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Kuro

Publié le par Nébal

Kuro

Kuro, Anglet, Le 7e Cercle, [2007], 157 p.

 

Kuro est un jeu de rôle développé il y a une dizaine d’années par le 7e Cercle, et qui me faisait de l’œil depuis pas mal de temps déjà, sans que je sache avec certitude de quoi il causait au juste… Ou disons que je m’étais développé avant tout l’image d’un jeu de rôle dans un Japon futuriste pas forcément hyper-original, quelque part entre les canons du cyberpunk et la violence cynique d’Akira. Ce dernier aspect me paraissait à vue de nez surtout saillant en ce qui concernait l’évolution des personnages – plus que le côté post-apocalyptique à proprement parler. Pour le reste du background, au fond je n’en savais pas davantage – même s’il n’est en rien difficile de se renseigner, hein…

 

Je savais une autre chose, cependant : que Kuro était un jeu « fini ». Outre le livre de base dont je vais causer aujourd’hui, il n’y a que deux suppléments : Makkura, qui comprend l’écran du jeu et des scénarios prolongeant ceux du livre de base dans l’optique d’une campagne destinée à changer radicalement la donne ; et Tensei, conséquence de la campagne Kuro-Makkura, qui, d’une certaine manière, subvertit le jeu plus qu’il ne le complète au sens le plus strict – en injectant une dose aiguë de surnaturel dans les PJ eux-mêmes (c’était là que je voyais le côté Akira – ou disons Tetsuo, plus exactement, ou plus largement super-héroïque, dans un sens, mais à la sauce nippone, et « spirituelle » plutôt que « mutante », etc.). En fait, à tout prendre (et l’argumentaire du livre de base va d’ailleurs dans ce sens), on peut tout à fait considérer qu’il y a en fait deux jeux dans la gamme : Kuro, et Kuro : Tensei ; libre aux maîtres et joueurs de jouer Kuro tout seul, de jouer la campagne liant Kuro et Tensei, éventuellement via Makkura, ou de jouer uniquement Tensei… Mais revenons au point de départ : l’idée d’une gamme finie – et vraiment finie, pas abandonnée en cours de route… Parce que ça, c’est une chose que je reproche vraiment au 7e Cercle, même s’il s’agit probablement d’une tendance plus récente : combien de gammes l’éditeur a-t-il entamé pour les laisser peu ou prou tomber, préférant développer de nouveaux machins qui à leur tour n’auront pas le suivi adéquat ? Parmi les jeux auxquels je me suis intéressé, si je mets Sable Rouge à part (car n’appelant pas d’autres développements à la base ; l’auteur avait évoqué quelque chose, mais dans son coin, c’était différent), Yggdrasill est sans doute celui qui s’en est le mieux tiré, puisqu’on en est arrivé à la fin de la « gamme fermée ». Cthulhu est grosso merdo en rade depuis un bail, quant à Z-Corps, autre jeu à « gamme fermée » pourtant, il a connu toute une succession de suppléments mettant en place la campagne du jeu… mais plus rien depuis un bail, alors démerdez-vous pour la suite. D’autres jeux, qui auraient pu m’intéresser, ont été bâclés d’emblée et vite abandonnés (comme Fading Suns ou 13e Âge)… Par contre, de nouvelles gammes sont sorties, comme X-Corps (j’aimerais bien revenir au Z…), ou Shayô, tout récemment, jouant à nouveau la carte japonaise (en post-apo), dont l’avenir me paraît du coup bien flou… Cette politique tend à m’agacer (d’autant qu’elle s’accompagne souvent, dans les livres publiés, d’un défaut de relecture évident et très pénible) ; aussi revenir à un jeu plus ancien mais « terminé » me paraissait pas plus mal…

 

Mais je ne savais donc pas forcément grand-chose de cet univers – l’enrobage du bouquin est à vrai dire assez mystérieux, et, disons-le, le bouquin lui-même l’est presque autant ; ce n’est pas forcément un défaut, dans la mesure où cela laisse du champ au MJ pour préparer sa sauce, mais je regrette tout de même un peu cet hermétisme relatif – pour employer des notions sur lesquelles il faudra revenir ensuite, que l’Incident Kuro en lui-même soit maintenu dans le flou est parfaitement acceptable, pour ce qui est des causes assurément, mais sans doute un peu moins pour ce qui est des conséquences ; quant à la notion de « potentiel », concernant les PJ, elle se devine sans doute (à la Akira, donc), mais sans se voir accorder le moindre développement utile dans ne serait-ce qu’un paragraphe spécifique – la notion même (plutôt que son contenu qui demeure très évasif) n’apparaît qu’en filigrane çà et là, sans plus d’explications… et c’est en fait dans les deux scénarios qui concluent le livre (et qui entament la campagne officielle de Kuro) que l’on trouve le plus de références à cet égard, montrant bien son caractère fondamental à terme – puisque c’est bien, semble-t-il, ce qui nous conduira à Tensei… Là, le flou me paraît préjudiciable, vraiment.

 

Mais revenons à la base. Le livre se partage classiquement en deux parties, la première accessible à tous, la seconde réservée au MJ. Le background est relativement important, en dépit de cette orientation « ésotérique » (au sens strict) que je mentionnais à l’instant, et s’avère globalement intéressant. Il pose en tout cas les traits essentiels de Kuro (mais sans présager Tensei), jeu qui s’avère finalement d’une certaine originalité en même temps que cohérence, en mêlant deux traits de la culture populaire nippone (en prenant en compte, de manière assez bien vue, son exportation) : d’une part une anticipation à relativement brève échéance (le jeu débute en 2046), mêlant aspects cyberpunk intégrés à la culture de l’archipel, et un sous-texte lorgnant sur le post-apocalyptique qui renvoie presque instantanément à Akira (sans que l’on mette en avant la notion de « potentiel » pour le moment) ; d’autre part – et c’est un aspect fondamental du jeu, qui n’est certes pas pour me déplaire, mais dont je n’avais pas la moindre idée en ayant entamé la lecture de Kuro un peu au pif –, le jeu joue la carte surnaturelle, mais là encore adaptée aux canons locaux : en l’espèce la « J-Horror », au succès international considérable, dans la foulée de Ring de Nakata Hideo.

 

Inutile sans doute de trop s’attarder sur le contexte géopolitique avant 2046 – même s’il est ici rapporté avec juste ce qu’il faut de détails. La base du jeu repose en effet sur l’Incident Kuro, qui a eu lieu le 4 mai 2046 – la campagne est supposée débuter quelques mois plus tard à peine. L’Incident Kuro évoque considérablement Akira ; l’idée, sans excès de précision, est qu’un dispositif de réponse nucléaire automatique, conçu dans l’optique d’une sorte de nouvelle guerre froide, a été trompé par une importante secousse sismique, lançant les missiles par erreur, en l’absence de toute agression… Situation aussi absurde que terrible. Une de ces fusées avait pour cible le Japon, et aurait dû en toute logique faire des centaines de milliers voire des millions de morts… Et pourtant, non. Personne n’a la moindre idée de ce qui s’est passé, mais la bombe n’a pas explosé – il s’est bien passé quelque chose, mais de là à dire quoi ? Demeure ce fait troublant que l’assaut nucléaire intempestif n’a pas fait de victimes. On cherche à expliquer ce qui s’est produit, bien sûr : au sein même de la société japonaise, d’aucuns évoquent sans doute le « Vent Divin » (kamikaze), qui avait sauvé l’archipel des invasions mongoles – un retour des esprits (ou kami), plus que jamais désireux de préserver et protéger la terre sacrée des dieux… Les sectes et sociétés secrètes prolifèrent suite à l’Incident Kuro. À l’extérieur, cependant, une autre explication se montre plus séduisante – supposant que le Japon avait développé en secret un système de bouclier anti-missiles… signe incontestable d’ambitions militaires dans la région, et tout particulièrement concernant la Fédération Panasiatique constituée autour de la Chine ; et, en outre, violation de la Constitution japonaise prohibant tout développement militaire ! Cruelle ironie : le Japon, pour avoir survécu de manière inattendue à un assaut nucléaire… prend des allures de coupable plutôt que de victime aux yeux de la communauté internationale. Renvoyant là encore à Akira, un blocus est instauré, isolant le Japon plus que jamais perturbé, à tous les niveaux, du reste du monde…

 

Au sein des frontières de l’archipel, l’incompréhension est totale, le chaos latent, et l’avenir bien flou. Tokyo, rebaptisée Shin-Edo, et cadre de prédilection du jeu (ce livre n’envisage en rien le reste du Japon, ce qui est un brin regrettable à mes yeux, mais j’ai cru comprendre que Makkura y remédiait un peu), était déjà propice aux tensions, avec la ségrégation informelle (ou plus ou moins, d’ailleurs – elle a des conséquences « automatiques » à l’occasion) opposant la « génocratie » dirigeante, faite de riches vieillards à même de dépasser la maladie et la mort, et le lot commun de la population, engagé dans une lutte de tous les instants pour préserver sa position relative sinon l’améliorer. Cette ségrégation à plusieurs niveaux s’exprime sans doute au regard de la technologie – si la critique économique et sociale, avec son lot de génocrates égoïstes, de cyniques zaibatsu et de misère noire dans les ruelles, traduit la dimension cyberpunk du jeu dans son fond même, le catalogue des implants, intelligences artificielles et autres merveilles dangereuses et addictives de la réalité virtuelle ou augmentée inscrivent cette dimension dans la forme – de manière peut-être un peu superficielle, d’ailleurs, et ce, paradoxalement, malgré des développements assez touffus, occupant un espace assez conséquent (du premier chapitre notamment).

 

La touche surnaturelle, renvoyant à la « J-Horror », n’est guère développée jusqu’alors. On s’en tient à des rumeurs – parlant de manifestations plus fréquentes ces derniers temps des esprits, quels qu’ils soient, ou du moins de faits étranges et insondables, et d’autant plus inquiétants, qui pourraient impliquer yūrei (Sadako et ses copines), tengu, oni ou kappa… Et sans doute y a-t-il un lien entre cet afflux de manifestations et l’Incident Kuro – qui reste à déterminer.

 

Et les personnages, dans tout ça ? Eh bien, conformément à un motif typique de l’horreur japonaise (décortiquée plus loin au bénéfice du maître de jeu, ce qui donne lieu à des conseils plus intéressants que d’habitude concernant la manière de maîtriser à Kuro), ils sont supposés être parfaitement banals (dimension qui, cependant, ne ressort pas forcément des archétypes proposés…), autant de quidams qui ne cherchent pas la merde, loin de là, mais qui la subissent quoi qu’ils fassent ; l’idée du « potentiel » justifiant tout cela n’est donc pas décrite avant un bon moment, et, à vrai dire, en refermant le livre, on n’en saura guère plus…

 

Le plus gros du background, et de loin, porte cependant sur la ville de Shin-Edo (ex-Tokyo), avec un long « guide touristique » arrondissement par arrondissement ou peu s’en faut, chaque quartier se voyant attribuer trois personnages, lieux ou thèmes, généralement plutôt bien vus, qui sont autant de pistes pour développer la campagne. C’est bien fait, touffu cependant, et quelque peu aride à vrai dire (comme l’ensemble du livre, mais c’est plus sensible ici) ; manque par ailleurs une carte, qui aurait été vraiment utile pour se repérer dans tout ça – j’ai cru comprendre que Makkura y remédiait.

 

On trouve plus loin d’autres éléments de background – des exemples de contacts, notamment –, tandis que la partie consacrée au MJ mêle comme de juste technique et fond à plusieurs occasions, et notamment au cours d’un bref bestiaire fantastique. Là encore, les suggestions de maîtrise, pour les différents aspects du jeu, distingués entre anticipation et horreur, sont assez bien vues, et peuvent avoir une influence directe sur le « fluff » et la manière de l’utiliser.

 

Côté technique, nous sommes en présence de quelque chose de somme toute très classique, avec quelques idées en sus pour donner un peu de patine au machin. Les personnages, comme dit plus haut, sont supposés être banals – même si les archétypes proposés ne le sont pas tant que ça, au fond. La base de la fiche est toute simple, on ne peut plus classique : on trouve des Caractéristiques Principales (au nombre de huit : quatre pour le Corps, quatre pour l’Esprit), des Caractéristiques Secondaires qui en sont dérivées, enfin et surtout des Compétences – avec une liste relativement complexe, et probablement bien trop en ce qui me concerne ; notamment pour tout ce qui concerne les connaissances plus ou moins académiques, bien trop pointues à mon sens pour être jouables, d’autant qu’elles passent par un encombrant système de compétences préalables… Un aspect du système de Compétences me paraît plus intéressant, et ce sont les Gimmiku, qui sont des capacités spéciales déterminées par le joueur en fonction de son avancement, conférant des bonus divers – ainsi, un « expert » ou un « spécialiste », pour le même score de Compétence, ont des effets spéciaux différents, et il en va de même pour la « précision », les « coups de pouce », etc.

 

Tout ceci s’exprime en jeu par un système là encore très classique : hors Gimmiku qui peuvent donc changer un peu la donne, on additionne le plus souvent un score de Caractéristique et un score de Compétence, on jette autant de dés (à six faces, toujours) et on compare à un seuil de réussite déterminé par le MJ pour un test simple, ou à la réussite de l’antagoniste en cas de test d’opposition – dans les deux cas, on peut déterminer une marge permettant de préciser le degré de réussite ou d’échec. Les résultats obtenus aux dés sont enfin affectés par une dose supplémentaire de « chance », rendant potentiellement le jeu plus dynamique : les 4 comptent pour 0 (car la prononciation « shi » renvoie au terme signifiant la mort), tandis que les 6 sont « explosifs », et donc relancés le cas échéant pour obtenir des succès supplémentaires, éventuellement épiques. Les règles de combat, pour l’essentiel, sont une reprise de cette mécanique traditionnelle, avec cependant là encore un petit plus (banal mais aisé à prendre en main), laissant à chaque joueur la possibilité de privilégier la précision ou les dégâts ; à vue de nez, c’est simple, pas forcément très bandant, mais efficace.

 

Le livre se conclut sur deux scénarios, qui se suivent plus ou moins : ils n’ont pas de caractère obligatoire, mais constituent bien la base d’une campagne officielle, poursuivie ultérieurement par Makkura, et débouchant sur Tensei. Cependant, ils n’ont rien de scénarios « clef en main »… et nécessitent probablement un travail conséquent de la part du MJ, a fortiori pour coller au plus près des personnages conçus par les joueurs… « Origami » a en partie pour but de familiariser les joueurs avec l’univers « visible » de Kuro : la technologie, les quartiers de Shin-Edo, le quotidien des Japonais après l’Incident Kuro, les conséquences du blocus… Mais il s’agit aussi d’introduire la notion jusqu’alors à peine évoquée de « potentiels », qui permet de rassembler les PJ (qui ne sont pas censés se connaître au début). Une convocation sous un faux prétexte leur permettra en effet de se rencontrer, et de soulever à peine un peu le voile sur des conséquences de l’Incident Kuro qui les affectent directement, sans qu’ils sachent bien ni pourquoi, ni comment. Cette première étape leur permettra donc de s’associer, et de travailler ensemble dans le deuxième scénario, « Fugu », qui adopte davantage des allures d’enquête – mais nécessite là encore un certain investissement du MJ. Pour le reste, j’ai surtout regretté que ces deux scénarios mettent autant en avant l’action – enfin, surtout le premier, « Fugu » n’est affecté à cet égard que par un combat final, somme toute. Mais « Origami » tient en effet du survival en huis-clos ; en travaillant l’ambiance, sans doute est-il possible d’en retirer quelque chose de fort intéressant, mais ça ne s’accommode clairement pas de la moindre impréparation… Je demeure curieux de la suite, toutefois – peut-être jetterai-je un coup d’œil à Makkura, du coup… Et on verra après pour Tensei, si jamais.

 

Quelques mots enfin sur l’apparence de la chose. D’emblée, on remarque que le livre est très dense, au point d’en être passablement austère – ce qui ne facilite pas toujours la lecture. Les illustrations, quand il y en a, sont pourtant de toute beauté (du moins celles en noir et blanc – la couleur n’est employée ici que pour les archétypes… et la couverture, certes pas top, dommage). La rédaction m’a paru assez correcte – au regard du niveau pas très élevé de beaucoup trop de jeux de rôle, en tout cas… – et le travail de l’atmosphère tout à fait séduisant.

 

Bilan assez sympathique, donc : ce que l’on sait de l’univers et de l’ambiance, au sortir de ce seul premier titre, est plutôt enthousiasmant – quant aux règles, si elles ne brillent pas, elles font à vue de nez le job, et je n’en demande sans doute pas davantage. Je regrette les « non-dits », surtout – certains aspects, et tout particulièrement la question des « potentiels », auraient à mon sens bénéficié de se voir accorder de vrais développements ici, au moins au bénéfice du maître, les allusions n’étant pas forcément suffisantes à cet égard. Mais l’idée de mêler cyberpunk nipponisant et horreur résolument nippone me botte assez… Assez pour tenter le reste de la gamme ? On verra…

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La Marche du Mort, de Larry McMurtry

Publié le par Nébal

La Marche du Mort, de Larry McMurtry

McMURTRY (Larry), La Marche du Mort. Lonesome Dove : les origines, [Dead Man’s Walk], traduit de l’américain par Laura Derajinski, [s.l.], Gallmeister, coll. Nature Writing, [1996] 2016, 505 p.

 

L’imposant Lonesome Dove, qui avait valu à son auteur Larry McMurtry le prestigieux Prix Pulitzer, est à n’en pas douter l’un des plus épatants westerns jamais écrits – et, de ceux que j’ai lus, même si Warlock d’Oakley Hall et Little Big Man de Thomas Berger ne sont pas forcément très loin derrière, et même si je compte bien ménager une place aux superbes recueils de nouvelles de Dorothy M. Johnson (Contrée indienne et La Colline des potences), Lonesome Dove brille tout particulièrement, jusqu’à atteindre le sommet du genre, où il trône en majesté depuis, inégalable. C’est qu’il y a tout le western dans cette incroyable odyssée – et bien plus encore, tant l’auteur, de sa plume fluide, sait captiver le lecteur au fil de ce si long périple sans jamais le laisser, tant aussi il sait mettre en scène des personnages forts, suscitant la sympathie, et dont les avanies, nombreuses, sont d’autant plus douloureuses… Parmi lesquels, bien sûr, les deux héros vieillissants, Woodrow Call et Augustus « Gus » McCrae.

 

Mais Lonesome Dove, ce n’est donc pas que le roman éponyme, même si cela a longtemps été le seul élément que nous en connaissions en France. Larry McMurtry avait commis une « série » autour de ce livre fondateur, avec deux « préquelles », Comanche Moon et Dead Man’s Walk, et une « suite », Streets of Laredo. Des livres que l’on désespérait de lire un jour en français… Mais les excellentes éditions Gallmeister m’ont pris par surprise en traduisant tout récemment Dead Man’s Walk – roman qui, s’il est paru originellement il y a vingt ans de cela, n’est pourtant pas la première « préquelle » dans l’ordre de rédaction, mais elle l’est au regard de la chronologie interne. La Marche du Mort (sous-titrée au cas où Lonesome Dove : les origines) nous fait donc vivre les aventures étonnantes des (alors) jeunes Call et McCrae, auxquelles Lonesome Dove faisait parfois allusion de manière cryptique, et cela donne un roman tout à fait brillant, qui, s’il n’atteint peut-être pas à l’excellence du pavé initial, s’avère cependant tout aussi palpitant, puissant et juste. Alors est-on en droit d’espérer la traduction future des deux autres titres de la série ? Ça serait bien, tout de même…

 

Mais, pour l’heure, tenons-nous-en à La Marche du Mort. Le roman a quelque chose d’un reflet déformant par rapport à Lonesome Dove et au portrait des deux héros qui y étaient faits : il faut dire que nous sommes trente-cinq à quarante ans plus tôt, dans un monde bien différent – en plein dans le Mythe de la Frontière, si Lonesome Dove, quand bien même il relevait toujours d’une période « classique » du western (les années 1870-1880), laissait indirectement entrevoir la fin prochaine d’un monde. Et, trente-cinq à quarante ans en arrière, Woodrow et Gus étaient sans doute bien différents eux aussi… Certains traits demeurent, bien sûr : Woodrow est déjà ce type un peu austère, très premier degré, les pieds sur terre – ou du moins en apparence, car, après tout, il n’est certainement pas insensible à l’appel de l’aventure… Son alter ego Gus est autrement expansif, avec quelque chose de sympathique et rafraichissant – mais sa naïveté, voire sa bêtise, n’en ressort que davantage… Car il faut bien dire ce qui est : nos deux héros, dans La Marche du Mort, ont quelque chose de jeunes et cons… On connaît la chanson, selon laquelle le temps ne fait rien à l’affaire, et c’est sans doute exact dans les grandes largeurs ; pour le coup, cependant, c’est probablement l’expérience acquise lors des péripéties de ce premier roman (dans l’ordre diégétique) qui fera de nos deux héros les charismatiques personnages centraux de Lonesome Dove – l’expérience est en effet un trait fondamental du récit. Par ailleurs, La Marche du Mort sera aussi l’occasion de bâtir dans l’adversité l’intense amitié plus que fraternelle liant Woodrow et Gus – ces deux types si différents à bien des égards… mais peut-être complémentaires, du coup ?

 

Quoi qu’il en soit, à l’orée des années 1840, nos jeunes gens fraîchement débarqués au Texas ont déjà pu nouer des liens, mais on se demande presque comment – notamment du fait de la frénésie de Gus, obsédé par les prostituées sinon les femmes, et qui ne parle à peu près de rien d’autre… C’est cependant sur le terrain que les héros s’incarnent : en ces temps nécessairement « glorieux » (allons bon…) de la République du Texas, c’est tout naturellement que Woodrow et Gus ont intégré les rangs des célèbres Texas Rangers. Oubliez Chuck Norris le cas échéant, hein – nous sommes ici en pleine période mythique, alors que cette force quasi militaire, aux attributions plus ou moins définies, livre hardiment le combat contre les sauvages du coin, essentiellement les Comanches.

 

Mais Larry McMurtry, auteur texan, n’est pas du genre à colporter la légende sans se poser la moindre question à son sujet… Bien loin de la légende (encore que cette réalité, tant elle implique de contraintes insurmontables, puisse paradoxalement faire ressortir les hauts faits des patrouilleurs comme plus légendaires encore), la patrouille que nous voyons tout d’abord, à l’ouest du Pecos, chercher de nouvelles pistes pour les diligences, n’a absolument rien d’une unité d’élite (ce n’est pas pour rien qu’on y accueille des grouillots tels que Woodrow et Gus – mais les « vétérans », pour la plupart, ne valent certainement pas mieux), sans peur (non – ces gens flippent, et c’est bien naturel) et sans reproches (car s’acoquinant avec de sinistres chasseurs de scalps, par exemple – qui prélèvent sans doute plus de trophées sur des Mexicains innocents que sur les redoutables Comanches…). Loin de là, l’auteur dresse un tableau éloquent, et même terrifiant, où ressortent d’autant plus l’incompétence générale, celle encore plus à craindre des officiers souvent autoproclamés, leur totale absence de préparation, leur sous-équipement endémique et, peut-être pire encore, leur ignorance radicale du monde dans lequel ils vivent… On compte bien quelques exceptions à cet égard – essentiellement les éclaireurs Shadrach (le vieux bonhomme taciturne, aussi biblique que son nom) et Bigfoot Wallace (j’ai découvert complètement par hasard, en étudiant un autre auteur texan – Robert E. Howard, oui : synchronicité –, qu’il y avait bel et bien un Bigfoot Wallace, très ressemblant, à cette époque au Texas, même si leur sort est différent, entre la « réalité » et la fiction) ; disons du moins qu’ils sont un peu mieux lotis que les autres – abreuvant le cas échant les jeunes patrouilleurs de précieux conseils (sur la meilleure manière de se suicider plutôt que d’être faits prisonniers par les Indiens, par exemple…). Mais, globalement, il n’y a absolument rien d’étonnant à ce que l’opération tourne au fiasco – l’étonnant aurait été qu’elle parvienne à quoi que ce soit dans des conditions pareilles…

 

D’autant que la menace rode – incarnée dans un Indien on ne peut plus « mythique », le colosse bossu Buffalo Hump, croquemitaine tout désigné dont l’existence seule suffit à donner des sueurs froides aux patrouilleurs. Alors, quand se fait jour la certitude de sa présence non loin, rendue plus terrible encore par les hurlements incessants de ceux qu’il a capturés pour les torturer avec d’impensables raffinements de cruauté, la panique ne manque pas de gagner les rangs de la milice. Laquelle, pour avoir l’avantage numérique, ne peut tout simplement rien faire contre Buffalo Hump et ses rares compagnons – des hommes meurent à quelques mètres à peine de leurs collègues, qui ne se rendent pourtant compte de rien, et les chevaux disparaissent comme par magie ; à mesure que les heures passent, la situation devient de plus en plus désespérée… Oui, un fiasco de plus pour les si brillants Texas Rangers – les survivants se replient, en jurant qu’on ne les y reprendra plus ; tout particulièrement Gus, blessé par un jet de lance de Buffalo Hump lui-même, et qui n’en a réchappé que par miracle…

 

Pourtant, de tels hommes ne sauraient se complaire bien longtemps dans l’oisiveté pesante de la « ville » – même sur la Frontière. Si Woodrow tâche de s’accommoder tant bien que mal de son travail de maréchal-ferrant, Gus, lui, à court de putes et d’argent durement gagné en trichant aux cartes, ne tient plus en place. Et, quand il apprend que la République du Texas va lancer un assaut pour « libérer » Santa Fe, Nouveau-Mexique, aux mains des Mexicains – une ville où comme de juste il suffit de se pencher pour amasser des quantités considérables d’or et d’argent –, Gus ne tient plus en place. Il harcèle son ami Woodrow, lui montrant combien il serait « bête » de rater une opportunité pareille, et, à force d’enthousiasme, finit par le convaincre. Pour leur malheur à tous…

 

Car cette expédition (inspirée de faits historiques, la « Texas Santa Fe Expedition » de 1841) s’avèrera une expérience terrible et mortifère, qui coûtera la vie à l’immense majorité des jeunes couillons qui y ont pris part… sans même atteindre sa destination ou livrer le moindre combat contre les Mexicains. Une fois de plus commandés par des incompétents finis (en fait le colonel autoproclamé Caleb Cobb, un ex-pirate reconverti sur terre et qui n’admettra aucune contestation de son autorité, et qui relève bien plus du petit caïd que du soldat – le général en principe au-dessus de lui est une éponge perpétuellement imbibée, qui somnole quand il ne boit pas, et rien d’autre), nécessairement sous-équipés (même si on les aide à se procurer de meilleurs fusils), toujours sous-entraînés (les petits jeunes abondent dans les rangs), les Texas Rangers « brillent » surtout, si l’on ose dire, par leur méconnaissance totale du terrain – la géographie du sud-ouest des États-Unis les dépasse complètement, ils n’ont aucune idée d’où se trouve Sante Fe (peu ou prou, dans leur esprit, une cité d’or héritée de Coronado – et là, pour le coup, c’est bien la région adéquate des Cibola et compagnie…), et ne savent absolument rien du territoire à traverser d’ici-là… d’autant qu’ils sont persuadés que le Nouveau-Mexique est tout proche, quelques centaines de kilomètres tout au plus. Cette ignorance s’accompagnant souvent de bêtise, le récit de leur errance absurde a quelque chose de révoltant – mais peut-être d’autant plus qu’on ne peut s’empêcher de ressentir une très forte sympathie pour la plupart de ces personnages (Woodrow et Gus en tête, mais ils ne sont certainement pas les seuls), et peut-être même d’autant plus qu’ils se montrent naïfs… On les voit peiner au milieu des menaces les plus diverses, dans un environnement hostile et pauvre en nourriture comme en eau, au climat par ailleurs fort rude, et sans cesse harcelés par les Comanches de Buffalo Hump (puis les Apaches de Gomez), prêts s’il le faut à susciter un immense incendie pour rabattre les Patrouilleurs dans un canyon qui leur sera fatal car impraticable, etc. Les rangs s’éclaircissent alors que le Nouveau-Mexique est encore loin – la conviction, chez les Rangers, de ce qu’ils atteindront enfin ce pays de cocagne et se payeront sur les immenses fortunes locales de ce qu’ils ont subi en route, rend leur « odyssée » (connotée bien différemment de celle de Lonesome Dove, sans doute) plus tragique encore.

 

Ceci étant, si le tragique occupe une place essentielle dans La Marche du Mort (le titre renvoie à la Jornada del Muerto, une région plus hostile encore, que les Texans devront pourtant traverser à son tour), ce n’est pas au point, loin de là, de phagocyter le reste. Larry McMurtry y fait une nouvelle fois la preuve de la virtuosité de sa plume, au fil de dialogues tantôt serrés, tantôt un brin absurdes mais d’autant plus savoureux, mettant tous en valeur les patrouilleurs, comme des hommes avant tout – une fois de plus, à cet égard, leur naïveté les sert, en définitive. Le tragique, pour être à sa manière « pur » (entendons par-là qu’il ne se contente pas de pathos presse-bouton), se mêle ainsi sans cesse de comique et d’émouvant – dressant un tableau peu ou prou exhaustif de l’humanité dans l’adversité. S’y ajoute bien sûr un art du récit qui rend le tout palpitant, impossible à lâcher, et aussi prenant que fort – bien pensé à tous les niveaux.

 

Pourtant, le cauchemar ne cesse de se montrer plus terrible encore, dans une escalade qui, partout ailleurs, aurait paru invraisemblable, mais qui sonne ici d’une justesse qu’on n’a pas le moins du monde l’envie de contester. Cette dissection scientifique de l’absurdité va-t-en-guerre ne saurait dès lors laisser indifférent – et le mélange adroit de compassion, de révolte et de dérision qui connote le récit se révèle le mode idéal de communication d’un « mythe », plus vrai à bien des égards dans son horreur inacceptable que tous les fantasmes associés à la Frontière. « Remember the Alamo » ? Peut-être – mais si les « héros » tombent, ici, c’est dans l’indifférence générale (des contemporains – pas du lecteur, qui apprend pour sa part à connaître ces hommes et ressent toujours leur perte), peut-être au mieux une vague forme de gêne portant sur l’envoi au casse-pipe de tant de jeunes crétins, envoi inconsidéré autant qu’absurde et inutile, dès lors une incarnation parfaite de la bêtise de la guerre autant que de la bêtise des petits-soldats (l’expression n’est pas à prendre au pied de la lettre, c’est chef inclus et même au premier rang), toujours prêts à faire la démonstration de leur nécessaire supériorité sur leurs adversaires à demi humains au mieux ; ils prennent pourtant en pleine face, et quand il est bien trop tard seulement, l’impitoyable révélation de leur médiocrité dans un monde qu’ils ne comprennent tout simplement pas, un monde qui les balaie sans y penser, pour la simple raison qu’ils ne sont rien. Larry McMurtry peut cependant dépasser ce rien – en conférant l’humanité à ses personnages, humanité qui les distingue, et les rend uniques autant que vrais.

 

Au-delà, qu’y a-t-il ? Nombre de choses sans doute – et notamment les femmes, d’un charisme hors-normes dans ce monde strictement masculin ou presque. Il y a, avant toute autre, la titanesque putain Matilda, qui suit les Rangers dans leurs dangereuses errances, et se montre sans doute bien plus adroite et compétente que la plupart (le roman s’ouvre sur une scène où, pêchant la tortue, elle a quelque chose d’un éclaireur, et cela n’a rien d’un hasard – et pas davantage son rapprochement avec Shadrach, laissant entendre qu’elle en a assez et désire prendre sa retraite). Il y a aussi (aperçu des histoires à suivre) l’impertinente Clara, qui travaille dans la boutique de son père aimant à Austin, et dont le comportement effronté autant que la beauté captivent Gus, le volage Gus, prêt subitement à laisser tomber la glorieuse cause de la République du Texas et la carrière aux armées, si seulement la jeune femme était prête à le laisser déballer à ses côtés des caisses dans l’arrière-salle du magasin général… Après cinq minutes à peine à l’observer, Gus sait de toute façon qu’il lui faudra l’épouser – et que cela vaudrait bien mieux que toutes ces bêtises à base d’Indiens et de Mexicains… mais il lui faut d’abord démontrer sa valeur ? Il s’en persuade, du moins – lui qui jalouse « le caporal Call » dans cette affaire… Et il reste une dernière femme, intervenant dans les tout derniers chapitres du roman, qui saura, dans son audace tenant peu ou prou de la folie, sauver ceux qui sont supposés la sauver elle, en se drapant elle-même dans les atours du Mythe – à moins qu’il ne s’agisse, plus prosaïquement, de le mettre à nu, adressant sans même y penser à Woodrow et Gus une ultime leçon de grandeur et de magnétisme.

 

Excellent roman, donc, que cette Marche du Mort. Son caractère affiché de « préquelle » ne doit pas tromper : il s’agit d’un authentique roman pour lui-même, d’une grande valeur intrinsèque ; un très beau et très fort western par un des plus grands maîtres du genre. Une lecture palpitante autant qu’émouvante, drôle et même hilarante au milieu des tragédies, juste de bout en bout.

 

J’espère maintenant que les éditions Gallmeister traduiront Comanche Moon et Streets of Laredo… Je ne doute pas que ces livres auraient leurs lecteurs – et, en tout cas, j’en serais.

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Anamnèse de Lady Star, de L.L. Kloetzer

Publié le par Nébal

Anamnèse de Lady Star, de L.L. Kloetzer

KLOETZER (L.L.), Anamnèse de Lady Star, Paris, Denoël, coll. Lunes d’encre, 2013, 455 p.

 

Ma chronique figure dans le n° 83 de Bifrost, plus précisément dans le dossier consacré à Laurent (et L.L.) Kloetzer, pp. 164-165.

 

N’hésitez pas à y réagir d’ores et déjà.

 

Le moment venu, cette chronique sera reprise en ligne sur le blog de la revue. Je vous en donnerai le lien, et la complèterai par un compte rendu autrement long, plus typique de ceux qui figurent ces derniers temps sur ce blog.

 

EDIT : vous trouverez la chronique de Bifrost ici. J'en publie une version plus longue ci-dessous.

La participation à un dossier de Bifrost consacré à Laurent (et, en l’occurrence pour ma pomme, L.L., pour Laure et Laurent) Kloetzer m’a enfin amené à lire deux romans qui traînaient depuis bien trop longtemps dans ma bibliothèque de chevet, et ce en dépit des bons échos qu’ils avaient récolté – voire très, très bons ; mais je n’avais pas jusqu’alors trouvé l’occasion… CLEER, étonnant, m’a amplement convaincu, mais Anamnèse de Lady Star avait peut-être encore meilleure réputation, et la sortie tout récemment de Vostok, cette fois signé du seul Laurent Kloetzer, mais participant du même univers, et bénéficiant d’un accueil aussi enthousiaste, m’a confirmé dans la nécessité de lui faire également un sort (notons au passage que CLEER et Anamnèse de Lady Star, sans être ouvertement liés pour autant, se rejoignent cependant par quelques passerelles discrètes – notamment la psychologie Karenberg ; mais ce n’est sans doute pas une dimension essentielle).

 

Et il était bien temps : Anamnèse de Lady Star est un livre à part, d'une belle ambition et d'une belle intelligence. En fait, la quatrième de couverture de son édition originelle, en « Lunes d’encre » en 2013, affirmait d'emblée, non sans arrogance, que ce roman « fera date dans l'histoire de la science-fiction française ». Je ne sais pas si cette audacieuse prophétie s'est réalisée, mais sans doute le mérite-t-elle... Le fait est que la science-fiction française, ces dernières années, n’a sans doute que rarement produit des romans aussi forts ; Anamnèse de Lady Star joue probablement dans la même catégorie que, disons, pour sortir un gros machin, La Horde du Contrevent d’Alain Damasio (ouvrage assurément important en dépit des nombreux défauts que je ne peux m’empêcher d’y relever, et tout autant de la personnalité de l’auteur, qui tend à m’agacer…) ou, pour rester chez La Volte, Le Déchronologue de Stéphane Beauverger. Les jeux formels de ces deux romans ont en effet quelque chose qui annonce Anamnèse de Lady Star, mais peut-être ce dernier va-t-il plus loin encore – et, surtout, avec davantage de pertinence à mes yeux : il brille en effet tout particulièrement par une remarquable adéquation entre le fond et la forme, qui en fait tout le sel – témoignant d’un effort rare, conjoint et fructueux sur les deux plans, dès lors heureusement indissociables.

 

Parler de cet ouvrage s'annonce cependant délicat, tant il s’avère foisonnant... Et, à vrai dire, il est quelque peu rétif au résumé. Essayons néanmoins.

 

À bien des égards, Anamnèse de Lady Star s’inscrit dans un cadre apocalyptique et surtout post-apocalyptique relativement commun (surtout ces dernières années ?), encore que non dénué d’originalités bienvenues. C’est en tout cas ici une bien mystérieuse « bombe iconique » qui, au cours d’un attentat « terroriste », en fait téléguidé depuis les plus hautes sphères des réseaux de barbouzes français, conduit à l’extermination de plus des trois quarts de l’humanité.

 

L’épisode traitant à proprement parler de cet « attentat » correspond au chapitre « Hypasie », qui avait en fait déjà été publié auparavant, en tant que nouvelle, sous le titre « Trois Singes », dans l’anthologie de Serge Lehman Retour sur l’horizon ; à l’époque, j’avais lu et grandement apprécié cette « nouvelle »… tout en lui trouvant quelque chose de « bourrin », et s’inscrivant plus ou moins dans une sorte de « techno-thriller » ! La drôle d’idée que voilà, quand même… mais ce n’est pas la première fois, hélas, ni probablement la dernière, qu’un retour sur un vieil article me fout la honte, tant je ne comprends tout simplement pas comment j’ai pu émettre des opinions pareilles – même si, en l’espèce, on m’a dit que le contexte, peut-être…

 

Mais passons, il y a sans doute plus intéressant à relever – et ne serait-ce que, classiquement, la dimension ambiguë du caractère apocalyptique, qui est à la fois « destruction », au sens où on l’emploie souvent en science-fictionnie, mais tout autant « révélation », dans une optique davantage religieuse ; d’où sa désignation par un terme éloquemment connoté, celui de « Satori » – renvoyant à l'illumination du moine bouddhiste en prise avec l'illusion du monde, et percevant, derrière la futilité apparente d'un kôan par essence illogique, la réalité sous-jacente, affranchie des distorsions humaines

 

Autre aspect à relever : cette apocalypse, comme de juste, n’est pas nécessairement une « fin ». En fait, la quasi-extermination de l’humanité n’y a même pas suscité, comme c’est le plus souvent le cas dans ce genre ô combien pratiqué et pas toujours pour le mieux, une quelconque régression vers la barbarie : oubliez Mad Max et tout autant les hordes de zombies envahissant le monde et assiégeant les rares survivants désemparés dans quelque supermarché (et ce même si la contamination épidémique résultant de l’emploi de la bombe iconique a assurément quelque chose qui évoque les divers fléaux du genre, je ne vous en dresserai pas la liste) ; en fait, ici, l’humanité subsistante, si elle a dû subir immédiatement après l’attentat une inévitable guerre, a pourtant pu, à terme, se rassembler, et, d’une façon ou d’une autre, elle a encaissé le choc ; sans doute a-t-elle dû se réfugier dans les îles (et semble-t-il aussi dans les étoiles ?) pour contenir la contamination au TMS (Syndrome des Trois Singes), mais elle n’en est pas moins en mesure de poursuivre son chemin.

 

Ce qui implique sans doute de comprendre ce qui s’est passé – mais ce besoin de compréhension s’accompagne d’un désir de juger et punir, de désigner des responsables et de les exécuter, tant l’horreur de leurs crimes justifie bien que l’on revienne sur la peine de mort abrogée… Une commission internationale façon Tribunal de Nuremberg s’est ainsi réunie, au bout de quelque temps, pour traquer et exécuter les grands responsables de tout ça – et, au premier chef, un groupe de scientifiques qui, dans l’ombre de leur mentor (et gourou ?) Stéphane Aberlour, a développé les travaux sémantiques conduisant à l’élaboration de la bombe iconique ; et qu’importe s’il ne s’agit que de « savants » aux travaux abstraits : ils sont bel et bien complices, et doivent payer.

 

Néanmoins, toute la lumière n’a pas été faite quand la commission a rendu ses conclusions, débouchant sur les sanctions pénales internationales. Il reste des zones d’ombre, qui suscitent la curiosité de chercheurs – qui, de manière ambiguë, sont tout autant des chercheurs au sens universitaire que des détectives ou chasseurs traquant leurs proies à fin judiciaires. C’est le cas de Magda Makropoulos, brillante jeune étudiante, qui est ainsi amenée à se livrer, plusieurs décennies après les faits, à une complexe et souvent frustrante archéologie des sources numériques – cette « anamnèse », donc, ce travail sur la mémoire susceptible de tant de connotations (philosophies, médicales, psychologiques…), peu ou prou toutes appropriées.

 

Il en résulte une structure « déchronologisée », revenant au fil des découvertes et dans le désordre sur des événements s’inscrivant sur soixante-dix ans environ, vingt ans avant et cinquante ans après le Satori. Mais, surtout, cela débouche sur un roman, disons, « choral », où chaque témoin (ou témoignage d’un individu depuis disparu), en détaillant son propre point de ressouvenir, livre son rapport personnel aux faits, nécessitant des approches formelles différentes voire radicalement opposées. Ce qui, à vrai dire, confine parfois à l'exercice de style – mais cette qualification, en tant qu'elle a des connotations souvent péjoratives, s'avère pourtant inappropriée, car c'est ici la justesse de ton qui domine. Il n’en reste pas moins que chaque chapitre d’Anamnèse de Lady Star adopte du coup une forme particulière – l’interrogatoire biaisé du terroriste dans le chapitre « Hypasie » s’opposant par exemple aux longues ruminations maniaques et obsessionnelles de l’homme de « Giessbach », ou à l’épiphanie virtuelle de « Norn » ; en outre, entre tous ces longs chapitres, nous sommes amenés à retrouver plus brièvement Magda, faisant le point, s’interrogeant sur sa méthode, rapportant ses conclusions temporaires à son directeur de recherches Christian Jaeger…

 

Mais il faut alors relever une autre conséquence de ce procédé, et non des moindres, à savoir que le roman ne prend guère le lecteur par la main – Anamnèse de Lady Star, en se fondant sur ces témoignages tous particuliers, nie d’emblée toute pertinence à ce vieux travers de la science-fiction, si difficile à éviter parfois, que sont les nombreux paragraphes d’exposition. Le roman, en s’ancrant dans telle ou telle période, et surtout en mettant au cœur du propos les témoins rapportant ce qu’ils ont vu, part du principe que ces personnages connaissent globalement leur monde, et n’ont bien évidemment aucune raison d’expliquer outre-mesure des faits censément connus de Magda ou des autres enquêteurs. Rien que de très logique ici, mais, cet aspect se mêlant aux approches formelles particulières, il en résiste bien un certain hermétisme ne facilitant pas toujours la tâche du lecteur, et pouvant même à l’occasion le perdre un peu – jusque dans les notions en apparence essentielles : qu’est-ce, par exemple, qu’un Elohim – terme que l’on croise très vite ? On comprend un caractère non humain, on suspecte une dimension extraterrestre, on pense inévitablement à quelque caractère religieux, angélique disons, mais, au fond, on n’en sait guère davantage… Et, d’une certaine manière, il en va sans doute de même pour les conséquences de l’emploi de la bombe iconique.

 

Mais c’est globalement très bien vu. J'avouerai, pourtant, que si j'ai beaucoup aimé ce roman dans l’ensemble, je n'en ai pas moins renâclé, sur le tard, devant certains passages en rajoutant encore une couche dans l'hermétisme et la confidentialité, au point de l’overdose ou presque (le chapitre « Norn », notamment, m'a passablement largué ; formellement, j’y vois même une exception, où les auteurs en font peut-être trop – même si le fond reste brillant, introduisant dans le récit de belles idées chamboulant la perspective globale). Je ne suis pas pour autant revenu sur mon appréciation ô combien positive du roman, et, dans l’ensemble, j’ai conservé ce sentiment d'un à-propos permanent, d’une pertinence de tous les instants… Mais voilà, c'est « simplement » (façon de parler...) que ce livre est « exigeant »…

 

Il est aussi très malin, et débordant d'idées – d'autant mieux servies qu'elles sous-tendent une intrigue parvenant, chose rare, à être aussi ambitieuse que palpitante ; car elle ne s’arrête certes pas aux seuls faits à redécouvrir, mais vise plutôt, au-delà de la seule compréhension de ce qui s'est produit – raison suffisante fondant l'enquête –, à en déterminer une sorte de signification, ce qui n’est pas tout à fait la même chose…

 

D'où la quête, centrale, de cette « femme » étrange et dotée de mille visages et de mille noms, cette Elohim – mais qu'est-ce donc au juste qu’une Elohim ? –, qui semble, de par sa seule présence diffuse, donner un sens à l'histoire ; or la tentation est grande d'user de ce liant improbable pour expliquer, à deux doigts d'une paradoxale « méthode conspirationniste », l'inexplicable. Et ce quand bien même on est probablement bien loin de tout questionnement éthique ? Il y a ici une ambiguïté tout particulièrement appréciable… Quoi qu'il en soit, cette « Hypasie », ou quel que soit le nom (toujours chargé de sens) qu'on lui donne, semble toujours se trouver là – mais quel est son rôle ? Muse, femme fatale (mes lectures toutes récentes, par exemple du « Grand Dieu Pan » d’Arthur Machen ou de « L’Araignée » de Hanns Heinz Ewers, m’ont incité à envisager cette dimension, accentuée par le caractère hautement sexué de notre « Hypasie », mais peut-être à tort – d’autant que, au-delà des drames qui l’entourent, elle n’est pourtant pas envisagée négativement à proprement parler), complice, témoin, amante, égérie ? Peut-être tout cela à la fois... ou rien de la sorte – tant elle est au fond rétive à la compréhension, car issue d’un niveau de sens foncièrement différent. Mais sa traque a ceci de déconcertant qu'elle semble d'une certaine manière forcer son apparition à tous les degrés de l'enquête – comme si Magda, en cherchant à l'identifier, la suscitait elle-même... au point de parasiter ses recherches par une vertigineuse et inaccessible boucle de rétroaction. Et c’est ici, en définitive, que le roman de L.L. Kloetzer, faisant la somme de ses chapitres si différents, conclut son histoire par quelque merveilleuse infusion soudaine de ce « sense of wonder », si difficile à délimiter, si fascinant pourtant quand il est employé au mieux, car pensé au mieux.

 

Le résultat final est remarquable, et indéniablement bien au-dessus du lot. Anamnèse de Lady Star est un superbe roman, à n’en pas douter une des œuvres les plus enthousiasmantes et fascinantes de la science-fiction française de ces dernières années – et peut-être bien plus encore.

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CLEER, de L.L. Kloetzer

Publié le par Nébal

CLEER, de L.L. Kloetzer

KLOETZER (L.L.), CLEER. Une fantaisie corporate, habillage intérieur et extérieur de Daylon, Paris, Denoël, coll. Lunes d’encre, 2010, 353 p.

 

Ma chronique figure dans le n° 83 de Bifrost, plus précisément dans le dossier consacré à Laurent (et L.L.) Kloetzer, pp. 162-163.

 

N’hésitez pas à y réagir d’ores et déjà.

 

Le moment venu, cette chronique sera reprise en ligne sur le blog de la revue. Je vous en donnerai le lien, et la complèterai par un compte rendu autrement long, plus typique de ceux qui figurent ces derniers temps sur ce blog.

 

EDIT : Vous trouverez la chronique de Bifrost ici. Ci-dessous, j'en publie également une version plus longue.

Laurent Kloetzer (ou en l’espèce L.L. Kloetzer, pour Laure et Laurent) fait partie de ces auteurs que je crevais de lire depuis longtemps, mais sans en avoir vraiment eu l’occasion ; il y eut bien sa participation à Tadjélé, mais ça ne suffit sans doute en rien (d’autant que j’avoue mon incapacité à attribuer la paternité de telle ou telle nouvelle de Yirminadingrad à qui que ce soit…) ; j’avais bien lu Petites Morts, mais dans un cadre particulier excluant toute critique ; enfin – et surtout –, j’avais certes entamé Le Royaume Blessé, et adoré ce que j’en avais lu, mais, pour une raison ou une autre dont je ne parviens pas à me souvenir aujourd’hui, j’avais dû en interrompre la lecture, et ne l’ai jamais reprise depuis ; il faudra, oui, et plus vite que ça (et en reprenant du début, bien sûr).

 

J’avais par ailleurs régulièrement de bons à très bons échos des ouvrages de Laurent ou L.L. Kloetzer… Et j’avais d’ailleurs fait l’acquisition des deux romans signés L.L. Kloetzer dans la collection Lunes d’encre de Denoël, le présent CLEER, et aussi Anamnèse de Lady Star – que je vais lire, enfin, très bientôt, si.

 

CLEER m’intriguait tout particulièrement. Ne serait-ce, d’ailleurs, que du fait de la singularité de l’objet-livre, conçu par Daylon, et pour le moins étonnant (je ne suis pas tout à fait sûr que ce soit pleinement réussi, mais c’est du moins étonnant, donc, et sans doute globalement bien vu). Au-delà, il y avait bien sûr cet intriguant sous-titre évoquant une « fantaisie » (et non fantasy ?) « corporate »…

 

« Corporate »… Un mot qui ne fait pas vraiment partie de mon vocabulaire. À proprement parler, je n'ai jamais rien connu de la sorte, moi qui n'ai jamais travaillé en entreprise – un monde qui me dépasse, et me rejette autant, en pleine connaissance de cause, que je le rejette instinctivement. Je suppose qu'il peut y avoir un peu de ça dans « l'esprit de corps » tel que je l'ai subi et déploré à la fac, mais non, c'est encore autre chose, sans doute... Et une chose qui me fascine (parce que je ne la comprends pas) et me terrifie tour à tour.

 

En fait, je n'ai appris ce mot, « corporate », que bien tardivement – même si ça remonte un peu ; c’était lors d'une conversation avec un camarade, qui avait l'extrême amabilité de me conduire à Paris depuis Toulouse. Tout au long de l'autoroute, nous avions discuté de cet étonnant symptôme – mon camarade, impliqué dans la chose, étant parfaitement posé tandis que j’avais des yeux exorbités tout du long. Je n’en revenais pas, à vrai dire – je ne comprenais pas cet autre monde si distant du mien ; j’avais sans doute eu l’occasion (en famille, notamment…) d’exprimer mon mépris de ce que je qualifiais alors de « patriotisme d’entreprise », mais sans avoir la moindre idée de ce que cela recouvrait au juste… Et je me souviens encore de quelques anecdotes issues de cette conversation, portant sur les costumes et célébrations impliqués par le contexte, ou plus précises : par exemple à propos de ces cadres, maintenus au courant de l'évolution de leur entreprise à la minute près, et dressés à communier ensemble, dans des applaudissements frénétiques tenant de l’hymne, à chaque communication d'un bon résultat...

 

Il en est bien sûr découlé une très forte prévention à l’égard de ce concept – prévention qui a pu m’inciter d’autant plus à faire l’acquisition de CLEER, roman (ou fix-up) étonnant, illustrant avec méticulosité ce cadre (et jusque dans la forme, bien sûr, submergée sous le sabir perclus d’anglicismes qui lui semble inhérent). Mais je n’en attendais pas quelque chose d’aussi bête qu’une charge, et à bon droit faut-il croire : CLEER me paraît bel et bien user de ce cadre – puisque c’est de cela qu’il s’agit – sans le caricaturer ou le parodier, ce qui pouvait être tentant, et pas davantage en le pointant du doigt pour en dénoncer toute l’inhumanité et toute l’horreur. Qu’on ressente quand même cette inhumanité ou cette horreur est sans doute dans l’ordre des choses, mais de manière relativement subtile : on ne déteste pas ce que l’on voit au seul motif que l’auteur nous a intimé de le détester, nous a explicitement dénoncé le mal ; peut-être ne nous laisse-t-il pas pleinement la possibilité de choisir un autre angle de vue – car l’auteur manipule… –, mais, non, je ne pense pas que l’on puisse dire de CLEER qu’il s’agit d’une charge ou d’un pamphlet. Vraiment pas.

 

Mais je tourne autour depuis bien trop longtemps, sans doute faut-il examiner maintenant d’un peu plus près le contenu de ces pages…

 

Il y a Le Groupe – généralement désigné ainsi, le nom CLEER n’étant le plus souvent (voire systématiquement) qu’associé à ce slogan improbable et pourtant tellement commun, d’apparence vide mais potentiellement inquiétant néanmoins : « Be yourself. » Et peut-être est-ce effectivement la consigne primaire du Groupe. On peut à vrai dire avoir ce sentiment, à en juger par les entretiens d’embauche tordus qui introduisent le roman, portant sur le recrutement de deux jeunes cadres tout à fait prometteurs, qui seront amenés à travailler ensemble, mais que tout, autrement, semble distinguer – et cela va au-delà de la seule complémentarité.

 

Je disais plus haut qu’il n’y avait pas de « caricature » dans CLEER, mais sans doute faut-il émettre ici un bémol – car, oui, nos deux « héros » sont de purs stéréotypes, et à dessein : Vinh Tran, ainsi, est une froide machine à tuer, dont l’efficacité n’a d’égale que l’ambition – violent, machiste, narcissique, autoritaire, il ne fait preuve d’aucune empathie (et n’en suscite pas davantage, à moins que…) : c’est un robot au service d’une cause et cette cause est Le Groupe (encore que son enrichissement personnel, au sens le plus matériel, soit sans doute tout aussi essentiel ou presque). Charlotte Audiberti, par contre, si elle se montre extrêmement efficace à sa manière bien différente, est une personnalité autrement fragile, avec quelque chose de visionnaire cependant qui fait toute son utilité – cela tient, au départ, d’un cliché façon « intuition féminine » (mais c’est un cliché sans doute bienvenu dans le cadre de sa relation à Vinh), mais cela s’avère bien plus que cela, au fur et à mesure que sa perception du monde et son empathie exacerbée se muent et se transcendent pour faire de la jeune femme un oracle (sibylle ou pythie ? Mais sans doute ne faut-il pas chercher en priorité du côté gréco-romain…).

 

Ces deux cadres intègrent un service du Groupe appelé « Cohésion Interne » (on pense tout naturellement à « Circonstances Spéciales » ?), et leur rôle se partagera entre la communication, l’enquête (façon police politique) et peu ou prou l’espionnage : il y a des problèmes hors-normes au sein du Groupe – ou plus exactement des myriades d’entreprises on ne peut plus diverses qui le composent –, et c’est à eux de les résoudre.

 

Chaque chapitre de CLEER peut être envisagé comme une nouvelle (d’ailleurs, « Tea, Coffee, Me ? » avait d’abord été publié en tant que tel dans Bifrost), et il s’agit à chaque fois d’une enquête, dans le cadre d’un projet plus ou moins bien défini, et désigné par le nom d’un écrivain. Il y a ici – mais peut-être surtout dans les premiers chapitres – une certaine dimension ludique, jouant sur les codes du policier ou de l’espionnage, au travers d’un questionnement bien loin de toute envolée dans les sphères métaphysiques, mais se cantonnant à première vue dans le plus concret et le plus terre à terre ; cela aura l’occasion de changer… Mais ces enquêteurs que sont Vinh et Charlotte ont à gérer des dossiers incongrus, où l’insolite et l’étrange, sinon à proprement parler le fantastique ou la science-fiction (au-delà de références bien admises et de développements tardifs, on peut s’interroger sur le positionnement « genre » de CLEER – à supposer toutefois que cette classification ait la moindre pertinence) ; et je serais bien tenté dès lors de les qualifier d’ « enquêteurs de l’étrange » ou « du surnaturel » – genre qui a eu son importance et sa postérité, mais, quitte à devoir citer des noms évocateurs, je dirais tout naturellement Mulder et Scully de X-Files… à ceci près que les fonctions sont inversées.

 

Le lecteur, dans la foulée décidée de Vinh et Charlotte (celle-ci quelque peu en retrait cependant – mais autrement plus importante probablement pour le fond du récit), se plonge ainsi dans le quotidien d’une multinationale impersonnelle ; et, si le sommet radieux de la tour du Groupe leur est quasiment inaccessible – pour le moment… –, les bas-fonds de ses filiales ont bien besoin de l’aide de nos jeunes cadres dynamiques ; lesquels se confrontent parfois au sordide, voire à l’inavouable, mais Vinh avec le détachement d’une machine, et Charlotte avec une tout autre sensibilité, éventuellement pathologique. Aussi faut-il s’attarder sur l’intérêt qu’éprouve cette dernière pour un des axes de la qualité d’entreprise du Groupe, les séminaires de formation à la psychologie Karenberg – via un déconcertant et quelque peu effrayant spécialiste du nom de Göding. Cette branche de la psychologie managériale tient plus que jamais de la secte, son spécialiste du gourou – l’effet sur Charlotte, dès lors, évoque régulièrement un redoutable conditionnement, mais s’articulant de manière complexe et paradoxale avec la devise inévitable de CLEER : « Be yourself. » Et c’est peut-être là, au fond, qu’est le cœur du roman – que je ne prétendrai pas comprendre parfaitement, il est passablement hermétique, et truffé de références qui m’échappent… On peut valoriser au premier regard l’ascension de Vinh, petit chef qui deviendra grand… s’il parvient à se libérer des complots qui l’environnent, notamment dans le dossier « Conrad » du dernier chapitre, certes pas innocemment délocalisé en Asie du Sud-Est, avec un ersatz techno-capitaliste de Kurtz en ligne de mire. Mais l’évolution de Charlotte, bien différente mais non moins importante, voire autrement essentielle, tient bien davantage d’un changement de paradigme, confinant à la transcendance, voire la post-humanité…

 

La progression dans les rangs du groupe, dès lors, tient de l’Échelle de Jacob. Car si la dimension « corporate » de CLEER m’évoque tout naturellement, à moi qui en suis on ne peut plus extérieur, quelque variation cauchemardesque de l’Enfer sur Terre, le fait est que L.L. Kloetzer sublime la foi d’entreprise pour en faire une pure métaphysique, et, tout au sommet, se trouvent bel et bien Dieu et Ses anges, et non quelque perfide avatar de démon cupide et sans scrupules – et sans plan bien défini.

 

Ce qui se combine en fin de compte très bien avec le cadre : si CLEER est un enfer, alors c’est un enfer aussi blanc que les costumes imposés à ses employés, lumineux comme un projecteur en pleine face, froid comme un responsable des ressources humaines, aseptisé comme une clinique de luxe faisant profession d’hygiénisme, pur comme un fantasme aux redoutables implications. Inhumain ? Ou trop humain… Mais – donc – ce n’est pas une caricature, et ce n’est pas non plus une charge ; c’est bien plus juste que ça, et ce que la neutralité supposée de l’auteur corresponde à une réalité accessible ou doive demeurer un idéal par essence impossible à atteindre.

 

S’y adjoint la question de l’absurde : celui-ci, via les anomalies et autres étrangetés qui pointent le bout de leur nez au fil des enquêtes des agents Tran et Audiberti, est probablement de la partie… mais peut-être d’une manière, disons, « Kafka 2.0 » ? J’entends par-là que, si l’absurde y broie régulièrement les côtes et creuse davantage encore l’estomac du lecteur, la possibilité qu’il y ait un sens à tout ça n’est jamais totalement exclue… ce qui ne la rend que plus terrifiante.

 

Et tout cela contribue au succès de CLEER. Je n’irai pas jusqu’à en faire un chef-d’œuvre – mais c’est clairement une réussite. En définitive, un roman à part, ambitieux comme les cadres qu’il décrit, mais bien autrement ancré – au-delà de ses échappées fantastiques, quand bien même essentielles – dans un quotidien d’une réalité étouffante. L’ascension, vertu cardinale d’un monde néolibéral parti en vrille, y est transmutée d’une manière étonnante – peut-être est-ce là l’ « incandescence » envisagée par la quatrième de couverture ? Au fond, je n’en sais rien… Je ne suis pas bien certain d’avoir pleinement appréhendé le propos de L.L. Kloetzer, non – mais ce que je sais, c’est que j’ai beaucoup aimé CLEER, et trouvé ça très fort.

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CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (20)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (20)

Vingtième séance de la campagne de L’Appel de Cthulhu maîtrisée par Cervooo, dans la pègre irlandaise d’Arkham. Vous trouverez les premiers comptes rendus ici, et la séance précédente .

 

Les joueurs incarnant Michael Bosworth (ainsi que Clive Donnelly dans le « spin-off », pas joué cette fois) et Leah McNamara étaient absents. Les PJ présents étaient donc Dwayne, l’avocat Chris Botti, et ma « Classy » Tess McClure, maître-chanteuse.

 

[Dwayne : Danny O’Bannion, Dr East/Herbert West] Nous avons choisi de profiter d’une bonne nuit de sommeil, et nous réveillons à la ferme de Danny O’Bannion vers 8 ou 9h du matin. Dwayne a lavé la voiture que lui avait laissé le Dr East en échange de la sienne – en la nettoyant, il a repéré dans l’espace au-dessus du pneu arrière-droit une petite planque avec une paroi coulissante : à l’intérieur se trouve une seringue vide ; l’espace pourrait en contenir deux ou trois, éventuellement un chargeur ou une flasque…

 

[Dwayne, Tess : Jerry, Jamie] À l’intérieur, nous entendons un grand choc dans la cuisine de l’autre corps de bâtiment, attribué aux gardes – comme quelque chose de pesant qui s’effondre. Dwayne s’y rend aussitôt, et trouve Jerry affalé par terre : il a de nouveau fait une crise de narcolepsie. J’aide Dwayne à le déplacer sur un canapé. Jamie arrive ensuite, qui le cherchait pour des travaux d’entretien ; ayant vu ce qui s’est produit, il nous remercie assez chaleureusement, avant d’aller chercher des sels pour ranimer le simplet. Il est content que ce soit nous qui l’ayons trouvé ; les gardes, ça ne serait pas leur genre de lui venir en aide, bien au contraire – ils auraient plutôt cherché à en profiter… Je le crois volontiers.

 

[Dwayne, Tess : Stanley ; Michael Bosworth] Dwayne suppose qu’il serait bien temps de retourner voir Stanley, le bibliothécaire que nous retenons en otage, et je l’approuve (depuis ma dernière visite, il n’avait vu que Michael, une fois). Nous montons à l’étage, et Dwayne ouvre la porte (pas gardée) de la chambre de Stanley, ce qui réveille ce dernier – il porte les mêmes vêtements depuis plusieurs jours, et sent fort… Il est inquiet en nous voyant, moi tout particulièrement, mais nous supplie d’emblée de lui donner à manger. Je lui dis que je vais m’en occuper, et qu’il ferait bien de prendre une douche en attendant… Il répond qu’il n’avait pas osé chercher où se laver, de crainte qu’on s’en prenne à lui, mais Dwayne le conduit à la salle de bain.

 

[Dwayne : Michael Bosworth ; Stanley] Pendant que Stanley se lave, Dwayne fouille sa chambre (après avoir demandé à Michael de surveiller la porte de la salle de bain) – il avait constaté qu’un des draps avait été déchiré à mains nues… Sous le canapé, il remarque un bout de tissu déchiré qui dépasse – en tirant dessus, il voit qu’il s’agit d’un assemblage de divers tissus, noués de sorte à faire une échelle de fortune. Il entend aussi quelque chose de métallique teinter à l’intérieur – et y trouve une vieille dague dorée. Il range tout cela, mais éloigne le couteau de l'endroit où il avait été dissimulé.

 

[Chris, Tess/« La Rouge » : Margaret Hoover, Anna-Marie Reis, Charles Reis, Stanley, Kempton, Hippolyte Templesmith, Carlysle, Diane Pedersen, Meredith Johnson, Scott Johnson, Kristen Johnson, Luigi Potrello, Hardwycke, Alexis Raney, Balthazar Wagner, Leonard Border, Kelly Gillian] Au rez-de-chaussée, Chris lit les journaux du matin : l’éditorial de la Gazette d’Arkham en date d’aujourd’hui (19 décembre) est consacré à « La Rouge » (autrement dit moi…), et accompagné d’une « vision d’artiste » très exagérée et saturée de symboles (les ongles sont peu ou prou des griffes, la silhouette sensuelle évoque un succube, j’ai même de petites cornes qui s’extraient tout juste de ma chevelure rousse, tandis que le dessin de mes pieds évoque à sa manière des sabots… J’arbore aussi de nombreux bijoux, dont des bagues évoquant une empoisonneuse, ou une Lucrèce Borgia…). L’article en lui-même est très remonté contre les criminels issus de la fange des quartiers populaires… Un autre papier porte sur Margaret Hoover, qui a rallié à sa cause tant Anna-Marie Reis (la mère de Charles Reis) que la mère de Stanley, enfin celle du médecin-légiste Kempton, disparu tout récemment. Un autre article évoque l’enterrement, aujourd’hui, à Boston, des parents de Hippolyte Templesmith ; on connaît aussi maintenant la date de son gala à Boston : il aura lieu deux jours avant Noël. J’avais déjà réfléchi aux noms des invités, histoire de voir si nous pourrions en profiter : il y a les Carlysle, les Pedersen (j’ai peut-être de quoi les faire chanter, avec les photos inconvenantes de Diane que j’avais trouvées chez Templesmith), les Johnson (qu’en est-il de leur fille Kristen ?), Luigi Potrello, les Hardwycke en provenance du Pays de Galles, Alexis Raney (doyen de l’Université Miskatonic), Balthazar Wagner (directeur de l’asile d’Arkham)… Dans un autre domaine, mais toujours lié à Templesmith, on évoque l’usine de Miska-Tonic !, dont la construction est achevée, et qui va maintenant recruter des ouvriers. Enfin, un dernier article évoque les travaux de réparation du réservoir de la Lande Foudroyée, financés par l’inévitable Templesmith, « pour pallier aux insuffisances du maire » ; l’article, rédigé par Leonard Border, qu’on a connu bien plus inspiré (notamment quand il travaillait avec sa collègue Kelly Gillian ?), sonne « facile » et ouvertement orienté – par exemple dans son évocation saugrenue de ce que le feu d’artifices donné par Templesmith pour les enfants orphelins d’Arkham serait visible de ce site…

 

[Tess, Dwayne : Stanley, Michael Bosworth] J’ai préparé le petit déjeuner de Stanley et lui monte le plateau. Dwayne va toquer à la porte de la salle de bain pour le lui signaler – et Michael s’en va aussitôt. Stanley répond angoissé : « Entendu ! Entendu ! » Peu après, le bruit de la douche cesse, et nous entendons Stanley s’essuyer puis se vêtir. Il sort enfin de la salle de bain – il est surpris de me voir dans la posture d’une souriante domestique, ça le met mal à l’aise : il me craint plus que jamais… Il me demande si Michael nous avait bien transmis son désir de parler à sa mère, ou du moins de la rassurer ; je lui réponds : « Nous allons nous en occuper, Monsieur. » Ce « Monsieur » le perturbe plus encore… Il prend place à son bureau, où je dispose son plateau devant lui – je reste juste derrière lui, comme une domestique, sans un mot. D’un ton geignard, il nous assure qu’il ne peut pas traduire davantage Magie véritable : ce qui reste est en aklo, il ne connaît pas cette langue – à supposer que cela en soit vraiment une et non un canular… Il ne peut donc plus nous rendre service, il faut le laisser s’en aller, sa mère est si inquiète… Je pose alors les manuscrits que nous n’avions pas étudié à côté de lui – mais, là encore, c’est de l’aklo, il ne peut rien faire ! Je m’empare alors de tous les autres livres que nous avons rassemblés, et les pose en face de lui, toujours sans un mot… Il me regarde un instant, baisse aussitôt les yeux, bredouille un début de question mais s’interrompt bien vite. Je lui demande : « Monsieur, avez-vous un message que vous souhaiteriez transmettre à votre mère ? » D’un ton paniqué, il dit que le mieux serait qu’il lui parle lui-même… Dwayne dit, conciliant, que Stanley a été « réglo » jusque-là : ça ne devrait pas poser de problème… Mais il se met à fouiller dans la chambre de Stanley – et ce dernier couine malgré lui… Il propose d’écrire quelque chose, que nous transmettrions à sa mère, et j’opine de la tête, Dwayne de même sans interrompre sa fouille. Notre présence torture visiblement Stanley… et plus encore quand Dwayne regarde sous le canapé ; Stanley, qui ne parvient plus à respirer, essaye de jeter un œil à Dwayne, discrètement, mais sa panique est palpable. Dwayne fait l’innocent : « Qu’est-ce que… » Il extrait la « corde » de sous le canapé. Je regarde ce qu’il a trouvé. Dwayne demande à Stanley : « Qu’est-ce que vous vouliez faire avec ça, vous en aller ? » Coincé, Stanley, sans un mot, essaye de plonger là où il avait dissimulé son couteau – mais Dwayne l’avait caché ailleurs… Il s’en empare et le lui montre : « C’est ça que vous cherchiez ? Vous l’avez trouvé où ? Vous comptiez en faire quoi ? » Stanley, au fond du seau, essaye de jouer à l’impertinent : « Et vous, qu’est-ce que vous en feriez ? » Dwayne : « Je pourrais planter votre main ? » Un coupe-papier trainait sur le bureau, et Stanley tente alors de se jeter dessus. Mais Dwayne le déstabilise et renverse la table tandis que je lui donne un coup de genou dans le dos (mais nous avions ôté les livres, le petit déjeuner ne se répand pas dessus…). Stanley avale lourdement sa salive. Dwayne constate même qu’il se pisse dessus… Le bibliothécaire ne sait plus comment réagir, et ça se lit sur son visage, tantôt blafard, tantôt sanguin. Puis il lâche : « Allez-y ! Tuez-moi ! Vous ne savez faire que ça ! De toute façon, je ne vous sers plus à rien, hein ? » Mais, s’il joue le dur, je sais que c’est du baratin : il est intérieurement effondré…

 

[Chris : Leah] Chris, au rez-de-chaussée, a entendu notre bruit à l’étage ; il dit à Leah qu’il va voir ce qui se passe.

 

[Dwayne, Tess : Stanley] Stanley essaye de maintenir son regard fixe dans les yeux de Dwayne, difficilement... Je me contente de rester derrière lui, pose un temps ma main sur son épaule, il s’en débarrasse en se secouant, je pose mon autre main sur son autre épaule… Il dit que je ne parviendrai pas à le manipuler avec ma perfidie ! Dwayne s’empare de la main de Stanley, qu’il pose sur le bureau : « Vous n’avez toujours pas répondu à mes questions… Où avez-vous trouvé ce couteau ? Que comptiez-vous en faire ? » Il promène le couteau entre les doigts écartés de Stanley

 

[Chris, Dwayne, Tess : Stanley] Chris arrive à ce moment. Stanley le regarde… et appelle à l’aide : « Ils sont fous ! » Dwayne lui recommande de ne pas trop bouger, il pourrait le blesser avec le couteau, sur une maladresse… Chris demande à Stanley : « Besoin d’un avocat ? » Ce qui ne le rassure pas… Chris s’approche, nonchalant : « Eh bien, eh bien, que se passe-t-il ? » Stanley est faible et paniqué, mais pas idiot : il ne rentre pas dans le jeu de l’avocat. Il chuchote entre deux pleurs qu’il a trouvé le couteau dans une chambre inoccupée depuis plusieurs jours. Dwayne s’étonne de ce qu’il se promène ainsi dans les chambres… Chris demande qui était supposé le garder, et je lui explique que les nouveaux gardes, récalcitrants, n’ont pas fait leur travail – c’était une véritable incitation à commettre des bêtises pour le pauvre Stanley… Mais celui-ci me désigne : « Elle est folle ! » Chris me dit : « Tiens ! Justement ! Il y a un article dans le journal qui devrait t’intéresser, Tess, on t’y voit ! » Puis il revient à Stanley : que fait-il là ? Je dis à Chris que nous n’avions pas d’autre moyen de bénéficier de son assistance et de sa compétence… A-t-il fait du bon travail ? Oui, j’en suis certaine – mais peut-être pourrait-il en faire encore plus ? Chris considère, dans ce cas, qu’il a toutes les raisons de poursuivre son travail ici… Il suggère de lui monter une bonne bouteille et de lui accorder un peu de repos. Stanley, abattu : « Vous êtes fous, vous êtes tous fous… » Chris : « Mais non, je suis avocat ! » Dwayne plante violemment le couteau sur la table, juste à côté des doigts de Stanley : « Sans cet esclandre, tu aurais pu sortir… » Mais il n’est pas dit que Stanley l’a entendu : le choc l'a fait s’évanouir… Chris me demande si j’en attends vraiment encore quelque chose ; je dis que c’est possible, mais sans garantie. Dwayne avance que, de toute façon, il en sait trop pour partir… Ayant eu des soucis avec les gardes, Dwayne et moi suggérons à Chris de s’occuper d’aller leur parler pour en obtenir la surveillance de Stanley.

 

[Chris : Michael Bosworth ; Stanley, « Classy » Tess McClure, Danny O’Bannion] Chris descend donc voir les gardes, qui sont en train de se servir un Irish coffee. Il demande s’il peut se joindre à eux. Un garde, sarcastique, répond : « C’est pour les Irlandais… » Mais Chris l’assure qu’il n’y a pas d’Italien plus irlandais que lui dans tout le pays ! Il parle ensuite de la situation avec Stanley – sans surveillance, il a fouiné dans les chambres, trouvé une arme, préparé une évasion… Comme ils ne sont pas méchants, Chris suggère de lui monter une bouteille, et éventuellement d’en profiter un peu… Les gardiens ne le regardent même pas ; ils sourient parfois – l’un d’entre eux lâche que ce n’est pas de la bouteille qu’ils aimeraient profiter : « C’est un protégé de la rousse, hein ? » « Profiter » de moi, selon Chris, s’annonce délicat… Il ne va rien leur cacher : la situation est compliquée, pour nous, pour Danny… Il ne faudrait pas qu’elle se complique encore davantage… Par contre, tout le monde en bénéficierait s’ils s’impliquaient plus dans leur travail, notamment en surveillant Stanley ! Les gardes rechignent toujours : « Et puis le torcher, tant qu’à faire ? » Ils ne le surveilleront que si O’Bannion le leur ordonne. Le ton monte un peu quand Chris leur demande s’ils comptent déranger O’Bannion pour ce genre d’instructions ; s’adressant à celui qui lui a répondu en dernier : « Tu comptes demander un truc pareil à O’Bannion ? Tu le connais ? Tu crois que je ne le connais pas, peut-être ? » Le garde lui demande ce qu’ils auraient à y gagner. Chris lui répond que nous aurions tous à y gagner : Stanley rassemble des informations sur un type qui fait chier O’Bannion – si son travail aboutit, Danny récompensera tout le monde avec bien plus que des bonnes bouteilles… Les gardes se rendent enfin aux raisons de Chris : ils surveilleront Stanley, mais pas question de jouer les domestiques ! Chris choisit une bonne bouteille de whisky sur les recommandations de Michael, et ils remontent.

 

[Dwayne, Tess, Chris : Stanley ; Johnny « La Brique », « Classy » Tess McClure/« La Rouge »] Dwayne attrape Stanley, le traine et le balance dans la douche. Je le suis, lui demande ce qu’il a trouvé au juste : il s’agissait du couteau de « La Brique », dont les effets n’avaient été réclamés par personne… Dwayne asperge Stanley à l’eau froide, ce qui le réveille : « Maintenant, plus de conneries, tu vas dans ton bureau et tu bosses. » Stanley fond en larmes… Nous le laissons tandis que Chris remonte avec sa bouteille. Dwayne conserve le couteau et descend les draps. Chris dépose la bouteille sur le bureau, que Stanley a piteusement rejoint : « Pitié, j’en ai assez subi pour aujourd’hui ! » Chris se veut rassurant : « Mais non, rien à craindre ! C’est simplement qu’une promesse est une promesse : voici la bouteille, et quelqu’un va venir vous tenir compagnie… Je suis avocat, j’aide les gens ; là, d’une certaine manière, j’ai obtenu comme une remise de peine… Mais je ne suis pas Dieu : en cas de nouveau souci, je ne pourrai probablement pas faire grand-chose… » Stanley lui murmure qu’il ne pense pas pouvoir jamais en réchapper… Chris l’assure que non, mais il poursuit : il n’a pas le choix, de toute façon… Il fixe la bouteille du regard, demande un tire-bouchon – Chris va en chercher un, et ouvre lui-même la bouteille. Puis : « Laissez-moi tranquille… ». Chris s’en va quand arrive le garde ; il lui dit qu’il s’agit seulement d’empêcher Stanley de sortir ou de tenter des choses en douce ; s’il fait bien son boulot, ça lui sera profitable, et à tout le monde aussi. Le garde est monté avec de la lecture, le journal avec mon dessin ; peut-être ne savait-il pas qui était représenté ainsi, mais Chris le lui dit, et le garde répond qu’il aimerait bien rencontrer des succubes comme ça…

 

[Tess/« La Rouge », Dwayne : Leah McNamara] Je prends soin de changer d’apparence – en m’éloignant autant que possible de la « vision d’artiste » de la Gazette d’Arkham : je deviens une blonde angélique, un peu à la manière de Leah. Dwayne aussi modifie son apparence : il use de bandages, à la manière de l’Homme invisible…

 

[Dwayne, Tess, Chris : Leah McNamara, Michael Bosworth ; Orson Wynn, Leonard Border, Hippolyte Templesmith, Diane Pedersen] Dwayne appelle son contact pour savoir si la poudre qu’il lui avait laissée a été examinée, mais ça ne répond pas. De mon côté, je trouve le nom de l’illustrateur qui m’a représentée en succube : c’est un certain Orson Wynn, et, un jour, je lui proposerais bien d’illustrer d’après nature… En lisant le journal, je constate moi aussi le style « soupe » de l’article de Leonard Border (l’allusion au feu d’artifices m’étonne – simple anecdote pour louer encore une fois Templesmith ?). Chris avait proposé d’aller voir Margaret Hoover avec Leah et Michael (Dwayne leur lâche « sa » voiture, à regret – il vient de la laver…) ; je dis par ailleurs qu’il faut voir quelles sont nos options pour le gala de Templesmith : j’ai peut-être quelque chose sur les Pedersen et leur fille Diane ; ils sont en principe à Manhattan, je ne sais rien de plus à leur propos ; je vais peut-être d’abord travailler là-dessus – par exemple aux archives des journaux (Gazette d’Arkham, Arkham Advertiser, bottin mondain si possible) ; il pourrait y avoir d’autres éléments ailleurs, comme à l’Université Miskatonic, ou dans les archives juridiques (j’en parle à Chris avant qu’il s’en aille). Dwayne décide de m’accompagner – mais je redoute que ses bandages attirent l’attention plus qu’autre chose… Je lui propose de le « relooker ».

 

[Chris : Leah McNamara, Michael Bosworth ; Margaret Hoover, Hippolyte Templesmith, Charles Reis, Anna-Marie Reis] Chris, Leah et Michael arrivent dans le quartier bourgeois où réside Margaret Hoover. Le soutien de cette dernière à Hippolyte Templesmith est illustré par des panneaux de propagande électorale. Sur la boîte aux lettres, son nom est complété par une étiquette au nom de l’Association d’Aide aux Disparus d’Arkham. Chris dit à Michael de rester pour surveiller la voiture. Il dit à Leah qu’elle jouera le rôle d’une cousine de Charles Reis, et lui de son époux, et qu’ils reviennent tout juste de chez Anna-Marie Reis : ils vont voir Margaret Hoover pour retrouver leur cher Charles. Leah fait la moue : à chaque fois, dans ce genre de circonstances, il se trouve quelqu’un pour incarner son homme… Chris : « Tiens ? Bon, tu viens ? »

 

[Tess, Dwayne : Leonard Border] Je m’occupe de grimer Dwayne, en teignant ses cheveux en noir, et en appliquant un léger maquillage autour des yeux… mais je dérape un peu (décidément !). Je parviens à obtenir ce que je souhaitais, mais ça me demande davantage de temps. Pour le reste, Dwayne a son imperméable, une écharpe, un chapeau très banal… Nous nous rendons aux bureaux de la Gazette d’Arkham (où écrit d’ailleurs Border), mais arrivons vers 12h30, et l’accès au public est fermé jusqu’à 14h.

 

[Chris : Leah McNamara, Margaret Hoover ; Charles Reis, Anna-Marie Reis, Hippolyte Templesmith] Chris va sonner, et une voix féminine dans la quarantaine lui répond ; il se présente sous son nom de Chris Botti, accompagné de son épouse, et souhaitant s’entretenir avec Mme Hoover de la disparition de leur parent Charles Reis. La voix répond que, s’agissant d’une disparition, il vaut mieux qu’ils s’adressent à la maîtresse de maison. Chris demande discrètement à Leah si elle sait pleurer – c’est bien le cas… Puis, quand une voix féminine plus âgée s’enquiert des raisons de leur présence, il explique qu’ils viennent de chez la mère de Charles ReisMme Hoover serait-elle susceptible de les aider ? Ce nom de « Charles Reis » lui dit quelque chose, ils ne sont pas les premiers à lui en parler… Elle les invite à entrer – elle comptait déjeuner, mais peut bien se permettre ce petit sacrifice ! Un gardien les salue, ouvre le portail, et désigne l’entrée de la maison. Ils sont accueillis par une vieille dame digne ; Leah joue l’émotive, mais sans excès… Margaret Hoover se montre disponible et serviable, comprenant cette réaction bien humaine. Elle les conduit dans un salon où une domestique a d’ores et déjà servi le thé. Chris dit à Leah : « Tu vois ? Mme Hoover peut nous aider, j’ai un bon sentiment… » Margaret Hoover s’installe dans un fauteuil, elle avait déjà sorti une fiche manuscrite au nom de Charles Reis (souligné) ; elle confirme que sa mère lui en avait déjà parlé. Chris répond que c’est elle qui leur a donné cette adresse. Rien de tel que la famille, rien de tel ! Margaret Hoover revient sur le dossier, sans en dire plus que ce que nous avions appris chez Anna-Marie Reis. Elle félicite par ailleurs Chris et Leah pour leur courage : « C’est un métis, tout le monde ne s’en serait pas occupé… » Mais Chris insiste : la famille, la famille avant tout ! Leah émet quelques sanglots – mais, cette fois, elle surjoue un peu trop… Margaret Hoover l’a-t-elle perçu ? Elle paraît gênée, en tout cas – et demande à une domestique d’accompagner la jeune femme à la salle de bain pour qu’elle se reprenne. Une fois Leah partie, Margaret Hoover lâche à Chris : « Votre épouse semble avoir du mal à se tenir en société… Je comprends l’épanchement dans ces circonstances, mais… » Chris l'assure qu’il partage son point de vue ; mais ces histoires de disparition ont tellement affecté sa jeune épouse… Lui sait se tenir, du moins. Il félicite Margaret Hoover et Hippolyte Templesmith pour leur engagement citoyen : ils peuvent compter sur son soutien électoral, et même financier ! Ses propos séduisent visiblement Margaret Hoover, qui arbore un sourire radieux devant ces propos flatteurs… mais, à un moment, elle s’interrompt comme si elle avait ressenti une petite douleur à la bouche – des aphtes, peut-être ? Après quoi, sur un ton de conspiration, elle évoque le silence des autorités – un silence coupable, complice ? Personne n’en parle ! Des dizaines, peut-être des centaines de disparitions, dont des enfants, et personne n’en parle ! Chris n’ose pas s’engager plus avant dans ce sens, mais concède que les allégations de Margaret Hoover l’interpellent, effectivement… Peut-être, oui, y a-t-il des complices parmi tous ces politiciens… Raison de plus pour la soutenir elle, ainsi que Hippolyte Templesmith ! Leah revient, s’excuse, joue un peu la gêne.

 

[Tess, Dwayne : Robert, Leonard Border ; Hippolyte Templesmith, Kelly Gillian] Je cherche des restaurants où les journalistes auraient leurs habitudes. J’en trouve deux non loin, et entre dans le plus « populaire » (relativement ; mais c’est le plus fréquenté). Je m’avance, faisant comme si je cherchais une table, pour prendre le pouls de la salle et écouter les conversations. Une serveuse nous rejoint, et nous guide jusqu’à une table pour deux (le restaurant est plein, autrement). Parmi les conversations, je relève notamment des sortes de vannes : les journalistes se taquinent en comptant leurs fautes d’orthographe – celui qui en a le plus (un certain « Robert ») devra payer la note… La serveuse nous demande ce que nous désirons, je réponds aussitôt le plat du jour, et de même pour Dwayne. Nombre des discussions portent sur Hippolyte TemplesmithDwayne se montre plus précis que moi : il repère une table non loin où un type d’allure un peu plus fortunée que les autres (le rédacteur en chef, ou du moins un cadre haut placé dans la hiérarchie de la Gazette d’Arkham ?) s’entretient avec un certain « Leonard » (bien identifié comme étant Leonard Border), lui disant que « des fois, il faut lécher des culs »… Mais il se montre bientôt plus précis : « Les gens commencent à se rendre compte que tu leur sers de la soupe… J’ai déjà dû virer Kelly, faut que je te vire toi aussi ? » Il sermonne son subordonné, comme s’il faisait la leçon à un adolescent – et c’est bien la réaction de Leonard Border, qui chipote dans son plat sans vraiment y toucher : « Ouais, ouais… » On nous sert notre ragout de mouton – honnête et d’un prix correct. La serveuse nous demande si on a nos cartes de presse, pour la réduction ; je lui réponds : « Pas encore… mais peut-être bientôt ? » Je joue la journaliste en quête d’emploi, et prospectant la Gazette d’Arkham. La serveuse croit m’avoir déjà vue quelque part… mais non. Que je ne lui pique pas sa place, en tout cas ! Et elle se rend auprès d’un autre client. Dwayne m’indique la conversation qu’il a épiée. J’y prête davantage attention, mais sans grand succès ; l’oreille de Dwayne est décidément plus sensible : il entend le patron dire à Border qu’il pourrait bien être un des rares journalistes à assister au gala de Templesmith… Veut-il vraiment laisser passer une occasion pareille ? Auquel cas il faudrait trouver un autre journaliste… Puis nous repérons un homme assis seul à une table, à cinq ou six mètres de nous, qui semble nous regarder – me regarder, plus précisément. Il baisse les yeux sur son livre quand il comprend que nous l’avons repéré, en jouant le naturel – mais il m’observait, clairement. Dwayne croit l’avoir déjà vu au Garage Hammer, au volant d’une voiture se rendant directement à l’arrière – sans doute n’est-ce pas quelqu’un de « totalement honnête »…

 

[Chris : Margaret Hoover, Leah McNamara ; Charles Reis, Anna-Marie Reis, Hippolyte Templesmith] Margaret Hoover demande à Chris et Leah s’ils ont des éléments supplémentaires à apporter. Chris lui rétorque qu’ils espéraient justement obtenir ici des éléments supplémentaires, même s’ils sont bien sûr disposés à l’aider… Chris lance quelques éléments concernant Charles Reis, employé modèle à l’asile, ce genre de choses – mais Margaret Hoover sait déjà tout ça. Sa mère n’en a pas forcément dit beaucoup plus… Mais ils souhaitent aider. Margaret Hoover leur tend alors une pétition déjà bien remplie (elle en est au 57e feuillet) ; ils peuvent déjà l’aider en ceci : il s’agit d’exiger des réponses de la part du maire, à propos des enquêtes portant sur les disparitions. Chris signe immédiatement, et tend la pétition à Leah, qui fait de même. Ils évoquent aussi la possibilité d’une donation ; Chris y est tout à fait disposé, et notamment en ce qui concerne le soutien à Hippolyte TemplesmithMargaret croit beaucoup en lui : « Il est l’homme qu’il nous faut ! » Chris laisse entendre qu’il est un homme riche, prêt à faire donation conséquente pour financer la campagne de l’homme providentiel. Margaret Hoover s’étonne de ne pas connaître une fortune pareille – elle n’a jamais entendu ce nom de « Botti » ; mais Chris explique qu’il n’y a rien d’étonnant à cela : ils viennent de Chicago. Margaret Hoover, en tout cas, est touchée par la bienveillance de son interlocuteur ; elle évoque le prochain gala : les places sont très limitées… Elle ne peut pas promettre de les faire entrer, mais va néanmoins faire son possible pour qu’ils puissent exprimer au mieux leur soutien. Elle leur demande une adresse et un numéro de téléphone pour les contacter le cas échéant. Après quoi Chris et Leah s’en vont : « Dieu vous protège, vous et monsieur Templesmith ! »

 

[Tess/« La Rouge », Dwayne : Sidney Morrison, Leonard Border, Gareth Francavilla ; Goody Fowler, Hippolyte Templesmith] Je me souviens du nom du rédacteur en chef de la Gazette d’Arkham : c’est Sidney Morrison. Peut-être est-ce celui qui sermonne Leonard Border ? Mais le type qui m’observait s’est levé et est passé à côté de moi ; il a fait comme s’il avait trébuché, stratagème pour laisser tomber un bout de papier plié, que Dwayne a ramassé discrètement. Il porte ce message : « Je sais qui vous êtes. Si vous me permettez d’interviewer « La Rouge », pas de souci ; sinon, j’appelle les flics… Rendez-vous dans la ruelle derrière le restaurant. » Nous payons, laissons un bon pourboire, et Dwayne se rend à l’endroit indiqué, je lui emboîte le pas. J’entends un sifflement en provenance d’une minuscule cour donnant sur une autre ruelle un peu plus loin ; je m’y rends, arborant un grand sourire. L’homme s’est abrité dans un coin ; il n’a pas l’air inquiet à proprement parler, mais sur le qui-vive : il est conscient de la situation et sait que nous ne sommes pas des enfants de chœur… Il tient un carnet de note avec un stylo dans sa main droite, mais a glissé sa main gauche dans la poche intérieure de sa veste, où une bosse semble indiquer la présence d’une arme. Il me dit tout de go qu’il veut une interview et/ou une photographie. Je lui dis qu’une photographie ne m’arrangerait guère… mais il faut croire que je suis une célébrité de toute façon : je suis donc le croquemitaine du moment ! Il me demande aussitôt si ce qu’on raconte est vrai, que je serais une descendante de Goody Fowler… Bien sûr que non, c’est ridicule. Mais nous n’en sommes pas encore à l’interview : négocions ! Après tout, qu’est-ce qui me dit qu’il dispose toujours d’un moyen de pression sur moi ? Il ne contactera de toute évidence pas les flics depuis cette ruelle perdue… Il ne répond pas vraiment – mais dégage l’image d’un journaliste un peu « cracra », qui n’hésitera pas à plonger dans la merde s’il le faut – motivation toute personnelle : il entend faire un journalisme auquel les gens ne s’attendent pas, il y croit ! Mais, pour cela, il lui faut filouter, et il s’en est déjà sorti à plusieurs reprises… Mais quel serait mon intérêt à accepter cette interview ? Dire la vérité… Je sais que mon illustration a quelque chose de romantique, mais il m’en faut plus… Et qu’est-ce qui l’intéresse tant chez « La Rouge » ? Je serais un cas assez unique – et on raconte nombre de choses incroyables sur moi : le meurtre des parents de Hippolyte Templesmith, des enlèvements d’enfants, des actes de cannibalisme … Je lui repose la question en m’approchant de lui, toujours souriante : qu’est-ce que j’y gagnerais ? L’opportunité de raconter ma véritable histoire : c’est ça, le journalisme ! J’ai du mal à croire qu’il soit aussi naïf… Mais je le laisse poser quelques questions : Est-ce vrai que je suis née dans la pauvreté ? Oui. Ai-je ensorcelé mon fiancé, comme on le prétend, et notamment ses parents ? Non… Quels étaient mes rapports avec mes beaux-parents ? Très mauvais… Aimais-je sincèrement leur fils ? Je lui adresse un regard noir et appuyé… et m’approche à nouveau. Il n’a semble-t-il pas vraiment peur ; il m’envisage certes comme un monstre, mais essentiellement élégant, romantique – une vampire… À moi de lui poser des questions ! Quel est son nom ? GarethGareth comment ? Gareth Francavilla. Pour qui travaille-t-il ? La plupart des journaux de la ville, en freelance... Croit-il vraiment qu’un journal d’Arkham ou d’ailleurs serait prêt à publier la « confession » d’une tueuse vampirique ? Oui : ma réputation, à l’en croire, ne laisse aucun doute à ce sujet – il s’agirait bien de choquer le bourgeois, au moins en partie, mais la valeur du scoop l’autoriserait à être publié dans un journal autrement bien plus frileux… Je m’avance encore. D’un ton pince-sans-rire, il me demande si je vais le dévorer – je lui dis que je n’en sais encore rien… Ce sera selon ma fantaisie du moment ! Il reprend ses questions : est-ce que j’ai déjà tué ? Oui. Est-ce que j’aime ça ? Non – ou pas forcément… Ai-je souvent tué ? Eh bien, ces derniers temps… Pourquoi ai-je tué les parents de Hippolyte Templesmith ? Je ne lui réponds pas ; c’est à nouveau à moi de lui poser des questions : que sait-il sur Templesmith, justement ? Pas grand-chose, semble-t-il – rien de plus que ce que tout le monde dit à propos de la dernière coqueluche d’Arkham… Et si je lui disais la vérité ? Si je lui montrais que c’est lui, le cannibale de l’histoire, et que ce pervers est derrière bon nombre des disparitions affectant la ville, que cet homme providentiel, toujours là au bon moment pour profiter de tout, est un véritable sadique, se livrant aux pires des exactions dans des souterrains cauchemardesques ? Serait-il prêt à publier malgré tout ? Oui – si je peux prouver ce que j’avance. C’est possible… mais je m’approche encore de lui : bien évidemment, si ça se trouve, je suis bel et bien aussi dangereuse et cruelle qu’on le prétend, et je pourrais m’en prendre à lui immédiatement, sans que personne ne le sache …

 

[Chris, Leah, Michael : Danny O’Bannion, Fran Sandowski, Moira] Chris, Leah et Michael rentrent à la ferme de Danny O’Bannion. Ils y trouvent un message de Fran : le Art’s Billard a rouvert ; elle y a vu des gens qui lui ont parlé d’ « amis d’amis » qui se seraient rendus de nuit sur l’île d’Arkham, au milieu du Miskatonic, et en auraient été « jetés » ; on aurait dit à la police qu’il y avait là-bas une terrible odeur de poisson… Chris tend le mot à Leah et Michael – il jetterait bien un coup d’œil là-bas, les autres sont disposés à le suivre. Ont-ils un bateau ? Moira en avait un – elle avait semble-t-il des enfants, qui en auraient hérité… Mais il est toujours possible d’en louer un au port.

 

[Tess/« La Rouge », Dwayne : Gareth Francavilla ; Hippolyte Templesmith, Goody Fowler, Kelly Gillian, Sidney Morrison] Je suis disposée à poursuivre l’interview – mais ailleurs : l’endroit n’est pas très approprié, et Gareth ne va certainement pas pouvoir tirer mon portrait dans des conditions pareilles… Cette fois, il a peur ; il accepte en définitive, mais contre la promesse d’une photographie. D’accord… Mais maintenant, qu’il n’ait pas le temps de préparer une quelconque entourloupe. Je dis être prête à le suivre chez lui – il loge dans une pension assez sordide : il est à la dèche et change tout le temps de logis… En sortant de la cour pour retourner à la voiture, nous le voyons adresser un geste à quelqu’un derrière une fenêtre – oui, il avait pris des précautions… Moi aussi : Dwayne va prendre le volant, tourner dans Arkham, et nous poursuivrons l’interview dans la voiture – je monte à l’arrière, à côté de Gareth. Il me redemande pourquoi j’ai tué les parents de Hippolyte Templesmith ; je lui réponds qu’il n’y avait aucune intention de ma part, et qu’ils n’ont été que la victime des circonstances. Mais il devrait plutôt se demander ce que moi, venant d’Arkham, je pouvais bien faire bien là-bas, à Boston, dans cette riche demeure très sécurisée, digne de la meilleure société… Il note que j’évoque régulièrement et avec dédain la « bonne société » ; d’où me vient cette haine ? Il n’y a pas grand-chose de très original à en dire : imaginez la vie d’une jeune femme d’origine irlandaise et de très basse extraction… Il revient sur mon ancêtre supposée, la sorcière Goody Fowler, et me demande si c’est bien du flan – bien sûr que c'en est… Quelle est la dernière personne que j’ai tuée ? Et comment ? J’hésite… et suppose enfin que c’était probablement le policier qui m’avait tiré dessus quand je sortais du registre de l’état civil – j’ai riposté et l’ai gravement blessé au ventre, ça avait l’air douloureux… Mais Gareth me dit que le policier n’est en fait pas mort – ce qui soulage énormément ma conscience ! Mais j’en ai assez de ce petit jeu des questions-réponses, et me mets à tout lâcher concernant Templesmith : de sa demeure aux protections surprenantes, aux horreurs qu’elle abrite – je cite des noms de disparus, parle de torture, de cannibalisme, d’autres perversions tout aussi horribles… Cette fois, Gareth, qui prend note, intervient de lui-même : tout cela lui fait penser à des choses ayant plus ou moins fuité concernant la journaliste Kelly Gillian, qui aurait reçu des menaces de mort avant d’être contrainte à la démission… Je lui dis que j’aimerais beaucoup m’entretenir avec elle (ce qu’il ne note pas). Puis il réfléchit à d’autres questions. Puis-je lui montrer des preuves ? Je ne les ai pas sur moi, mais s’il est prêt à nous suivre… Nous pourrions convenir d’un « terrain neutre » dans les bas quartiers – nous nous y rendons. Il prépare son appareil photo : il souhaite faire un portrait de moi, et un autre cliché en pied ; bien évidemment, il faut que j’enlève ma perruque… J’adopte une pose neutre et un regard tout aussi neutre. Gareth prend ses photos… puis, un peu nerveux, demande si on en est arrivé au moment où on le tue ; à moins qu’on ne le ramène chez lui ? Mais j’aimerais poursuivre un tout petit peu la conversation – qu’il me parle, par exemple, de Kelly Gillian : c’était une collègue de Leonard Border, et elle faisait partie des rares gens qui n’étaient pas sous la coupe de Hippolyte Templesmith ; ça lui évoque quelque chose ? Oui : elle aussi est irlandaise… Je lui demande s’il croit que les gènes seuls, ou la couleur des cheveux, pourraient expliquer tout cela… Passons. A-t-il une préférence pour le journal où il publiera l’article et les photographies ? Je ne doute pas qu’il négociera une exclusivité juteuse… Mais Sidney Morrison, le rédacteur en chef de la Gazette d’Arkham est visiblement très pro-Templesmith. C’est un problème sans doute amené à se répéter… Quoi qu’il en soit, l’article devra être diffusé dans une feuille « sérieuse », pas le genre de torchons habitué des sornettes me liant à Goody Fowler et autres bêtises surnaturelles… Il peut trouver ça. Je demande à Dwayne s’il a des suggestions, ou autre chose à ajouter, mais non. Je remets ma perruque, et nous ramenons Gareth chez lui ; il attend de mes nouvelles, pour les preuves… Dwayne et moi retournons tout de même à la Gazette d’Arkham.

 

[Chris : Leah McNamara, Michael Bosworth] Chris, Leah et Michael se rendent au port, où ils n’ont aucun mal à trouver une agence de location pour un petit bateau – le propriétaire, irlandais, leur fait une ristourne. Ils guident leur barque dotée d’un moteur aux environs de l’île d’Arkham, au cœur du Miskatonic, et supposée hantée. Chris y débarquerait volontiers, mais Michael et Leah lui suggèrent de faire d’abord un tour de repérage, et il s’exécute. À un moment, Michael cligne des yeux – il demande à Chris de ralentir, puis de faire demi-tour à vitesse réduite : il a entraperçu quelque chose, mais dans l’eau, pas sur l’île ; il fixe un endroit précis, au milieu des récifs annonçant les berges de l’île – puis il pointe du doigt cette zone : il a distingué une lueur fugace, à quelque chose comme dix mètres de profondeur, peut-être ? Légère, mais pourtant brillante… comme une surface de verre reflétant le soleil malgré la profondeur ? Non loin, sur l’île, ils aperçoivent des détritus divers, jerricans de carburant, etc. Il y a comme un embarcadère de fortune, avec des traces de pas qui bifurquent soudainement… et semblent disparaître sous l’eau, justement dans la direction de la lueur repérée par Michael. Ceci étant, Leah et lui ne comptent certainement pas faire trempette – c’est l’hiver, et il est rude ! Chris, pourtant, se dit prêt à le faire, lui – et il se déshabille complètement ! Leah détourne le regard… Chris pénètre rapidement dans l’eau – qui est bien sûr glaciale… Il plonge, et repère la lueur, à quelque chose comme sept mètres en dessous de lui : c’est un miroir de verre poli, comprend-il, et qui semble enserré par des coquillages ou des tentacules… Mais le froid le saisit de plus en plus – et il manque d’oxygène ! Il essaye de remonter, mais sans grand succès – la douleur et l’angoisse empirent seconde après seconde : il ressent comme des brulures, tout en perdant toute sensation de ses extrémités… Devant le péril imminent, Michael se jette à l’eau (habillé), mais le froid le stoppe net, lui aussi… Il parvient cependant à remonter Chris, au péril de sa propre vie. Leah, qui s’était munie de couvertures, s’empresse de les sécher – et les engueule vertement au passage… Est-ce que ça en valait la peine, au moins ? Chris mentionne le miroir, et Michael étouffe un juron irlandais… Leah les aide à remonter à bord du bateau, il est bien temps pour eux de s’en aller...

 

[Dwayne, Tess : Leonard Border, Kelly Gillian] Dwayne et moi regagnons le bâtiment de la Gazette d’Arkham – maintenant ouvert au public. Nous entendons le bruit des rotatives au sous-sol, mais gagnons la rédaction à l’étage ; nous débouchons sur une vaste pièce où nombre de journalistes s’affairent sur leurs machines à écrire – une femme dans la trentaine tient l’accueil ; sur la droite, nous voyons des portraits de journalistes, parmi lesquels Leonard Border – s’y trouve toujours également le portrait de Kelly Gillian, mais décroché et posé sur une poubelle…

 

À suivre…

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Game of Thrones (saison 6)

Publié le par Nébal

Game of Thrones (saison 6)

Game of Thrones, saison 6 (dix épisodes), 2016

 

C’est Game of Thrones. Il y aura forcément des SPOILERS dans ce qui suit. Eh.

 

Adonc. Je me suis lancé dans le visionnage de la d’ores et déjà cultissime série Game of Thrones, bien tardivement, puisque je voulais d’abord lire les romans de George R.R. Martin, qui trainaient depuis bien trop longtemps dans ma pile à lire. Or, me taper les grosso merdo 5000 pages de « A Song of Ice and Fire », ça m’a pris du temps… Je ne vais pas revenir dans le détail sur mon appréciation de la saga : disons simplement qu’elle était globalement très positive – malgré bien des bémols ici ou là, je me suis dans l’ensemble montré très bon client, et même admiratif devant certains talents de l’auteur tout particulièrement mis en lumière par cette aventure littéraire d’une ampleur démesurée : au tout premier rang, d’excellents personnages, que l’on prend plaisir à adorer comme à détester, et d’excellents dialogues, aussi piquants et spirituels que vifs ; enfin, dimension essentielle si elle ne m’a pas systématiquement convaincu, un jeu habile sur la « haute politique », thématique qui m’a toujours séduit. On l’a dit et répété, Martin lui-même d’ailleurs : il y a dans « Le Trône de fer » beaucoup des « Rois maudits » de Maurice Druon, ce qui n’était certainement pas pour me déplaire – tant j’y vois un sommet du roman historique. Rivaliser voire faire mieux encore sur ces bases n’était certes pas donné à tout le monde.

 

Martin, dans ses livres, y est pourtant parvenu. Était-ce aussi le cas de la série de HBO (chaîne à laquelle on devait au moins deux de mes séries télé préférées, en l’espèce Les Soprano et, en collaboration avec la BBC, Rome et sa délicieuse patte fascisto-miliussienne) ? Eh bien oui, et haut la main. En est résulté une merveille de feuilleton, où se sont mêlés « haute politique » et fantasy d’abord sobre puis de plus en plus échevelée, pour un résultat peu ou prou unique – le genre médiéval-fantastique n’ayant jusqu’alors pas forcément été très bien servi à la télévision… Au-delà des clichés associés à plus ou moins bon droit à la série – nid à spoilers et auteur-psychopathe, disons –, au-delà même de quelques gratuités souvent associées à la chaîne – du sexe et du sang en veux-tu bof en voilà quand même bon ben d’accord –, Game of Thrones s’est vite distinguée du lot commun par la finesse de son adaptation (globalement fidèle, mais s’accordant quelques divergences globalement bien vues – et, surtout, sachant tirer au mieux partie du rythme de la saga, en livrant un montage peut-être plus complexe mais aussi plus dynamique, et par là plus prenant mais aussi plus « crédible » que dans les livres, où la quantité de personnages points de vue implique des ellipses souvent bien trop longues) et son ambition impressionnante, plongeant le spectateur (lecteur ou pas) dans un monde complexe, habité par des dizaines voire centaines de personnages qui, à leur manière, ont tous leur rôle à jouer. À n’en pas douter, la série a aussi bénéficié d’un excellent casting, malgré quelques fausses notes ici ou là – le charisme des meilleurs (avec évidemment, en tête, l’extraordinaire Peter Dinklage dans le rôle de Tyrion Lannister – le nain est le meilleur personnage des livres, il est aussi le meilleur de la série, même si, pour le coup, il y a des différences entre les deux ; et quelle superbe voix de basse !) rattrapant globalement quelques choix moins pertinents (sans être scandaleux dans l’ensemble).

 

Chroniquer la série, pourtant, m’apparaissait difficile, et, si je me suis posé la question lors de mon visionnage des cinq premières saisons, je me suis finalement abstenu – considérant d’une certaine manière que l’intérêt des comptes rendus résiderait probablement avant tout dans une étude comparée des livres et de la série, que je ne me sentais vraiment pas de faire. Or la donne change avec cette sixième saison – mouvement déjà un peu entamé avec la cinquième, cela dit… laquelle avait globalement plutôt déçu (sans être mauvaise en ce qui me concerne). C’est que les auteurs, David Benioff et D.B. Weiss pour l’essentiel, ne disposent désormais presque plus de l’assise des livres de George R.R. Martin… La série doit maintenant voler de ses propres ailes, et sans doute le relais n’était-il pas facile à négocier. D’où une attente très particulière pour cette sixième saison – et des craintes à la mesure…

 

Soyons francs : moi qui n’avais pas détesté, contrairement à certains, la cinquième saison (je la trouvais certes un peu plus faible globalement mais toujours intéressante, en dépit de quelques ratages un peu agaçants – Dorne, pour l’essentiel, mais il est vrai que cet aspect ne m’avait pas forcément davantage plu dans les livres ; d’autres séquences rattrapaient globalement le bousin – comme la très douloureuse, insupportable même, marche d’expiation de Cersei, conçue et filmée au mieux), j’ai eu très, très peur lors des premiers épisodes de cette série « sans filet » (à cet égard, il est sans doute probable que mes craintes tenaient plus ou moins du préjugé, prohibant peut-être une appréciation des personnages pour ce qu’ils sont…). Sans rentrer dans les détails – on n’en aurait pas fini ! –, bien des choix m’ont paru ratés, en tant que tels ou dans la manière de les mettre en scène ; au premier rang, bien sûr, l’inévitable résurrection de Jon Snow… parfaitement ridicule – pour un événement surnaturel d’une ampleur impossible à appréhender quant à la suite des opérations, c’est fâcheux ! Cela dit, si cet aspect était hors-romans, d’autres qui malgré tout en provenaient toujours n’étaient pas forcément beaucoup mieux servis – voyez Arya, à Braavos, qui poursuit son éducation auprès des Sans-Visage (et je précise, parce que ce n’est pas le cas de tous, que j’aime beaucoup, et le personnage d’Arya, et son interprétation, et cet arc des romans, et sa mise en scène télévisée dans l’ensemble) ; disons simplement que je n’avais pas signé pour une quasi-parodie de Daredevil, si j’aime beaucoup Daredevil… De manière générale, les séquences à Dorne ou impliquant Dorne m’ont toujours autant ennuyé ; quant aux Fer-Nés, qui ne me passionnent pas non plus dans les romans, ils oscillent entre le pire (la mort de Balon Greyjoy, que j’ai trouvée parfaitement pathétique) et le meilleur (la désignation du nouveau roi, avec Theon ou ce qu’il en reste se ralliant à Yara… ce qui ne suffit pas), et entre les deux beaucoup de médiocre (le plan des deux camps de rallier Daenerys ne me parle pas) ; plus tard, du côté des lamentables Frey s’en prenant aux Tully et notamment au Silure, ça ne sera guère plus fameux… Ceci étant, ces ratages sont plutôt minimes, ne touchant au cœur de l’intrigue que par la bande – sauf ce qui concerne Jon Snow, bien sûr. Un autre était plus pénible à mon sens (ou tout aussi pénible que pour Jon Snow et peut-être plus) – portant sur Daenerys Targaryen et ses fidèles : la Mère des Dragons, qui est ZE figure mythologique de la série comme des livres, m’avait paru pénible dans la saison précédente – certes, pour des raisons liées aux livres en eux-mêmes (A Dance With Dragons, en l’espèce, qui en avait peu ou prou fait une femme banale, horreur glauque), mais aussi en raison d’une interprétation, disons, inégale… Cette fois, Daenerys retrouve enfin sa prestance, somme toute. Aussi le problème outremer ne porte-t-il pas vraiment sur elle… mais plutôt sur ses conseillers. Et au premier chef Tyrion ! Nettement moins charismatique qu’à Westeros, il se plante plus qu’à son tour, et se ridicule tout autant, au long de scènes censément comiques, mais plus navrantes qu’autre chose – sans que cela serve vraiment le propos… Grosse déception, ici. D’autres séquences rattrapent peut-être ces bévues, mais que deux de mes personnages préférés de la série pâtissent autant de l’orientation scénaristique les concernant n’était pas sans me faire peur…

 

Il faut aussi mentionner l’éducation mystique de Bran auprès de la putain de corneille à trois yeux (je n’ai reconnu que tardivement Max von Sydow, tiens…), qui m'a paru globalement pénible. Mais justement : c’est là que la série prend au fur et à mesure de l’intérêt… Car les auteurs ont su partir de cette base un peu branlante pour construire des choses autrement intéressantes. Les flashbacks de Bran n’ont sans doute, dans l’absolu, rien de bien inventif, mais ils sont bien gérés, et apportent leur lot de révélations – sous deux angles essentiellement : « l’origine » de Hodor (il a été très difficile ici, voire impossible, de passer à côté des spoilers portant sur la traduction – la scène reste cependant bien vue et efficace), et la filiation (attendue ?) de Jon Snow. Je suis plus sceptique, hors hodoritude, concernant l’assaut des Autres (et plus encore la défense du site par les derniers Enfants de la Forêt…), mais ç’a sans doute été vrai pour l’ensemble des livres autant que des saisons précédentes… Je suis sceptique aussi, enfin, concernant Benjen, vite grillé, mais bon…

 

Parmi les arcs branlants au départ, mais qui s’en tirent finalement pas si mal, si j’ai encore pas mal de bémols à exprimer, il faut aussi mentionner celui d’Arya à Braavos. L’éducation mystique, là encore, me pète les couilles et pas qu’un peu. Mais la futée et débrouillarde gamine s’en tire finalement bien voire très bien à mon sens : le personnage aurait probablement perdu tout intérêt s’il avait laissé tomber sa liberté essentielle pour s’en tenir sans rechigner aux ordres absurdes des Sans-Visage – sous cet angle, la rébellion d’Arya n’est pas seulement nécessaire, elle est finalement plutôt bien menée. Notamment au travers de l’utilisation du théâtre, qui l’amènera à reconsidérer les choses – pas seulement concernant son comportement immédiat, mais aussi au regard du vaste tableau d’ensemble portant sur les événements cruciaux de Westeros. Qu’Arya se lie à Lady Crane, l’actrice incarnant Cersei, et que ladite actrice ne fasse pas long feu, c’était bien ; que la fillette-garçonne Stark en vienne à réinterpréter les événements qui l’ont conduite ici, tout particulièrement en ce qui concerne la nature profonde de Cersei, c’était très bien – et, de même, que tout ceci se produise au travers d’un spectacle ordurier et Grand-Guignol, riche de bêtises scato ou sexuelles. La gamine acharnée à vouloir la perte d’Arya était sans doute bien pénible pour sa part – tout particulièrement pour les scènes « Daredevil » mentionnées plus haut –, mais la (longue) séquence de poursuite dans les rues de Braavos a été finalement rondement menée (astuces bien trouvées pour amener la menace dans le champ et cascades impressionnantes s’enchaînant désespérément)… avant de baisser les bras lors d’un final pour le coup bien navrant : le hors-champ, ici, n’était vraiment pas pertinent. Maintenant qu’Arya est devenue « personne » (à sa manière, il fallait que ce soit à sa manière), on verra bien pour la suite – même si son ultime twist, pour le coup, était lui aussi raté, sans doute. Mais bon : on verra…

 

Même chose, en mieux peut-être, pour Daenerys ? Au-delà des séquences un brin navrantes rassemblant nos blagueurs Tyrion, Ver Gris et (la divinissime) Missandei, au-delà de l’anti-charismatique Daario Naharis (et pourtant les Sept savent que j’ai applaudi au changement d’acteur – le précédent était sans doute plus à propos, mais sa vilaine gueule et son odieux sourire en coin perpétuel me l’avaient rendu haïssable après même pas dix secondes d’apparition à l’écran…) et du pathétique Jorah Mormont, la dernière des Targaryen a – enfin ! – à nouveau l’occasion de briller : à Vaes Dothrak tout d’abord, où elle fait sa fête au dosh khaleen, à Meereen enfin où elle exprime une gloire guerrière qui se faisait oublier ; l’ouverture de l’épisode 9 ne laisse sans doute pas indifférent à cet égard…

 

Cependant, l’épisode 9 a bien plus à proposer. Même en fuyant les spoilers, il m’avait été impossible d’échapper à l’enthousiasme marqué des camarades spectateurs pour les deux derniers épisodes de la saison – les attentes étaient donc élevées, mais se sont confirmées : oui, ces deux derniers épisodes sont vraiment, vraiment très bons… L’épisode 9 se focalise pour l’essentiel sur la « bataille des bâtards » : d’une part, nous avons Jon Snow et son armée rikiki (les séquences ayant conduit là s’étaient avérées plus ou moins réussies – on retiendra, pour le mieux, la chouette mini-Lady Mormont, et probablement aussi le rôle de Davos, un des très rares personnages unanimement positifs ou presque de la série sans qu’il en devienne pénible pour autant ; il n’en va bien sûr pas de même de Mélisandre… mais c’est l’épisode 10, ici, qui s’avèrera crucial. Au rang des personnages de l’entourage, il faut accorder une place particulière à Sansa, bien sûr – qui a considérablement bénéficié de son évolution dans les deux dernières saisons, en cessant de n’être qu’une énième et falote Justine pour acquérir enfin un peu de la dignité farouche de sa mère) ; d’autre part, nous avons l’odieux Ramsey Bolton (ex-Snow, et quel merveilleux monstre…), et ses troupes autrement conséquentes et formées. Cette longue scène, disons-le, est proprement époustouflante – en étant à la fois bien écrite, et bien filmée (par Miguel Sapochnik). On ne peut mieux, même – je ne sais où commencer les louanges… Mais c’est bien la plus belle bataille « médiévale » que j’ai jamais vue sur un écran, enchaînant les effets (avec un grand renfort de numérique, mais bien employé), tels que (faux) plans-séquences compensés en d’autres occasions par un montage ultra-serré, pour un résultat bluffant de rythme, de chaos, d’angoisse et de violence. Il y a tout, ici : la dimension épique étant aussi bien individuelle (via ce con de Jon chargeant seul l’armée ennemie, ou du moins d’abord souhaitant contre tout espoir sauver son demi-frère Rickon ; la cavalerie se précipitant sur lui a quelque chose de magique) que collective, tandis que la sauvagerie extrême de l’affrontement (illustrée notamment par ces plans terribles où les guerriers livrent combat sur les monticules des cadavres de leurs pairs – à supposer qu’ils aient pu s’échapper pour ne pas périr étouffés sous les bottes des combattants paniqués, ce qui menace Jon lui-même à un moment) n’exclut pas pour autant tactique et stratégie – l’alternance entre plans d’ensemble « objectivant » la bataille et plans autrement resserrés vibrant de son chaos et de sa violence ignobles s’avère très bien pensée et très efficace. Un grand moment, qui écrase littéralement toutes les autres scènes de bataille de la série, et de très, très loin, et sans doute aussi toutes les autres scènes de bataille « médiévales » en général, du moins pour celles qu’il m’a été donné de voir. Certes, l’ultime et inévitable Deus ex machina de cette cavalerie qui arrive toujours à temps (littéralement), après ce déferlement de talent, donne une très fâcheuse impression – d’autant qu’il n’est guère fondé dans le scénario, ou plus exactement dans sa mise en scène : le secret est maintenu de manière très artificielle, motivé par la seule volonté de surprendre le spectateur (qui ne l'est certainement pas...), il n’a pas lieu d’être entre les personnages – un artifice, oui, regrettable, pas loin d’être ridicule… mais qui ne suffit pas à ternir le brio de ce qui précède, heureusement.

 

Mais le dixième épisode, pour être nécessairement moins épique, n’est pas forcément en reste – du moins pour sa superbe séquence introductive, où Cersei récupère enfin ses griffes de lionne pour exercer son impitoyable vengeance. Cersei est un très beau personnage – et, exceptionnellement, peut-être plus encore dans la série que dans les livres ; je ne pense pas que cela tienne uniquement à l’actrice (Lena Heady – très charismatique, ceci dit, mais avec quelque chose d’étrange qui renforce étonnamment l’effet ; physiquement, déjà, avec ses pommettes inhumaines et ses mâchoire carnassière aux incisives menaçantes, mais cela va bien au-delà), davantage au rythme de la narration (le montage alterné ayant permis de rendre de manière plus crédible car progressive la descente aux enfers de la paranoïa chez le personnage, qui donne une impression autrement brutale – et du coup bien moins convaincante – dans les romans, étant desservie par les seuls longs chapitres la mettant en scène, et plus encore par les longues ellipses que subit le personnage, aussi essentiel soit-il) ; aussi le sentiment du lecteur et du spectateur quant à l’affaire religieuse qui tourne « mal » (et c’est peu dire) n’ont-ils finalement pas grand-chose à voir. Quoi qu’il en soit, nous avons ici droit à un tétanisant nettoyage à sec, qui balaie les blagounettes portant sur George R.R. Martin en serial killer (et tant pis pour les « Noces Pourpres »), sans paraître artificiel pour autant – on comprend peu à peu ce qui se produit, tandis qu’une étrange mélodie au piano (qui sonne délibérément anachronique) s’insinue, pour exprimer le drame bien plus habilement que le recours systématique aux cordes stridentes et aux percussions envahissantes. C’est très bien fait, aussi efficace que juste, et le suicide de Tommen qui s’ensuit est une jolie cerise sur le gâteau empoisonné. Au bout de l’épisode, bien sûr, le couronnement de Cersei a tout de la grandeur menaçante et en même temps implacable d’un destin en marche – à ceci près que c’est la reine elle-même qui, dans cette ultime rébellion comme dans toutes celles qui l’ont précédée, use de ce qu’elle peut encore concevoir de liberté pour décider elle-même de son sort, par essence démesuré. C’était un aboutissement nécessaire, et son rendu est parfait.

 

La fin de l’épisode, bien sûr, bat une nouvelle fois les cartes, dans cette optique de redéfinition d’un monde. La gloire de Jon Snow vaut peut-être la froide puissance de Cersei, encore qu’elle me fasse moins d’effet… Du côté du Nord, je retiens plutôt Davos faisant son Davos auprès d’un Jon Snow dès lors amené à faire son Stark – avec Mélisandre contrainte de partir en exil. Bran et Arya ont déjà été évoqués, Daenerys aussi (et là une once de scepticisme : je ne comprends pas comment Tyrion, qui ne s’est pas forcément montré à son avantage ces derniers temps, a pu « convaincre » Daenerys de laisser Dahario en arrière – à moins bien sûr de n’y voir qu’un prétexte, la reine aux cheveux d’argent n’ayant certes pas besoin du Lutin pour prendre ce genre de décisions… Mais ça me paraît fonctionner plus ou moins bien…). On passera ici sur le reste ; même si les Fer-Nés soulèvent des opportunités, sur lesquelles j’entends cependant rester réservé pour l’heure ; sans doute y a-t-il des choses à voir aussi du côté du Limier et, dans un tout autre registre, de Sam ? Brienne et Jamie Lannister ont toujours du potentiel mais n’ont finalement guère brillé ici à mes yeux, c’est regrettable… Quant à Littlefinger, je crains que la série – dans la foulée des romans, certes, avec cependant l’ignoble gueule d’enfoiré ultime d’Aidan Gillen en plus – ait trop forcé sur le trait pour qu’on puisse désormais en attendre quoi que ce soit d’intéressant : le personnage appelle à une redéfinition radicale, sous peine d’obsolescence rapide.

 

Relevons pour la forme que la nouvelle donne politique, partout, met les femmes en avant (finalement, il n’y a guère que Jon Snow pour faire exception… quand était pourtant évoquée, mais naïvement sans doute, la préséance de Sansa ?) ; à voir ce que ça donnera, si le thème va être traité pertinemment...

 

Bilan ? Eh bien, cette sixième saison s’est avérée à terme satisfaisante… et, indéniablement, je ressens d’ores et déjà le manque de fantasy télévisuelle, arf. Ses épisodes finaux, brillants, rattrapent globalement la quasi-catastrophe des premiers. Entre les deux, toutefois, on trouve un peu de tout… L’épisode 5, notamment, est très réussi, mais l’entourage est autrement inégal – défaut souvent adressé à la cinquième saison, mais qui me paraît tout aussi voire plus encore sensible en l’espèce. Je suis néanmoins tout à fait preneur d’une septième saison (vite ! vite ! alleeeeeeeeeeeeeeeeeeeeez !!!)… tout en me demandant comment George R.R. Martin va bien pouvoir s’y prendre pour poursuivre sa saga ; la perspective d’une divergence (quasi uchronique ?) n’est pas pour me déplaire, mais le risque demeure d’une véritable dépossession…

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Akira, t. 5, de Katsuhiro Ōtomo

Publié le par Nébal

Akira, t. 5, de Katsuhiro Ōtomo

ŌTOMO Katsuhiro, Akira, t. 5, original artwork reversed for the French edition, traduction [du japonais ?] de Sylvain Chollet, Grenoble, Glénat, [1990, 2000] 2016, 413 p.

 

Suite et bientôt fin de ma lecture/relecture d’Akira d’Ōtomo Katsuhiro, puisque ce touffu cinquième volume est l’avant-dernier de la série. Comme tel, il rassemble nombre de ficelles pour préparer une conclusion à la démesure de l’ensemble – il y a sans doute, dans Akira, cette volonté d’en faire toujours plus, ou, dit autrement, d’aller toujours plus loin, qui peut donner l’impression d’une surenchère un peu vaine, et pourtant non : il s’agit bien de pousser jusqu’à l’extrême limite de leur logique les éléments avancés, et quand bien même au niveau du caniveau, dans les premiers temps de la série.

 

Cette démesure, comme de juste, passe notamment par l’action – qui a toujours été au cœur de la série, suscitant des scènes époustouflantes de dynamisme, d’une virtuosité inédite en BD, et renvoyant sans doute toujours plus au cinéma, où ça pète de partout pour le plus grand plaisir déviant du lecteur/spectateur (déviant lui aussi). L’abus en la matière pouvait cependant se montrer vaguement lassant : je l’avais plus ou moins exprimé, mais c’était une chose que j’avais regretté dans le tome 2… Heureusement, depuis, la série est repartie sur des bases plus équilibrées, héritées du premier tome puis à nouveau transfigurées dans le quatrième, où la conception de l’univers et son exposition ont bien leur place au tout premier rang des préoccupations de l’auteur et des intérêts du lecteur. BOUM BOUM, oui, mais pas seulement, et c’est tant mieux.

 

Quoi qu’il en soit, ce cinquième et avant-dernier tome est sans doute avant tout celui d’un retour – en l’espèce celui de Kanéda, presque totalement absent du tome 4 (comme son rival Tetsuo l’avait été du tome 3). Le sort exact de Kanéda, entre-temps, n’a pas été clairement explicité… Il avait disparu durant la destruction de Néo-Tokyo par Akira, à laquelle il assistait aux premières loges, comme la plupart des personnages essentiels de la série – à ceci près que, contrairement à ces derniers, il n’avait semble-t-il pas été mis à l’abri in extremis par les gamins mutants. Nous l’avions vu disparaître, point. Depuis, tout juste avait-on eu quelques indices de sa persistance – des indices d’une nature médiumnique, d’autant plus déconcertants ; il est enfin revenu (mais d’où ? Lui-même n’en sait visiblement rien…) à la toute fin du volume précédent, et le voici qui reprend sa place de choix au cœur de l’action.

 

Pour autant, est-ce une place de héros ? On peut en douter… Dans le film, certes, ça ne fait aucun doute : Kanéda, la classe ultime dans sa combinaison rouge sang sur sa superbe moto couleur rouge chaos, en pète comme c’est pas permis – il est le rempart essentiel face à la démesure et la folie homicide de Tetsuo, son ex-meilleur pote devenu son pire ennemi (et le pire ennemi de tous). La situation dans la BD est cependant bien différente – et, à tout prendre, pour le moment, ce serait bien davantage Kei qui adopterait le rôle privilégié et « mythologique » de l’héroïne (chose qui, d’ailleurs, déplait fortement à Kanéda, volontiers porté à endosser le rôle de mâle dominant, protecteur nécessaire de la nécessairement faible femelle).

 

Parce que Kanéda, dans la BD, et en dépit de son éventuelle transcendance mystique dans un autre monde à la nature indécise, reste toujours et avant tout un bouffon… Peut-être n’est-il pas stupide ; il est par contre d’une impulsivité dont les conséquences éventuelles ne sont guère éloignées (voyez-le s’agiter ici pour dire et répéter qu’un plan, ça sert à rien, faut foncer dans le tas et taper dur, c’est tout…) ; aussi autoritaire et condescendant soit-il, il a pourtant besoin de ceux qu’il prétend dépasser – qu’il en ait vraiment conscience ou pas (probablement pas) ; le « héros », plus qu’à son tour, ne fait pas toujours dans la démonstration de bravoure, et c’est rien de le dire (notamment via son pote Keisuké, qui fait l’interface avec le reste du monde – difficile de rester de marbre durant la scène où Kanéda paniqué annonce à son camarade qu’il lui faut le lâcher, mais qu’il se rassure ! Kanéda prendra soin de lui rendre l’hommage adéquat…).

 

Au-delà de ces seuls traits narratifs, le retour de Kanéda au premier plan de l’action est ainsi, tout autant, un retour de l’humour – ce qui dépasse d’ailleurs les scènes où il figure bel et bien : le chaos urbain post-apocalyptique du tome 4, sans Kanéda, avait sans doute mis globalement l’accent sur l’horreur et la violence, en mettant en scène un monde bien trop cruel pour qu’on en rigole ; ce n’est plus tout à fait le cas ici : le décor reste avant tout cauchemardesque, bien sûr, mais s’autorise des éclats d’absurde et de dérision qui allègent quelque peu ce que le propos pourrait avoir de péniblement éprouvant, sans pour autant renier cette dimension essentielle. Aussi sourit-on régulièrement dans ce tome 5, et tout autant des guignolades de Kanéda que de la vanité absurde d’un Grand Empire de Tokyo cherchant à se la jouer grande machine totalitaire au travers d’un « spectacle » colossal… et d’autant plus ridicule. Jusqu’à ce que Tetsuo lui-même prenne les commandes de la cérémonie – et là c’est de suite tout autre chose… La balance entre ces différentes dimensions renforce en définitive le cauchemar, d’une manière très habile.

 

Enfin, le retour de Kanéda, c’est aussi le retour des motos (et autres engins saugrenus, dont un véhicule de police automatisé désossé, ou encore cet étrange petit véhicule aérien en forme de nacelle surarmée qu’on avait eu l’occasion de croiser vers le début de la série). Ce qui nous vaut de bien belles scènes d’un dynamisme exemplaire renvoyant au premier volume. Les séquences où Kanéda, Keisuké, et d’autres éventuellement (y compris Joker, big boss de la bande autrefois rivale des Clowns, mais surtout bricoleur de génie dont Kanéda a bien besoin…), foncent dans le métro abandonné – éventuellement poursuivis, dans un morceau de bravoure, par l’eau d’un tsunami déferlant dans les couloirs avec une force et une pression colossales…

 

Kanéda, peut-être pour cette dernière raison, et peut-être aussi en dépit de ses ridicules (ou justement de leur fait ?), tend pourtant à bouffer l’écran – et c’est ainsi, à sa manière paradoxale mais peut-être avant tout authentique, qu’il accède bel et bien au statut de « héros ». Il faut dire que ses comparses expriment des connotations bien différentes de l’héroïsme – et sans doute moins enthousiasmantes… Si Kei est toujours la figure héroïque la plus « mythologique », c’est au prix d’un sacrifice mystique qui a de quoi laisser un brin perplexe – au-delà de son inévitable machisme, la réaction nerveuse de Kanéda à cette évolution du récit est donc bien légitime, et sans doute le lecteur est-il amené à la partager… Le rôle profond de Lady Miyako dans les événements en cours est toujours à questionner, le gourou suscitant un certain malaise qui persiste au fil des coups d’éclat de ceux qui l’entourent ; et si, face à la bêtise et à la violence du Grand Empire de Tokyo, la secte du n° 19 incarne comme par nécessité le Bien, ce n’est pourtant pas avec un enthousiasme de tous les instants… Les plans supérieurs de Lady Miyako, mais tout autant de ses camarades Masaru et Kiyoko, enfin ralliés, laissent un goût amer en bouche – car ils impliquent une supériorité nécessaire des personnages eux-mêmes, prompts à exiger le sacrifice de tous au nom d’un plus grand Bien qu’ils ne s’embarrassent cependant pas de définir sinon par la négative : l’anéantissement de la menace incarnée par Akira, et de la menace peut-être pire encore en germe chez Tetsuo ; mais ce dernier, justement, ne devient-il pas aussi puissant pour une bonne partie en raison des enseignements de Lady Miyako ?

 

Or Tetsuo a plus que jamais un rôle essentiel. Physiquement, dans un premier temps, son dépassement de l’accoutumance aux drogues lui confère une allure plus sereine et posée, voire paisible – sa silhouette resplendissante d’un blanc immaculé en fait une créature mystique, somme toute bien en phase avec Lady Miyako et ses bonzes… avec peut-être quelque chose de plus fantomatique ? Pour autant, il n’a au fond rien d’un sage, cède volontiers aux pires des caprices qu’exige son irrépressible volonté de puissance adolescente (au-delà de l’assaut de la flotte baignant au large du Japon, sur lequel je reviendrai, son plus haut fait d’armes dans l’épisode est rien de moins que la défiguration de la Lune ! D’où le gigantesque tsunami qui aggrave encore la désolation de Néo-Tokyo, qui n’en avait certes pas besoin…) ; et si, dans les bras de la douce Kaori, il semble parfois accéder au calme supérieur de quelque bouddha ayant enfin intégré sa surhumanité, c’est peut-être pour mieux céder à ses pulsions ultra-violentes dès lors que celle-ci n’est pas là – les murs de son repaire en témoignent, qui sont repeints avec les tripes de ses serviteurs dévoués… Mais Tetsuo change ; et l’illusion qu’il aurait pu évoluer pour le mieux est enfin balayée par ses transformations corporelles, à partir de son bras de remplacement : apparaît ici que le démon ne contrôle en fait rien, et lui-même encore moins que son Empire – le délire mi organique mi cybernétique de son bras muant en machine protéiforme traduit en signes extérieurs la monstruosité intérieure du jeune garçon aux abois… qui n’aurait plus rien d’humain ? Mais ce n’est pas dit : faut-il en conclure que Tetsuo est désormais au-delà de toute récupération ? Ce n’est sans doute pas si simple… Quoi qu’il en soit, le mal qu’il incarne, volontairement ou non, est d’un ordre de grandeur tellement démesuré qu’il s’avère rétif à la simple appréhension – et son Empire exprime peut-être avant tout un mal autrement concret : celui qu’incarne le cynique « bras droit » (sans mauvaise blague ?) de Tetsuo, mégalomane idiot jouant au roi du monde et dévoré par une soif de pouvoir si humaine pour sa part qu’elle en devient mesquine avant tout. Il y a une bascule entre ces deux sphères du mal, au fond irréconciliables, si elles sont supposées agir de pair. Et l’inquiétude demeure chez le lecteur qu’un troisième ordre de grandeur vienne encore s’y rajouter – quand, stupéfait, il lit enfin des paroles du taciturne Akira, cautionnant la destruction de la Lune par le n° 41 ! Le gamin-amibe aurait-il finalement conscience de ce qui se passe autour de lui ? Serait-il plus qu’une simple marionnette par essence innocente ? L’arme aurait-elle une âme ?

 

L’affrontement entre le Grand Empire de Tokyo et la secte de Lady Miyako a beau s’enrober dans des atours eschatologiques, il laisse cependant de la place à d’autres figures et factions, dans un entre-deux plus ou moins bien défini ; et si l’opposition à Tetsuo et Akira les rassemble, le questionnement de leurs méthodes (plus encore que celles de Miyako via Kei, peut-être ?) n’en fait pas des « gentils » unilatéraux. Erre toujours le Colonel – qui conserve sa dimension de « celui qui comprend ce qui se passe », mais toujours aussi porté sur les solutions radicales, et peu désireux (en façade du moins) de jouer le jeu de la solidarité avec ses semblables pourtant engagés dans une lutte aux enjeux peu ou prou similaires ; mais oui, peut-être voire sans doute y a-t-il une part de façade dans tout cela, et le Colonel est sans doute bien moins borné qu’il le prétend (peut-être pour lui-même, d’ailleurs), et il dispose au fond sans doute d’une humanité, et donc complexité, suffisant à le distinguer de ses comparses bien davantage réduits à des fonctions, tels le scientifique obnubilé par ses cigarettes, et, temporairement, la colossale Chiyoko – certes supposée rejoindre avant tout sa camarade Kei auprès de Lady Miyako, mais dont la violence extrême et catégorique la rapproche sans doute de l’ex-chef des armées.

 

Dans cet entre-deux figurent également les scientifiques du projet international « Juvénile A », travaillant, depuis la flotte ancrée au large de Néo-Tokyo, sur Akira, Tetsuo, et les phénomènes qu’ils suscitent ; sans doute eux aussi ont-ils avant tout quelque chose de « gentils »… mais leur relative arrogance, et, au fond, leur incompréhension presque totale de ce qui se passe sous leurs yeux ou peu s’en faut, tout scientifiques soient-ils, en font des figures de l’échec, tout sauf fiables. L’assaut de la flotte par Tetsuo les oblige pourtant à déciller les yeux, et anéantit leur perpétuel sourire de « sachants » censément au-dessus d’une masse d’ignares et de brutes… Peut-être en tireront-ils les leçons qui s’imposent ? Ou peut-être pas, si leur faction vaguement antagoniste, au-delà de la collaboration qu’elle est censée apporter, à savoir les militaires de la coalition internationale (Américains et Soviétiques – oui… – en tête), décide de prendre les devants sans plus même faire semblant de les consulter…

 

Ce rôle est incarné par deux figures que tout oppose autrement : l’Amiral, chef de la flotte, qui dispose d’un véritable don pour se voiler la face, sinon pour la voiler à ses subordonnés – et, dans les ruines de Néo-Tokyo, le lieutenant Yamada, parti en infiltration dans le tome précédent, et dont les objectifs radicaux s’avèrent tout aussi monstrueux que les exactions de Tetsuo et Akira auxquelles il est supposé mettre fin ; ce en quoi le militaire, qui obéit forcément aux ordres, a quelque chose d’un nouvel avatar des bombes atomiques américaines ayant anéanti Hiroshima et Nagasaki – on y revient toujours… N’est-il pas tout aussi amibe qu’Akira ? Ryū, qui l’accompagne tout d’abord dans le vain espoir de servir encore à quelque chose, comprend enfin ce qu’il en est – et notre résistant manipulé, affligé par sa bêtise arrogante d’il y a quelques mois à peine, et envisageant plus ou moins clairement sa part dans les drames qui ont affligé Néo-Tokyo en conséquence, s’active ainsi à nouveau, malgré sa morosité voire sa dépression qui en avaient fait une loque ; s’il ne sert plus une cause concrète, où la hiérarchie et les ordres donnés, en biaisant, lient l’exécutant au point le cas échéant de le faire agir contre l’intérêt général qu’il souhaitait défendre avant tout, il embrasse volontiers désormais une cause plus abstraite – l’humanité, aussi idéalisée et insaisissable soit-elle.

 

Ce cinquième tome brille, à l’instar des précédents. Ramenant le lecteur dans une trame d’une grande complexité, que les explosions et fusillades récurrentes ne doivent pas camoufler, il développe son monde et ses personnages, en leur faisant acquérir toujours plus de dimensions – même les plus archétypaux des personnages en profitent, que les événements amènent d’une manière ou d’une autre à se remettre en cause. D’une lecture passionnante et d’un graphisme toujours aussi fort, subtil et vivant, riche de délires architecturaux fascinants autant que de séquences d’action trépidantes au cœur des ruines – et il n’y a rien de plus beau que les ruines –, cet avant-dernier tome d’Akira laisse envisager une conclusion démesurée, forcément grandiose ; conclusion que je n’ai cependant jamais lue pour l’heure… Je ne cacherais donc pas une certaine appréhension à cet égard – c’est moi, hein… Mais ce qui précède est tellement bon ! C’est là tout le problème – et en même temps l’assurance, quoi qu’il en soit, qu’Akira est bien un monument de l’histoire de la bande dessinée.

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Terreur dans la nuit, de Dashiell Hammett (dir.)

Publié le par Nébal

Terreur dans la nuit, de Dashiell Hammett (dir.)

HAMMETT (Dashiell) (dir.), Terreur dans la nuit. 10 nouvelles horrifiques présentées par Dashiell Hammett, [Creeps by Night : Chills and Thrills], édité et introduit par Nathalie Beunat, [traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Leslie Boitel-Tessier, de l’anglais (États-Unis) par Brigitte Mariot, et de l’allemand par Jean-Jacques Pollet], Paris, Fleuve Éditions, [1925, 1929-1931, 2006] 2016, 214 p.

 

Ma chronique figure dans le n° 83 de Bifrost, pp. 94-95.

 

N’hésitez pas à y réagir d’ores et déjà.

 

Le moment venu, cette chronique sera reprise en ligne sur le blog de la revue. Je vous en donnerai le lien.

 

D’ici-là, tu peux écouter le charmant Gérard Abdaloff en dire du bien, et du mal de toi, et c’est ici.

 

EDIT : avec beaucoup de retard, j'avais laissé passer ça, la chronique sur le blog de Bifrost, ici.

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Midnight Meat Train, de Ryūhei Kitamura

Publié le par Nébal

Midnight Meat Train, de Ryūhei Kitamura

Titre : Midnight Meat Train

Réalisateur : Kitamura Ryūhei

Titre original : The Midnight Meat Train

Année : 2008

Pays : États-Unis

Durée : 98 min.

Acteurs principaux : Bradley Cooper, Leslie Bibb, Vinnie Jones, Brooke Shields…

 

Entorse à mon programme cinéphile nippon – car, de nippon, ici, il n’y a que le réalisateur, Kitamura Ryūhei, qui y tente son exportation à Hollywood. Le peu que je connais de sa carrière au Japon m’avait cependant plutôt séduit – ou du moins était-ce le cas du stupidissime Versus, dont l’hystérie jubilatoire avait quelque chose de chouettement rafraichissant à la manière d’un bon vieux Evil Dead, ainsi que du très drôle moyen-métrage Heat After Dark, bénéficiant d’une ambiance aussi jolie qu’improbable ; mes deux autres tentatives auprès du réalisateur s’étaient certes avérées moins convaincantes : Aragami bénéficiait de plus que sympathiques scènes de baston passablement vidéoludiques (dans la lignée de Versus, du coup), mais le vide absolu derrière tout ça était pour le coup un peu trop voyant ; quant au rigolo Godzilla Final Wars, il s’éternisait quand même un peu trop, hein… Mais le style très tape-à-l’œil du réalisateur, tout dans l’esbroufe clipesque (ou vidéoludique, donc), passant par des expérimentations improbables et un goût des angles de vue incongrus, me paraissant étrangement enthousiasmant – là où, chez d’autres, ces caractéristiques tendent à me filer très vite des boutons… Une certaine sincérité, peut-être ? Une alchimie hystérique qui, à force de tripoter le mauvais goût, et de l’assembler et réassembler perpétuellement, touche paradoxalement au bon ? Je ne suis pas bien certain, au fond, de ce que je pense de toute cela – demeure, en dépit des déceptions, un a priori étonnamment favorable : au moins, je veux bien tenter de voir ce que cela donne…

 

C’était sans doute tout particulièrement vrai pour ce Midnight Meat Train, qui ne se contente pas d’être le premier film hollywoodien de l’auteur : c’est aussi (et surtout ?) une adaptation du grand (quand il le veut bien) Clive Barker – en l’espèce d’une nouvelle originaire des « Livres de sang » (et figurant plus précisément, en français, dans le premier tome de la série, justement titré Livre de sang). Et, disons-le, une nouvelle qui, aussi chouette soit-elle, demande sans doute un certain travail d’adaptation, car l’étirer au format d’un long-métrage de durée conventionnelle n’a rien d’évident… Travail qui a donc été effectué ici, avec plus ou moins de réussite.

 

Il est vrai aussi qu’adapter Clive Barker à l’écran n’a jamais été une mince affaire – que ce soit directement par lui (il est par ailleurs producteur du présent Midnight Meat Train) ou par d’autres… Les livres de Barker se singularisent souvent par leur outrance, leurs excès systématiques – une débauche de sexe et de sang versant le cas échéant dans le gore, sinon dans la pornographie (encore qu’au sens large…), mais un gore bien particulier, baroque d’une certaine manière, ou peut-être remontant encore au-delà, jusqu’à un Jérôme Bosch disons, le traditionnel Grand-Guignol source presque inévitable du gore cinématographique contemporain n’étant plus dès lors qu’une étape dans une histoire peut-être plus longue et complexe qu’on ne se l’avoue d’habitude. Et rendre à l’écran cette dimension est toujours délicat. Un problème qui, à vrai dire, touche le gore en général : il n’est pas donné à tous de parvenir à faire dans le gore « sérieux » (à la Romero en forme, disons), le gore sous-tendu par une intention d’ordre philosophique, tant la volonté de choquer le bourgeois, finalement plutôt pour en rire, est difficile à réfréner – ce qui n’est pas forcément plus mal : aux sources généralement reconnues du genre, le Blood Feast de Hershell Gordon Lewis est bien un sinistre navet, après tout, là où le rigolard 2000 Maniacs est autrement plus sympathique… Mais, qu’il s’agisse de gore « sérieux » ou de gore « rigolard », la pente fatale qui transforme le sublime en ridicule, le grotesque au sens positif en grotesque au sens méprisant, est souvent difficile à éviter – en témoignent bien des exemples dans le cinéma d’exploitation italien, notamment, où, pour un Fulci, ou éventuellement un Deodato (quand ils sont en forme, là encore…), nous avons quantité de Lenzi ou de Mattei… Chez Barker lui-même, la dégringolade des Hellraiser est probablement éloquente à cet égard. Et sans doute sa prose s’accommode-t-elle bien mal du gore « rigolard », qui est tout particulièrement dangereux dans son cas…

 

La nouvelle originelle, aux sources de Midnight Meat Train, n’a sans doute pas grand-chose de rigolard. Par ailleurs, elle est assez courte, consistant peu ou prou, si ma mémoire ne me fait pas totalement défaut (rien de garanti…), en l’enchaînement de deux scènes – un massacre « en rien fantastique » dans le métro, puis une « explication » qui ramène le surnaturel dans la partie, avec une certaine dose de « conspirationnisme » (par ailleurs non dénué d’aspects lovecraftiens, trouvé-je). Impossible de faire un film sur cette base : si le matériau est au fond assez riche, il est concrètement limité par le médium de la nouvelle.

 

Le film doit donc poser un cadre – et, s’il enchaîne bientôt les séquences où un étrange et taciturne serial-killer, toujours très élégant, mais bientôt identifié comme étant un boucher travaillant dans un abattoir, massacre à tour de bras, de son maillet, des passagers malencontreux du dernier métro, il prend pourtant soin de construire un personnage de « héros » et de l’inscrire dans son quotidien. Ce personnage, c’est Leon Kauffman (incarné par Bradley Cooper, bof, bof), un photographe qui aimerait « saisir » la ville (le film a été tourné à Los Angeles) ; ses prétentions artistiques se heurtent cependant à la banalité de son travail – à en croire en tout cas Susan Hoff (Brooke Shields), vendeuse d’art qui l’incite à « rester », pour capturer, non pas l’anecdotique, mais le réellement puissant. Prenons cette photo prise dans le métro, qu’il lui soumet, avec cet homme d’affaires propre sur lui qui recule devant le clochard endormi assis non loin, et qui, dodelinant de sommeil, se rapproche sans cesse du pingouin… La photo de Leon, en l’état, est (pardon) un cliché ; s’il veut vraiment « saisir » la ville, en tirer quelque chose de véritablement artistique, il doit « rester » : la photo sera bonne, ou du moins méritera d’être prise, quand le clochard s’effondrera bel et bien sur le cadre. Pas avant.

 

Et je trouve qu’il y a là quelque chose d’assez intéressant – quelque chose qui renvoie en fait à mon adaptation de Barker préférée, Candyman (par Bernard Rose ; encore une nouvelles des « Livres de sang », au passage – « Lieux interdits », dans Prison de chair), où l’histoire d’horreur, pour être essentielle, se mêle de choses plus complexes, dessinant un sens supplémentaire, laissant entrevoir une profondeur insoupçonnée : le jeu de Candyman sur les « légendes urbaines », la prolifération, sous la forme de rumeurs, de mythes éventuellement anciens mais toujours remis au goût du jour dans les populations les plus pauvres des cités les plus sordides, suscitant une jolie résonnance avec les ambitions froidement théoriques et sans doute pas qu’un peu condescendantes de la sociologue enquêtant sur le Candyman. Qu’on ne s’y méprenne pas : je n’ai rien contre les bisseries voire zèderies centrées sur la seule horreur, dans l’optique honnie et scandaleuse du « divertissement », je m’en suis coltiné pas mal, et avec un plaisir constant. Mais je n’ai rien, vraiment rien, contre ce petit « plus » qu’une attention supplémentaire au propos peut éventuellement construire, ce petit « plus » qui transcendera l’horreur pour lui conférer un sens plus ample ou du moins plus ambitieux.

 

L’espace d’un instant, j’ai voulu croire que Midnight Meat Train jouerait un peu de ce registre – mais, ne nous leurrons pas, globalement, c’était une erreur… Pas dramatique, hein – juste un poil décevante au regard de mes attentes plus ou moins conscientes : disons du moins que les scènes où Leon, plus que jamais voyeur, mitraille l’agression d’une jeune femme dans le métro, sur le fait, puis se met à jouer au « stalker », auraient sans doute autorisé des développements intéressants, voie que Kitamura ou son scénariste n’ont finalement pas choisi d’emprunter. Bon, tant pis…

 

Leon, quoi qu’il en soit, est bientôt amené à jouer à l’enquêteur, et non plus simplement à l’artiste vaguement bohème errant dans la nuit en quête de clichés faisant sens. Il tombe par hasard sur le boucher, suspecte son rôle dans la disparition de la jeune femme dont il avait photographié l’agression par des racailles autrement banales, et se met à le suivre… Et cela devient une obsession plus forte que tout le reste – quête de sens, peut-être, malgré tout ? À voir ; car cette entreprise adopte bien vite (et sans doute bien trop vite) des atours de folie pure et simple. Ici, le film pèche et pas qu’un peu dans la caractérisation des personnages – le cabotinage effréné de Bradley Cooper plongeant du jour au lendemain dans son enquête, et tout particulièrement en envisageant la série de disparitions comme remontant carrément à la fin du XIXe siècle, mais sans que cela paraisse l’étonner plus que cela, rend une scène essentielle, qui aurait dû être forte, finalement plus ridicule qu’autre chose, ou peut-être même pas – simplement terne avant tout. Il faut dire qu’il n’est pas aidé par Leslie Bibb, dans le rôle de sa compagne Maya Jones, serveuse dans un bouiboui, dont l’interprétation est au mieux médiocre… Le pire étant pourtant que son personnage aussi pèche sur le plan de la motivation : elle qui est supposée redouter l’évolution de l’état mental de son compagnon, et par ailleurs faire un blocage – bien compréhensible – sur les investigations délirantes de Leon… se met pourtant à enquêter sur le boucher à son tour ! Et nous savons bien sûr comment tout cela va se terminer…

 

Enfin… Pas tout à fait. C’est sans doute là que la nouvelle se montre forte – en dévoilant brièvement, tout à la fin, une dimension supplémentaire du récit, et qui a bien des égards le fonde, sans consister pour autant en une « explication » exhaustive, balayant le propos de A à Z. L’horreur du serial-killer taciturne, façon slasher, adopte alors un tout autre sens, en ramenant enfin le surnaturel dans la partie – et, par ailleurs, en injectant dans le récit une dose bienvenue de « conspirationnisme » (que je trouve donc un brin lovecraftienne, mais c’est à débattre). Ici, contrairement à ce que j’avais noté jusqu’alors, je trouve que le film se montre bien plus habile, en distillant çà et là des indices quant à la réalité profonde de l’horreur : dans un premier temps, cela ne vaut que dans le cadre spécifique du métro, et n’engage donc pas forcément à grand-chose – on sait cependant que le métro bifurque quand le boucher frappe, et l’on voit même le chauffeur lui venir en aide et lui parler (le boucher est pour sa part des plus taciturne – il ne prononcera, bien évidemment à la toute fin, qu’un seul mot ; et là, pour le coup, ça n’est pas seulement cliché, c’est maladroit…) ; plus tard, l’implication probable de la police dans l’affaire est bien autrement inquiétante… conduisant à la « révélation » ultime, qui se montre d’autant plus pertinente qu’elle ne révèle au fond pas grand-chose – ou du moins ne sombre pas dans la pénible facilité des « paragraphes d’exposition » ou de leur transposition scénaristique : n’est dit que ce qui doit l’être. Et peu importe à ce stade que l’épilogue soit convenu – en fait, le fatalisme qu’il induit est parfaitement approprié.

 

L’intérêt du film – ou ce qui est supposé faire son intérêt – est sans doute ailleurs, cependant : dans la réalisation et la mise en scène, notamment des scènes de meurtre dans le métro. Ici, Kitamura Ryūhei se montre égal à lui-même : clipesque et m’as-tu-vu, avec pourtant quelque chose de frais voire de jouissif qui sauve la partie et plus encore, il privilégie les angles inattendus, les enchaînements improbables, les plans impossibles. Cela marche le plus souvent bien voire très bien… mais c’est une approche dangereuse, et le réalisateur se foire parfois dans les grandes largeurs.

 

Le numérique a sa part de responsabilité dans l’affaire : quand il est employé pour frapper de plein fouet le spectateur avec la dynamique du métro, cela fonctionne globalement très bien ; mais le résultat est tout autre quand il entend participer au « gore »… En fait, dans ces conditions précises, il sombre bien vite dans le ridicule achevé – d’autant que c’est souvent en injectant une dimension « rigolarde » dans le gore ou quasi-gore (à débattre : Midnight Meat Train est bien un film d’horreur, et ne lésine pas sur la barbaque, comme de juste ; de là à dire qu’il est gore, c’est peut-être aller un peu vite en besogne, même si j’aurais tendance à employer ce qualificatif pour ma part) autrement sérieux du film. Je n’en ai pas cru mes yeux (si j’ose dire) quand j’ai vu ces hideux globes oculaires en CGI giclant dans un « bloup » ridicule suite à un violent coup de marteau à l’arrière du crâne… Défaut commun du numérique mal employé fut un temps (j’ai l’impression toutefois qu’il y a eu de sacrés progrès en l’espèce – mais pas ici, de toute évidence) : on n’y croit pas deux secondes, ça manque beaucoup trop de matérialité et de chair… Et donc aussi d’à-propos : une idée à la con dans ce genre m’aurait faire rire aux éclats et applaudir des deux mains (parce que d’une seule c’est difficile) dans une réjouissante couillonnade à la Versus – mais Midnight Meat Train n’est pas Versus. C’est aussi la raison pour laquelle un certain nombre de plans « expérimentaux » m’ont paru totalement à côté de la plaque – ainsi de ce reflet parfait de la scène en cours, vue dans une flaque de sang d’une limpidité plus qu’improbable… Le jeu de Kitamura sur les miroirs, etc., est globalement bien vu – il sait par ailleurs construire des plans astucieux à la manière des maîtres de l’horreur (et peut-être tout particulièrement de la « J-Horror », qui s’invite ainsi discrètement dans le film ?), prenant toujours soin de laisser entrevoir à l’arrière-plan, si ce n’est la menace elle-même, du moins – ce qui est autrement efficace – sa possibilité… Simplement, ça ne marche pas à tous les coups ; loin de là.

 

Midnight Meat Train n’étant donc pas Versus (ou peut-être davantage Aragami, à ce compte-là), d’autres procédés rendent tout aussi mal que ces fâcheux effets numériques : Leon qui s’arme de matériel de boucher, avec tablier façon armure, fourreaux multiples pour ses nombreuses lames, etc., avant d’aller affronter sa Némésis dans le métro, c’est parfaitement ridicule – comme une parodie de Rambo, d’autant plus inacceptable qu’il y a eu Hot Shots 2 depuis : on ne peut pas prendre une scène du genre au sérieux…

 

Il est heureusement d’autres choses qui fonctionnent bien mieux. Et, si le gore numérique manque bien trop de chair pour convaincre, le gore plus « traditionnel », globalement, passe bien. Si le film ne se prive certes pas de gratuités en l’espèce, lorgnant peut-être dès lors sur le gore « rigolard » (je pense tout particulièrement à la séquence de dentisterie, suivie par un toujours agréable arrachage d’ongles ; la séquence « à la Terminator » où le boucher se livre à une opération dermatologique sur son propre torse est sans doute un peu moins pertinente), c’est globalement à bon droit. En résulte en tout cas une sensation peut-être similaire à celle du gore façon Romero – exprimer une matérialité ultime et dégagée de toute morale, où l’homme est réduit à sa condition de viande ; évidemment, là est le propos du film, comme de la nouvelle à l’origine… Ces plans d’abattoirs – qu’il s’agisse du véritable abattoir ou du wagon de métro employé à cet effet – sont bien vus. Que le « héros » soit un végétarien contrarié, par contre… Boarf. Je ne sais pas.

 

Alors que penser, globalement, de Midnight Meat Train ? Je n’en suis pas bien certain… Disons qu’il s’agit probablement d’une bisserie plus qu’honnête, où le bon, car il y en a, rattrape globalement le mauvais. Le film aurait pu se montrer un peu plus ambitieux, un peu plus constant, mais il fonctionne dans l’ensemble. Sur le plan formel, on compte bien quelques effets numériques foireux, une direction d’acteurs assez terne, une bande originale ratée, mais la virtuosité clipesque de Kitamura se montre souvent bien plus inspirée. Quant au fond… Non, Midnight Meat Train n’est pas Candyman – mais au fond, on ne le lui demandait pas. Il parvient dans l’ensemble assez bien à rendre la nouvelle originelle, et c’est déjà ça ; il parvient même, parfois, à exprimer pourtant une certaine singularité au-delà, ce qui est toujours appréciable. Le film ne fera certainement pas date dans l’histoire du cinéma d’horreur, mais s’accommode bien de bière et de pop-corn. Quant à Clive Barker, il a été bien autrement maltraité dans d’autres adaptations – y compris par lui-même ? Alors « chompf, chompf », et contentons-nous de ça…

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La Maison aux insectes, de Kazuo Umezu

Publié le par Nébal

La Maison aux insectes, de Kazuo Umezu

UMEZU Kazuo, La Maison aux insectes, [Mushi-tachi no ie], préface de Kiyoshi Kurosawa, traduit du japonais par Miyako Slocombe, Poitiers, Le Lézard Noir, [1968-1969, 1972-1973, 2005] 2015, 214 p.

 

Ma timide et bien tardive découverte du manga d’imaginaire, et plus particulièrement du manga d’horreur, se poursuit, et pour le mieux, avec une nouvelle BD très impressionnante, et qui m’a profondément surpris, à sa manière toute particulière. Récemment, je vous avais parlé de Spirale de Itō Junji, du malaise suintant de ces pages empruntes d’une folie fataliste, ainsi que, dans un genre bien différent, du premier volume des Carnets de massacre de Kago Shintarō, faisant davantage dans le porno-trash jubilatoire baigné par un humour tordu. Il y a sans doute bien d’autres choses tout aussi singulières à découvrir, entre ces extrêmes et au-delà (j'en ai quelques-uns en lice), mais le volume qui m’intéresse aujourd’hui est une bonne occasion de remonter aux sources du genre horrifique en manga, avec celui dont on a fait le parrain du registre, Umezu Kazuo – un auteur somme toute peu connu de par chez nous, quand on le considère comme une influence essentielle au Japon. On en retient surtout la série L’École emportée – ce titre ne m’était pas inconnu, si je ne m’y étais jamais plongé –, mais le présent recueil d’histoires courtes (« nouvelles » si vous y tenez) est tout juste antérieur (fin des années 1960, début des années 1970), et présente pourtant une autre facette de l’auteur, fonction non seulement de ses envies et obsessions, mais aussi des publics-cibles, selon la compartimentation propre aux mangas – à relativiser toutefois, j’y reviens de suite.

 

Dans sa préface, le réalisateur Kurosawa Kiyoshi rapporte son premier contact avec l’œuvre d’Umezu Kazuo, très jeune, et via des revues pour filles – ce qui ne l’a certes pas empêché de toucher tout autant, dès cette époque, un public masculin ; les nouvelles du présent recueil, toutefois, n’obéissaient pas à ce régime éditorial, et visaient globalement un public plus adulte – mais, là encore, il ne faut pas forcer le trait de la compartimentation. En fait, ce parcours éditorial, au-delà des barrières supposées du sexe et de l’âge, témoigne de la portée universelle des histoires courtes d’Umezu Kazuo – le terme ayant d’autant plus d’impact, peut-être, avec l’exportation quand bien même tardive de son œuvre. Car, comme dit plus haut, Umezu Kazuo est peut-être méconnu en France – du moins à l’aune de son statut iconique au Japon. Après des années sans la moindre parution (Glénat avait tout de même publié ses plus célèbres séries au tournant du millénaire, dont L’École emportée), c’est donc Le Lézard Noir qui a repris le flambeau, avec deux recueils de nouvelles horrifiques, La Maison aux insectes, dont je vais vous causer là maintenant, et Le Vœu maudit, qu’il faudra bien que je lise également. Et nous sommes bien là devant des titres séminaux, à leur manière – d’une influence considérable sur le manga d’horreur à venir.

 

Pourtant, ce qualificatif pose parfois problème, en définitive… Oui, globalement, on fait bien ici dans l’horreur, mais souvent d’une manière très subtile et ne correspondant en rien aux codes (cinématographiques ou littéraires) du genre, quoique l’auteur ne se prive pas d’en user le cas échéant – en fait, cette astucieuse balance entre retenue et explicité n’est pas pour rien dans la réussite de ces nouvelles : l’auteur est d’une habileté consommée pour surprendre le lecteur, en jouant sur une multitude de tableaux (non des moindres : le point de vue, qui fournit la trame des histoires les plus fortes – jusqu’à un retournement radical et proprement bouleversant, qui marque déjà le récit inaugural, « La Maison aux insectes », mais que l’on retrouve ultérieurement dans « Le Lien », où l’effet est du coup un peu amoindri, mais cela participe en même temps de la définition du style de l’auteur). Ainsi, si son fantastique est dans une large mesure psychologique – nous sommes dans cet entre-deux caractéristique qui questionne le monde, la réalité, les personnages, avec ce surnaturel qui est peut-être… ou pas –, l’auteur ne se prive pas pour autant d’asséner quelques violents chocs graphiques au lecteur déboussolé, tirant le récit, au moins le temps d’une saynète, vers un gore ou quasi-gore d’autant plus efficace qu’il est parfaitement inattendu – et pourtant d’un à-propos indéniable. Parallèlement, la romance est souvent un élément fondamental de ces histoires (Umezu avait semble-t-il fait ses premières armes dans ce genre), mais peut déboucher sur bien des choses avec une même pertinence – de la tension érotique la plus malsaine et déstabilisante aux sentiments les plus abstraits et les plus « purs », occasion essentielle de mettre en scène d’empathiques personnages féminins, eux-mêmes l’occasion d’une charge passablement éloquente contre un Japon patriarcal cloitrant les femmes dans un mariage étouffant, sans autre perspective de réalisation personnelle : ces histoires n’ont sans doute rien de pamphlets, mais leur contenu à cet égard n’a de toute évidence rien d’innocent (surtout pour la période ? Encore une fois, nous sommes à la charnière des années 1960 et 1970…).

 

Toutes ces techniques « littéraires », dans le cadre d’un manga, s’accompagnent bien sûr d’autres, « picturales » – voire « cinématographiques » : Umezu, à n’en pas douter, fait preuve d’un incroyable talent pour le montage, et sa mise en page, sa découpe temporelle (qui en vient en fait à sublimer le rôle du temps d’une manière plutôt inattendue en bande dessinée, par exemple en usant de quatre cases pour ouvrir une porte, ce qui n’a rien de gratuit mais participe pleinement de l’ambiance), détournent la narration au service d’une astucieuse machine à empathie, manipulant le lecteur avec le brio d’un grand réalisateur (disons un Hitchcock, pour l’époque – plus tardivement, on ne s’étonnera guère de ce qu’un Kurosawa Kiyoshi ait ici témoigné de l’influence d’Uzemu sur sa propre œuvre, et je suppose qu’il en va de même pour Nakata Hideo, et peut-être même plus encore, tant la mise en avant des personnages féminins chez ce dernier procède probablement d’une intention comparable). Le graphisme d’Umezu, d’une telle élégance dans la gestion du temps, bénéficie également d’autres traits plus étonnants, jouant parallèlement d’une forme de dynamique perverse entre mouvement et statisme, et qui s’exprime notamment par son usage remarquable et caractéristique du noir – d’une manière dépassant amplement les poncifs de l’horreur graphique : voyez la dernière de ces nouvelles, intitulée « La Fin de l’été », où la mer, en pleine saison estivale, se déploie en rouleaux d’encre évoquant une menace sourde, tandis que, se mêlant enfin à la nuit, elle en arrive à incarner la perte de repères de l’héroïne abandonnée dans un cosmos intrinsèquement menaçant… Cette ultime histoire est clairement ma préférée sur le plan graphique – elle est proprement bluffante à cet égard, inscrivant aussitôt l’auteur parmi les plus grands maîtres des aplats de noir. Le dessin, globalement, est de toute façon déstabilisant – mais finalement très moderne, au point d’en être parfois visionnaire. Cela vaut en tout cas pour les décors, les cadres, l’usage du noir donc – pour ce qui est des personnages, sans doute La Maison aux insectes encaisse-t-elle davantage le coup de son âge, en introduisant par ailleurs un décalage vaguement suranné, avec ces hommes systématiquement carrés et ces femmes d’une minceur maladive, et leurs visages hyper-expressifs, grands yeux toujours en mouvement et bouches grandes-ouvertes sur un cri perpétuel de menace ou d’angoisse… Ici, j’avoue ne pas toujours accrocher – faute sans doute d’avoir bien intégré les canons du manga.

 

Tous ces éléments s’associent pour mettre en scène des histoires étonnamment fines, relevant du meilleur fantastique – surtout psychologique, donc, encore que la fatalité extérieure ne soit pas systématiquement exclue ; dans un registre assez proche, notons par ailleurs que la noirceur constante et largement morbide de l’ensemble peut s’accommoder, très exceptionnellement, de vagues lueurs d’espoir… même si celles-ci ont souvent alors quelque chose d’ironique, qui leur permet de subsister sans anéantir pour autant l’histoire globale, car s’intégrant pleinement dans le rapport au monde qu’elle décrit.

 

Une chose, au-delà, est particulièrement marquante dans les récits composant La Maison aux insectes, et c’est la place accordée aux femmes. Peut-être cela vient-il de la carrière d’Umezu dans le genre romance, ou de la publication de ses premières histoires d’horreur (comme celle qu’évoque Kurosawa Kiyoshi dans sa préface, insistant sur le choc global qu’elle avait constitué dans les cours d’écoles) dans des revues essentiellement destinées aux jeunes filles. Encore une fois, ce n’est pas le cas de ces récits précisément (publiés pour l’essentiel dans Big Comic, magazine visant un public plus adulte et semble-t-il sans distinction de sexe), mais le fait est là : que les personnages féminins soient pleinement centraux ou pas, fassent office de point de vue ou pas, ils sont là – et ce sont de beaux personnages, élaborés avec finesse et empathie, autant dire l’antithèse de nombre de personnages féminins dans l’horreur occidentale, par exemple cinématographiques, cohortes de « scream queens » enlevées par des singes titanesques, soumises aux fantasmes érotico-gothiques d’une infinité de comtes vampires aux châteaux de carton-pâte, figures de débauche adolescente subissant une mesquine répression puritaine dans quelques survivals et une quantité de slashers – sans même parler, je suppose, du rape and revenge… Les femmes mises en scène par Umezu sont bien davantage que cela : elles sont de vrais personnages, et le récit tourne souvent autour de leur psyché complexe – de cette psyché à laquelle aucune poupée plastique ne pourra jamais prétendre, elle qui n’a qu’une fonction esthétique. Ces récits n’ont sans doute rien de brûlots libertaires, mais ce point de vue particulier suffit amplement à en exprimer une certaine sève fort bienvenue. Et les malheurs de nombre de ces héroïnes (dans « La Maison aux Insectes » peut-être, dans « Les Yeux » et « La Fin de l’été » très certainement, éventuellement ailleurs aussi) vont sans doute bien au-delà de la seule délectation sadique offrant au lecteur/spectateur cruel son quota de chair et d’âme violentées…

 

Quelques mots sur chacune de ces histoires, peut-être ? Présentation hâtive, évitant d’en dire trop si possible… Dans « La Maison aux insectes » (1972), un homme a l’idée saugrenue de vouloir montrer sa femme à sa maîtresse – expliquant pourquoi il l’aime et pourtant ne peut l’aimer, laissant le champ à une autre… Mais l’épouse reniée aussi a son mot à dire sur ce qui s’est passé – et pas tant les ambitions de son époux quant à l’avenir ! Bien davantage ses obsessions antérieures et sa violence conjugale… Ce brillant récit est un sommet de fantastique psychologique, extrêmement déroutant – l’auteur, en usant et abusant des subjectivités (changements brutaux de points de vue, et qui plus est au travers de narrateurs non fiables), perd délibérément son lecteur qui n’en demandait pas davantage, et assaisonne le trouble immédiat de cette perte de repères avec des bizarreries en tout genre, certaines louchant sur le « weird », non sans une certaine poésie glauque, et d’autres davantage vers le thriller, mais sans jamais négliger la chronique intime… au point de faire de ce récit une somme, un panorama peu ou prou exhaustif et pourtant cohérent de l’horreur et du fantastique. Vraiment très impressionnant.

 

« Les Yeux » (1969) est un récit d’une ampleur bien différente, plus resserrée, jouant dans une sphère strictement intime, où la dimension psychologique seule compte – le surnaturel avec ses effets outrés est clairement remisé le temps d’un récit. L’obsession de cette docile épouse craignant que son mari ne découvre un jour la vérité quant à son unique esquisse d’infidélité bien vite sabordée constitue un tableau touchant autant que perturbant de la femme nippone (et sans doute de bien d’autres) enfermée dans un strict carcan de codes de bienséance, dont le poids est si insoutenable qu’il en empêche de vivre… Touchant et bien vu.

 

« La Bougie » (1968 ; le plus court de ces récits, le plus ancien aussi même si ça se joue à pas grand-chose) est nettement moins marquant, sans être mauvais pour autant. Disons toutefois que cette variation sur la « seconde chance », certes pas dénuée d’ironie, portant sur un homme accusé du meurtre de sa famille et attendant son exécution, m’a laissé relativement indifférent – surtout, sur une même base, on aura l’occasion, à la fin du recueil, de lire bien, bien plus intéressant, juste et bouleversant, avec « La Fin de l’été »…

 

« Le Lien » (1969), sans être forcément mineur – et c’est un récit autrement plus convaincant que le précédent –, convainc plus ou moins, dans la mesure où c’est une sorte de variation (en autrement plus classique) sur le thème de « La Maison aux insectes » (« variation » n’est peut-être pas le terme approprié – dans la mesure où, chronologiquement, c’est plutôt « La Maison aux insectes », récit postérieur, qui constitue une variation sur « Le Lien »), avec ses subjectivités incompatibles ; le côté relativement convenu de la trame de base (un homme veille sa jeune épouse plongée depuis des années dans le coma) n’exclut cependant pas une profonde tendresse qui, conjuguée à une ironie plus poussée, si elle est douce-amère, fait plus que sauver le texte.

 

Décidément, les textes du recueil tendent à se répondre, allant souvent par deux – du moins est-ce ainsi que je vois les choses : dans cette optique, « L’Escalier en colimaçon » (1973, le récit le plus « récent ») me paraît donc répondre à « Les Yeux », mais probablement avec moins de brio. Qu’on ne s’y méprenne pas : une fois de plus, c’est loin d’être mauvais. Mais cette « nouvelle » portant à nouveau sur un fantasme de femme (pas d’épouse, cette fois – justement !) m’a globalement un peu moins parlé ; on appréciera cependant (signe des temps, déjà ?) que l’héroïne/victime, cette fois, entend prendre son sort en main – quitte à basculer à nouveau dans un rêve tenant de la folie obsessionnelle ; mais les connotations sont dès lors bien différentes…

 

« La Tête » (1969), dans cette optique, renvoie alors peut-être également à « La Bougie » : le point de vue masculin, le crime passionnel sordide fondant le récit, y font penser, en tout cas. Mais c’est probablement le récit le plus faible – relativement – du recueil ; d’autant qu’il est somme toute assez convenu. Pas mauvais là encore, certainement pas, mais moins brillant…

 

Contraste éloquent avec « La Fin de l’été » (1969), qui est par contre un vrai chef-d’œuvre… J’ai déjà évoqué ce récit pour son graphisme étonnant, fascinant, parfait ; je l’ai aussi cité comme variation, autrement plus réussie, sur le thème de la « seconde chance », illustré précédemment par « La Bougie ». Mais cela va sans doute bien au-delà : cette histoire extrêmement cruelle, où une jeune femme, durant ses vacances à la mer, subit les assiduités de deux hommes, l’arrogant et le timide, qui prennent des accents autrement tragiques après son viol sur une plage, est aussi poignante que terrible. Si le graphisme est parfait, le fond ne l’est pas moins, amené subtilement via une narration habile et sans faille, pour susciter un choc empathique dont on ne se remet pas – une histoire d’une infinie tristesse, criante d’injustice et d’insupportable dépression, où la condition de la femme, pourtant bien différente sans doute de l’épouse docile et craintive, très « traditionnelle », rencontrée dans « Les Yeux », s’avère un terrible tableau d’une ironie inacceptable, ne laissant tout simplement pas la possibilité de vivre. Superbe. Parfait.

 

Je n’irai pas jusqu’à prétendre que l’ensemble de ce recueil est « superbe » et « parfait ». Par certains aspects, il m’a parfois laissé un brin sceptique – comme dit plus haut, le dessin des personnages, notamment (et leur tendance à crier tout le temps, mais c’est semble-t-il assez japonais). Il n’en reste pas moins que cette Maison aux insectes m’a franchement impressionné : c’est une œuvre d’une richesse folle, d’un caractère profondément visionnaire, d’une habileté consommée dans l’art du récit fantastique, de celle qui n’appartient qu’aux plus grands, tous médias confondus. Je ne savais pas forcément à quoi m’attendre en en entamant la lecture – mais, d’emblée, ce recueil a en fait rendu obsolètes toutes mes attentes quelles qu’elles soient… Un sacré choc – oui, c’est « impressionnant », et le mot est faible… À poursuivre, à n’en pas douter – et combien c’est agréable, via cette initiation tardive au manga d’horreur, de tomber sur des œuvres aussi fortes et singulières, des œuvres qui me surprennent aussi délicieusement…

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