kobayashi Masaki pour gérer un budget – qu’importe s’il reçoit de bons retours critiques au Japon comme à l’international, il ne rapporte pas assez.

 

La carrière de Kobayashi Masaki en est irrémédiablement affectée : il devient un cinéaste « indépendant », au sens où il erre de projet en projet, travaillant ici pour telle compagnie, là pour telle autre – il lui faut souvent attendre plusieurs années entre chaque film, et amorcer un repli sur la télévision, comme un certain nombre de ses collègues (les difficultés de financement le rapprochent à vrai dire d'un Kurosawa Akira, les deux réalisateurs s'associant même brièvement, avec Ichikawa Kon et Kinoshita Keisuke, dans le « Club des Quatre Cavaliers », Yonki no kai, supposé permettre le financement de leurs divers projets ; mais le fiasco de Dodes'kaden met prématurément fin à l'entreprise, et Kurosawa à terme ne pourra plus réaliser de films qu'à l'aide de financements étrangers).

 

Rébellion, ainsi, qui fait partie pourtant de films de Kobayashi Masaki les plus connus en Occident, est pour lui un calvaire ; même si le fond du scénario, dû à Hashimoto Shinobu, le scénariste de Harakiri (entre autres – il a par exemple beaucoup travaillé pour Kurosawa Akira, on lui doit des films aussi fondamentaux que Rashômon ou Les Sept Samouraïs), semble convenir à ses envies d’un cinéma stylisé en même temps que critique (sur un mode nettement atténué cela dit), Kobayashi a maille à partir avec le producteur du film… qui est aussi sa star : Mifune Toshirô – lequel entend bien exercer un contrôle absolu sur le film, et sur son image. Le réalisateur regrette sa liberté passée. Le film rencontre pourtant le succès, critique et commercial, au Japon et à l’étranger, mais cela ne suffira pas pour relancer une carrière en difficulté (outre que le réalisateur n’en revient pas de ce que ce film, largement « de commande » donc, rencontre plus d’écho et soit même jugé meilleur que des films dans lesquels il s’était bien davantage investi, dont Harakiri !).

 

La suite de la carrière de Kobayashi Masaki est donc plus discrète, et davantage de temps s’écoule entre chaque film. Cela ne l’empêche pas, semble-t-il, de réaliser d’autres métrages de valeur, et Stephen Prince vante notamment le très long Kaseki, d’après un roman d’Inoue Yasushi. Cependant, le dernier grand film de Kobayashi Masaki, très long là encore, et là encore lié à la télévision, est probablement son documentaire consacré au Procès de Tôkyô – qui lui offre l’occasion de revenir sur son engagement pacifiste et anti-autoritaire, éveillant des souvenirs notamment de La Pièce aux murs épais et de La Condition de l’homme, vingt-cinq à trente ans plus tard.

 

La carrière de Kobayashi Masaki s’achèvera sur un autre documentaire, même si, donc, il ne l’a pas techniquement réalisé – un ultime hommage à son mentor Aizu Yaichi, et à la statutaire bouddhique de Nara qu’il aimait tant. À en croire Stephen Prince, l’existence même du film doit beaucoup aux efforts des amis de Kobayashi Masaki, notamment Nakadai Tatsuya, pour lui permettre, avant la fin, d’exprimer toute sa reconnaissance envers son vieux maître (qu’il n’avait cependant jamais revu après la guerre, ce qu'il a beaucoup regretté par la suite, avec un fort sentiment de culpabilité), dans une dernière synthèse de ses passions artistiques et spirituelles. Un beau cadeau.

 

L’analyse de Stephen Prince est très riche – et ce n’est pas le moindre atout de cette étude que de se pencher avec beaucoup d’attention sur le début et la fin de la carrière de Kobayashi Masaki, autant de films largement inconnus en dehors du Japon, pour l’essentiel. Il est intéressant, notamment, de voir comment, dans les films du début de sa carrière, moulés dans un « style Shôchiku » et encore marqués de l’influence du mentor cinématographique, icône de ce registre, qu'était Kinoshita Keisuke, Kobayashi Masaki parvient cependant à traiter de thèmes ou à user d’une symbolique (notamment spirituelle) qui ne sont pas autant en porte-à-faux avec le reste de sa carrière qu’on pourrait le croire. La carrière du réalisateur après Rébellion bénéficie globalement d’une même attention, même si j’ai l’impression, cette fois, que l’auteur a tout de même mis en avant certains films (essentiellement Kaseki et Le Procès de Tôkyô), en opposition à d’autres réalisations pas nécessairement inintéressantes, mais tout de même davantage mineures.

 

Quoi qu’il en soit, Stephen Prince consacre beaucoup de temps aux films qui en valent le plus la peine. Son analyse est très précise, mais, par miracle, elle parvient le plus souvent à éviter l’écueil de la paraphrase, même en étudiant des séquences peu ou prou image par image. Ce qui est tout à fait intéressant, mais aussi parfois un peu frustrant, quand ces commentaires se font, pour le lecteur, un peu « dans le vide », faute d’avoir vu les films – cela donne en même temps envie de les dénicher pour en juger par soi-même (à titre personnel, je n’ai vu, dans l’ordre chronologique, que les films suivants, tous disponibles en DVD en France : Rivière noire ; La Condition de l’homme ; Harakiri ; Kwaidan ; et Rébellion ; je ne crois pas qu'il en existe d'autres DVD français).

 

Le bilan est assurément très positif, et l’ouvrage de Stephen Prince vaut le détour – il intéressera sans peine quiconque a aimé des films de Kobayashi Masaki et souhaiterait en savoir davantage. Ceci étant, il a peut-être certaines limites, très discutables cela dit. Notamment, je trouve, mais peut-être est-ce un problème de concentration de ma part, que le texte anglais a pu aggraver, je trouve donc que l’analyse des figures de style les plus techniques, tenant par exemple au positionnement de la caméra, à ses rotations, aux travellings, etc., est parfois un peu confuse. Des procédés clefs sont identifiés : la caméra souvent placée en hauteur, qui effectue une plongée pouvant éventuellement donner une impression de « deux dimensions » ; les angles obliques ; les mouvements de pivot introduisant ces angles obliques, etc. Les figures de style sont bien identifiées, à cet égard, mais leur sens, leur objet, n’est souvent guère assuré, ai-je l’impression – voire contradictoire, d’un film à l’autre ? Outre que certaines « explications » me paraissent un peu faibles : la caméra en hauteur parce que Kobayashi Masaki a passé son enfance dans une région montagneuse, bon… Peut-être, hein, mais… Bon.

 

Il y a enfin une question centrale dans le livre, car elle constitue d’une certaine manière son armature : l’insistance sur la dimension « spirituelle » des films de Kobayashi Masaki. Là, ce sont sans doute mes préjugés qui parlent… Peut-être aussi parce que cette dimension m’avait souvent (toujours ?) échappé jusqu’à présent ? Je n’ai pu m’empêcher de me demander si Stephen Prince n’était pas un peu grenouille de bénitier, à mettre ainsi en avant ce thème… Au-delà, disons, de la relation marquée avec l’art japonais, éventuellement très ancien (le rapport à Aizu Yaichi est très pertinemment disséqué – et, disons-le, très émouvant ; même à la limite du romanesque, à vrai dire, et pourtant cela sonne juste). Mais, dans l’ensemble, je dois sans doute donner raison à l’auteur à cet égard – y compris pour ces films que j’avais vus et adorés, sans forcément percevoir cette dimension (au-delà, éventuellement, d’une certaine symbolique qui pouvait effectivement emprunter au christianisme). Son étude est argumentée, avec nombre d’exemples qui tombent sous le sens, au point de devenir incontestables – que leur inspiration soit bouddhique, chrétienne (au moins au plan de la symbolique), ou les deux tout à la fois, dans une forme de syncrétisme certes pas étrangère à la pensée japonaise. Au-delà, l’étude est sourcée, et notamment à travers le renvoi à des déclarations de Kobayashi Masaki lui-même (dont une très longue interview de « fin de carrière » par une revue de Hokkaidô – un document essentiel de cette analyse, avec le journal intime du réalisateur quand il était soldat en Mandchourie) : le réalisateur explique sans ambiguïté, par exemple, la dimension spirituelle, et qu’il juge positive, du calvaire de Kaji à la fin de La Condition de l’homme – et je dois avouer que je ne l’avais certainement pas vu sous cet angle… En fait, de ce que j’avais vu, et avec les biais mentionnés plus haut, qui sont ceux de la plupart des spectateurs occidentaux, pour de pures et navrantes raisons de distribution et d’exploitation commerciale, j’avais tendance à repérer avant tout, et à mettre en avant, la dimension politique des films de Kobayashi Masaki – pas un réalisateur nécessairement « engagé » à proprement parler, plutôt pas d’ailleurs, mais un auteur dont le discours est essentiellement critique, sur un mode généralement très rude, qui noue le ventre. Cela fait indéniablement partie du réalisateur, en tout cas pour ses films les plus célèbres, mais aussi quelques autres – mais Stephen Prince associe donc à cet aspect des préoccupations d’ordre spirituel (même si, là encore, Kobayashi Masaki n'est probablement pas plus « religieux » qu'il n'est « engagé », au sens le plus strict), et, à mesure que l’on avance dans le livre, l’image est de plus en plus celle d’un iceberg, avec la critique politique et sociale en guise de partie émergée. C’est étonnant – ou cela m’a étonné, en tout cas. Mais, au sortir de ce livre, eh bien, c’est sans doute assez juste… Il me faudra revoir ces films en prenant cet aspect en considération – comme une sorte de mise à l’épreuve expérimentale.

 

Et, si possible, voir aussi les autres films ! Ce qui s’annonce plus compliqué. Mais cela m’intéresse vraiment – car Kobayashi Masaki, quelle que soit la dimension à mettre en avant dans son cinéma, est un réalisateur qui m’intéresse énormément, responsable d’immenses chefs-d’œuvre du septième art, au-delà du seul cinéma japonais.

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CR Deadlands Reloaded : The Great Northwest (11)

Publié le par Nébal

CR Deadlands Reloaded : The Great Northwest (11)

Onzième séance de « The Great Northwest » pour Deadlands Reloaded. Vous trouverez la première séance , et la séance précédente ici.

 

Les inspirations essentielles se trouvent dans la campagne Stone Cold Dead et le scénario Coffin Rock, mais les événements de cette séance sont largement personnels.

 

Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient Beatrice « Tricksy » Myers, la huckster ; Danny « La Chope », le bagarreur ; Nicholas D. Wolfhound alias « Trinité », le faux prêtre mais vrai pistolero ; et enfin Warren D. Woodington, dit « Doc Ock », le savant fou.

Vous trouverez également l’enregistrement de la séance dans la vidéo ci-dessous.

I : LE POIDS DE SES FAUTES

 

[I-1 : Danny, Nicholas : Russell Drent] La posture christique de Russell Drent a quelque chose d’extatique. Les adjoints ne réagissent pas – c’est comme s’ils n’avaient pas conscience de ce phénomène pourtant à même de capter l’attention… Le shérif explique qu’il lui a fallu faire des sacrifices pour le bien commun – ce que Danny est plus à même de comprendre que le faux prêtre Nicholas (qui est très nerveux et s’agrippe à sa croix, Christina). Danny fait le benêt – il faudrait soigner le shérif, il perd tout de même beaucoup de sang… Mais il s’y refuse : « C’est le sang de la Nouvelle Alliance. De temps en temps il faut que le sang coule. Cela régénère les terres. » Mais il replie enfin ses bras, et lape le peu de sang qui gouttait encore de ses paumes.

 

[I-2 : Danny, Beatrice : Russell Drent] Le shérif se tourne à nouveau vers Danny : lui qui a exercé ses fonctions en temps de crise, a-t-il des suggestions à lui faire ? Oui – il faut se rendre à la blanchisserie avec les adjoints (ils sont une quinzaine) pour sauver les habitants de Crimson Bay qui s’y sont réfugiés. Mais Russell Drent dit trouver cela prématuré – il y a des centaines de morts-vivants entre le bureau du shérif et l’usine… Il faut patienter encore un peu. Danny insiste : ils n’ont pas assez de vivres pour deux jours ! Le shérif l’entend bien : « Vous connaissez cet Anglais qui parle de la "sélection naturelle" ? » Danny le regarde l’air perplexe… « C’est dans l’ordre des choses que les faibles périssent – ce qui laisse du champ aux forts. » Le bagarreur y réfléchit, et trouve cela affreux – et ils sont les représentants de la loi dans cette ville, ils ont pour tâche de protéger les faibles ! Beatrice ajoute que ce qui se produit en ville n’est pas très « naturel »… Le shérif l’admet – mais, dans ce cas, il faut prendre garde à ne pas aller à l’encontre des plans du Seigneur !

 

[I-3 : Beatrice, Danny : Russell Drent, Bill ; Fedor] Mais Beatrice demande alors à Drent, qui a cette relation si particulière avec Dieu, s’il sait qui est derrière l’invasion de morts-vivants. Il a son idée, oui : « Ce nègre, Fedor… C’est un nègre des îles, ils sont un peu différents de ceux du Sud. Ils ont cette religion étrange, le vaudou, je crois… Ils sont en lien avec des esprits maléfiques, des démons ! Qui leur permettent de réveiller les morts… » Naïvement, Danny en conclut : « C’est peut-être à cause de nous, alors. » Drent le croit ; mais il est toujours utile d’admettre ses erreurs. Sauf qu’ils ne parlent pas de la même chose : « Cela ne doit pas être facile d’avoir sur ses épaules le poids de toute cette responsabilité… Mais vous savez ce que vous avez fait, là-bas. » Le shérif insinue en fait que les PJ, en prévenant la communauté des anciens esclaves de l’expédition, ont permis à Fedor de s’enfuir avec les femmes et les enfants – c’est donc leur faute ! « C’est fâcheux, il aurait fallu l’abattre… » Danny hurle : « QUOI ?! » Il n’en revient pas. Mais Drent, d’un calme olympien, n’en démord pas – poliment, aimablement, il accuse le bagarreur et ses amis d’être les responsables de la mort de dizaines, peut-être de centaines d’habitants de Crimson Bay

 

[I-4 : Danny, Beatrice, Warren, Nicholas : Bill, Russell Drent ; Tom Jenkins, Jeff Liston] Les adjoints ne réagissent toujours pas. Danny fait appel à eux, mais ils l’ignorent. Qu’est-ce que Drent leur a fait ? Bill est là, la goutte au front, la mâchoire crispée, mais il ne dit rien. Il retient visiblement des sanglots. Il balbutie, puis finit par dire et répéter : « LA NOUVELLE ALLIANCE ! LA NOUVELLE ALLIANCE ! » D’autres adjoints reprennent ses paroles, plus sèchement. Drent, lui, engage les PJ à se mettre au travail – à sortir d’ici, donc. Quant aux réfugiés de la blanchisserie… Le shérif ne pense pas agir avant au moins trois ou quatre jours : « À raison de, disons, trente ou quarante morts par jour… Oui, voilà, quatre jours, ce sera de suite beaucoup plus raisonnable. » Danny est furieux – qu’il lui confie du moins quelques adjoints, deux ou trois ! Le shérif refuse : « Un peu de patience ; quatre jours, ce n’est pas grand-chose… » Beatrice, Warren et Nicholas ont compris le message : Drent les met dehors, avec tous les zombies qui rodent… Mais ils y sont prêts – le savant fou aimerait jeter un œil à l’atelier de Tom Jenkins pour récupérer des outils et du matériel, la huckster compte se réfugier chez Jeff Liston. Mais Danny s’obstine : il s’adresse à Bill, qui a l’air de résister au contrôle de Russell Drent – lui au moins pourrait le suivre ! Mais le vieil adjoint, secoué par des spasmes, marmonne désespérément entre ses dents serrées : « La Nouvelle Alliance ! La Nouvelle Alliance ! » Danny insiste – avec Bill, ils vont boire un verre au Red Bear… Mais Bill dégaine son Colt, l’amène contre sa tempe et fait feu. Contemplant le cadavre du suicidé, Drent dit d’un air navré : « Encore une mort tragique dont vous devrez porter la responsabilité… » Danny furieux suit ses camarades dehors – tandis que les adjoints qui restaient sous l’auvent, à disperser les zombies un peu trop téméraires, retournent à l’intérieur du bureau : où qu’ils aillent, les PJ seront seuls avec les morts-vivants.

 

II : L’OURS DANS SA TANIÈRE

 

[II-1 : Nicholas, Danny, Beatrice, Warren : Jeff Liston] Les PJ partent donc vers l’ouest – dans la direction du Red Bear, en espérant que leur ami Jeff Liston est toujours de ce monde. Mais nombre de zombies sont sur leur chemin… sans parler de ceux qui les suivent, maintenant que les adjoints ne s’en occupent plus ! Il y a plusieurs centaines de mètres à parcourir dans ces conditions… Et il va falloir faire vite ! Le périple est compliqué par la masse toujours renouvelée des assaillants – Nicholas, qui prend un peu de retard, est rapidement entouré par une foule de morts-vivants dont il ne s’extraie qu’à grand peine ; de l’autre côté, Danny, qui avait pris de l’avance et assénait de furieux coups de gourdin aux morts-vivants à portée, est bientôt dans une situation aussi mal engagée. Mais quelqu’un vient à leur secours : Jeff Liston ! L’ex-trappeur, qui a préparé plusieurs fusils de chasse, dégage l’accès au Red Bear, où les PJ se précipitent tandis qu’il les couvre ; Danny et Nicholas, qui sont parvenus à se dégager de la foule de leurs assaillants, sont les derniers à gagner l’abri du Red Bear, et Liston, assisté de Beatrice et Warren (dont le bras mécanique Hippolyte, qui produit des éclairs meurtriers, s’est avéré utile), entreprend aussitôt de fermer la porte et de la barricader – pour autant qu’ils le sachent, cette porte est l’unique accès à ce bouge dénué de fenêtres…

 

[II-2 : Beatrice, Warren : Jeff Liston] L’endroit devrait être sûr – mais tous, une fois à l’intérieur, ont le même réflexe : recharger leurs armes… Beatrice, notamment, a vidé quelques chargeurs ! Elle pensait avoir de la marge, mais c’est de moins en moins le cas, avec pareils ennemis… Liston fait de même avec ses divers fusils de chasse, posés dans des endroits stratégiques. Après quoi il redevient, même brièvement, « le tavernier ». Warren, après tout de même avoir remercié son hôte, n’a en effet guère tardé à lui commander, tout naturellement, une limonade, qu’un Liston perplexe lui sert bientôt, sur un plateau ; le savant fou se tient un peu à l’écart, c’est comme s’il discutait avec ses bras mécaniques – il songe aux plans d’un dispositif pour leurrer les morts vivants…

 

[II-3 : Beatrice, Nicholas : Jeff Liston ; Gamblin’ Joe Wallace] Puis Jeff Liston ouvre une bouteille : « Un vrai bon whisky. J’en n’ai acheté qu’une bouteille dans ma vie, je crois que c’est l’occasion que j’attendais pour la boire. » Et il s’installe à table avec les autres. Ils échangent leurs informations, racontent comment ils ont survécu. Beatrice mentionne aussi leur entrevue avec Gamblin’ Joe Wallace, qui avait avancé que, de tous les habitants de Crimson Bay, le patron du Red Bear était peut-être le seul à entretenir au moins de vagues contacts avec les Indiens de la tribu des Red Suns, dans la forêt du même nom ; Liston dit les croiser parfois, oui – ils ne lui ont jamais posé de problème… Il lui est arrivé de discuter avec quelques-uns d’entre eux autour d’un feu de camp : la valeur de cette peau d’ours, ce genre de choses… Guère plus. Nicholas, cependant, devine que l’ex-trappeur ne dit pas toute la vérité à ce propos – il lui demande s’il n’aurait pas fricoté avec une Indienne, mais Liston l’ignore… En tout cas, le patron du Red Bear se montre réservé, devant ce qu’il perçoit comme des accusations de la part de Wallace : dès qu’il y a un souci, dans ce pays, on dit « les Indiens, les Indiens »… Conneries. Les Red Suns sont paisibles. Mais Beatrice n’accuse personne – c’était seulement pour savoir si les Indiens du coin tireraient à vue ou discuteraient, dans l’éventualité où ils en rencontreraient… Liston répond qu’il y a un problème : ce qui se passe à Crimson Bay se passe peut-être aussi chez les Red Suns – ça pourrait les inciter à tirer (à l’arc, ils sont assez traditionalistes) d’abord et poser les questions ensuite… Mais Liston y a réfléchi : il pense que la forêt serait plus sûre que la ville – « enfin, à condition de connaître la forêt, bien sûr ». Il songeait à s’y planquer.

 

[II-4 : Beatrice, Danny, Nicholas : Jeff Liston ; Rafaela Venegas de la Tore, Russell Drent, Bill, Mr Chow] Mais Beatrice mentionne les réfugiés à la blanchisserie (dont Rafie), qui ont besoin d’aide… Et il y a un autre souci : Drent. Danny maugrée en se resservant un verre, et prend le relais : le shérif se la joue christique, mais il a des fantasmes d’épuration – il a clairement dit qu’il allait laisser les gens de la blanchisserie crever pour régner ensuite sur les survivants, sinon sur les cadavres. Liston s’enquille une bonne rasade – ça fait beaucoup de bonnes nouvelles… Danny est formel : il faut prévenir les réfugiés de Chinatown que Drent ne fera rien pour les aider. Mais une puissante magie est en jeu, de toute évidence. Le terme même fait hausser le sourcil de Liston­ – mais, après tout, les morts-vivants… Nicholas et Beatrice décrivent avec précision ce qui vient de se passer dans le bureau du shérif – et le contrôle « démoniaque » qu’il exerçait sur ses adjoints, au point de pousser le seul qui tentait de lui résister, Bill, au suicide. Mais peut-on organiser un repli des réfugiés de la blanchisserie dans la forêt ? Personne n’y croit – ils sont trop nombreux, et les morts-vivants plus encore… Et, parmi eux, il y a des vieillards, des enfants… Et même si ça marchait, qu’en diraient les Indiens ? Non, ce plan n’est pas raisonnable. Par ailleurs, le vieux Chinois qui dirige tout là-bas, Mr Chow, pue la magie et en tout cas le pouvoir – Jeff Liston ne lui avait jamais vraiment prêté attention… Mais la menace, c’est Drent – outre la famine, bien sûr.

 

[II-5 : Danny, Warren, Nicholas : Jeff Liston] Danny est persuadé qu’il faut qu’ils retournent d'abord à la blanchisserie. Liston est sceptique : ça fait toute une ville à traverser, avec ces macchabées partout… Danny est confiant : ils l’ont déjà fait, ils peuvent le refaire. Mais Liston est pensif – il a réfléchi à quelque chose… D’où viennent tous ces morts-vivants ? Il y en a des centaines, peut-être même des milliers… Le cimetière de Crimson Bay n’abritait certainement pas autant de monde. Et s’il fallait y ajouter des millénaires de cadavres d’Indiens ? Mais il n’en sait rien – il s’égare peut-être… Warren avait relevé que les cadavres étaient généralement assez récents, en même temps – pas des squelettes sans le moindre lambeau de chair ; et il s’agissait plutôt de Blancs a priori. Nicholas avance qu’ils ont les moyens de piéger ces morts-vivants – mais Liston le reprend : ce sont eux qui sont piégés. L’avantage d’un cerveau ? De la vitesse ? Oui, mais face à des hordes infinies… Beatrice et Danny n’y croient pas davantage que l’ex-trappeur : le bon père Nicholas est un peu trop optimiste…

 

[II-6 : Danny, Beatrice, Warren, Nicholas : Jeff Liston ; Mr Chow] Cependant, si retourner à la blanchisserie est la priorité pour Danny, il n’exclut pas de rendre ensuite une visite aux Red Suns – ce en quoi il est appuyé par Beatrice et Warren. Ils auraient pour cela bien besoin de l’aide de Jeff Liston… Il pourrait tenir un bon moment au Red Bear, même seul – mais il admet avoir une sortie de secours : il a, depuis des années, « au cas où » (« je suis un chasseur, merde »), creusé un tunnel vers l’ouest, et débouchant dans la forêt, au-delà de la voie ferrée, pas très loin de la côte. Il suffit de continuer à creuser sur quelques mètres au bout, et on est hors de la ville. Ils peuvent l’emprunter – et gagner Chinatown en faisant un détour par les collines au nord de Crimson Bay ; il pense que les morts-vivants y seront moins nombreux. Mais, quant à lui… Il n’est pas un bon samaritain – il ne risquera pas sa peau pour les gens de la blanchisserie ; mais il n’empêchera par les PJ de le faire. S’ils ont besoin de son aide, ils peuvent le retrouver dans deux jours dernier délai – après quoi il se réfugiera de toute façon dans la forêt. Il fixe un point de rendez-vous aisé à repérer pour qui n’a jamais pratiqué la forêt de Red Sun – un petit cap à quelques centaines de mètres au nord du port, avec une vieille cabane de pêcheur en sale état. Il a une vraie planque dans la forêt – mais impossible de l’indiquer, c’est trop compliqué pour se repérer ; en tout cas, c’est là qu’il se rendra ensuite. Nicholas envisage d’autres moyens de se retrouver – par exemple en faisant usage des feux d’artifice trouvés dans la boutique de Mr Chow, mais l’ex-trappeur le reprend aussitôt ; s’ils doivent s’associer, d’une manière ou d’une autre, la règle numéro un est : « On n’attire pas l’attention. »

 

[II-7 : Warren : Jeff Liston ; Gamblin’ Joe Wallace] C’est entendu. Les PJ prennent un minimum de repos avant de s’atteler à achever le tunnel – long et obscur, étroit surtout, il les met quelque peu mal à l’aise ; ils ont de la chance que Liston soit un homme d’une certaine carrure… Creuser sur les derniers mètres demandera bien trois ou quatre heures de travail avec pelles et pioches ; Roselyne, le bras mécanique de Warren, est d’une aide appréciable. Ils sortent du tunnel non loin des rails, au nord-ouest de Crimson Bay. Ils vont longer la ville par le nord, dans les collines boisées, pour rejoindre Chinatown et la blanchisserie – ce qui impliquera de passer dans un « couloir » assez étroit, finalement, car, un peu plus loin au nord, il y a d’une part, sur les collines, les sources qui approvisionnent Crimson Bay en eau potable, et d’autre part l’usine de munitions de Gamblin’ Joe Wallace… Cependant, les suppositions de Jeff Liston, et des PJ tout autant, s’avèrent fondées : dans cet espace distinct de la ville, il y a beaucoup moins de zombies – car il y a beaucoup moins de viande. Jeff Liston les regarde une dernière fois : « Vous avez deux jours. Pas une minute de plus. » Les PJ prennent la direction de l’est…

III : FORT FONG CHOW

 

[III-1 : Warren, Danny : Mr Fong, Mr Chow] Contourner la ville discrètement demande un certain temps, mais ne présente pas de vrai danger – ou, du moins, les PJ ont de la chance à cet égard. Reste, ensuite, à gagner la blanchisserie – elle est certes située à la limite nord de la ville, mais il y a tout autour, cette fois, quantité de morts-vivants qui errent, affamés de la chair des réfugiés. Et il faut parvenir ensuite à remonter sur le toit de la boutique, pour accéder à la trappe qu’ils avaient empruntée pour sortir de l’usine ; là, ils ont convenu d’un code avec les hommes de Mr Fong. Le meilleur moyen reste de faire diversion, une fois encore : ils vont utiliser pour ce faire un des feux d’artifice du bazar de Mr Chow ; c’est Warren, avec l’aide de son bras mécanique Roselyne, qui se charge de le tirer. La diversion fonctionne, pour l’essentiel – nombre de zombies s’avancent en direction de l’explosion, mais pas tous. Une majorité, cependant – et les PJ ne peuvent pas se permettre d’attendre mieux : ils gagnent la boutique de la blanchisserie au plus tôt. Quelques zombies les approchent, mais Danny fait la courte échelle aux autres (avec l’assistance toujours bienvenue de Roselyne) afin qu’ils montent tous sur le toit bien avant que les morts-vivants ne représentent à nouveau une véritable menace. Le bagarreur peut ensuite escalader la façade, c’est dans ses cordes.

 

[III-2 : Danny, Warren : Mr Fong] Danny tape le code sur la trappe – pas de réponse. Mais c’est que le bagarreur s’est trompé ! Warren, lui, s’en souvient parfaitement. Ils tapent à nouveau le code… et, au bout de quelques minutes un peu angoissées, la trappe s’ouvre enfin : les hommes de Mr Fong permettent aux PJ de pénétrer à l’intérieur de l’usine.

 

[III-3 : Nicholas, Warren] Sitôt à l’intérieur, Nicholas se fait une idée de la situation : depuis leur départ, il y a eu des pertes – d’autres morts subites, sans doute ; mais au-delà d’une récurrence statistique – il y a eu comme un pic, qui a compliqué la tâche des gardiens ; d’autant que, en l’absence de Warren pour surveiller au mieux l’état de la chaudière, ils ont préféré se montrer prudents, et ne pas la pousser à fond. Il y a de nombreux cadavres décapités à proximité, tellement que s’en débarrasser prend beaucoup de temps. Sans surprise, le moral est au plus bas – mais la plupart des réfugiés ont dépassé le stade de la panique pour s’en tenir à l’apathie désespérée.

 

[III-4 : Nicholas, Beatrice, Warren : Rafaela Venegas de la Tore ; Josh Newcombe] Nicholas repère également Rafie, toujours plongée dans son rituel de Sanctuarisation – ce qui implique qu’elle se déplace sans cesse pour couvrir tout le bâtiment. Il la rejoint, avec Beatrice et Warren. Elle est visiblement épuisée – et craint, sans le dire ouvertement, de ne pas parvenir à exécuter son Miracle à temps… Il lui faudrait bien quatre jours encore ! Mais elle continuera. Pas le choix. La Vierge de Guadalupe ne l’a pas envoyée ici pour rien : si cet effort ne sauvait qu’une seule personne, il en vaudrait toujours la peine. Mais Rafie a eu d’autres visions, ponctuellement – quelque chose de l’ordre de la crainte, cette fois. Newcombe en avait vaguement parlé : « Le cannibalisme. Il y a quelque chose, dans cette région, avec le cannibalisme… Surtout l’hiver… Ces histoires de wendigos… » Les visions de l’élue allaient dans ce sens : qu’importe l’absence de blizzard, dans l’usine même elle voyait des hommes manger la chair des cadavres… et se transformer progressivement en créatures hirsutes et maléfiques. « C’est dans la région, ça fait partie d’elle. » À ce stade, ce qu’elle craint par-dessus tout, c’est d’en arriver là. Un destin bien pire que la mort. Beatrice la prend (plus ou moins) au sérieux – il faut voir avec les patrons de Chinatown, trouver comment ravitailler en nourriture les réfugiés de la blanchisserie.

 

[III-5 : Danny : Mr Fong ; Russell Drent] Danny, de son côté, avait aussitôt pris la direction de la mezzanine, pour s’entretenir avec les maîtres de Chinatown, toujours en réunion permanente. Les gardes de Mr Fong ont hésité un instant, puis ont décidé de le laisser passer. Arrivé au bureau, il est interrogé par le patron de la blanchisserie, et lui rapporte ce qu’ils ont vu en ville – au premier chef la situation avec le shérif Russell Drent ; si c’est bien ainsi qu’il faut l’appeler… Car « quelque chose » habite Drent – quelque chose qui est derrière les malheurs de la ville. En ce qui concerne Danny, ce « démon » est la vraie menace : il n’y va pas par quatre chemins, et avance qu’il faut prendre les armes pour éliminer Drent. Une bonne fois pour toutes. Mais Mr Fong trouve la menace des morts-vivants autrement palpable… Oui, ils sont juste à côté ; mais ceux que les zombies n’auront pas tués seront exterminés par Drent et ses hommes d’ici à quatre jours.

 

[III-6 : Danny, Beatrice : Mr Fong, Mr Chow] Les autres PJ rejoignent Danny. Beatrice, un brin sarcastique, demande à Mr Fong s’ils ont « avancé ». Sans surprise, ce n’est pas le cas – et il y a eu des morts à la pelle… Il faut trouver une solution de ravitaillement – certains gardes devraient pouvoir se débrouiller comme les PJ l’ont fait, non ? Peut-être. Mais la boutique de Mr Chow est vide… Beatrice ne mange pas de ce pain-là : il y a forcément d’autres sources d’approvisionnement – l’élevage de porcs, etc.  En même temps, Danny revient sans cesse sur la menace constituée par Drent ; mais Mr Fong monte le ton (tandis que Mr Chow a l’air amusé…) : quoi ? Lever une armée ? Qui devrait déjà franchir des centaines, des milliers de zombies avant d’entrapercevoir le bureau du shérif ? Folie ! Les PJ insistent sans cesse sur leur brillante réussite – mais en oubliant un paramètre essentiel : ils étaient un tout petit groupe ! Déplacer dans ces conditions un corps armé pour faire la guerre au shérif, ça n’est pas du tout la même chose !

 

[III-7 : Warren, Nicholas, Beatrice, Danny : Mr Chow, Mr Fong] Mais Warren a de tout autres pensées en tête : ce qui se passe ici a à voir avec le passé de la ville. Ils ont besoin d’informations. Naïvement, il avance que Mr Chow et les autres pourraient leur en fournir… Danny aussi avait lâché l’affaire avec Mr Fong pour s’adresser directement au vieil épicier. Et celui-ci leur répond – de manière très déconcertante, car les PJ savent qu’il leur parle en chinois, mais pourtant le comprennent… Les paroles des PJ sont sévères mais justes. Il va dépêcher quelques hommes à l’élevage de porcs ; il y aura probablement des pertes, mais acceptables (Warren envisage de concevoir un mécanisme permettant de hisser les provisions, voire les porcs, sur le toit de la boutique de la blanchisserie, et laissera des instructions aux gardes). Concernant Drent… Non, effectivement, ce n’est plus de Drent qu’il s’agit – comme ils le savent très bien. Ils devraient savoir aussi que des armes « normales » ne lui feront absolument rien ; on peut certes détruire son enveloppe corporelle (« J’avoue que j’y prendrais un certain plaisir… »), mais la créature à l’intérieur… Non, il ne sait rien de très précis la concernant – tout au plus son espèce ? En chinois comme en anglais, on parlerait de « démons » (Nicholas tique à ce mot). Pour les vaincre, il faut bénéficier d’une aide... particulière. Un vrai prêtre (il regarde Nicholas d’un air qui ne laisse aucune place au doute) pourrait se livrer à un « exorcisme », mais la créature lui rirait au nez – « ceci, bien sûr, avant de plonger ses griffes dans sa poitrine pour en extirper le cœur et s’en repaître sous ses yeux ». Un véritable… « élu »… pourrait se montrer plus efficace : « votre amie, quelque peu invertie mais qu’importe », a sans doute de la ressource, pas assez toutefois pour triompher du démon, ce n’est pas dans ses cordes ; et on peut d'ailleurs douter qu’elle accomplisse son rituel de Sanctuarisation à temps. Lui pourrait peut-être se montrer à la hauteur, si les PJ y tiennent... Mais il ne va pas risquer inutilement sa vieille carcasse. Il sait de toute façon qu’il ne pourra rien faire de concret sans davantage… d’informations – eh oui, lui aussi en a besoin, dit-il en fixant Warren… « Cette créature… Je veux son nom. Et son rôle exact dans cette affaire. » Beatrice lui demande s’il a une piste – trouver le nom d’un démon n’a pas l’air facile… Mais non, il n’en sait rien – si ce n’est que l’intuition du savant fou est juste : c’est sans doute dans le passé de la ville qu'ils trouveront quelque chose. La huckster avance que les Indiens pourraient être impliqués – possible, mais Mr Chow dit ne jamais avoir eu de contacts avec eux ; il sait, cependant, qu’il y un certain « pouvoir » chez eux, « comme il y en a trop dans cette ville ». La conversation s’arrête là – Danny remercie Mr Chow de leur avoir parlé franchement.

 

IV : FIDÈLES LECTEURS

 

[IV-1 : Nicholas, Beatrice : Josh Newcombe] La quête d’informations sur le passé de cette ville incite les PJ à envisager de rendre une nouvelle visite à l’étonnant Josh Newcombe… Par chance, les bureaux du Crimson Post ne se trouvent pas en pleine ville, mais à l’entrée est (la principale) de Crimson Bay. Il est donc possible, là encore, de contourner par les collines – dans une certaine mesure, et il y a tout de même plus de morts-vivants ici qu’ailleurs. Toutefois, les PJ prennent soin de ne pas trop s’écarter de la bourgade – à l’est de leur route se trouve le cimetière de Crimson Bay, et ils préfèrent éviter de passer trop près… À distance, ils y jettent cependant un œil : Nicholas et Beatrice partent en éclaireurs ; ils constatent qu’il y a eu du passage et des dégradations, mais ne distinguent pas spécialement de mouvement – ils relèvent aussi qu’il y a une sorte de caveau bien plus massif que toutes les autres tombes (sans compter une sorte de sépulcre commun). Ils poursuivent leur chemin en direction du Crimson Post.

 

[IV-2 : Nicholas : Josh Newcombe] À l’entrée de la ville, la concentration de zombies est particulièrement importante – moins qu’aux environs de la blanchisserie ou du bureau du shérif, mais des plus conséquente tout de même ; une vingtaine de morts-vivants encerclent les bureaux du Crimson Post. Nicholas comprend pourquoi : les zombies se rassemblent autour de la viande ; Josh Newcombe relève de cette viande… et pourtant les morts-vivants ne semblent pas en mesure de s’en prendre à lui. Ils sont pris dans un paradoxe, à l’échelle de leurs capacités de réflexion très limitées, et ne parviennent pas à résoudre ce dilemme… Le faux prêtre est à peu près certain qu’il y en aura au moins autant dans les bureaux mêmes du journal !

 

[IV-3 : Nicholas, Beatrice, Danny, Warren] Les PJ se rapprochent – cherchant à trouver un accès à l’arrière du bâtiment. Mais, à l’exception des très prudents Nicholas et Beatrice, ils ne sont pas très discrets… Ils attirent l’attention d’une bonne vingtaine de zombies ! Danny, notamment… qui court pour rentrer dans un bâtiment voisin et gagner l’étage ; Warren le suit – mais les morts-vivants pourront monter les escaliers : pour s’en protéger, il faut passer sur le toit ; les talents du bagarreur pour l’escalade leur permettent d’y parvenir sans trop de problèmes. Mais les PJ se retrouvent ainsi scindés en deux groupes, deux îlots, entourés de morts-vivants affamés.

 

À suivre…

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Creepy, de Yutaka Maekawa / Creepy, de Kiyoshi Kurosawa

Publié le par Nébal

Creepy, de Yutaka Maekawa / Creepy, de Kiyoshi Kurosawa

MAEKAWA Yutaka, Creepy, [Creepy クリーピー], roman traduit du japonais par Sylvain Cardonnel, [s.l.], Les Éditions d’Est en Ouest, coll. Polar, [2012] 2017, 315 p.

Creepy, de Yutaka Maekawa / Creepy, de Kiyoshi Kurosawa

Titre : Creepy

Titre original : Creepy クリーピー ; Kurîpî : Itsuwari no rinjin クリーピー偽りの隣人

Réalisateur : Kurosawa Kiyoshi

Année : 2016

Pays : Japon

Durée : 130 min.

Acteurs principaux : Nishijima Hidetoshi (Takakura), Takeuchi Yûko (Yasuko), Kagawa Teruyuki (Nishino), Higashide Masahiro (Nogami), Kawaguchi Haruna (Saki), Fujino Ryôko (Mio)…

UN CAS (D’ÉCOLE ?) D’ADAPTATION

 

Double chronique : un livre, et son adaptation cinématographique. Le roman est le fait d’un inconnu (à l’époque du moins, 2011-2012), Maekawa Yutaka, dont c’était la première publication (en fiction en tout cas), et qui lui a valu d’être récompensé en tant que « jeune auteur de littérature policière japonaise » (on est toujours jeune à 60 ans, je suppose que c'est une bonne nouvelle) ; le film n’est pas exactement le fait d’un inconnu, lui, puisqu’il a été réalisé par Kurosawa Kiyoshi, très actif en ce moment faut-il croire.

 

Et, d’emblée, qu’en dire pour les adeptes du TLDR ? Le roman est mauvais – au point où j’ai préféré l’abandonner en cours de route, beuh… Ce qui ne m’arrive vraiment pas tous les jours. Le film est meilleur, et au moins honorable disons, mais pas renversant non plus (l’enthousiasme des critiques presse me laisse un peu perplexe) ; mais, oui – meilleur, bien meilleur.

 

Sur une base forcément similaire… Mais l’association du livre et du film illustre à sa manière, je suppose, qu’une bonne histoire ne suffit pas à faire un bon livre, ou un bon film, à ce compte-là. Le roman de Maekawa Yutaka patine dans la lourdeur et les effets mal gérés ; mais Kurosawa Kiyoshi, lui, sait filmer – ceci, on ne le lui enlèvera pas ; et ça change pas mal de choses.

 

UN ROMAN RATÉ

 

L’histoire – version roman tout d’abord. Takakura est un criminologue, plus précisément un spécialiste de psychologie criminelle, qu’il enseigne à l’université (et bien sûr en fricotant avec ses étudiantes, tout naturellement). Il s’installe avec son épouse Yasuko, femme au foyer jusqu’au bout des casseroles, dans un nouveau quartier – une banlieue résidentielle morne au possible. Là, il fait la rencontre de Nishino, son voisin – un bonhomme un peu bizarre, mais sympathique, au fond. Mais, oui : un peu bizarre. Puis un policier du nom de Nogami rend visite à Takakura – il y a trente ans de cela, ils étaient dans le même lycée ; mais, depuis, Takakura a acquis une certaine renommée, comme étant le spécialiste de psychologie criminelle que l’on interroge à la télé dans les affaires criminelles bizarres… Il se trouve que Nogami apprécierait d’avoir ses lumières sur une vieille affaire jamais résolue : la disparition, du jour au lendemain, de toute une famille. Des « évaporés » ? Je reviendrai sur ce thème un de ces jours, mais, pour le coup, non – Nogami est persuadé de ce qu’il y a eu un crime, là-bas… Tiens, la configuration des maisons est assez similaire, non ? Mais Nogami disparaît à son tour. Et il y a un incendie dans le voisinage, tiens. Oh, et vous a-t-on dit que le voisin Nishino était vraiment bizarre ? Pas qu’un peu : un soir, la fille dudit voisin, Mio, désespérée, sonne à la porte de Takakura – et fait au terne couple cet aveu improbable : Nishino n’est pas son père ; c’est un parfait inconnu… Un monstre qui s’est déguisé en voisin affable, et qui exerce son contrôle mental sur ses proies.

 

Le sujet est plutôt intéressant – ce que confirmera, je suppose, le film de Kurosawa Kiyoshi. Il y a matière à un bon thriller psychologique, qui détourne quelques codes pour proposer une variation un minimum inattendue sur le tueur en série (l'expression est sans doute contestable), en l’insérant dans un contexte tellement « japonais contemporain » qu’il en a quelque chose de plus encore oppressant. L’idée derrière le personnage de Nishino, avatar du vampire sans les fausses canines en plastique (puisque c’est de « contrôle mental » qu’il s’agit, on pourrait penser à L’Échiquier du mal, de Dan Simmons, même si le surnaturel n'est en principe pas de la partie ici), est bonne, oui – il y a derrière tout un potentiel de flippe, quelque chose qui devrait être effectivement creepy

 

Et pourtant ça ne marche pas – au point où j’ai lâché l’affaire au bout de 150 pages, soit la moitié du roman environ. Il y a plusieurs raisons à cela – deux, surtout. La première : c’est abominablement mal écrit, la traduction n’arrange certainement rien à l’affaire, et l’édition bâclée non plus – c’est d’une lourdeur invraisemblable, et saturé de coquilles, voire de fautes pures et simples, sans même parler de quelques oublis fâcheux ; au point où ça en devient franchement pénible, et même illisible.

 

La seconde raison est sans doute liée, dans le cadre de la version originale : tout cela est d’une puérilité déconcertante… Les personnages sont mauvais, navrants même, leurs réactions caricaturales, et souvent enfantines, oui ; la « science » de Takakura n’est même pas au niveau d’un digest de Wikipédia sur la psychologie criminelle et les tueurs en série, exécuté par un ado enthousiaste mais pas hyper compétent – il est d’autant plus fâcheux qu’il soit notre personnage point de vue, qui ressasse sans cesse les mêmes banalités et explique tout, absolument tout, et d’abord ce qui n’a pas besoin de l’être. Il n’est pas très sympathique, par ailleurs – non seulement arrogant, mais aussi passablement machiste, et… ben… un vrai (petit) con ? Ce qui aurait pu être un atout, en fait (et Kurosawa Kiyoshi, sans trop insister non plus, en tirera bien quelque chose dans son film), mais pas en l’état : c’est juste atrocement lourd, et je ne suis pas bien certain que ce côté vaguement sombre était délibéré de la part de l'auteur… J'en doute un peu.

 

Oui, il y avait un bon sujet ; mais son traitement est tellement calamiteux que cela ne suffit pas à persuader le lecteur de faire l’impasse sur les faiblesses pour s’en tenir à ce qui vaut le coup. Une bonne histoire ne suffit pas.

 

UN FILM PLUS SATISFAISANT

 

Dans le film, c’est déjà un peu mieux. Kurosawa Kiyoshi s’autorise quelques libertés avec le matériau de base – plutôt bien vues : la scène d’ouverture fonctionne très bien. Takakura est à la base un policier – un épisode passablement traumatique (non seulement parce qu’il se solde par deux décès, mais aussi parce que notre héros est d’une certaine manière humilié pour avoir trop cru en ses capacités) l’incite à rendre son étoile de sous-shérif pour devenir enseignant-chercheur en psychologie criminelle ; on sent assez vite le vague connard en lui – il est « intéressé » par les crimes sordides, et c'est bien naturel, mais il est en même temps incapable de la moindre empathie (dans son couple ou à l'extérieur), ce qui en fait classiquement un type presque aussi psychopathe que ceux qu’il étudie ; bon, le film nous épargne les séquences avec la thésarde… Nogami est très différent du personnage du roman : absolument pas un copain d’enfance de Takakura, mais un (bien plus) jeune collègue, un peu con-con, mais pas toujours non plus, et d’une empathie assez limitée lui aussi. Son « remplacement », Tanimoto, diffère là aussi beaucoup dans le roman et dans le film ; au bénéfice de ce dernier, comme de juste : en faire un vieux bonhomme un peu indécis et mystérieux lui confère un minimum de chair, là où il n'est guère que l'incarnation d'une fonction dans le livre (son temps de présence à l'écran est pourtant limité, là où le personnage est très important dans ce que j'ai lu du roman).

 

Mais les changements essentiels concernent l’atmosphère : la banlieue résidentielle du film est bien plus oppressante que celle du livre – ce qui tient, outre la réalisation et la photographie soignées, au caractère détestable du voisinage (et pas seulement de Nishino) ; à maints égards, le film prend davantage son temps que le roman (à bon droit), mais il se montre plus direct sur un point essentiel : Nishino est vraiment, vraiment, vraiment bizarre, et ceci dès le début. Et inquiétant avec ça, bien sûr.

 

Il y a dans le film tout un jeu sur la politesse, j’ai l’impression – comme expression supposée du bon voisinage, mais aussi des bonnes relations en général, dans le couple, dans le travail, etc. On met en avant ce caractère comme étant essentiel à la langue japonaise, mais, dans le contexte du film, tous les personnages ou peu s’en faut se montrent d’une incorrection pas croyable, qui ferait hurler (même) un Français : les personnages s’ignorent ostensiblement, les interlocuteurs s’éloignent sans un mot, ils critiquent les autres pour un rien, ou leurs minables cadeaux, etc. Pas seulement Nishino : ce qui rend inquiétant ce dernier (au-delà de la gueule impayable de Kagawa Teruyuki, parfait dans le rôle et un atout majeur du film, peut-être bien le tout premier en fait), c’est plutôt son caractère instable – tantôt sympathique, tantôt grossier, toujours bizarre. Mais, au fond, Takakura ne bénéficie même pas de moments sympathiques, lui…

 

Puis le film bascule – d'un seul coup. L’enquête relativement pépère, mais riche d’allusions autant que de non-dits, cède brutalement (très brutalement, peut-être trop) la place à l’horreur, alors que nous pénétrons, entraînés par Yasuko sans doute, la femme au foyer qui n’en peut plus, dans l’intimité du foyer déviant de Nishino. Car c’est bien d’horreur qu’il s’agit – un vrai cauchemar, où la séquestration, la drogue, le viol peut-être, aussi horribles soient-ils, passent presque au second plan, tant le sadisme (façon « pervers narcissique », cette nouvelle icône de la psycho facile) de Nishino bouffe le récit, en jouant cruellement sur les sentiments de honte et de culpabilité de ses victimes, sur le dos desquelles il rejette toutes ses abominations. Le caractère sec de ce changement de focalisation est sans doute délibéré, mais j’ai du mal à me prononcer quant à sa pertinence… Il y a certes des choses très fortes, dans la maison – et d’abord dans sa cave. L’absurdité de tout ce qui s’y produit pourrait avoir un côté guignolesque, en écho de l’interprétation (très à propos) de Kagawa Teruyuki, mais on n’a somme toute guère envie de rire ; le spectateur, comme les victimes de Nishino, a été formaté au point de ne plus avoir le moindre contrôle sur ses réactions – c’est le voisin bizarre qui est aux manettes.

 

Pour un temps, du moins… Car la fin m’a déçu. Vraiment. Ici quelques SPOILERS : j’ai beaucoup aimé la très improbable séquence de la « nouvelle famille » qui part en quête d’un nouvel antre en voiture – avec ces nuées qui défilent et qui ont un rendu surnaturel, autant dire infernal. J’ai beaucoup moins aimé Takakura vainquant en définitive Nishino, ce que rien ne vient vraiment justifier… sinon les choix de narration, car, dans le film, cela établit clairement un parallèle, ou plutôt un miroir, de la brillante scène d’ouverture – ce qui serait plutôt malin pour le coup ? Ou bien cela devrait l’être ; en l’état, ça m’a paru plus forcé qu’autre chose, et décevant tant narrativement que… « moralement », d’une certaine manière ? L’ultime crise hystérique de Yasuko n’arrange pas exactement les choses…

 

Le fait est qu’il y a des pains dans le film comme dans le roman – simplement, là où leur accumulation dans le livre a fini par me convaincre qu’il valait mieux lâcher l’affaire en cours de route, le film de Kurosawa présente suffisamment de qualités par ailleurs pour rehausser le niveau et inciter le spectateur à une forme de mansuétude un tantinet blasée, devant le métier du réalisateur. Mais, oui, il y a des scènes qui ne fonctionnent pas, bien avant la conclusion du film – ainsi de cette discussion entre Takakura et Nogami noyée dans une musique ultra-démonstrative et qui sonne horriblement faux (maintenant, Kurosawa Kiyoshi est éventuellement coutumier du fait, il y avait des trucs de ce genre dans Séance, sauf erreur, et ce n'est qu'un exemple).

 

Alors, là encore, il y a peut-être un jeu du réalisateur ? Certaines scènes peuvent le laisser supposer. Dans le roman, très puéril donc, nous assistons à un cours de Takakura, où notre criminologue médiatique rapporte classiquement les crimes de la « famille » de Charles Manson, et, de manière passablement forcée, en extrait le terme « creepy » qui donne son titre au roman ; c’est tellement lourd que l’effet souhaité, soit l’association de Nishino à une forme de reptation menaçante, tombe complètement à plat. Dans le film, la scène du cours est plus futée : Takakura décrit un tout autre crime (peut-être fictif, je n’ai pas cherché à me renseigner), qui a eu lieu aux États-Unis là encore, mais qui avait quelque chose de totalement grotesque dans sa démesure ; et le professeur de conclure : « En Amérique, tout est plus spectaculaire. » Je suppose que cette pique n’a rien d’innocent, dans un film qui joue sur les codes du thriller – tout en payant régulièrement ses hommages à Hitchcock et compagnie. Mais il ne faut pas s’en tenir là, prendre cette saillie au pied de la lettre – car, une fois introduits dans la cave de Nishino, à l’improbable décoration arty, presque « vaisseau spatial rétrofuturiste », c’est le film japonais qui joue la carte de la guignolade excessive – non sans effet cela dit. Pour le coup, un Norman Bates est autrement plus sobre…

 

Le film est bien plus malin que le roman. Et Kurosawa Kiyoshi, je suppose, s’amuse un tantinet, dans ce qui aurait pu être un bête thriller de yes-man, à subvertir son propos çà et là. Son Creepy bénéficie cependant avant tout de deux atouts marqués : le très inquiétant Kagawa Teruyuki, un parfait Nishino, et une réalisation soignée et somme toute fine, rendant à merveille la terne froideur d’une banlieue résidentielle japonaise (la très belle photographie y est donc pour beaucoup).

 

Mais on ne criera certainement pas au chef-d’œuvre : on a beaucoup comparé les deux films, sur le ouèbe, mais, de toute évidence, Creepy n’est pas Cure. Loin de là. Cela reste un thriller plus qu’honnête, et dont les qualités certaines l’emportent sans peine sur quelques failles çà et là. C'est déjà ça.

 

Mais il gagne sans doute à être comparé au roman qui l’a inspiré… Vous connaissez tous cette réplique classique du bouquinovore : « Le livre est forcément meilleur que le film ! » Allez, vous l'avez vous-mêmes prononcée, et moi aussi... Ben, là, non : le livre est mauvais – le film bien plus satisfaisant. Et j’y reviens : la comparaison des deux confirme qu’une bonne histoire, ça ne suffit pas.

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Haiku du XXe siècle : le poème court japonais d'aujourd'hui

Publié le par Nébal

Haiku du XXe siècle : le poème court japonais d'aujourd'hui

Haiku du XXe siècle : le poème court japonais d’aujourd’hui, présentation, choix et traduction [du japonais] de Corinne Atlan et Zéno Bianu, Paris, Gallimard, coll. Poésie, [2007] 2014, 219 p.

PREMIÈRE APPROCHE DE LA POÉSIE JAPONAISE CONTEMPORAINE

 

Tel un soldat de l’empire qui s’est fait oublier dans la jungle, ne jamais m’avouer vaincu ! Et cultiver, du moins, une certaine curiosité pour la poésie japonaise, que certains cuisants échecs (voyez L’Intégrale des haïkus de Bashô, si vous l’osez…) ne sont bizarrement pas parvenus à annihiler. Il faut dire que les découvertes puissantes ont souvent compensé ces échecs...

 

Mais peut-être avec un biais ? J’avais fait part de ce que la poésie japonaise qui, jusqu’à présent du moins, me touchait le plus, était la plus « classique » au sens fort – celle figurant dans la compilation originelle du Man.yôshû (« recueil des dix mille feuilles »), rassemblée durant l’époque de Nara, et celle de Heian, dans des ouvrages tels que les Contes d'Ise, ou dans la première anthologie impériale, le Kokin wakashû (« recueil de poèmes japonais d’hier et d’aujourd’hui), où s’était illustré notamment, en tant que poète mais aussi en tant que théoricien, disons, le fascinant personnage qu’était Ki no Tsurayuki – cette anthologie séminale figurant parmi les plus grandes œuvres de l’époque de Heian, quelque temps avant Le Dit du Genji de Murasaki Shikibu et les Notes de chevet de Sei Shônagon.

 

La poésie ultérieure ? J’avais plus de mal… En mettant de côté le cas du théâtre nô (mais j’y reviendrai prochainement, c’est du moins assez probable), le fait est que les œuvres, par exemple, compilées par Gaston Renondeau dans son Anthologie de la poésie japonaise classique, à partir de l’époque de Kamakura, me parlaient beaucoup moins. L’extrême subtilité de Teika, et le poids de la convention dans ses adorations (voyez De cent poètes un poème), me laissent froid – et, à l’époque d’Edo, le « haïku » le plus classique, me dépasse totalement… Décidément, Bashô, je n’y arrive pas. Mais alors pas du tout. Je n’y comprends rien…

 

Et, peut-être est-ce de ma part un préjugé, mais je me suis demandé si partie de ce triste constat ne s’expliquait pas par le caractère très rigidement codifié de ces productions poétiques – peut-être une poésie plus récente, et supposais-je plus libre, pourrait-elle me séduire davantage ? Dans le cas du haïku, cependant, cet impact de la modernité était sans doute très relatif : après tout, Shiki invente tout bonnement le terme même pour désigner ces poésies durant l’ère Meiji… et mes précédentes lectures en la matière – concrètement, le recueil Haiku : anthologie du poème court japonais, compilé par Corinne Atlan et Zéno Bianu – pouvaient citer des auteurs de Meiji, voire de Taishô, voire même soyons fous de Shôwa…

 

Mais je tendais à croire qu’il pouvait y avoir d’autres approches : après tout, les mêmes anthologistes avaient conçu un second recueil, celui qui va nous intéresser aujourd’hui, intitulé Haiku du XXe siècle : le poème court japonais d’aujourd’hui. Ce n’était pas pour rien, hein ! Et j’en attendais donc plus de liberté – de même pour une autre acquisition effectuée en même temps, 101 Poèmes du Japon d’aujourd’hui, d'une périodisation plus resserrée (à partir de l’après-guerre, et même de l’après-après-guerre), et beaucoup plus iconoclaste peut-être ; en tout cas, nul haïku là-dedans. Bon, ce second recueil, j’y reviendrai plus tard : pour l’heure, le haïku du XXe siècle.

 

C’était peut-être un biais, oui – mais, concernant ce recueil de haïkus précisément, à tort ou à raison, je crois y avoir trouvé exactement ce que je cherchais : un poème plus libre, voire frondeur, et qui, le cas échéant, peut s’affirmer en relativisant, sinon en envoyant paître, les vieux codes hérités de Bashô et compagnie – et tout particulièrement l’importance cruciale des saisons, et donc des « mots-saisons », ou kigo. Paradoxalement ou pas, ce recueil conserve pourtant la structure saisonnière traditionnelle, avec des subdivisions thématiques, qui était celle de Haiku : anthologie du poème court japonais. Pourtant, le paratexte appuie sur cette idée qu’il était possible de faire des haïkus sans kigo (on parle alors de muki-haiku), et l’ultime section « hors saison » n’a rien de négligeable. Ceci étant, le haïku a pu évoluer de manière moins radicale, simplement en réactualisant le répertoire des mots-saisons : nous parlons d’un Japon traumatisé par Hiroshima, événement vécu comme une sorte de date limite – la catastrophe ayant eu lieu le 6 août 1945, Hiroshima même, et le thème de la bombe, ont intégré le catalogue des kigo d’été… Mais cette poésie courte du XXe siècle, plus prosaïquement, peut aussi traiter de la lumière électrique ou des voitures, que sais-je encore. Et, au-delà, il y a quelques auteurs plus iconoclastes – qui, outre qu’ils se passent du kigo, écrivent leurs haïkus sur plusieurs lignes, ou s’émancipent de la rythmique classique 5-7-5… On pourrait se demander, à ce stade, s’il s’agit encore de haïkus ? Les anthologistes en sont convaincus : il y a pour eux quelque chose d’irréductible dans ce poème court japonais – mais ils ne sont pas très explicites à ce propos ; admettons…

 

Ce qui compte à mes yeux (et mes oreilles), c’est que ce recueil m’a bien plus convaincu, bien plus parlé du moins, que tous les autres ouvrages consacrés aux haïkus que j’ai pu aborder (certes, ils ne sont pas si nombreux…). Ce haïku du XXe siècle produit sur moi son effet – au-delà de la raison sans doute, mais je me suis régulièrement arrêté sur trois vers çà et là, générateurs d’images fortes et parlant au cœur. Le haïku d’Edo, voire de Meiji, n’y parvenait que bien rarement, pour ce que j’en savais – mais, ici, une bonne partie des poèmes compilés m’ont séduit… et peut-être même la majorité d’entre eux ? Ce recueil, en tout cas, m’a beaucoup plu – bien davantage que Haiku : anthologie du poème court japonais, son pendant à la fois plus classique et plus englobant.

 

UNE SÉLECTION

 

Je ne me sens pas d’en dire beaucoup plus… En fait, je n’en ai pas les moyens. Mieux vaut passer à la coutumière sélection de poèmes qui m’ont parlé d’une manière ou d’une autre – avec l’avertissement non moins coutumier : ce n’est pas ce qu’il y a de meilleur dans ces pages, c’est ce qui m’a fait ressentir… quelque chose.

 

Comme dit plus haut, le présent recueil est classé en fonction des quatre saisons, avec une ultime partie « hors saison ». Au sein des quatre parties « traditionnelles » interviennent d’autres subdivisions, les mêmes pour chaque saison (« Passages de la saison », « Inventaire des cieux », « Célébrations du paysage », « Des hommes et des bêtes » et « Le grand herbier »), qui n’apparaissent toutefois que dans la table des matières ; la partie « hors saison » est livrée en bloc.

 

Pour ma part, j’ai préféré, dans le cadre de ce compte rendu, un classement par auteurs – avec les dates de naissance et de mort pour se faire une idée, même vague, du contexte de ces poèmes (il y a aussi les numéros de page, parce que).

 

C’est parti…

Awano Seiho (1899-1992)

 

(p. 28)

 

Dans le secret du cœur

Le printemps me manque –

J’ai vieilli

 

Fuyuno Niji (1943-2002)

 

(p. 24)

 

Bras croisés

Le printemps médite

Sur la vitesse des racines amères

 

Hara Sekitei (1886-1951)

 

(p. 122)

 

Le sommet ?

Chrysanthèmes sauvages

Au souffle du vent vif !

 

Harako Kôhei (1919-2004)

 

(p. 85)

 

Vers le ciel de l’après-guerre –

Le lierre vert

Envahit les branches mortes

 

Hashimoto Mudô (1903-1974)

 

(p. 85)

 

Au village reverdi

Le soldat déclaré mort

Est revenu

 

Hino Sôjô (1901-1956)

 

(p. 135)

 

Je tousse

Donc je suis –

Neige de minuit

 

Horimoto Gin (né en 1942)

 

(p. 180)

 

Au bout de sa langue

Il cache des paysages –

L’étranger

 

Hoshinaga Fumio (né en 1933)

 

(p. 111)

 

Cet automne

Le parc d’attractions

Grouille de nazis

 

*

 

(p. 137)

 

Dans ce kiosque enneigé

La révolution –

On pourrait donc l’acheter ?

 

*

 

(p. 183)

 

Près de la gare

J’ai trinqué

Avec cette époque aveuglante

 

Kaneko Tôta (né en 1919)

 

(p. 83)

 

Respirer ?

C’est aspirer toutes les voix

Des cigales du soir

 

*

 

(p. 108)

 

Un cygne dans le brouillard –

Ou peut-être…

Le brouillard autour d’un cygne

 

Katô Shûson (1905-1993)

 

(p. 30)

 

Comme un bloc

De nuit voilée –

Perdu dans mes pensées

Kumagai Aiko (née en 1923)

 

(p. 181)

 

L’ombre du guerrier a disparu

Dans un éclair –

Kurosawa

 

Ce poème a bien été composé à l’occasion de la mort du fameux réalisateur. « L’ombre du guerrier » renvoie à son film Kagemusha.

 

Mayuzumi Madoka (née en 1962)

 

(p. 135)

 

Sainte Nuit –

Chute de neige

En post-scriptum

 

Mizuhara Shûôshi (1892-1981)

 

(p. 27)

 

Monde lointain –

Toujours plus lointain

Sous le soleil radieux

 

Nomiyama Asuka (1917-1970)

 

(p. 144)

 

À la fin

Deviendrai-je aussi un arbre –

Au loin dans la lande fanée ?

 

Ogiwara Seisensui (1884-1976)

 

(p. 164)

 

Un ciel sans couleur

Rejoint

La mer couleur de cendres

 

Origasa Bishû (1934-1990)

 

(p. 104)

 

Deux cents pas

Jusqu’au boulanger –

Sept pas jusqu’à la Voie lactée !

 

Shibuya Michi (né en 1926)

 

(p. 142)

 

Entre les montagnes d’hiver

S’ouvre une fenêtre de ciel ­–

Le monde est suave

 

Shôno Takeshi (né en 1970)

 

(p. 101)

 

Lune blême –

Un trou de néant

Se creuse dans mon crâne

 

Sugiura Keisuke (né en 1968)

 

(p. 183)

 

Juste avant le tremblement de terre

Tout le monde

A rêvé

 

Le poète parle ici du tremblement de terre de Kobe le 17 janvier 1995, qui a fait plus de 5000 victimes.

 

Sumitaku Kenshin (1961-1987)

 

(p. 99)

 

Quand je me lève

Il titube –

Le ciel étoilé

 

*

 

(p. 127)

 

L’hiver à nouveau –

Même dans les mots glacés

Des visiteurs

 

Des visiteurs… à l’hôpital, dans sa chambre de malade. Le poète est mort à 26 ans après une très longue hospitalisation – la plupart de ses poèmes traitent de ce thème en profondeur.

Suzuki Shin’ichi (né en 1957)

 

(p. 39)

 

Son ballon qui éclate –

Pour le garçon

Le ciel s’est éloigné

 

*

 

(p. 80)

 

Pendu

Dans une toile d’araignée –

Le ciel de l’après-guerre

 

*

 

(p. 170)

 

Ces enfants qui veulent dessiner

Des navires de guerre –

Je les plains

 

Takahashi Shizumi (née en 1973)

 

(p. 167)

 

Dans un coin de mon ventre

Il y a le ciel

De Pearl Harbor

 

Taneda Santôka (1882-1940)

 

(p. 176)

 

Seulement ce chemin

Où je marche seul

 

Oui, c’est un haïku de « deux vers » au lieu de trois (rythmique japonaise de 5-7 au lieu de 5-7-5). Et, non, vous ne ferez pas de blague sur Jean-Jacques Goldman.

 

(Trop tard.)

 

Terayama Shûji (1935-1983)

 

(p. 64)

 

Été dans la réserve –

Serrés au fond des livres

Les mots des auteurs morts

 

*

 

(p. 147)

 

Rhume d’hiver –

La pièce s’achève

Sur la mort du poète

 

*

 

(p. 153)

 

S’évader !

Et que se brise

Le crayon de l’hiver

 

Tomiyasu Fûsei (1885-1979)

 

(p. 116)

 

Le bruissement des insectes

La lumière de la lune –

Souvent je les oublie

 

Usami Gyomoku (né en 1926)

 

(p. 114)

 

Midi d’automne –

Dans la ruche

Le bruit du pas des abeilles

 

Usuda Arô (1879-1951)

 

(p. 51)

 

Les azalées flamboient –

Tout ce qui vit

Va vers la mort

 

Wada Gorô (né en 1923)

 

(p. 27)

 

Dans la montagne

Les arbres font halte –

On enterre le printemps

 

Yoshida Tôshirô (né en 1927)

 

(p. 104)

 

Bientôt

L’homme posera une échelle

Contre la Voie lactée

 

Yotsuya Ryû (né en 1958)

 

(p. 108)

 

Déchirant le brouillard

Voici

Le visage blanc d’un ami

 

UNE AFFAIRE À SUIVRE…

 

Le bilan est donc très positif – oui, j’ai aimé ces haïkus ! Dingue… Mais c’est rassurant, quelque part.

 

Mais, surtout, cela appelle des compléments. D’autant que la poésie japonaise contemporaine est bien loin de se limiter au haïku – en fait, on utilise même des termes différents pour désigner poètes et haïkistes… Une lecture en cours pourrait permettre d’éclairer un peu plus la question ; je devrais donc vous parler prochainement du recueil 101 Poèmes du Japon d’aujourd’hui… D'ici-là, l'anthologie Haiku du XXe siècle : le poème court japonais d'aujourd'hui m'a fait l'effet d'une belle réussite.

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Serpent rouge, de Hideshi Hino

Publié le par Nébal

Serpent rouge, de Hideshi Hino

HINO Hideshi, Serpent rouge, [Akai hebi 赤い蛇 ; Red Snake], traduction [du japonais] et adaptation [par] Satoko Fujimoto et Éric Cordier, Paris, IMHO, [1983, 2000] 2nde édition 2012, [192 p.]

Après Panorama de l’enfer et L’Enfant insecte (et quelques embrouilles de datation, aheum…), troisième virée dans l’univers malsain de Hino Hideshi, avec Serpent rouge – qui date a priori (je dis bien a priori…) de 1983, ce qui en ferait a priori (je dis bien a priori…) une BD contemporaine de Panorama de l’enfer. Cela se tiendrait, j’imagine, parce que le style est très proche, graphiquement comme dans certains des thèmes illustrés.

 

Nous adoptons le point de vue d’un petit garçon – pas exactement un héros –, qui vit dans une bien étrange demeure aux dimensions palatiales, cernée par une forêt impénétrable et menaçante. À l’intérieur comme à l’extérieur, c’est un labyrinthe – comme dans ces cauchemars éprouvants dans lesquels on erre en boucle, sans jamais de possibilité de s’échapper. Le petit garçon déteste cette maison d’aspect autrement traditionnel, qui lui fait peur ; il aimerait la fuir, mais toutes ses tentatives s’avèrent tristement vaines…

 

Il a ses raisons. Mais les plus fortes d’entre elles ne tiennent pas tant à la maison en elle-même qu’à ceux qui l’habitent – la propre famille du petit garçon. Une bande de malades ! Et comme un écho de la famille du peintre narrateur de Panorama de l’enfer. Trois générations sous un même toit, et, là encore, une allure très traditionnelle... Façade respectueuse qui ne dissimule absolument rien de l'ignominie sous-jacente. Ici, le grand-père incarne l’autorité – hideux vieux bonhomme défiguré par un répugnant furoncle, que « soigne » quotidiennement sa belle-fille, avec des œufs et avec ses pieds. La grand-mère a complètement pété les plombs, et se prend pour une poule : couver « ses » œufs, voila la seule chose qui compte pour la vieille peau, qui caquette en permanence. Le père ? Une brute stupide et cruelle – son domaine est le poulailler, son régal la décapitation des poules « ingrates », celles qui ne pondent pas. Son épouse s’en tire mieux – mais elle s’insère parfaitement dans l’ambiance délétère de la maison, en accompagnant, d’une certaine manière, la folie des autres ; sa relation avec son beau-père est quasi sexuelle. Le petit garçon, enfin, a une grande sœur – qu’il épie par un trou dans la cloison, le vilain voyeur ; la jeune fille tournant à la jeune femme raffole des vers, et s’emploie bientôt à explorer les prémices d'une sexualité torturée, ce qui en fait l’héritière toute désignée de ces deux générations de branques.

 

Mais les choses vont mal tourner – oui, encore plus mal. Un mauvais rêve rituel détraque ce système, qui était fonctionnel même en étant fou, et la famille entière va sombrer dans la plus hallucinée des catastrophes…

 

L’effet est assez proche de celui produit par Panorama de l’enfer : c’est incroyablement malsain. Il y a, dans chaque page, de quoi se sentir très mal à l’aise. Le virage grand-guignol de la BD, et même outrancièrement gore, n’y change rien – les traits d’humour noir déglingué y participent, et de même le style graphique caractéristique de Hino Hideshi, avec ses dimensions humoristiques et/ou « super-deformed », qui donnent tout d’abord une trompeuse impression de naïveté enfantine, et au premier chef ces grands yeux tout ronds qui sont sa marque de fabrique. C’est proprement (non, salement) fascinant, et très, très dérangeant.

 

Mais, en comparaison avec les deux autres titres de l’auteur que j’ai lus, Serpent rouge appuie peut-être plus encore ces sensations désagréables en y associant de manière assez franche un contenu charnel, sexuel même, moins frappant (sinon absent ?) dans L’Enfant insecte et Panorama de l’enfer. Rien de pornographique au sens fort, mais c'est tout de même saisissant. Ce sont les personnages féminins qui introduisent ce thème : en mettant de côté la grand-mère (mais en relevant qu’elle est obsédée par la procréation, à sa manière volaille – mais cette obsession traverse en fait toute la BD), la mère et la sœur se distinguent d’emblée par leurs traits – elles n’ont rien à voir avec les caricatures que sont tous les autres personnages ; ce sont des femmes encore belles (mais pas à jamais…) ou qui le deviennent ; elles sont associées au désir sexuel passablement pervers, passant par un fétichisme glauque ou le voyeurisme. La mère massant de son pied le furoncle du grand-père pour en faire quotidiennement jaillir le pus noie ainsi la BD dans les sécrétions corporelles toujours renouvelées, et les gémissements orgasmiques du vieil homme soumis à cette délicieuse torture ne laissent guère de doute quant au sens exact de cette relation. La sœur, quant à elle, évoque, d’abord avec ses vers adorés, ensuite avec le très phallique serpent rouge du titre, qui sème le chaos dans la demeure, une obsession masturbatoire typique d’une sexualité qui est en train de dépasser le stade de l’éveil (et elle-même génératrice de chaos, plus que tout autre chose), mais qui en retour en favorise l’éveil chez le petit garçon voyeur, répugné mais fasciné. Tous ces aspects se mêlent à des tableaux très gores, avec une cohérence marquée qui tire la BD du côté du registre ero-guro.

 

Cet aspect frontal, on s’en doute, n’enlève en tant que tel rien au contenu allégorique ou symbolique du récit comme de ses séquences. La maison est un labyrinthe de chair en même temps qu’un abattoir, et la retranscription matérielle de l’inconscient torturé du petit garçon, avec pour habitants autant de fantasmes obscènes. Elle relève du cauchemar halluciné – un délicieux cauchemar, car l’enfant si terrorisé par la folie ambiante y participe, avec son désir de ne pas en manquer une miette ; dimension au moins aussi importante que ses pulsions destructrices, et sans doute plus inconsciemment charnelles : Eros et Thanatos sont dans un bateau, et tous deux tombent à l’eau.

 

(L'eau ?)

 

Mais le malaise est bien la force de Serpent rouge. Cette BD ne m’a certes pas surpris (le mot est faible !) comme l’avait fait en son temps l'incroyable Panorama de l’enfer, qui reste celle que je préfère, mais son effet demeure saisissant. Le dessin de Hino Hideshi est absolument parfait, et d’un à-propos constant. Si regret il doit y avoir (?), c’est peut-être dans la relative précipitation de l’intrigue (et de la chute, qui n’en est pas vraiment une tant elle est attendue), passé la longue et géniale mise en place consistant en la présentation de la famille de dingues – ce ne sont alors plus que hurlements et giclées de fluides visqueux, sang et autres, dans une ronde folle et outrancière, qui en rajoute toujours davantage dans l’horreur glauque. Ces pages dont le texte a largement fui (onomatopées mises à part), on les tourne peut-être un peu trop vite, aussi la lecture de la BD ne prend-elle guère de temps – une erreur sans doute, car il vaudrait mieux s’attarder sur ces planches, avec tout ce qu’elles ont de répugnant ; l’amalgame de fascination et de dégoût est après tout une clef du travail de Hino Hideshi.

 

Une réussite, donc – et qui noue le bide avec un brio rare. J’ai préféré Panorama de l’enfer, plus fou encore et en même temps infusé d’éléments autobiographiques qui parviennent à insinuer dans l’horreur gore quelque chose de douloureusement poignant, mais Serpent rouge m’a bien davantage parlé que L’Enfant insecte, très bonne BD sans doute, et qui présage de la suite, mais qui demeure, au moins visuellement, plutôt sage. Serpent rouge est du côté de la folie pure, charnelle, suintante, gore, et ne manque pas de produire son effet ambigu…

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No Guns Life, vol. 1 et 2, de Tasuku Karasuma

Publié le par Nébal

No Guns Life, vol. 1 et 2, de Tasuku Karasuma

KARASUMA Tasuku, No Guns Life, vol. 1, [No • Guns • Life ノー・ガンズ・ライフ], traduit [du japonais] et adapté en français par Miyako Slocombe, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2014] 2016, 244 p.

No Guns Life, vol. 1 et 2, de Tasuku Karasuma

KARASUMA Tasuku, No Guns Life, vol. 2, [No • Guns • Life ノー・ガンズ・ライフ], traduit [du japonais] et adapté en français par Miyako Slocombe, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2014] 2017, 228 p.

Une fois n’est pas coutume, c’est l’excellente revue Atom qui a attiré mon attention sur ce manga de Karasuma Tasuku, un auteur jusqu’alors très méconnu de par chez nous. Il s’y est ajouté une opération promotionnelle, avec ces deux premiers tomes pour le prix d’un… Occasion, larron – et au final ? Je ne suis pas parfaitement convaincu, mais demeure bel et bien intéressé, suffisamment pour avoir envie de lire la suite.

 

Nous sommes dans un futur plus ou moins proche – après une terrible guerre qui a vu des massacres sans nom. Lors du conflit sont apparus les extends – des hommes auxquels on greffait des implants destinés à en faire des machines à tuer. Maintenant, la guerre est finie… et les gens ont peur de leurs « sauveurs ». D’autant qu’il y a des intérêts colossaux en jeu, qui voient s’opposer diverses factions : la cynique mégacorpo Berühren à l’origine des extends, et dont le building noir trône au centre de la ville comme un certain monolithe ; le gouvernement et son « agence pour la reconstruction » ou plus précisément son « bureau des mesures anti-extends », aux intentions ambiguës et aux moyens qui ne le sont pas moins ; les réactionnaires du Spitzbergen, qui ne rechignent pas au terrorisme anti-extends ; les yakuzas du Kyûseikai…

 

Tout ce qui fait le cyberpunk, mais No Guns Life affiche d’emblée la couleur : NOIR. Les références, pas seulement graphiques, à l’univers du polar hard-boiled, abondent. Reste à associer ces différents éléments, mais les modèles ne manquent pas. Rien d’étonnant sans doute à ce que l’auteur cite George Alec Effinger parmi ses influences, mais on pourrait tout aussi bien évoquer Blade Runner, de manière plus consensuelle. C’est, à vrai dire, peut-être une limite de la BD, à l’horizon du moins : elle cite beaucoup. Et, côté mangas, notamment, il est impossible de ne pas penser à Gunnm, si l’on cite aussi systématiquement, et en ce qui me concerne ça ne joue pas en faveur de No Guns Life, les BD de Shirow Masamune (aheum...) ; le premier tome comprend par ailleurs une référence jugée explicite à Matsumoto Leiji, mais qui m’a tout aussi bien évoqué Akira (le gamin bizarre aux facultés étranges du nom de Tetsurô). Il y aurait sans doute bien d’autres exemples.

 

Sur ces bases, pas évident de livrer quelque chose qui parvienne à se singulariser suffisamment pour avoir un intérêt propre. Karasuma Tasuku, pourtant, y parvient – en usant de nouveaux des codes/clichés, mais cette fois pour en tirer quelque chose d’éventuellement... bizarre. C’est pour une bonne part son héros qui l’y autorise : Jûzô Inui, détective privé. Forcément… Mais ce « private eye » n’est pas comme les autres – de toute évidence : c’est un extend, considérablement retouché, et dont la tête même… a été remplacée par un énorme revolver ! Un Gun Slave Unit, disait-on pendant la guerre… Une créature très ironique – car cette arme très intimidante, Jûzô Inui ne peut pas en faire lui-même usage : la gâchette se trouve derrière sa tête, inaccessible pour lui – il faut que quelqu’un d’autre tire… mais Jûzô Inui ne conférera pas ce privilège à n’importe qui ! Idée à la fois débile et géniale, et qui suscite des développements intéressants (notamment, à vrai dire, dans l’épisode « one shot » qui avait précédé la série, et que l’on trouve à la fin du tome 2).

 

Mais cela débouche sur un autre atout pas si évident : la BD met en scène un personnage principal qui n’a littéralement pas de visage. Sa simple présence est plus qu’inquiétante, et l’impossibilité de lire les sentiments sur un Colt Python ne le rend que plus intimidant et dérangeant. Pourtant, le canon comme le barillet donnent sous certains angles et sous une certaine lumière la sensation d’un visage, et même d'yeux – on croit y lire quelque chose… et peut-être à bon droit ? Car Jûzô Inui n’est pas aussi froid que sa tête métallique : oui, il ressent pas mal de trucs. Et si cette allure, pour lui, peut d’abord donner l’impression d’une malédiction, elle constitue pour le personnage un atout indéniable – en contribuant et pas qu’un peu à son étonnant charisme. À vrai dire, les personnages secondaires (tous, en y incluant Mary, la technicienne de génie, qui rappelle beaucoup l’Edward Wong Hau Pepelu Tivrusky IV de Cowboy Bebop, une autre référence évidente) sont considérablement effacés (et moins intéressants), dans l’ombre de Tête-De-Flingue. Le méchant du tome 2 ne s’en tire pas si mal, cela dit...

 

Les histoires, par ailleurs, sont globalement assez convenues pour l’heure. Là encore, la série baigne dans les codes du cyberpunk et du noir, avec le risque qu’ils virent aux clichés. Cependant, l’auteur se montre assez malin, et sait, régulièrement, relancer la sauce en infusant dans ses enquêtes plus ou moins déjà lues des éléments davantage « bizarres ». Cela tient parfois du détail, relevant par ailleurs de la caractérisation des personnages – un exemple éloquent : Jûzô Inui qui fume clope sur clope… comme un bon privé en imper et chapeau mou, mais il a une très bonne raison de le faire ! L’impact cosmétique n’en est que plus marqué – et ludique… Mais la BD bénéficie d’autres idées assez futées, qui tordent suffisamment les codes pour entretenir l’intérêt du lecteur – par exemple, à la fin du tome 1, avec ce gamin qui se veut héroïque et commet la terrible boulette « d’emprunter » le corps de notre monolithique héros… mais ne le met que davantage en danger, car il ne sait pas en faire usage ; plus globalement, d’ailleurs, la naïveté de ce personnage tranche intelligemment sur la dureté de Jûzô Inui – même si cette dernière est parfois une façade. Le deuxième tome comprend également de bons moments du même ordre – et, par ailleurs, il se montre plus habile, je crois, dans l’alternance entre humour et gravité. Clairement, ça ne révolutionne absolument rien, mais j’ai lu ça avec un plaisir indéniable.

 

Reste un point à mon sens plus problématique : le dessin. Karasuma Tasuku a un style, et maîtrise les jeux d'ombres. Son découpage n'est pas spécialement barré, mais il est efficace. Comme dit plus haut, le personnage à l’allure si étrange de Jûzô Inui est brillamment employé, le dessin mettant en valeur ce que son apparence a de profondément dérangeant, mais aussi son improbable charisme, et peut-être même son ressenti. Les autres personnages sont moins marquants – et les personnages féminins un peu trop érotisés, je suppose, même si on a lu bien, bien pire, ça demeure raisonnable (ils sont généralement plus complexes qu'ils n'en ont tout d'abord l'air, et ça c'est toujours bon à prendre).

 

Ce qui m’ennuie un peu plus, ce sont les scènes d’action – que je trouve globalement illisibles, d’autant qu’elles sont régulièrement saturées d’onomatopées qui ne font que compliquer encore la lecture. No Guns Life mêle donc polar et cyberpunk, mais avec une approche tout de même assez musclée – si les combats ne sont pas systématiques, loin de là, ils occupent néanmoins une place non négligeable dans la narration ; or j’ai vraiment du mal à m’y repérer… même si j’ai l’impression que le tome 2 marque déjà un certain progrès à cet égard ? Nous verrons bien…

 

Car, oui, j’ai envie d’en lire davantage. Encore une fois, No Guns Life ne révolutionne rien… Mais il y a dans ces deux premiers tomes suffisamment de bonnes idées, notamment autour du personnage étonnant de Jûzô Inui, pour entretenir ma curiosité. Un de ces jours, je vous toucherai donc sûrement un mot de la suite.

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Notes de chevet, de Sei Shônagon

Publié le par Nébal

Notes de chevet, de Sei Shônagon

SEI SHÔNAGON, Notes de chevet, [Makura no sôshi 枕草子], traduction [du japonais] et commentaires par André Beaujard, Paris, Galllimard, coll. Connaissance de l’Orient – Unesco, coll. Unesco d’œuvres représentatives, série Japonaise, [1966, 1985] 2016, 366 p.

J’ai rarement lu, sans même parler de chroniquer, de livres aussi étranges, et aussi étrangement beaux, que les Notes de chevet de Sei Shônagon. Même à vouloir à tout crin « cataloguer » ce livre dans les catégories, sinon de la littérature mondiale, du moins de la littérature japonaise ancienne, j’ai l’impression qu’il demeure irréductiblement singulier – véritablement unique en son genre : ce n’est pas tout à fait un nikki, un journal comme en tenaient alors les dames de la cour ; c’est sans doute un zuihitsu, écrit au fil du pinceau, peut-être même l'archétype du genre, mais les autres œuvres, éventuellement bien plus tardives, que l’on range dans cet ensemble, paraissent généralement bien différentes – et moins… radicales ? Les Notes de l’ermitage, de Kamo no Chômei, en relèvent, par exemple ; mais le ressenti à la lecture de ces deux merveilles est pourtant largement différent, au-delà même de l’ampleur du texte, incomparable.

 

Mais les Notes de chevet de Sei Shônagon n’ont pas traversé mille années jusqu’à nous du seul fait de leur singularité : ces pages contiennent des sommets de littérature, de style autant que d’acuité, qui leur confèrent en définitive une forme d’intemporalité des plus étonnante – ceci alors même que l’ouvrage est ancré dans une époque résolument exotique, celle du Japon de Heian, et plus précisément, autour de l’an mil, de son apogée, qui est aussi l’apogée du clan Fujiwara véritable maître du Japon, une époque donc, dont il constitue peut-être la plus saisissante illustration, avec un autre ouvrage exactement contemporain si bien différent dans la forme : Le Dit du Genji, bien sûr, le monumental roman fleuve de Murasaki Shikibu.

 

Les deux plus grands auteurs de l’époque sont donc des autrices – dont on ne sait pas grand-chose par ailleurs. Mais elles ne sont pas les seules : la grande littérature est alors souvent l’affaire de femmes, enfin libérées par le développement des kana, et qui livrent, au-delà de ces deux œuvres très particulières, nombre de journaux, emblématiques de l'époque, ou s’appliquent à la poésie ; à vrai dire, celle-ci est tellement essentielle à la société aristocratique de Heian, notamment dans le registre galant, qu’une femme, comme un homme, ne saurait être louée si elle ne témoigne pas régulièrement de ses talents en matière de tanka, ces poèmes courts qui rythment le quotidien de la noblesse. Les Notes de chevet en témoignent, comme toutes les autres œuvres citées et bien d’autres encore.

 

C’est aussi, donc, une littérature d’aristocrates : avec Sei Shônagon, comme avec Murasaki Shikibu, nous sommes au sommet de la cour – dans l’entourage, en l’espèce, de deux épouses impériales successives d’un même empereur, Ichijô, puisque Sei Shônagon est au service de l’impératrice Teishi, ou Sadako, et se retire avec elle une fois qu'elle est « remplacée » par Shôshi, au service de laquelle se trouve Murasaki Shikibu. Et l’omniprésent clan Fujiwara constitue leur milieu presque naturel (Murasaki Shikibu au moins en était directement issue). C’est une société extrêmement raffinée, très codifiée, très subtile en tout. Certes, il n’y a pas lieu de s’étonner (et encore moins de la blâmer pour cette raison) que Sei Shônagon, dans ces conditions, fasse régulièrement montre d’un certain mépris pour les rangs inférieurs au sien, et accorde une importance essentielle au protocole et aux bonnes manières… Mais les Notes de chevet témoignent de ce qu’il s’agissait d’un personnage autrement complexe et fin, heureusement ; avec parfois même quelque chose d'un peu rebelle ?

 

Il s’agit donc… de « notes ». Écrites « au fil du pinceau ». Sei Shônagon écrit pour elle tout d’abord, semble-t-il dans un cadre totalement privé (l'ouvrage, dit-on, n'aurait été révélé au public que par accident, mais je ne sais pas trop ce qu'il faut en penser)… et elle dresse des listes.

 

Îles.

 

Montagnes.

 

Choses désagréables.

 

Choses qui ne durent pas.

 

Choses qui paraissent pitoyables.

 

Choses qui ont une grâce raffinée.

 

Choses qui distraient dans les moments d’ennui.

 

Choses qui n’offrent rien d’extraordinaire au regard et qui prennent une importance exagérée quand on écrit leur nom en caractères chinois.

 

Flûtes.

 

Choses qui doivent être courtes.

 

Bouddhas.

 

Nuages.

 

Choses négligées.

 

Gens à propos desquels on se demande si leur aspect aurait autant changé, supposé qu’ils fussent, après avoir quitté ce monde, revenus dans un autre corps.

 

Choses désagréables (encore).

 

Tissus.

 

Maladies.

 

Choses splendides.

 

Etc. Cette édition compte 162 catégories, qui se recoupent éventuellement, et parfois se contredisent.

 

Parfois, il ne s’agit effectivement… que de listes. Les toponymes se suivent, sans autre développement. Mais les associations d’idée, si le terme n’est pas tout à fait exact, employons-le faute de mieux, conduisent bientôt Sei Shônagon à esquisser de très poétiques petits tableaux, tenant en une ligne ou deux. On y devine déjà une observatrice d’une acuité sans pareille, à qui n’échappent pas ces petites choses que l’on qualifie de « détails » quand on n’a pas l’âme suffisamment pénétrante pour percevoir tout ce qu’elles ont d’essentiel. Ici, une couleur, là, un geste, sont autant de célébrations de l’harmonie… ou d’entorses à ce principe cardinal, d’autant plus regrettables.

 

Sei Shônagon est impitoyable à cet égard – dotée d’un fort esprit critique, elle peut avoir des mots qui blessent ; elle en a heureusement au moins autant pour célébrer la beauté, le raffinement, la parfaite composition, dans une perspective que l’on a pu dire hédoniste – une célébration de l’instant présent, à noter sur une feuille dans la certitude qu’il lui faudra bien disparaître ; les choses sont impermanentes – pourtant les notes de Sei Shônagon leur confèrent une certaine intemporalité paradoxale.

 

Et il est délicieux de s’égarer avec elle. Quelques listes se succèdent – des croquis joliment esquissés aussi. Puis elle s’oublie : le pinceau en main, elle dissèque alors avec bien plus d’ampleur, sur des pages et des pages, mais pas moins de précision, les scènes de son quotidien, celui des nobles dames de la cour, un gynécée qu’on est d’abord, réflexe malvenu (mâle venu ?), tenté de juger frivole, superficiel, cruel aussi… Sei Shônagon y a sa part, et plus encore. Mais juger cette femme superficielle ? Quand elle témoigne avec le plus grand naturel de son talent inégalé pour l’observation ? Mieux, quand ses observations, au moment d’imprégner le papier qui patiente à côté de l’oreiller au point de s’y substituer, y gagnent encore en finesse et en subtilité par la magie d’un style parfait ? C’est bien plutôt de génie qu’il faut parler, de toute évidence.

 

Les Notes de chevet se picorent. La grâce de la plume, ou plutôt du pinceau, ici dans l’élégante traduction d’André Beaujard (peut-être un brin surannée, mais je crois que cela participe de son charme), renouvelle toujours l’intérêt du lecteur ; toutefois, je crois qu’il vaut mieux en fractionner la lecture : tel instant vécu sur le vif entre ainsi en résonance avec tel instant saisi il y a mille ans de cela, dans un monde à tous points de vue aux antipodes du nôtre. À mesure que l’on apprivoise la manière de Sei Shônagon, j’ai le sentiment qu’il s’instaure comme une parenté spirituelle – d’une certaine manière, la noble dame nous forme, sans rudesse, par l’exemple, à l’observation du monde ; c’en est au point où ses listes, même les plus sèches, acquièrent en définitive une vertu poétique qui leur est propre. On se surprend à scander les notations comme autant de vers riches de ludiques doubles sens – et la société aristocratique de Heian apparaît sous nos yeux, dans toute sa subtile harmonie.

 

Les Notes de chevet sont un livre très étrange. Leur abord est sans doute un peu intimidant – les listes peuvent effrayer, et tout d’abord laisser supposer que ce monde serait trop éloigné du nôtre pour que l’on puisse s’y aventurer impunément. C’est pourtant tout le contraire qui se produit – une merveilleuse communication d’observations et de sensations, d’une poésie sans pareille. Ce livre est étrange, oui – mais il est surtout étrangement beau.

 

Un vrai chef-d’œuvre, fort de sa singularité, mais plus encore de sa finesse et de sa grâce.

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CR Deadlands Reloaded : The Great Northwest (10)

Publié le par Nébal

Illustration tirée du supplément *Stone Cold Dead*

Illustration tirée du supplément *Stone Cold Dead*

Dixième séance de « The Great Northwest » pour Deadlands Reloaded. Vous trouverez la première séance , et la séance précédente ici. L’enregistrement de la séance est disponible .

 

Les inspirations essentielles se trouvent dans la campagne Stone Cold Dead et le scénario Coffin Rock, mais les événements de cette séance sont largement indépendants.

 

La joueuse l'incarnant ayant dû s'arrêter, le personnage de Rafaela Venegas de la Tore, alias « Rafie », devient un PNJ. Étaient présents tous les autres joueurs, qui incarnaient Beatrice « Tricksy » Myers, la huckster ; Danny « La Chope », le bagarreur ; Nicholas D. Wolfhound alias « Trinité », le faux prêtre mais vrai pistolero ; et enfin Warren D. Woodington, dit « Doc Ock », le savant fou.

Vous trouverez l'enregistrement de la séance ci-dessous.

I : LES RUES ENVAHIES

 

[I-1 : Danny : Rafaela Venegas de la Tore] Les PJ bataillent contre une horde de zombies dans les rues de Chinatown. Ils ont pris la direction de la blanchisserie, et entendu des bruits de combat en provenance du nord. Bientôt, ils voient apparaître, dans cette direction, le molosse chinois à la chemise rouge sang – cet homme qui les suivait systématiquement dès l’instant qu’ils pénétraient dans Chinatown. Il n’est pas tout seul, d’autres le suivent. Mais, par ailleurs, une foule de morts-vivants arrive par le sud… Danny rejoint le Chinois, en constatant au passage que d’autres zombies arrivent par l’est et le nord-est. Il voit que Rafie fait partie de ce petit groupe autour de l’homme à la chemise rouge, avec d’autres Chinois au profil de combattants – dont un qui se bat d’une manière inédite pour le bagarreur. Tous se rassemblent progressivement.

 

[I-2 : Nicholas : Rafaela Venegas de la Tore] Nicholas comprend que Rafie était sortie pour les retrouver… là où ses compagnons chinois avaient pour mission de la garder à la blanchisserie, qu’elle avait entrepris de « sanctuariser » : ils ont donc une attitude un peu ambiguë, cherchant tout à la fois à protéger l’élue, et, d’une certaine manière, à « l’enlever », ou du moins à la ramener à la blanchisserie contre sa volonté… Mais le fait de retrouver les PJ change la donne – car Rafie a bien conscience que l'usine, dans leur situation, est le seul abri envisageable… et ils en reprennent donc le chemin – après que l’élue a eu un bref échange, visiblement sec, en mandarin, avec l’homme à la chemise rouge sang.

 

[I-3 : Danny, Nicholas, Beatrice] Alors que les PJ arrivent aux environs de la blanchisserie, la foule des zombies approchant par l’est se fait tout particulièrement menaçante : il faut entrer dans le bâtiment, et vite ! Danny, qui reste un peu en arrière avec son gourdin (il est ivre, et bénéficie de son Courage liquide…), et Nicholas et Beatrice avec leurs armes à feu, font de leur mieux pour éliminer les morts-vivants les plus avancés – mais la progression de la horde est inexorable… et la huckster est à deux doigts d’abattre Danny d’une balle perdue ! Ils ont toutefois éliminé suffisamment d’assaillants pour se dégager du combat et rejoindre les autres devant la porte de la blanchisserie – non pas la porte principale de l’usine, qui a été barricadée ainsi que toutes les autres, mais une plus petite et plus facile à contrôler. Elle est fermée… Le Chinois à la chemise rouge cogne comme un sourd sur la porte métallique – il n’y a pas de réponse immédiate… Il crie quelque chose en chinois : la porte s’ouvre enfin, ils se ruent à l’intérieur et on ferme aussitôt derrière eux ; les zombies sont à quelques mètres en arrière à peine.

 

II : LA BLANCHISSERIE ASSIÉGÉE

 

[II-1 : Rafaela Venegas de la Tore ; Mr Fong] Outre les gardes armés (de pistolets mais aussi d’armes blanches, un peu inattendues parfois – ils n’ont pas l’air commode, et on peut supposer qu’ils savent s’en servir), il y a beaucoup de monde à l’intérieur – non seulement ceux qui s’étaient réfugiés dans l’usine sur le conseil des PJ, mais aussi nombre d’habitants de Chinatown, qui n’avaient pas forcément eu ce réflexe lors de la tempête, mais ont afflué en masse sous le coup de l’invasion des morts-vivants. Dans les 300 personnes s’entassent dans l’usine – des gens hagards, terrifiés… Les PJ discutent avec Rafie, qui fait le point – notamment sur ce qui s’est passé dehors avec les Chinois ; Mr Fong tient vraiment à ce que l’élue achève son rite miraculeux sur la blanchisserie… Elle compte bien le faire, même si cela prendra encore plusieurs jours, mais n’a pas apprécié qu’on se comporte de la sorte avec elle – même si sortir dans ces conditions était peu ou prou suicidaire, elle l'admet.

 

[II-2 : Nicholas, Warren : Mr Fong, Mr Shou, Mike Jones, Mrs Duvall, Ms Worthington, Rafaela Venegas de la Tore] En faisant le tour de l’usine (sans véritablement repérer des réfugiés qu’ils ont eu l’occasion de croiser, en mettant à part Mr Fong, bien sûr, qui est chez lui, et Mr Shou – autrement, il y a aussi Mike Jones, Mrs Duvall et Ms Worthington, et c’est tout : le reste de la foule est anonyme), les PJ constatent qu’il y a des morts à l’intérieur – une trentaine de corps rassemblés dans un coin au nord-est : ces cadavres ne présentent pas de signes particuliers, ils en déduisent que les morts subites ont frappé ici également… et les réfugiés ne savent absolument pas quoi faire à ce propos. Nicholas et Warren, tout particulièrement, s’en inquiètent : il faut s’en débarrasser – sinon, « ils reviendront ». Il faut faire ça dans les formes : leur couper la tête… Les brûler, peut-être ? Rafie en souffre visiblement, mais concède qu’ils ont raison. C’est une chose terrible à admettre, pour elle – mais ce sera encore pire avec les parents et les proches des victimes : comment leur faire comprendre une chose pareille ? Voyez par exemple Mrs Duvall, perdue dans ses dévotions larmoyantes… Nicholas considère justement que c’est à Rafie et lui d’agir : ils ont du réconfort religieux à prodiguer ! Le faux prêtre pose sa croix Christina dans un coin, et elle constitue un autel improvisé.

 

[II-3 : Danny, Beatrice : Mr Fong] Il faut dire que l’ambiance est pesante… notamment quand se font entendre, certes de moins en moins souvent, les cris de désespoir de personnes ayant tenté trop tard de gagner la sécurité de la blanchisserie, et auxquelles on refuse l’accès à ce refuge. Leurs hurlements de détresse et de douleur pénètrent seuls à l’intérieur… Danny en est révolté – mais sait qu’il ne pourra rien y faire, et que les gardes de la blanchisserie, à supposer même qu’ils puissent l’entendre, refuseront d’agir autrement. Ils obéissent à leurs chefs – pas seulement Mr Fong, d’autres sommités de Chinatown sont impliquées, qui tiennent une réunion permanente dans le bureau du patron de la blanchisserie, situé à la mezzanine (laquelle permet à la fois de surveiller tout le grand hangar de l’usine, et aussi de jeter un œil à l’extérieur, au travers de grandes baies vitrées autrement inaccessibles).

 

[II-4 : Nicholas, Danny, Beatrice : Rafaela Venegas de la Tore ; Mr Fong] Mais Nicholas, de son côté, tout en jouant au prêtre, est formel : il faut s’occuper des cadavres au plus tôt. Les moyens ne manquent pas : ici, il y a de grandes cuves, une immense chaudière… Il sait que cette hypothèse heurte les sentiments religieux de Rafie, mais pas le choix – il faut en parler à Mr Fong et aux autres ; l’élue pouvant s’adresser à eux en chinois, ce qui peut constituer un atout, il vaut mieux que ce soit elle qui les persuade. Danny et Beatrice ont d’ailleurs été refoulés par les gardes, qui se moquent bien de l’étoile de shérif du bagarreur… Ils ne parlent qu’en chinois, et la huckster, qui se posait la question, suppose que ce n’est pas de la comédie : ils ne comprennent pas l’anglais au-delà de quelques tournures simples. Rafie perçoit bien ce qu’elle a à faire : elle ne se pose même pas la question de demander aux gardes de la laisser passer, elle gagne la mezzanine d’autorité, en ayant à peine dit trois mots de mandarin, et en ayant fait signe aux PJ de la suivre.

 

[II-5 : Danny, Beatrice : Mr Fong, Mr Shou, Rafaela Venegas de la Tore, Nicholas ; Denis O’Hara] Le bureau de Mr Fong est un outil de surveillance – il a de grandes baies vitrées. La contrepartie est que les PJ, quand ils parviennent au balcon, peuvent également voir ce qui se passe à l’intérieur. Plusieurs sommités de Chinatown sont présentes, mais, de toute évidence, les puissants Mr Fong et Mr Shou ne sont pas en position d’autorité : il apparaît clairement qu’ils ont un rang subordonné par rapport à un très vieil homme (dans les 80 ans ? au moins ?), vêtu traditionnellement, qui les toise très sévèrement, et ne dit pas grand-chose – mais chacune de ses paroles a visiblement quelque chose de définitif. Rafie doit cependant patienter quelques petites minutes avant qu’on lui autorise l’accès au bureau, ainsi qu’à ses amis. La répartition des rôles, à l’intérieur du bureau, change aussitôt : concernant les PJ, Mr Fong retrouve sa position hiérarchique supérieure, tandis que le vieil homme se tient en retrait et n’intervient pas ; le patron de la blanchisserie, par ailleurs, sait que Rafie est une femme, mais ni lui ni elle n’y attachent d’importance. Danny, à sa demande, lui résume ce qu’il a vu en ville – en y incluant les événements de l’église, et l’aura diabolique du père O’Hara ; Beatrice l’interrompt pour expliquer qu’ils ont dû partir suite à une explosion – l’idée étant de ne pas en supporter la responsabilité…

 

[II-6 : Beatrice : Mr Fong, Rafaela Venegas de la Tore ; Warren, Nicholas] Mais Beatrice ne s’y attarde pas : bien plus pressant, il y a le problème des morts subites – qu’ils ont pu constater en ville avant d’atteindre la blanchisserie ; or, la plupart du temps, ces morts se relèvent… et il y en a une bonne trentaine ici. Il faut faire quelque chose. Mr Fong le supposait bien… Beatrice avance que la solution la plus humaine et la plus rapide serait de faire brûler les cadavres dans la chaudière. Le patron de la blanchisserie est d’accord, mais, même si c’est une grande chaudière, cela prendra du temps… et il ne faudrait pas qu’il lui arrive un « souci technique », dans ces circonstances – une nouvelle explosion, pour dire les choses. Mais Warren pourra y veiller. Beatrice suggère en outre de couper préalablement la tête des cadavres avant de les enfourner dans la chaudière. Il faudra garder les réfugiés à l’écart, pour éviter tout débordement – le père Nicholas pourrait célébrer un office à l’autre bout de l’usine, captivant les plus religieux… Ce plan paraît sensé à Mr Fong, qui quête par réflexe l’approbation discrète du vieil homme mutique, puis donne de brefs ordres en mandarin. Après quoi il se tourne vers Rafie, mais en s’adressant visiblement aux PJ par la même occasion : « Vous nous êtes précieux. Ne nous faussez pas compagnie. »

 

[II-7 : Danny : Mr Fong] Mr Fong aimerait maintenant retourner à sa réunion, mais Danny ne s’en va pas de suite ; assez brutalement, il lui demande ce qu’il compte faire – à part attendre… Le patron de la blanchisserie, un peu interloqué, fait un bilan de la situation : il y a dans les 300 personnes à l’usine – et clairement pas de nourriture pour ces 300 personnes, même pour une seule journée, si l’approvisionnement en eau ne devrait pas poser de problème (des canalisations joignent directement les sources non loin au nord et la blanchisserie). Et comme ils n’ont aucune idée du temps qu’il leur faudra passer ici – du temps que durera… « ce phénomène »… C’était bien ce qu’entendait souligner Danny – qui songe déjà à mener une petite expédition à l’extérieur ; il faut pour cela que les gardes les laissent sortir… et rentrer. Mr Fong exige qu’il lui en parle d’abord, le moment venu. Le bagarreur hoche la tête.

 

[II-8 : Beatrice, Nicholas, Danny : Mr Fong] En bas, les gardes ont entrepris, assez rudement, de séparer les vivants des morts. Ce qui n’a rien d’évident, avec tous ces proches de victimes en larmes, et qui vivent cette séparation comme un drame de plus… Beatrice rejoint Nicholas pour lui expliquer ce qu’ils vont faire : lui, il doit faire diversion, en organisant une sorte de messe. D’ici-là, la huckster va parcourir les rangs des fidèles pour les prévenir de cet office religieux (à l’autre bout de l’usine…) – en commençant par les plus éplorés. Ses mots les touchent, et elle les convainc sans peine de participer à la cérémonie. Nicholas se prépare – avec du whisky de Danny en guise de « sang du Christ ». Il fait tendre des draps pour séparer son « église » du reste de l’usine, et éviter que les fidèles puissent voir les hommes de Mr Fong s’occuper des cadavres de leurs proches… Le prêche de Nicholas est un peu bancal, mais fait illusion. Maintenant, ses ouailles ne sont pas stupides… Sans doute ont-elles parfaitement compris ce qui se passait de l’autre côté des draps. Mais la messe improvisée leur a fourni un bon prétexte pour fermer les yeux. En fait, ce sont les moins religieux qui posent problème : en dehors de « la chapelle » du père Nicholas, quelques protestations se font entendre épisodiquement – sèchement rabrouées en chinois. Mais Beatrice ne perd pas le nord – qui fait la quête « pour la reconstruction de l’église » ; les fidèles ne savaient même pas qu’elle était détruite… et ils se méfient un peu de cette jeune femme qui n’a pas vraiment l’allure d’une bonne chrétienne. Mais il n’y a pas d’esclandre – c’est seulement que la huckster ne collecte pas grand-chose.

 

[II-9 : Warren, Danny : Mr Fong] De l’autre côté des draps, Warren, qui se sent mal dans cet espace confiné et bondé, d’autant plus quand la religiosité se met de la partie, surveille la chaudière. Mais il est aussi très intrigué par les cadavres qu’on y enfourne, et qu’il observe avec une grande attention. Il constate aussi que les hommes de Mr Fong (et probablement d’autres personnalités de Chinatown) agissent avec un professionnalisme quelque peu inquiétant : couper des têtes et enfourner des cadavres dans une chaudière n’a pas l’air de leur poser le moindre souci. Danny, qui ne s’est pas attardé dans « l’église », fait le même constat.

 

III : LES SECRETS D’UN CROQUE-MORT

 

[III-1 : Warren, Beatrice : Rafaela Venegas de la Tore ; Jon Brims, Jeff Liston] Mais, dans leur situation, les PJ comme les autres sont contraints d’attendre. Warren et Beatrice ont cependant quelque chose à faire (tandis que Rafie poursuit son rite de Sanctuarisation) : étudier les documents récupérés chez Jon Brims (qui ne figure pas parmi les réfugiés de la blanchisserie, pas plus que Jeff Liston – ce sont les deux personnages qu’ils cherchaient en priorité, mais ils ne se trouvent de toute évidence pas ici). Ils s’isolent tant bien que mal – ça n’a rien d’évident avec cette foule, mais, même dans ces circonstances, demeure un certain besoin d’intimité. Warren s’intéresse au journal intime du croque-mort, tandis que la huckster se penche sur son exemplaire abondamment annoté du Livre des jeux de Hoyle.

 

[III-2 : Beatrice : Jon Brims, Richard Lightgow] Visiblement, Brims savait très bien ce qu’il étudiait, et ses analyses sont d’une extrême finesse – elles sont très abstraites, aussi, et pourtant pas dépourvues à terme d’applications pratiques, c’est une approche très rationnelle, scientifique ; Beatrice se souvient que, lors du tournoi de poker, c’était le Dr Lightgow qui avait mis en avant son intérêt pour les statistiques et les probabilités appliquées aux jeux de cartes, mais la huckster en vient à se demander si ce n’était pas le taiseux Brims qui, à un moment ou un autre, avait pu façonner cette approche particulière du jeu. Un temps, Beatrice s’inquiète de ce que le huckster caché aurait pu s’intéresser à la résurrection des morts, ce genre de choses, mais rien n’en fait état dans ce livre. Mais c’est une approche de la magie très différente de la sienne – Beatrice s’est largement formée sur le tas, et les passages où Brims parle, très posément, des manitous, la mettent un peu mal à l’aise… C’est qu’elle ne sait pas grand-chose de tout cela : elle a eu affaire, en ce qui la concerne, à quelque chose qui pourrait être un manitou, mais sans bien savoir s’il en existe d’autres – et, même si elle n’en a bien évidemment pas conscience, elle sait tout au fond d’elle-même que cette unique rencontre, traumatique, a bouleversé sa vie [et entraîné son délire sur les Barons du Rail qui mettent des puces dans la tête des gens pour les contrôler…]. Mais ce livre n’a probablement pas été ouvert depuis longtemps, de toute façon.

 

[III-3 : Warren : Beatrice ; Jon Brims, Mary Brims, Mortimer Stelias, Gamblin’ Joe Wallace, Cordell] Warren, de son côté, en apprend davantage sur le parcours de Jon Brims en étudiant son journal intime (et en jetant un œil à la photo qui l’accompagnait, datée de 1865 (et visiblement pas prise à Crimson Bay – mais probablement quelque part dans l’Ouest). Les notes liées le plus précisément à l’activité de huckster dépassent largement les compétences du savant fou, mais il comprend du moins que Jon Brims était un individu de la sorte de Beatrice – ainsi que sa femme, Mary. Tous deux étaient d’habiles joueurs de poker, et ils ont beaucoup voyagé dans tout l’Ouest étrange. Ils se sont fait beaucoup d’argent ainsi… jusqu’à ce qu’ils tombent sur deux autres hucksters, de très mauvais perdants ; il en a résulté un affrontement très violent, où la magie s’est déchaînée – Mary est morte à cette occasion… Brims rendu fou de rage et de tristesse a éliminé ses deux assassins, mais l’événement l’a profondément marqué – et il a décidé de « prendre sa retraite » : fini, la magie ; fini, le jeu – tout ça était désormais du passé. Brims a poursuivi ses voyages, jusqu’à se fixer à Crimson Bay, qui n’était alors qu’un petit port de pêche. Il s’est lié avec le principal (le seul ?) propriétaire terrien du coin, Mortimer Stelias ; c’était avant l’arrivée de Gamblin’ Joe Wallace – mais Warren apprend que c’est Stelias qui a fait venir ce dernier : il semble qu’ils se connaissaient du temps où ils vivaient sur la Côte Est, et ils étaient bons amis. Mais les notes de Brims deviennent amères au moment du décès de Stelias (de vieillesse) : très vite, il a le sentiment désagréable d’être le seul à se souvenir du défunt – ce n’est pas que Wallace ait délibérément pris la place de son ami, mais il a tant accompli depuis que le souvenir de l’ancien propriétaire a sombré dans l’oubli, d’autant que, la ville se développant à marche forcée, la très grande majorité des habitants de Crimson Bay ne sont arrivés que bien après la mort de Stelias, qu’ils n’ont donc jamais connu ; seuls quelques-uns s’en souviennent – parmi lesquels son ancien jardinier, Cordell, et les autres membres de la communauté des anciens esclaves, qui en ont hérité le terrain où ils vivaient jusqu’aux fâcheux événements de ces derniers jours. Une des dernières entrées du journal (qui date cependant de quelques années) est très hermétique, une simple note soulignée de trois traits : « Stelias – subjugué manitou ? » Warren la montre à Beatrice – qui est perplexe : faut-il comprendre que Stelias aurait subjugué un manitou, ou au contraire aurait été subjugué par un manitou ? Mais, dans tous les cas, la huckster n’est pas certaine de bien comprendre ce que cela signifierait au juste… Warren pense que Wallace pourrait les éclairer sur pas mal de points. S’ils peuvent sortir de la blanchisserie, et si le maire est toujours en vie, le savant fou aimerait lui rendre une petite visite…

 

IV : D’AUTRES MAGICIENS CACHÉS ?

 

[IV-1 : Beatrice : Rafaela Venegas de la Tore ; Mr Fong, Mr Chow] De toute façon, ils ne sortiront pas durant la nuit. Mieux vaut qu’ils se reposent quelques heures avant de tenter quoi que ce soit. Mais, avant d’aller se coucher, Beatrice va voir Rafie. La huckster se méfie de leurs hôtes chinois – ne cachent-ils pas quelque chose ? L’élue pouvant comprendre leur langue quand elle bénéficie du Miracle adapté, peut-être a-t-elle pu surprendre quelque chose ? Rafaela emmène Beatrice dans un endroit un peu à l’écart – et use d’un autre Miracle pour les isoler. Ces précautions sont nécessaires… Le vieil homme, dans le bureau de Mr Fong, est de toute évidence le vrai maître de Chinatown. Mais ce Mr Chow est plus que cela, Rafaela en est convaincue : elle sent en lui un pouvoir débordant – mais certainement pas celui d’un élu ; en fait, c’est probablement bien davantage du domaine de la huckster… Pour autant, Rafie ne pense pas qu’il soit le responsable des calamités qui se sont abattues sur Crimson Bay ; ce qu’elle craint, c’est qu’ils se retrouvent au milieu de l’affrontement entre cet homme et un autre puissant sorcier, celui qui a fait appel aux zombies…

 

[IV-2 : Beatrice : Rafaela Venegas de la Tore ; Jon Brims, Mortimer Stelias, Russell Drent] Beatrice digère l’information – et dit à Rafaela ce qu’ils ont trouvé dans les affaires de Jon Brims. Notamment ce qui concerne Mortimer Stelias… qui n’est peut-être pas tout à fait mort ? Serait-ce lui, le véritable supérieur de Drent ? Rafie, à vrai dire, redoute qu’il y ait plus de deux pouvoirs en jeu dans cette affaire… C’est comme si beaucoup trop de gens beaucoup trop puissants s’étaient retrouvés au même endroit ; ça a mariné pendant des années et des années de coexistence plus ou moins forcée, jusqu’à ce que ça explose… Mais ils sont toujours là, et ne comptent pas se faire éliminer par les autres. Reste que les PJ sont au milieu de la poudrière…

 

[IV-3 : Beatrice : Rafaela Venegas de la Tore] Un silence pesant s’installe… Il apparaît clairement que Rafie a autre chose à dire, mais qui lui coûte. Elle finit cependant par s’en ouvrir à Beatrice – à la condition que la huckster n’en parle à personne ! Elle a eu une autre vision… mais pas de la Vierge de Guadalupe, cette fois : un… vieil Indien ? Une sorte de chaman ; il n’avait pas l’air spécialement hostile, mais, à vrai dire, Rafie n’a pas su décrypter ses intentions – peut-être parce qu’elle n’acceptait de recevoir de semblables visions que de la part de la Vierge de Guadalupe. Il la regardait, sans un mot… Elle ne sait pas ce qu’il faut en penser. Ce qu’elle sait, c’est que sa protectrice l’a envoyée ici pour une raison – à Beatrice avançant qu’il faudrait fuir cette poudrière, mais bien consciente que c’était inimaginable pour l’heure, l’élue répond qu’elle ne partira pas de Crimson Bay tant qu’elle n’aura pas accompli ce pourquoi elle a été appelée ; quoi que ce soit. Et elle reprend son rite de Sanctuarisation.

V : PRENDRE L'AIR

 

[V-1 : Nicholas : Josh Newcombe] Après s’être reposés quelques heures, maintenant que le soleil s’est levé, les PJ réfléchissent à une sortie – au moins, dans un premier temps, pour ramener des vivres. Nicholas va jeter un œil à l’extérieur depuis les baies vitrées de la mezzanine. Les morts-vivants cernent la blanchisserie – ils ne sont pas en mesure de lancer un assaut planifié, mais ils sont très nombreux ; avec toute cette viande à l’intérieur… Mais Nicholas observe aussi une scène très incongrue : un homme se déplace parmi les zombies, qui n’en est de toute évidence pas un – le faux prêtre le reconnaît enfin : c’est Josh Newcombe ! Et le journaliste se promène au milieu des morts-vivants le calepin en main – comme s’il cherchait à les interviewer… Or les morts-vivants ne lui prêtent aucune attention ; Newcombe n’est visiblement pas le moins du monde menacé !

 

[V-2 : Beatrice, Danny, Warren : Mr Fong, Rafaela Venegas de la Tore] Mais sortir de la blanchisserie, et a fortiori y rentrer après coup, est de toute façon problématique. Il faut convaincre les gardes, ou, mieux, leur chef théorique, Mr Fong. Beatrice demande à Rafie de les accompagner au bureau. Danny et la huckster défendent leur idée, avec le soutien de Warren : rester ici sans rien faire, c’est mourir à petit feu ; sans nourriture, sans espoir de sortie, les gens péteront les plombs d’ici à quelques dizaines d’heures au plus tard ! Les gens qui se sont réfugiés dans la blanchisserie ont besoin de vivres, et d’informations sur la situation en ville. Le groupe des PJ a fait la démonstration qu’ils pouvaient survivre dehors – plus que quiconque ici. Il faut les autoriser à sortir – mais aussi à revenir le moment venu : ils ne partiront pas tant qu’ils n’auront pas de certitude à cet égard. Mr Fong, de toute façon, n’en croit pas ses oreilles : sortir ? Ses hommes ne cessent de lui ramener les mêmes rapports, sur cette foule de morts-vivants qui entoure la blanchisserie ! Mais Danny est convaincu qu’il y a moyen de contrôler un passage vers l’extérieur, qui ne représenterait pas pour autant une menace. Or la situation ici risque de devenir très vite intenable… Danny a à peine le temps de finir sa phrase que résonne un coup de feu à l’intérieur de l’usine : un garde vient d’abattre un des morts de la nuit (il y a eu de nouvelles morts subites pendant que les PJ se reposaient), qui s’était soudain animé et montré menaçant alors qu’on était en train de tirer le cadavre vers la chaudière, pour y être décapité et brûlé… Les réfugiés sont terrifiés – le coup de feu a illico entraîné des hurlements de panique. Le temps presse ! martèle Danny. Mr Fong se tourne enfin vers Mr Chow – qui donne son accord d’un mouvement du menton presque imperceptible. Le patron de la blanchisserie concède que l’intuition de Danny est bonne : effectivement, il y a un accès sur le toit de la boutique – une sorte de trappe. Ce toit est plus bas que celui du hangar, il se situe à quelque chose comme trois ou quatre mètres de hauteur par rapport au niveau de la rue… Accessible pour des humains, pas pour des zombies. Mais, en contrepartie, les toits des bâtiments adjacents, de toute façon éloignés de quelques cinq à six mètres au moins, par endroits dix mètres, sont plus élevés. Durant l’excursion des PJ, les hommes de Mr Fong surveilleront cet accès, et leur ouvriront le moment venu ; ils conviennent au cas où d’un code.

 

[V-3 : Nicholas, Danny, Warren : Yuen Chang, Mr Chow] L’expédition est décidée. Nicholas confectionne des cordes avec des draps (Danny a déjà une vraie corde sur lui). Warren se munit d’autres pièces de tissu, colorées, qu’il compte disposer au bout de ses bras mécaniques – en guise de leurres, cette stratégie avait pu se montrer efficace lors de leur fuite du bureau du shérif à la blanchisserie. Ils se munissent tous de sacs, bien sûr. Danny songe qu’il vaut mieux ne pas descendre dans les rues – mais par les toits, ou les étages des bâtiments abandonnés, ça devrait être jouable. Maintenant, où trouver de la nourriture à proximité ? On leur indique l’élevage de porcs de Yuen Chang, non loin, mais comment ramener un porc dans ces conditions ? Sinon, l’épicerie la plus proche… est celle de Mr Chow. On dessine un plan pour que Danny puisse se repérer.

 

[V-4 : Beatrice] Maintenant, la vraie question, c’est comment passer à travers tous ces zombies ? L’idée d’une diversion s’impose : Beatrice offre de se munir de casseroles, etc., qui feront beaucoup de bruit. Or elle dispose d’un Pouvoir de Téléportation : elle l’utilisera pour se positionner en sécurité sur un toit à l’opposé de ses camarades et fera un boucan de tous les diables pour attirer les morts-vivants vers elle, sans se mettre en danger pour autant ; à condition de répéter l’opération à plusieurs reprises, les rues devraient être suffisamment dégagées pour que les autres aillent où ils le souhaitent… et en reviennent.

 

VI : EN QUÊTE DE VIVRES, ET D’INFORMATIONS

 

[VI-1 : Beatrice, Danny : Josh Newcombe ; Mr Fong, Mrs Jansen, Mike Paltron, Russell Drent, Mr Jansen] L’idée de Beatrice est approuvée. Depuis le toit de la boutique (les gardes de Mr Fong referment la trappe aussitôt après leur passage), et sous une pluie un brin pénible mais bien plus supportable que les jours précédents, la huckster se téléporte sur le toit d’une maison un peu plus loin. Sur un signe de Danny, elle commence à marteler ses casseroles ; cela semble produire son effet – les réflexes des zombies sont on ne peut plus lents, mais la plupart des morts-vivants (et ça fait vraiment beaucoup) se dirigent vers Beatrice, dégageant le passage pour les autres. Mais, en faisant du bruit, Beatrice n’attire pas que des zombies… Du niveau de la rue, elle entend : « Ah ! Une survivante ! Ms Elizabeth Meyers, pourriez-vous m’accorder une interview ? » C’est Josh Newcombe, carnet de notes en main, tranquille au milieu des morts-vivants ! La huckster lui fait signe de monter. Le journaliste n’est pas des plus agile, il a besoin de son aide… Mais il parvient à la rejoindre sur le toit. « Je dois l’avouer, je suis heureux de rencontrer enfin quelqu’un de vivant ! Ils ne sont pas très communicatifs, vous savez... Mais racontez donc à nos lecteurs comment vous vous en êtes tirée ! » Beatrice se contente de dire qu’elle a tiré et couru… Mais lui, comment a-t-il fait ? Benoîtement, le journaliste répond qu’il n’a jamais été inquiété par les morts-vivants… Pourquoi donc ? Il y a beaucoup réfléchi ; il n’y a qu’une seule réponse possible, « et c’est la grâce divine, bien entendu ». Mais Beatrice est méfiante : est-il bien sûr d’être vivant ? C’est qu’ils ont eu quelques soucis avec Mrs Jansen… Le journaliste s’offusquait de ce qu’on le soupçonne d’être mort, mais la mention de la tenancière du Washington suffit à détourner sa colère. Il explique très simplement qu’il savait très bien ce qu’il en était, la concernant, et depuis des années – depuis, en fait, cette dispute conjugale qui avait décidé de son état ; il avait même publié un article à ce sujet, mais, bizarrement, les gens n’y ont pas accordé beaucoup de crédit. Il y a pourtant eu d’autres cas en ville – de ces disputes qui tournent mal, veut-il dire : « Vous savez, Mr Paltron, par exemple, il est évident qu’il a tué sa femme – Russell Drent le savait aussi bien que moi ; bizarrement, c’est pourtant le shérif qui m’a dissuadé d’écrire un article à ce propos… Très bien, il avait sans doute ses raisons… Bah, ce n’est pas si grave. Mr Jansen avait certes poussé un peu fort Mrs Jansen dans les escaliers, mais qui ne le fait pas ? » Mais ils s’égarent – tout cela, c’est du passé, et ses lecteurs s’intéressent à l’avenir ! Alors, comment vont-ils faire – avec tous ces gens à l’intérieur de la blanchisserie, a-t-il cru comprendre ? Il a voulu essayer de rentrer à l’intérieur, mais ces Chinois ne se sont pas montrés très coopératifs… Beatrice préfèrerait que le journaliste l’assiste de ses conseils, elle en a bien besoin… Le journaliste semble réfléchir un instant ; puis : « Mangez des légumes. Des brocolis, par exemple. Vous savez, c’est très bon pour la santé, d’ailleurs j’avais écrit un arti… » Il n’a pas le temps de finir sa phrase que la huckster lui tire une balle dans le pied !

 

[VI-2 : Danny, Nicholas, Warren : Josh Newcombe, Beatrice] Entre-temps, les autres, inconscients de cette petite discussion avec Josh Newcombe, profitent de ce que les rues ont été dégagées pour progresser, autant que possible sur les toits ou d’étage en étage, par les fenêtres (en s’aidant des cordes), dans la direction opposée de Beatrice. Danny ouvre la marche, Nicholas la ferme, avec Warren au milieu. Mais la ruse de la diversion a ses limites : si la plupart des zombies y ont cédé, il en reste cependant çà et là dans les rues, voire dans certains bâtiments.

 

[VI-3 : Beatrice : Josh Newcombe] Josh Newcombe, blessé au pied par Beatrice, crie de douleur (« Aïe ! Mais qu’est-ce qui vous prend ? »), et tombe à la renverse dans la rue (« Aïe ! »). Depuis le toit, la huckster, toujours l’arme en main, se montre menaçante : « J’en ai assez de vos bêtises. Je veux savoir comment ça se fait que vous êtes toujours au courant de tout, et toujours épargné… » Le journaliste parvient tant bien que mal à se lever, et il est furibond : « Saleté ! Vous allez me le payer, Ms Elizabeth Meyers, je vous le garantis ! Je vais dresser de vous un portrait dont vous me direz des nouvelles ! » Et il s’en va clopin-clopant vers l’est – probablement dans la direction des bureaux du Crimson Post ; il semble déjà prendre des notes sur son carnet. Mais Beatrice lui jette une pièce d’un dollar – elle s’abonne ! S’il peut lui apporter en main propre les éditions spéciales… Le journaliste ignore la pièce et continue son chemin, en fulminant.

 

[VI-4 : Danny, Warren, Nicholas : Beatrice, Mr Chow] Le coup de feu a alerté les autres, mais ils ont supposé, comme il n’y en avait pas d'autres, que cela faisait partie de la diversion de Beatrice – qui continue de faire du boucan tant que les autres ne sont pas revenus. On entend les porcs de l’élevage, ils sont bien vivants – mais en ramener à la blanchisserie s’annonce compliqué… Danny n’y croit pas. Mieux vaut pour l’heure s’en tenir à la boutique de Mr Chow. À mesure qu’ils progressent, ils distinguent d’autres coups de feu – plus effacés, un de temps à autre ; ils proviennent du sud, probablement du bureau du shérif. La boutique tient plus du bazar que de l’épicerie. S’y repérer n’est pas très évident, car toutes les étiquettes, etc., sont en chinois – mais ils peuvent identifier sans trop de risque d’erreur des aliments, frais (du riz, du thé…) ou en conserve, et en remplissent leurs sacs ; Warren use de ses bras mécaniques, qui lui permettent de porter bien plus de sacs que les autres. Mais il n’y a pas de quoi nourrir tous les réfugiés de la blanchisserie… Nicholas cherche aussi d’autres choses qui pourraient être utiles en dehors de la nourriture ; le faux prêtre tombe notamment sur cinq feux d’artifice – des reliquats du nouvel an chinois, qui a eu lieu il y a déjà longtemps de ça… La diversion de Beatrice continue, permettant aux autres de retourner à la blanchisserie. La même manœuvre est répétée une autre fois, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à ramener de la boutique de Mr Chow.

 

VII : UN HOMME FORT EN TEMPS DE CRISE

 

[VII-1 : Warren : Gamblin’ Joe Wallace, Jeff Liston, Josh Newcombe] Mais les PJ ne s’en tiennent pas là : une fois le ravitaillement effectué, ils comptent bien, en usant de la même technique, jeter un œil à ce qui se passe en ville – notamment au bureau du shérif, d’où parviennent de temps à autre des coups de feu, ou encore, non loin, à la résidence de Gamblin’ Joe Wallace (Warren y tient beaucoup) ; les noms de Jeff Liston ou Josh Newcombe sont également évoqués, mais leurs logis sont aux deux extrémités de la ville… Ils s’y prennent très bien, et rejoignent sans trop de difficultés la grande rue (impossible à traverser de la même manière, elle est bien trop large), qu’ils remontent côté nord vers l’ouest, jusqu’à atteindre la maison du maire. Des zombies rôdent dans les environs, mais assez peu ; la plupart sont attirés par les coups de feu sporadiques émanant du bureau du shérif, un peu plus à l’ouest. En y jetant un œil au passage, les PJ constatent que la rue en face est jonchée de dizaines de cadavres de morts-vivants, laissés là où ils sont tombés – les canons de Winchesters jaillissent parfois des fenêtres, les tireurs prenant le temps de viser avant de faire feu, éliminant méthodiquement chaque zombie qui s'approche un peu trop d’une balle en pleine tête. Mais les munitions manqueront très vite, à ce rythme…

 

[VII-2 : Danny, Warren : Gamblin’ Joe Wallace] Les PJ descendent dans la rue, pour gagner l’entrée de la maison de Wallace. Danny élimine de son gourdin les zombies les plus proches, mais d’autres les ont repérés et avancent lentement dans leur direction. Warren toque tout naturellement à la porte, mais sans obtenir de réponse ; il est évident qu’elle a été barricadée – et toutes les fenêtres du rez-de-chaussée de même. Mais à l’étage ? La paroi est glissante, avec tout cette pluie, mais Danny parvient à accéder à une fenêtre du premier, fermée mais aisée à franchir. Le bagarreur pénètre à l’intérieur de la maison, et, sur ses gardes, il descend au plus vite au rez-de-chaussée, afin de trouver une ouverture rapide à dégager pour que ses amis puissent se réfugier à leur tour dans la belle bâtisse ; ils parviennent à le faire avant que les zombies qui s’approchaient ne soient trop menaçants, et, sitôt à l’intérieur, ils barricadent la fenêtre derrière eux.

 

[VII-3 : Warren, Danny : Gamblin’ Joe Wallace] Quand ils se retournent, ils voient le domestique chinois de Wallace, qui se tient raide comme un piquet en haut de l’escalier, une carabine en main. Il n’est pas hostile – dès l’instant qu’il les voit barricader la fenêtre derrière eux. Il est simplement méfiant. Mais Warren lui fait part de ce qu’ils aimeraient s’entretenir avec Wallace – tandis que Danny indique son étoile de shérif, au cas où… Comme si la situation était parfaitement ordinaire, le domestique, s’il mentionne en passant que Mr Wallace est quelque peu fatigué, demande aux visiteurs de patienter le temps qu’il les annonce, après quoi il les invite à le suivre dans le bureau du maire, au premier étage.

 

[VII-4 : Danny, Warren, Beatrice, Nicholas : Gamblin’ Joe Wallace ; Russell Drent, Jon Brims, Mortimer Stelias, Jeff Liston, Mr Fong] Gamblin’ Joe Wallace est dans un état lamentable – une loque humaine, qui a bu beaucoup, beaucoup d’alcool ces derniers jours. Le domestique part préparer du thé – tandis que Danny ramasse un seau d’eau, qu’il balance à la figure du maire. Amorphe et déprimé, Wallace se plaint de ce qu’ils veulent l’humilier encore davantage. Warren veut se montrer diplomate… mais se rend compte qu’il ne sait pas quoi dire ; il fait quelques pas en arrière, et marmonne indistinctement… Vu de l’extérieur, c’est un peu comme s’il s’entretenait avec Roselyne et Hippolyte, ses bras mécaniques ! Danny est plus direct : maintenant que Drent est hors-jeu… Mais Wallace affirme qu’il n’est pas hors-jeu. Il demande à ses visiteurs où ils se sont planqués, ce qui pourrait expliquer qu’ils ne soient pas au courant concernant le shérif ? Danny dit que, la dernière fois qu’il a vu Drent, il se faisait dessus dans une cellule de son propre bureau… Mais Wallace lui rétorque que, la dernière fois qu’il l’a vu lui, par cette fenêtre juste à côté, et tout récemment, il coordonnait ses hommes dans l’élimination méthodique des morts-vivants des environs – froid, distingué, classe : du pur Drent d’avant toute cette folie… Le maire remarque alors seulement que Danny arbore l’étoile de shérif : « Il va vouloir la récupérer… » Warren sort de son soliloque, et demande à Wallace s’il a vu Jon Brims – mais ce n’est pas le cas : « Encore un peu tôt pour le croque-mort ? » Les gens n’ont plus besoin de « venir quémander des audiences à Sa Majesté Gamblin’ Joe Wallace » Warren veut l’aider – mais il lui faut comprendre ce qui se passe ; le maire n’a-t-il rien à dire sur tous ces événements surnaturels ? Il évoque aussi le nom de Mortimer Stelias ; comment est-il mort ? « De sa belle mort… Enfin, de vieillesse. Il aurait peut-être trouvé une autre mort plus belle. Il a été colonel de cavalerie de l’Union, vous savez… » Le souvenir semble quelque peu émouvoir le maire : « C’était un type bien. Y en a pas beaucoup. » Mais Warren a appris que Mr Stelias avait eu affaire à des… manitous ? Cela pourrait avoir un lien… Il fait appel à Beatrice – qui se contente de dire qu’il s’agit d’esprits du folklore indien ; d’ailleurs elle se demande si un Indien du coin ne serait pas impliqué dans l’affaire… « Dans le coin, côté Indiens, y a que la tribu des Red Suns – dans la forêt du même nom. Z’ont jamais posé de problème. Enfin… Vous le savez, hein : terra nullius, tout ça, c’est des conneries, quand les Blancs s’installent quelque part dans l’Ouest, c’est pas sur des terrains vierges, c’est sur les territoires de tels ou tels Indiens… Alors ils se sont plaints, dans les premières années. Ça n’a pas duré. » Wallace dit ne jamais avoir eu affaire à eux, c’était déjà du passé quand il est arrivé de Boston. Le seul habitant de Crimson Bay à y connaître quoi que ce soit, ça serait Jeff Liston – qui va chasser l’ours dans la forêt de Red Sun. Peut-être. « Les Indiens… Faut croire qu’on avait pas assez de soucis, hein ? Des tiques de prairie, des dégénérés cannibales, des morts-vivants, des démons même à ce qu’on dit… Et tout ça depuis votre arrivée… dans la charmante petite ville de Crimson Bay. » Et les Chinois ? demande Beatrice. Wallace n’en sait rien – il traitait avec Mr Fong, c’est tout ; et à travers lui avec les triades de Shan Fan voire de Hongkong, qui approvisionnaient l’usine en poudre… Ça n’a rien d’un secret. Il n’a pas de secrets. Et le surnaturel ? Il n’y connait rien – il n’y croyait pas il y a de ça trois jours à peine. De toute façon, c’est Drent qui va régler la situation : c’est un malin… Wallace savait dès le départ que c’était un dur – il le savait parce que c’était exactement ce qu’il recherchait. Une ville doit avoir un shérif. Et… « À l’époque, chaque nuit, je faisais des cauchemars, terribles – c’était l’anarchie, le chaos à Crimson Bay… C’était comme un message : embauche quelqu'un pour maintenir l'ordre. Quelqu'un qui sait y faire. Les cauchemars ont cessé avec l’arrivée de Drent. Il a fait son office. Vous connaissez la suite. » Des coups de feu retentissent par intermittence du bureau du shérif. Danny redescend, il en a assez – ils ne tireront rien d’utile de ce pauvre type. Beatrice compte le suivre, mais dit d’abord au maire qu’il lui doit 35 $... Wallace se lève, tangue un peu, ramasse une liasse entière dans son coffre ouvert et la jette aux pieds de la huckster. « Servez-vous. Ça servira à payer la caution quand Drent vous coffrera. Enfin, s’il vous laisse la possibilité de payer une caution... » Mais Beatrice se contente de ses 35 $ (Nicholas est moins scrupuleux…).

 

[VII-5 : Danny, Beatrice, Nicholas, Warren : Gamblin’ Joe Wallace, Russell Drent] Les PJ laissent là Wallace, et prennent la direction du bureau du shérif, tout proche – en profitant d’un moment d’accalmie, quand les morts-vivants sont relativement peu nombreux, et trop éloignés pour être vraiment dangereux. Danny a l’intention de rendre à Russell Drent son étoile – il est d’un calme olympien, face à Beatrice et Nicholas de plus en plus démangés par l’envie de tirer sur tout le monde… Le bagarreur ne fait certainement pas confiance au shérif (Warren était très inquiet à ce propos…), mais il ne veut pas avoir tout le monde à dos – pas maintenant. Il a d’autres méthodes pour passer ses nerfs – les zombies les plus proches font les frais de son gourdin, le faux prêtre et la huckster achevant ceux qui sont un peu plus loin. Ils attirent ainsi l’attention des adjoints – deux sont sortis sous l’auvent, qui voient bien qu’ils ne sont pas des morts-vivants, et les laissent approcher…

 

[VII-6 : Danny, Beatrice, Nicholas, Warren : Russell Drent ; Gamblin’ Joe Wallace, Mr Fong, Mr Shou, Josh Newcombe] Et Russell Drent sort également du bureau, comme pour prendre l’air – et il est ainsi que Gamblin’ Joe Wallace l’avait décrit : froid, distingué, classe. Le Drent d’avant – rien à voir avec l’homme qui s’était effondré sous les yeux des PJ. Danny et Beatrice l’approchent, l’air de rien – Nicholas et Warren restent un peu plus en arrière. Drent les remarque enfin et les regarde approcher, souriant. Danny lui rend illico son étoile – comme il a repris ses esprits… Drent le remercie – ajoutant qu’il avait eu raison de faire ce qu’il a fait. Il s’était effondré, c’était… lamentable. Danny, conciliant, avance que ça arrive à tout le monde, mais Drent, avec un regard dur, lui répond sèchement : « Non. Cela ne m’arrive pas. À moi. » Ou du moins ça ne devrait pas être visible – il y a peu de choses aussi importantes que ce qui est visible, et ce qui ne l’est pas. Passons : ils ont à discuter ! 300 civils se sont réfugiés dans la blanchisserie, et ils ne tiendront pas trois jours. Drent commence par féliciter les PJ : la blanchisserie, c’était une bonne idée. Ce sont probablement les seuls à avoir survécu, à quelques exceptions près, comme bien sûr Drent et ses adjoints (une quinzaine). « C’est bon à savoir que toute la population de mes administrés se trouve là-bas. » Danny suggère de faire une battue pour dégager les ruelles – là-bas, ils sont encerclés. Drent est d’accord – et ses administrés seront heureux de voir qu’en ces temps troublés un homme à poigne a pris les rênes du pouvoir : « Ensemble, nous allons pouvoir bâtir une nouvelle alliance. » L’expression n’a pas échappé à Nicholas... Qu’entend-il par-là ? « Il faut faire un pacte. Il y a ceux d’en dessous, et ceux d’au-dessus. Qui les dirigent. Et les protègent. Exactement, le troupeau et son berger. C’est une chose que vous, homme d’Eglise, comprenez parfaitement. Le berger a tout intérêt à garder son troupeau en vie. » Mais « ces Fong, ces Shou… Il faudra qu’ils se soumettent. On dit que les Orientaux sont pragmatiques… » Danny n’est pas exactement un lettré, mais cette idée de soumission l’étonne – ce n’est pas ça, une alliance… Drent affiche un rictus sardonique : « Demandez à votre ami le prêtre, il vous expliquera comment ça se passe dans la Bible… » Warren lui demande s’il a vu d’autres personnalités de la ville : « Les personnes qui comptent sont toutes ici en ce moment même. » Et Newcombe ? Il est passé lui poser quelques questions – un homme étonnant… et qui sait raconter des histoires – c’est une qualité bien singulière. Peut-être est-il protégé par Dieu, ainsi qu’il le prétend… Peut-être le shérif lui-même, et Danny, et ses camarades, sont-ils également sous la protection du Seigneur ? Croient-ils vraiment qu’ils ont survécu par hasard ? On a toujours besoin d’une volonté supérieure… « Plus que jamais. Devant cette… parodie du Jugement Dernier… Je ne peux pas tolérer pareille chose. Moi moins que quiconque. » Le shérif écarte les bras en croix, et du sang s'écoule des stigmates de ses paumes…

 

À suivre…

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Fantômes du Japon, de Lafcadio Hearn

Publié le par Nébal

Fantômes du Japon, de Lafcadio Hearn

HEARN (Lafcadio), Fantômes du Japon, traduit de l’anglais par Marc Logé, préface de Francis Lacassin, [s.l.], Groupe Privat/Le Rocher [Le Serpent à plumes], coll. Motifs, 2007, 396 p.

Si Kwaidan est le plus célèbre ouvrage de Lafcadio Hearn consacré au folklore japonais et plus particulièrement aux fantômes et autres créatures surnaturelles, il est bien loin cependant de rassembler tous les textes de l’auteur portant sur ce thème. En témoigne ce volume nettement plus copieux, même si au format poche, intitulé Fantômes du Japon, et qui rassemble, classés par thèmes, une petite cinquantaine de récits fantastiques nippons, qu’ils adoptent les atours presque ethnographiques de la majeure partie des contes de Kwaidan ou soient quelque peu réadaptés dans le cadre de nouvelles plus « contemporaines ». Je ne suis même pas certain que l’on puisse parler ici d’une « intégrale » de ce genre de récits (en fait, j’en doute – on notera aisément, une fois plus, l’absence du très beau mais certes assez singulier « Hi-mawari », par exemple), mais cela fait beaucoup de rab, incontestablement.

 

Et absolument pas en faisant dans le fond de tiroir : nombre de ces contes sont tout à fait brillants. Ils ne sont même pas spécialement « confidentiels ». J’en donnerai un double exemple : rappel, le film Kwaidan de Kobayashi Masaki, en dépit de son titre, n’emprunte pas ses quatre récits au recueil éponyme, mais seulement deux d’entre eux (« La Femme des neiges » et « Hôichi Sans-Oreilles »). Les deux autres ? Ils figurent dans ce recueil… mais, comme bien d’autres, sous un titre français très libre et souvent explicite, bien éloigné du texte original : si le titre anglais (qui est régulièrement japonais… et souvent prosaïque) est à chaque fois rappelé, tous ces textes ont ici un titre français qui n’a généralement rien d’une traduction – de « The Story of Mimi-Nashi Hôichi » à « L’Aveugle qui faisait pleurer les morts », il y a de la marge… et comme une certaine liberté plus ou moins pertinente selon les cas. Revenons-en aux textes sources du film de Kobayashi Masaki : le fragment « Les Cheveux noirs » trouve en fait son origine dans la nouvelle « The Reconciliation », qui devient en français « La Première Femme du samuraï » (oui, ce dernier mot est systématiquement rendu ainsi dans la traduction de Marc Logé, qui date forcément un peu, mais demeure plaisante) ; ces trois titres n’ont absolument rien à voir entre eux, mais il faut noter, pour le coup, que le motif des cheveux, s’il n’est pas absent de la nouvelle, y est essentiellement anecdotique, là où il est considérablement amplifié dans le film. L’autre récit à mentionner, qui s’interrompt brusquement (en pleine conscience de la part de Lafcadio Hearn, d’une certaine manière c’est le propos), s’intitule sobrement en anglais « In a Cup of Tea », qui devient plus explicitement en français « Celui qui avala un fantôme ». Et nouveau rappel : il existe un curieux petit livre jeunesse dans lequel trois auteurs français proposent des « fins » à ce récit, sous le titre Le Fantôme de la tasse de thé.

 

À vrai dire, Lafcadio Hearn, au travers de ce recueil, peut prendre le temps de s’attarder, éventuellement à sa manière, sur des récits essentiels à la culture japonaise, parfois de très anciennes légendes, comme celle d’Urashima-Tarô, qui fournit son prétexte à la nouvelle « contemporaine » qu’est « Le Songe d’un jour d’été » (en anglais « The Dream of a Summer Day »), parfois des histoires dont les sources sont plus ambiguës, mais qui, dans tous les cas, ont alors imprégné l’esprit japonais de longue date, ainsi avec l’ « Histoire des fantômes dans le roman La Lanterne pivoine » (en anglais, « A Passional Karma »).

 

Le classement thématique, s’il est en maints endroits contestable, peut permettre de dégager d’autres inspirations anciennes. À titre d’exemple, certains récits tels que « Celui qui voulait rencontrer Bouddha » (« The Story of a Tengu ») ou « La Reconnaissance de l’homme-requin » (« The Gratitude of the Samebito »), d’autres encore plus loin dans la compilation, me paraissent pouvoir s’inscrire dans la lignée des Histoires qui sont maintenant du passé (ou des Récits de l’éveil du cœur de Kamo no Chômei ?), de par leur caractère édifiant.

 

Certains thèmes sont tout particulièrement savoureux. J’aimerais mettre en avant, à titre d’exemple là encore, la quatrième partie, « Vertiges et prodiges », dans laquelle on trouve plusieurs récits tournant autour de l’art (peinture et calligraphie au premier chef), aussi charmants qu’instructifs.

 

C’est d’ailleurs l’occasion de noter que, fantômes ou pas (et même en précisant que ces « fantômes » n’en sont pas toujours au sens où nous l’entendons en Occident – il peut s’agir d’esprits de vivants aussi bien que de morts, ou encore de créatures surnaturelles radicalement non humaines, et relevant plutôt des yôkai), l’objet de ces contes n’est pas systématiquement la peur. Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est « rarement » le cas, car il y a tout de même de puissantes scènes d’horreur ou d’épouvante de temps à autre, mais ces Fantômes du Japon suscitent dans une égale mesure l’émerveillement ou la compassion, parfois le rire, régulièrement la mélancolie…

 

L’ensemble est passionnant et enthousiasmant, constituant une très belle collection de récits à même de satisfaire aussi bien les amoureux du Japon que ceux du folklore ou de la littérature fantastique. Kwaidan est un fameux titre, et assurément un bon livre (du moins quand il n’est pas salopé par un sagouin), mais avouons qu’il a un goût de trop peu… Je ne vous engage que davantage à vous procurer, de préférence, ce plus copieux Fantômes du Japon, qui contient de toute façon (presque) tout Kwaidan (les insectes ont disparu) même si dans un ordre différent, et que j’ai dévoré avec un intense plaisir.

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