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Le Langage de la nuit, d'Ursula K. Le Guin

Publié le par Nébal

Le Langage de la nuit, d'Ursula K. Le Guin

LE GUIN (Ursula K.), Le Langage de la nuit : essais sur la science-fiction et la fantasy, [Language of Night : On Fantasy and Science Fiction], préface de Martin Winckler, traduit de l’anglais (États-Unis) par Francis Guévremont, Paris, Aux Forges de Vulcain, coll. Essais, [1973-1977] 2016, 155 p.

 

IMMENSE

 

Commençons par rappeler une évidence : Ursula K. Le Guin est une des plus immenses auteures du XXe siècle, et même du début du XXIe siècle, tant qu’on y est – après tout, la dame, née en 1929, a livré encore récemment, somme toute, des ouvrages de très grande qualité (Lavinia, notamment, mérite bien d’être hissé au rang de ses plus fameuses réussites). Mais le point essentiel est ailleurs : elle est bien une des plus immenses auteures de cette période – mais de manière générale. Pas seulement dans les genres de la science-fiction et de la fantasy : il est indéniable que, dans ces domaines, elle trône tout en haut de la pyramide, et d’une certaine manière cela va sans dire. Mais non, cela va au-delà : de manière générale, elle est brillante, elle est admirable, et a livré des ouvrages, romans et nouvelles, d’une intelligence et d’une finesse tellement au-dessus du lot qu’ils en deviendraient presque intimidants – vus de loin : quand on s’y plonge, c’est un régal de tous les instants, et d’accès très spontané le plus souvent ; d’autant que ces livres, chose rare, contribuent à élever leurs lecteurs, d’une certaine manière – élever au sens le plus noble, on ne fait pas exactement ici dans la batterie.

 

On est curieux, forcément, de ce qu’une telle légende a à dire concernant ces genres qu’elle a ennoblis de ses chefs-d’œuvre ; la dame, au fil de sa carrière, a eu maintes occasions de s’exprimer à ce propos, mais nous n’en avions guère de témoignages en langue française… On appréciera d’autant plus l’initiative fort bienvenue des Forges de Vulcain, qui, avec ce Langage de la nuit, nous offrent quelques aperçus de la pensée de l’auteure à ce sujet – aperçus, précisons-le, qu’elle a livrés alors même que ses plus célèbres ouvrages venaient peu ou prou de paraître (côté SF, les deux sommets du « cycle de l’Ekumen » que sont La Main gauche de la nuit et Les Dépossédés, entre autres, et côté fantasy la trilogie initiale de « Terremer »).

 

C’est en même temps la limite de ce petit ouvrage : les essais, articles et discours, qu’il rapporte ont donc été publiés entre 1973 et 1977 – rien de plus récent. Bien sûr, Ursula K. Le Guin a conçu par la suite bien des merveilles dans les deux registres et dans d’autres encore, et, à n’en pas douter, elle a continué de questionner les genres, et sans doute d’autres sujets en sus…

 

Mais nulle intention de pinaillage de ma part, hein – plutôt, sans doute, un appel du pied pour d’autres publications du même genre, je suis forcément preneur

 

(En fait, je ne pinaille, mesquinement, que pour une chose – l’absence étonnante de table des matières ; rien de bien grave, certes…)

 

(Ça et la préface globalement inutile de Martin Winckler ; mais bon, rien de scandaleux.)

 

QUELQUES CRAINTES QUAND MÊME ?

 

Il me faut cependant avouer une vague crainte, concernant Le Guin essayiste – car j’ai bien eu, ces dernières années, quelques aperçus de ce que pouvait accomplir la dame en l’espèce, et, si je serais sans doute bien en peine de citer quoi que ce soit de précis, j’avais parfois eu l’impression d’une auteur autrement fine et subtile dans ses romans et nouvelles que dans ses essais, éventuellement émaillés de quelques réflexions à l’emporte-pièce, guère dans sa manière pourtant quand elle se livre à de la fiction

 

En fait, Le Langage de la nuit n’en est d’ailleurs pas totalement exempt : dans son juste et nécessaire combat pour « légitimer », d’une certaine manière, l’imaginaire (mais cela va bien plus loin qu’une simple « légitimation »), l’auteur succombe parfois aux mêmes travers qu’elle entend critiquer, en faisant preuve d’une sévérité pour le tout-venant du genre bien compréhensible la plupart du temps, mais qui ne s’embarrasse pas toujours de trier le bon grain (qui est malgré tout là ?) de l’ivraie ; à vrai dire, il est un domaine où ses préconçus se révèlent sans l’ombre d’un doute – un mépris des bandes dessinées, tout particulièrement des Batman et des Superman et compagnie, comme étant autant de balivernes sans le moindre intérêt… Mais elle n'est guère plus tendre pour d'autres genres littéraires, policier, western, ou sentimental.

 

UNE BÊTE NOIRE POUR LES « PUPPIES » ?

 

Il y a sans doute là un écueil, mais ne nous y attardons pas trop, s’il faut bien le reconnaître au passage : le propos global de ces essais est globalement très intéressant, souvent convaincant, parfois étonnement d’actualité quand bien même quarante années ont passé…

 

Peut-être n'est-ce toutefois pas si étonnant, pourtant, même si c’est avant tout regrettable (le mot est faible) : Ursula K. Le Guin, à maints égards, est l’antithèse des « Puppies » qui, ces dernières années, ont souillé de leur bêtise crasse le monde de la science-fiction littéraire…

 

Elle cumule les torts, faut dire : déjà, c’est une femme – horreur glauque. Et c’est aussi, souvent, une militante – même si, dans ses œuvres de fiction, le militantisme bénéficie de son extrême finesse, bien loin de consister en pamphlets lapidaires. Non contente d’être femme, donc, mais aussi féministe, diantre, et qui, au fil de ses fictions, a témoigné à maintes reprises d’une inclination vers le socialisme ou plus particulièrement l’anarchisme, s’accordant fort mal avec les « valeurs » de ces crétins de Chiots toujours prompts à suspecter le « SJW » hypocrite et menteur derrière tout auteur qui s’avère plus subtil qu’eux – et ça en fait un paquet… Or Ursula K. Le Guin est beaucoup, beaucoup plus subtile qu'eux ; au point où la comparaison succombe toute seule de son absurdité...

 

Sans doute, pour ces abrutis, est-il parfaitement inconcevable de louer une femme (horreur glauque, horreur glauque!) qui a pu écrire des choses aussi odieusement « libérales » que les deux romans centraux de « l’Ekumen » cités plus haut, ou encore, contemporain d’ailleurs, l’anticolonialiste et antiraciste et écologiste Le Nom du monde est Forêt, etc. Et le « cycle de Terremer », avec ses héros basanés et sa philosophie empruntant au taoïsme, ne leur inspire sans doute rien de plus aimable…

 

Ici, le bref article « La Science-fiction américaine et l’Autre » dresse un tableau impitoyable d’un genre « naturellement » destiné à des mâles américains blancs et capitalistes, et faisant donc l’impasse sur « l’Autre », qu’il s’agisse d’un « Autre » sexuel, social, culturel ou racial . Il est bien triste de constater que ce fâcheux constat n’a rien perdu de sa pertinence aujourd’hui – les couillons de cabots en faisant même l’objet de revendications stupides et haineuses, dont je ne suis pas tout à fait certain qu’elles auraient été formulées comme telles dans les années 1970...

 

AUX SOURCES D’UNE PASSION

 

Laissons cependant, pour un temps, ces idiots à leurs idioties – sans pour autant perdre de vue qu’ils sont là et bien là, les fâcheux –, et revenons au cœur même de l’ouvrage ; une dizaine d’essais, donc, articles parfois, discours également, dans lesquels Ursula K. Le Guin interroge son goût pour l’imaginaire, et livre un plaidoyer vibrant louant ses mérites, sans s’aveugler pour autant sur ses failles éventuelles.

 

Il y a une certaine part d’autobiographie dans ces réflexions – même si, mais à plusieurs reprises justement, l’auteur dit n’être guère à l’aise à l’idée de se « présenter » à ses lecteurs, considérant que ses livres doivent parler pour eux-mêmes, ce qu’ils font assurément (article au titre éloquent : « Les Rêves doivent pouvoir s’expliquer tout seuls »).

 

Parfois, cependant, le souvenir personnel pointe – sous la forme de réminiscences fondatrices. Ainsi, dans « Une citoyenne de Mondath », qui ouvre le recueil (mais dont nous ne disposons pas des références bibliographiques?), Ursula K. Le Guin évoque sa découverte, enfant, de la fantasy – non pas avec Tolkien, qui concernera plutôt la génération suivante (elle s’interroge d’ailleurs sur le ressenti qu’elle aurait éprouvé à lire Le Seigneur des Anneaux adolescente, tout en plébiscitant l’œuvre et l’auteur – sans doute la référence la plus récurrente dans ces essais), mais avec Lord Dunsany (et tout particulièrement les Contes d’un rêveur). Comme une révélation : il existe donc des gens, des adultes, qui écrivent des histoires « non réalistes », et destinées à un public adulte – des œuvres qui font appel à ce sentiment essentiel qu’est le plaisir, par essence suspect dans une Amérique aux soubassements puritains (sujet essentiel de l’essai « Pourquoi les Américains ont-ils peur des dragons ? », et on peut supposer que cet article, pour le coup, n’est sans doute plus tout à fait aussi pertinent aujourd’hui ? Pas si sûr, en fait ; espérons-le, du moins...) ; des œuvres qui, pourtant, contiennent leur part de véracité… Un peu comme des mythes ou des contes, mais écrits maintenant, pour les gens de maintenant, et pas nécessairement pour les seuls enfants – ceux chez qui l’on « tolère », au mieux, l’imagination, laquelle ne saurait être, chez un adulte, qu’un stigmate de puérilité. Ceci étant, l’auteure louera aussi dans ces pages la littérature jeunesse (renvoyant pour le coup, mais non sans ambiguïté parfois, à « Terremer »), une littérature qui, alors, à l’en croire, « ne payait pas »…

 

Et concernant la science-fiction ? Là encore, comme une épiphanie – à la lecture du « Boulevard Alpha Ralpha » de Cordwainer Smith (dans La Planète Shayol, et faisant partie du « cycle des Seigneurs de l’Instrumentalité »). La science-fiction n’est donc pas que fiers et fringants cowboys nazillons de l’espace, commandant des vaisseaux rutilants, sauvant sans cesse des blondes évaporées livrées au sadisme salace d’extraterrestres aux yeux nécessairement globuleux…

 

LES VERTUS DE L’IMAGINAIRE, LES MYTHES ET LES ARCHÉTYPES

 

Rien, pour autant, ne destinait l’auteure à briller forcément dans ces deux registres – et, si elle a très tôt écrit, et beaucoup, c’était peut-être d’abord dans une veine plus « réaliste » (avec tout ce que ce mot, et ses connotations, peuvent avoir d’inapproprié au point d’en devenir presque risibles…). Cependant, le goût de l’imagination est là – et l’envie de faire l’apologie de ce trait essentiellement humain, de ce « langage de la nuit », que l’on balaye bien trop vite et si stupidement au prétexte qu’il serait « infantile » et, horreur glauque, efféminé…

 

C’est en fait l’objet de plusieurs des brefs essais de ce petit recueil – qui, au fil des approches, tendent à se complexifier quelque peu, notamment en passant la vertu d’imagination (puisque c’est bien d’une vertu qu’il s’agit, quoi qu’en disent pasteurs et traders) au crible des mythes et des archétypes, et en faisant notamment appel à la psychologie jungienne (en notant au passage que reprendre des archétypes, pour l’auteure, n’a rien de déshonorant – en fait, elle même s’admet plagiaire à certains égards, évoquant notamment la très belle nouvelle « Le Collier de Semlé », qui fournira le point de départ du premier roman de « l’Ekumen », Le Monde de Rocannon ; reste bien sûr à voir ce qu’on en fait...).

 

Revenir au contes peut alors s’avérer pertinent – quitte à se livrer à une lecture allégorique, que l’auteure pourtant dit ne guère priser, voire détester (un point essentiel qui la rapproche de Tolkien, si souvent cité et loué dans ses pages – on appréciera tout particulièrement les développements portant sur la « morale » du Seigneur des Anneaux, qu’elle veut bien considérer « simple », ce qui est une qualité, mais certainement pas « simpliste » ; cela vaut tout particulièrement pour une question qui reviendra en fin de volume, celle portant sur les personnages – avec une défense enthousiaste de Frodon/Sam/Gollum/Sméagol, qui là encore revient à plusieurs reprises).

 

Ici, c’est un conte d’Andersen qui fournit la substance des développements : dans « L’Enfant et l’Ombre », l’imagination est plus que jamais louée, mais en prenant en compte ce qu’elle peut avoir de pernicieux, éventuellement – ou subversif, et les connotations sont différentes ; c’est en cela, à l’en croire, que l’imagination est un « langage de la nuit » : elle émane de la part d’ombre de tout un chacun, mais il faut prendre en compte, justement, que cette ombre est indissociable de « l’homme » ; vouloir s’en distancier, pour quelque raison que ce soit, s’avère vite périlleux… autant qu’absurde. Mais l’Ombre, à condition de bien s’y prendre, et suffisamment tôt sans doute, peut être « disciplinée » ; dès lors génératrice de merveilles, elle n’a plus rien d’un « mauvais penchant » à réprimer au nom de quelque précepte puritain bêtement répété au fil des siècles, mais révèle l’homme pour ce qu’il est et pour ce qu’il a de plus noble – et, à sa manière, permet peut-être d’accéder à une « véracité de second niveau », disons : quand l’imaginaire est vrai, nous dit-elle, il n’y a rien de plus vrai.

 

LES PIÈGES DES GENRES

 

Mais, pour cela, sans doute, l’auteur d’imaginaire doit se pencher sur sa table de travail, questionner son art, et en dégager, à la lecture (car un auteur est d’abord un lecteur) comme à l’écriture, des outils éventuels. Littérature d’idées contre littérature d’images ? Le fond contre la forme ? Distinctions nulles et non avenues pour l’auteure. Ce n’est pas parce que la science-fiction et la fantasy sont singularisées en tant que genres dans la grande famille de la littérature qu’elles peuvent pour autant faire l’impasse sur des « nécessités » de la belle ouvrage littéraire. En fait, à tout prendre, ces genres doivent peut-être même y accorder une attention toute particulière – tant les pièges sont nombreux qui les menacent, et éventuellement aussi dans l’optique de cette « véracité » d’essence supérieure…

DISTANCIATION ET ARCHAÏSME DANS LES DIALOGUES DE FANTASY

 

Ainsi du style, tout particulièrement en fantasy – thème central de l’article « Du Pays des Elfes à Poughkeepsie », qui s’en tient cependant à un aspect précis du style, pas forcément celui auquel on pense en priorité en la matière : les dialogues.

 

Car les pièges sont alors très nombreux... L’essentiel consiste cependant en un juste milieu, idéal certes pas facile à atteindre, faisant la part entre la « distanciation » propre au genre (si ce dialogue aurait pu avoir lieu à Poughkeepsie plutôt qu’au Pays des Elfes, il y a un problème) et les outils permettant de la mettre en œuvre, avec notamment l’écueil d’un « archaïsme » sonnant faux, que ce soit du fait de l’emploi abusif d’un vocabulaire connoté (on ne dit pas « armée » mais « ost », etc., et attentions aux abus de l’ichor...) ou en jouant sans compétence, en langue anglaise, de malencontreux « thee » ou « thou », et des subtilités de conjugaison qui vont avec, si rarement maîtrisées par les écrivaillons du registre, au point où elles débouchent régulièrement sur le ridicule

 

Passage très amusant, où l’auteure ne s’épargne pas elle-même, d’ailleurs, tout en faisant part de ses admirations, parmi lesquelles on retrouve Dunsany, et sa langue unique, puisant à la King James Bible, mais si difficile à reproduire, ou à nouveau Tolkien – dont, là encore, elle loue la simplicité, comme très grande vertu d’un grand écrivain.

 

DES PERSONNAGES QUI DOIVENT EXISTER

 

L’article intitulé « Madame Brown et la science-fiction », le plus long (relativement) du recueil, se penche sur un autre aspect de l’écriture de science-fiction et de fantasy, non moins important… mais peut-être tout aussi négligé : les personnages.

 

Empruntant à un essai de Virginia Woolf prenant pour base la description d’une inconnue (« Madame Brown ») à peine croisée dans un train, Ursula K. Le Guin s’interroge sur ce qui fait de bons personnages, et le rapport que lecteurs et auteurs peuvent entretenir avec eux – mais, tout autant, sur leur place dans le processus d’écriture.

 

Ici, de même qu’en quelques autres occasions dans ce recueil (mais discrètes – car Le Guin ne veut donc guère parler d’elle), l’auteure, explorant sa « méthode », se livre sans doute à une forme d’autocritique ; mais on en retiendra tout autant sinon plus la place essentielle accordée par l’auteure à ses personnages, dans plusieurs œuvres essentielles : ici, elle s’attarde notamment sur le cas de Shevek, le physicien génial au cœur des Dépossédés (mais initialement malmené dans une nouvelle dont elle dit pis que pendre...) – et ce qu’elle en dit entre sans doute en résonance avec un passage antérieur, dans « Les Rêves doivent pouvoir s’expliquer tout seul », portant notamment sur le personnage de Ged, dans Le Sorcier de Terremer.

 

Ici, au-delà de la réflexion sur l’importance des personnages et ce qui fait leur réussite (elle cite des exemples chez des « collègues », et notamment, outre ce qui a déjà été dit concernant Tolkien et Frodon/Sam/Gollum/Sméagol, elle loue le M. Tagomi de Philip K. Dick, dans Le Maître du haut-château, à bon droit en ce qui me concerne – et ce quand bien même l’auteur a souvent été critiqué pour ses personnages, justement), nous avons vraiment un aperçu très instructif de l’auteure au travail – la conjonction des deux articles dessinant une méthode qui n’en est donc probablement pas une, où la spontanéité prime sans doute sur la rationalisation, où, en tout cas, la « préparation » méticuleuse est délaissée au profit d’un imaginaire intérieur qui s'exprime directement.

 

Aussi, par exemple, n’a-t-elle pas besoin de situer au préalable telle île par rapport à telle autre sur une carte augurale, car elle sait, au fond d’elle-même, où elle se trouve ; et si elle ne le sait pas, c’est que cette donnée n’a pas la moindre importance, et qu’il vaut mieux dès lors s’abstenir de la fournir – il en va donc de même pour les personnages, souvent à l’origine des textes, et qu’elle voit bien plus qu’elle les conçoit.

 

CRÉER UN MONDE

 

Sur un mode sans doute plus anecdotique, Ursula K. Le Guin questionne dans un ultime article, intitulé « La Cosmologie pour tous », un trait important du genre science-fictif, le réalisme scientifique – en se fondant notamment sur un précieux guide de Poul Anderson, destiné aux auteurs, confirmés ou pas, sur la conception de planètes crédibles dans un texte de SF.

 

J’avoue cependant ne pas en avoir retenu grand-chose, en dehors de la blague de Dieu répondant à Poul Anderson que lui ne procède pas ainsi pour créer des mondes, et, sans doute – une suite logique ? –, l’idée que ce « world building » n’opère pas du tout de la même manière en science-fiction et en fantasy.

 

ENCORE ! ENCORE !

 

Bilan satisfaisant, donc, pour ce bref recueil d’essais, qui dévoile quelque peu l’auteure dans ses deux thèmes essentiels : l’apologie de l’imagination, et le questionnement des méthodes utiles aux écrivains d’imaginaire.

 

Mais aussi, donc, un vague sentiment de frustration – tenant pour l’essentiel à ce que ces articles datent d’une quarantaine d’années… Certes, ils sont pour l’essentiel toujours pertinents – ce qui est sans doute assez déprimant, parfois, reconnaissons-le…

 

Mais la question se pose tout de même : qu’est-ce que l’auteure a bien pu dire de tout cela, au long des quarante années qui ont suivi ? Sans doute la réponse est-elle disponible dans tel ou tel ouvrage en anglais… Mais il ne fait guère de doutes que je me jetterais sur d’éventuelles nouvelles publications françaises dans ce registre.

 

En attendant, on peut bien remercier et féliciter les Forges de Vulcain pour cette publication très appréciable, éclairant à sa manière l’œuvre d’une immense auteure, une des plus brillantes de son temps.

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Le Sommet des Dieux, t. 1, de Jirô Taniguchi et Baku Yumemakura

Publié le par Nébal

Le Sommet des Dieux, t. 1, de Jirô Taniguchi et Baku Yumemakura

TANIGUCHI Jirô et YUMEMAKURA Baku, Le Sommet des Dieux, t. 1, [神々の山嶺, Kamigami no itadaki], préface de Stéphane et Muriel Barbery, postfaces de Baku Yumemakura et Jirô Taniguchi, Bruxelles, Kana, coll. Made In, [1994-1997, 2000] 2010, 335 p.

 

TANIGUCHI ET LA FRANCE ?

 

Ça, c’est pour offrir à un amateur de montagne, et, combo gagnant, de photographie.

 

Ceci étant, je comptais bien lire au cas où la chose tout d’abord – non, pas vraiment dans un esprit de sacrifice, certes : j’avais beaucoup apprécié Quartier lointain, du même Jirô Taniguchi (mais en solo), dont Le Journal de mon père a également intégré ma pile à lire BD.

 

Encore qu’il s’agisse ici peut-être de quelque chose d’un peu différent, dans la mesure où il s’agit de l’adaptation en BD (au long cours – cinq tomes de plus de 300 pages chacun, sauf erreur) d’un roman, fleuve forcément, dû à Baku Yumemakura – dont, sauf erreur encore, aucun livre n’est disponible en français, le présent pavé pas plus que les autres.

 

Mais la popularité toute particulière de Jirô Taniguchi en France – peut-être une forme de modèle, avec ce que cela implique de prénotions, du mangaka-auteur dans l’hexagone ? – justifiait assurément la publication de cette BD monstre, chez Kana cette fois, pour un égal succès critique et, je suppose, commercial. En tout cas, Taniguchi, qui avait déjà été récompensé à Angoulême pour le scénario (pour Quartier lointain) avant cette publication, l’a du coup été pour le dessin – et il y a sans doute de quoi, tant son style globalement sobre et étrangement lumineux s’avère ici à propos et éventuellement porteur d’une dimension spectaculaire qui coule moins de source.

 

LES CONQUÉRANTS DE L’INUTILE

 

Le Sommet des Dieux, c’est l’Everest. Et la BD, à la suite du roman original, traite donc d’alpinisme, avec un prisme japonais qui n’exclut pas une certaine forme d’universalité.

 

À vrai dire, on pourrait désigner cette BD en empruntant un titre à une autre œuvre, classique de la littérature alpine, Les Conquérants de l’inutile, du Français Lionel Terray – la cible de ce cadeau m’ayant souvent vanté ce titre, je suppose qu’elle devrait être parfaitement satisfaite par la présente BD… Mais oui, c’est exactement ça : Les Conquérants de l’inutile

 

Autant dire un comportement qui, à moi, m’échappe largement – avec un peu de pose peut-être, tant d’autres héros pas si différents à certains égards retiennent bien davantage mon attention, ces héros dont l’étoffe a si joliment été mise en scène par Tom Wolfe puis Philip Kaufman ; mais bon, ce n’est pas le propos…

 

Encore qu’il y ait bien un point commun, dans cet « héroïsme » affiché, qui doit sans doute en partie à l’égocentrisme et pue pas mal la mâle sueur, très peu pour moi merci, et pourtant… Oui, à terme, cela peut sans doute déboucher sur une forme de poésie, j’imagine – épique à maints égards, mais qui ne fait que davantage sens quand un habile observateur de l’âme humaine, sous quelque prétexte que ce soit, perce la carapace chevaleresque pour examiner de plus près la psyché qui se dissimule en dessous… Et ça, c’est bien le travail de Jirô Taniguchi – même si je ne doute pas que c’était déjà un aspect important du roman de Baku Yumemakura.

 

Mais la BD, comme le roman, n’est pas que cela – et c’est de suite une dimension plus surprenante : en effet, l’histoire de la montagne et plus encore de ces hommes qui sont obsédés par elle, au point de risquer toujours plus leur vie pour le dérisoire résultat d’être le premier arrivé là-haut, ou, à mesure que les sommets sont vaincus l’un après l’autre, le premier à y parvenir aussi vite, ou tout seul, ou par cette face réputée infranchissable et meurtrière, ou sans oxygène, ou en hiver, et puis en mélangeant tous ces divers aspects jusqu’à l’absurde, la compulsion autant que l’ego trouvant toujours plus difficile, plus meurtrier, et donc plus glorieux, quand bien même essentiellement vain, cette histoire donc s’autorise un prétexte, aux allures de fil rouge, et qui relève, disons, du roman policier – avec peut-être une part de thriller sous-jacente, on verra par la suite.

 

« PARCE QUE LA MONTAGNE EST LÀ »

 

D’où ce prologue : nous sommes en 1924, sur l’Everest – ou pas tout à fait : à plus de 8000 mètres, oui, mais pas encore au sommet… Mais l’alpiniste britannique Mallory, sommité (si j’ose dire) de la discipline, compte bien être le premier à vaincre le monstre. Pourquoi ? Réponse immortelle du héros : « Parce que la montagne est là. »

 

Las, il disparaît au cours de cette expédition – sans que l’on puisse déterminer, et à supposer que cela soit si important que cela (mais on touche sans doute au cœur de la BD, ici, avec ce que l’exploration alpine, en quête sempiternelle de records, peut avoir de vaine gloriole), sans que l’on puisse déterminer donc si, avant de disparaître, Mallory et son compagnon Irvine ont pu atteindre le Sommet des Dieux…

 

Dans le doute, on considère donc que c’est le Néo-Zélandais Hillary qui a le premier accompli cet exploit, en 1953 seulement (avec le sherpa Tensing Norgay, essayons de ne pas l’oublier, hein…).

 

UNE ANTIQUITÉ

 

Mais notre histoire débute véritablement en 1993, avec en guise de personnage point de vue le photographe japonais Fukamachi, spécialisé dans la photographie alpine, et quelque peu chamboulé par une mauvaise expérience récente – la mort de deux vieux Japonais qu’il accompagnait sur l’Everest ; car, soixante-dix ans après la disparition de Mallory et Irvine, qu’on ne s’y trompe pas : le monstre demeure meurtrier… La BD évoque d’ailleurs régulièrement des expéditions qui sont autant d’ « échecs », même sans se montrer aussi dramatiques ; atteindre le Sommet des Dieux demeure une épreuve, et, encore aujourd’hui, il intimide et menace autant qu’il séduit nos modernes touristes de l’extrême…

 

Au hasard de ses flâneries désœuvrées à Katmandou, Fukamachi fait une étrange découverte : un appareil photo datant d’Hérode, une antiquité dont il ne comprend guère ce qu’elle fait dans ce magasin un peu louche, vendant aux touristes du matériel de montagne et des babioles diverses et variées, à la provenance éventuellement trouble. Mais il l’achète sur une intuition – et entame quelques recherches…

 

Bientôt, sa conviction est établie : ça ne peut être que l’appareil photo de Mallory ! Et la pièce, au-delà de cette seule historicité, pourrait s’avérer d’une importance cruciale… au regard du moins de l’histoire héroïque de l’alpinisme : car il y a une pellicule à l’intérieur – qui pourrait bien permettre de savoir enfin si Mallory et Irvine ont atteint le sommet de l’Everest avant de disparaître !

 

Hélas, on lui vole l’appareil – tout indique, en fait, que c’est celui qui le lui avait vendu qui l’a ainsi repris, ayant bien compris que l’appareil, pour intéresser autant le jeune photographe japonais, devait valoir bien plus que les 150 dollars qu’il en avait demandés… même s’il n’a aucune idée de la raison derrière tout ça. Remettre la main sur l’appareil photo s’annonce toutefois difficile pour Fukamachi – même en ayant identifié le voleur et l’escroc…

 

UNE DÉVIATION

 

Mais c’est ainsi qu’il se retrouve sur la piste de l’homme qui avait semble-t-il vendu l’appareil photo au grigou de marchand – un alpiniste japonais, mais que l’on ne connaît ici que sous son nom « népalisé » de Bikhalu Sanh… qu’il identifie enfin comme étant Habu Jôji. Une légende de l’alpinisme japonais – mais une légende noire, tant le personnage s’est montré instable et désagréable au fil de sa carrière, au point que plus un alpiniste ne veut avoir quoi que ce soit à faire avec lui…

 

La BD prend alors un autre tournant – car c’est ce que fait l’enquête de Fukamachi. Obsédé et fasciné par la figure du légendaire alpiniste, le photographe veut en savoir plus sur lui. Il se met à enquêter dans le milieu de l’alpinisme japonais, pour retrouver des gens qui l’ont côtoyé – voire des gens qui ont pu être « ses amis »… mais ne le sont probablement plus depuis longtemps. La BD vire alors aux longs flashbacks, tout juste interrompus de temps à autre par les questions du photographe et les considérations de ses interlocuteurs.

 

LA LÉGENDE NOIRE

 

Se dessine (eh) alors une figure « bigger than life », celle d’un alpinisme de génie et en même temps d’un sale type, héroïque et brillant, mais cynique et égocentrique. Un jeune homme d’abord totalement incompétent, qui semble s’être destiné à la montagne sans rien en savoir, et peut-être sur un coup de tête. Mais quelqu’un qui apprend vite, aussi – et dont la méthode, bientôt, donne une impression d’élégance toute artistique : il grimpe plus haut que les autres, plus vite que les autres ; au point d’ailleurs où, confronté aux difficultés de l’ascension de telle ou telle paroi, il tend instinctivement à choisir délibérément le passage le plus dur – parce qu’il est aussi le plus rapide, et parce que lui-même est suffisamment fort pour se le permettre.

 

Mais notre Conquérant de l’inutile est un jeune homme frustré : sans le sou, il n’est pas en mesure de participer aux coûteuses expéditions internationales que monte régulièrement son club, essentiellement dans l’Himalaya et dans les Alpes européennes. Lui reste au Japon – il est pourtant bien meilleur que tous ceux qui se rendent dans ces endroits fantasmés ! La situation est d’une profonde injustice, qui le révolte…

 

Mais qu’importe ! S’il doit s’en tenir aux montagnes du Japon, il les vaincra toutes – plus vite, plus haut ! Conscient de ce que seule la gloire pourra un jour l’autoriser à bénéficier de sponsors lui permettant de financer des expéditions dans l’Himalaya ou les Alpes européennes, il se décide alors pour un coup de maître – absurde, forcément, et extrêmement dangereux : avec un compagnon qu’il ne considère bien vite plus que comme un faire-valoir, une forme de concession à la pratique « normale » de l’alpinisme, il est le premier à vaincre une paroi particulièrement redoutable, non dans l’absolu, mais dans des conditions particulières, les pires des conditions : en plein hiver, quand la glace et la neige menacent à chaque instant de précipiter l’alpiniste audacieux dans le vide…

 

Gloire, oui, mais vaine gloire. L’exploit est noté, et Habu Jôji s’engage bien sur la voie de la légende – mais son comportement détestable l’éloigne de ses coreligionnaires. Il fascine, pourtant – notamment ce jeune homme qui veut faire comme lui… et dont le sort forcément tragique n’a rien d’un mystère ; le problème est surtout qu’il devient tant un poids pour Habu Jôji lui-même, qu’une raison supplémentaire pour les autres de l’exclure de leur cercle fermé – car trop incontrôlable, infréquentable, instable, dangereux…

 

LE RIVAL

 

Or, pour Habu Jôji, la situation se complique encore quand un rival se met de la partie – un certain Hase Tsuneo (inspiré de manière transparente par un authentique alpiniste japonais, Tsuneo Hasegawa), plus brillant peut-être, plus charismatique et sympathique sans doute, au point de susciter, lui, l’attention des médias ; car il enchaîne les exploits… Et, surtout, il s’est fait une spécialité d’une pratique hétérodoxe : il ne conçoit pas de grimper autrement qu’en solitaire…

 

Hase Tsuneo admire Habu Jôji – et, le rencontrant par hasard, il lui en fait part, en lui demandant des conseils… pour réaliser un exploit qui ne fera qu’amoindrir la légende vite écornée de son prédécesseur. Pourtant, c’est avec le plus grand naturel qu’il lui pose ses questions et lui expose ses projets – sans malice, sans morgue…

 

Mais, on le devine, la suite des opérations ne pourra que consister, pour une part du moins, en un affrontement, ou une rivalité, entre les deux champions : ce sera la course absurde à celui qui grimpe le plus haut, le plus vite, le plus seul, le plus dangereusement… Des Conquérants de l’inutile, oui…

 

DU CONVENU, ET POURTANT…

 

Le Sommet des Dieux – ou ce premier tome en tout cas – est une incontestable réussite. Mais sans doute en partie parce qu’il se livre à une étonnante alchimie qui, en manipulant un matériau finalement assez convenu, parvient à opérer une transsubstantiation forcément miraculeuse, qui sublime tout ce qui peut être habituel au premier abord pour en extraire l’essence même de l’héroïsme, sur un mode épique.

 

Cela appelle sans doute quelques explications – surtout concernant ce caractère convenu : le thème alpin, certes, n’a probablement rien de convenu en lui-même ; et, dans son caractère d’ode à la montagne et aux hommes qui les gravissent, l’œuvre exprime sans la moindre ambiguïté sa forte singularité.

 

C’est derrière que se situe la dimension convenue – au sens où, passé l’étonnement du prétexte policier, la biographie reconstituée de Habu Jôji relève largement d’archétypes que l’on pourrait retrouver dans d’autres récits héroïques n’ayant pas le moindre lien avec l’alpinisme.

 

On sait que Habu Jôji, de petit jeune qui ne comprend rien, deviendra bien vite un homme d’une extrême habileté dans sa spécialité ; on sait que son comportement d’électron libre lui vaudra bien des inimitiés ; son disciple ne peut que payer cher son admiration, et la dette ne peut que se reporter sur le modèle qu’il est devenu sans trop savoir comment ; enfin, il faut, pour asseoir la légende, lui conférer un air de compétition sur le mode d’un affrontement éminemment personnel : que Hase Tsuneo se mette de la partie n’a dès lors absolument rien d’étonnant, et l’on peut supposer (on me fera peut-être mentir) que la rivalité entre les deux hommes sera essentielle dans la suite des opérations – sur un mode finalement archaïque mais sans cesse repris, de la mythologie aux « films de sport », notamment (et c’est bien naturel, Le Sommet des Dieux s’inscrivant pleinement dans ce cadre).

 

UN SUSPENSE ?

 

Rien d’étonnant, donc – mais peu importe ; car s’il peut y avoir une dimension thriller dans le récit, plutôt rattachée pour l’heure au fil rouge de l’appareil photo de Mallory, c’est d’une manière bien particulière – hitchcockienne, peut-être ?

 

Outre le MacGuffin de l’appareil photo, la BD, jusque dans ses aspects « biopic » les plus poussés, use bien d’une forme de suspense, mais au sens le plus strict, peut-être : on tremble, non pas parce que l’on devine que l’on sera bientôt surpris, mais au contraire parce que l’on sait en partie du moins ce qui va se passer – et c’est dès lors l’expectative qui suscite l’émotion.

 

DES PERSONNAGES SOUS LES ARCHÉTYPES

 

Là où la BD, pour s’en tenir encore au plan strictement narratif, se montre très forte, c’est en déconstruisant ces héros iconiques et leur comportement attendu voire inévitable, pour exprimer malgré tout une psychologie authentique – qui, quoi qu’on en dise, n’épargne pas les héros, de manière générale.

 

Habu Jôji est un archétype, à maints égards – Hase Tsuneo aussi, probablement. Pourtant, ils sont vivants – ils ont des paroles, un comportement, des introspections, qu’ils partagent avec tous les hommes, mais certainement pas au point de se fondre pour autant dans une masse indifférenciée : bien au contraire, cette psyché latente, que tel détail graphique ou telle anecdote racontée après bien des années par un interlocuteur de Fukamachi permet d’entrevoir, se révèle peu à peu dans toute son authenticité – la singularité qui appartient comme de juste à tout individu, or c’est aussi cela que sont les héros : des individus…

 

Je ne saurais dire comment cet aspect des choses est géré dans le roman de Baku Yumemakura, mais, dans son adaptation, Jirô Taniguchi demeure sans doute pleinement Jirô Taniguchi – un auteur que je ne peux pas prétendre encore connaître, mais je peux au moins dire qu’il y a, dans sa narration, bien sûr aussi graphique que textuelle, quelque chose de plus ou moins définissable qui faisait déjà la force de Quartier lointain.

 

Pour ce faire, cependant, nous avons un guide – sans doute plus dans la manière de Taniguchi que ses « héros » Habu Jôji et Hase Tsuneo : Fukamachi, bien sûr. Le photographe est un passionné, mais aussi, profondément, une nature mélancolique, juste au bord de la dépression. Il s’est de lui-même inscrit en retrait : il est celui qui prend les photos de ceux qui montent à sa place au sommet de la montage… Parfois, hélas, il est celui qui reste quand les « héros » meurent sous ses yeux – et devant son objectif. Fukamachi observe et rapporte – il est essentiellement un témoin. Il n’en a pas moins une âme, notez bien, qui contamine éventuellement le lecteur avec sa douce morosité ; jamais au point, cependant, de susciter le rejet – car il est, en même temps, un curieux, bien sûr, et sans doute aussi, malgré tout, un enthousiaste ; et il communique également tout cela… Comme un véhicule qui n’est pourtant pas que cela, un prétexte qui est en même temps bien plus qu’un prétexte.

 

PERFECTION DU DESSIN

 

Bien sûr, il faut alors mettre en avant le dessin de Jirô Taniguchi… J’ai retrouvé ici les qualités essentielles de Quartier lointain, cette forme de sobriété sereine, essentiellement lumineuse – la dominante est toujours blanche –, qui, avec un à-propos constant, inscrit dans un monde subtilement réaliste des personnages dont la complexité fondamentale pointe toujours sous les traits assurés qui les incarnent. C’est beau – sans épate, avec un naturel rafraichissant. Cinématographique sans doute, on l’a souvent dit, mais, oui, comme dans Quartier lointain, à la Ozu, probablement… Un cadrage soigné, un montage rigide mais pas moins habile, tout cela mettant en valeur les personnages, avec un sens de l’émotion indéniable.

 

Cependant, Le Sommet des Dieux, non, ce n’est bien sûr pas que cela. C’est la montagne qui obtient le titre, pas les personnages qui la grimpent. Et Jirô Taniguchi, à cet égard, sans se départir de sa sobriété coutumière, parvient pourtant à exprimer avec talent toute la démesure de la nature, au fil de cases dont la dimension spectaculaire, assumée, ne relève pourtant jamais du tape-à-l’œil. C’est la majesté qui prime – avec, au-delà de sa dignité fondamentale, ce qu’elle peut avoir d’intimidant, car demeure toujours, entre les cases, cette certitude de ce que la beauté des sommets peut bien vite s’avérer fatale.

 

C’est aussi, sans doute, une œuvre mettant en avant le réalisme, au travers d’une recherche pointilleuse, dans une documentation abondante. Le trait ne brille sans doute pas que par ce qu’il exprime et la narration qu’il porte, mais aussi, plus globalement, par son attention presque maniaque aux détails, son réalisme assuré et documenté – mais le plus fort est sans doute que cette exigence soit suffisamment bien dosée pour ne pas nuire aux autres dimensions de la BD.

 

OUI

 

Bien sûr, il est trop tôt, me concernant, pour que je puise me permettre de dire quelque chose du genre de : « Taniguchi, c’est ça – l’harmonie… » Mais c’est une piste que je suivrai probablement encore quelque temps – que ce soit en arpentant encore Le Sommet des Dieux, ou au travers d’autres œuvres, ainsi ce Journal de mon père que je ne tarderai sans doute pas à lire.

 

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CR Imperium : la Maison Ptolémée (21)

Publié le par Nébal

CR Imperium : la Maison Ptolémée (21)

Vingt-et-unième séance de ma chronique d’Imperium.

 

Vous trouverez les éléments concernant la Maison Ptolémée ici, et le compte rendu de la première séance . La séance précédente se trouve ici.

 

Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Ipuwer, le jeune siridar-baron de la Maison Ptolémée, sa sœur aînée et principale conseillère Németh, l’assassin (maître sous couverture de troubadour) Bermyl, et le Docteur Suk, Vat Aills.

 

I : PAS SI NÉGLIGEABLE

 

[I-1 : Ipuwer : Mandanophis Darwishi ; Anneliese Hahn, Clotilde Philidor, Ludwig Curtius] Ipuwer n’y coupera pas éternellement : il doit faire « ses excuses » aux jeunes femmes Delambre arrivées au Palais. Anneliese Hahn est d’un rang plus élevé que Clotilde Philidor, mais Ipuwer compte voir tout d’abord cette dernière – pour expédier la chose sans doute, avec son maître de cour Mandanophis Darwishi qui fait l’essentiel de la « conversation ». Il précise en riant que cet ordre est sans doute plus à propos : il pourrait sortir avec une estafilade de sa discussion avec Anneliese HahnLudwig Curtius lui avait rapporté son talent à l’épée : il rit, mais ne se méprend pas sur la compétence de Anneliese Hahn.

 

[I-2 : Ipuwer : Mandanophis Darwishi : Clotilde Philidor, Anneliese Hahn] Ipuwer se rend donc aux appartements de Clotilde Philidor – qui disposent d’un petit jardin où se trouve semble-t-il la jeune Delambre, qui est en train de jouer de la balisette et de chanter, avec talent ; à la différence de sa cousine Anneliese Hahn, elle y reste confinée la plupart du temps – Anneliese, elle, erre çà et là, dans le Palais ou éventuellement en dehors, à provoquer, narguer, draguer… Elle est « vive ». Ipuwer laisse passer Mandanophis Darwishi, qui parlera à sa place – lui restera en arrière, aussi silencieux que possible ; mais c’est une situation diplomatique : Ipuwer ne peut pas jouer au pharaon avec la Delambre… Il donne ses instructions à son maître de cour, qui l’introduira – après, il se retirera, et Ipuwer échangera les quelques paroles nécessaires avec la Delambre.

 

[I-3 : Ipuwer : Clotilde Philidor ; Anneliese Hahn] Mais les choses ne se passent pas comme prévu… [Il n’y a pas d’échec critique dans les règles d’Imperium, mais Ipuwer ayant jeté trois dés (pour déterminer son ressenti à l’égard de l’aura de la jeune femme, que j’avais déjà mise en avant) et obtenu trois 1, je me suis adapté…] Ipuwer voit Clotilde Philidor pour la première fois, et, il en est le premier surpris, il est très sensible à sa beauté, à son charme très particulier – elle est d’une élégance toute spéciale, aux antipodes de toute vulgarité (autant dire qu’elle se distingue assurément des femmes que fréquente habituellement Ipuwer), et, si elle a la réputation, sans doute fondée, d’être une jeune fille discrète et effacée, elle n’en dégage pas moins tout naturellement une aura qui ne laisse pas indifférent – à vrai dire, la conjonction de cette aura naturelle et de cette discrétion dans le comportement se renforcent, aussi paradoxal cela puisse-t-il paraître, au point, parfois, de la rendre un peu intimidante… Et c’est tout à fait l’effet qu’elle produit alors sur Ipuwer. Il en est profondément étonné, mais ce simple regard l’amène à envisager que les choses en la matière ne sont pas aussi simples qu’il le croyait – il ne compte plus « naturellement » ignorer Clotilde Philidor au profit de sa cousine Anneliese Hahn… Pour autant, il n’est bien sûr pas un « homme préhistorique » commandé par ses pulsions – et parler de « coup de foudre » ne serait sans doute pas plus approprié. C’est simplement qu’il se met à douter – et, sur le moment, il est un peu désemparé, pris par surprise : lui qui bafouille souvent dans les relations protocolaires ne manque pas d’achopper sur ses « excuses », qui prennent de suite un tout autre sens…

 

[I-4 : Ipuwer : Mandanophis Darwishi, Clotilde Philidor] Mandanophis Darwishi, quoi qu’il en soit, a suivi les instructions d’Ipuwer – comme convenu, il se retire après avoir introduit son siridar-baron et amorcé des « excuses ». Ipuwer est maintenant seule face à Clotilde Philidor, qui pour l’heure reste muette, mais ouverte. Il veut s’excuser de l’avoir interrompue alors qu’elle jouait si divinement de la balisette – mais patine avant d’arriver à l’exprimer. Il expose ses excuses plus globales ensuite – pour ne pas avoir été présent à son arrivée. Elle semble un peu étonnée – tout en demeurant parfaitement polie. Il souhaite que son séjour se passe bien, ce à quoi elle acquiesce, en ajoutant qu’elle comprend bien qu’un homme avec de telles responsabilités ne peut pas être en permanence à la disposition de ceux qui lui rendent visite, éventuellement de manière impromptue – mais elle bafouille un peu à son tour… Du coup, Ipuwer perçoit davantage, et comprend mieux, cette réputation d’une jeune femme pas très à l’aise en société – il y a un paradoxe chez la Delambre à cet égard, dans la mesure où son aura hors-normes ne l’abandonne pas pour autant. Elle fixe le siridar-baron de ses yeux, sans la moindre hostilité, sans la moindre intention de l’intimider, même si c’est en partie l’effet produit – ça n’était pas censé se passer comme ça… C’est le genre de choses qu’Ipuwer a tendance à ruminer – et il bafouille plus que jamais, parvenant cependant, après quelques hésitations, à laisser entendre qu’il vaudrait peut-être mieux qu’il se retire. Il a alors le sentiment, un peu désagréable, que la jeune femme, d’une certaine manière, le prend un peu en pitié… Mais ce n’est pas de l’hostilité, ni même de la condescendance – plutôt une compassion instinctive et aimable, pas moins déstabilisante pour autant. Ipuwer n’apprécie pas – pourquoi ce regard ? Clotilde Philidor lui adresse alors un beau sourire, charmant, éblouissant même, mais sans la moindre connotation de séduction, et pas davantage de condescendance – demeure avant tout cette impression qu’elle est l’antithèse de toute forme de vulgarité : aimable, polie, sincère, toujours naturelle, elle répète sans agacement qu’elle comprend fort bien qu’Ipuwer a à faire, et n’a donc pas à s’excuser – elle lui souhaite sincèrement de traverser au mieux ces difficultés. Elle commence à évoquer, Ipuwer le comprend, qu’elle a eu l’occasion de s’entretenir de ces soucis avec quelqu’un d’autre de la Maison Ptolémée, mais n’achève pas sa phrase. Elle évoque aussi sa cousine Anneliese Hahn, supposant qu’elle comprendra très bien elle aussi la position délicate d’Ipuwer – mais ne peut retenir, sans méchanceté pour autant, qu’elle est sans doute d’une nature bien différente de la sienne, plus « exubérante »… Elle répète que ces excuses ne sont pas nécessaires, et ce sans arrière-pensée… puis s’interrompt : elle reprend, plus laconique, pour exprimer qu’elle a bien conscience de ce qu’Ipuwer a « beaucoup de choses à faire ». Mais Ipuwer perçoit bien qu’elle ne dit pas ça pour l’envoyer balader : c’est purement factuel, pour elle – elle sait ne pas avoir de véritable place dans l’agenda chargé du siridar-baron… Pour Ipuwer, rencontrer ses invités relève cependant du point d’honneur – et il sait bien que les Delambre sont venues à sa requête. Il se retire, la louant encore pour son don musical – peut-être pourrait-il repasser ultérieurement, quand son emploi du temps le permettra, pour l’écouter jouer ? Clotilde Philidor sourit – un sourire de gentillesse et de joie pures, sans autres connotations dans quelque sens que ce soit, et l’assure que ce serait avec plaisir.

 

[I-5 : Ipuwer : Mandanophis Darwishi ; Clotilde Philidor] Ipuwer sort des appartements de Clotilde Philidor. Mandanophis Darwishi l’attendait à côté de la porte, et le regarde d’un air un peu perplexe… Avant même qu’il n’ouvre la bouche, Ipuwer lui lance : « Taisez-vous, Mandanophis... » Le maître de cour hoche la tête, avec son habituel petit sourire de connivence – qui, cette fois, agace profondément le siridar-baron

 

II : TOURISME ORBITAL

 

[II-1 : Vat : Hanibast Set] Le Docteur Suk Vat Aills est sur la lune de Khepri, avec le Conseiller Mentat Hanibast Set – lequel est dans un sale état : le « Gel du Mentat » menace… ce qui dépasse un peu les compétences du Docteur Suk. Le jus de sapho pourrait peut-être aider – et les soins de Vat, avec hypnose et piqûre de somnifère, en sus, pourraient au moins retarder l’échéance. Pour le moment, Hanibast Set dort.

 

[II-2 : Vat : Shukura] Vat va faire un tour, et se rend au port – il souhaite louer une navette, pour faire un peu de « tourisme » autour de la planète, ainsi que de la deuxième lune, Safiya, plus petite que Khepri et inhabitée. La Guilde exerce sans doute un contrôle sur cette activité, mais Vat peut trouver sans trop de problèmes quelqu’un pour l’aider dans cette tâche, contre une certaine somme (mais le Docteur Suk peut, dans la mesure du raisonnable, piocher dans les fonds des Ptolémée). Vat avait entendu parler d’une certaine Shukura – une femme dans la quarantaine, aux traits marqués, un peu baraque sans faire camionneuse, au passé éventuellement trouble, mais depuis longtemps installée dans son commerce beaucoup plus rangé –, qui accomplit ce genre de missions habituellement, et que l’on suppose loyale (mais elle est attachée à Khepri plutôt qu’à Gebnout IV – et donc à la Guilde plutôt qu’à la Maison Ptolémée). Il la trouve sans difficulté : il veut faire un « tour » ; il souhaite voir la face cachée de Safiya – pas de problème pour elle ; elle s’en étonne – qui peut bien y trouver le moindre intérêt ? – mais ce n’est pas son problème tant qu’on la paye. Vat mentionne aussi le survol du Continent Interdit de Gebnout IV – sans le dire, simplement en donnant les latitudes adéquates, mais elle n’est pas idiote, comprend très bien ce que cela implique ; et il faudra payer un supplément… Vat tape dans la caisse des Ptolémée, n’ayant pas vraiment d’autre possibilité : cela reste acceptable pour l’heure, mais ce n’est pas le genre de frais qu’il peut se permettre trop régulièrement.

 

[II-3 : Vat : Shukura] Vat monte à bord du vaisseau de Shukura – pas un vaisseau d’interface à proprement parler, ni une des navettes employées pour faire le trajet entre Gebnout IV et Khepri : c’est une chose un peu bâtarde, qui pourrait ressembler à une sorte de gros ornithoptère, mais s’avère bel et bien spécialement conçu pour les vols orbitaux et, éventuellement, à l’intérieur du système de Gebnout – la Guilde a forcément son mot à dire en pareil cas, même si Shukura n’en a rien dit : c’est de l’ordre de l’implicite. Le vaisseau se pilote seul : il n’y a que Vat et Shukura à bord.

 

[II-4 : Vat : Shukura] Shukura prend la direction de Safiya – la configuration des astres fait de la petite lune une première étape avant le survol du Continent Interdit. Un voyage décevant : la face cachée n’a rien qui la distingue de la face visible, il ne s’y trouve absolument rien ; c’est une petite boule de roche désolée et sans le moindre intérêt… Vat est étrangement séduit par la « beauté du caillou », mais n’en retire absolument rien [il a fait un « échec critique » …] ; il essaye d’en discuter avec la pilote – plutôt perplexe, et qui ne ressent rien pour l’astre désolé : professionnelle, elle conduit ses clients là où ils veulent se rendre, et le reste n’a pas la moindre importance… Vat avance qu’il aurait pu y avoir des choses sur l’astre autrefois – mais non, ça a toujours été comme ça… Elle n’a rien à lui dire à ce propos ? Non, absolument rien… Et elle fait dans le transport – pas dans la visite guidée ; elle peut lui fournir des informations astronomiques, mais rien de plus. Il cherche un « levier » pour la faire parler, mais sans succès – même quand il évoque ses capacités médicales. Quand Vat va jusqu'à aborder des considérations personnelles et psychologiques, elle coupe court à la conversation – visiblement sur le point de s’énerver : il avait bien une autre destination ?

 

[II-5 : Vat : Shukura] Shukura dirige sa navette vers le Continent Interdit de Gebnout IV ; cela ne lui pose aucun problème… mais elle mentionne tout de même les interdits du Culte Épiphanique du Loa-Osiris : son client ne s’y plie donc pas ? Elle, elle s’en fout, mais il lui faut bien poser la question… Car les considérations juridico-religieuses jouent en l’espèce : il lui faut bien prévenir son client que le Culte s’est prononcé concernant le survol du Continent Interdit – les canons considèrent qu’il y a comme un effet de « propriété » : l’interdit visant la surface s’applique tout autant au « dessous » et au « dessus » ; elle n’est pas croyante, mais son client doit savoir qu’un survol du Continent Interdit n’a rien d’innocent, et constitue bel et bien une infraction aux lois de l’Église. Haut placé chez les Ptolémée, il n’adhère pas aux préceptes du Culte Officiel ? Pas de souci pour elle, mais il lui fallait le prévenir – qu’il n’ait pas la mauvaise surprise de se découvrir soudainement « hérétique » à son retour sur Gebnout IV… Vat tente de débattre de ces matières juridiques – mais Shukura lui fait bien comprendre que ce n’est pas elle qu’il doit convaincre : pour elle, peu importe, tant qu’on la paye. Cela concerne la conscience de son client, c’est tout. Vat lui demande alors si elle a eu d’autres clients qui lui avaient fait la même requête – et si cela avait posé des difficultés. C’est une demande très rare… mais oui, c’est arrivé. Vat lui demande alors si, à l’occasion, de tels clients lui ont demandé de se poser sur le Continent Interdit. Oui – mais ça, par contre, elle ne le fera pas. Donc il y en a qui le font ? Elle n’a pas dit ça, elle a dit qu’elle, elle ne le ferait pas… C’est là que le problème dépasse la seule question religieuse pour devenir avant tout juridique : cette fois, ce serait bien une violation de l’interdit du Culte Officiel – plus sévère, capitale et non vénielle ; des lois ont été mises en place, qui la jugeraient complice, et peu importe sa foi. Survoler n’est pas un problème en ce qui la concerne, mais elle ne fera rien de plus. Vat insiste : d’autres clients lui ont-ils fait cette requête ? Elle hésite – puis s’abrite derrière le secret des affaires. Mais Vat suppose qu’elle n’est pas du genre à laisser un client insatisfait – elle a pu l’orienter sur un pilote moins regardant, peut-être ? Elle réfléchit – que souhaite savoir au juste le Docteur Suk ? Quel est le dernier client à lui avoir demander de survoler le Continent Interdit et éventuellement de s’y poser – ou à l’avoir fait en faisant appel à un concurrent. Shukura commence à dire quelque chose puis s’interrompt pour réfléchir – Vat la presse de lui répondre. Elle dit enfin que ce n’est pas à elle, pas plus qu’à ses collègues, qu’il faut poser ce genre de questions ; elle cherche ses mots, pour se montrer aussi claire que possible : ce n’est pas de son ressort ou de celui de ses collègues – cette activité dépasse ses autorisations… Qui s’en occupe, alors ? Elle répond par une question rhétorique : qui, de manière générale, s’occupe de ce genre de vols et de transports ? C’est bien évidemment la GuildeShukura dresse devant Vat, suffisamment compétent pour cela, un tableau juridique extrêmement complexe, où se mêlent les législations de l’Imperium, de la Guilde, de la CHOM, de la Maison Ptolémée, du Culte Officiel, un certain nombre de principes généraux ici, une palanquée d’exceptions là… Si elle-même ne se posera pas sur le Continent Interdit, ce n’est certainement pas à cause du tabou religieux, dont elle n’a cure – et si d’autres parmi ses collègues ne le feront pas, de même : elle ne dit pas cela pour éviter de rencarder Vat sur un concurrent. Le fond du problème, c’est que la Guilde est alors automatiquement impliquée, et qu’elle dispose de moyens de pression ou de dissuasion sacrément efficaces. La Guilde pourrait alors gérer ce genre de voyages ? On peut y voir un monopole, peut-être… En tout cas, comme d’habitude, c’est bien elle qui fait les règles – au point, si le Docteur Suk y tient, de s’affranchir elle-même de toutes règles en dehors des siennes propres ; et, à l’évidence, « un poiscaille lambda dans sa cuve n’en à rien à carrer des tabous du Culte Épiphanique du Loa-Osiris ». Par ailleurs, Shukura laisse entendre quelque chose : oui, elle peut survoler le Continent Interdit, le complexe schéma juridique laisse, disons, une certaine marge à cet égard – mais le sous-texte est clair : la Guilde sera au courant.

 

[II-6 : Vat : Shukura] Le vaisseau survole enfin le Continent Interdit ; Vat avait déjà vu auparavant les photos truquées des satellites de la Guilde – ce qui lui facilite la tâche, il reconnait globalement les zones mises en évidence. Il « comprend » mieux ce qu’il n’avait vu jusqu’alors que sur des photographies. Il détermine assez facilement la zone de la Baie des Morts et du Mausolée des Ptolémée. Au-delà, le paysage est varié – même si toujours désertique, mais sous des formes diverses : des déserts rocheux comme ceux qui entourent les centres urbains de Gebnout IV, des grands déserts de sable autrement rares sur la face habitée, et une infinité de variations entre les deux ; mais pas de cours d’eau, pas de végétation, pas de centres urbains, etc. Du moins rien de visible à cette altitude. Pas de lumières non plus, mais un élément en mouvement : une très grande zone, de la taille d’un pays, une superficie de plusieurs centaines de kilomètres carrés, est occupée par une gigantesque tempête de sable ; il y a des tempêtes plus petites (euphémisme) ailleurs, mais rien de commun. Vat la désigne à Shukura : a-t-elle déjà vu cela ? Oui, elle est déjà passée par ici… Bien sûr, elle ne s’y est jamais posée – et ce serait sans doute bien périlleux. C’est « La Grande Tempête », voilà… Oui, il n’y en a qu’une de cette taille – on entend bien les majuscules. Cela signifie qu’elle est toujours là ? Shukura regarde Vat, puis dit qu’elle suppose que l’on peut dire ça, oui… et depuis toujours… Vat évoque les Atonistes, qui pourraient l’éclairer à ce propos ; Shukura ne relève pas, ça ne l’intéresse pas.

 

[II-7 : Vat : Shukura] Vat n’a rien de plus à demander dans ces circonstances ; le survol du Continent Interdit s’achève, puis Shukura reprend la direction de la ligne de Khepri. Vat songe à faire de nouveau appel à elle – mais a bien conscience qu’elle n’a rien d’un « contact » à proprement parler : c’est une commerçante, voilà. Par ailleurs, elle n’est sans doute pas très heureuse de ce qu’elle a fait – pleinement consciente qu’elle devra s’en entretenir avec la Guilde ; elle ne risque probablement rien, mais ne le fera pas tous les jours. Si elle ne fait pas dans le fret, comme elle dit, mais seulement dans le tourisme, Vat, qui n’y croit pas un instant (le prend-elle pour un imbécile ? mais non, un client…), sans doute ferait-elle bien de gonfler son catalogue : ce n’était pas très intéressant, comme excursion…

 

III : DOUTES ET CONVOCATIONS

 

[III-1 : Németh : Lætitia Drescii, Cassiano Drescii] Németh demeure très fébrile ; elle rôde non loin des quartiers des Drescii – une terrible idée lui est en effet venue : et si la « nouvelle » Lætitia Drescii était elle aussi « fausse » ? Elle pense pouvoir faire confiance au « nouveau » Cassiano, mais…

 

[III-2 : Németh : Hanibast Set, « Lætitia Drescii », Ipuwer, Lætitia Drescii, Cassiano Drescii] Elle veut également consulter les notes de Hanibast Set portant sur le jeu « matrimonial » joué par la « première » Lætitia Drescii, qui l’intrigue profondément. Le Conseiller Mentat a bien laissé des notes à ce sujet, destinées aux seuls yeux de Németh et Ipuwer, mais précise d’emblée que, des différents sujets qu’il avait à traiter, c’est celui où il a le moins avancé… Hanibast avait beaucoup de travail, et cette tâche lui paraissait moins fructueuse – il s’est un peu penché dessus, mais en s’y noyant plus ou moins… [Pour des raisons dont il n’avait alors pas conscience et qui seront exposées plus loin dans ce compte rendu, dans le chapitre VI, avec Vat Aills pour PJ.] Au fond, il tend à croire que la « fausse Lætitia Drescii », dans cette affaire, a calqué son comportement sur la « vraie », laquelle, au-delà de son image effacée, use en fait bel et bien des nombreux voyages de son époux Cassiano pour jouer la négociatrice matrimoniale, dans des affaires discrètes impliquant les Maisons Ophélion et Kenric. Dès lors, il s’agissait sans doute de jouer pleinement son rôle – et jusque dans les hypothèses qu’elle avait soumises à Németh. Mais cela ne fait que confirmer que les imposteurs connaissaient très bien les « vrais » Drescii, dont les attributions en la matière ne sont certainement pas notoires…

 

[III-3 : Németh : Taharqa Finh, Nofrera Set-en-isi, Abaalisaba Set-en-isi, Namerta] Németh ne pouvant en apprendre davantage sur cette question pour l’heure, elle se repenche donc sur l’organisation de son colloque à l’Université de Memnon, et les entretiens préalables qu’elle compte avoir avec certains scientifiques ; Taharqa Finh est en route, qui devrait arriver le lendemain dans la matinée, mais Németh souhaite aussi s’entretenir avec l’océanologue Nofrera Set-en-isi, cousine d’Abaalisaba Set-en-isi – le chef de la Maison mineure la plus récente sur Gebnout IV (une création de Namerta, en guise de récompense), fin diplomate, un historien à l’origine, spécialiste du Jihad Butlérien, devenu au fil des procès devant la CHOM l’avocat attitré de la Maison Ptolémée. Németh, quand elle travaillait sur l’aménagement des deltas, était déjà entrée en relation avec Nofrera : elle n’est pas tout à fait une amie, mais probablement plus qu’une subordonnée. S’entretenir avec Abaalisaba pourrait aussi s’avérer pertinent… Elle souhaite le mettre au courant de ses projets – et des soucis juridiques que cela pourrait susciter, notamment vis-à-vis de la Guilde. La maison-mère Set-en-isi se trouve à Memnon – mais mieux vaudrait s’entretenir de tout cela en tête à tête : Abaalisaba viendra lui aussi à Cair-el-Muluk.

 

[III-4 : Németh] Mais Németh, globalement, se sent tristement impuissante – sa fébrilité n’y change rien… Elle envisage de se promener incognito dans les rues de Cair-el-Muluk, pour tâter le pouls des sujets – et sortir un peu de ce fichu Palais

 

IV : AU CAFÉ DU COMMERCE

 

[IV-1 : Bermyl : « Lætitia Drescii »] Bermyl suppose également que traquer les rumeurs dans les rues de Cair-el-Muluk serait également à propos. Soignant sa couverture, l’assassin use de protocoles mis en place de longue date pour gérer des situations de ce genre. Il pense savoir où aller à la pêche aux informations – concernant les rumeurs sur le retour des morts, qui semblaient bénéficier d’un net soutien de la population ; par ailleurs, il s’agit de déterminer aussi si la fausse « Lætitia Drescii » joue un rôle dans tout cela. Travailler à nouveau sur le terrain, plutôt que dans l’ambiance délétère du Palais, n’est pour le coup pas pour lui déplaire…

 

[IV-2 : Bermyl] Bermyl se rend dans un troquet populaire – mais prend d’abord bien soin de s’assurer qu’on ne le suit pas, en faisant des détours appropriés. Il ne remarque rien de spécial…

 

[IV-3 : Bermyl : Namerta, Ipuwer] Bermyl arrive dans le café – populaire, avec une clientèle d’habitués qui vont boire un verre entre eux en sortant du travail. Bermyl y constate une nouveauté : un portrait de Namerta est affiché au-dessus du bar – ce n’est pas forcément un signe de ralliement politique à proprement parler, mais ça n’en est pas moins inédit à sa connaissance, et cela attire donc forcément son attention. Capter des propos au vol ne donne pas grand-chose – café du commerce, avec quelques récriminations d’ivrognes sur l’incompétence et le ridicule d’Ipuwer (et beaucoup de gaudriole sur ses histoires de fesses : une grognasse destinée au siridar-baron en a eu marre et s’est déjà barrée après quelques jours à peine, il en reste deux autres, à voir combien de temps elles tiendront, etc.). Il faudra aiguiller les conversations pour obtenir quelque chose de solide – mais Bermyl repère ainsi des clients naïfs qu’il devrait pouvoir manipuler.

 

[IV-4 : Bermyl : Ipuwer, Namerta] Bermyl s’insinue dans un petit groupe informel et engage la conversation avec un des railleurs d’Ipuwer – il joue au commerçant venu d’ailleurs, un peu candide dans les rues de Cair-el-Muluk. Bermyl sait gérer cette population, il sait trouver les mots – et peut orienter la discussion. Il commence par parler de jeux et paris, on évoque ouvertement des combats de varans, censément interdits, mais très courus. Des pochards se disputent gentiment sur leurs « champions » favoris… Puis Bermyl, une fois intégré, détourne la conversation sur le portrait de Namerta affiché au-dessus du comptoir – ça ne se fait pas, là d’où il vient… Une décision du patron – normal qu’on préfère le vieux à son crétin de fils… Namerta, c’était un homme digne et droit, fidèle à sa femme, tout ça ; alors qu’Ipuwer, qui glande à côté de sa piscine avec ses putes – oui parce qu’il en fait venir dans le Palais, et jusque dans la salle du trône ! Etc.

 

[VI-5 : Bermyl] Mais le coin est-il sûr ? Parce que Bermyl a entendu parler d’une émeute, ou une intervention de la police, dans le coin… Pas seulement la police : ces connards de la haute ont carrément envoyé l’armée ! Et c’est passé pas loin, à deux doigts de l’émeute – qui aurait été sévèrement réprimée par ces « fascistes » (un terme équivalent…). Mais pourquoi, qu’est-ce qui s’est passé ? Certains autour de Bermyl commencent à se montrer un peu méfiants… Mais un type un peu plus éméché est tout prêt à édifier « l’étranger » : c’est par rapport aux morts… Bermyl dit qu’il en a entendu parler, mais sans y croire. Si ! L’interlocuteur les a vus ! Ce ne sont pas juste des rumeurs, c'est la vérité… Et puis c’est bien qu’ils reviennent, parce qu’ils sont plus sages ! Ça, c’est le truc d’Osiris, il juge les morts, et il leur donne la sagesse, et maintenant il les renvoie, et tant mieux : ils savent beaucoup mieux que tout le monde ce qu’il faut faire !

 

[VI-6 : Bermyl : Namerta, Ipuwer] Bermyl joue l’incrédule – glissant qu’il avait entendu quelques choses à propos du retour de Namerta lui-même, mais bon… Mais l’autre est on ne peut plus sérieux – ça, les médias aux mains des Ptolémée ne le diront pas, bien sûr, mais ils ne peuvent pas tout contrôler, avec leur pensée unique… Il a vu Namerta – il l’avait déjà vu avant, de loin, dans des cérémonies… Mais là, maintenant, ça l’a changé : il est plus proche des gens, en fait, il ne se cache plus derrière un cordon de sécurité, il est vraiment au contact des habitants… C’est un vrai baron, au côté de son peuple ! Bon, lui ne lui a pas serré la main… Mais il en connaît qui l’ont fait ! Et ça, jamais avec Ipuwer… Probablement pas non plus avec le Namerta « d’avant », d’ailleurs – mais maintenant, si ! Bermyl joue le naïf fasciné par ce qu’on lui raconte – il aimerait bien le voir, lui aussi… On peut le rencontrer partout ? Non, pas forcément… Il est prudent : il sait que les services des Ptolémée le traquent, et veulent faire taire ses fidèles, les enculés d’oppresseurs… Il ne planifie pas ses apparitions – il est pas en campagne électorale, quoi, de toute façon c’est déjà lui le baron… Il choisit toujours les bons endroits, en tout cas. La tablée est enthousiaste – elle n’a aucune raison de suspecter a priori Bermyl, mais il sent qu’il ne faut pas trop insister sur ces « bons endroits », de crainte de les voir se fermer de nouveau.

 

[IV-7 : Bermyl : Namerta] Bermyl avait remarqué quelqu’un, à une autre table, qui suivait vaguement leur conversation ; il les rejoint, et dit à Bermyl : « Moi, je sais où le voir, Namerta… De source sûre… Juste dans quelques heures… » Il désigne une sorte de tout petit jardin public, de quartier, que Bermyl identifie – sans le montrer, bien sûr. Vers 22 h ou 23 h, Namerta sera là-bas : Bermyl pourra le voir. L’assassin, ravi, offre une tournée générale – il avait évoqué des soucis financiers en engageant la conversation, mais une bonne nouvelle pareille, ça le justifie bien ! Les clients du bar sont ravis – et tout sauf suspicieux, l’ambiance est à la joie, on ne peut plus naturelle. Bermyl devine une occasion unique – il sait qu’il ne faut pas insister de peur de tout gâcher. En fait, il comprend que l’homme qui l’a accosté l’a fait parce qu’il avait entendu Bermyl dire qu’il n’avait jamais vu Namerta – et, de sa part, c’est une forme de prosélytisme : il faut convaincre les sceptiques, les amener à embrasser la cause… Ceux qui ont déjà vu Namerta, pour l’heure, n’ont pas à le revoir – l’homme, par contre, y conduira des personnes qui ne l’ont jamais vu, parmi lesquels Bermyl, ce petit jeune d’une autre ville.

V : FLEURETS PAS SI MOUCHETÉS

 

[V-1 : Ipuwer : Mandanophis Darwishi, Anneliese Hahn ; Clotilde Philidor] Ipuwer congédie Mandanophis Darwishi : il est temps de rencontrer Anneliese Hahn. L’invitée a la bougeotte, mais les gardes renseignent Ipuwer, qui sait donc à peu près où la trouver. Il tombe sur elle dans un long couloir – en train de faire du gringue à un garde, et en y allant comme une bourrine : à l’opposé de sa cousine Clotilde Philidor, elle est garçonne et même vulgaire.

 

[V-2 : Ipuwer : Anneliese Hahn ; Ludwig Curtius] Ipuwer s’arrête à côté, sans se signaler, et suit la conversation – qu’Anneliese Hahn n’avait certainement pas interrompue : elle ne prête pas la moindre attention à Ipuwer, concentrée qu’elle est sur le garde – un beau jeune homme musculeux… Le garde s’est raidi en apercevant Ipuwer, et n’ose rien dire. Éclatant de rire, Ipuwer pose sa main sur son épaule, et l’invite à répondre aux compliments de la demoiselle… mais c’est Anneliese Hahn qui répond – sèchement : « Pardon, mais je suis occupée, là… » Ipuwer éclate à nouveau de rire : il ne faisait qu’encourager son subordonné à lui répondre avec plus de ferveur… Subordonné ? Ah ! C’est donc lui, le baron ? Elle a enfin l’honneur de faire sa connaissance ? Ipuwer exécute une courbette, devant la jeune femme moqueuse – elle avait failli attendre… Oui, le voilà de retour – des affaires militaires l’occupaient jusqu’alors… Très bien ; et il a des projets ? Bien sûr, nombreux… Certains la concernent, d'ailleurs. Tant mieux : elle avait elle aussi un projet le concernant ! Ipuwer suppose qu’ils pensent bien à la même chose… Anneliese Hahn acquiesce – mais la différence, dit-elle, c’est qu’elle a raison quand elle dit qu’elle va lui mettre une branlée. Ipuwer dit aimer voir de la belle escrime… Hein ? Ah, oui, il n’y a guère de bretteurs de talent par ici – pas comme sur Delambre… Mais ça, il en a sans doute une vague idée ? Ipuwer a pu être bon dans sa jeunesse, on le dit – mais ici, il n’avait personne avec qui s’entraîner, alors… Ipuwer concède qu’il y a bien ce brave Ludwig Curtius, mais qu’on s’en lasse un peu. Certes – et puis il est vieux… Ipuwer est-il capable de vaincre quelqu’un qui ne serait pas un grabataire ? À ce qu’on en dit, oui. Mais qui ça ? Ses serviteurs, qu’il paye grassement pour s’assurer de leurs flatteries ? Elle imagine très bien le quotidien du siridar-baron – au bord de la piscine, moquette à l’air, avec de jeunes filles à forte poitrine qui lui promènent un éventail démesuré sur la gueule… C’est comme ça qu’il s’entraîne à l’escrime… Ipuwer, rieur, concède qu’il y a du vrai dans tout cela. Certes, il est déjà baron, alors… Mais elle ? Elle s’entraîne donc en draguant tout ce qui a trois pattes ? Oui, on peut dire ça : elle fait avec les possibilités de s’entraîner – visiblement, pour l’escrime, ce n’est pas tout à fait ça, alors elle cherche à s’occuper d’une autre manière, c’est une autre forme d’ « entrainement »… Mais justement ! Anneliese Hahn regarde tout autour – c’est pas mal, ici… Ipuwer affirme que, si cela lui convient à elle, celui lui convient également à lui – d’ailleurs, c’est l’aile Est, on peut y aller… Très bien ! Pourquoi parlent-ils, alors ?

 

[V-3 : Ipuwer : Anneliese Hahn] Anneliese Hahn s’éloigne à quelque distance, pour le salut, et actionne son bouclier Holtzman. Ipuwer fait de même. Dès qu’il dégaine, il ne rit plus – il est maintenant parfaitement concentré, parfaitement sérieux. Il dit au garde de s’éloigner, puis s’adresse à Anneliese Hahn : « Jusqu’au premier sang ? » Oui, cela paraît raisonnable… Et puis ça ne va pas durer longtemps, comme ça… Anneliese Hahn exécute son salut – mais sans y mettre de la conviction, simplement parce qu’il faut le faire… Ipuwer est bien davantage convaincu et attentionné, et il active à son tour son bouclier Holtzman. Tous deux ont un sabre et une main-gauche. Anneliese Hahn fait quelques petits moulinets d’échauffement, elle ne lance pour l’heure pas d’assaut ; Ipuwer de même, c’est rituel. Mais Anneliese Hahn abaisse alors son arme et s’avance sur Ipuwer sans prendre la moindre mesure pour se défendre : c’est clairement de la provocation. Ipuwer, lui, reste sérieusement en garde. Elle s’arrête juste à la bonne distance pour qu’Ipuwer lance un assaut, sans rien faire de plus. Ipuwer reste en garde. Pour le coup, même si ce n’est pas son fort, il est plus discipliné qu’elle… Elle se lasse, se remet vite en garde et tente aussitôt une botte. Plus vive qu’Ipuwer, pourtant pas manchot, elle prend l’initiative, perce la défense pourtant élaborée de son adversaire, traverse à la meilleure vitesse son bouclier Holtzman – une simple estafilade… Mais le duel étant au premier sang, Anneliese Hahn l’a emporté. Une simple touche, sans fioritures… Qui participe de la démonstration, tant cette simplicité n’est pas sans élégance – et tranchant sur la vulgarité habituelle de la jeune femme. Ipuwer, dès cette simple passe, peut juger que l’escrimeuse est bien aussi talentueuse qu’on le dit – et sans doute plus que lui-même…

 

[V-4 : Ipuwer : Anneliese Hahn] Ipuwer félicite son adversaire – sa rapidité d’exécution dépasse toutes ses attentes. Anneliese Hahn répond : « Votre incapacité à vous défendre dépasse toutes les miennes… » Mais Ipuwer promet de remettre ça. Remettre ? Il aurait déjà fallu commencer… Anneliese Hahn se dit déçue – très déçue… Et ça se voit sur son visage : cette fois, ce n’est plus simplement de la morgue, c’est une véritable déception. Malheureusement, Ipuwer a bien des choses à faire, et ne peut pas consacrer les jours qui viennent à la pratique de l’escrime… C’est donc qu’il est un pleutre, en plus d’être incompétent ? Si le baron veut bien l’excuser, elle va voir si elle est en mesure de dégoter un homme dans le coin… Ipuwer lui dit simplement de ne pas trop fatiguer ses gardes, mais elle ne l’écoute plus ; elle hésite en passant devant le garde qu’elle draguait quand Ipuwer est arrivé, et qui a assisté à la scène… Mais non, il n’est pas assez intéressant – elle va voir ailleurs.

 

VI : VOYEZ !

 

[VI-1 : Vat : Hanibast Set] Vat, rentrant de son excursion, retourne à son hôtel, pour voir dans quel état se trouve Hanibast Set. Il est vaguement réveillé, mais vaseux. Par contre, il ne marmonne pas sans cesse – pour le moment du moins ; il n’est pas au mieux de ses capacités, mais moins sous l’emprise d’un « Gel du Mentat » envahissant.

 

[VI-2 : Vat : Hanibast Set ; « Cassiano Drescii »] Vat sait que le Mentat n’est pas en état de se livrer à une computation. Mais comment se sent-il ? Avait-il conscience de ce qu’il marmonnait la veille ? Et qu’est-ce que cela veut dire ? Hanibast hésite un peu – il tend à fermer les yeux pour se concentrer, ce qu’il ne fait pas dans son état normal, mais Vat l’avait vu faire la veille. Hanibast dit enfin qu’ « Ils » l’ont piégé. Qui ? Il ne le sait pas avec certitude. Mais ils ont… des méthodes… C’est le texte. Que veut-il dire ? Il n’a jamais été confronté à une chose pareille, mais le texte était infecté, il était piégé… Quel texte ? Hanibast prend sur lui pour répondre… mais dérape en dépit de ses efforts : « VOYEZ ! C’EST NUIT DE GALA… » Il se contient, cependant, et parvient à ne pas sombrer à nouveau dans la boucle. Le texte… Cassiano ! Le faux ! Hanibast bafouille – il fait de gros efforts pour se concentrer, dire certaines choses… et sans doute tout autant ne pas en dire d’autres. C’était quelque chose que « Cassiano » avait écrit ? Oui… Toujours la même chose, en fait, sur des pages et des pages… Mais avec des séquences, des altérations, des interpolations… Plus de la littérature, mais des mathématiques… Des strophes décalées, ou des vers, ou des lettres, selon des équations complexes, mais correspondant pourtant à un schéma… et ce schéma était un piège. Pas une rhétorique – une maïeutique ? Peut-être un peu plus… Mais avant tout comme un virus – un virus contaminant le texte, mais qui n’affecte que ceux qui sont en mesure de comprendre qu’il y a un schéma, puis de comprendre le schéma en lui-même. Ils l’ont fait spécialement pour lui ! C’était spécifiquement conçu pour piéger le Conseiller Mentat, et le mettre hors-service ! Une dysfonction programmée… Vat lui demande si cela pourrait affecter tout lecteur, mais non – parce que seul un Mentat peut vraiment appréhender le texte : en fait, Hanibast a de lui-même recopié le texte sous-jacent, et, celui-ci, tout le monde peut le lire – le piège était dans l’agencement des séquences, dans le schéma… « V.. Voy… VOYEZ ! C’EST NUIT DE GALA… » Hanibast sombre à nouveau dans sa boucle, incompréhensible pour Vat en l’état.

 

[VI-3 : Vat : Hanibast Set : « Cassiano Drescii »] Vat le calme à nouveau, et parvient à le plonger une fois de plus dans le sommeil. Mais le Docteur Suk comprend que ce n’est pas tout à fait la même boucle que la veille – le poème dissimulé ne consiste plus en une unique strophe, même si sa récitation le rend incompréhensible ; Vat comprend que c’est maintenant le poème entier qui est récité – mais il ne lui dit rien, surtout sous cette forme. Des mots reviennent assez souvent : « mimes », « marionnettes », « dieu »… Certains qualificatifs sont particulièrement marqués – comme si on entendait des majuscules. « Ver », « anges », « fantômes », « l’Homme »… Mais tout ce mélange sans cesse, dans des séquences donnant une impression de désordre – Hanibast Set n’a pas été en mesure de réciter le poème de manière cohérente. En fait d’ « écriture automatique », celle-ci ne consistait pas, pour « Cassiano Drescii », à écrire la première chose qui lui passait par la tête – ou plutôt si, mais ce qui lui passait par la tête résultait alors d’un conditionnement spécifique destiné à mettre en place le schéma pour piéger un Mentat qui aurait la curiosité de traquer un sens sous-jacent aux pages pondues par dizaines, centaines, voire milliers, qui ne contenaient rien d’autre et n’avaient pas d’autre but.

 

[VI-4 : Vat : Hanibast Set] D’où le « Gel du Mentat » menaçant Hanibast Set – ses fonctions cérébrales sont endommagées par la répétition, sans cesse, du schéma piégé, sous la forme d’un poème altéré mathématiquement. Le Docteur Suk est alors en mesure de comprendre comment éviter le « Gel du Mentat »… mais la solution n’est guère plus profitable aux besoins des Ptolémée, puisqu’elle implique de laisser Hanibast Set se reposer et procéder à une introspection à même de le purger de la boucle parasite. Combien de temps cela prendra-t-il ? Il faudrait en tout cas le placer dans une unité psychiatrique adéquate – à Cair-el-Muluk il s’en trouve notamment une de petite taille, destinée à accueillir une patientèle très limitée, très « select », qui devrait faire l'affaire.

 

[VI-5 : Vat : Németh, Ipuwer, Hanibast Set] Vat envoie une note à Németh et Ipuwer pour leur expliquer l’état du Conseiller Mentat, qu’il faut envoyer de toute urgence dans la clinique spéciale – il va s’en charger.

 

VII : APPARITION AU JARDIN DES OLIVIERS

 

[VII-1 : Bermyl : Namerta] Bermyl a patienté dans le troquet – en feignant de boire, il s’agissait de conserver ses capacités –, dans l’attente de partir pour rejoindre le petit jardin de quartier où doit apparaître Namerta dans la soirée. L’homme qui doit le conduire sur place, et qui l’a informé, n’est clairement pas un citoyen lambda : c’est une sorte d' « apôtre », à la fonction prosélyte ; il a accosté deux autres personnes, qui les suivront également.

 

[VII-2 : Bermyl] Le petit groupe se rend au parc indiqué, la promenade est joyeuse et d’un pas tranquille – il y a de l’excitation dans l’air, mais sans que cela devienne une pression inconfortable… D’autres « prosélytes » s’y rendent visiblement, accompagnés chacun de deux ou trois personnes, pas plus. Arrivés sur place, ils s’assoient sur des bancs, et patientent dans une expectative enthousiaste.

 

[VII-3 : Bermyl : Amenemef] Bermyl guette les têtes connues aux alentours – il reconnaît vaguement quelqu’un, un des « prosélytes » ; son nom lui échappe longtemps, il ne sait d’abord pas d’où il le connaissait, mais il lui revient en tête qu’il s’agissait d’un petit trafiquant du nom d’Amenemef, qui avait eu affaire aux services de sécurité des Ptolémée, et qui s’était attiré l’ire, redoutable, de la Maison mineure Nahab – or cet homme était mort, aucun doute à cet égard… Mais il est bien là, en chair et en os. A priori, il n’y a cependant aucune raison pour qu’il reconnaisse Bermyl. Ce dernier n’est cependant guère à l’aise – envisageant même que ces « morts ressuscités » aient acquis à leur retour, outre leur sagesse proverbiale, des capacités spéciales, peut-être d’ordre extrasensoriel… De cela, il ne peut rien dire ; par contre, la « sagesse » attribuée aux morts revenus le frappe dans le comportement de cet homme, qui n’était autrefois qu’une vulgaire petite frappe, mais qui dégage maintenant une aura de sérénité assez étonnante : le petit trafiquant est devenu un apôtre – et son comportement le renvoie aux « porte-paroles » auto-désignés de l’abattoir, qui dégageaient une même aura posée et digne.

 

[VII-4 : Bermyl : Namerta] Mais il n’y a pas vraiment de conversations – tout le monde est dans l’attente. Et Bermyl comprend qu’outre les « prosélytes », les individus rassemblés dans le parc, tous, n’ont jamais vu Namerta – à l’évidence, personne n’aurait osé mentir pour voir de nouveau le siridar-baron ressuscité. Un constat, qui, d’une certaine manière, met Bermyl mal à l’aise… La curiosité est de la partie, mais aussi chargée d’espoir : personne ne triche, tout le monde veut voir – pour être bien sûr d’avoir raison de croire, et, peut-être, propager de manière plus assurée la bonne parole.

 

[VII-5 : Bermyl : Namerta] Bermyl n’y a pas prêté attention – et s’en veut quand il s’en rend compte –, mais un homme est apparu à l’autre bout du parc, vêtu de noir et la tête dissimulée sous une sorte de capuche. Il reste debout. De manière instinctive, les « prosélytes » et leurs « disciples », dont Bermyl, forment comme un demi-cercle autour du nouveau venu – et Bermyl comme les autres comprend bel et bien instinctivement quelle est sa place, ce qui, là encore, le perturbe un peu. Il joue le jeu. L’homme retire sa capuche… et Bermyl le reconnaît : c’est bel et bien Namerta. Un homme dont Bermyl est bien placé pour savoir qu’il est mort… Il a des nœuds dans l’estomac : c’est exactement Namerta. Ou plutôt, pas tout à fait : ça, c’était au premier regard, et l’image est saisissante ; mais, en s’y attardant, il y a de subtiles différentes – il a l’air plus jeune… Namerta, de son vivant, avait un régime d’épice, et, quand il est mort, à l’âge de 57 ans, il n’avait rien d’un vieux croulant – mais, là, il donne l’impression d’avoir 35 ans, 40 tout au plus… Pourtant, c’est bien lui – aucun doute. Et son charisme n’en ressort que davantage ; Bermyl n’y est certainement pas insensible.

 

[VII-6 : Bermyl : Namerta] Namerta, après avoir ôté sa capuche, a balayé l’assistance du regard ; Bermyl a compris, même si ça n’a pas duré deux secondes, qu’il s’est un peu attardé sur lui – et qu’il l’a reconnu. Il ne dit rien pour autant, et regarde les autres. Les « disciples » sont fascinés – ils ne disent pas un mot non plus. En fait, ils ne s’attendent probablement pas à un sermon, ou quoi que ce soit de ce genre : ils sont venus pour voir… et ils ont vu. Le spectacle ne les déçoit certainement pas, il comble pleinement leurs attentes. Personne ne s’avance ou ne tente de prendre la parole.

 

[VII-7 : Bermyl : Namerta ; Ipuwer] Bermyl hésite sur la conduite à adopter… Mais s’avance enfin de quelques pas à peine – personne ne fait le moindre geste pour l’arrêter. À mi-voix, il dit : « Namerta, notre siridar, c’est bien vous ? C’est extraordinaire ! Vous êtes revenu… » Mais Namerta, sans se montrer brusque, répond avant qu’il ait achevé sa phrase : « C’est bien moi, Bermyl. » Mais comment est-ce possible ? Bermyl relève que le mort a employé son nom, mais en rajoute dans l’émerveillement – au fond, toutefois, il n'a guère à se forcer : il est bien affecté par ce spectacle et le charisme du siridar-baron défunt… qu’il ne peut s’empêcher de comparer à son fils Ipuwer. Namerta lui parle – il lui sait gré d’avoir déployé tous ces efforts pour tenter de le sauver, le jour fatidique, avec le chercheur-tueur… Il dit savoir que Bermyl est un homme profondément loyal, digne et droit, et le remercie pour tout ce qu’il a fait. Il est mort… mais ne dira pas : « Hélas ! » Il est mort, oui, et il a vu des choses… et il est revenu… et les choses vont changer. Bermyl lui demande ce qu’il peut faire pour l’assister – lui qui est en disgrâce à présent aux yeux de son fils, et sans doute le sait-il… Namerta lui répond avec un sourire profondément aimable, sans arrière-pensées ironiques ou quoi que ce soit – il semble véritablement heureux de le revoir. Mais, sans en dire davantage, il balaye de nouveau des yeux l’assistance, remet sa capuche et s’en va…

 

[VII-8 : Bermyl : Namerta, Ipuwer] Namerta a prononcé son nom, proclamé qu’ils se connaissaient, « d’avant »… Bermyl en a bien conscience, et redoute la réaction des autres « disciples » ou « prosélytes »… Il tâche de s’éclipser discrètement et au plus tôt, en restant aux aguets. Le nom de Bermyl, prononcé devant un quidam, peut évoquer le rôle qu’il prétend incarner au quotidien – celui de troubadour… et ce même si, à l’instant, il se faisait passer pour un commerçant d’une autre ville. Mais Namerta a évoqué « ses efforts », mentionnant même le « chercheur-tueur »… Ce qui ne relève guère des attributions d’un barde. C’est bien ce qui inquiète Bermyl – qui a cependant évoqué de lui-même sa « disgrâce » supposée aux yeux d’Ipuwer. Heureusement, l’assistance est fascinée – elle n’a peut-être pas retenu son nom. Les « prosélytes », eux, l’ont sans doute remarqué – ou ont du moins compris qu’il avait un lien avec Namerta ; mais sans hostilité pour autant, même au regard de son mensonge pour venir ici : Namerta lui-même, après tout, a remercié Bermyl pour sa tentative de lui sauver la vie ! Ce qui demeure admirable – même si, en définitive, la mort a été un bienfait. D’une certaine manière, Bermyl a été « béni » par Namerta !

 

[VII-9 : Bermyl : Amenemef] Bermyl ne s’éloigne pas trop, cependant – peut-être pourrait-il pister les « prosélytes » ? Mais ils partent tous dans des directions différentes… Bermyl choisit cependant de suivre Amenemef – et sans forcément se cacher, à vrai dire. Amenemef, qui jette de temps en temps un regard en arrière, sait que Bermyl le suit, mais cela ne lui pose a priori pas le moindre problème. Mais il ne le conduit pas à une sorte de « quartier-général » ; il retourne simplement chez lui – ou ce qui était « chez lui » de son vivant.

 

À suivre…

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Nipponia nippon, d'Abe Kazushige

Publié le par Nébal

Nipponia nippon, d'Abe Kazushige

ABE Kazushige, Nipponia nippon, [ニッポニアニッポン, Nipponia nippon], traduit du japonais par Jacques Lévy, Arles, Philippe Picquier, [2004] 2016, 142 p.

 

UN AUTEUR À APPROFONDIR

 

Mon premier contact – un pur hasard – avec l’œuvre d’Abe Kazushige (aucun lien) avait été l’épatant pavé Sin semillas, avec son millier de pages bien remplies de chronique d’un trou perdu du nord-est du Japon, son humour à froid et sa fluidité essentielle. Autant dire que cela avait été une réussite, et que je comptais bien prolonger l’expérience…

 

Ce que j’ai donc fait, tout d’abord, avec ce Nipponia nippon, paru ultérieurement en France (cette année, en fait), mais immédiatement antérieur dans la bibliographie japonaise de l’auteur (j’ai aussi dans ma bibliothèque de chevet Projection privée, plus ancien). Un roman qui, pour le coup, s’inscrit dans un tout autre format (pouvant rappeler, mais à l’envers, ce que je disais il y a peu concernant Jean-Claude Marguerite – un pur hasard là encore) : ici, tout tient en 140 pages aérées ; mais, par chance, l’auteur s’avère tout aussi à l’aise sur le format long à la Sin semillas et sur le format court à la Nipponia nippon – par ailleurs, il fait bien œuvre, et l’on peut trouver entre les deux romans peu ou prou contemporains nombre de passerelles éloquentes.

 

LA QUESTION NIPPONIA NIPPON

 

Un titre étrange là encore… Nipponia nippon, c’est le nom scientifique de l’ibis japonais, superbe oiseau (la couverture en témoigne) dès lors tout particulièrement associé au Japon en tant que tel – comme un trésor national, pour ne pas dire nationaliste.

 

La belle bête, cependant, n’est plus, ou peu s’en faut… C’est peut-être à débattre, avec des questions improbables de droit du sol et de droit du sang appliquées à des oiseaux qui n’en demandent pas tant, mais sans doute est-il éclairant que le problème se pose également ainsi, et non au regard des seules rigidités scientifiques de la zoologie.

 

Quoi qu’il en soit, de ces ibis, il n’y en a plus véritablement : sur l’île de Sadô, leur ultime refuge, où on les « protège » dans des cages, ce sont en fait des ibis chinois qui volètent – guère plus nombreux que leurs congénères « véritablement » japonais, mais pas encore officiellement éteints.

 

Tout cela, à n’en pas douter, relève absurdement d’un « scénario écrit par les hommes » qui agace prodigieusement notre héros…

 

HARUO ET SON DESTIN

 

Notre héros, c’est Tôya Haruo – un jeune homme, encore mineur, 17 ans. Et on n’est pas sérieux quand on a 17 ans, hein ? À voir… Car Haruo s’est pris de passion pour ces oiseaux à part. Il y a pour lui une « question Nipponia nippon », qui appelle comme telle une solution. Laquelle ? Eh bien, dès la première ligne, le programme est annoncé, chargé encore d’une éloquente hésitation : « Trois solutions : les élever, les libérer, ou les abattre. »

 

Pourquoi ? Au nom de quelle revendication ? Mais y en a-t-il seulement une ? Haruo n’est pas une variation sur l’écoterroriste, disons, comme on aurait pu le croire. On ne peut pas aller jusqu’à dire qu’il se fout complètement de ces oiseaux – tant ils l’obsèdent –, mais ses motifs n’ont somme toute rien à voir avec les grands combats justifiés par de grandes revendications. Sa colère perce sans doute çà et là, notamment au regard de l’imposture nationale qui, à ses yeux, justifie seule la « préservation » de ces animaux, mais c’est peut-être au nom d’une autre imposture – le Nipponia nippon, voyez-vous, ne devrait pas être associé au Japon : il devrait l’être à Tôya Haruo, et à lui seul.

 

Prise de conscience : dans les kanji servant à écrire son patronyme, Tôya, se trouve celui qui désigne les ibis japonais, 鴇 (toki). C’est un signe – un marqueur de destin. Les oiseaux lui sont donc irrémédiablement associés – et de tout temps, sans doute : le jeune Haruo a beau haïr sa famille, il ne s’en livre pas moins à des recherches généalogiques, bien vite vaines, mais qu’importe, les extrapolations sont là pour ça – sa famille doit être originaire de tel endroit, où les toponymes font allusion aux ibis, ou le faisaient ; et c’est capital ! Pourquoi ? Eh bien… parce que Haruo, dès lors, voit son destin lié aux oiseaux… Il tourne en rond, le raisonnement si c’en est un circule en boucle, mais qu’importe.

 

Haruo, cela dit, s’il a des motivations très personnelles, et tout aussi floues (« les élever, les libérer, ou les abattre »), est tout disposé à maquiller, inconsciemment sans doute, son obsession sous des dehors militants – en bon adolescent, il dissimule son mal-être éventuellement prosaïque dans une forme d’engagement relevant largement de la foi pure et simple : une façade qui, pourtant, remodèle l’individu qui se cache – ou s’exhibe ? – derrière. D’où ses récriminations concernant le « scénario écrit par les hommes », qui abondent dans son journal intime, très suivi, pointilleux, abondant.

 

Haruo prépare son coup – avec attention et patience. Il lui faut s’équiper – d’armes, le cas échéant – pour mener à bien sa grande mission, qui est son destin : s’introduire dans la réserve de l’île de Sadô, et décider du sort de Nipponia nippon – lui et personne d’autre, car c’est son entreprise, c’est son destin. Il lui faut (pas le choix, dans un sens) régler une bonne fois pour toutes la question Nipponia nippon.

 

HIKIKOMORI

 

Or Haruo a du temps pour cela : 17 ans, mais il a quitté le lycée, et n’a pas de travail – ses parents, ses détestables parents, l’avaient un temps casé chez un pâtissier, mais quel ennui… Haruo s’absente bientôt de son travail – il s’absente de tout : ses odieux parents l’ont injustement chassé du foyer familial, ils l’ont exilé dans un appartement de Tokyo, les sans-cœur ! Il y vit (de leurs subsides), seul – avec son ordinateur et une bonne connexion Internet. Si c’est bien vivre.

 

Sans que le nom apparaisse tout d’abord (mais on en trouve bien au moins une occurrence plus tard), la vérité se fait jour, assez vite : Haruo est ce que l’on appelle un hikikomori (c’est le terme le plus juste – on l’associe parfois à otaku, mais il y a des connotations bien différentes, et sans doute tout particulièrement au Japon où sont donc nées ces deux dénominations). Adolescent en rupture du monde, Haruo reste enfermé chez lui, fuyant tout contact extérieur, toute activité sociale quelle qu’elle soit (enfin… « IRL », comme on dit…) ; il s’absorbe dans un monde virtuel, via son ordinateur, et c’est un monde qui, de plus en plus, entretient sinon suscite ses poussées délirantes à la limite de la paranoïa.

 

Pour ce qui est de l’obsession, plus globalement, les limites sont bien vite franchies… Haruo entame des recherches sur les ibis japonais, et s’y absorbe : son monde entier, aux dimensions d’un petit appartement, tourne bientôt autour de l’oiseau condamné. Tout ce qui concerne Nipponia nippon doit être compulsé – des plus savantes dissertations zoologiques aux plus cryptiques des législations à prétention écologique.

 

Internet est aussi un endroit rêvé pour se procurer tout le nécessaire pour son grand-œuvre ; et c’est fou tout ce que l’on peut s’y procurer légalement, même en matière d’armes… Ceci étant, Haruo aurait sans doute besoin de quelque chose d’un peu plus radical ; usant d’astuces de pseudo-pirate du dimanche, le jeune homme se tourne bientôt vers des sites moins fréquentables – et y lâche à qui voudra bien l’entendre qu’il recherche un pistolet, « un vrai »…

 

UN HÉROS INQUIÉTANT…

 

Et c’est sans doute là que se situe toute l’habileté d’Abe Kazushige : il livre un tableau convaincant et édifiant de la situation de hikikomori, mais sans véritablement juger, et en tout cas sans trop forcer le trait – si ce n’est au travers d’un procédé qui s’avère heureusement d’un à-propos indéniable, et qui est la citation de documents : l’obsession de Haruo ressort d’autant plus de ces longs extraits d’encyclopédies en lignes, d’articles oubliés dans les archives numériques des journaux, de textes de loi que ne consulte jamais personne, etc.

 

L’essentiel est cependant ailleurs, s’il relève toujours du regard porté sur le sujet – Haruo avant les ibis japonais. Par petites touches bien pensées, l’auteur pose d’abord son personnage, et l’on devine sans doute, dans quelques traits çà et là, un vague humour à froid (mais que je ne qualifierais pas de cynique – ironique, oui, autant que vous le voudrez, mais pas cynique). Mais, surtout, et pourtant sans vraiment « juger », donc, il révèle avec talent et astuce, au fil des pages, émaillées d’allusions sibyllines, une autre dimension de Haruo, toujours plus présente : le bonhomme, en fait, n’est pas drôle – pas du tout ; il peut certes, et le doit sans doute, susciter une forme de compassion, mais il n’est pas non plus… sympathique, disons – pas du tout, en fait ; et cela va plus loin encore, quand se dégage peu à peu ce sentiment oppressant : avant que d’être drôle, et tout autant qu’il est à plaindre sinon plus, Haruo s’avère… inquiétant.

 

Vraiment inquiétant. Son projet encore flou concernant les ibis de l’île de Sadô gagne en réalité à chaque page – non, ce n’est pas un vague fantasme d’un adolescent se dessinant mollement une illusion de but dans la vie, mais qui probablement ne fera en fait rien pour l'atteindre (prétendre suffit) : Haruo a la ferveur d’un fanatique, et s’est enfermé dans un univers paranoïaque où tout, quoi que ce soit, devient justification de sa « destinée ».

 

Mais, là encore, cela va plus loin – car le texte est émaillé d’échos d’un passé obsédant, tout d’abord incompréhensibles pour le lecteur. Ici, nous trouvons une vague allusion à une jeune fille du nom de Sakura – là, bien sûr, des récriminations à l’encontre de ses parents, toujours plus ; et des scènes cruelles les impliquant, où Haruo se montre odieux sans bien sans doute en avoir conscience – son univers égoïste reporte toujours sur l’autre la faute essentielle. Mais la vérité se fait peu à peu jour : non, Haruo n’est vraiment pas quelqu’un de sympathique – et il est d’autant plus inquiétant dans son projet fantasque que l’on devine, à demi-mots, qu’il en a déjà réalisé quelques-uns… qui peuvent pour le coup rappeler (ou plus exactement anticiper) Sin semillas.

 

UN JEU SUR LES CODES DU THRILLER

 

Ici, Abe Kazushige se montre très fort – bien plus que ce que cette présentation maladroite de ma part pourrait laisser entendre. Comme dans Sin semillas, j’ai été agréablement séduit par la fluidité de la plume de l’auteur – tout coule, sans esbroufe, sans doute néanmoins avec une grande attention formelle, mais, oui, de celles qui brillent en se faisant oublier. Le jeu sur les documents participe de cet à-propos global – et, paradoxalement peut-être, de cette fluidité. Dans la manière d'agencer tout cela ?

 

Mais, au-delà, il y a, disons-le, comme un jeu sur les codes du thriller – codes qui très souvent m’énervent en littérature, mais, là, Abe Kazushige en use vraiment au mieux (sa formation de cinéaste ?). Au travers de ces allusions cryptiques qui émaillent le récit, puis prennent chair à mesure que les obsessions de Haruo, mieux comprises, dessinent son passé fatal, l’auteur happe le lecteur et ne le lâche plus – et, surtout, quand bien même ce serait avec quelque malice joueuse, il parvient toujours un peu plus, et pourtant sans jamais verser dans la caricature, à asseoir chez le lecteur cette désagréable conviction, donc : ce héros est… inquiétant…

 

C’est peut-être d’autant plus efficace que l’auteur, ici très joueur – cette fois cela ne fait pas de doute –, ballade le lecteur sur des fausses pistes, en jouant savamment sur ses attentes : en satisfaire une, c’est toujours en invalider une autre – mais impossible, somme toute, de savoir quelle trajectoire sera la bonne. Certes, on est naturellement porté à croire que tout cela se finira mal – on est tout autant porté à croire que l’ironie règnera enfin, seule, pleinement maîtresse, sur le désastre final, inévitable… À moins que ? Après tout, c’est Haruo qui croit au destin – le lecteur n’a sans doute pas cette lubie ? Mais quant à savoir si tout cela s’achèvera dans un grand éclat de rire morbide, ou dans les larmes…

 

UNE RÉUSSITE

 

Tout cela fonctionne donc très bien – et avec une certaine malice ludique qui n’en rend le tout que plus satisfaisant. Le tableau très noir d’une jeunesse japonaise (ou pas seulement japonaise, d’ailleurs) en déroute s’avère très pertinent, et, tout en jouant avec le ressenti du lecteur, sans cesse, n’a au fond rien de caricatural.

 

Le fond est juste, mais la forme l’est donc tout autant – qui, sans épate, véhicule cependant bien du sens, avec l’habileté consommée d’un auteur de thriller suffisamment fin pour décortiquer les codes de son registre et les sublimer au-delà du genre.

 

Il est fort, cet Abe Kazushige, décidément… Nipponia nippon m’a pleinement convaincu – autant, sur son format resserré, que le chouette pavé Sin semillas. Il me faudra poursuivre – probablement avec Projection privée, donc, puisque, sauf erreur, nous n’en avons rien d’autre en français ? Je ne serais probablement pas contre d’autres traductions, du coup…

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CR 6 Voyages en Extrême-Orient : Lame, l'arme, larmes (04)

Publié le par Nébal

CR 6 Voyages en Extrême-Orient : Lame, l'arme, larmes (04)

Quatrième séance du scénario de Fabien Fernandez « Lame, l’arme, larmes », tiré de 6 Voyages en Extrême-Orient. Vous trouverez les éléments préliminaires ici, et la précédente séance .

 

Je maîtrisais. Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient Goto Yasumori, la voleuse, Hira Ayano, la montreuse de marionnettes, Kuzuri Hideto, l’apothicaire, et Masasugi Takemura, l’ancien soldat.

 

I : BREF RETOUR EN ARRIÈRE

 

[Je n’étais pas très satisfait par la conclusion de la précédente séance – le discours de Yasumori devant Iruma Asayi ne me paraissait pas crédible… Une jeune fille noble, qui se serait fait passer pour une prostituée pour pénétrer dans le camp, mais aurait aussitôt abandonné cette couverture dans la tente du commandement – où on l’avait justement fait entrer en raison de ses « talents » ?]

 

[C’était en fin de partie, donc, nous étions sans doute un peu fatigués, et par ailleurs Yasumori avait obtenu une incroyable réussite à ses jets de dés ; je ne comptais donc pas sanctionner le joueur pour ses explications un peu embrouillées, et j’ai préféré, exceptionnellement, revenir brièvement en arrière.]

 

[Nouvelle histoire, donc : Yasumori, en pénétrant dans le camp, avait bien dans l’idée de se faire passer pour une prostituée, etc. Mais bien consciente de l’impression qu’elle faisait sur les gardes, elle a décidé d’elle-même, sans consulter les autres, de changer inopinément de prétexte : jouant son va-tout, elle a donc prétendu être cette jeune fille noble venue pour affaires à Ashiga Tomo – le bluff s’est avéré payant, et a eu pour conséquence notable de l’introduire aussitôt auprès du commandement : pas question de laisser cette jeune fille élégante et raffinée au milieu de la soldatesque plus ou moins racaille ! Ça n’a certes pas manqué de surprendre ses camarades, toutefois – Ayano notamment, d’où sa vague bouderie : elle comptait s’en tenir au plan ! Mais le fait est que cette initiative a payé…]

 

[Les PJ se voient offrir une tente adéquate, à la lisière du commandement et de l’intendance, à l’écart de la troupe de base – le genre d’endroit où les combattants les plus titrés, relativement, se réunissent entre eux et passent le temps. Ils font démonstration de leur hospitalité – tout en s’excusant pour les conditions déplorables de leur accueil…]

 

II : DANS L’ATTENTE (DANS LA TENTE)

 

[II-1 : Ayano, Yasumori, Hideto : Iruma Asayi, Takeshi] Les personnages se réunissent dans leur tente, et font le point – ils ne sont pas bien sûrs de l’attitude à adopter… Quel camp aider, le cas échéant ? Et la malédiction les affecte toujours – s’ils restent quelque temps à un endroit, quel qu’il soit, il y aura des morts, et peut-être une certaine suspicion… Ayano suppose néanmoins qu’ils bénéficieront d’une certaine marge avant d’être suspectés : les soldats d’Iruma Asayi ne sont pas comme Takeshi, le chef du village de Hizotachi – eux n’ont à la base pas la moindre idée de leur malédiction… Peut-être serait-ce même un atout ? Yasumori rappelle leur idée d’empoisonner la troupe assaillante, grâce aux décoctions de Hideto… Mais il faudra se montrer très discret !

 

[II-2 : Yasumori : Iruma Asayi] Mais Yasumori fait aussi la remarque que, s’ils affaiblissent ainsi les assaillants, en imaginant que les assiégés fassent une sortie, ils n’auraient pas la moindre idée de leur rôle dans cette affaire – comment, dès lors, afficher leurs sympathies, pour éviter tout sort fâcheux, emprisonnement ou mort ? Yasumori suggère de faire passer un message aux assiégés – à l’aide d’une flèche, par exemple : sans forcément s’identifier clairement, ils pourraient néanmoins faire part aux assiégés de ce qu’ils ont des alliés dans le camp d’Iruma Asayi – et peut-être même pourraient-ils suggérer le moment de faire une sortie ?

 

[II-3 : Yasumori, Ayano, Hideto, Takemura] Quel rôle attribuer à chacun ? Yasumori est normalement en mesure de faire preuve de discrétion… mais elle a attiré tous les regards en pénétrant dans le camp. Ayano, par contre, pourrait en bénéficier – on a d’autant moins fait attention à elle ; de même, peut-être, pour Hideto et Takemura, dans un sens. En tout cas, elle pourrait probablement trouver à s’infiltrer dans l’intendance et à empoisonner les vivres, à l’aide d’une potion de Hideto : ses dons d’actrice, et son talent pour se déguiser, lui faciliteraient la tâche. Hideto, relativement discret et archer assez compétent, pourrait peut-être trouver quant à lui à s’éloigner un peu du siège pour faire passer le message aux occupants d’Ashiga Tomo ? Yasumori lui avait d’ailleurs confié son arc. Takemura, enfin, n’est certes guère porté à l’infiltration – mais le vieux soldat dispose de compétences indéniables au regard de la chose militaire, y compris de la poliorcétique, le cas échéant…

 

[II-4 : Takemura, Yasumori] Takemura, cependant, est un peu sur la réserve. Cette histoire de coups fourbes, dans le dos de l’ennemi, si c'est bien un ennemi, ce dont il doute à bon droit, tant c'est affaire de circonstances, ne lui inspire rien de bon… Yasumori s’en doute, mais lui démontre qu’ils n’ont guère le choix. Et Takemura est bien obligé d’admettre que la malédiction qui les affecte justifie assurément son lot d’entorses au code d’honneur…

 

III : UNE VIPÈRE DANS LES CUISINES

 

[III-1 : Hideto, Ayano] Hideto prépare une potion, qu’il donne à Ayano. Il a agi un peu à la va-vite, le poison ne sera sans doute pas très puissant – bien assez cependant pour perturber les estomacs des soldats : il ne s’agit pas de tuer, seulement d’affaiblir… Ayano écoute ses instructions, et se prépare à sa tâche.

 

[III-2 : Ayano : Masasugi Takemura] Ayano fait usage de son déguisement de paysanne – afin de passer inaperçue, une servante de plus, un peu candide, qui a affaire à l’intendance. N’ayant pas suscité l’attention jusqu’à présent, elle passe parfaitement inaperçue. Elle se rend aux cuisines – comme une simple servante devant préparer une soupe pour sa maîtresse. Les trouver ne lui pose aucun souci – d’autant qu’elles ne sont pas plus gardées que cela : Takemura avait déjà noté un certain relâchement parmi les soldats… Ayano repère les vivres entreposés – beaucoup de riz, du poisson, de la viande séchée… L’activité est normale, suppose-t-elle ; elle n’a guère d’expérience des camps militaires… Une section un peu à part semble bénéficier d’aliments de meilleure qualité et de réserves spéciales – de saké ou de thé, par exemple ; sans doute les mets destinés au commandement. Mais Ayano préfère éviter de s’en prendre aux gradés, pour le moment du moins – la suspicion d’un empoisonnement ciblé serait sans doute plus grande… Elle préfère donc s’en prendre à la troupe, à titre d’essai.

 

[III-3 : Ayano] Ayano guette les conversations des servantes. Mais elles se contentent peu ou prou de râler : elles ne sont pas assez nombreuses, et fatiguées par leurs tâches… L’hiver n’arrange rien, par ailleurs. Rien d’intéressant, globalement… Ayano accoste une de ces femmes, un peu au hasard – sa maîtresse réclame une soupe, pourrait-elle trouver des ingrédients appropriés quelques part ? Aucun problème : la femme lui indique où se rendre, sans engager plus avant la conversation.

 

[III-4 : Ayano : Kuzuri Hideto] Ayano se rend à l’endroit indiqué, où elle trouve le nécessaire pour sa soupe. Elle se rend ensuite aux chaudrons, et fait sa cuisine – en tendant l’oreille tandis qu’elle s’occupe de préparer les légumes. Elle attend patiemment le meilleur moment pour agir – quand elle a une fenêtre, elle use de la potion de Hideto pour empoisonner plusieurs marmites : très habile et discrète, elle s’y prend au mieux, et ne suscite pas la moindre attention de la part des cuisinières exténuées. Problème : pour Hideto cela allait de soi, aussi n’en a-t-il pas fait mention, mais Ayano n’est pas bien sûre de la quantité de poison à verser dans chaque récipient… Elle n’est certes pas une spécialiste de ce genre de décoctions, mais a tout de même son idée des doses à employer – que ce ne soit, ni trop dilué pour avoir le moindre effet significatif, ni trop fort au point d’être fatal. Elle n’en a pas plus que cela, par ailleurs : le camp n’en sera bien sûr pas totalement affecté… Par contre, elle peut déterminer qu’il serait fort improbable que l’on puisse remonter la piste de l’empoisonnement jusqu’à un chaudron bien précis.

 

[III-5 : Ayano] Ayano, sa tâche accomplie, achève de préparer sa soupe, et retourne à la tente – ni vue, ni connue…

 

IV : POLIORCÉTIQUE APPLIQUÉE

 

[IV-1 : Takemura : Iruma Asayi] Takemura, de son côté, parcourt le camp d’Iruma Asayi pour juger de son organisation, et y déceler des failles éventuelles. Il avait pu constater que la troupe était quelque peu relâchée – encore que le terme ne soit pas forcément le bon : c’est surtout que ces soldats ne sont visiblement guère aguerris, et sans doute encore moins pour ce qui est de mener un siège… Il repère des engins de siège, qui ont été préparés, mais ne semblent pas devoir être employés de sitôt. À l’orée orientale du camp, les troupes d’un vassal lui paraissent un peu plus compétentes que le gros de la troupe.

 

[IV-2 : Takemura] Par ailleurs, en faisant le tour, il est en mesure de confirmer une autre intuition : la forteresse d’Ashiga Tomo a beau être accolée à un lac sur trois de ses côtés, il ne semble pas y avoir véritablement de dispositif de siège naval – peut-être quelques bateaux qui patrouillent çà et là, mais rien de bien intimidant ; il avait pu, par ailleurs, déterminer que la citadelle disposait de ses propres quais au nord – mais personne ne semble en faire grand cas.

 

[IV-3 : Takemura] Takemura a désormais un meilleur aperçu du siège et des accès à la forteresse. Des patrouilles d’infanterie parcourent les côtes, à l’ouest et à l’est ; à l’ouest se trouve un sentier longeant le lac, pas assez large pour y faire passer de gros véhicules cependant, qui doivent pour leur part emprunter la grande entrée côte terre, au sud – et c’est donc là que se concentre le siège. Mais il y a bien une entrée, de dimensions plus réduites, à l’ouest. Il ne semble pas y avoir d’autre accès terrestre que ces deux entrées, à l’ouest et au sud. Le lac entoure donc Ashiga Tomo à l’ouest, au nord et à l’est ; sur terre, bien vite, la forêt est omniprésente, et dense – elle n’en est pas moins régulièrement patrouillée elle aussi. Les villages de pêcheurs les plus proches ont été abandonnés – et il semble difficile de pouvoir s’y rendre pour y trouver des barques, par exemple ; plus loin, c’est sans doute bien davantage envisageable, même s’il faut donc compter avec les patrouilles.

 

V : BIEN CORDIALEMENT

 

[V-1 : Hideto, Yasumori, Ayano, Takemura : Razan Masayuki, Iruma Asayi] Hideto, secondé par Yasumori (puis Ayano et Takemura quand ils reviennent), réfléchit à la manière de rédiger le message qu’ils doivent ensuite faire passer aux assiégés. Yasumori préfèrerait ne pas le signer de quelque manière que ce soit. Il s’agit bien de faire part de ce que la maladie va affaiblir le camp, mais Yasumori redoute de tomber sur un Razan Masayuki trop à cheval sur les principes, qui détesterait l’idée de faire usage du poison pour abattre son ennemi… Mais, s’ils ne signent pas, comment et pourquoi les assiégés les reconnaîtraient-ils le moment venu ? À vrai dire, ainsi que Hideto le fait remarquer, les troupes de Razan Masayuki n’auraient aucune raison de croire que ce message anonyme provient bel et bien d’amis – ce pourrait être une ruse d’Iruma Asayi

 

[V-2 : Yasumori, Takemura, Hideto : Sanzo] Mais l’esprit de Yasumori vadrouille – qui pense aux signes de ralliement employés sur les champs de bataille. Elle a surtout vu les symboles des assiégeants, mais des fanions des assiégés sont visibles çà et là – et elle fait maintenant attention à l’un d’entre eux, arborant une sorte de griffure noire… Elle se souvient de la mention par le rônin agressif Sanzo de « la Griffe », quand il avait vu de plus près le sabre maudit, dans les mains de TakemuraYasumori en fait part aux autres ; Hideto suppose qu’ils pourraient employer ce symbole pour « signer sans vraiment signer »… Takemura l’approuve – tout en supposant que cela ne sera pas suffisant : c’est peut-être une porte d’entrée, mais il faut y ajouter quelque chose. Takemura envisage même de signer du nom de Sanzo, qui semblait respecter « la Griffe » ? Mais, à tout prendre, le rônin en avait surtout peur… Yasumori songe aux villages croisés sur la route, mais ça ne lui rappelle rien d’utile en l’espèce. Elle suppose qu’il pourrait être approprié de dire que « la Griffe est là », ce genre de choses ; Takemura le croit – en précisant bien qu’il n’est guère porté aux subtilités et aux mensonges… Mais il sait au moins une chose : lui-même ne tiendrait aucun compte d’un message dénué de signature dans un contexte pareil.

 

[V-3 : Ayano, Hideto, Takemura : Iruma Asayi, Razan Masayuki] Ayano, de retour, fait remarquer que le message doit en outre être un peu plus précis, sans doute, que ce à quoi Hideto avait tout d’abord songé. Dire que « les conditions de l’assaut seront idéales à l’aube » est trop flou – outre qu’au fond ils n’en ont pas vraiment de garantie … Pour elle, il faut au moins signaler que c’est l’affaiblissement des troupes d’Iruma Asayi qui facilitera la sortie des hommes de Razan Masayuki : il faut parler de l’empoisonnement – ou au moins, de manière plus sibylline peut-être, inciter les assiégés à surveiller de près l’état physique des assaillants. Takemura l’approuve – d’autant que c’est moins « forcer la main » des assiégés. Tous se mettent enfin d’accord sur le message suivant :

 

La Griffe est là. Surveillez l’affaiblissement des troupes, et attaquez au moment propice.

 

[V-4 : Ayano, Takemura, Yasumori, Hideto : Razan Masayuki] Reste la question de la signature… C’est alors que Takemura et Yasumori se souviennent de ce que le sabre maudit a une autre particularité qui pourrait peut-être être transmise via le message, sous la forme d’un dessin cryptique : les gouttes de rosée qui décorent la lame, très caractéristiques – en forme d’ « imperfections délibérées » témoignant d’un grand art et d’un goût très sûr… Sans doute peut-on y voir une sorte de schéma, en tant que telle reproductible. Mais Yasumori reste toujours sur sa crainte d’un Razan Masayuki trop à cheval sur les principes… Et l’idée de mentionner trop précisément le sabre maudit ne l’enchante guère – quelle pourrait bien être la réaction du seigneur d’Ashiga Tomo ? Impossible de le déterminer à l'avance... Elle préfère se passer du dessin des gouttes de rosée. Takemura est d’un avis totalement opposé : c’est une question d’authenticité ! Sans signature d’une manière ou d’une autre, le message sera nul et non avenu. Mais Yasumori n’en démord pas : ça revient à les « accuser »… Et, dans l’hypothèse où leur plan ne fonctionnerait pas, ils ne seraient pas suspects de la moindre entourloupe s'ils s'abstenaient de signer… Hideto aurait plutôt tendance à rejoindre Takemura… Mais, ne parvenant pas à se mettre tous d’accord, ils décident en fin de compte de s’en tenir au seul symbole de la griffure noire.

 

[V-5 : Ayano, Hideto] Ayano, plus apte à l’écriture que les autres, rédige le message – mais ce n’est pas exactement une merveille de calligraphie, et le dessin de la griffure noire est un peu hasardeux… Mais le message est prêt : Hideto est chargé de le faire parvenir aux assiégés.

 

VI : LA VIPÈRE FRAPPE ENCORE

 

[VI-1 : Hideto, Ayano] D’ici-là, cependant, Hideto doit s’entendre avec Ayano sur la meilleure manière d’empoisonner le camp. Il prépare ses potions – de quoi affaiblir un contingent qui commence à devenir significatif, et qui sera accablé de fièvre et de diarrhées. Ayano, cette fois, prend bien soin de déterminer avec Hideto le dosage approprié pour que le poison agisse au mieux.

 

[VI-2 : Hideto, Ayano] Qui cibler ? Si c’est possible… En fait, on ne peut guère se montrer très précis en l’espèce – sinon en ce qui concerne le commandement. Hideto s’en prendrait bien aux sentinelles, mais c’est trop aléatoire, impossible à cibler précisément. On peut peut-être, par contre, s’en prendre à telle ou telle aile de l’armée… Yasumori n’est pas contre l’idée de s’en prendre au commandement, outre la troupe – Ayano suppose qu’elle devrait pouvoir le faire, au regard de la configuration du campement. L’eau est une fausse piste, par contre : sans doute y a-t-il des réserves, mais le lac en fournit l’essentiel…

 

[VI-3 : Ayano : Kuzuri Hideto] Ayano retourne donc aux cuisines, au crépuscule ; elle s’en prend tant à la troupe qu’au commandement – avec une grande prudence. Elle suit les instructions de Hideto, et suppose que le poison devrait donc avoir un effet significatif le lendemain.

 

VII : COURRIER RECOMMANDÉ

 

[VII-1 : Takemura, Hideto] Takemura avait prévenu Hideto, sur le point de partir pour faire passer le message aux assiégés, que la partie du camp au sud-est abritait les troupes les plus compétentes, et qu’il valait donc mieux éviter de passer par-là ; le sentier à l’ouest, longeant le lac, est sans doute parcouru par des patrouilles, mais pourrait être un meilleur choix – à condition de ne pas se montrer trop suspect…

 

[VII-2 : Hideto] Passé minuit, Hideto fait un détour, en partant d’abord dans la forêt au sud, pour rejoindre enfin le sentier à l’ouest et le lac, en contournant barricades et patrouilles. C’est le début de l’hiver : il ne compte certainement pas faire trempette… et doit de toute façon livrer un message rédigé sur une feuille de papier.

 

[VII-3 : Hideto] Pas de barques aux alentours, cependant – pour en trouver une, il faudra sans doute longer la côte pour atteindre un des villages de pêcheurs qui n’ont pas été évacués en raison du siège ; là-bas, trouver une barque sera sans doute tout à fait plausible. Mais c’est une longue marche – de deux ou trois heures. Cependant, arrivé sur place, il trouve bien des barques, et peut en subtiliser une sans attirer l’attention des villageois.

 

[VII-4 : Hideto] Hideto doit maintenant ramer jusqu’aux abords de la forteresse… ce qui prend à nouveau beaucoup de temps, et l’épuise. L’aube ne s’est pas encore levée, cependant, quand il arrive aux abords d’Ashiga Tomo. Par chance, cela se vérifie : il n’y a pas vraiment de dispositif naval mis en place par les assiégeants – rien du moins qui lui nuise dans l’immédiat, d’autant que la nuit le dissimule encore.

 

[VII-5 : Hideto] Hideto approche sa barque des quais – il va maintenant lui falloir tirer à l’arc, une flèche enrobée du message… depuis une barque plus ou moins stable, et de nuit. Et il n’a pas droit à l’erreur ! Il s’applique autant que possible, faisant appel à toutes ses ressources, malgré sa fatigue. C’est une réussite – il le sait, s’il n’a pu suivre la descente de la flèche : tout indique qu’elle a bien atterri dans la forteresse.

 

[VII-6 : Hideto : Iruma Asayi] Hideto doit maintenant s’éloigner… et, déjà fatigué, ramener la barque ou l’abandonner à distance suffisante de la forteresse lui prendra nécessairement du temps, plus encore – le soleil sera levé depuis longtemps quand il aura enfin l’occasion d’abandonner la barque loin des yeux des hommes d’Iruma AsayiHideto décide de ramer vers l’est. Il laisse enfin la barque dans un endroit éloigné de tout, et essaye de la camoufler avec des branches – sans grande réussite tant la fatigue l’accable. Épuisé, Hideto est aussi isolé – loin de ses camarades, dont il ignore le sort… Il cherche un abri ; non loin se trouve une hutte de pêcheur abandonnée, à la lisière d’un hameau délaissé par ses habitants à cause de la guerre – l’endroit devrait être relativement sûr… Il décide de rester là quelques heures – et cède bientôt au sommeil.

VIII : SOLEIL LEVANT

 

[VIII-1 : Takemura, Yasumori, Ayano : Kuzuri Hideto] Takemura, lui, n’arrive pas à dormir ; il attend le retour de Hideto… bien trop longtemps ; l’apothicaire ne revient décidément pas, ce qui inquiète le vieux soldat – la fatigue le gagne, mais la nervosité la compense. Yasumori et Ayano, elles, se sont reposées. Mais Yasumori se réveille avant l’aube. Elle s’interroge – notant par ailleurs l’absence de Hideto, qui l’incite à réveiller Ayano : peut-être a-t-il été fait prisonnier… Faut-il filer avant que le soleil ne se lèvre ? La malédiction du sabre a sans doute tué quelque soldat… Et peut-être vaudrait-il mieux qu’ils soient à bonne distance du camp, si les assiégés doivent tenter une sortie. Mais le départ très matinal de cette jeune noble qui avait attiré tous les regards ne passerait certainement pas inaperçu ! Ayano en fait la remarque… Peut-être d’ailleurs Yasumori devrait-elle se rendre à la tente du commandement pour signaler son départ ? Elle le suggère d’elle-même ; mais c’est assez paradoxal… Takemura est dubitatif – surtout si l’on doit envisager la possibilité que Hideto ait été capturé. Ayano suppose qu’ils n’ont guère le choix, du fait de la malédiction, et doivent s’en remettre au destin – dans l’espoir que Hideto soit libre. Yasumori se résigne. Ils restent sur place pour le moment – et feront ultérieurement leurs adieux en bonne et due forme.

 

[VIII-2 : Yasumori] Ils attendent donc, jusqu’à neuf heures environ – une heure acceptable pour quitter le campement. Yasumori s’adresse à un officier de liaison pour qu’il en informe le commandement : la situation à Ashiga Tomo étant ce qu'elle est, elle empêche Yasumori et « son père » de consulter les archives de la forteresse ; ils reviendront quand l’affaire se sera décantée.

 

[VIII-3 : Takemura, Yasumori, Ayano : Iruma Asayi, Kuzuri Hideto] Mais il y a une ambiance… pas tout à fait normale, dans le camp ; un peu trop calme, peut-être ? Ils ne parviennent pas vraiment à mettre le doigt dessus – même Takemura, qui a veillé, mais que la fatigue n’a pas rendu très vigilant. On les regarde peut-être d’un œil méfiant… Yasumori s’en rend bien compte. Mais que faire ? Tout autre comportement serait suspect : ils doivent se rendre à la tente d’Iruma Asayi, comme prévu. En route, Ayano constate, à quelques signes éloquents, que le poison a sans doute fait son effet. La troupe ne se montre pas hostile – mais Ayano perçoit bien, cette fois, qu’on les remarque tous, et non plus uniquement Yasumori ; par ailleurs, on remarque aussi sans doute l’absence de HidetoAyano fait part de ce constat et de ses craintes : l’attention s’est soudain portée sur eux ! Yasumori espère que la malédiction n’a pas tué un officier – voire Iruma Asayi lui-même !

 

[VIII-4 : Yasumori : Iruma Asayi, Iruma Katsumasa] Ils parviennent devant la tente du commandement – et le comportement des gardes laisse entendre qu’ils étaient en fait attendus… Les gardes ne semblent pas malades. Mais, à l’intérieur, des toux et gémissements se font entendre… Ils entrent dans la tente. Les officiers sont rassemblés ; certains, parmi eux, sont visiblement malades – dont Iruma Asayi lui-même, très pâle, mais pas son fils Katsumasa, qui fixe clairement les « invités ». Mais, surtout, sur une table dressée au centre, destinée en temps normal à accueillir les cartes militaires, se trouve un cadavre – qui présente les stigmates constatés chez toutes les victimes de la malédiction : l’homme vêtu de noir s’est noyé dans son sang tandis que ses veines ont éclaté de part en part… L’assistance fixe les intrus – sans rien dire : les officiers attendent visiblement que Yasumori et sa suite fassent le premier pas.

 

[VIII-5 : Yasumori : Iruma Asayi, Iruma Katsumasa] Yasumori affiche un air apeuré et choqué à ce spectacle – comme si elle n’avait jamais vu de cadavre. Elle n’est pas très convaincante, sa réaction avait quelque chose de brusqué, et elle s’en rend compte un peu tard… Asayi s’est levé pour s’avancer, mais a aussitôt chancelé ; son fils Katsumasa, d’une main sur son épaule, l’incite à s’asseoir, et s’avance à sa place vers Yasumori – son regard est clairement hostile. Yasumori bredouille ce qu’elle comptait dire au commandement, et donc son intention de s’en aller ; ses remerciements quant à l’hospitalité des soldats font froncer les sourcils de Katsumasa… Qui ne dit toujours rien, mais incite Yasumori, d’un geste de la tête, à poursuivre. Il s’avance encore, la main sur le sabre…

 

IX : LA SORTIE

 

[IX-1 : Yasumori, Takemura, Ayano : Iruma Katsumasa] C’est alors que retentit, à l’extérieur, un grand hurlement, suivi bien vite de nombreux autres ! Katsumasa, l’air stupéfait, regarde de gauche et de droite en tendant l’oreille, ignorant ce qui se passe. Mais tous devinent rapidement la raison de ce chambard : les instructions braillées par les soldats révèlent bien vite que les hommes de Razan Masayuki font une sortie ! Yasumori, dès lors, n’a plus qu’une envie en tête : fuir ! Takemura fait signe à ses compagnons de se rassembler dans un coin de la tente, autour de lui – qu’ils se fassent discrets, et saisissent une opportunité de quitter les lieux quand on ne leur prêtera pas attention. Ayano obéit au vieux soldat, Yasumori ne l'attend pas.

 

[IX-2 : Takemura : Iruma Asayi, Iruma Katsumasa] Iruma Asayi redresse la tête, et commence à donner des instructions : il a repris le commandement, aussi faible soit-il. Katsumasa n’en est peut-être que plus furieux, et dégaine son sabre en hurlant : « Traîtres ! » Il s’avance vers Takemura – le combattant de la petite bande, à l’évidence… Mais les gardes, eux, semblent plutôt vouloir rejoindre la bataille, et ne prêtent finalement guère d’attention aux personnages.

 

[IX-3 : Ayano, Takemura, Yasumori : Iruma Katsumasa] Ayano adresse un regard paniqué à Takemura, puis s’empresse de suivre Yasumori dehors. Takemura fait face à Katsumasa, mais n’est pas désireux de se battre avec le noble devant ses officiers… Ayano et Yasumori ayant quitté la tente, il recule à son tour, désireux de couvrir leur fuite. Mais la fatigue l’accable – et il sait que Katsumasa arrivera sur lui avant qu’il ait eu l’occasion de quitter la tente… Takemura dégaine le sabre maudit.

 

[IX-4 : Yasumori, Takemura : Razan Masayuki] Yasumori a quitté la tente, mais garde un œil sur Takemura à l’intérieur. Yasumori recule encore et tente de se mettre à couvert – mais rien de très utile à cet effet à portée… Sous le coup de la panique, elle ne parvient pas à trouver à s’abriter. Le brouhaha permanent révèle cependant un autre aspect de la situation : une bruyante cavalcade – la sortie de Razan Masayuki se fait à dos de cheval. Mais la sortie de la tente est orientée vers le sud, l’assaut a lieu au nord : impossible de voir les attaquants pour l'heure.

 

[IX-5 : Ayano] Ayano tente d’accroître la panique par de fausses informations et des hurlements intempestifs, sans succès : c’est déjà le chaos, on ne lui prête pas la moindre attention.

 

[IX-6 : Yasumori] Yasumori, ne trouvant pas où se cacher, décide d’user d’une autre technique : à l’aide de ses dagues, elle entreprend de rompre les cordes soutenant la tente du commandement ; mais elles sont solides, cela prendra du temps… Elle trouve cependant un endroit peut-être un peu plus faible, et se concentre dessus.

 

[IX-7 : Takemura : Iruma Katsumasa, Iruma Asayi] Katsumasa, furieux, se jette sur Takemura – et mise tout sur l’attaque, sans faire le moindre cas de sa défense. Takemura adopte la posture exactement inverse : il s’en tient pour l’heure à la défense, aussi esquive-t-il sans problème l’assaut de Katsumasa – qui n’est pas incompétent, mais que la colère aveugle… Takemura se montre assuré, sa mise et ses gestes témoignent de son expérience. La bataille se poursuit, mais impossible pour l’heure de déterminer son cours. Le fils d’Iruma Asayi, obnubilé par la haine, multiplie encore les assauts imprécis mais violents ; Takemura s’en tient toujours à sa posture défensive : le jeune noble n’est pas une menace. Takemura lui dit de se calmer – et de regarder son arme…

 

[IX-8 : Ayano : Iruma Katsumasa] Ayano tente de ramasser de la neige pour la projeter dans les yeux de Katsumasa – qui est cependant toujours en mouvement… Elle n’arrive à rien.

 

[IX-9 : Yasumori] Yasumori est par contre dans une mauvaise posture [échec critique]. Alors qu’elle s’acharne sur l’armature de la tente, elle ne remarque pas un soldat jaillissant dans son dos, qui l’attrape par les épaules et la projette à terre – le samouraï plein de haine a trouvé une victime toute désignée de sa colère, et ne la lâchera pas de sitôt… Arme dégainée, il s’apprête à la planter comme un insecte !

 

[IX-10 : Ayano, Yasumori] Ayano seule n’est pas engagée dans un combat ; mais elle dégaine son tanto, et se jette sur le soldat s’en prenant à Yasumori, sans vraiment prendre garde à assurer sa défense : elle veut compter sur la surprise et la rapidité pour vaincre l’homme, tandis que la jeune fille, elle, se concentre sur sa protection, dans cette situation très menaçante… Ayano n’est pas vraiment une guerrière ; son assaut porte, mais le samouraï n’en est pas le moins du monde affecté, sa lame glisse sur l'armure de sa cible… Cependant, le soldat, surpris par l’assaut d’Ayano autant que par les réflexes défensifs de Yasumori, ne fait pas lui non plus de dégâts. Yasumori joue cependant à la faible femme en détresse…

 

[IX-11 : Takemura : Iruma Katsumasa] Takemura continue de ne faire que se défendre face à un Katsumasa toujours aussi brutal… et toujours aussi imprécis : que Takemura refuse le combat ne fait qu’accroitre sa colère – c’est une insulte ! Pourtant, le vieux soldat affermit sa posture défensive – laissant croire à son adversaire qu’il ne l’attaquera toujours pas. Katsumasa est cependant trop aveuglé par sa colère pour s’en préoccuper outre mesure – déjà convaincu que son opposant se moque de lui…

 

[IX-12 : Ayano : Iruma Asayi, Razan Masayuki] Ayano, très vive, attend le meilleur moment pour agir ; elle comprend, par ailleurs, et sans être une spécialiste des champs de bataille, que l’assaut tourne à la faveur des assiégés : les hommes d’Iruma Asayi, malades pour certains d’entre eux, et surpris par la sortie inopinée des troupes de Razan Masayuki, commencent à perdre du terrain – la panique aggravant de minute en minute leur position.

 

[IX-13 : Takemura : Iruma Katsumasa] Katsumasa multiplie les assauts furieux et vains contre un Takemura qui se tourne enfin vers l’offensive – usant de l’élan de son adversaire, il tente de lui infliger une botte incapacitante ; il ne parvient pas à lui faire tant de dégâts que cela, mais Katsumasa est tout de même blessé au bras gauche – et il en est très surpris.

 

[IX-14 : Yasumori, Ayano] Yasumori évite la plupart des coups que le samouraï lui porte – mais sa comédie ne l’affecte en rien. Il parvient enfin à percer sa défense, et blesse la jeune fille. Mais Ayano profite de ce que le guerrier est concentré sur Yasumori pour passer derrière lui, et tente de lui griffer les yeux – sans succès.

 

[IX-15 : Iruma Asayi, Razan Masayuki] Il n’y a plus maintenant le moindre doute sur la tournure de la bataille : des fuyards d’Iruma Asayi dépassent les personnages, se ruant vers la forêt au sud, tandis que les cavaliers de Razan Masayuki les poursuivent à l’aide de leurs montures. Du coup, les personnages sont maintenant au cœur de la bataille.

 

[IX-16 : Yasumori, Takemura : Katsumasa] Yasumori, toujours à terre, change de stratégie, et essaye de jeter son tanto dans le visage de son assaillant – elle le blesse un peu plus : son aptitude au combat en est affectée, ses coups ne portent pas, du sang lui coule dans les yeux. De son côté, Katsumasa, emporté par son élan, trébuche et tombe aux pieds de Takemura

 

[IX-17 : Ayano, Takemura : Iruma Katsumasa] Ayano, quant à elle, redoutant l’arrivée de la bataille, cherche à se planquer dans un endroit où elle ne risquera pas de passer entre les pattes des chevaux. Très alerte, elle y parvient – mais, de toute façon, la bataille est gagnée... Elle remarque autre chose – un samouraï dont l’armure est tout particulièrement rutilante, qu’elle suppose être le chef des cavaliers. Il s’est arrêté, laissant ses hommes poursuivre les fuyards, et a pris le temps d’observer les combats devant la tente de commandement. Maintenant que l’issue en est largement décidée, il avance, sur le dos de son cheval, d’un pas lent, en direction de Takemura – qui tranche alors la main droite de Katsumasa… Le jeune homme hurle de douleur ; il ne fait plus guère de doute qu’il ne se remettra pas de ses blessures…

 

[IX-18 : Takemura, Ayano : Iruma Asayi, Razan Masayuki] D’autres samouraïs ont rejoint le commandant, et s’approchent eux aussi de Takemura. Ayano, la plus à même d’observer la scène, comprend qu’ils sont peut-être intrigués avant tout par le katana maudit… Le commandant, de deux gestes de la main, fait signe à deux de ses officiers de pénétrer dans la tente – ce qu’ils font aussitôt ; ils en ressortent bientôt avec Iruma Asayi, malade et stupéfait, qu’ils jettent à terre devant le cheval de celui que l’on suppose bien être Razan Masayuki

 

À suivre…

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Conte de la plaine et des bois, de Jean-Claude Marguerite

Publié le par Nébal

Conte de la plaine et des bois, de Jean-Claude Marguerite

MARGUERITE (Jean-Claude), Conte de la plaine et des bois, Montélimar, Les Moutons Électriques, coll. La Bibliothèque Voltaïque, 2016, 159 p.

 

CONFESSION

 

On avait découvert (un « on » très impersonnel, j’y reviens très vite…) Jean-Claude Marguerite avec son premier roman, Le Vaisseau ardent, colossal pavé publié en son temps chez Denoël, puis repris en Folio-SF (le passage en poche ne le rendant pas moins intimidant pour ce qui est du volume – une belle brique comme on n’en voit que rarement). Ledit monstre littéraire avait reçu d’excellentes critiques, et, comme de juste, j’en avais fait bien vite l’acquisition…

 

Mais j’ai un problème avec les « gros livres » (je veux dire les « vraiment gros », hein…) : si l’enthousiasme est de la partie, et avec l’espoir bien entretenu au fil des retours de lire quelque chose d’aussi bon qu’on le disait, j’ai pourtant tendance à en retarder la lecture – systématiquement ou presque… Le truc, c’est de m’y lancer – sans m’embarrasser de cette très bête question qui revient pourtant à chaque fois : « Mais, euh, si je lis ça, ça veut dire que je ne lis rien d’autre pendant… Hou… Ah oui, quand même ? » Réflexe idiot, mais c’est moi, hein… Du coup, nombre de ces pavés, quelle qu’en soit la réputation, tendent à s’attarder dans ma pile-à-lire-scientifiquement-établie-mais-un-peu-conne-des-fois-quand-même ; je fais passer ceci devant, parce que c’est « l’actualité » (tsk, quelle bêtise…) ; je fais passer cela devant, parce que c’est très court et que je le sens bien ; et ça, encore, parce que, eh bien, « il le faut » ; et puis…

 

Ben, au final, je ne lis pas le monstre.

 

Il est là – toujours. Il me nargue (ou me supplie, ça dépend du bouquin – il y en a qui se contentent d’être là, sans doute, ce qui n’est pas sans majesté, et je suppose que c’est le cas de celui-ci) du haut de ma bibliothèque de chevet ; j’ignore bêtement ses « provocations », bien sûr – c’est qui le Maître, non mais ? Et le temps passe, et les achats livresques intempestifs s’accumulent, et voilà : nous sommes presque en 2017, j’ai acheté le livre à sa sortie en 2010, et je ne l’ai toujours pas lu.

 

Tsk.

 

MAIS HEUREUSEMENT…

 

Heureusement, Jean-Claude Marguerite a eu le bon goût de se rappeler à notre souvenir avec un nouveau livre autrement resserré, et c’est peu dire : 160 pages tout mouillé, encore qu’un peu tassées ; je vous laisse faire la bête opération mathématique : « Combien de Conte de la plaine et des bois je peux mettre dans Le Vaisseau ardent ? » Bien sûr, elle n’a guère de sens, et c’est bien pour cela que je vous la soumets, hein ?

 

Aheum.

 

Mais oui, c’est autrement court. Pas forcément sans rapport avec Le Vaisseau ardent, pour ce que j’en sais ou crois en savoir – une histoire d’enfant et de mythe…

 

DANS QUEL CATALOGUE… OU PAS

 

Là encore, par ailleurs, un ouvrage qui détonne peut-être un tantinet au sein d’une collection dédiée à l’imaginaire – disons du moins qu’ils sont tous deux forts de leur singularité, ce qui est toujours appréciable…

 

À ce compte-là, à vrai dire, c’est peut-être l’étroit Conte de la plaine et des bois qui détonne le plus. La quatrième de couverture s’empresse de qualifier le roman de « fantastique onirique », et le mot « conte », après tout, est suffisamment connoté comme cela. Un roman aux Moutons Électriques, c’est forcément de l’imaginaire, non ? Mais j’en doute, pourtant…

 

Amateurs exclusifs d’imaginaire, vous pourrez longtemps guetter fantômes et elfes au long (court) de ce conte – encore qu’ils puissent s’y trouver, hein : c’est simplement que ce n’est probablement pas essentiel au propos.

 

Si, au regard de l’ambiance, on peut être tenté d’appuyer un peu artificiellement sur la dimension fantastique, il n’en reste pas moins que ce texte, à mon sens, relève bien plus probablement de ces interstices que j’apprécie souvent, à la lisière du genre et de cette chose improbable que l’on qualifie improbablement de « littérature générale ».

 

Notez bien qu’au fond, cette classification n’a guère de sens – comme toute classification peut-être. Simple précaution, que les lecteurs sachent vaguement dans quoi ils s’engagent – si ces lecteurs sont du genre fanatiques auto-ghettoïsés ; mais, après tout, y avait-il vraiment le moindre risque qu’un lecteur affligé de ce stigmate se lance bel et bien dans la lecture de ce Conte de la plaine et des bois ? Pas dit. Mais on s’en fout, j’imagine…

 

Disons que le conte n’en est pas tout à fait un, quoi – on acceptera peut-être plus facilement le qualificatif de fable…

 

UN EMPIRE ET DES ENFANTS

 

Conte il y a, pourtant – mais comme une œuvre dans l’œuvre : le Conte de la plaine et des bois, avant d’être ce bref roman, c’est toute la vie de ce vieux bonhomme dont on suit les pas au fil du récit. Un dessin animé – une série, destinée à un jeune public, six à huit ans, disons ; pour les plus grands, c’est sans doute insupportablement naïf… Pas n’importe quelle série animée, cependant : les Contes de la plaine et des bois, mettant en scène l’écureuil Mr Kreekle et son copain le vieux crapaud Poc-Poc, sont un succès mondial, une référence colossale ; sur cette base, le vieux bonhomme a construit tout un empire, oui, le mot n’est pas trop fort ! Rendez-vous compte – son grand-œuvre est diffusé partout dans le monde, à toute heure du jour ou de la nuit, il y a forcément, quelque part, au fin fond du Gers comme à Nairobi en passant par l’Afghanistan et Seattle, Washington, des enfants qui se régalent des facéties de Mr Kreekle !

 

Forcément, on tend à chercher des inspirations/assimilations : on pense tout naturellement à Walt Disney, le modèle, non, le studio rival sans doute… Le goût prononcé du vieux bonhomme pour la nature, cette plaine et ces bois où il sait déceler la beauté dans la moindre feuille, le moindre oisillon, cela pourrait peut-être aussi le rapprocher d’un Hayao Miyazaki ?

 

Mais, finalement, le vieux bonhomme n’est sans doute autre que lui-même – ce qui est bien suffisant. L’empire et l’âge ont d’ailleurs pesé sur ses épaules : aujourd’hui, il est bougon – intraitable quant au sort de son art, qu’il ne laissera pas dénaturer par les jeunes commerciaux qui ont grimpé au fil des ans dans la hiérarchie de son entreprise, puisque c’est bien, en définitive, de cela qu’il s’agit ; avouons cependant qu’il est sans doute bien dépassé par ce monde qui semble s’être acharné à rajeunir sans cesse quand lui-même perdait une à une toutes ses feuilles…

 

LA NATURE – AVANT TOUTE CHOSE

 

La quatrième de couverture ne parle pas que de « fantastique onirique », elle avance aussi l’expression « nature writing ». Peut-être… Encore que dans un genre sans doute bien différent de ce que l’on entend souvent par-là ? Mon expérience est limitée, mais ce Conte de la plaine et des bois n’est pas très… Gallmeister, disons.

 

Ceci étant, le rapport à la nature est là et bien là, essentiel – et l’auteur fait preuve d’une belle maestria, celle de son personnage, sans doute, pour décrire par le menu tout ce que la vie sauvage autour de lui a de fascinant et enthousiasmant. Cet écureuil qu’il avait croqué jadis – affolé peut-être à l’idée d’en être à sa dernière noisette – Mr Kreekle, lui, n’en manquera jamais, ou plutôt aura toute une cargaison de « dernières noisettes » ! Ou bien… cette feuille tombée à l’automne, et qui révèle tout un monde dans son feu toujours étonnant – l’annonce de la résurrection globale au cœur de l’évocation de la mort individuelle.

 

Ne lui manque qu’un crayon et un papier pour s’approprier la beauté sauvage – et, peut-être, y trouver matière à un nouveau Conte de la plaine et des bois, qui saura, encore et toujours, enchanter son jeune public ; ils ont en commun des yeux pour voir, quand tant d’adultes ne sauraient y prétendre…

 

LA VIEILLESSE ET LES SOUVENIRS

 

Mais c’est un vieux bonhomme – il ressasse et, tout en protestant jour après jour de sa vivacité en engueulant les petits cons du studio, sans doute est-il conscient, sans forcément bien se l’avouer, de ce que la mort est proche : il partira, forcément, mais il laissera derrière lui quelque chose – tout le monde ne peut pas en dire autant ! Quant à savoir ce que cela deviendra au juste… C’est là tout le problème.

 

En vieux bonhomme, notre cinéaste se tourne tout naturellement vers son passé – son enfance, même. C’est bien pour cela, après tout, qu’il s’est réinstallé dans ce château merveilleux de son enfance, trou perdu en forme de plaine entourée de bois – par un caprice de millionnaire, il en a fait son refuge, à lui seul destiné, allant même jusqu’à l’insonoriser de part en part : son ami, au ministère, pourra sans doute trouver un autre itinéraire pour ces avions de chasse qui ont le mauvais goût de perturber la quiétude de son Xanadu rural !

 

Ce passé, sans doute est-ce celui qui, à terme, a généré chez l’enfant aux yeux curieux de tout l’envie de dessiner et de transmettre sa curiosité à ceux-là seuls qui sont en mesure de le comprendre – ses congénères d’abord, leur descendance ensuite. Lui-même se passera très bien « d’avoir des enfants » : allons bon, il en a des millions, après tout !

 

Et aussi un souvenir obsédant – celui de Dick, qui était son chien. L’animal, qui l’accompagnait dans ses excursions sylvestres, est mort il y a bien longtemps, lui – et dans des conditions passablement atroces. Sans doute ce traumatisme avait-il quelque chose de séminal – on pourrait même, cyniquement si ça se trouve, supposer qu’il y avait là une raison profonde à la tournure qu’ont pris les événements : peut-être la mort du chien a-t-elle été nécessaire, pour que naisse Mr Kreekle ?

 

Après, bien sûr, il y a eu cette invention extraordinaire : la télévision… Et donc ces images qui ne le lâchent pas depuis – images qui, peut-être, se rappellent à son bon souvenir en noir et blanc, la norme d’alors, ce qui est toujours préférable aux teintes sépia d’une fausse autant qu’amère nostalgie. Pourtant, les feuilles de l’automne sont si belles…

 

UNE PROMENADE INOPINÉE

 

Mais voilà : au petit matin, notre vieil homme entend aboyer à quelque distance ; et, plus de soixante ans après, il a la conviction de reconnaître cet aboiement, si caractéristique… Mais oui ! C’est Dick ! Dick, qui est mort… Il y a si longtemps…

 

Le cinéaste sort en pyjama – il s’en va arpenter cette nature dont il a fait une forteresse, cette fois dans l’espoir absurde d’y retrouver son chien… Et c’est ainsi qu’il rencontrera Manu – un petit garçon, tel qu’il l’était il y a bien longtemps ; un petit garçon, qui cherche son chien – lequel s’appelle Dick, mais oui !

 

La rencontre est trop belle pour tourner à l’engueulade : qu’importe si l’enfant a ainsi pénétré ses terres – c’est un enfant, il en a bien le droit. Et qui oserait reprocher à un petit garçon de parcourir ainsi les bois en quête de son compagnon forcément fugueur ? Peu importe, sans doute, que le garçon mente de manière aussi éhontée – et aussi mal… Il fait l’école buissonnière ? Mais tant mieux !

 

Et les voilà qui arpentent ensemble la nature sauvage – l’enfant s’est lancé dans une quête délicieusement enfantine, il s’agit de permettre à son vieux chien de voir enfin la mer ! Il y a une trotte, cependant, d’ici-là… Et le petit garçon, car parfaitement petit garçon, n’en a sans doute guère idée – parti des barres de céréales en poche, qui seraient bien suffisantes sans doute, et l’eau, après tout, il suffit de la laper à même la rivière…

 

COMPAGNONS DE ROUTE

 

Le trio avance – à moins qu’il ne se perde, et à supposer que cela soit si différent que ça. Le vieil homme a bien des choses à raconter, sans doute, à ses compagnons impromptus, le petit garçon lui rappelant ce qu’il était, tandis que ce Dick à peine ressuscité (vivant tandis que nous sommes morts ? Pardon, c’était gratuit, ça…) porte en lui la promesse, même pas forcément inquiétante, de la mort à venir – toujours un peu plus proche.

 

La promenade se charge de sens : elle est transmission, forcément, car c’est à cela que servent les vieux quand ils font face aux petits garçons. Elle est quête initiatique, aussi – pour l’enfant comme pour le vieil homme, qui, dans son discours aussi aléatoire qu’enthousiaste, accomplit sans doute ainsi ce que la réclusion dans sa forteresse autant que sa mainmise sur son empire ne pouvaient accomplir : il se prépare à la mort. Avec tout ce que pareille odyssée peut avoir de réconfortante sérénité…

 

D’ici-là, ils se promènent dans les bois (et la plaine). Le vieil homme ne peut guère que constater que ses souvenirs lui ont menti – non, les souvenirs ont forcément raison, disons plutôt que c’est le monde qui a changé, il est là pour ça, après tout. Tel arbre, point de repère de ses excursions enfantines, au point d’en acquérir la stature d’un géant immortel, n’est plus, au mieux, qu’une relique desséchée ; la rivière, ici, n’est pas franchissable comme il le croyait – ce barrage, sans doute… Ce qui rend le terme de la ballade plus incertain encore : c’est loin, la mer, quand on est à pied, un vieux bonhomme, un chien qui ne l’est pas moins, et un enfant qui n’a sans doute pas bien conscience du monde dans lequel il vit – et c’est tant mieux.

 

La transmission se fait : les souvenirs, même amochés par la réalité, ont une valeur en tant que telle ; la nature tout autant, si belle, toujours ; et ces facéties de la nostalgie : cette maison, par exemple, est forcément hantée ! Et quel petit garçon ne brûlerait pas, dès lors, du désir d’y passer la nuit ? C’est sans doute pour cela que les fantômes, comme les elfes d’ailleurs, n’ont pas forcément à se montrer – ils sont là d’une manière autrement essentielle…

 

Le trio de voyageurs, le temps d’une promenade indument prolongée, s’échappe dans une nature idéale. Un monde naïf, comme celui de Mr Kreekle ? Pour les six à huit ans ? Peut-être… Même dans un monde globalement désenchanté – celui du lecteur, à défaut d’être (totalement) celui des personnages : aveu terrible, à l’idée de ce vieux bonhomme en pyjama accompagnant, et coupé de tout, un naïf petit garçon, je n’ai pu m’empêcher de projeter mentalement l’ombre d’un fait-divers sordide, à base de vieux satyre et de victime innocente… En même temps, c’est peut-être là ce qui rend la balade aussi charmante – elle s’accorde l’innocence ?

 

LES REGARDS ET LA PLUME

 

Après, c’est affaire de regards – ceux des trois protagonistes, qui ont en définitive chacun leur idée sur ce qui se passe, et le sens que l’on peut y accoler. D’où ces trois fins, parallèles plutôt qu’alternatives – et qui, à tout prendre, sont peut-être la plus juste manière de passer le relais, du vieux bonhomme ramené à l’enfance à l’enfant qui, inéluctablement, grandira.

 

Pour conter tout cela, il faut une certaine plume, sans doute – qui s’autorise des excès d’enthousiasme. Le style est travaillé, exubérant d’une certaine manière, convainquant le plus souvent, encore que j’aie parfois tendance à croire que l’auteur en fait un peu trop ; surtout quand il s’agit de laisser la parole au vieux bonhomme, en fait.

 

En même temps, s’il s’agit bien d’une fable, quoi de plus naturel, pour un personnage s’assumant en tant que tel, que de parler comme un personnage ? Entendons par-là « pas (tout à fait) un vrai vieux »… ou du moins pas un « vieux lambda », si une chose pareille existe – c’est peu probable, en fait : sans doute y a-t-il, derrière ce Conte de la plaine et des bois, quelque chose de l’idée finalement banale, mais si difficile à mettre en scène, voulant que tout le monde ait quelque chose à raconter. Le style parfois alambiqué, ou contourné, oui, s’avère finalement sonner juste dans ce cadre, je suppose…

 

Il y a cependant aussi la question du point de vue – bien avant le coup des trois fins. L’histoire, en effet, si elle se focalise sur le vieux bonhomme, alterne de manière assez étonnante (et que je suspectais d’abord un peu gratuite) entre la troisième personne, au tout début puis vers la fin, et la première personne entre les deux. J’avoue ne pas être bien certain de ce que je pense au juste du procédé, de sa pertinence…

 

Globalement, j’ai sans doute préféré la relative (mais très relative) distance qu’autorise la troisième personne – mais c’est peut-être faire fausse route : en effet, au final, j’ai la vague impression que cette troisième personne, paradoxalement ou pas, « creuse » (le mot n’est peut-être pas très bien choisi) davantage le personnage, en s’écoulant au gré des pensées, récriminations et réminiscences du vieillard – autant de parenthèses et d’italiques qui émanent du bonhomme sans forcément qu’il en ait bien conscience ? La première personne, dans ce cas, serait en fait l’apanage du personnage s’assumant comme tel – du rôle incarné délibérément, mais surtout sans malice… Le vieillard s’improvise grand-père, délaissant pour un temps ses « millions d’enfants » hypothétiques pour transmettre à celui, devant ses yeux, qui s’est égaré sur ses terres, un goût de la nature et de la vie dont il pouvait assurément craindre d’être depuis longtemps délesté.

 

UNE JOLIE PETITE CHOSE ?

 

Dans ce cas, l’à-propos du style ne fait plus guère de doute. Et si le Conte de la plaine et des bois, qu’on le veuille ou non – la quatrième de couverture n’aide pas, donc –, peut tout d’abord sembler peiner à exister sous l’ombre écrasante des dix-huit années d’écriture du monumental Vaisseau ardent, il n’en acquiert en définitive que davantage le poli d’une miniature conçue avec tendresse et attention, d’une « petite chose » pourtant aussi soignée, et qui a bien le droit d’exister pour elle-même.

 

C’est peut-être, cependant, la limite de ce petit ouvrage – on dit « petit », et le terme a sa connotation… Absurdement sans doute, on peut être tenté d’y voir une relative indifférence – quelque chose de superficiel. Peut-être le triste sort de ces choses qu’on qualifie de « jolies », mais qu’on n’ose pas dire « belles » ?

 

Des critiques enthousiastes, entrevues çà et là, forcent un peu le trait – je ne suis pas le dernier à le faire, c’est vrai… On parle ici ou là de « chef-d’œuvre », de livre « qui restera ». Je n’en suis pas tout à fait convaincu… Non, pas du tout en fait – mais faites-moi mentir, hein.

 

Finalement, ce « joli », ce « petit », je suppose qu’on peut les prendre pour ce qu’ils sont, et ne pas s’embarrasser des connotations si souvent fâcheuses qui les accompagnant : en l’état, nous avons une agréable ballade – une promenade chargée d’émotion, mais pas au point d’en oublier tout naturel, jusque dans cette exubérance stylistique qui, sur le moment, me laissait un peu perplexe.

 

Je ne sais pas si le livre restera ; mais je crois savoir qu’il est chargé de quelque chose de pleinement signifiant – à la manière de ces souvenirs de tout un chacun, qui pourraient passer pour anodins au regard d’un monde qui bouge sans cesse et peut-être de plus en plus vite, mais qui, pour ceux qui les vivent, puis peut-être les cultivent, sont bien davantage porteurs d’émotion et de sens que tous les grands drames de l’histoire en marche.

 

Alors, mission accomplie, je suppose…

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20th Century Boys, t. 5 (édition Deluxe), de Naoki Urasawa

Publié le par Nébal

20th Century Boys, t. 5 (édition Deluxe), de Naoki Urasawa

URASAWA Naoki, 20th Century Boys, t. 5 (édition Deluxe), [20 seiki shônen, vol. 9-10], scénario coécrit par Takashi Nagasaki, traduction [du japonais par] Vincent Zouzoulkovsky, lettrage [de] Lara Iacucci, Nice, Panini France, coll. Panini Manga – Seinen, [2000] 2015, [424 p.]

 

SUITE… ET PARADOXE ?

 

Suite de 20th Century Boys, de Naoki Urasawa, toujours dans l’édition dite « Deluxe » : ce cinquième volume correspond donc aux tomes 9 et 10 de l’édition originale.

 

Le précédent volume ne m’avait pas vraiment convaincu – je l’avais lu sans déplaisir, mais sans que cela me parle vraiment, et surtout sans que cela se montre à la hauteur des meilleurs moments de ce qui précédait. Hélas, ce volume 5 m’a probablement encore moins parlé… Aucun doute, même.

 

Ce qui est d’autant plus navrant que c’est en faisant cette fois de nouveau usage du personnage de Kanna, la nièce de Kenji, que j’avais tant appréciée lors de son « apparition » (c’est-à-dire en tant que jeune fille, en 2014) dans le volume 3 ; que l’auteur fasse peu ou prou l’impasse sur elle dans le volume 4 m’avait déçu – mais qu’il la ressorte de son tiroir pour en faire un pareil gâchis dans le présent tome, c’est probablement pire, en fin de compte…

 

Un paradoxe, alors ? Dans le volume 4, si l’on exceptait l’ultime séquence de « réalité virtuelle », déconcertante et finalement très riche, le personnage bouffon de Koizumi m’avait complètement laissé de marbre – au mieux. Pourtant, dans ce volume 5, c’est finalement dans les scènes la concernant que je me suis le plus retrouvé ; relativement…

 

À vrai dire, le présent volume se focalise pour une bonne part sur le destin croisé des deux jeunes filles – que nous voyons ensemble dans leur lycée, d’ailleurs. Mais ça ne m’a pas vraiment emballé, non…

 

KANNA, MESSIE MAFIEUX

 

La première partie, disons approximativement le tome 9 original, est donc centrée sur Kanna. Tout à ma joie de voir revenir ce personnage haut en couleurs et farouchement charismatique, qui m’avait plus que parlé, disons carrément séduit, dans le volume 3 « Deluxe », j’ai d’abord considéré, « bon prince », que je pouvais me montrer charitable quant à la faiblesse marquée des premiers chapitres de cette nouvelle trame, ne doutant pas, ou ne voulant pas douter, que la suite serait plus enthousiasmante…

 

Hélas, ça n’a pas été le cas. Loin de là… En fait, ce retour à Kanna m’a fait l’effet d’un bien triste gâchis, donc. Je n’y ai pas reconnu la jeune fille fantasque et excessive du volume 3 – dont les apparitions, même dans les moments les plus graves, n’étaient le plus souvent pas exemptes d’humour. Kanna avait alors quelque chose de « bigger than life », et en même temps de très humain – trait renforcée par son insertion soignée et bien pensée dans un quotidien éventuellement très prosaïque, même au milieu des guerres de gangs opposant mafias chinoise et thaïlandaise, endémiques de ce Shinjuku de 2014. Pour autant, elle n’était pas un personnage de comédie, et ce contexte pouvait s’avérer terrible – du fait de l’inquiétant ilotier au grain de beauté, plus particulièrement, qui avait tué une amie travestie de Kanna au cours d’une scène très douloureuse… Mais, là encore, cela participait de la définition du personnage, caractérisée par une profonde empathie.

 

La donne change complètement, cette fois. Ainsi qu’il ressort des discours éventuellement confus d’Otcho alias Shôgun, dont nous avions assisté à l’évasion de la prison de la Luciole des Mers dans le volume précédent, et dans la mesure où l'autrefois épatante Yukiji s'en tient là encore à une navrante figuration, Kanna a pleinement endossé cette fois ce rôle d’ « ultime espoir » de l'humanité, fondé sur on ne sait quoi – tant son apparition dans le « cahier de prédictions » de Kenji paraît problématique. Pouvoirs parapsychiques en poche, la jeune fille s’inscrit maintenant dans une thématique messianique lourdingue (je déteste le thème de « l’Élu », de manière générale, et n’en ai jamais fait mystère…), dont la dimension éventuellement chrétienne a quelque chose de franchement pathétique.

 

En effet, les capacités spéciales de Kanna lui permettent, d’abord de mettre un casino sur la paille, ensuite, via la distribution de la fortune accumulée ainsi, de rassembler mafieux chinois et thaïlandais, au travers de séquences pour le moins improbables… ayant pour l’essentiel lieu dans une église… et dans le but d’empêcher Ami de faire assassiner le pape (!), qui doit prochainement venir dans le quartier ! Bien sûr, nous n’avons aucune idée du pourquoi de la chose, ni véritablement du comment. Mais, après la démesure des exactions d’Ami lors du précédent millénaire, s’achevant sur le « grand bain de sang » du 31 décembre 2000, j’ai du mal à trouver ce projet d’assassinat d’un pape véritablement terrifiant et motivant... En fait, c'est bien convenu, outre que ça n'est pas convaincant.

 

Et, du coup, c’est l’ensemble de la trame qui est affectée par cette « faiblesse » ; au point, des fois, d’avoir quelque chose de presque ridicule…

 

À FORCE DE SE RETOURNER, ON NE VA PLUS NULLE PART…

 

Hélas, ce n’est pas tout. L’ensemble de cette trame narrative – qui comprend aussi tout d’abord quelques suites immédiates de la virée de Koizumi dans la réalité virtuelle d’Amiland, hésitations de Yoshitsune en prime, on y reviendra après – abuse horriblement des cliffhangers et retournements de situation.

 

Certes, c’était le cas dans l’ensemble de la BD jusqu’alors, c’en est sans doute un trait fondamental. C’est le rendu qui est différent…

 

Jusqu’alors, et même si, dans le volume précédent, je renâclais quelque peu sur le procédé « dernière case en bas de la page comme dans Tintin », c’était globalement assez habile – et surtout ludique. La série entière semblait bâtie sur ce genre de procédés feuilletonesques pour susciter et entretenir l’intérêt et l’enthousiasme du lecteur – mais en plaçant bel et bien ce dernier dans la boucle, en faisant preuve d’une forme de complicité particulièrement réjouissante (un peu post-truc si vous y tenez). Ce qui passait bien par un jeu sur les codes de genre de récit, mais aussi une utilisation inventive et futée des spécificités du suspense dans un manga, que ce soit au travers du dessin et/ou du texte. Du coup, il y avait un véritable plaisir, éventuellement un peu pervers de part et d’autre de la planche, dans ces nombreuses entreprises de manipulation du lecteur (tiens, ça me rappelle un peu Fraction, de Shintarô Kago, même si le propos et la forme sont tout autres…) ; le lecteur (ou moi, du moins) s’amusait ainsi, aussi bien à proclamer dans le vide : « Là je t’avais vu venir, coco ! », que : « Ah l’enflure ! Là, il m’a eu ! » Plus encore, il y avait ce jeu davantage rusé encore sur la « malhonnêteté narrative », disons, quand le lecteur s’offusquait, mais en souriant, de ce que le scénario tirait un peu trop sur la corde – en fait pour produire une sensation tout à fait délectable, et, là encore, parfaitement complice. La série n’a sans doute pas manqué de bons moments à cet égard – je repense notamment à cette longue et bavarde scène (mais c’est tant mieux !) du premier volume qui voyait le légendaire inspecteur Chô (dont nous croisons ici régulièrement le petit-fils, Chôno Shôei, policier lui aussi, mais surtout bouffon de la cour de Kanna) lâcher le pot aux roses, ou plus exactement tourner sans fin autour, en s'en entretenant avec la mauvaise personne…

 

Mais, à force d’abus, cela ne marche que de moins en moins, voire pas du tout, ai-je l'impression. C’est un phénomène qui s’est d’abord constaté, je suppose, au regard de la question de « l’identification » des personnages – au fil des trames, retrouver untel passe par un paquet de fausses pistes plus ou moins bien gérées, jusqu’à ce que la vérité s’établisse, ou, au contraire, que l’impossibilité de recouper lesdites pistes avec le réel ne fasse que renforcer le flou artistique – à ce stade une brume opaque. C’est, bien sûr, tout particulièrement le cas concernant l’identité d’Ami… Question qui reviendra dans la deuxième partie du volume, avec Koizumi au centre du récit – mais, si ces développements ultérieurs seront finalement assez corrects, voire plus, à la fin de ce volume 5, ceux qui en présagent au début de ce même volume sont d’une lourdeur fatigante : le procédé est connu, l’artifice trop marqué, ça ne prend pas, et les cadrages sélectionnés, qui, en appuyant sur les hésitations du « commandant » Yoshitsune autant que sur les craintes de Koizumi, auraient pu produire un effet « psychologique », disons, des plus intéressant (et c’était semble-t-il bien l’intention de l’auteur, à en juger par la résurgence de cette trame et de ce procédé dans les chapitres de la deuxième partie de ce volume consacrés à Koizumi), lassent bien vite ici, nous renvoyant à cette accusation de « malhonnêteté » liée aux codes et au moyen de les exprimer en manga – sauf que, cette fois, on ne lance plus cette accusation en l’air, avec avant tout un sourire complice figé au visage : non, ce n’est plus qu’un soupir de lassitude…

 

Bien sûr, ce problème se prolonge dans l’introduction d’éléments nouveaux, complexifiant la trame – car, pour le coup, ces éléments ne participent en rien à l’éclairer… Dans une série au long cours telle que 20th Century Boys, c’est sans doute dans l’ordre des choses (après tout, avec ce volume, on en est déjà à plus de 2000 pages de BD… et même pas encore à la moitié de la série complète !). Le problème est que, là aussi, « l’honnêteté » narrative est peut-être questionnable… Mais sans doute faut-il un peu attendre, à ce propos : l’introduction essentielle, ici, est celle du « nouveau cahier de prophéties » ; et il est sans doute trop tôt pour trancher sur la pertinence de ce procédé. C'est bien sûr a fortiori le cas concernant l'apparition annoncée de la « sainte mère », qui pour le coup me fait un peu flipper.

 

Il y a toutefois d’ores et déjà quelque chose de gênant à ce propos – cette très lourdingue prophétie cryptique, voulant qu’un « sauveur » se lève dans une église, qui y sera « tué ». Forcément, la Kanna messianique fait figure de cible idéale à ce propos, elle qui entend bien sauver le monde en discourant dans une église… La conséquence étant bien sûr, pour le lecteur, la quasi-certitude qu’elle n’est pas ce « sauveur » qui doit être abattu dans l’église. Du coup, c’est un « suspense négatif », disons : Naoki Urasawa appuie tant sur ce procédé, et avec une lourdeur si pachydermique, que, si l’on gaspille bien quelques pages à faire des suppositions sur l’identité de ce « sauveur » destiné à périr… on lâche en fait assez vite l’affaire, parce qu’au fond on (ou en tout cas moi) s’en fout. À cet égard, l’intervention opportune, façon deus ex machina, d’Otcho/Shôgun (qui n’est pas davantage ce « sauveur », hein), en en rajoutant une couche de lourdeur, m’a particulièrement navré…

 

KOIZUMI CHEZ NORMAN BATES

 

C’est étonnant, mais c’est finalement la seconde partie de ce volume 5 (approximativement le tome 10 original, donc) qui s’en tire le mieux, et en brodant sur le personnage de Koizumi, alors qu’elle ne m’avait pas du tout parlé dans le tome précédent, elle que je trouvais bien trop bouffonne, et prétexte à un « allongement » artificiel de la série, sans lui apporter grand-chose.

 

Avec une exception, certes : les ultimes séquences la faisant apparaître à la fin du volume 4, gros cliffhanger à la clef, avaient quelque chose de nettement plus intéressant, surtout de par leur ambiguïté – tant la séance en réalité virtuelle à Amiland se parait d’atours plus évocateurs de l’exploration intérieure de la psyché, sinon à proprement parler du voyage dans le temps ; d'où une incertitude totale du lecteur autant que des personnages quant à ce qu'elle y a « vécu ».

 

En fait, ce volume 5 « Deluxe », avant de se focaliser sur Kanna unifiant les mafieux façon Woodstock (le festival est ouvertement cité en référence), débute sur Koizumi sur le point de voir qui se cache derrière (le masque d') Ami, et Yoshitsune paniquant, supposant que, si elle a cette vision, elle en mourra – tandis que l’interruption forcée de la séquence de réalité virtuelle risquerait de considérablement affecter sa mémoire… Dans le fond, il y a là plein de choses potentiellement intéressantes ; le problème est que Naoki Urasawa semble alors avoir abandonné toute finesse pour exprimer tout cela – ce ne sont qu’artifices lourdingues et vite lassants, cadrages truqués et gouttes de sueur, répétition ad nauseam des mêmes cases pour traduire une hésitation pénible…

 

Koizumi a pourtant vu quelque chose – qui l’a fait hurler. Le lecteur, lui, n’a rien vu – effet de cadrage, donc, nous ne voyons pas ce que voit Koizumi, mais seulement sa réaction. Pour autant, cette vision, je vous le dis tout de suite, ne l’a donc pas tuée – tandis que l’interruption brutale de la séquence de réalité virtuelle par Yoshitsune ne l’a pas non plus rendue amnésique…

 

Nous laissons Koizumi de côté quelque temps, pour suivre en bâillant Kanna au casino et à l’église… Nous la recroisons ensuite à son lycée – où elle voit ladite Kanna, sans oser vraiment l’aborder et lui dire ce qu’elle sait. Marquée par l'expérience dystopique d'Amiland, Koizumi redoute, à bon droit, les incursions de Big Brother dans sa vie jusqu'alors innocente...

 

Surtout, elle fait face à un nouveau personnage – son nouveau professeur d’anglais…. Et c’est là que je dois placer, au cas où, la balise SPOILER (parce qu'il s'agit enfin d'une « révélation » qui porte ?)

 

Ledit personnage, là encore, n’est tout d’abord entrevu qu’au travers d’un cadrage « truqué », laissant toujours son visage dans l’ombre – à la façon de toutes les apparitions d’Ami jusqu’alors. Le personnage se révèle cependant à terme pour ce qu’il est – c’est-à-dire Sadakiyo… qui n’est donc pas Ami (deuxième grosse piste sur laquelle on appuyait lourdement à être abandonnée en la matière – la première, c’était Otcho, dans le volume 2, et ça laissait déjà présager de la poursuite de ce procédé...).

 

Pour autant, ce personnage est bien celui que Koizumi avait vu et supposé être Ami dans la simulation de réalité virtuelle – si elle avait été horrifiée, c’était par son visage adulte sur un corps d’enfant… Mais figurez-vous qu’il y a une explication à cela – et une explication étrangement… émouvante. Ce n’était pas gagné dans le cadre de cette BD, mais pour le coup ça marche très bien – en revenant sur le monde enfantin de Kenji et ses copains en 1969 ou par-là, essentiel dans les premiers volumes de la série, souvent délaissé par la suite, hélas.

 

En fait, ce Sadakiyo est probablement LA réussite de ce cinquième volume – notamment en ce que, au fil des révélations (et tout autant des dénégations, donc), il conserve un caractère ambigu, et tout autant inquiétant. L’inspiration première du personnage semble bien être Norman Bates, échappé du Psychose de Robert Bloch, puis d’Alfred Hitchcock… jusque dans sa relation à « sa mère ». Mais, au-delà de ce côté ouvertement référentiel, cela fonctionne bien : sa relation avec Koizumi, qui est complètement perdue, ne sachant en qui il faut avoir confiance – et en cela elle traduit, encore qu’avec une urgence toute différente, les propres interrogations du lecteur –, autorise bien des frissons et questionnements ; qui dépassent cette fois la seule « manipulation » du lecteur au gré des codes feuilletonesques – ou qui, plus exactement, en usent bel et bien, mais cette fois au point de les transcender : les gros sabots de la plupart des plus récents chapitres cèdent ici la place à quelque chose de subtil… Ouf.

 

Parce que, dans un sens, c’est la seule chose à vraiment sauver dans ce cinquième volume « Deluxe », m’est avis… Ou presque.

 

LE DESSIN, OUI…

 

Car le dessin demeure intéressant – je ne peux pas prétendre le contraire. Il séduit par sa fluidité et sa luminosité. Il est d’une extrême lisibilité qui fait parfois défaut à certains mangas du genre. Il est par ailleurs d’une cohérence admirable, notamment dans son traitement des personnages – qui conservent le plus souvent une unité, plutôt qu’une alternance marquée entre visage « normal » et visage « expressionniste », « caricatural », pour appuyer sur les émotions (il y a tout de même quelques exceptions à ce propos, dont bien sûr Koizumi, même si probablement moins que dans le volume 4 « Deluxe », et les bouffons de l’entourage de Kanna – laquelle rayonne, en contrepartie).

 

C’est à l’évidence un atout essentiel de ce manga : inégal pour ce qui est du scénario, et c’est peu dire, il est d’une constance dans la qualité graphique qui force le respect.

 

LE DOUTE M’HABITE

 

N’empêche que : ce cinquième volume « Deluxe » n’est globalement pas très glorieux – en fait, c’est clairement celui que j’ai le moins apprécié jusqu’alors. Est-il mauvais, alors ? Pas sûr, non… mais, à la différence de ce qui s’était produit pour les moments les plus faibles des tomes précédents, j’hésite davantage cette fois à dire que « je l’ai quand même lu avec plaisir » ; le fait est que la trame centrée autour de Kanna, au casino puis à l’église, m’a au mieux laissé de marbre… et au pire agacé – à la mesure du gâchis que cela représente à mes yeux, à moi qui étais littéralement tombé sous le charme de la Kanna du volume 3 « Deluxe »

 

Autant dire que les craintes suscitées par l’avis de quelques camarades concernant l’évolution de 20th Century Boys semblent soudain prendre plus de consistance… a fortiori si je prends en compte le fait que je n’ai toujours pas atteint la moitié de la série ! Ce qui, pour le coup, m’effraie quand même un peu…

 

Poursuivre, alors ? Eh bien, au moins jusqu’au volume 6 « Deluxe », que je me suis procuré en même temps que celui-ci – et qui sera donc l’occasion de parvenir à ce milieu de récit attendu/redouté, peut-être le bon moment pour décider de la suite des opérations...

 

Je reste curieux, hein – mais au stade où cela relève peut-être un peu de la « compulsion réflexe », disons : je veux savoir, parce que – ça n’appelle pas plus de justifications. Or j’aimerais bien redevenir curieux « par enthousiasme », comme je l’étais jusqu’alors, globalement… En fait, le récit, au fil des gros volumes, me paraît tellement inégal que je ne peux en rien exclure la possibilité de tomber sous le charme des épisodes suivants – on verra bien, hein…

 

Mais là je me mets (ou remets ?) à douter, quand même.

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Le Dieu-Poisson, de Fred Chappell

Publié le par Nébal

Le Dieu-Poisson, de Fred Chappell

CHAPPELL (Fred), Le Dieu-Poisson, [Dagon], traduit et préfacé par Maurice-Edgar Coindreau, [s.l.], Christian Bourgois, coll. Dans l’épouvante, [1968] 1971, 281 p.

 

Un livre improbable à bien des égards que ce Dagon – puisque tel est son titre originel, je reviendrai bientôt sur les raisons pour lesquelles la première édition française, celle-ci, employait pour titre Le Dieu-Poisson (avant que les rééditions ne décident d’accoler les deux : Dagon, le Dieu-Poisson). Même avec l’ambiguïté que véhicule par essence le nom de Dagon, après tout pas le moins du monde une création de Lovecraft, l’amateur de lovecrafteries est comme par nature incité à tendre l’oreille à cette occurrence et à souhaiter en apprendre davantage – et à bon droit, puisqu’il s’agit bel et bien d’une allusion délibérée et marquée au gentleman de Providence.

 

Mais elle ne vient pas d’un camarade en pulperies, ou même d’un « continuateur autorisé » par August Derleth : Fred Chappell était alors (1968) déjà, et l’est sans doute bien plus encore, un écrivain renommé de « littérature générale » et de poésie, dont l’origine « sudiste » a déterminé la classification de son œuvre, éventuellement sous le critère plus précis du « Southern Gothic ». Ce qui explique sans doute que ce Dagon, son troisième roman, ait été assez rapidement traduit en français, et par Maurice-Edgar Coindreau, pas le moindre des traducteurs et passeurs, puisque associé aux plus grands noms de la littérature américaine des années 1930, notamment sudiste, et tout particulièrement à Faulkner – peut-être son principal « protégé », qu’il aurait semble-t-il largement contribué à faire découvrir en France, avec d’autres, des Steinbeck, Dos Passos ou Flannery O’Connor, excusez du peu…

 

Et c’est d’ailleurs ce que Maurice-Edgar Coindreau met en avant dans sa préface au Dieu-Poisson : Fred Chappell est de ces auteurs sudistes, et « Southern Gothic », à sa manière un héritier de Faulkner. Sans doute – mais, si la mise en avant de ce trait est des plus légitime et pertinente, le contenu de cette préface n’en est pas moins assez déstabilisant pour l’amateur de lovecrafteries… Pinaillage obsessionnel de ma part, peut-être, mais cela m’inspire quand même quelques développements (assez longs, pour le coup), en préalable à la discussion du roman lui-même.

 

LES BIZARRERIES DE LA PRÉFACE

 

Lovecraft est bel et bien mentionné dans la préface de Maurice-Edgar Coindreau – mais une seule fois, et de manière très étrange...

 

« Il aurait pu citer également Lovecraft… »

 

En effet, après avoir cité quelques sources et références prestigieuses historiquement et/ou littérairement, avec du Samson biblique et du Paradis perdu dedans, le traducteur nous dit que, dans son roman, Fred Chappell « aurait pu citer également Lovecraft »…

 

Ce qu’il fait pourtant assurément : le roman est régulièrement émaillé d’allusions transparentes, via le « lexique » associé au papa de Cthulhu – ainsi « Cthulhu » lui-même, ou « Yogg Sothoth », ou « Nyarlath »… Également, en une occasion, un « Pnakotic » dont le traducteur ne savait visiblement que faire, et qu’il a donc laissé tel quel.

 

En fait, c’est à cet égard pire encore que ce que je croyais au fil de ma lecture, dans la mesure où j'ai appris après coup que, dans la version originale du roman, Fred Chappell citait et sans la moindre ambiguïté, en guise d’exergue, le fameux « Ph'nglui mglw'nafh Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn » associé à notre céphalopode extraterrestre préféré… exergue qui a disparu dans cette traduction.

 

Ah.

 

Lovecraft, mais pourquoi ?

 

Mais il y a plus. On passera gentiment sur le fait que Maurice-Edgar Coindreau se plante dans son résumé de la nouvelle « Dagon » de Lovecraft, en conférant ce nom « divin » à la créature entrevue par le narrateur – alors que c’est un peu plus compliqué que cela. Mais oui, c’est là une confusion très fréquente encore aujourd’hui, et, j’imagine, on peut supposer que ma remarque à cet égard relève d’un pinaillage un tantinet pathétique, et très contestable…

 

Il est sans doute plus fâcheux que le traducteur se réfère à cette unique nouvelle – là où le roman de Fred Chappell, s’il joue sur l’ambiguïté historique du nom « Dagon », se rapproche en fait bien davantage de nouvelles ultérieures de Lovecraft, surtout « The Shadow Over Innsmouth » et « The Dunwich Horror », dirais-je.

 

Par ailleurs, le lexique ne doit pas nous tromper (qui n’est après tout que superficiel, bien souvent) : c’est le fond de la mythologie lovecraftienne qui imprègne en fait le poisseux roman sudiste de Fred Chappell, en mettant toutefois l’accent sur le culte, plutôt que sur le « surnaturel » (dont je suppose que la présence effective en ces pages est à débattre).

 

Peu importe – et peu importe au traducteur/préfacier, surtout, qui en arrive bien vite à la seule et unique raison à ses yeux de mentionner ici, s’il le faut, allez, mais hâtivement en tout cas, Lovecraft et son « Dagon » : la nouvelle, c’est fâcheux, étant titrée « Dagon », et un recueil avec, cela lui a « imposé » (?) de modifier le titre français du roman de Fred Chappell – et c’est ainsi que Dagon est devenu, en traversant l’Atlantique, Le Dieu-Poisson… avant, donc, de devenir Dagon, le Dieu-Poisson.

 

Rien d’autre ? Vraiment ? À l’en croire, probablement : c’est tout pour Lovecraft, parlons plutôt de Faulkner et des prêcheurs évangélistes américains qui font des trucs bizarres avec des serpents… Notez que c’est tout à fait pertinent que de parler de tout cela, hein ; et la place réduite accordée à Lovecraft aurait sans doute pu très bien se justifier en jouant sur d’autres tableaux – en disant tout simplement, ce qui paraît difficilement contestable, que le roman de Fred Chappell, pour être émaillé d’allusions, et sciemment, relève bel et bien d’une « horreur » psychologique avant tout, « Southern Gothic » sans doute, et témoigne, dans le fond peut-être, dans la forme en tout cas, d’une manière peu ou prou aux antipodes de celle de notre vieil aristo de Nouvelle-Angleterre. Là, OK.

 

Innocence, ignorance ?

 

Il n’en reste pas moins que cette préface me laisse perplexe : que faut-il penser de tout cela ? J’ai du mal à croire que Maurice-Edgar Coindreau était totalement « innocent », ou « ignorant », concernant l’inspiration lovecraftienne de ce roman...

 

Comme dit plus haut, Fred Chappell se montre assez explicite à cet égard, au fil d’allusions lexicales récurrentes (dont une, et pas la moindre, a donc été sabrée au passage, eh…).

 

Par ailleurs, même à supposer que l’éminent traducteur ne savait rien de tout cela, son éditeur, lui, était forcément conscient de ce qu’il en était : le dernier rabat de cette première édition annonce la parution prochaine, chez Christian Bourgois, dans cette collection « Dans l’épouvante » (nom emprunté à Hanns Heinz Ewers, au catalogue), ou dans celle intitulée « Dans le fantastique », de diverses lovecrafteries – en fait plus précisément des derletheries : deux sont justement attribuées à Derleth, mais les deux autres, faussement, à Lovecraft (pour l’anecdote, on y annonce aussi, bien sûr, la parution prochaine d’un petit livre oublié de tous depuis, le premier tome du Seigneur des Anneaux de Tolkien…). Il est tout de même très peu vraisemblable que l’éditeur n’ait pas établi, lui, de lien entre Lovecraft et le Dagon de Fred Chappell, donc… Même si cet ordre de parution est assez intéressant, je suppose.

 

Enfin, l’auteur lui-même, bien sûr, savait – or Maurice-Edgar Coindreau s’était à plusieurs reprises entretenu avec lui, ainsi qu’il l’explique justement dans cette préface : les anecdotes portant sur les prêcheurs et les cultes de snake handling sont censées provenir de Fred Chappell lui-même ; et il n’aurait jamais mentionné Lovecraft, dans ce cadre ? C’est quand même étonnant… D'autant que l'on a su depuis que l'auteur, bien loin de minimiser cette influence, la revendiquait tout à fait ; il a d'ailleurs récidivé, et à plusieurs reprises (mais ça, le traducteur ne pouvait certes pas le savoir, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit).

 

Alors quoi ? Est-ce, tristement, comme l’a suggéré un camarade et éminent traducteur, que traiter de Lovecraft, pour l’éminent spécialiste de Faulkner, etc., revenait à « s’encanailler » ? Je voulais croire – naïvement, en supposant le meilleur, ce qui est toujours absurde semble-t-il – qu’il s’agissait d’un jeu ambigu avec le lecteur, mais ça n’est certes guère probable… Voire pas du tout.

 

Mh.

 

 

Bon, OK, je vous emmerde avec ma perplexité préfacière – passons plutôt au roman en lui-même, oui…

 

Mais c’est « étrange », quoi. Voilà. Merde.

 

RETOUR AU PAYS

 

L’héritage – procédé lovecraftien par excellence ? Mais c’est peut-être que j’ai beaucoup joué à L’Appel de Cthulhu… Le chapitre initial, assez déstabilisant, consiste en une sorte d’état des lieux ou inventaire, relativement abstrait, encore que sentant d’ores et déjà la poussière, qui a ici son rôle, et pouvant, le cas échéant, user de réminiscences gothiques ne s’embarrassant pas forcément d’être « Southern ».

 

Mais oui, c’est bien de cela qu’il s’agit – et, corollaire éminemment lovecraftien à son tour, d’un retour au pays. Nous sommes en Caroline du Nord, et Peter Leland, notre « héros » (globalement d’une passivité toute lovecraftienne), est un jeune pasteur méthodiste, marié depuis peu à la ravissante et spirituelle Sheila. Mais c’est un pasteur bien trop « intello » pour ses ouailles… Quand ses prêches commencent à relever de l’exégèse biblique et de l’étude critique des sources, les paroissiens qui n’y comprennent mais émettent des signaux assez explicites.

 

Mais c’est ce que Peter Leland veut faire : étudier, découvrir, comprendre – avec un sujet de prédilection, du fait d’une intuition fatale : la persistance d’un certain paganisme dans l’Amérique puritaine – il y a notamment ce vieux Dieu du Levant, Dagon, régulièrement cité çà et là…

 

Mais, pour travailler, Peter a besoin de calme – et c’est ainsi que sa femme et lui emménagent dans la vieille demeure familiale, une ferme perdue au fin fond de l'Etat, où il n’avait jamais mis les pieds, ou alors il y a bien longtemps de cela : il n’y connaît rien, absolument rien, la proximité géorgraphique n'y change rien.

 

COUP DE FOUDRE

 

Lors d’une promenade qui aurait dû s’achever sur un tendre accouplement dans les fourrés, nos amoureux sont interrompus par un vieux bonhomme d’aspect louche – un certain Ed Morgan, qui vit sur ces terres depuis toujours, Leland n’est-il pas au courant ? Une sorte de métayer – là, il était sorti voir s’il avait pu choper quelques rats musqués dans ses pièges…

 

Sheila déclare forfait, mais Peter accompagne ce M. Morgan dans sa minable baraque, effectivement sur ses terres ; là, il fait la connaissance de la grosse bonne femme de Morgan, et surtout de Mina.

 

Mina… Une adolescente. Répugnante… Elle a quelque chose de « poissonneux » – le signal d’alarme se déclenche chez le lecteur amateur de lovecrafteries. Pourtant, elle ne manque pas de faire de l’effet à notre pasteur ; l’apparence, l’âge… Ses mots, aussi : « Vous êtes rudement beau, dit-elle. Ça, pour sûr, vous êtes tellement joli que pour un peu je vous mangerais. Oui, j’vous mangerais tout entier. » Et le père de ricaner : « Faites pas attention à ce qu’elle dit, fit-il, si vous l’écoutez, elle vous rendra fou. Je vous en donne ma parole. »

 

C’est bien sûr ce qu’il va se passer. Quoi d’autre ?

 

SURVIVANCES PAÏENNES

 

Le piège se referme – littéralement, d’ailleurs. Les collets d’Ed Morgan sont surpassés par les malles étranges du grenier – à moins que le vrai piège, plus insidieux, ne soit à l’intérieur ? Les pièges apparents étant alors des protections, des garde-fous... Il y a dedans ces lettres des ancêtres, truffées de fautes d'orthographe, mais aussi de mots incompréhensibles et qui n’ont rien d’anglais – ces « Cthulhu », « Yogg Sothoth », « Nephreu », « Ka nai Hadoth », « Nyarlath »…

 

Et tout ici est… poisseux. Tout colle et oppresse. Tout menace. Une réalité est entraperçue, qui est aussi et avant tout insignifiance...

 

Poisseux.

 

Et où quêter le réconfort ? Ce n’est pas le moindre aspect des révélations cryptiques que déniche çà et là Peter Leland, sans bien les comprendre : notre pasteur, dans un sens, est seul. Sheila ? Non, pas Sheila. Mina, peut-être… Une famille...

 

Et Peter Leland bascule, et avec lui le roman, et avec eux le lecteur.

 

UN AUTRE CULTE

 

L’écart était devenu trop grand, la pression extérieure trop forte, quand bien même insidieuse : à demi-mots, nous voyons Peter Leland chavirer… et tuer sa femme.

 

Pour autant, il ne finira pas derrière les barreaux, et ce sacrifice rituel plus ou moins conscient lui ouvrira les portes d’une famille autrement accueillante, famille qui est tout autant communauté et, disons-le, culte : Peter Leland se rend chez les Morgan, pas tant auprès d’Ed ou de son encombrante épouse, plutôt auprès de l’intrigante et cruelle Mina. Mais leur baraque immonde, est-elle un refuge ou une prison ? À supposer qu’il y ait une différence… Car le séjour de Leland chez les Morgan s’apparente bien vite à une séquestration – mais une séquestration choisie, volontaire.

 

Et plus poisseuse que jamais… Le sexe avec la répugnante Mina est sans doute répugnant, et douloureux, mais c’est en même temps une expérience unique, une transcendance à maints égards. Rien de commun avec quoi que ce soit d’antérieur. Et Mina, la poissonneuse créature, est tellement plus que cela…

 

Peter Leland découvre auprès d’elle la soumission réconfortante des sectes, et l'humiliation choisie. Masochiste heureux d’être en proie aux sombres délires d’une sadique hors-normes, le pasteur se fait adorateur, et oublie ses questionnements théologiques et historiques au profit d’une foi plus pure, simple et directe – qui demeure : elle a toujours été là, sera toujours là.

 

La jalousie est cependant de la partie – avec cet infect Coke Rymer qui fréquente Mina : l’abandonnera-t-elle pour ce jeune imbécile ? À tout prendre, c’est plus que probable, mais la foi demeure – et cet amour, ou désir peut-être, qui appelle aux pires vexations.

 

Suivra un voyage, où tous trois se rendront dans la ville de Gordon – une ville qu’absolument rien ne distingue de tant d’autres dans ce Sud Profond anémié, pauvre, vulgaire… et poisseux.

 

Là, l’expérience intime de la foi se muera en un sacrifice humain volontaire – autant dire une longue, très longue, séquence de torture au prétexte de tatouage, une longue agonie sans rime ni raison, dans l’espoir un peu vain d’entrapercevoir enfin Dieu, qui est donc Dagon.

 

Et qui est idiot.

 

Ne reste que la mort, et, peut-être, une parodie de résurrection – quelle blague…

 

POISSEUX

 

Le Dieu-Poisson n’est sans doute pas tant affaire de récit que d’ambiance – et cette ambiance, oui, plonge sans doute aux racines du « Southern Gothic ». Le mot, encore une fois, est « poisseux » ; il y a une oppression toute insidieuse dans ces pages, qui collent aux doigts sous l’effet délétère des sécrétions corporelles que vous voudrez.

 

Mais ce cadre de Sud Profond et bouseux n’est effectivement pas sans lien avec les rondes collines surmontées d’étranges cercles de pierre que l’on trouve de toutes parts dans la région de Dunwich, tandis que les habitants de ce quasi-désert, ces « rednecks » ou « white trash », assommés d’une foi ambiguë, qui gagne au paganisme sous-jacent, et survivant vaille que vaille, dans un esprit de communauté resserrée, gardant jalousement ses secrets qui sont autant de vérités, sont sans doute quant à eux des cousins des hybrides maudits d’Innsmouth.

 

Et qu’importe s’ils sont avant tout répugnants pour la bonne âme intellectuelle, qui débarque sans rien savoir, et en affichant pourtant son savoir plus vain que jamais.

 

Mais, pour retranscrire cette éprouvante réalité, Fred Chappell, de sa plume assez habile, qui saisit en tout cas le lecteur aux tripes, use de procédés radicaux, et éventuellement déstabilisants – tout en conservant, je suppose, une cohérence d’ensemble, qui fait de la lecture de ce Dieu-Poisson une expérience « pas très agréable » (je pique plus ou moins l'expression à S.T. Joshi, dans The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos)…

 

LA BASCULE

 

Quoi qu’il en soit, le roman est clairement scindé en deux parties – avec le meurtre de Sheila pour bascule.

 

Après un premier chapitre un peu à part, mais utile sans doute à titre préparatoire, le roman adopte tout d’abord une démarche assez classique, disons, narrativement rigide, avec des personnages qui se croisent et se parlent, en humains, et pleinement humains, avec aussi des explorations et des fouilles louchant sur le policier ou les quêtes généalogiques morbides si fréquentes chez Lovecraft, et de lointains aperçus d’une horreur sous-jacente mais encore relativement convenue. Tout est poisseux, mais aussi étrangement lumineux – de cette lumière blanche et écrasante typique d’un soleil agressif et menaçant, finalement bien plus à craindre que la nuit réconfortante, car mettant en évidence, sous des couleurs outrancières, la réalité d’un monde qui ne peut être qu’inquiétant – d’autant plus quand ses « secrets » se révèlent, perdant aussitôt cette qualification pour ne plus être que la réalité incontestable de la matière ; et de la chair.

 

Mais tout change quand Peter Leland se rend auprès de Mina pour vivre avec elle. L’ambiance sourde et ambiguë qui prévalait, finalement assez commune encore que tout à fait pertinente et habile, est alors remplacée par une sensation permanente de cauchemar et de folie, oscillant avec des variations redoutables d’une abstraction froide à la plus sensible des séquences de torture. La lecture, ici, se fait plus ardue, peut-être – elle coule moins de source, en tout cas. Plus d’échappatoires dans les mystères, ici : la réalité crue prend le pas, et, si l’on ne comprend pas bien ce qu’il en est au juste, pas plus que Leland confit dans sa dévotion pour Mina, l’expérience de la souffrance prime.

 

Une souffrance, bien sûr, qui n’est pas qu'organique – en fait, elle ne l’est même qu’à la marge. C’est surtout dans la psychologie tourmentée et tortueuse de Peter Leland que réside l’horreur – s’il faut bel et bien qualifier ainsi ce roman, je n’en suis pas tout à fait persuadé. Le « snuff » prolongé, n’exprimant pourtant la douleur physique qu’épisodiquement et comme un corollaire de quelque chose de bien plus fondamental, stupéfie avant tout en raison de l’état d’esprit de Peter Leland, dont Fred Chappell livre un tableau éloquent et terrible : victime consentante, dévot avide de la contemplation de Dieu, qui pousse l’autodénigrement jusqu’à l’auto-flagellation et même l'humiliation, et enfin jusqu’au suicide, dans une démarche psychologique qui horrifie sans doute avant tout par ce qu’elle de tragiquement crédible.

 

La bascule, cependant, ne sera pas forcément du goût de tous – et j’avoue que, parce que je suis parfois un brin timoré sans doute, j’ai été autrement happé par la relativement classique première partie que par l’outrance psychopathologique de la seconde…

 

Mais ces deux variations sur le récit, aussi poisseuses l’une que l’autre, mais chacune à sa manière, expriment bel et bien, jusque dans cette articulation radicale, quelque chose de très fort et intimement perturbant – qui, pour le coup, Lovecraft et « Southern Gothic » mis à part, m’a notamment évoqué certaines choses de Brian Evenson, disons.

 

ET LOVECRAFT, ALORS ?

 

Et Lovecraft dans tout ça ? Il est là – ou pas. Tantôt cela fait l’effet de quelque chose d’assez superficiel, tantôt cela participe de quelque chose de bien plus insidieux et subtil – et jusque dans la quasi-pornographie des séquences de tatouage.

 

Les deux auteurs ont bien des manières antipodales, mais, par moments, quelque chose ressort, qui est à n’en pas douter bien plus lovecraftien que quantité de lovecrafteries en fait derléthiennes, et qui, pendant des décennies, mais peut-être tout particulièrement à l’époque de la publication de ce Dagon (1968), ont prétendu naïvement ou hypocritement que Lovecraft, c’était des noms imprononçables partout, un vieux grimoire relié en peau humaine ici, un sorcier là, 92 000 clins d’œil à chaque page, et une routine d’écriture sans cesse répétée, avec des bons et des méchants, des anges déchus et un putain de « signe des anciens » amplement suffisant pour se protéger du Mal.

 

Aussi Fred Chappell, extérieur au fandom, avait-il de toute évidence bien mieux saisi ce qui était au cœur des récits de Lovecraft. Et, même s’il met le poisseux en avant, même si son récit est parcouru d’une tenace odeur de sexe glauque et pervers parfaitement étrangère au « weird » lovecraftien, et plus globalement d’une sensation de chair, d’organique, qui l’emporte immanquablement sur le mental impuissant du « héros », jusqu’à traduire cette impuissance en des réalités autrement concrètes, même avec tout cela, donc, la part lovecraftienne demeure.

 

En sens inverse, on pourrait minimiser cette influence – et c’est vrai qu’au premier coup d’œil, l’approche des deux auteurs est tellement différente que c’est là une conclusion très raisonnable. D’ailleurs, pour être franc, rien ne garantit qu’un amateur de Lovecraft appréciera le roman de Fred Chappell, qui, pour être riche de traits lovecraftiens dans le fond du fond, je veux le croire, n’en adopte pas moins une forme bien éloignée – quant aux lecteurs de Fred Chappell, malgré cette incursion en terres « weird », ils ne seront probablement pas davantage attirés par l’œuvre « sous-littéraire » du gentleman de Providence, avec son « mythe » en toc pour idiots de geeks (je ne fais ici que retranscrire, dans l’esprit, des critiques lues çà et là).

 

Autant d’attitudes très compréhensibles. D’aucuns diront que Le Dieu-Poisson est lovecraftien, d’autres qu’il ne l’est pas – et peut-être auront-ils tous raison, c’est une question de curseur à placer ici ou ailleurs. Nier toute influence de Lovecraft serait cependant absurde – d’où mon problème avec la préface ; même à affirmer, ce qui se tient, qu’il ne suffit pas de citer « Cthulhu » et « Yogg Sothoth » pour faire du Lovecraft : m’est avis qu’il y a ici quelque chose de plus juste, et de bien plus profond (si j’ose dire).

 

CONCLUSION

 

Mais peu importe ? Prenons le roman pour ce qu’il est – en tentant, vainement sans doute, de l’extraire de tout contexte. Est-il bon ? Oui, pas de doute. Un chef-d’œuvre, alors ? Je ne crois pas – la seconde partie m’a parfois un peu laissé sur le carreau, faut dire ; mais il reste quelque chose de très fort dans tout ça, et finalement de singulier.

 

On a dit de ce roman qu’il était passé complètement inaperçu des amateurs américains de Lovecraft pendant deux à trois décennies (mais cela fait quelque temps que cela a changé, donc – et Fred Chappell a d’ailleurs eu l’occasion de livrer plus récemment d’autres récits pus ouvertement lovecraftiens, dont une nouvelle titrée « The Adder », au pitch très alléchant, il faudra que j’essaye de trouver ça)… Peut-être, en France, est-ce différent – voir le contexte de publication évoqué plus haut ? Quoi qu’il en soit, nous sommes là en présence d’une œuvre inspirée mais pas servile, et ce roman n’a rien d’un pastiche : s’il est lovecraftien, c’est à un niveau autrement pertinent – et c’est sans doute le mieux que nous pouvions espérer.

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Fraction, de Shintarô Kago

Publié le par Nébal

Fraction, de Shintarô Kago

KAGO Shintarô, Fraction, [フラクション], traduction [du japonais] et adaptation [par] Sylvain Lamy, [Paris], IMHO, [2009] 2e édition 2012, 208 p.

 

ON NE SE LASSE JAMAIS VRAIMENT DE L’EXCÈS

 

Après les lectures gouleyantes des raffinés deux volumes de Carnets de massacre publiés à ce jour en France, j’ai voulu prolonger quelque peu l’expérience avec Shintarô Kago, mais dans un registre sans doute un peu différent. Même s’il s’agit là encore d’ero guro, genre dont il est sans doute l’un des maîtres contemporains, tout en excès et mauvais goût assumé… J’avais de bons échos de Fraction, toujours aux éditions IMHO, qui s’est donc tout naturellement retrouvé sur ma pile à lire mangas ; et c’est bien une lecture tout à fait intéressante, qui questionne narquoisement le genre, tout en en usant avec une habileté consommée, n’excluant pas la diversité de registres.

 

Fraction se… fractionne… en plusieurs parties. La première, et la plus longue, correspond à « Fraction » au sens strict, un manga ero guro conçu spécifiquement pour être publié de la sorte, sans passer par une prépublication en revue imposant un… découpage… particulier. Ce récit d’environ 130 pages constitue donc l’essentiel du recueil, et s’accompagne d’un entretien entre Shintarô Kago et l’auteur de romans policiers (humoristiques ?) Ryûichi Kasumi, amusant (le « lexique » accompagnant tout ça est d’un intérêt plus douteux – ou, plus exactement, il ne m’a globalement pas servi à grand-chose, étant moi-même amateur de cinéma d’horreur, or c’est bien de cela qu’il s’agit ; j’imagine que, pour d’autres, cela peut s’avérer utile). Mais le volume se conclut sur quatre histoires courtes, davantage dans le style des Carnets de massacre, ou pas, on verra.

 

FRACTION

 

Le relativement long récit intitulé « Fraction » a d’emblée de quoi étonner qui, comme moi, n’a lu pour l’heure de l’auteur que les Carnets de massacre. Le dessin se montre en effet beaucoup plus soigné et propre, pour un effet peut-être un peu moins singulier, néanmoins tout à fait bienvenu et d’un à-propos incontestable.

 

Un serial killer – un quoi ?

 

Mais le récit surprend aussi, dans ses premières pages, par les thématiques qu’il traite – ou prétend traiter ? Toujours est-il que c’est au premier chef une fort classique histoire de serial killer que nous narre ici Shintarô Kago, avec ce qu’il faut de codes empruntés au thriller.

 

Forcément, Kôtarô Higashino, le gentil serveur du Chat Noir, amateur par ailleurs de films d’horreur, notamment ceux de Dario Argento (le pauvre va, sous nos yeux, voir La Terza Madre – Kago est bien un sadique !) ou de Lucio Fulci, ne peut être que le « mystérieux » tueur, dit « le Tronçonneur » en raison de son mode opératoire (il coupe ses victimes en deux), qui sème la terreur dans le quartier depuis quelque temps, à tuer une femme par mois… Chose dont, bien sûr, sa collègue Ryôko Fujioka, profileuse et enquêtrice à ses heures gagnées, n’a pas la moindre idée ?

 

On le sait, le meurtre est de toute façon un art… Mais apparaît bientôt la possibilité qu’un tueur « plagiaire », un « copycat », adopte à son tour le mode opératoire du Tronçonneur ; et c’est inacceptable ! Le tueur mène l'enquête...

 

L’ero guro, ça commence à bien faire

 

Mais nous ne suivons pas que le Tronçonneur dans cette BD – elle alterne en effet deux points de vue, et, quand ce n’est plus le tour de notre assassin devenu détective, c’est à un tout autre personnage de s’exprimer… un mangaka du nom de Shintarô Kago !

 

Oui, notre pervers préféré se met lui-même en scène dans « Fraction »… sous les traits d’un artiste irrémédiablement associé au genre ero guro, et qui en a un peu marre… Il aimerait faire tout autre chose, au grand dam de son éditrice : des histoires à énigme ! Du policier somme toute très classique, à base de chambres closes, ce genre de choses…

 

Catastrophe pour l’éditrice : ce que l’on attend de Kago, c’est du sang, du viol, de la torture, DU CACA ! Mais le mangaka veut passer à autre chose – et il y a une approche qu’il souhaite développer : la manipulation narrative…

 

Un récit et son commentaire – en même temps

 

De manière à la fois très convenue et étonnamment habile, Kago, en alternant « son » point de vue et celui du Tronçonneur, livre un récit qui est à lui-même son propre commentaire. Mise en abyme post-post-truc si vous y tenez, mais le résultat s’avère étonnant – ou, plus exactement, il est ludique : en commentant de lui-même son récit au fur et à mesure qu’il se développe, Shintarô Kago convoque le lecteur dans sa narration comme aucun procédé d’identification n’y parviendra jamais. Et la réjouissante dissection des spécificités du manga au regard des techniques de manipulation narrative (plus communément associées, mais bien sûr chaque fois avec leurs spécificités, à la littérature et au cinéma) incite bien vite le lecteur à questionner ce qu’il lit – puisque, à l’évidence, l’auteur le manipule… Il le lui dit, bon sang ! Mais la « mauvaise foi » éventuelle de l’auteur ne fait qu’en rajouter : il jubile à piéger son éditrice – et indirectement le lecteur – en usant des préconçus portant sur la mise en page, le « caniveau », les phylactères, etc. Ce qui est aussi rageant que jouissif…

 

En fait, son approche, dans le fond comme dans la forme, peut évoquer, par exemple, ce qu’avait pu faire un Scott McCloud dans le très recommandable L’Art invisible. La dissection des techniques d’expression propres à la bande dessinée, leur jeu sur le temps par exemple, les implications de la mise en page, l’idée d’un art séquentiel, etc., trouvent un écho marqué dans le récit de Shintarô Kago. Mais – justement, et c’est la différence essentielle – « Fraction » n’est pas qu’une dissertation savante, agrémentée de nombreux exemples : c’est en même temps un récit. Et c’est ici que l’ambiguïté du propos s’avère tout particulièrement savoureuse. Le lecteur, par la force des choses, sait qu’il est manipulé – mais cette conscience, justement, n’enlève absolument rien à la réalité de cette manipulation, elle ne fait que la renforcer ; et quand Kago nous révèle, procédé après procédé, comment il nous a trompés, on hurle à la « mauvaise foi », à la « malhonnêteté », mais on en redemande, aussi…

 

Excessif – forcément

 

Et si l’on se doute très vite que Shintarô Kago, en tant que personnage, n’est probablement pas quelqu’un de très fréquentable, Shintarô Kago en tant qu’auteur aiguille toutes nos perceptions sur des fausses pistes, avant de nous rassembler par la force de son art narratif sur une vérité qu’il faut bien enfin révéler… le plus fort étant qu’alors il parviendra quand même à nous surprise, et en étant lui-même – et donc en s’enfonçant avec délices dans les excès les plus sidérants, improbables, absurdes, enthousiasmants…

 

Oui, c’est bien du Shintarô Kago – avec ses idées ero guro ô combien tordues, et qui relèvent d’une relation plus ou moins sadomasochiste avec un lecteur qui, au fond, ne demande rien d’autre que d’être écœuré – mais tout autant amusé ; ici, toutes ces sensations sont bel et bien de la partie, mais la virtuosité complice et moqueuse tout à la fois de l’auteur dans son emploi, pourtant souligné à gros traits, des techniques de manipulation narrative, rajoute une couche supplémentaire de jubilation, au travers d’un récit diablement malin, et horriblement réjouissant dans son mauvais goût affiché…

 

« Fraction » est une belle réussite : dans un registre plus « sérieux » que les Carnets de massacre, avec un dessin plus appliqué (mais peut-être un peu plus commun, en même temps, mais peu importe car c’est à propos), cette histoire « longue » m’a convaincu de bout en bout, et j’ai adoré me retrouver impliqué par l’auteur lui-même tout à la fois dans le récit et dans son commentaire. Vraiment très chouette.

 

LES HISTOIRES COURTES

 

Le volume, outre l’entretien et le lexique mentionnés plus haut, se conclut sur quatre histoires courtes – d’un graphisme globalement plus « simple » (encore que je relèverais bien une exception, sobre plutôt que simple) que dans le long récit « Fraction » ; mais ce sont aussi des « histoires » (en fait, la part de scénario est éventuellement limitée jusqu’à l’abstraction) qui mettent bien davantage en avant les excès propres à l’auteur, dans une surenchère permanente. Au point, en fait, où le qualificatif « ero guro » paraît quelque peu dérisoire – disons donc « porno trash », ça le vaut bien.

 

Et c’est du lourd, dans le registre… Shintarô Kago, dans Les Étranges Incidents de Tengai, m’avait déjà mis quelque peu mal à l’aise à l’occasion, mais là c’est encore la gamme au-dessus. Je ne suis certes pas un apôtre de la censure et des « interdictions » (aux moins de 16 ans, nous dit-on ici – ou, pour employer la délicieuse formule, c'est là un ouvrage « pour public averti »), mais, eh bien, effectivement, ce n’est par pour mes neveux, quoi… Le gore comme le sexe sont employés de manière frontale, dans une sidération d’excès destinée à calmer radicalement le plus endurci des lecteurs – en lui donnant la pitance qu’il réclame, mais aussi bien davantage… Une relation kagomasochiste, quoi.

 

(Pour l’anecdote, je me suis retrouvé à lire ces histoires courtes en patientant à la médecine préventive, j’avais l’impression qu’un bataillon de psychiatres lisait par-dessus mon épaule, arf…)

 

Mais décortiquons – disséquons, truc.

 

De retour du Front

 

« De retour du Front » est un récit à la fois très frontal – sur le plan pornographique notamment, c’est la BD la plus explicite de tout le recueil – et dont je sens qu’il me manque des clefs pour pleinement l’appréhender, surtout dans cette histoire de « Front », à peine entrevu, et dans une perspective clairement traumatique, mais tout autant surréaliste.

 

Quoi qu’il en soit, « l’histoire » (un bien grand mot) tourne autour d’un couple horrible, un homme desséché, cadavérique, mais qui jouit au moindre stimulus, et une femme assez indiscernable, dont on ne sait trop, dans ses relations (peu ou prou uniquement sexuelles) avec le quasi-macchabée, si elle avant tout amoureuse ou sadique – les deux dimensions se mêlant sans doute.

 

En résulte alors une « histoire d’amour » qui est histoire de sexe, outrancière et maladive (mais pas drôle), qui choque assurément le bourgeois, mais dont je ne sais trop que penser au juste…

 

Secousses

 

L’histoire suivante, « Secousses », n’est guère plus facile à interpréter. Mais elle se distingue par son style graphique étonnamment sobre, qui tranche radicalement avec la pornographie frontale de « De retour du front », pour un résultat qui me parle sans doute davantage ; oh, je ne sais pas si l’on peut aller jusqu’à dire que Shintarô Kago fait dans la retenue… Peut-être, en même temps. Mais c'est qu'il capte le lecteur par une bizarrerie cette fois peut-être plus intellectuelle que graphique ; le sexe est là, la violence aussi, mais sur un mode un peu mineur, et leur expression dans le dessin n’a en tout cas rien d’outrancier – pas dit, pour le coup, que ce conte soit véritablement ero guro, j’en doute.

 

Un homme très propre sur lui – un bourreau, a priori – constate autour de lui, à la suite d’un tremblement de terre, que de plus en plus de gens se mettent à « trembler » eux-mêmes, comme pris par des « secousses » récurrentes et forcément annonciatrices d’une fin proche ; vous vous doutez de comment ça se termine…

 

Un récit étonnant. Là encore, je ne suis pas bien sûr de bien l’appréhender, mais ça me parle quand même davantage, dans l’ensemble – et, graphiquement, c’est irréprochable : le jeu, aussi sobre soit-il, sur les « secousses », est habile, en usant, comme en clin d’œil à « Fraction », de possibilités qu’offre le manga, art immobile, pour suggérer le mouvement, en faussant les perceptions, à moins qu’il ne s’agisse d’emblée de jouer des perceptions faussées du lecteur. Intéressant…

 

Effondrement

 

« Effondrement », après le sérieux et la sobriété de « Secousses », revient à quelque chose de bien plus outrancier, mais aussi drôle, cette fois.

 

Nous y suivons une femme totalement paranoïaque, dans ses relations au monde et aux hommes. Le tableau de la folie est tout à fait convaincant, mais la narration pèche sans doute un peu, à mesure que Shintarô Kago s’avance délibérément dans la mauvaise blague – chose qui fonctionne globalement très bien dans les Carnets de massacre, mais qui m’a laissé plus froid ici...

 

Notons quand même une fin parfaitement stupide et absurde (faisant apparaître un personnage de Final Fantasy, allons bon !), que je suis bien obligé de trouver amusante, oui ; mais peut-être colore-t-elle du coup l’ensemble de ce qui précède d’une teinte finalement très anodine…

 

Démangeaisons voraces

 

Le dernier récit, « Démangeaisons voraces », revient sur le terrain de l’horreur pure (très, très gore, ou peut-être avant tout très, très malsaine, pas forcément sexuelle par contre).

 

Une jeune fille, suite à une mauvaise rencontre tropicale – une de ces mouches qui pondent dans le corps des humains vivants –, est devenue obsédée par la présence d’insectes en elle, qui lui apportent un réconfort et même une jouissance inconcevables. La créature auto-amochée est ainsi parcourue de parasites – j’ai été particulièrement marqué par ce mille-pattes circulant dans les orbites, brrr… Les yeux, faut pas, faut vraiment pas, avec moi… Autant dire qu’elle n’a plus grand-chose d’humain, si ce n’est la souffrance recherchée et la jouissance paradoxale qu’elle procure.

 

L’histoire connaît un ultime rebondissement qui m’a évoqué Kazuo Umezu (notamment pour La Maison aux insectes, tiens), avec peut-être quelque chose d’un peu superflu… Mais peu importe : c’est le tableau horrifiant de ces parasites sciemment intégrés dans un corps qui marque durablement – et, s’il faut poursuivre le jeu des références plus ou moins bienvenues, cela peut faire penser aux tableaux organiques les plus surréalistes et grotesques d’un Junji Itô, dans Spirale par exemple ; mais avec une dose d’outrance complaisante bien supérieure.

 

Résultat très appréciable, donc.

 

BILAN

 

J’imagine que vous l’aurez compris : j’ai beaucoup aimé Fraction. La mauvaise blague est là, mais plus raffinée que dans la grosse gaudriole trash des Carnets de massacre. Ce qui fonctionne très bien, et marque probablement un peu plus.

 

Certes, c’est le récit « Fraction » qui emporte la mise, et de très loin – les histoires courtes qui suivent font un peu bouche-trou… et pourtant pas totalement tant leurs excès (surtout dans « De retour du Front » et « Démangeaisons voraces ») impressionnent le lecteur, et c’est peu dire – tandis que, parallèlement, « Secousses » laisse entrevoir une autre approche de la BD d’horreur qui n’est pas sans produire son effet à son tour…

 

Très recommandable, donc – faites juste attention au bataillon de psychiatres qui lisent par-dessus votre épaule…

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Capitaine Albator, le pirate de l'espace, de Leiji Matsumoto

Publié le par Nébal

Capitaine Albator, le pirate de l'espace, de Leiji Matsumoto

MATSUMOTO Leiji, Capitaine Albator, le pirate de l’espace : l’intégrale, [Uchu kaizoku Captain Herlock], traduit [du japonais] et adapté en français par Sylvain Chollet, Bruxelles, Kana, coll. Sensei, [1977-1979, 2014] 2015, 1082 p.

 

LA NOSTALGIE CAMARADE

 

Aaaaaaaaaaaaaaah… Albator.

 

C’est générationnel, hein.

 

J’imagine.

 

Mais, si je n’ai jamais tenté de revoir la chose depuis, je gardais un souvenir forcément biaisé, et forcément lacunaire, et forcément émerveillé, de la série animée phare de mon enfance, qui avait il est vrai tout pour plaire, et ce dès son titre : un pirate (enfin, la version française disait semble-t-il « corsaire », ce qui n’est certes pas tout à fait la même chose), et dans l’espace… Le meilleur de deux mondes !

 

Mais un souvenir flou, oui : au fond, de quoi que ça causait donc, Albator ? Eh bien, euh, d’un pirate… et, euh, dans l’espace… Voilà… Bon, j’avais conservé quelques vagues aperçus de l’équipage, quand même – et de ces silhouettes féminines improbablement longilignes…

 

En fait, jusqu’à maintenant, ma seule « reprise de contact » avec les histoires et le style graphique de Leiji Matsumoto, c’était probablement le fort sympathique film Interstella 5555, bâti autour du Discovery de Daft Punk, soit et de très loin le meilleur album du duo masqué – une chose assez improbable, mais très bien vue.

 

Il y avait bien eu un long métrage Albator assez récemment, mais je ne me suis pas penché sur la chose – d’autant que les échos, pour ce que j’en savais, étaient de mauvais à très mauvais…

 

Mais j’avais repéré le manga originel, en fouinant dans les librairies (notamment cette édition intégrale de plus de 1000 pages, pas forcément très maniable comme de juste, même si davantage que l'intégrale de Planètes...) – et, l’occasion faisant le larron, je me suis dit, tout récemment, que ma découverte bien tardive du manga m’imposait (tu parles…) probablement de revenir sur quelques classiques – dont ce bon vieux Capitaine Albator.

 

Mais ce n’était pas sans craintes : celle que le manga s’adresse à un public nécessairement bien plus jeune, ne pouvant toucher un éventuel lecteur adulte qu’au travers d’une nostalgie par essence irrationnelle ; celle, tout simplement, que l’œuvre, au-delà, s’avère nécessairement décevante eu égards aux souvenirs idéalisés que j’en conservais… D’autres choses encore, peut-être ?

 

Et, forcément, tout cela s’est peu ou prou vérifié… encore que ce soit sans doute un peu plus compliqué que cela ; mais, surtout, je me suis pris en pleine poire certaines dimensions du manga dont je ne me souviens pas si elles figuraient dans la série animée, et si oui comment elles y étaient traitées – dimensions éventuellement très déstabilisantes…

 

ALBATOR, IMPROBABLE CHAMPION DE L’HUMANITÉ, CONTRE LES VILAINES SYLVIDRES

 

L’histoire débute en « l’an de grâce » (gnu ?) 2997. Les humains dégénérés (oh, j’aurai bien l’occasion d’y revenir…) sont d’une indolence coupable, et, alors même qu’une inquiétante et titanesque sphère s’écrase sur la planète autrefois bleue (mais les mers ont censément disparu ? Sauf qu’on aura bien quelques séquences maritimes sur Terre, bon…), dont on devine aisément qu’elle annonce une invasion extraterrestre, eh bien, tout le monde s’en fout – tout particulièrement le « Premier Ministre » (de la planète entière semble-t-il) qui ne songe qu’à jouer au golf…

 

De rares scientifiques s’inquiètent pourtant de l’étrange phénomène – mal leur en prend, on ne les écoute pas, mais ils n’en sont pas moins les victimes de celles que nous connaîtrons bientôt sous le nom de Sylvidres, et qui ont l’apparence (l’apparence, hein) de femmes longilignes mais d’une grande beauté, et qui ont en outre comme particularité, quand elles meurent, de s’enflammer comme du papier… Le père du jeune Tadashi Daiba décède ainsi sous ses yeux – mais notre orphelin (qui est donc aussi notre guide, et notre véhicule d'identification) ne tarde guère à être récupéré par l’ultime rempart de l’humanité : l’Arcadia, fringuant vaisseau spatial, unique en son genre, du pirate Albator !

 

(Albator, c’est le nom français du personnage ; Harlock ou Herlock en VO, ça dépend comment on le retranscrit – la présente édition colle autant que possible aux noms originaux, mais certains, du fait du poids mémoriel de la série en France, ne pouvaient sans doute que conserver leur dénomination française antédiluvienne, Albator lui-même au premier chef.)

 

Albator – ou la classe incarnée, jusque dans sa cicatrice au visage, là où son bandeau de pirate, somme toute, disparaît le plus souvent sous sa crinière léonine. Et son équipage de héros ! Sauf que, en fait, non : il s’agit pour l’essentiel d’une bande de branques, dont pas mal de pochards ; Yattaran, le lieutenant du vaisseau, ne s’intéresse guère qu’à ses maquettes (d’où le running-gag vite lassant qui le voit répondre : « Je suis occupé ! » à chaque fois que Kei Yûki, disons « la secrétaire », j’y reviendrai, le demande sur le pont… sauf quand il a une opportunité de tout faire péter, certes) ; à tout prendre, c’est l’extraterrestre et dernière de son espèce Miimé qui s’en tire le mieux (même si elle a pour particularité de se nourrir uniquement avec de l’alcool, donc, source inépuisable de gags épuisants). Mais Albator lui-même, est-il vraiment si charismatique que cela, au fond ? En ce qui me concerne, eh bien, non… Gros drame par rapport à mes souvenirs enfantins : le bonhomme est avant tout un pénible, avec la subtilité d’une huître, et une tendance à la pose particulièrement irritante – c’est le problème bien commun, somme toute, des gens qui croient avoir la classe, presque au point d’en persuader les autres, alors qu’en fait, euh, eh bien, non…

 

Quoi qu’il en soit, ces pirates qui n’ont que le mot « liberté » à la bouche (au point où la répétition, sans cesse, du même discours d’Albator à ce propos lasse horriblement – il est quelque peu maladroit, en prime…), mais faut voir comment, et qui méprisent foncièrement les humains, ces « femmelettes » qui les haïssent en retour, entendent pour on ne sait quelle raison au juste sauver néanmoins l’humanité de la menace sylvidre.

 

Au fil des plus de 1000 pages de cette intégrale, tout tournera autour des Sylvidres – et je ne me souvenais franchement pas que c’était à ce point dans le dessin animé. Ceci étant, c’est peut-être là que l’on touche une dimension essentielle marquant la singularité de chacune des deux œuvres : si la série animée a bel et bien connu une fin, puis semble-t-il un développement ultérieur sous forme de préquelle, le manga, lui, publié entre 1977 (l’année de Star Wars, je crois, est-ce un hasard ?) et 1979, s’interrompt brusquement (Matsumoto, emporté par le dessin animé, ne tenait visiblement plus le rythme), alors que l’affrontement entre Albator et la cruelle reine Sylvidra se rapproche, ou, au contraire, devient plus improbable ; et l’on laisse du coup en plan d’autres sous-trames de la série, dont notamment celle de la « personnalité » de l’Arcadia, renvoyant sans doute à ce mystérieux « ami d’Albator », son concepteur, sempiternellement désigné ainsi et jusque dans ces toutes dernières pages, qui lui rendent d'ailleurs un hommage appuyé (dans un amusant cadre western). Frustration...

 

Et donc, Sylvidres, Sylvidres, Sylvidres. On apprend tout de même certaines choses à leur sujet (je ne crois pas qu’il s’agisse vraiment de SPOILERS, mais au cas où, ne finissez pas ce paragraphe) : les Sylvidres sont des êtres de nature végétale, qui n’ont que l’apparence de femmes, même si on ne sait pas pourquoi elles ont adopté cette apparence ; par ailleurs, les Sylvidres sont plus vieilles que l’humanité, et ont essaimé partout dans la galaxie, tout laissant en fait supposer qu’elles sont à l’origine du développement de l’humanité et éventuellement de bien d’autres races – notons cependant que, Sylvidres mises à part, la BD ne déborde pas d’aliens : Miimé, oui, mais c’est la dernière de sa race, et plus tard des petits gars trapus rapidement promis au même sort…

 

Il n’en reste pas moins qu’arrivés à la « fin », nous n’avons pas les réponses que nous attendions ; je suppose que le dessin animé peut en apporter quelques-unes, mais ne suis pas bien certain d’avoir envie de revoir tout ça…

 

AH QUAND MÊME ?

 

Il faut dire que cette découverte tardive du manga originel, bien plus qu’elle ne m’a rappelé mon émerveillement enfantin devant la série (mais voyez déjà plus haut ce que je disais à propos du « charisme » d’Albator), m’a surtout confronté à des traits dont je n’avais pas le moins du monde conscience auparavant, et qui, pour le coup, ont illico sauté à ma vilaine petite gueule de « social justice warrior » (ou plutôt « social justice necromancer », pour citer un mème bienvenu – y en a, des fois).

 

Macho, macho man

 

La BD est en effet d’un machisme ahurissant. Et c’est peu dire… On pourrait croire, au vu de ce qui précède, que le rôle des Sylvidres serait ici essentiel, mais pas forcément – après tout, on ne cesse de répéter qu’elles n’ont que « l’apparence » de femmes… Ceci étant, j’imagine qu’on pourrait trouver éloquent que ces « femmes » soient en fait des « plantes », bon.

 

Mais il y a plus. Et ce n’est pas non plus au premier chef le « virilisme », disons, de la BD qui est ici en cause – même si l’on revient souvent sur le qualificatif de « femmelette » appliquée aux pleutres et couards et indolents humains, qualificatif évidemment opposé à celui-ci : « un homme, un vrai », qui revient très souvent dans la bouche de ce blaireau d’Albator. Tout ça est bien vaguement pénible, et j’aurai l’occasion d’y revenir, mais j’ai maintenant autre chose en tête.

 

Une autre chose qui, cependant, pourrait j’imagine prêter à débat – en fait, je ne suis pas bien certain des intentions de Leiji Matsumoto en la matière : restons prudents, si ça se trouve, il fait en fait preuve d’ironie, à un degré qui m’échappe, moi le niaiseux… Mais j’en doute quand même sacrément.

 

Cela intervient, en fait, au fil de nombreuses saynètes impliquant l’équipage de l’Arcadia, volontiers porté sur les remarques beauf dès l’instant que des femmes (vraies ou « fausses ») sont en jeu – dans l’équipage, cela désigne avant tout Miimé, qui s’en sort globalement pas trop mal, disons (peut-être est-elle le seul personnage aimable de toute la série ; ça ne la libère pas des beauferies, mais elles ont peut-être tendance alors à se montrer plus discrètes), et Kei Yûki, qui, pour le coup, a un rôle parfaitement navrant, très « secrétaire de direction » ; or toutes deux, pour le coup, sont promptes à laisser dire « les hommes », qui ont forcément raison en tant que tels, y compris quand ils délirent sur les fonctions naturelles de chacun, en raison de la zigounette et du pilou-pilou – ou bien, du moins, « il faut les comprendre »…

 

Et il y a une scène – ou même une sous-intrigue, à ce stade – qui me paraît particulièrement éloquente à cet égard : Tadashi Daiba intègre enfin la hiérarchie de l’Arcadia… mais sous les ordres de Kei Yûki. C’est insupportable ! Et plusieurs pages montrent le garçon râler parce qu’il est placé sous l’autorité d’une femme, et le reste de l’équipage, commandement inclus, dont bien sûr Albator, mais aussi Miimé et Kei Yûki elle-même, de reconnaître que « c’est bien compréhensible », « normal », voire qu’il a « raison »… Si cela s’arrêtait là, j’imagine qu’on pourrait supposer de la part de Leiji Matsumoto un semblant d’ironie. Mais cela ne s’arrête pas là : ça débouche en fait sur une scène assez stupéfiante, où Kei Yûki contraint son « subordonné » Tadashi Daiba de monter à bord d’une navette, à sa suite… uniquement (?!) pour se mettre en danger comme une cruche (!), lui offrant ainsi l’opportunité de la sauver (carrément, et on parle bien d’un danger mortel, là), en faisant des acrobaties de kéké avec son appareil (!). Et non, ça ne s’arrête toujours pas là : tout l’équipage félicite en fait Kei Yûki pour son stratagème (?!) visant à réconforter le pauvre petit mec dans ses préjugés débiles (!). Et ça ne s’arrête toujours pas là… puisqu’une Sylvidre capturée, celle-là même qui avait bien failli abattre Kei Yûki, félicite à son tour cette dernière pour son plan habile destiné à flatter l’ego du pilote mâle !!! Quel admirable dévouement !

 

Euh…

 

Bon.

 

(Mais notez que, si c’est là à mon sens le moment le plus WTF à ce sujet sur la durée, plein de petites séquences pourraient être citées ici, hein.)

 

Oui. O tempora, o mores, tout ça… Mais ce machisme est si récurrent et si frontal qu’il n’a pas manqué de me laisser régulièrement un goût amer en bouche. Je ne suis sans doute pas le plus investi des « SJW » sur la question, mais là, quand même, bon…

 

D’autant que ce machisme peut s’accompagner d’autres connotations guère plus gouleyantes…

 

Heil Bator ?

 

Bon, ceci est sans doute une obsession personnelle, hein.

 

Dans une vieille chro bien maladroite, je m’en étais fait l’écho, mais nous pourrions, histoire d’intellectualiser la chose, renvoyer au (par ailleurs très mauvais en ce qui me concerne) Salo ou les 120 journées de Sodome de Pasolini. Dans une des rares scènes qui m’ont paru pertinentes, nous voyons une des enflures libertines du régime de Salo confier à ses camarades en atrocité, de mémoire : « Nous autres fascistes sommes les seuls vrais anarchistes. »

 

Et, oui, c’est une chose que j’ai tendance à croire – non, d’ailleurs, sans que cela me picote un peu au niveau des convictions… Le fait est que l’anarchisme, à bien des égards, devrait tout avoir pour me plaire, et je devrais donc m’en sentir proche ; mais, est-ce du « qui aime bien châtie bien » ? Je suis sans doute beaucoup plus sévère à l’encontre des anarchistes que d’autres orientations politiques que je vomis pourtant bien davantage dans leurs principes mêmes (la réaction, le nationalisme et l’autoritarisme au premier chef) ; et, bien souvent, les dévoiements idéologiques que l'on accepte au nom de l'étiquette globale d' « anarchisme » me débectent tout particulièrement.

 

On s’éloigne d’Albator ? Eh bien, oui et non… En adoptant le rôle de pirate, en arborant son fier drapeau noir, Albator s’inscrit dans une généalogie mythique de la liberté – avec toutes les faussetés que ce genre de généalogie implique sans doute par essence. D’ailleurs, il n’a que le mot « liberté » à la bouche… Sa « profession de foi » est très régulièrement reproduite dans les pages de la BD, et c’est assez saoulant, à vrai dire (car assez maladroit, et d'une pompe pénible). Mais quelle liberté ? Finalement bien plus celle d’un « libertarien » que d’un « libéral » ou « libertaire », disons...

 

En fait, concrètement, Albator est très porté sur l’autorité : oui, il vante la liberté de son équipage, en particulier lors des scènes de découverte de l’Arcadia, où Tadashi Daiba perçoit certes l’anarchie, mais sous sa forme « vulgaire », « péjorative », tout particulièrement concernant la débauche alcoolique du docteur Zéro et de Miimé, qui le laisse pantois ; d’ailleurs, dans l’esprit de la section précédente, je suppose que le fait qu’on nous présente bien vite deux femmes à des postes de responsabilité (théorique…) participe de cette impression initiale…

 

Mais Albator précise bien vite : à bord de l’Arcadia, on fait en principe ce qu’on veut, oui, mais interdiction de partir une fois qu’on a intégré l’équipage ! Déjà un sacré bémol à la liberté tant vantée… Mais il y en a bien d’autres : au fil des scènes, Albator se montre en fait toujours plus autoritaire – et s’il tolère pour le principe quelques incartades, comme le je-m’en-foutisme global du lieutenant (je reviens bien vite sur la question de la condescendance), il n’en passe pas moins l’essentiel de son temps à beugler des ordres… puis à louer la liberté ; voire à faire les deux en même temps, sans que personne y trouve à redire.

 

Et, bien sûr, Albator est le sauveur de l’humanité… Une humanité qu’il méprise pourtant, avec des termes assez forts : ce sont tous des porcs ! Ils sont lâches et indolents, efféminés donc, et n’ont guère que le golf en tête, comme dans une caricature un brin datée et éventuellement populiste du capitaliste façon Monopoly, déteignant sur l'élu forcément corrompu et faible. Albator, du coup, est forcément meilleur qu’eux : il est « un homme, un vrai » (ça revient souvent), et il se battra donc (contre des « femmes », bon…) pour sauver ces gens qu’il exècre et qui ont peur de lui ; c’est qu’il est tellement meilleur qu’eux… Et les vrais hommes se battent ! En fait, ça vire au raisonnement circulaire.

 

Et il y a comme une forme de « darwinisme social » dans tout cela, qui s’accompagne de mentions ouvertes sur la « dégénérescence » des humains (terme qui revient régulièrement, et, bien sûr, il faut ici relever que la quasi-totalité des personnages masculins, Albator et Tadashi Daiba exceptés, ont des traits caricaturaux à l’extrême – Yattaran tout particulièrement, qui s’offusque quand on parle de porcs, par exemple) ; mais aux côtés de ce tas d’amibes qui méritent la mort, se tient le peux, courageux et viril Albator – avec sa grande gueule. En fait, cette position bien précise, là encore, ne fait que renforcer la certitude de la supériorité du « héros »…

 

Il est un homme (un vrai), par ailleurs, et donc porté aux solutions radicales – ainsi dans les nombreuses scènes ayant pour objet l’extermination des Sylvidres infiltrées, même si, via d’autres personnages (Yattaran pour la séquence la plus marquante, relativement), une forme d’hypocrisie assez agaçante est de la partie, comme quoi les Sylvidres aussi ont des sentiments, tout ça, mais bon, faut les buter quand même, d’autant plus que c’est les ordres du chef, hein ! Le chef a toujours raison !

 

Albator anarchiste, pour le coup, ça me paraît prêter à débat… S’il en est un, c’est peut-être via Nietzsche (ou Stirner ?) ; il adopte tout naturellement une position de supériorité à l’égard de quiconque – et quand il se montre plus généreux, voire laxiste, c’est avec une forme de condescendance que seuls les chefs « naturels » peuvent se permettre… et qui ne le rend au fond pas plus aimable.

 

Mais peut-être est-ce une manière de casser le mythe du pirate ? Après tout, la fascination (non, pas fascisation...) pour ce thème conduit régulièrement à présenter comme admirables des gros cons d’essence « supérieure »… Libertalia, c’est sans doute bien joli et tentant – mais l’Arcadia, avec tout son héroïsme, n’en est pas moins une communauté sciemment aux ordres d’un homme supérieur et ne tolérant pas la dissidence, quelles que soient ses prétentions. Alors en fait de liberté…

 

Je suis peut-être complètement à côté de la plaque, hein ; mais, l’idée, c’est tout de même que, à force de rassembler des éléments disparates, et qui, pris isolément, n’auraient somme toute pas grand-chose de dérangeant, Albator devient insidieusement une aventure moins innocente peut-être qu’il n’y paraît, et au sous-texte qui peut faire bizarre – le genre de choses, bien sûr, dont, gamin, je me foutais totalement, et ne pouvais avoir conscience ; peut-être ai-je déjà trop vieilli, pour me pincer le nez devant tout ça, et c’est moche de vieillir…

 

Dans cette optique, en tout cas, le « virilisme » est le moyen d’unifier un machisme de tous les instants, qui ne fait guère de doute en ce qui me concerne, avec un vague arrière-plan un peu faf, sans doute plus contestable, mais qui ne m’en a pas moins serré un peu les tripes à l’occasion…

 

BON, ADMETTONS…

 

Et au-delà ? Est-ce que, globalement et toutes choses égales par ailleurs, ça marche ? Eh bien, je suppose que oui… Mais c’est tout de même assez inégal.

 

Je ne prétendrai pas le contraire : certaines batailles spatiales m’ont fait un tantinet vibrer, et je ne rechignais certes pas à en apprendre davantage sur les Sylvidres en explorant une infinité de pyramides (délire maya inclus, mais ça passe assez bien, finalement).

 

Quelques gags fonctionnent bien, aussi – c’est surtout sur la durée, à force de répétitions, que l’humour tend à saouler un brin : les gags initialement drôles font soupirer à revenir sans cesse…

 

Enfin, certains personnages sont indéniablement plus intéressants que d’autres, même s’ils ont hélas tendance à être un peu unilatéraux : Miimé est donc celle qui s’en sort le mieux, si Yattaran peut réserver quelques surprises ; dans un registre presque purement humoristique, le Docteur Zéro est relativement amusant ; quant au Premier Ministre, il parvient parfois à s’émanciper un peu de la charge dont il fait l’objet pour susciter un rire plus franc et spontané.

 

Le problème est donc la durée, ici : globalement, Leiji Matsumoto sait tenir en haleine le lecteur, et concocter éventuellement quelques scènes d’action plus que correctes. Parfois, hélas, il s’enterre dans un procédé qui devient vite apparent, au risque de casser tout l’intérêt des scènes qu’il pollue. Le pire exemple concerne sans doute « l’ami d’Albator » et la personnalité de l’Arcadia, intimement liés ; l’idée est d’abord intrigante, mais à force de personnages qui répètent à chaque putain de page : « C’est étrange, on dirait que le vaisseau est vivant… » ou : « L’ami d’Albator était un génie et un homme, un vrai », eh bien, ma foi, j’en ai eu un peu plein le cul, quoi. Dommage…

 

ET LE DESSIN ?

 

Quant au dessin, c’est un peu la même chose : c’est très inégal, et de bonnes idées sont parfois sabordées à force de répétition.

 

Ce qui marche

 

Mais une chose est indéniable : Leiji Matsumoto a une patte immédiatement reconnaissable, avec un très fort potentiel d’identification (d’où la réussite d’Interstella 5555 à cet égard, qui jouait habilement sur la nostalgie référentielle). Son trait, dès lors, n’en est pas moins susceptible de grands écarts d’autant plus appréciables qu’ils ne nuisent paradoxalement pas à l’unité de l’ensemble, et sa simplicité apparente est plutôt un atout.

 

Sans doute, à ce sujet, l’auteur brille-t-il avant tout sur trois plans : tout d’abord, pour ses vaisseaux spatiaux (old school mais efficaces), et la manière de les mettre en scène dans un espace infini, régulièrement semé de batailles, pour autant, et plutôt bien gérées.

 

Ensuite, en usant de la caricature pour ses personnages : comme dit plus haut, si Albator, les Sylvidres, Miimé, Kei Yûki et Tadashi Daiba ont des traits « réalistes » (au regard de ce genre de manga, disons – pour ne pas s’arrêter aux silhouettes impossibles des personnages féminins et aux chevelures systématiquement envahissantes), tous les autres ont quelque chose de caricatures, qui s’intègrent bizarrement dans ce cadre, mais finissent par en faire pleinement partie ; le Docteur Zéro et son sourire d’ivrogne, la vieille cuisinière houspillant ses aides, ou le Premier Ministre se planquant sous sa couverture, somme toute, ça fonctionne bien, et participe de la singularité de l’œuvre.

 

Enfin, il faut mentionner ici les jeux « géométriques », disons, sur le décor – où des schémas sans cesse répétés plongent le lecteur volontaire dans une écrasante démesure cosmique, ou au contraire l’enferment avec sa claustrophobie pour seule compagne dans un délire technologique, cauchemar (ou idéal) d’ingénieur en aérospatiale, avec une infinité de cadrans abscons et de commandes qui ne le sont pas moins.

 

Ce qui saoule

 

Mais… C’est là ce qui nous amène à un gros problème : l’impression que Leiji Matsumoto, systématiquement à la bourre (disons quelque chose comme 300 planches de retard à chaque livraison, au doigt mouillé), use d’expédients un peu trop flagrants pour se faciliter la tâche – à leur manière, l’équivalent immobile de ces cellos simplistes sur lesquels on anime, mais à deux images par seconde, des personnages monolithiques…

 

Pour ce faire, l’auteur a très souvent recours à deux expédients : tout d’abord, la répétition de ces schémas de jauges et de cadrans, donc, qui dès lors perdent de plus en plus en pertinence à mesure que le procédé se répète, mais cela reste tolérable, j'imagine.

 

Mais aussi, et surtout, l’équivalent de cette méthode pour les personnages, qui consiste en gros plans sur les yeux de celui qui parle, avec une mèche de cheveux passant juste à côté pour faire bonne mesure… Dans un premier temps, cela autorise des cadrages amusants – mais nous en arrivons vite au moment où le procédé devient franchement pénible à force de systématisme : à chaque planche ou presque (disons les planches « d’intérieur » pour contraster avec les scènes spatiales), nous avons au moins une case usant de ce gros plan sur les yeux ; régulièrement, il y en a même deux ; parfois, cela peut monter encore au-delà… Et c’est un peu trop voyant, donc.

 

CONCLUSION

 

Le bilan est donc mitigé… Le bon et le moins bon alternent, on compte quelques idées réjouissantes, d’autres carrément agaçantes. Le problème essentiel de la répétition des schémas, que ce soit au niveau du scénario ou au niveau du dessin, lasse relativement vite, hélas…

 

Certes, c’était sans doute à craindre – mais cette lecture tardive, avec au fond des yeux les souvenirs idéalisés de la série animée de quand j’étais mioche, ne pouvait probablement qu’être décevante…

 

Pour autant, ça se lit – et on arrive en définitive à ce paradoxe qui n’en est pas forcément un : même avec tous ces éléments qui ne marchent pas, la compulsion de lire est là… et la « fin » sacrément frustrante !

 

Souhaiterais-je en lire davantage, alors ? Eh bien, je n’en sais rien… Il ne vaudrait sans doute mieux pas, je suppose. Mais je ne saurais dissimuler une vague curiosité pour les autres BD de « l’univers Matsumoto », ou surtout pour l’une d’entre elles, du moins – Galaxy Express 999 (où Albator fait d’ailleurs une apparition, comme Emeraldas dans le présent volume, d’ailleurs) ; parce que, finalement, je conserve là aussi de la série animée qui en avait été adaptée quelques merveilleuses images, idéalisées sans doute par la gniardise :  après tout, un train, et dans l’espace – le meilleur de deux mondes !

 

Aheum…

 

(Raisonne-toi, Nébal, raisonne-toi.)

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