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Lettres d'Iwo Jima, de Clint Eastwood

Publié le par Nébal

Lettres d'Iwo Jima, de Clint Eastwood

Titre : Lettres d’Iwo Jima

Réalisateur : Clint Eastwood

Titre original : Letters from Iwo Jima

Titre alternatif : Iōjima kara no tegami

Année : 2006

Pays : États-Unis

Durée : 135 min.

Acteurs principaux : Ken Watanabe, Kazunari Ninomiya, Tsuyoshi Ihara…

 

Petite entorse à mon programme cinéphile nippon, mais très petite finalement : si le pays d’origine du film est les États-Unis, et si le réalisateur est américain – Clint Eastwood, quoi –, Lettres d’Iwo Jima n’en adopte pas moins un point de vue japonais, la majorité écrasante de ses acteurs est japonaise, et la langue employée est peu ou prou toujours le japonais.

 

Un film à remettre dans son contexte, par ailleurs : à l’origine, il y avait une discussion entre Clint Eastwood (réalisateur) et Steven Spielberg (producteur) portant sur le tournage d’un diptyque à propos de la bataille d’Iwo Jima – une des plus sanglantes de la guerre du Pacifique, où la quasi-totalité de la garnison japonaise a perdu la vie (plus de 20 000 hommes), tandis que les Américains y avaient subi des pertes record. Je crois me souvenir que la bataille avait été d’autant plus acharnée et l’exploitation de la célèbre photographie montrant les marines hissant le drapeau sur le mont Suribachi (j’y reviens) d’autant plus importante que c’était là le premier combat du conflit se déroulant sur le sol même du Japon – même si l’île d’Iwo Jima, minuscule par ailleurs, se trouve à un bon millier de kilomètres de Tôkyô, elle était considérée comme faisant pleinement partie de la « terre sacrée » de l’Empire. Pour en revenir aux intentions d’Eastwood et Spielberg, il s’agissait donc, projet jusqu’alors inédit (peut-être pourrait-on y mettre un léger bémol, avec la superproduction internationale Tora ! Tora ! Tora !, sur Pearl Harbor, mais, dans mon souvenir, ce n’était pas vraiment une réussite, outre que c’était un métrage unique, et que le stigmate du « jour d’infamie » biaisait forcément le propos…), de tourner un film côté Américains, et un autre, qui lui répondrait, côté Japonais.

 

Eastwood, enthousiaste, a ainsi tourné un premier film, Mémoires de nos pères, pour le point de vue américain – encore que biaisé, puisqu’il ne s’agit pas tant de raconter la bataille que de se pencher sur son exploitation, à fins de propagande, via la célébrissime photographie voyant les marines hisser la bannière étoilée sur le mont Suribachi ; la petite histoire de la photographie (en fait plus ou moins mensongère – « deuxième drapeau », tout ça) se mêle à l’évocation de la réalité des violents combats sur l’île, au travers d’allers-retours incessants entre le théâtre d’opération et les États-Unis, entre le passé et le présent aussi (voire le futur ?) ; l’accent est mis sur la propagande américaine exploitant le célèbre cliché, en faisant « tourner » au pays trois marines figurant sur la photo (qui n’avaient cependant pas participé à la première érection du drapeau), les transformant en machines destinées à rassembler des bonds militaires – au mépris sans doute de la réalité des combats, et de la simple humanité des protagonistes, submergés par la lassitude et un vague dégout de l’orchestration de la guerre inhérente à la communication politique. Eastwood, pour raconter cette histoire de manipulation, a cependant tenu à mettre en scène, au-delà de toute « réalité » propagandiste, le quotidien de soldats anonymes, héroïques par essence, mais bien loin des représentations proprettes de la guerre systématiquement associées aux entreprises mensongères destinées à glorifier un conflit qui ne mérite sans doute guère de l’être, aux yeux d’une population de « spectateurs » à cent lieues des champs de bataille – ou même bien plus encore. Ce qui, dois-je dire, m’a parfois fait décrocher du film – que j’ai trouvé plutôt bon, oui, mais sans plus : il avait beau traiter de propagande, il n’était certes pas exempt de flonflons patriotiques, et, bien sûr, de célébrations de l’héroïsme discret des braves soldats anonymes ; autant de traits qui ne me parlent guère…

 

Restait cependant à réaliser un deuxième film, côté Japonais cette fois. Je crois me souvenir – mais n’ai pu en retrouver de traces, je dis donc peut-être des bêtises… – que cette seconde partie du diptyque devait originellement être confiée à un réalisateur japonais ? Mais, finalement, c’est à nouveau Eastwood lui-même qui s’en est chargé. D’aucuns ont pu trouver cela inapproprié (sur le fond – qu’est-ce qu’un Américain pourrait bien dire du point de vue japonais, etc. – et sur des points « techniques » tout autant – comment pourrait-il diriger ses acteurs dans une langue qu’il ne comprenait pas, etc.), mais, pour ma part, je tends à penser que cela renforce en fait le propos, justement en évacuant une supposée barrière « nationale » ; en tenant ce rôle, Eastwood force ainsi d’autant plus son public « allié » à intégrer les particularités du camp ennemi – sans verser dans l’exotisme de pacotille (le film me paraît sérieux et pertinent dans son traitement de la culture et des mentalités japonaises), mais en appuyant par contre sur l’humanité de l’adversaire (pas moins héroïque, le cas échéant, même si cet aspect souvent mis en avant ne me séduit guère de manière générale, mais je suppose quant à moi qu’il est de toute façon pondéré par d’autres traits autrement plus sensibles et pertinents dans le présent film). Il s’agit bien, après tout, d’adopter littéralement un autre point de vue (la séquence essentielle, ici, étant sans doute celle du débarquement des marines sur la plage de sable noir d’Iwo Jima – reprise directe de Mémoires de nos pères) ; dès lors, l’atout du film consiste probablement à mettre en avant l’impensable ou presque aux yeux des canons hollywoodiens en la matière, en faisant de « l’ennemi » son personnage, là où les Alliés les remplacent dans la seule ligne de mire des soldats que nous suivons. Trop souvent, sans doute, le cinéma de guerre a en effet mis en scène « l’ennemi » uniquement dans sa fonction antagoniste, considérée suffisante – et s’il bouffait parfois l’écran, c’était seulement le temps de brailler quelque ordre cruel et inhumain dans un sabir définitivement pas anglais… Certes, il y avait parfois des exceptions (les « bons soldats » et « bons officiers », les « malgré tout », dont la fonction était censément d’humaniser juste un peu le camp d’en face, mais généralement au travers de clichés qui, en les distinguant d’autant plus du lot commun de « l’ennemi », et en s’en tenant qui plus est aux figures les plus charismatiques et légendaires, renforçait paradoxalement la déshumanisation globale du troufion lambda – pensez à Rommel dans Le Jour le plus long, ou, dans un genre un peu différent, von Choltitz dans Paris brûle-t-il, etc.). L’originalité et la pertinence du projet, ainsi que son accomplissement par Eastwood seul, font ainsi sens et de la plus belle des manières, et le distinguent en outre de quelques abominations récentes autrement manichéennes : ici, pour m’en tenir à l’évocation de la guerre du Pacifique, je pense notamment à l’étron Windtalkers de John Woo, ou comment massacrer un sujet passionnant et dérangeant à coups de simplifications outrancières et de grand spectacle tenant plus de l’actionner bas du front que d’une quelconque évocation d’une réalité militaire – alors, si l’on y ajoute le racisme étouffant du bousin, d’autant plus sidérant au regard de son thème… Je ne nie pas qu’il y a eu de vrais chefs-d’œuvre qui ont adopté une vision bipolarisée du conflit, en mettant en avant les atrocités commises par l’adversaire – voyez et revoyez le terrible Requiem pour un massacre, d’Elem Klimov, dont on ne se remet pas –, mais justement : il n’est pas donné à tout le monde de transcender l’ordure pour aboutir au sublime…

 

Mais je m’éloigne. Lettres d’Iwo Jima, donc, film de Clint Eastwood répondant à Mémoires de nos pères, du même – sauf que je trouve ce deuxième opus bien meilleur que le premier… Là encore, un peu de contexte : la bataille a lieu début 1945, et sans doute l’état-major nippon a-t-il d’une certaine manière conscience qu’il est en train de perdre la guerre ; depuis que la bataille de Midway a mis un coup d’arrêt à l’expansion jusqu’alors irrépressible des troupes de l’Empire du Soleil Levant, ce dernier se voit contraint de reculer, petit à petit, devant la machine de guerre américaine enfin mise en branle. Des événements plus récents sont autant d’indicateurs de la défaite à venir – ainsi la mort de l’amiral Yamamoto, brièvement évoquée dans le film, et surtout, d’une importance concrète plus flagrante, l’annihilation de la flotte japonaise du côté des Mariannes ; qui plus est, les Américains, depuis cette base arrière, se sont lancés dans une vaste entreprise de bombardement du Japon lui-même, qui manque d’avions pour se défendre contre ces assauts – au point, d’ailleurs, de priver l’île d’Iwo Jima de ses rares appareils afin de les rapatrier sur l’archipel… L’état-major sait, par ailleurs, que les Américains, pour avancer, devront prendre Iwo Jima – îlot minuscule mais bien situé, à même sans doute de constituer une nouvelle base, plus rapprochée, pour intensifier les bombardements, et, par ailleurs (si je ne m’abuse, hein), d’une importance symbolique peut-être plus notable encore, en tant que sol considéré comme faisant partie de la « terre sacrée » du Japon, et probablement le premier sur lequel les Américains poseront le pied…

 

L’état-major sait tout cela – mais il n’en va pas toujours de même pour les hommes sur le terrain, et jusqu’aux officiers les plus haut-gradés : le général Tadamichi Kuribayashi (Ken Watanabe, parfait de charisme et d’humanité), à qui l’on a confié la défense de l’île, n’apprend qu’une fois arrivé sur place qu’il devra se passer d’avions… Il ne sait même pas ce qu’il en est du sort de la flotte japonaise aux Mariannes ! Il n’en apprend la réalité dramatique que parce qu’un de ses officiers, le baron Takeichi Nishi (Tsuyoshi Ihara, jouant de la superbe du personnage, médaillé olympique en équitation), l’en informe « officieusement »… Réalité dramatique, oui, parce qu’elle s’associe à la certitude d’un débarquement américain sous peu pour confirmer les pires craintes du général : cette bataille, comprend-il bien vite, ne pourra tout simplement pas être gagnée… Ses troupes, d’une formation parfois déficiente (d’autant que le Japon, acculé par la progression des Américains, a dû mobiliser largement, quitte à envoyer directement au front des soldats très jeunes et insuffisamment entraînés), dès lors qu’elles ne peuvent bénéficier d’un appui aérien et, plus encore, de la possibilité de prendre en tenaille la flotte ennemie avec la flotte nippone, sont peu ou prou condamnées à mort.

 

Cette certitude intervient bientôt, conférant d’emblée au métrage une tonalité noire et élégiaque qui ne laisse pas indifférent. D’autant que, de la part de l’état-major inflexible, les instructions de repousser le plus longtemps possible l’invasion américaine, de faire payer aux marines le moindre mètre carré de l’îlot, prend très vite des atours d’exigence de suicide. Et ceci, cette fois, tous le savent – de Kuribayashi aux simples troufions. L’ordre est donné : oui, les soldats japonais mourront… mais pas avant d’avoir tué dix ennemis chacun ! Ce qui me renvoie notamment au roman d’Akira Yoshimura Mourir pour la patrie, portant quant à lui sur l’invasion d’Okinawa, peu après – avril-juin 1945 –, dans des circonstances plus terribles encore pour le camp japonais…

 

Et c’est là que se joue le film autant que la bataille. La stratégie adoptée par Kuribayashi – contre l’avis de ses officiers autrement bornés – s’avère fructueuse, en ralentissant au-delà de toute attente la progression américaine : la bataille que les Yankees, assurés d’une supériorité tant numérique que matérielle écrasante, pensaient pouvoir expédier en quelques jours à peine, cinq tout au plus… durera près de quarante jours de boucherie. Il n’en reste pas moins que les Japonais savent qu’ils ne pourront tenir indéfiniment, et qu’à terme ils mourront…

 

Mais, ici, le conditionnement des soldats japonais, gradés comme simples soldats, se retourne contre eux. Si Kuribayashi et Nishi, pour avoir un temps séjourné aux États-Unis, ne succombent pas au mythe propagandiste décrivant les marines comme des barbares assoiffés de sang, nécessairement inférieurs aux Japonais, manquant de discipline autant que de motivation, etc., et si leur propre expérience les incite à adopter des stratégies parfois inattendues et qui ne manquent pas de perturber les responsables sur place – au premier chef l’excellente idée de Kuribayashi de peu ou prou délaisser les plages, de toute façon indéfendables, pour résister depuis un impressionnant réseau de souterrains dans les collines de l’île, mont Suribachi inclus –, ils n’en sont pas moins des exceptions. Si leur bravoure ne saurait faire de doute – Kuribayashi, par exemple, n’est pas homme à diriger la bataille depuis un bureau, ainsi que certains le souhaiteraient : il est sur le terrain aux côtés de ses hommes, et sera en tête de ces derniers lors de l’ultime charge –, leur point de vue « moderniste », largement détaché des considérations mythiques d’un Japon de samouraïs pourtant très prégnantes dans l’armée, les incite à préserver leurs troupes autant que possible ; ils ne cessent de lutter contre les impulsions absurdes de la propagande impériale, fanatisant leurs hommes au point de les inciter à se suicider au seul motif de l’échec et de la honte qui s’ensuit (séquence terrible où les soldats terrorisés mais n’ayant guère le choix se tuent un par un à la grenade…), ou bien de les pousser à lancer des assauts tout aussi suicidaires et impulsifs, au mieux inutiles, au pire néfastes car bien trop coûteux, au nom d’une bravoure sacrée impliquant comme par nature le don de soi à la cause supérieure de l’Empire. Kuribayashi, Nishi, d’autres encore (y compris parmi les soldats, et il faut ici mentionner enfin l’autre personnage principal du film, le simple soldat Saigo, interprété avec finesse par Kazunari Ninomiya), savent que tout cela est absurde, que c’est gaspiller des troupes qui pourraient être bien mieux utilisées autrement, que ces exigences d’un autre temps participent en fait pleinement de la défaite des Japonais sur Iwo Jima – et, à terme, à Okinawa, puis au regard de la guerre dans son ensemble après Hiroshima et Nagasaki –, peut-être même autant que l’invasion américaine elle-même ; ils savent que la raison, la simple raison, devrait inciter ces soldats à vivre encore pour pouvoir continuer à se battre, chose assurément bien plus utile à l’Empereur et au Japon que le vain sacrifice, irrationnel par essence, que réclame la coutume… Rien n’y fait. La bataille était perdue d’avance, il est à certains égards miraculeux qu’elle se soit prolongée aussi longtemps, mais le refus de bon nombre d’officiers, sous-officiers et soldats d’obéir aux ordres « utilitaristes » et rationnellement fondés de Kuribayashi (perçu dès lors comme lâche, faible, irrémédiablement contaminé par le contact des Américains aussi barbares que pleutres), préférant perdre la vie du fait de leur « déshonneur » plutôt que de combattre un jour de plus, prend davantage d’importance, au fur et à mesure, au fil de la bataille – suscitant un cercle vicieux de défaites, l’une débouchant sur l’autre et ainsi de suite, dans une boucherie plus absurde que jamais…

 

Pour narrer cette tragique histoire, plus qu’à son tour poignante mais tout autant navrante, Clint Eastwood (ou ses scénaristes Iris Yamashita et Paul Haggis, se fondant pour une bonne part sur les lettres de Kuribayashi lui-même, retrouvées puis publiées en 1992) choisit de mettre l’accent sur deux personnages, bien différents sans doute, pourtant très attachants l’un comme l’autre, et dont le sort n’en est que plus terrible. Il y a d’abord le général Kuribayashi lui-même, brillant officier, pourtant méprisé par nombre de ses officiers pour son « modernisme » supposé antipatriotique et « contaminé » par la barbarie yankee. Son respect pour ses hommes, son désir de les garder en vie le plus longtemps possible, s’associent à ses stratégies brillantes pour en faire une sorte de type-idéal du « bon général », mais, paradoxalement, ce sont justement ces raisons qui en font un chef détestable aux yeux de beaucoup, tant d’officiers et de simples soldats fanatisés à outrance, au point où ce fanatisme se retourne contre la cause qu’il est censé servir. Ken Watanabe en livre une belle composition : le personnage est assurément charismatique, son intelligence est soulignée avec adresse, son sort tragique ainsi que celui de ses hommes n’en étant que plus bouleversant. Il tranche ainsi sur la plupart des officiers et sous-officiers du film, à l’exception bien sûr de Nishi (Tsuyoshi Ihara), lui aussi « bigger than life », et qui, pour s’être lui aussi ouvert sur le monde et notamment sur les États-Unis, est le seul à même de partager son point de vue – au point de faire figure d’ « ami » dans un monde d’officiers qui en manque cruellement. Une interface nécessaire, au second rang, néanmoins importante.

 

Mais face à ces figures d’officiers exemplaires (à nos yeux sinon à ceux de leurs semblables alors), il fallait bien sûr un personnage de troufion – plus terre à terre, plus proche sans doute du spectateur, ainsi à même de s’identifier à lui, ce qu’il ne peut guère faire pour Kuribayashi et Nishi, à la majesté tragique écrasante. Il y a en fait plusieurs personnages de ce type, bien sûr – c’est un cliché du film de guerre, sans doute, que de multiplier les « petites histoires » pour coller à la vie du soldat de base, et lui conférer du caractère et une âme au-delà de sa seule fonction de machine à tuer et à être tuée –, mais le plus marquant est incontestablement Saigo (Kazunari Ninomiya). Lors de ses premières apparitions, le personnage a quelque chose d’un peu bouffon – pestant sur les absurdes travaux de tranchées sur les plages (que Kuribayashi décidera d’interrompre comme étant inutiles), sur l’eau croupie dont doivent s’accommoder les soldats (et qui débouche sur des diarrhées fatales), sur la chaleur, sur la surveillance des troupes par la police militaire… Il se plaint, tout le temps, et ne correspond pas à l’image idéalisée du brave soldat de l’Empire, se jetant sur l’ennemi en hurlant « Banzai ! » au mépris de sa vie. Il est pourtant autrement plus complexe que cela – comme de juste, et au-delà de son rôle « archétypal », quoi que d’aucuns aient pu en dire… Le boulanger mobilisé tout récemment, loin de sa boutique de toute façon ruinée, de son épouse – à qui il ne cesse d’écrire des lettres qui ne lui parviendront jamais –, et de leur fille qu’il n’a jamais vue, est un concentré d’humanité avant que de bravoure et de dévouement suicidaire. À travers lui, nous percevons le quotidien des soldats nippons d’Iwo Jima – et c’est sans doute par son biais que la question du suicide s’avère la plus troublante. Car Saigo n’a aucune envie de mourir pour rien – s’il ne se fait guère d’illusions à ce propos. Il est, chez les troufions, le reflet de Kuribayashi – pas un lâche, non, simplement un homme confronté aux absurdités du conditionnement, et qui n’est pour sa part pas fanatisé au point d’en perdre le sens des réalités ; il sait, quant à lui, même s’il lui est difficile de l’admettre (devant les autres, mais sans doute aussi en lui-même), qu’il est autrement plus sensé de vivre pour se battre, que de mourir absurdement pour un déshonneur supposé ne dépendant même pas véritablement de ses propres actes…

 

Dès lors, rien d’étonnant à ce que les deux personnages, aussi éloignés soient-ils, se croisent régulièrement, le général tirant du pétrin le soldat à plusieurs reprises, voire lui sauvant la vie, peut-être même sans en avoir bien conscience lui-même – il s’agit seulement de faire ce qui est juste et sensé –, même si, à terme, il associera bien ce visage à la réalité qu’il recouvre, tel un officier modèle, là encore, qui est en mesure de connaître ses hommes, de percevoir leur humanité, quand il serait trop simple de les dissimuler sous quelque matricule – pour, quand le moment est venu de comptabiliser les pertes, obtenir un vague réconfort hypocrite, celles-ci n’étant plus rien d’autre que des statistiques abstraites. Saigo réagira à son tour à ce lien imprévu – et la fin du film résonnera plus encore de son humanité forcément complexe.

 

Puis la séquence du bref prologue se trouve enfin complétée à l’autre bout du film : des recherches sur Iwo Jima, en 2005, soixante ans après les faits, mettent au jour des lettres que Saigo avait enterré – pas seulement les siennes, mais bien d’autres encore, d’hommes très divers, qui ont péri sur l’île pour l’essentiel, et ne sont plus dès lors que des spectres ; peut-être, pourtant, est-il possible de leur rendre leur humanité en les laissant ainsi s’exprimer ? Les lettres chutent… et ce sont des milliers de voix qui s’en échappent, toutes ayant une histoire à raconter. On peut trouver le trait un peu grossier – pas moi. En fouinant sur le ouèbe, je suis tombé sur une critique très sévère du film, et passablement inepte à mes yeux, parue dans Télérama à l’époque de la sortie en salles, et se concluant ainsi : « Il semble qu'une partie de l'énergie créatrice du cinéaste soit une victime collatérale tardive de la guerre du Pacifique : on aime et respecte Clint, mais pas au point de visiter pendant deux heures vingt-deux un monument aux morts. » Là encore, pas moi. Parce que cet hommage fait sens – d’autant plus sans doute dans ses conditions de réalisation – et aussi parce que, n’en déplaise à l’interprétation du critique autant qu’à la promotion du film (un synopsis malencontreux, reproduit partout, et les propres déclarations d’Eastwood, peut-être à prendre avec des pincettes), il ne s’agit pas ici de faire dans la bête commémoration de « l’héroïsme », mais bien davantage dans la célébration, autrement fondée quand bien même embarrassée, d’une humanité bafouée par l’absurdité et l’horreur de la guerre – de toute guerre : il est bien temps de délaisser les apologies saturées de gloriole patriotique perpétuant sur pellicule une opposition stupide et bornée, tenant de la foi religieuse, entre « gentils » et « méchants » ; il n’y a que des hommes, avec leurs défauts et leurs qualités, s’entretuant parce qu’on le leur a ordonné, parce qu’ils n’ont d’une manière ou d’une autre pas le choix, et succombant bien trop facilement (mais qui pourrait vraiment les en blâmer ?) au travers réconfortant de la déshumanisation de « l’ennemi » (à la Carl Schmitt ?) ; leur rendre la parole, en deux films, un sur chaque camp, entreprise peu ou prou inédite, n'a dès lors rien des pénibles flonflons accompagnant le culte absurde du drapeau, toujours à craindre dans le genre, et son éloge de la bravoure, si l’on y tient, sonne avant tout douloureusement.

 

On s’en doute : dans sa noirceur tragique, Lettres d’Iwo Jima est un film poignant avant que d’être spectaculaire – correspondant bien à l’approche globale d’Eastwood dans ses meilleurs films, qui ont peut-être (espérons-le) enfin gommé l’image erronée du fasciste ultra-violent héritée de ses rôles cultissimes tels que l’homme sans nom, peut-être, ou en tout cas l’inspecteur Harry. Sa réalisation, si elle est toujours « académique » (on s’y est fait), ne manque pas d’élégance autant que de pertinence – et l’alternance qu’on pourrait hâtivement juger convenue entre les longues séquences claustrophobes autant qu’intimes qui se déroulent dans les cavernes, et les brèves séquences à l’air libre, lourdes de la menace de mort immédiate, fonctionne à merveille. La sobriété globale du film en est indéniablement un atout majeur – qui fait paradoxalement d’autant mieux ressortir le spectaculaire des séquences de bataille, finalement plutôt rares eu égard au sujet. Sous ce dernier angle, cependant, la réussite du film ne saurait faire de doute ; il y a, probablement, un héritage du Soldat Ryan de Spielberg (ici producteur, rappelons-le), film qui a probablement changé la donne, et pour un bon moment encore, pour ce qui est de filmer la guerre, avec ses vingt premières minutes époustouflantes... hélas gâchées par les deux heures de nazerie niaise et violonneuse qui s’ensuivent ; Eastwood, lui, joue peut-être aussi du violon, mais avec une sensibilité et une conscience historique qui lui autorisent bien des choses… Le point commun, néanmoins, réside dans la communication de la terreur panique de l'assaut, qui n'a plus rien à voir avec le débarquement propret du Jour le plus long et consorts (en même temps, dans les gros classiques du genre, à casting stupéfiant, peut-être faudrait-il chercher quelque chose du côté de Un pont trop loin ? Le fiasco aide...). Ceci étant, Eastwood n’en fait jamais trop à ce sujet ; en fait, la scène de « bataille » la plus impressionnante du film n’en est pas une à proprement parler : il s’agit du raid préventif sur Iwo Jima de deux avions américains – séquence proprement stupéfiante, d’un dynamisme spectaculaire qui tranche avec violence sur la relative langueur des soldats japonais préparant la bataille… et pourtant pris par surprise et incapables de la moindre riposte. La scène est terrible, visuellement très impressionnante, mais certainement pas gratuite – elle pose, en fait, une dimension essentielle du film.

 

Une jolie réussite, donc, que ces Lettres d’Iwo Jima, autrement plus subtiles que ce que l’on en a parfois dit. C’est à vrai dire le dernier Eastwood à m’avoir marqué – encore que cela ne signifie pas grand-chose, je n’ai vu de postérieur que le très, très bof (au mieux) J. Edgar… Les autres, à vue de nez, ne m’intéressaient pas vraiment (on m’avait dit beaucoup de bien de Gran Torino, toutefois). Peu importe : ce qui compte, c’est la justesse de Lettres d’Iwo Jima, film de guerre « académique », mais d’une pertinence autant que d’une empathie rares dans le genre – et peut-être même au-delà.

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Métal Hurlant, n° 33 bis : hors-série spécial Lovecraft

Publié le par Nébal

Métal Hurlant, n° 33 bis : hors-série spécial Lovecraft

Métal Hurlant, n° 33 bis : hors-série spécial Lovecraft, Paris, Les Humanoïdes Associés, septembre 1978, 150 p.

 

Je ne vais pas vous présenter Métal Hurlant, hein ? La revue de bande dessinée est suffisamment « culte » comme cela. Bien évidemment, ce n’était pas vraiment mon époque… Et si j’en avais récupéré quelques numéros au pif en fouinant chez des bouquinistes et compagnie, je ne peux pas prétendre pour autant avoir jamais « connu » le magazine légendaire. Disons que c’était une raison supplémentaire pour envisager la chose comme « culte », alors – bien que n’étant guère sensible, globalement, à la notion moisie d’ « Âge d’Or », je pèche, à l’occasion, comme tout le monde, et peux tourner mon regard vers un passé quasi mythique, avec une nostalgie fondée sur de simples préjugés, en regrettant, sans en savoir beaucoup plus, notre présent forcément médiocre en comparaison. Tsk…

 

Mais certains numéros sont plus mythiques que d’autre, si j’ose dire… À n’en pas douter, c’est bien le cas de ce numéro 33 bis datant de septembre 1978, le premier hors-série de l’histoire de la revue, et consacré à un sujet qui m’est tout particulièrement cher : un certain H.P. Lovecraft… Forcément, en tant qu’amateur de lovecrafteries, j’en avais entendu parler (pas dans le détail, broumf…), mais, n’étant guère porté de nature sur la collectionnite pour autant, et envisageant par avance cette pièce toute particulière comme un « objet de collection », j’en avais gardé la référence dans un coin de ma tête, au cas où, sans en faire une acquisition nécessaire et même urgente. Puis, un jour, trouvant la chose en fouinant çà et là, et, surtout, la trouvant à un prix décent (que je n’espérais pas), je me suis dit qu’il était bien temps de l’acquérir et de la lire.

 

Dont acte. Mais si j’ai commencé avec un grand enthousiasme… je n’ai pas tardé à déchanter, et même plus que ça ; autant le dire dès maintenant : ç’a été une très, très, très grosse déception… Témoignage supplémentaire, sans doute, de ce que les objets dits « cultes » ne le sont pas nécessairement pour leur qualité intrinsèque…

 

Métal Hurlant étant avant tout une revue de bande dessinée, commençons par là. Au milieu des nombreuses déceptions (ou, en fait, dans la pagination de la revue, les encadrant, pour la plupart…), on relève de vraies merveilles, un bon million de fois supérieures à tout le reste : deux des fameuses adaptations de nouvelles de Lovecraft par Alberto Breccia (texte original adapté par Norberto Buscaglia), « Le Monstre sur le seuil » et « L’Abomination de Dunwich ». Et ce sont bien des œuvres extraordinaires : la maestria graphique de Breccia, usant de nombreuses méthodes avec brio pour susciter la peur autant que la fascination, ne saurait faire de doute ; j’avais sans doute déjà eu l’occasion de le dire ici ou là, mais ce sont vraiment là les plus beaux exemples à mon sens de ce qu’une représentation « graphique » de Lovecraft peut rendre, à condition de l’envisager avec le talent et le goût nécessaires. Mais, bien évidemment, ce sont des choses que j’avais déjà lu (dans l’album ô combien recommandable Les Mythes de Cthulhu)… Par ailleurs, je ne sais pas si ça provient de la revue elle-même, de son encrage, impression ou peut-être vieillissement, mais le texte très « clair », ici, ne facilite pas toujours la lecture de ces deux belles BD. Ce bémol mis à part, il ne fait guère de doute que ces deux longs épisodes (longs, comparativement au reste, le plus souvent expédié…) constituent le meilleur moment de ce hors-série, et de loin ; et je n’ai pas manqué de regretter que ce soit le cas, puisque j’avais déjà lu tout ça…

 

Car les autres BD de ce numéro (très courtes le plus souvent, en deux, trois ou quatre pages, presque jamais davantage) sont bien inférieures, et c’est peu dire. J’y relève d’emblée une bizarrerie (sans autre jugement de valeur) : si la revue traite bien de Lovecraft (encore que régulièrement par la bande…), elle ne se focalise en tout cas pas sur le « Mythe de Cthulhu » – voire le met résolument de côté : il n’apparaît vraiment qu’exceptionnellement (et sans grande réussite, d’ailleurs). Étonnant… mais pourquoi pas ? Le problème est ailleurs. Pour résumer, disons que le résultat, sur le plan graphique, est souvent beau à très beau… mais que le scénario pèche et pas qu’un peu, se contentant – quand il y en a un, on peut à vrai dire régulièrement en douter ! – d’une évocation lapidaire et absolument dénuée d’intérêt, et sombrant plus qu’à son tour dans le périlleux travers de l’approche humoristique, pour un résultat rarement drôle, au mieux médiocre, parfois carrément affligeant…

 

On trouve ainsi, à plusieurs occasions, de brèves BD sympa voire plus sur le plan du dessin, mais absolument creuses par ailleurs : « Le Langage des chats », de Claveloux, en fait assurément partie, de même que « Amitiés, rencontres… », de Vepy et Ceppi (pas hyper lovecraftien, en outre). Peut-être faut-il mettre ici « Le Chef-d’œuvre de Dewsbury », de Chaland et Cornillon (première BD en couleurs du numéro, relativement jolie), et sa « suite » (toujours en couleurs) intitulée « L’Énigme du mystérieux puits secret », des mêmes, mais où Chaland revient à la ligne claire dont il est coutumier, pour un bref récit parodique « à la Tintin » (voire « Scooby-Doo » ?), sans grand intérêt hélas… Du coup, il aurait peut-être eu sa place dans la catégorie « humour raté » (je ne l’ai classé ici qu’en raison de son prologue)… « Les 3 Maisons de Seth », signé Hé, est un bref délire égyptien, graphiquement très correct, totalement creux par ailleurs – une fois de plus… Et de même pour « Ktulu » de Mœbius (en couleurs), graphiquement irréprochable et même mieux que ça – j’hésite, « époustouflant » ne serait peut-être pas de trop –, comme de juste, et pourtant désolant de vide (la BD se veut sans doute humoristique, mais je suis plutôt tenté de la citer ici…). Même chose encore (enfin, le dessin est nettement moins bon, s’il est correct) pour « Le Pont au-dessus de l’eau », de Cornillon en solo, dont la chute est bien connotée d’humour noir, mais… Quant à « Cauchemar », de Nino, c’est une BD parfaitement incompréhensible, et son trait démesuré et démentiel, s’il ne laisse pas forcément indifférent, ne rattrape pas sa faiblesse scénaristique.

 

« L’humour » raté est hélas très récurrent – certains récits dans ce (mauvais) goût-là ont été évoqués au paragraphe précédent, mais ceux dont je vais traiter maintenant se distinguent (en mal) à cet égard : très vite, ainsi, « Le Retour de Cthulhu », de Charles et Martens, consterne de par sa lourdeur sidérante. « La Trace écarlate » (dessin de Daniel Ceppi, sur une idée de Jean-Jacques Mendez) est plus que correcte sur le plan graphique, mais c’est une histoire à chute sans intérêt – et sans rien de lovecraftien. « Excursion nocturne », de Margerin (un dessin superbe, et étonnant, en ce qu’il reprend les traits caricaturaux coutumiers de l’auteur tout en leur conférant une improbable et amusante patine fantastique et gothique), est là encore une mauvaise blague – d’un goût douteux, par ailleurs, mais plus supportable que les autres cas mentionnés. « Les Bêtes », de Dank, est de même joli, mais creux, ni enthousiasmant, ni drôle (et en quoi est-ce lovecraftien ?)… « H.P.L. », de Nicollet (l’homme de NéO, oui, au style immédiatement identifiable ; en couleurs, forcément), est de même joli mais creux ; et c’est un calvaire de coquilles… Enfin, « Plat du jour », où l’on retrouve Vepy et Ceppi, fait dans le glauque, sans vraie réussite (et pour le coup sans rien de lovecraftien à mes yeux).

 

Inversement, « L’Homme de Black Hole », de Serge Clerc, tente le scénario (faiblard mais tout de même), mais avec un dessin guère convaincant, et une conclusion ratée…

 

Surnagent, alors, quelques exceptions bien trop rares (outre Breccia, hein – il ne joue clairement pas dans la même catégorie) ; rien d’exceptionnel, mais plus lisible que ce qui précède… « La Chose », de Voss, est une adaptation de « The Statement of Randolph Carter », nouvelle que je n’apprécie pas vraiment, mais, au moins, ça donne une illusion d’histoire, et le dessin est bon. « Barzai le Sage », de Caro, rentre peut-être dans cette catégorie, encore que je n’en sois pas bien certain – cette brève variation sur « The Other Gods » est tellement minimale sur le plan du récit, et les grandes cases bouffent tellement les pages, que cela relève sans doute davantage, à maints égards, de l’illustration plutôt que de la bande dessinée à proprement parler ; quoi qu’il en soit, c’est graphiquement incompréhensible (des collages et/ou photos ? noyés dans un oppressant fond noir), mais étrangement séduisant. Peut-être faut-il penser la même chose de « H.P. Lovecraft, 1890-1937 », brève biographie signée Kuchar ? Son graphisme arty passe plus ou moins bien, le texte est plus ou moins bien vu, mais il y a peut-être quelque chose, malgré tout – on ne peut plus se permettre, à ce stade, de faire le difficile… Rien de bien enthousiasmant cela dit. « Les 2 Vies de Basil Wolverton », de Chaland en solo cette fois, est peut-être celle qui s’en tire le mieux – en jouant, avec un humour pervers, sur le racisme de Lovecraft, tel qu’il lui arrive d’infuser ses œuvres ; j’ai trouvé ça plutôt bien vu, finalement…

 

L’illustration, sans prétentions scénaristiques, s’en tire alors mieux, mais par défaut : la couverture signée Giger rentre sans doute dans ce cadre, d’ailleurs (mais qu’est-ce que ce chat fout là ? il a l’air bien loin d’Ulthar…) ; Martens, au-delà du massacre du « Retour de Cthulhu », signe quelques illustrations correctes çà et là ; le « découpage » de Bonux est relativement amusant, sans plus toutefois. Perron, sur des indications de François Truchaud, livre plusieurs cartes des Contrées du Rêve, pas forcément très lisibles, mais le rendu est néanmoins des plus séduisants. Le grand moment en la matière, toutefois, c’est très clairement le portfolio de Druillet, consistant en pages manuscrites du Necronomicon – forcément illisibles, mais émaillées de croquis, dessins, schémas, etc., pour un résultat très beau visuellement.

 

Quant aux brefs articles qui complètent la revue… Eh bien, ce n’est pas glorieux. En passant charitablement sur les éditos (consternants, surtout le « triste »), on a tout d’abord trois articles signés François Truchaud (un sur la parution du premier – et dernier, mais alors on ne le savait pas… – volume des Lettres de Lovecraft chez Christian Bourgois ; une biographie, « Je m’appelle Howard Phillips Lovecraft » ; enfin une « Petite Bibliographie lovecraftienne »), et, n’en déplaise à ses nombreux fans, et tout en prenant bien en compte ce que le monsieur a accompli pour le genre, ces articles sont passablement mauvais, au mieux, et correspondent pleinement à cette vilaine impression que j’ai toujours eu en lisant les essais, introductions, préfaces, etc., du monsieur : ils colportent bien des « mythes » (certes, nous étions en 1978, c’est sans doute excusable pour une bonne part – pas totalement cependant, tant les approximations sont légion), ne font pas preuve du moindre esprit critique, et, cerise amère sur le gâteau, ils sont écrits avec les pieds (ce qui n’est pas forcément très gentil pour les pieds, qui n’y sont pour rien… Mais son usage frénétique du point d’exclamation a quelque chose de pathologique, à ce stade – et irritant, ô combien…).

 

Les autres essayistes s’en tirent sans doute un peu mieux (y a pas d’mal) : Jacques Goimard, dans sa rubrique « La Nuit du Goimard », livre « Un écrivain nommé Habileté-à-l’amour », article plus intéressant que ce que son titre désolant pourrait laisser croire – encore qu’il ne fasse hélas pas grand-chose de l’amusant constat qui le fonde, portant sur l’usage de la négation chez Lovecraft (et tout particulièrement dans « The Colour Out of Space ») ; l’intuition est intéressante, mais à creuser bien au-delà.

 

Mentionnons enfin Jean-Pierre Bouyxou, qui traite des adaptations cinématographiques de Lovecraft – mais nous étions en 1978, la matière a considérablement changé depuis… L’article portant pour l’essentiel sur The Haunted Palace (ou La Malédiction d’Arkham chez nous), House of the End of the World (ou Die Monster Die ! ou encore Monster of Terror – ces titres, mazette…), The Shuttered Room (ou La Malédiction des Whateley chez nous) et The Dunwich Horror – avec quelques autres mentions en passant –, autant de films que je n’ai pas vus, je ne peux pas en dire grand-chose, mais à vue de nez c’est fait avec un sérieux et une compétence aux antipodes des articles de François Truchaud (et de Pelosato, natürlich), c’est déjà ça.

 

Reste un texte, à part, signé Philippe Setbon : « L’Indicible Horreur d’Innswich ». C’est une brève nouvelle parodique – et, disons-le, très, très, vraiment très méchante… Mais pas forcément mal vue pour autant. C’est parfois bien lourd, mais, je ne le nierai pas, ça m’a tiré quelques sourires…

 

Le bilan, vous vous en doutez, est franchement négatif : si l’on évacue l’excellent Breccia, il ne reste pas grand-chose de vraiment intéressant (je sauverais toutefois le joli portfolio de Druillet ; peut-être aussi le dessin de Mœbius, si son « scénario » est sans intérêt aucun…) ; le reste est au mieux médiocre : les quelques éléments que j’ai hissés au-dessus du reste ne sont meilleurs qu’en comparaison – pris en tant que tels, ils ne valent pas grand-chose… Sacrée déception, donc, que ce hors-série de Métal Hurlant : l’objet « culte » ne mérite en rien de l’être – ou, dit autrement, comme beaucoup d’objets « cultes », il n’acquiert cette valeur qu’au gré des fantasmes de ceux qui ne les connaissent pas vraiment, la confrontation à la réalité de la chose étant fatale à cette estime infondée… « Objet de collection », alors, et dont nombre de collections se passeront fort bien.

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L'Île panorama, d'Edogawa Ranpo

Publié le par Nébal

L'Île panorama, d'Edogawa Ranpo

EDOGAWA Ranpo, L’Île panorama, [Panorama-to Kitan], traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier poche – Roman policier, [1926-1927, 1991] 1999, 156 p.

 

Cela faisait bien des années que je tournais autour des livres d’Edogawa Ranpo, sans jamais cependant avoir trouvé l’occasion de m’y mettre – même quand l’actualité aurait pu m’y inciter, ainsi, il y a peu, avec la parution du Démon de l’île solitaire chez Wombat, ou, un peu avant, avec la bande dessinée unanimement louée de Maruo Suehiro adaptant L’Île panorama ; peut-être est-ce en raison de cette dernière, d’ailleurs, que ce titre s’est mis à me trotter dans la tête ? Je suppose néanmoins qu’il s’agit là d’une des œuvres les plus célèbres d’Edogawa Ranpo, de toute façon… En tout cas, j’ai pensé que cela ferait une porte d’entrée de choix – et je ne compte certainement pas m’arrêter là.

 

Brèves présentations, au cas où : Edogawa Ranpo est un pseudonyme adopté par l’écrivain japonais Hirai Tarō (1894-1965), et qui traduit d’emblée ses goûts autant que ses intentions – Edogawa Ranpo est en effet le rendu phonétique, à la nippone, du nom Edgar Allan Poe. Ce grand modèle a considérablement influencé notre auteur (même si d’autres écrivains occidentaux sont à n’en pas douter de la partie, on a pu citer Sir Arthur Conan Doyle, Maurice Leblanc, ou encore Gaston Leroux), déterminant par ailleurs son genre de prédilection : Edogawa Ranpo est généralement considéré avant tout comme un auteur de policier – un de ceux, d’ailleurs, qui ont importé le genre au Japon –, et il a lui-même fondé le prix portant son nom, récompensant les meilleurs livres policiers du Japon. Toutefois, ses enquêtes ont potentiellement quelque chose de plus « sale » que les investigations du chevalier Dupin, notamment en ce qu’elles complètent à l’occasion cette approche initiale par d’autres traits pas moins poesques, louchant plus du côté de l’étrange et du macabre, sinon du fantastique à proprement parler (mais peut-être aussi quand même ?) – on attribue souvent la paternité du fameux mouvement « ero guro nansensu » (pour « érotique », « grotesque », « nonsensique ») à Edogawa Ranpo, il n’y a pas de hasard…

 

J’avoue toutefois que cette réputation me séduisait autant qu’elle m’inquiétait un brin… Enfin, soyons précis : c’était la référence centrale à Poe qui me chiffonnait, et rien d’autre. En effet, c’est là un auteur que j’ai lu et relu, non parce que je l’adule… mais bien au contraire parce que je souhaitais comprendre pourquoi je ne l’aimais pas. Et chacune ou presque de ces (nombreuses…) expériences s’est soldée par un échec cuisant. Ce qui n’est pas normal : Poe, à vue de nez ou même de plus près, a tout pour me plaire ; et il ne me viendrait pas à l’esprit de contester son génie, son originalité, son influence séminale et sans égale ; mais voilà : chaque fois que je l’ai lu ou presque, je me suis emmerdé (en témoignent sans doute, sur ce blog, mes comptes rendus plus que jamais miteux et embarrassés portant sur Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket ou, plus encore, sur Le Masque de la mort rouge)… Je redoutais donc un peu que la passion d’Edogawa Ranpo pour Edgar Allan Poe ne débouche sur des plus-ou-moins-pastiches, tellement à la manière du maître qu’ils produiraient sur moi un effet similaire…

 

Mais il me fallait bien tenter l’expérience un jour ; alors, hop, L’Île panorama.

 

Ce court roman, paru initialement en 1926-1927, affiche d’emblée la couleur : pas tant, littéralement, le noir du policier, tel qu’adopté par l’éditeur, mais plus abstraitement la référence à Poe. Le personnage principal du roman, Hitomi Hirosuke, est un grand admirateur du poète à corbac – à l’instar donc de l’auteur le mettant en scène, ce qui n’est sans doute pas anodin. Dilettante sans le sou, et écrivaillon feuilletoniste sans grand talent, condamné de ce seul fait à une éternelle seconde zone dont il s’accommode tant bien que mal, il n’en prise pas moins par-dessus tout son maître américain, dont l’imaginaire macabre et poétique tout à la fois influence à n’en pas douter son œuvre littéraire – d’un intérêt limité, donc –, mais plus encore ses rêves ; et c’est bien là qu’il brille. Idéaliste de nature, Hitomi Hirosuke a en tête les plans d’une merveilleuse utopie poesque, une œuvre d’art concrète, où l’on ne saurait trop ce qui prime, fonction des circonstances et des caractères, du rêve ou du cauchemar. Bien entendu, ceci relève du pur fantasme, et Hitomi Hirosuke n’a certainement pas de quoi concrétiser ses délires délicieusement « weird »…

 

Sauf qu’un jour survient une opportunité de changer la donne – opportunité de telle nature qu’elle n’aurait même pas hâtivement traversé l’esprit de quiconque ne vouerait pas un tel culte fanatique à l’égard de Poe… Car c’est un plan aussi tordu que macabre qu’envisage alors notre héros – en puisant à la source, à travers des thèmes récurrents chez le poète américain : le double, la substitution d’identité, enfin l’enterrement précoce…

 

Hitomi Hirosuke apprend en effet d’un ami journaliste le décès d’un certain Komoda Genzaburō, qu’il avait été amené à fréquenter lors de ses études ; encore que « fréquenter » soit un bien grand mot… Disons plutôt qu’il en a nécessairement entendu parler, en raison d’une mauvaise blague très courue dans sa faculté : la ressemblance étonnante entre les deux hommes en a en effet amené plus d’un à les considérer comme des jumeaux, entre autres traits prétendument humoristiques mais plus probablement lourdingues. Cette troublante ressemblance, il est vrai, n’avait pas échappé aux deux intéressés… Mais Hitomi Hirosuke n’avait plus la moindre raison d’y penser.

 

La nouvelle du décès du « double », pourtant, va s’avérer décisive ; il est vrai que celui-ci avait le bon goût d’être riche à millions… Suffisamment riche pour les projets pharaoniques de notre héros ! Germe alors dans son cerveau malade un plan d’un machiavélisme si outrancier, si grotesque, qu’il en devient proprement artistique, et si intrinsèquement improbable que sa réalisation acquiert tous les caractères de la nécessité et de l’urgence… Hitomi Hirosuke commence donc par mettre en scène sa propre disparition, en l’accompagnant d’une lettre de suicide n’incitant pas à des recherches approfondies ; après quoi, il se rend au cimetière familial des Komoda, profane la sépulture toute récente de Genzaburō, et dissimule son cadavre dans la tombe voisine, après s’être emparé de ses vêtements, etc. Ne lui reste plus qu’à errer, hagard, dans les environs, jusqu’à ce que quelqu’un tombe sur le défunt « ressuscité »…

 

Bien sûr, il ne s’agit pas de « résurrection » à proprement parler, et notre héros ne compte pas jouer sur ce tableau surnaturel : d’une manière très poesque (et sans doute tout autant victorienne), c’est un enterrement prématuré qu’il s’agit de mettre en scène – Kodoma Genzaburō était en effet notoirement épileptique ; or cette affection a, en plusieurs occasions, trompé des médecins par ailleurs des plus compétents, en leur faisant constater précipitamment la mort clinique du patient – dès lors enterré vivant…

 

Un plan absurde et irréalisable : comme de juste, il fonctionne parfaitement. Notre écrivaillon, s’il ne produit que des livres médiocres, et en pleine conscience, se targue par contre d’être un comédien doué. Et c’est sans doute le cas, puisque son retour en scène trompe tout l’entourage du défunt, y compris le médecin de famille, des plus embarrassé… Mais il y a une exception : Chiyoko, la jeune épouse de feu Genzaburō ; si elle n’ose rien dire, elle n’en remarque pas moins qu’il y a quelque chose de vraiment très étrange dans cette affaire – même si elle ne sait pas, ou n’ose pas, mettre le doigt dessus…

 

Mais peu importe : ce qui compte, c’est le projet de Hirosuke/Genzaburō – l’aménagement à grands frais d’une île autrement déserte, faisant partie du patrimoine des Komoda ; il est à vrai dire prêt à sabrer toute la considérable fortune de « sa famille » à la seule fin de réaliser son rêve – mais quel rêve ! Une île truquée, quelque part entre la démesure ludique et parfois vulgaire d’un parc d’attraction, la majesté inaccessible d’une œuvre d’art ultime, et la perversion délicieusement macabre de tableaux vivants pimentant le panorama au travers de la mise en scène de leur chair servile (avec quelque chose de sadien, ai-je trouvé).

 

Bien sûr, le plan de Hirosuke/Genzaburō rencontrera des difficultés, fatales à terme… On s’en doute tout particulièrement quand le point de vue du roman (il y a bien des interventions à la première personne, au nom de l’auteur haranguant ses auditeurs, disons, mais elles sont rares) passe insidieusement de Hirosuke/Genzaburō à Chiyoko, lors d’une surréaliste visite de l’île panorama. La folie matérialisée du richissime admirateur de Poe ne manquera pas de transformer ce séduisant paradis en un séduisant cauchemar, agrémenté de fascinants traits macabres et pervers – lui-même devient une création poesque, en suscitant plus que jamais la beauté dans la terreur, et tout autant l’inquiétude dans l’esthétique. Et si, en définitive, la morale sera bel et bien sauve, ce sera néanmoins avec une certaine jubilation artistique, la chair étant plus que jamais délaissée pour l’idée, la seule idée, celle qui justifie tout – absolument tout.

 

Une petite chose très étrange que ce roman… En dépit de sa classification éditoriale et des accointances marquées d’Edogawa Ranpo avec le genre policier, qualifier L’Île panorama de roman policier serait peut-être un peu hardi (la dimension vraiment policière n’apparaît qu’à la toute fin, comme pour la forme). Noir, alors ? Un peu plus sans doute – la longue maturation puis l’exécution de l’invraisemblable plan de Hitomi Hirosuke peuvent sans doute être qualifiées ainsi (et même jouer sur l’ambiguïté du terme dans l’histoire littéraire, entre gothique et polar…). Au-delà, ce roman est peut-être avant tout… étrange. Voire « weird ». Probablement pas fantastique à proprement parler, mais déconcertant. Le projet fou de l’aménagement de l’île, au cœur du propos, confère une dimension inattendue à la farce macabre du début – quand celle-ci s’en tient encore à la substitution d’identité. Elle en vient à être justifiée lors de la longue visite de l’île (pourtant encore inachevée) par Hirosuke/Genzaburō et Chiyoko – le premier guidant ou entraînant de force la seconde dans un périple dont l’issue ne saurait faire de doute ; la poésie surréaliste du cadre se teinte ainsi de ténèbres et de sang, instaurant un suspense assez impressionnant – celui qui n’appartient qu’aux meilleurs maîtres du genre, aux antipodes des yes-men pondant du thriller à formule et punchlines… Il en résulte en tout cas des pages ne ressemblant guère à quoi que ce soit d’autre, et d’une singulière beauté noire.

 

Au-delà, ce texte très référencé questionne l’art sous tous ses aspects, et de manière finalement très fine – cela va au fond bien au-delà du seul Poe. La visite, là encore, est déterminante – mais notamment en ce qu’elle confère un éclairage subtilement différent à tout ce qui avait précédé et tout ce qui suivra, faisant de l’ensemble un poème joueur et pervers autant qu’une somme, quand bien même brève, sur les vertus de l’illusion et les ambitions consolatrices de l’art.

 

Pour un premier contact, c’est donc une sacrée réussite. Si je n’irais peut-être pas jusqu’à parler de chef-d’œuvre, il ne fait par contre aucun doute que j’ai beaucoup apprécié ce court roman, inventif au milieu de ses abondantes références (ce qui, là encore, n’est sans doute envisageable que pour les tout premiers des auteurs), joliment pervers, ludique enfin. Très chouette – car très bizarre, mais pas seulement. Autant dire que le cahier des charges a été rempli, et plus encore… Je poursuivrai donc un de ces jours – si le reste de l’œuvre d’Edogawa Ranpo est d’une qualité similaire, je vais me régaler…

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Le Prince-Marchand, de Poul Anderson

Publié le par Nébal

Le Prince-Marchand, de Poul Anderson

ANDERSON (Poul), Le Prince-Marchand. La Hanse galactique, t. 1, [Margin of Profit – The Man Who Counts], édition présentée par Jean-Daniel Brèque, traduit de l’anglais (US) par Jean-Daniel Brèque et Arlette Rosenblum, traduction révisée par Jean-Daniel Brèque et Olivier Girard, « Chronologie de la Civilisation technique » par Sandra Miesel, Saint Mammès, Le Bélial’, [1956, 1958, 1978, 1983, 2008] 2016, 273 p

Plusieurs éléments se sont mêlés pour m’inciter à la lecture du Prince-Marchand, premier tome (sur cinq prévus) du « cycle de la Hanse galactique » de Poul Anderson – une publication que je n’espérais plus, à vrai dire…

 

Il y avait, d’abord et surtout, une certaine curiosité, remontant à l’époque où je n’avais pas encore lu grand-chose de l’auteur (à peu près rien, en fait) ; ce qui ne m’avait toutefois pas dissuadé de lire Orphée aux étoiles, essai de Jean-Daniel Brèque qui lui était consacré (le traducteur est à n’en pas douter le champion de la cause andersonienne en France, et peu ou prou derrière tous les projets le concernant – dont celui-ci, bien sûr), et qui n’avait pas manqué, dans le panorama qu’il dressait de son œuvre, de m’intriguer tout spécifiquement, côté science-fiction, par l’évocation du « cycle de la Ligue polesotechnique », « histoire du futur » à la Robert Heinlein, Isaac Asimov ou Cordwainer Smith, mais ayant pour particularité de mettre en avant des personnages de commerçants, hâbleurs et roublards, et au premier chef Nicholas van Rijn, le Prince-Marchand du titre.

 

Or cette dimension m’intriguait, voire me séduisait d’emblée : sur le plan économique, je ne suis certes pas un apôtre du capitalisme et du libéralisme tristement réduit aux seules affaires, mais en admettant volontiers qu’il est des rares cas où je veux bien croire qu’il peut se montrer fructueux (et plus bénéfique que néfaste, exceptionnellement…) ; les récits portant sur une conquête de l’espace passée entre les mains avides du privé du fait du déplorable désistement des États m’ont régulièrement parlé, comme, emblématique et séminal j’imagine, « L’Homme qui vendit la Lune », de Robert Heinlein. Et puis, sans doute, la mise en avant de l’économie et du commerce, dans ces circonstances, débouche presque inévitablement sur une approche « soft power » certes pas désagréables au milieu des héros de la galaxie (comme Dominic Flandry ? J’y reviens bientôt…) et autres militaires bardés de certitudes « réalistes » (au sens du paradigme en relations internationales)…

 

Et sans doute les sources même du cycle doivent-elles être envisagées de la même manière : la Hanse, la véritable Hanse, est une organisation qui m’a toujours fasciné – encore que de manière abstraite, je ne me suis certes pas livré à des recherches approfondies la concernant… C’est un beau sujet historique, tout de même, que cette institution sans égale dans un monde médiéval livré aux rois et aux nobles, les premiers tentant difficilement de mettre en place l’État quand les seconds entendent contre vents et marées perpétuer le système féodo-seigneurial qui fonde leur autorité, laquelle ne trouve cependant à s’exprimer qu’à la guerre – bien vilain métier… Reste le clergé, certes, mais qui obéit en partie à ce modèle, quitte à le retourner, théocratie pontificale contre particularismes locaux façon gallicanisme, etc. La Hanse, c’est encore autre chose – et qui va bien au-delà de la bourgeoisie au sens le plus strict (tout en s’inscrivant bel et bien dans ce moule originel – souvenirs personnels de ma curiosité confinant à la passion pour l’histoire du droit commercial, lex mercatoria et compagnie… là où la matière envisagée en droit positif me donnait de l’urticaire, sans surprise) ; l’abstraction, le caractère plus ou moins informel de ce dominion de la Baltique, étonnent encore, et, à vrai dire, il était sans doute inévitable que cela débouche sur une transposition en science-fiction…

 

Et c’est donc Poul Anderson qui s’est acquitté de la tâche. Dans ces conditions, je ne pouvais pas passer à côté du Prince-Marchand

 

Pourtant, il me faut bien admettre que d’autres éléments me faisaient craindre, sinon le pire, du moins une déception potentielle… Je passerai sans doute sur les idées politiques et économiques de l’auteur, régulièrement aux antipodes des miennes – mais, après tout, ça ne m’avait pas empêché de lire et apprécier Robert Heinlein, et tout particulièrement la nouvelle précitée… Non, ce qui m’effrayait un peu, c’était la forte probabilité que tout ceci soit très pulp – et même trop, beaucoup trop, pour ma gueule. Les deux textes composant ce premier tome datent respectivement de 1956 et 1958, époque où Poul Anderson était à fond dans le genre ; en outre, le « cycle de la Ligue polesotechnique » s’inscrit dans un cadre d’ « histoire du futur » (baptisé globalement « cycle de la Civilisation technique », chronologie par Sandra Miesel en fin de volume) intégrant d’autres œuvres, et tout particulièrement le « cycle de l’Empire terrien » (chronologiquement postérieur, mais entamé plus tôt) ; or les quelques récits que j’en avais lu, dans Agent de l’Empire terrien, m’avaient fortement déplu : les aventures de Dominic Flandry me faisaient l’effet d’une SF à papy, on ne peut plus pulp, mais au point d’en être kitsch, et parfois difficilement lisible aujourd’hui – pour moi en tout cas ; aussi n’ai-je pas poursuivi le cycle en question (trois volumes en tout chez l’Atalante, mais un peu bordéliques et par ailleurs non exhaustifs – la maison d’édition n’ayant de toute façon pas cherché à poursuivre l’entreprise). Le risque était non négligeable que Le Prince-Marchand me fasse le même effet…

 

Mais je m’y suis mis quand même – en ayant en tête un autre cycle de Poul Anderson, celui de « la Patrouille du Temps », par lequel je l’ai découvert : là encore, les tout premiers récits du cycle sont extrêmement pulp (mais ça passe toujours bien – entre Manse Everard et Dominic Flandry, je n’hésite pas un seul instant…), mais la suite est somme toute fort différente, pouvant se révéler bien plus subtile et ambitieuse (lisez, relisez « Le Chagrin d’Odin le Goth » !), tout en conservant les atours pas désagréables d’un divertissement bien fait et toujours enthousiasmant en dépit du passage des années. J’espérais que le « cycle de la Hanse galactique » aurait quelque chose de ce schéma, et ce que j’en ai lu ici ou là me semble le confirmer… Aussi, d’emblée, me suis-je dit que, quel que soit mon sentiment sur ce premier volume, il me faudrait de toute façon jeter un œil à la suite ; on verra en temps utile…

 

Et donc ? Et donc, oui, comme on pouvait s’y attendre, c’est très pulp ; très, très pulp ; et probablement un peu trop pour moi… Pas au point de m’en rendre la lecture irritante, comme pour Agent de l’Empire terrien. Pas non plus au point de faire l’impasse sur les vrais atouts de ce premier volume, car il y en a. Pas au point, enfin, de décréter d’ores et déjà que je ne poursuivrai pas l’expérience. Disons simplement que, pris indépendamment, ce premier volume est sympathique, sans plus, et accuse sans doute parfois le poids des ans ; il n’en est pas moins émaillé de bonnes idées qui méritent bien qu’on en discute.

 

Les deux récits composant ce recueil (une nouvelle et un roman) se déroulent au XXVe siècle ; la Terre s’est lancée à l’assaut de la galaxie, la découverte de la propulsion supraluminique (bien sûr) étant un moment déterminant de l’expansion ; c’est ainsi que le Commonwealth terrien a pu rencontrer (pacifiquement) bien des races extraterrestres intelligentes, qualifiées collectivement comme étant des « sophontes » (terme forgé par l’épouse de l’auteur, Karen Anderson, et qui, sauf erreur, englobe tout autant les humains). Au-delà du seul Commonwealth, il existe cependant d’autres entités interstellaires, et tout particulièrement la Ligue polesotechnique, conglomérat de marchands galactiques inspiré de la Hanse de la Baltique (donc). Au moment où le cycle débute, ces institutions ont déjà quelques siècles – et on y devine, au milieu de la prospérité et de la puissance affichées, l’amorce d’une inéluctable décadence…

 

Nous n’en sommes toutefois pas encore là. L’époque de ces deux récits tient plutôt de « l’Âge d’Or », avec son cortège de figures destinées à devenir mythologiques. Parmi elles, et non des moindres, Nicholas van Rijn, directeur de la Compagnie solaire des épices et liqueurs. Il correspond bien au modèle évoqué plus haut : presque un colosse, imposant par sa taille autant que par son embonpoint de bon gros bourgeois, il s’avère bel et bien hâbleur et roublard, oui ; par ailleurs peu ou prou dénué de morale, et obsédé par ses seuls bénéfices – mais de la manière qui sied aux meilleurs entrepreneurs, ne se focalisant pas sur l’immédiateté, mais sachant bien au contraire envisager le tableau dans son ensemble et les retombées probables sur le long terme…

 

C’est ce dont témoigne la première nouvelle de ce recueil, celle où il fait son apparition : « Marge bénéficiaire » (1956). La Ligue polesotechnique, mais tout autant d’autres corporations, dont notamment celle des pilotes, y a maille à partir avec une espèce de sophontes découverte assez récemment, foncièrement xénophobe et faisant preuve d’atavismes politiques (dans la conception du « territoire », tout particulièrement), traits qui, non seulement l’empêchent d’intégrer la société galactique, mais encore en viennent à nuire aux autres sophontes qui, sans même chercher à leur nuire en quoi que ce soit, ont néanmoins la mauvaise idée d’emprunter des routes notamment commerciales empiétant sur leur souveraineté intraitable. Que faire ? On ne manque pas d’envisager la « solution » militaire, mais elle risque de se montrer plus nuisible et coûteuse qu’autre chose… Nicholas van Rijn, pleinement impliqué dans l’affaire, va mettre en place un plan autrement astucieux – et mouiller la chemise lui-même, d’ailleurs : le gras bonhomme aurait pu se contenter de donner des directives à ses subalternes ainsi qu’aux pilotes, mais non, il se rend sur place, prenant lui-même (littéralement) les commandes. C’est pourtant ici que l’on constate toute la subtilité et l’astuce du personnage (et heureusement : j’avouerai que, au-delà, je l’ai trouvé extrêmement irritant, mais pas au point où cela devient un atout servant la caractérisation ; simplement pénible – sa litanie de jurons improbables passe tout particulièrement mal…), ce qui passe surtout par sa capacité à anticiper le long terme : son plan, mêlant subtilement mathématiques (statistiques et probabilités), psychologie (même extraterrestre), stratégie (voire polémologie) et science politique, permettra de trouver une solution idéale à l’épineux problème, certes coûteuse dans l’immédiat… mais, à terme, les marges bénéficiaires ne font aucun doute – et il ne s’agit pas seulement, pour van Rijn, de le savoir lui-même, mais aussi de le faire comprendre aux autres (et tout particulièrement à ces sophontes primitifs et récalcitrants) ; pas tout à fait du « soft power » au sens fort, néanmoins une approche « libérale » des problèmes à mille lieues des archaïsmes « réalistes » à base d’ « intérêt national » – ce qui est justement l’attitude adoptée par les sophontes problématiques, attitude dès lors condamnée comme inefficace autant qu’absurde.

 

J’ai bien aimé cette nouvelle. Si les répliques de van Rijn m’ont vite saoulé, j’ai pourtant apprécié les discussions et débats au cœur du récit ; la phase « aventure » m’a moins parlé (et le rôle exact du Prince-Marchand dans l’affaire m’a parfois taquiné la suspension volontaire d’incrédulité), mais cela reste un texte bien vu et qui, sous ses oripeaux pour le moins voyants de récit pulpissime, exprime des idées assez complexes et intéressantes.

 

Suit un roman, Un homme qui compte, dont l’approche est assez différente – et où van Rijn, par ailleurs, s’il est bien un personnage essentiel, bouffe cependant moins l’écran que dans la nouvelle qui précède. Notre Prince-Marchand, un de ses subalternes et la princesse qu’il fréquente alors, s’écrasent sur la planète méconnue de Diomède – de type terrestre, mais quatre fois plus imposante. L’environnement leur est très néfaste : ils ne peuvent en effet rien consommer de la nourriture indigène, totalement toxique pour eux ; or leurs vivres ne leur permettront pas de tenir bien longtemps – et probablement pas assez en tout cas pour contacter sinon atteindre le petit comptoir de la Ligue récemment installé sur cette planète dont ils ne disposent même pas de cartes… Van Rijn, pourtant, va les sortir de là – et d’une manière passablement tordue.

 

Diomède est habitée par des espèces d’hommes ailés. Leurs civilisations ont quelque chose de médiéval, voire plus primitif encore – ils sont bien loin de l’ère industrielle. Mais van Rijn, d’une certaine manière, va changer la donne, en tirant partie du conflit militaire opposant deux de ces espèces, l’une (celle qui trouve les trois humains) étant caractérisée par des traits monarchiques à bases militaires, constituant un peuple soudé et soumis, dont la puissance est essentiellement maritime, et dont la sexualité se passe en outre de saison des amours, tandis que l’autre est essentiellement terrestre et nomade, et d’une organisation politique peut-être plus archaïque, mêlant traditions religieuses et éléments démocratiques, dépendant enfin de cycles de reproduction inconnus de leurs adversaires. Ces différences essentielles amènent les deux camps, incapables de comprendre l’autre, à se refuser le statut d’êtres pensants, semblables et civilisés. Quoi qu’il en soit, la première de ces espèces l’emporte, clairement… Mais van Rijn se débrouille pour que les autres les « enlèvent ». Le Prince-Marchand, plus hâbleur que jamais, passe son temps à socialiser et à inspirer une politique et une stratégie bien déterminées, confiant à Wace, son subalterne, les tâches exténuantes ayant trait à la technologie et à l’ingénierie. Les nouvelles armes dont bénéficient ainsi les nomades peuvent à terme changer la donne, à condition toutefois d’en faire usage dans un cadre tactique précis – et souvent aux antipodes des traditions chéries de ce peuple superstitieux, formaliste et conservateur… Au bout du compte, pourtant, au-delà du seul retournement de tendance, c’est bien la victoire qui apparaît à l’horizon – une victoire qui, van Rijn en rajoutant une couche à base de génétique et de théorie de l’évolution, prendra en fait les traits d’un armistice bienveillant, avec l’espoir que cette guerre soit « la der des der », les deux peuples prenant enfin conscience de leur proximité…

 

Il va de soi que Nicholas van Rijn n’a accompli tout ceci qu’en raison de ses intérêts propres – sa survie et celle de ses camarades humains… Lui-même, sous la plume de Poul Aderson, ne cesse de vanter une « vertu d’égoïsme » aux connotations libertariennes (bien dans l’air du temps, c’est l’année du boom d’Ayn Rand) ; et van Rijn, qui passe aux yeux de tous ou presque (et tout particulièrement de Wace) pour une enflure finie, s’accommode très bien de cette image – il semble même la prendre comme un compliment… Mais la vieille « main invisible » complète sans doute cette « vertu d’égoïsme », dessinant une utopie libérale où les intérêts bien compris de chacun, dès lors qu’ils sont débarrassés des empiètements liberticides d’autorités politiques par essence néfastes, suscitent « naturellement » le bonheur de tous. Aussi van Rijn n’est-il peut-être pas aussi unilatéralement égoïste et haïssable que ce que l’on pourrait croire au premier abord, y compris dans ses propres manières d’être et déclarations d’intention. Que croit-il, au juste – s’il croit en quelque chose ? Et la morale n’y a-t-elle pas finalement sa part ? Le personnage est sans doute plus compliqué que cela…

 

Autant d’aspects thématiques intéressants, qui tirent le roman vers le haut, même si son atout le plus flagrant est ailleurs, dans la construction de monde : Poul Anderson concocte ici un planet opera soigné, où les implications astronomiques et planétologiques déterminent la faune et la flore, et tout particulièrement l’écologie variable des hommes ailés – l’essentiel étant alors d’expliquer cette variation ; ce qui implique toujours, là encore, de dresser un grand tableau, où les traits biologiques et génétiques s’expliquent par les traits culturels et sociaux, à moins que ce ne soit eux qui expliquent ces derniers – ou, plus probablement, les deux, dans une inévitable boucle de rétroaction. Je ne suis pas assez calé en sciences dites « dures » pour juger de la pertinence de la construction andersonienne (et j’avoue que les implications darwiniennes me dépassent largement), mais, en tout cas, ça fonctionne.

 

Bilan très positif, donc ? C’est à voir. Parce que la dimension pulp de ce roman est sans doute plus affichée encore que dans « Marges bénéficiaires » : j’appréciais tout particulièrement, dans cette première nouvelle, les conversations, les débats, la réflexion sur le long terme ; ces aspects reviennent ici, mais ils tendent tout de même à se contenter d’un rang subalterne – que la dimension planet opera soit mise en avant ne me dérange pas le moins du monde… mais le problème en ce qui me concerne est que l’action, et l’aventure plus globalement, occupent dès lors le premier rang. La dimension pulp, du coup, se montre plus envahissante – et c’est dommage à mon sens, parce que le prétexte militaire du roman est finalement très banal : son seul véritable intérêt est sans doute de poursuivre, encore que de manière un brin paradoxale, le questionnement du « soft power » et des paradigmes « réaliste » et « libéral » ; peut-être faut-il par ailleurs y associer une problématique concernant l’interventionnisme militaire, sans doute, même. Mais ces considérations sont à mon sens un peu trop noyées sous la frénésie (somnifère ?) des batailles… Il y a enfin un autre souci, assez indigeste : à l’exception de van Rijn, plus insupportable que jamais, les autres personnages sont au mieux en carton, bien plus souvent encore en papier mâché (ses deux comparses humains sont particulièrement ternes et creux – et c’est dommage, parce qu’on sent à plusieurs reprises qu’ils mériteraient bien d’être creusés davantage) ; ça ne facilite pas exactement les choses...

 

Alors disons bilan mitigé. Les amateurs de SF très pulp y trouveront probablement leur compte – d’autant que, dans ce registre, Le Prince-Marchand est sans doute bien au-dessus du lot. Les autres lecteurs pourront cependant y jeter un œil – il y a bien des choses intéressantes dans tout cela… Pas au point, cependant, d’en faire une lecture indispensable. En fait, je tends à croire (peut-être naïvement) que la suite du cycle sera déterminante, et permettra éventuellement de revenir sur les qualités propres à ce tome inaugural ; du coup, le moment venu, je vous causerai de la suite (le deuxième volume devrait s’intituler Aux comptoirs du cosmos)…

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La Face d'un autre, d'Abe Kōbō

Publié le par Nébal

La Face d'un autre, d'Abe Kōbō

ABÉ Kôbô, La Face d’un autre, [Tanin no Kao], traduit du japonais par Otani Tzunémaro avec la collaboration de Louis Frédéric, Paris, Stock, coll. La Bibliothèque cosmopolite, [1964, 1969] 2014, 228 p.

 

J’imagine que, globalement, la littérature japonaise s’exporte plutôt bien en France – bien mieux en tout cas que bon nombre d’autres littératures, même européennes d’ailleurs, et probablement beaucoup mieux que toutes en dehors du domaine anglo-saxon (et éventuellement hispanisant ?). Par contre, j’ai l’impression, à tort ou à raison, que la part de cette littérature qui relève du genre est autrement plus discrète – tout particulièrement en matière d’imaginaire, le policier étant peut-être un peu mieux loti. Ce qui ne signifie pas, pour autant, qu’il n’y a rien – c’est sans doute plutôt que le filtre du genre n’est pas perçu comme un « passage obligé », et que les ouvrages dont on peut considérer, objectivement, qu’ils en relèvent, n’en sortent pas moins chez nous, presque systématiquement, dans des collections de « littérature générale ».

 

Ainsi, sans doute, d’Abe Kōbō, fameux auteur nippon dont le nom ne m’était certes pas inconnu, mais dont je n’avais pour l’heure rien lu (j’avais cependant La Femme des sables, probablement son plus célèbre roman, dans ma ligne de mire). Choix judicieux, donc, de la part de l’aimable personne qui m’a gentiment offert La Face d’un autre – car ce roman (adapté au cinéma, à l’instar du précédent, par Teshigahara Hiroshi – avec une certaine liberté, semble-t-il ; il faudra de toute façon que je voie tout ça), pour être publié en « blanche », relève à maints égards de la science-fiction, ce dont je n’avais pas idée au départ. La quatrième de couverture, bizarrement, avance le terme, mais seulement dans la brève note biographique qui la conclut – le lien n’est pas directement établi avec ce roman précis, si ce n’est via une référence (bien vue par ailleurs) avec le classique de Stevenson Dr Jekyll et Mr Hyde. Mais sans doute serait-il exagéré d’y voir un stigmate, et, à tout prendre, si le prétexte du roman est SF, il diffère largement, dans le fond comme dans la forme, du tout-venant du genre, a fortiori à l’époque, j’imagine.

 

Je ne peux m’empêcher de me demander, cependant, s’il n’y a pas là quelque chose qui pourrait expliquer l’étrange « Avertissement au lecteur » qui précède le roman à proprement parler, et dû aux traducteurs, Otani Tzunémaro et Louis Frédéric. Celui-ci, en fait de teaser, fait plutôt peur… et surtout me paraît totalement incompréhensible, en présentant La Face d’un autre comme une œuvre résolument « non-littéraire » voire « anti-littéraire », en faisant état de sa crudité, et en laissant imaginer un style pauvre et plus encore bancal, quand bien même délibérément (mais arguant pour cela de ce que le roman utilise des expressions incongrues, étranges ou obscures – ce qui me paraît un tantinet absurde…). Le choc de la lecture, dans le fond comme dans la forme, a en tout cas, à les en croire, des conséquences extrêmes : « On a souvent envie de déchirer ce livre, de le jeter au feu : on ne peut finalement s’y résoudre. Car il est envoutant, désagréable, attachant, irritant, fascinant et rebutant tour à tout. » Mouais ; cela me paraît un tantinet excessif… Franchement, je ne comprends pas la raison d’être de cet « avertissement », j’ai même du mal à croire que l’époque de la traduction (1969, le roman date de 1964) suffise à justifier cette bizarrerie – tout particulièrement la dimension « anti-littéraire », je ne vois vraiment pas ce qui pourrait bien motiver cette « critique » sur laquelle les traducteurs reviennent sans cesse (comme pour s’excuser ? Peut-être pas, mais ça donne quand même un peu cette impression…), dans les trois brèves pages de leur « avertissement » (plus incongru probablement que toutes les « expressions incongrues » du roman qu’ils semblent presque déplorer) : d’une part je ne vois pas ce que le choix de confier la parole à un névrosé, puisque c’est ici le propos, pourrait avoir d’essentiellement « anti-littéraire », et, d’autre part, au-delà des bizarreries mentionnées mais finalement guère redoutables et en tout cas toujours appropriées, le style – sous la plume desdits traducteurs en tout cas, en l’espèce ! – m’a paru tout à fait riche et évocateur, au-delà du seul délire supposé du narrateur, bien rendu par ailleurs (et heureusement !) : le roman censément « anti-littéraire » s’avère « bien écrit », et « très bien », même… Quant au « choc » et à la répugnance du propos, euh, oui, il y a une intention dans ce sens, aucun doute là-dessus, mais de là à en arriver aux conséquences extrêmes citées plus haut…

 

Mais passons, il est bien temps de traiter du roman en lui-même.

 

 

Bon, la quatrième de couverture ne se privant pas de raconter tout le roman jusqu’aux toutes dernières pages, j’imagine que je n’ai pas vraiment de raisons de me restreindre ici… Disons SPOILER quand même. Au cas où. Pas tout de suite, hein – je préciserai quand nous y serons rendus…

 

Le narrateur anonyme de La Face d’un autre est un scientifique de formation, qui travaille dans un laboratoire. Las, un grave accident dans ce cadre le laisse totalement défiguré par des giclées d’acide… Son visage est désormais un massacre, arborant comme des « sangsues », spectacle répugnant qui met tout le monde mal à l’aise – mais peut-être plus encore notre homme que ses semblables, au fond… Traumatisé par l’accident, qui tend à le couper du monde entier, et notamment de sa femme – à l’en croire tout du moins –, notre « héros » va alors tenter une expérience ; et il en fait le compte rendu, a posteriori, dans trois cahiers (noir, blanc, gris), de toute évidence destinés à sa femme (il s’adresse directement à elle, à la deuxième personne – procédé souvent casse-gueule, ici remarquablement géré et avec un à-propos incontestable), et qu’il dispose à son attention dans un bâtiment où elle seule peut se rendre…

 

Ce sont donc pour l’essentiel ces cahiers qui composent le roman, consistant de la sorte en un long flashback. Le narrateur s’y livre, non sans une certaine frénésie névrotique (effectivement…), et, par ailleurs, avec un égocentrisme flagrant, à même parfois de le rendre désagréable ; son récit est ainsi entrecoupé de très longues digressions d’ordre philosophique, ou tenant parfois de l’auto-analyse. C’est, en outre – joli procédé, tout particulièrement bien vu –, un ouvrage qui, pour être écrit initialement au fil de la plume (sans que cela en fasse quelque chose d’ « anti-littéraire » pour autant, désolé…), obnubile tant son auteur (il y a sans doute là un jeu entre Abe Kōbō et son narrateur, j’imagine) qu’il se sent contraint d’y revenir sans cesse, en annotant et amendant voire, tout bonnement, en contredisant, à la réflexion, ses propos initiaux, au fil de notes marginales, feuilles volantes et autres « post-scriptum »…

 

Adonc, notre homme est défiguré. Son visage à nu est un spectacle horrible ; il est contraint de le dissimuler sous des bandages, mais c’est une solution guère satisfaisante, dans la mesure où il n’en attire pas moins les regards, empreints de compassion autant que de dégoût… Mais qu’y faire ? Il y a peut-être une piste, pourtant… Si la chirurgie plastique paraît démunie dans un cas aussi extrême, demeure la possibilité de dissimuler ces horribles traits sous un masque ; mais celui-ci doit être parfait, leurrer pleinement tout un chacun – si le masque conserve une apparence d’artifice, d’irréalité, sans doute ne sera-t-il guère plus appréciable que les bandages initiaux ; voire pire : ce simulacre bâclé d’humanité aurait sans doute quelque chose d’intrinsèquement dérangeant qui accentuerait encore le trouble instinctif et bien compréhensible des quidams…

 

Mais notre narrateur est un scientifique. Et, après une phase assez complexe de collecte d’informations, il entreprend de se mettre au travail (dans un appartement loué dans le plus grand secret) – tout ceci passant par un style technique et précis, c’est là où la dimension science-fictive du roman est la plus flagrante. La réalisation de ce masque, cependant, s’avèrera d’une extrême complexité, et riche en frustrations… Pourtant, le travail aboutit, et notre homme arbore enfin cette « face » sur les traits ravagés de son visage « nu ».

 

Il s’agit dès lors de « tester » ce masque, de jauger les réactions des gens croisés dans la rue ou dans tel ou tel bâtiment public (un cinéma, notamment – où le narrateur voit un film qui fournira le matériau d’un épilogue en forme de réminiscence comme de révélation). Et c’est alors que notre « héros » prend conscience d’une dimension inhérente au masque, qu’il n’avait guère suspectée jusqu’alors : en revêtant « le visage d’un autre », c’est comme s’il devenait véritablement « un autre ». L’artifice destiné à préserver le semblant de vie sociale du narrateur a d’emblée quelque chose d’une tromperie, où la névrose (voire la psychose ?) du personnage joue à plein ; cela procède peu ou prou de la schizophrénie, voire du dédoublement de personnalité – d’où Dr Jekyll et Mr Hyde, effectivement… Le physique affecte ainsi le mental, qui en rajoute une couche, etc. Se met en branle une inquiétante et irrépressible boucle de rétroaction…

 

Inquiétante ? Sans doute. Mais excitante, aussi… Le narrateur, emporté par la psyché propre au masque, en vient à formuler des fantasmes qui lui étaient pour l’heure totalement étrangers (à moins qu’il ne s’en soit pas rendu compte jusqu’alors, plus exactement ?) : le port du masque, en lui-même, est un pousse-au-crime ; la personnalité changeante qui dissimule ses traits hideux sous cette imposture en hérite aussi un rapport au monde intrinsèquement pervers – lourd de désirs inassouvis de transgression… et sans doute tout particulièrement en matière érotique, le narrateur se constituant progressivement un rôle de « maniaque sexuel », qu’il théorise puis teste à son tour. Mais le masque n’est-il pas ici un prétexte, l’occasion rêvée de matérialiser des pulsions toujours réfrénées jusqu’alors au nom de l’intérêt supérieur de la société ? Et si le visage « à nu » était lui aussi un masque, après tout ?

 

Quoi qu’il en soit (c’est ici que l’on en arrive vraiment au SPOILER, si jamais), sa perversité le conduit enfin à envisager le test ultime : séduire sa propre femme, sous les traits « d’un autre ». L’égocentrisme forcené du narrateur, débordant d’une volonté de puissance à maints égards jubilatoire, quoi qu’il fasse pour atténuer cette dimension sans doute guère admirable (il en a au moins vaguement conscience), passe ainsi par un « jeu de rôle » intrinsèquement pervers, où les sentiments les plus authentiques sont délibérément gommés pour ne plus laisser de place qu’à la performance (n)é(v)rotique…

 

Mais qui croit-il tromper ? Le masque est-il si efficace que cela ? Et le change-t-il à ce point ? La question commence à se poser quand, littéralement ou peu s’en faut, une fillette un peu simplette le « démasque » sans l’ombre d’une hésitation… Qu’en est-il alors de son épouse ? Elle lira les cahiers, oui – et y adjoindra une brève réponse…

 

Puissante réflexion sur l’identité, les apparences et la transgression, pouvant éventuellement se muer en perversion, La Face d’un autre est un roman brillant à tous points de vue – et notamment, donc, en ce qui concerne la forme : les nombreuses digressions mentionnées plus haut, les expressions tordues qui échappent au fil de la plume (en forme de lapsus ?), les retours après coup, en marge ou sur des feuilles volantes, qui témoignent plus que jamais du trouble de l’auteur cherchant à rationaliser son rapport au masque et au monde, mais revenant sans cesse sur ses premières suppositions en la matière, pour le meilleur ou pour le pire… Tout cela participe de la réussite du roman : la narration à la première personne, impliquant par essence un biais (sans même aller jusqu’au procédé du « narrateur non fiable », guère éloigné cependant), est ici remarquablement employée, pour des effets variés mais toujours pertinents. Et il en résulte une étrange unité (on n’osera peut-être pas le terme « harmonie »…), où tous les procédés se mêlent pour asseoir un propos construit dans ses égarements – les digressions, à ce compte-là, n’en sont donc pas.

 

Bien sûr, le fond est à la hauteur. Le questionnement de l’identité via la thématique du masque (qui, dois-je dire, m’a de toute façon toujours passionné et fasciné…) en vient, au travers des nombreuses formes qu’il emprunte (psychologie bien sûr, mais le rapport à l’autre étant tout aussi essentiel, la dimension sociologique ne doit pas être sous-estimée, allant sans doute même jusqu’à la spéculation politique), à dresser un panorama exhaustif d’une individualité fragile, perdue dans un monde sans vrais repères, foncièrement hostile et menaçant – cette hostilité et cette menace devenant peut-être, alors, des « justifications » aux comportement les moins « socialement approuvés », l’hypocrisie des conventions et de la morale étant nécessairement de mise… et entretenant l’hypocrisie propre au personnage. Sans doute y a-t-il ici quelque chose d’universel – même si l’inscription du roman dans le cadre japonais fait probablement sens.

 

Roman aussi intelligent que palpitant (oui, palpitant : les digressions, les réflexions, telles qu’elles sont ici gérées, quand bien même aux frontières du délire, ont bien plus d’efficacité pour susciter et entretenir mon attention et mon intérêt que tous les gimmicks façon thriller et compagnie que l’on subit trop souvent dans des livres où ce n’est pas le propos…), La Face d’un autre séduit et fascine. Quand bien même il emprunte à des thèmes relativement classiques, ou du moins peut-on sans trop de risque d’erreur évoquer, sinon des influences à proprement parler, en tout cas des questionnements parallèles dans les différents arts (par exemple, outre Dr Jekyll et Mr Hyde, effectivement, je n’ai pas manqué de penser aux Yeux sans visage, l’excellent film de Georges Franju à peine antérieur, d’autant qu’il y a bien, encore que de façon subtile, une vague dimension horrifique dans le propos – je n’ai pas lu le roman qui l’a inspiré, toutefois ; mais, dans un tout autre domaine, le jeu ambigu, dans les dernières pages, entre le narrateur et son épouse, m’a aussi fait penser à un autre grand roman japonais, La Clef, de Tanizaki Jun’ichirō, là encore tout récent quand Abe Kōbō écrit son roman), La Face d’un autre conserve pourtant une indéniable singularité, son astuce et sa pertinence l’élevant par ailleurs aux sommets les plus enviés du genre.

 

Ce roman s’avère aussi subtil qu’intriguant, aussi dérangeant qu’enthousiasmant, d’une grande pertinence dans ses spéculations, les plus hardies comme les plus abstraites, et d’un à-propos constant dans le complexe canevas qu’il institue, où se mêlent au mieux le fond et la forme. Excellent, donc – et sans doute une porte d’entrée idéale pour découvrir une œuvre des plus alléchantes, et que je ne manquerai pas de creuser ; en enchaînant par exemple assez vite avec La Femme des sables

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CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (16)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (16)

Seizième séance de la campagne de L’Appel de Cthulhu maîtrisée par Cervooo, dans la pègre irlandaise d’Arkham. Vous trouverez les premiers comptes rendus ici, et la séance précédente.

 

Tous les joueurs étaient présents : les PJ étaient donc Dwayne, Leah McNamara, Michael Bosworth, le perceur de coffres Patrick, et ma « Classy » Tess, maître-chanteuse.

 

[Dwayne] Dwayne, dans la cour à l’arrière de la boutique de fleurs de Tina Perkins, Le Jardin d’Éden, continue à ramper tant bien que mal vers le mur ; il est en effet à demi paralysé, mais a tout de même l’impression que ce mal cesse de progresser, ou du moins le fait plus lentement. Mais la poudre qu’il avait reniflée malgré lui (en ouvrant le paquet dans le tiroir sous le comptoir de la boutique) commence quant à elle à faire effet : il a une sensation de joie malsaine et sadique, mêlée pourtant d’une certaine culpabilité, en se rappelant toutes les fois où il a commis le mal (par exemple, à l’armée, quand il s’était vengé contre un officier qui le saquait)… Ses visions permanentes rendent ses mouvements plus difficiles, et un rictus étrange se fige sur ses lèvres.

 

[Leah, Michael, Patrick] À l’intérieur de la serre, Michael soutient Leah, qui est dans un état comparable à celui de Dwayne. Ils comptent sortir de la bâtisse, mais Patrick, de son côté, reste obnubilé par le miroir. Par ailleurs, ils ont tous entendu comme un frémissement végétal, distinguant dans le bruit des feuilles une voix faible et interrogative : « Maman ? » Patrick demande à Leah et Michael s’ils ont entendu la même chose que lui, ils acquiescent. Mais Michael est à vrai dire plus inquiet de l’état de Patrick que de cette étrange voix… Il insiste : « Partons d’ici. » Mais Patrick est plus que jamais attiré par la luminosité et les cercles concentriques qui sont apparus dans le miroir après son dernier coup. Il s’en rapproche, le caresse à ce niveau ; cela interrompt l’effet de perturbation, mais, comme Leah avant lui, il discerne une sorte de creux carré au centre de la glace (invisible, seulement perceptible au toucher) – à l’évidence un logement pour une des petites boîtes de Templesmith ; Patrick retire brusquement sa main. Michael insiste, il faut partir ! Patrick voudrait démolir le miroir avant… Michael essaye de le raisonner (en arguant de l’état de Leah, et de ce qu’ils ne savent même pas où est Dwayne, outre la possibilité que quelqu’un arrive…). Mais Patrick lui demande de l’aider, très rapidement, et Michael accepte ce compromis à contrecœur… mais le miroir est scellé au sol, Michael en conclut aussitôt qu’ils ne peuvent rien faire de plus, et Patrick l’admet enfin.

 

[Dwayne, Leah, Michael, Patrick] Michael se dirige donc vers la sortie, en soutenant Leah. Une fois dehors, ils entrevoient Dwayne au sol, qui rampe avec difficulté ; ils lui viennent en aide, et Patrick de même. Dwayne et Leah ont tous deux la bouche un peu empâtée, ce qui ne leur facilite pas la communication… Patrick assiste Dwayne comme Michael le fait pour Leah (Michael lui demande s’il s’en sent capable du fait de ses douleurs internes, mais Patrick lui répond qu’il n’y a pas de problème à cet égard). Ils approchent ainsi tous du mur. Michael commence à l’escalader, mais Dwayne se méfie, craignant que le bruit ait attiré du monde… Et Patrick dit qu’il a à nouveau eu une vision ; Michael lui demande ce qui se passe, Dwayne dit que ce n’est pas le moment… Mais Patrick fait surtout remarquer qu’il y a comme une odeur de poisson dans l’air… Dwayne la perçoit aussi, et appuie donc sur ses craintes : il y a peut-être un comité d’accueil de l’autre côté… Mais Michael, qui s’était interrompu dans son escalade, s’y remet ; il aperçoit toutefois bientôt, de l’autre côté, quatre individus en imperméables et borsalino, dont deux sont armés de Thompson, tandis que les autres ont des armes de poing… Ils les attendaient, et font feu aussitôt ! Michael, qui avait grimpé prudemment, redoutant le coup fourré, évite les tirs – c’est tout juste si une balle l’érafle. Il parvient à redescendre rapidement, et dit aux autres qu’il faut partir… mais pas par-là. Tous reprennent donc la direction de la serre, pour chercher une autre issue, mais ils sont lents…. Patrick ressent à nouveau la douleur dans ses viscères, qui le plie en deux ; Dwayne, qu’il soutenait, manque de se casser la figure. Leah s’emmêle les jambes du fait de sa paralysie partielle, ce qui ralentit également Michael. Les types armés derrière eux grimpent sur le mur…

 

[Dwayne, Leah, Michael, Patrick] Ils ont cependant le temps de rentrer dans la serre ; ils ferment la porte derrière eux, puis, en faisant la chaîne, la barricadent avec des sacs d’engrais. Leah entend quelqu’un tomber dans l’escalier de la boutique. Mais tous entendent en même temps des pas de course dehors, derrière la porte… Dwayne cherche un endroit où se planquer, au moins le temps de reprendre son souffle ; Leah fait de même, qui s’abrite au milieu des sapins ; quant à Patrick et Michael, ils s’avancent vers la boutique – ils entendent un juron féminin qui en provient. Michael se cache derrière la porte. Patrick, lui, la franchit ; de l’autre côté se trouve une femme dans la quarantaine, qui tient gauchement un fusil de chasse, et qui l’oriente aussitôt dans sa direction. Patrick se jette à terre… mais sans effet : elle lui tire dessus à bout portant ! Le ventre de Patrick explose littéralement, et il sombre aussitôt dans l’inconscience – il est au mieux à l’agonie… La femme se fait menaçante : elle en a d’autres pour tous ceux qui tenteraient de passer la porte ! Michael essaye d’en profiter pour la localiser précisément et lui jeter sans qu’elle s’en rende compte un couteau de lancer – il y parvient, logeant sa lame dans le bras gauche de la fleuriste, après quoi il retourne s’abriter derrière la porte ; il entend un cri de douleur, et des bruits de pas remontant l’escalier. Mais, plus inquiétant, Michael et Leah entendent, d’une part des sirènes de police, d’autre part le tambourinement violent des sbires derrière la porte…

 

[Dwayne, Leah, Michael] Dwayne et Leah rejoignent Michael – ils gardent tout de même un œil en arrière. Il faut se barrer, par n’importe quel moyen ! Alors Dwayne retourne auprès du miroir – disant aux autres que c’est peut-être la seule issue… Michael lui demande ce qu’il compte faire, et Dwayne lui répond qu’il veut essayer de loger une boîte dans le creux du miroir, même si Patrick en était terrorisé ; Leah approuve d’un hochement de tête silencieux ; Michael va d’abord jeter un œil dans la boutique. Mais Dwayne le prévient : si la porte du jardin est défoncée, il n’hésitera plus et utilisera aussitôt le cube… Michael ne répond pas, se contentant de ramener le corps de Patrick (ou plutôt son cadavre, cela ne fait plus aucun doute maintenant) dans la serre… Le gond supérieur de la porte du jardin lâche – ils voient des doigts d’une longueur variable et déconcertante qui se glissent dans l’entrebâillement, puis une main qui redescend à la recherche de la poignée… Dwayne fait donc comme il disait : il s’empare d’un cube, et le glisse dans le creux du miroir (les autres sont à ses côtés, Patrick y compris – Michael avait en outre pris soin de fermer la porte donnant sur la boutique). Le verre du miroir devient aussitôt liquide, et absorbe le cube en générant des cercles concentriques, qui semblent peu à peu sortir du miroir, comme des vagues vertes, d’abord très claires puis plus sombres… Les bruits, que ce soit ceux des hommes de main derrière la porte ou des sirènes de police, s’arrêtent subitement.

 

[Dwayne, Leah, Michael] Ils se retrouvent dans une pièce tout d’abord indiscernable, un monde-reflet d’un blanc aveuglant au point qu’ils en viennent à l’envisager comme une « obscurité blanche », dans laquelle ils ne voient tout d’abord absolument rien, même pas leurs mains ; Dwayne, instinctivement, se demande s’il est mort… À quelque distance, cependant, les radiateurs de la serre originelle sont devenus des sortes de lampes – et, dans cette blancheur, c’est leur lumière noire qui permet de voir (quand Dwayne cherche à utiliser sa lampe torche, elle émet la même « obscurité blanche », ce qui la rend inutile). C’est ainsi qu’ayant accommodé ils peuvent constater que le sol, les murs et le plafond sont faits de gazon… Ils n’ont pas à proprement parler traversé le miroir, mais, en l’activant, ils ont intégré un reflet différent de la serre. Le miroir est par ailleurs toujours à la même place. Juste à côté se trouve une table avec des petites boîtes de même format, fermées ; mais, surtout, il y a une grande table, au bout de laquelle se trouvent trois autres de ces boîtes, mais ouvertes celles-ci, et contenant respectivement une oreille, des cordes vocales et un nez frémissant – les trois sont raccordées par des sortes de veines artificielles rosâtres. Au centre de la table, reliée aux boîtes, il y a comme une silhouette humanoïde en creux, remplie de végétaux qui l’environnent en outre de part et d’autre… La boîte des cordes vocales émet clairement : « Maman ? Il y a quelqu’un ? Je sens quelqu’un… Maman est là ? » C’est une voix inquiète, timide (par ailleurs, impossible de déterminer son sexe, à supposer que la créature en ait un – et c’est peu probable). Leah est très affectée par ce spectacle… Ils demandent à la créature qui elle est : « Maman m’a appelé Hope… » [En raison tant de ce prénom que du qualificatif de « créature », je vais utiliser le féminin par la suite en ce qui la concerne, mais c’est une pure convention narrative.] Leah lui demande qui est sa mère. « Vous ne la connaissez pas ? Que faites-vous ici si vous ne la connaissez pas ? J’ai peur… Je sens la mort… » Michael lui dit de ne pas s’inquiéter : sa mère a un empêchement, mais elle va bientôt venir ; quant à eux, ils sont de nouveaux amis : Wilfried, John…

 

[Tess] Je suis quant à moi restée à la ferme de Danny O’Bannion – sans vraiment parvenir à quoi que ce soit… Ma frustration, et l’anxiété dans laquelle je suis sempiternellement plongée depuis quelque temps, m’incitent à franchir le pas, et à céder enfin à l’impulsion de la cocaïne (drogue que je perçois comme « sociale », évoquant les classes supérieures les plus fantasques – Hollywood, etc. –, « justifiant » ainsi que je m’y mette…). J’en découvre les effets – sans trop de prudence, mais sans verser immédiatement dans l’excès non plus. Et ça me réconforte instantanément, je me sens mieux, beaucoup mieux, j’ai même un vague sentiment de supériorité…

 

[Tess] Et ça m’incite à me remettre au travail, en dépit de mes échecs constants depuis que je m’y suis mise dans la soirée. J’ai les derniers rapports de Stanley à consulter. La venue de Jasmine l’a-t-elle aidé ? En tout cas, il a arrêté de retranscrire l’autobiographie lourde de romance de l’auteur de Magie véritable, pour se concentrer sur « l’étrange » : il rapporte ainsi une improbable « recette », celle de la « poudre d’Ibn-Ghazi », supposée révéler l’invisible (des créatures, des lieux, des « portails »…), effet qui se maintient pendant dix battements de cœur seulement ; le mode d’emploi est très strict, impliquant des ingrédients saugrenus (de la belladone, un œil humain frais, trois grammes d’améthyste broyée, etc. – les doses sont toujours très précises) ; après quoi il faut faire « cuire » cette mixture dans un chaudron (dont les combustibles doivent être des objets à valeur sentimentale pour le créateur de la poudre ; quant à l’objet utilisé pour remuer le mélange, il doit avoir servi à causer la mort d’au moins un être humain…). La poudre, ensuite, peut être rendue plus liquide en la mêlant de sang ou de larmes ; il semble possible de l’utiliser alors à l’aide d’un pulvérisateur (je pense aussitôt à du parfum)… L’effroi de Stanley retranscrivant ce délire est palpable.

 

[Tess] Je décide alors de récupérer tous les livres se trouvant dans la chambre de Stanley (je l’entends gémir « Maman… » mais n’y prête pas plus attention) afin de poursuivre mes recherches selon une méthode différente (qui m’est suggérée par la « clarté d’esprit » que m’a procuré la cocaïne) : plutôt que de me focaliser sur un seul ouvrage à la fois, je vais tâcher d’établir des corrélations entre les différents textes, en m’appuyant notamment sur les schémas, dessins, écritures illisibles, etc. (un peu comme avec une Pierre de Rosette, disons). Outre les notes de Charles Reis sur lesquelles j’avais vainement travaillé en début de soirée, je dispose donc de Magie véritable, des notes de thèse de Mortimer Campbell, du livre de mathématiques ésotériques de Stuart, ainsi que d’un manuscrit cylindrique arborant une écriture incurvée, visiblement très ancienne. Je parviens bel et bien à discerner des schémas similaires, mais tout cela est décidément bien trop compliqué pour moi, et j’enrage… Je n’en retire qu’une chose – plus une confirmation qu’une découverte : tout cela, même sous les oripeaux scientifiques, relève bien de la magie, des sortilèges, etc.

 

[Tess] Puis Fran pénètre dans la pièce où je travaille. Elle me demande où sont les autres ; je lui réponds que je n’en sais rien, je n’en ai pas eu la moindre nouvelle depuis que nous nous sommes séparés – en tout cas, ils ne sont pas rentrés… Je lui demande si sa virée au Art’s Billard a été fructueuse ; c’est le cas : elle y a flirté avec l’étudiant en médecine Lewis Garden (notre médecin occasionnel), et celui-ci semble pouvoir nous faire accéder à une salle d’opération du campus – il demande cependant 100 $ en échange, et/ou une « protection » à haut niveau dans le milieu ; Fran pense pouvoir négocier de meilleures conditions en continuant à flirter. Je la félicite – sincèrement (et d’autant plus que je ne suis quant à moi arrivée à rien, je ne le cache pas…). Cette réaction la surprend profondément tout d’abord, puis, quand elle en vient à y croire, elle apprécie visiblement mon geste. Elle reste sur place – elle semble vouloir papoter, et je suis réceptive.

 

[Dwayne, Leah, Michael] Leah s’approche des boîtes, elle veut communiquer directement avec Hope. Elle lui demande quel est le secret de sa maman pour qu’elle soit aussi belle… Pendant ce temps, Dwayne passe derrière la petite table pour s’armer de son fusil ; sur le meuble se trouvent quatre petites boîtes fermées, du même format ; il en en ramasse une, la secoue doucement, a une sensation de froid et d’humidité, et ça fait « splotch » à l’intérieur ; il les met dans son sac à dos. Michael va fouiller dans les placards ; il trouve tout d’abord deux combinaisons hermétiques, de petite taille (équivalente à celle de Tina Perkins). Hope demande, par la boîte aux cordes vocales, pourquoi ils émettent une odeur de peur : « Pourquoi est-ce que je vous fais peur si vous me trouvez belle ? » Leah lui dit qu’elle se trompe, ils n’ont pas peur…

 

[Dwayne] Dwayne s’appuie sur son fusil comme sur une béquille, et va fouiller dans la pièce à l’ouest (correspondant aux plants de courges dans le monde « réel ») : il y a des râteliers à outils… mais surtout des corps humains, des cadavres pour la plupart, qui sont enfouis dans le sol et dont jaillissent des plantes étranges et animées qui semblent s’en nourrir ; parmi ces corps se trouve celui de Harvey (le clochard/bouquiniste), peut-être encore vivant, mais perdu à jamais et comme mangé de l’intérieur…) ; Dwayne referme instinctivement la porte, dégoûté…

 

[Michael] Michael passe à un autre placard, ne contenant que des outils de jardinage.

 

[Leah] Leah s’adresse à Hope : non, ils n’ont pas peur, c’est simplement qu’ils n’ont pas l’habitude de se trouver en face d’une personne aussi belle… Elle étudie les boîtes en même temps qu’elle parle. « Est-ce que ta maman chante pour toi ? » Hope répond : « Parfois ; elle dit que ça aide à la croissance des plantes… L’odeur de mort que je sens, est-ce que c’est encore de la nourriture ? » Leah lui demande si c’est avec cela que sa maman la nourrit ; elle sent à vrai dire elle aussi une odeur de cadavres, en provenance de là où se trouvaient les sacs d’engrais dans la serre… et voit qu’il y a ici, à la place, un amas de cadavres découpés, avec des outils tels que des scies à côté !

 

[Dwayne] Dwayne trouve des plantes étranges au milieu de la pièce… et identifie de la marijuana blanche, dite « albinos », une vraie légende chez les dealers… Il en prend un plant.

 

[Michael] Michael enfile une combinaison hermétique, mais sans le masque, toutefois. Il remarque qu’il n’y a aucune porte sur le mur sud (correspondant à celle donnant sur le jardin dans le monde « réel »). Il suit les câbles alimentant Hope (et toutes les autres plantes de cette pièce, d’ailleurs)… jusqu’à une cuve au fond de laquelle des pales découpent de la chair humaine. À côté se trouve un générateur, à l’emplacement exact de celui de la serre, mais il est parfaitement incompréhensible ; Michael relève cependant que deux petites boîtes y sont logées sur le côté.

 

[Leah] Leah ne répond pas à la dernière question de Hope, et préfère changer de sujet : elle demande donc à la créature si elle a des amis, des gens qui viennent lui rendre visite. « Non, maman dit que c’est trop tôt, qu’ils ne comprendraient pas et qu’ils chercheraient à me détruire, or elle a quelque chose à faire… » Quoi ? « Les végétaux influencent les mammifères de plein de façons qu’ils ne sentent même pas. Si mon instruction est efficace, je produirai des phéromones pour aider les mammifères, pour les rendre plus doux, plus compréhensifs ; c’est pour cet espoir d’un monde meilleur que Maman m’a appelée Hope : ce sera la paix, il n’y aura plus de douleur… Est-ce que vous êtes des amis ? » Leah répond qu’elle aimerait être son amie…Mais Hope reprend aussitôt : « Le mort à côté de vous, est-ce que je vais devoir le manger ? » Elle désigne bien entendu Patrick… Leah lui dit que non, pas du tout. Hope poursuit : « Je n’aimerais pas le manger… » Pourquoi ? « J’aime pas manger les gens, Maman dit que c’est normal de le faire, mais je comprends pas : pourquoi les manger si je dois les aider ? » Et puis, dans le cas de Patrick, elle sent encore un peu d’électricité dans son cerveau - c’est beau, elle ne veut pas le manger…

 

[Dwayne, Leah, Michael] Leah, stupéfaite, lui demande : « Tu crois qu’on peut le ramener à la vie ? » Hope dit qu’elle n’a jamais essayé, mais qu’elle aimerait bien… Leah va l’aider, et suit les instructions de Hope, qui lui dit de disposer le corps de Patrick sur la table, à côté d’elle (Michael et Dwayne la voient faire, et, s’ils ne comprennent pas forcément, ils viennent toutefois l’aider). Leah insiste et dit à Hope qu’elle ne doit pas manger Patrick. Hope palpe le visage du perceur de coffres de ses « mains » – et gémit de douleur, sa « main » droite tremble, elle a le réflexe de la retirer, mais persiste pourtant, et c’est alors le corps de Patrick qui se met à trembler. Hope geint : « C’est dur… ça m’aspire… ça me vide… » Son feuillage s’assèche et brunit. Patrick est alors pris de convulsions. Hope pousse un hurlement déchirant et retire cette fois sa « main » ; elle sombre dans l’inconscience…

 

[Patrick] Et Patrick s’éveille… Il est conscient, mais très faible ; il tousse, et crache du sang avec des glaires verdâtres ; il ressent toujours la douleur dans son ventre ainsi qu’à son œil droit. Mais le trou dans son ventre, suite à l’explosion de la cartouche tirée à bout portant par Tina Perkins, est obturé par une sorte de tissu, verdâtre lui aussi. Patrick s’est dressé sur la table, mais se recroqueville sous l’effet de la douleur persistante. Il est aussi affecté mentalement : il sait qu’il est passé de « l’autre côté »… et sait en fait surtout que cette expression est absurde ; parce qu’il a d’une certaine manière obtenu ainsi la confirmation qu’il n’y avait absolument rien de « l’autre côté » ; et, bien que n’étant pas porté sur la religion, cette « révélation » ne manque pas de le perturber…

 

[Tess] De retour à la ferme. Fran est visiblement un peu éméchée… Elle me dit qu’elle veut vraiment se rendre plus utile, ne pas être un poids mort – et elle exprime une certaine rancœur rentrée envers elle-même. Je lui dis que nous comprenons très bien qu’elle ne soit pas au mieux et ait besoin d’encore un peu de temps, après ce qu’elle a traversé ; et je ne doute pas qu’elle saura se rendre utile. Elle me demande alors si ça va, l’air intriguée ; elle trouve que j’ai les yeux « changés »… Je fais celle qui ne comprend pas, mais ça ne la leurre pas bien longtemps : « Je ne savais pas qu’il y avait du… ʺmaquillageʺ, ici… » L’allusion est transparente, et je ne cherche pas nier ; en fait, je lui offre de suite de partager… Elle sniffe un rail de coke à l’aide d’un billet. Elle est probablement elle aussi une débutante en la matière ; elle me confie que c’était une chose qu’elle s’était promise de faire depuis très longtemps, quand elle aurait su s’émanciper de son père… Son discours m’évoque une ado rebelle contre ses parents, et qui ressent maintenant une forte culpabilité, le père haï ayant disparu… Des remords, j’en ai moi aussi : je m’en veux de ne pas avoir suivi les autres (même si nous étions trop nombreux pour une infiltration, ce qui avait décidé de mon comportement), et d’autant plus que je n’ai peu ou prou rien trouvé en travaillant ici ; maintenant, je ne sais pas où ils sont, et pas davantage ce que je pourrais faire pour les aider, si seulement c’était possible… Mais Fran s’étonne, de manière générale, de notre comportement à tous : après avoir vécu tout cela, nous restons ici ? Des gens sensés seraient partis au plus tôt pour le Mexique, ou plus loin encore… Oui, c’est sans doute ce que feraient des gens sensés, j’en conviens ; sans doute ne sommes-nous pas très sensés… Mais nous avons des choses à faire ici. Fran en est convaincue – et sa haine à l’encontre de son bourreau Hippolyte Templesmith a peut-être pris un tour plus violent encore à la suite de ce qu’elle a constaté à Arkham : personne ne semble douter qu’il sera le prochain maire de la ville, les journaux en sont convaincus et en ont convaincu tout le monde, ils le traitent comme si c’était déjà fait… Et ce sale type décide déjà de tout pour tout le monde ? Dans son Europe de l’Est natale, Fran n’a sans doute pas eu une grande expérience de la démocratie, mais si la démocratie c’est ça… Je suis d’accord avec elle ; mais je maintiens : peut-être pouvons-nous faire quelque chose pour empêcher cela. Nous ne sommes pas des « Bons Samaritains », je ne prétendrais pas un seul instant une chose pareille, ce serait absurde ; mais nous pouvons quand même, quoique de manière un peu biaisée, arranger les choses pour tout le monde… Fran (qui ne partage pas tout à fait mon point de vue sur les « Bons Samaritains », à vue de nez), me confie aussi que la joie cruelle qu’elle a ressentie en tuant la mère de Hippolyte Templesmith ne la quitte pas un seul instant… et qu’elle s’en délecte. Chose que je comprends très bien ! Je n’insiste pas là-dessus pour autant. Mais Fran veut tuer Templesmith. ; je lui rappelle que Danny O’Bannion nous l’a interdit, mais pour le moment… À vrai dire, je suis persuadée qu’on en arrivera là tôt ou tard (comment l’arrêter autrement ?), et ce n’est sans doute pas pour me déplaire…

 

[Tess] Est-ce l’effet de la cocaïne ? Je me sens étonnamment lucide… Et derrière la fenêtre (fermée, mais les volets sont ouverts), j’aperçois une main qui se promène sur le rebord… Fran n’a a priori rien vu ; je poursuis la conversation comme si de rien n’était. Puis je me lève, en proposant à Fran de lui servir un thé (je lui fais signe discrètement, indiquant la fenêtre, et elle comprend mon allusion), mais me rends en fait à la porte. Je sors lentement de la maison, et vois bel et bien une main qui bouge toute seule, et sur laquelle se trouvent deux petites boites… Elle semble retourner à la fenêtre ; je m’avance à pas de loup… et l’écrase d’un coup de crosse – je broie le petit doigt, et atteins l’os ; je maintiens la main contre le rebord de la fenêtre – elle cherche à se dégager de mon emprise, mais je l’écrase de mon autre poing, et Fran, qui est sortie à son tour, lui donne des coups de tisonnier. J’ouvre alors les boîtes : dans l’une se trouve un œil, dans l’autre un cerveau (les deux boîtes sont reliées par une « veine ») ; j’arrache aussitôt l’œil. J’entends un des gardes qui sort, attiré par le bruit, et le vois bientôt, Thompson à la main.

 

[Leah, Patrick] Leah, émue aux larmes, remercie Hope (inconsciente…) pour le miracle qu’elle a opéré sur Patrick – toujours très faible.

 

[Dwayne, Leah, Michael, Patrick] Dwayne suggère de ne pas s’attarder ici plus longtemps, et retire de sa propre initiative la boîte du creux du miroir. Des cercles concentriques apparaissent de nouveau, qui les englobent, et ils se retrouvent dans le plan précédent. La pièce est vide – mais ils entendent bientôt une voix en provenance de la boutique (Michael reconnaît un flic d’Arkham, mais pas un ripoux – un des « incorruptibles » de Harrigan…) : « Ils sont là-dedans ! On y va ! Madame, restez là… »

 

[Dwayne, Leah, Michael, Patrick] Dwayne remet aussitôt la boîte dans le miroir – et ils sombrent tous dans l’inconscience ; Michael et Leah s’entrechoquent violemment au passage…Dwayne succombe quant à lui à un soudain coup de fatigue d’une extrême violence…

 

[Dwayne, Patrick] Patrick, s’il est dans un sale état, est donc le seul conscient ! Il sent quelque chose de moite à côté de lui, et perçoit une odeur familière – il entend aussi Dwayne ronfler… Patrick n’est pas vraiment en état de se déplacer lui-même. Il parvient quand même à se rapprocher des trois autres, et fait en sorte de réveiller Dwayne.

 

[Dwayne] Celui-ci perçoit une odeur de fumée qui émane de la boîte logée dans le miroir, et une chaleur en irradie. À travers le miroir, il aperçoit trois flics ainsi que Tina Perkins, qui lui adresse un regard meurtrier : elle voit Dwayne, aucun doute là-dessus, mais sans doute est-elle la seule ; elle passe son index sous sa gorge dans un geste éloquent… Mais Dwayne la menace tout autant, lui faisant comprendre que, s’ils n’ont pas moyen de partir, ils tueront Hope… Tina Perkins discute avec les policiers (impossible d’entendre leur conversation, seule l’image franchit le miroir).

 

[Dwayne, Patrick] Patrick, affamé, se traîne difficilement jusqu’à la table de Hope, et y grimpe tant bien que mal. Et il se nourrit alors en suçant le contenu d’un câble, avec avidité ! Dwayne est horrifié par ce spectacle cannibale, il veut l’arrêter (« Ce sont des humains ! »), mais Patrick ne l’écoute pas, s’interrompant à peine un instant pour dire combien c’est bon… Et il y retourne. Dwayne essaye de le dégager de force, mais Patrick ne se laisse pas faire… et essaye même de le mordre ! Dwayne parvient à esquiver cette défense surprise, tandis que Patrick retourne au contenu du câble… Il ne s’arrête que quand il est rassasié, et « rebranche » alors Hope.

 

[Dwayne, Leah, Michael, Patrick] Tous les autres s’interrogent : peut-être Patrick est-il devenu comme Hope ? Mais Michael laisse entendre que ce n’est pas le moment d’en débattre, il leur faut sortir d’ici ! Leah, pourtant, se met à chanter une berceuse à Hope… Dwayne reste devant le miroir, montrant à Tina Perkins qu’il tient Hope en joue. Michael lui demande ce qu’il se trouve derrière la porte du mur ouest, et Dwayne lui répond laconiquement, sans un geste, qu’il y a là-bas des plantes qui se nourrissent d’humains… Patrick s’est assis au bord de la table où Hope gît inconsciente : « C’est cette chose qui m’a ramené ? » Leah répond que Hope lui avait dit qu’elle pensait pouvoir le faire, et elle avait alors tenté le coup… Patrick a senti son contact en lui ; il saisit la main de Hope et lui demande qui elle est, ce qu’elle a fait, pourquoi, comment… mais c’est peine perdue : Hope est toujours évanouie. Il la presse néanmoins de plus en plus, comme s’il était désireux de se fondre en elle ; il sent la densité d’un squelette métallique sous le végétal étrangement tiède.

 

[Dwayne, Michael] Dwayne voit Tina Perkins raccompagner les policiers (qui n’ont rien vu d’eux dans le miroir à l’évidence). Puis elle revient, et tend devant le miroir un papier sur lequel elle a inscrit : « Vous ne sortirez jamais d’ici vivants. » Dwayne et Michael usent à leur tour de ce procédé pour communiquer, appuyant sur la menace qu’ils font peser sur Hope ; Tina Perkins leur dit que, s’ils lui ont fait du mal, ils n’ont pas idée des conséquences qui pèseront sur eux… Dwayne répond : « Si on sort d’ici, il ne lui arrivera rien, alors ne fais rien de stupide. » Michael s’éloigne pour retirer les boîtes du générateur étrange – mais les lampes cessent alors d’éclairer de leur « lumière noire », et ils se retrouvent dans « l’obscurité blanche » (le miroir n’est par contre pas affecté). Dwayne laisse à Michael le temps de revenir à tâtons, puis enlève la boîte du miroir : rien… Mais il en a trois autres sur lui, et Michael a aussi les boîtes du générateur (qu’il lui donne) ; un nouvel essai avec une nouvelle boîte fonctionne.

 

[Dwayne, Leah, Michael, Patrick] Ils se retrouvent tous dans le monde « réel ». [Dwayne et Leah ont perdu chacun un point de POU en raison des téléportations successives…] Tina Perkins n’est pas là, et la pièce est totalement vide. Ils sortent dans la cour, où flotte toujours une vague odeur de poisson, mais rien de comparable à la puanteur des sbires quand ils étaient sur place. Michael entend un clochard bourré, à distance, qui chantonne ; a priori, la voie est libre. Ils passent par-dessus le grillage, et se retrouvent dans la ruelle encombrée de détritus. Dwayne se dirige vers sa voiture… qui n’est plus là !

 

[Dwayne, Leah, Michael, Patrick] Depuis French Hill Street, ils aperçoivent alors une voiture qui avance lentement dans leur direction, et dont les vitres sont fumées. Ils cherchent à se planquer par réflexe, mais Dwayne est très maladroit, et les autres guère plus lestes… La voiture s’arrête, la vitre descend ; Dwayne arme son fusil, tandis que Michael prépare un lancer de couteau ; Leah se réfugie quant à elle derrière des ordures… Un visage apparaît derrière la vitre – un visage noir arborant des cicatrices ; se trouve une autre silhouette plus fine derrière. Ils entendent alors : « Je t’avais dit que ça pourrait être utile de rester dans le coin… » Dwayne reconnaît la voix de Snake, et comprend que l’autre est son comparse plus massif, Weedy ; et il range son fusil. Snake, blagueur, leur dit : « Vous me devez pas une lampe ? » Mais Weedy s’adresse à Michael sur un ton plus grave : « Blanche-Neige, ne tente rien de stupide avec ton couteau, tu le regretterais… » Michael range son arme : il ne s’en prend pas aux amis de Dwayne. Snake leur dit alors de monter dans la voiture. C’est peut-être le moment de faire des présentations plus complètes ? Mais, avant toute chose, Dwayne sort un plan de cannabis albinos qu’il avait prélevé… et les deux Noirs en restent cons. « Vous avez trouvé ça là-bas ? » Oui, mais c’est plutôt compliqué pour y retourner… Dwayne offre le plant à Snake, qui le remercie ; il sait sur qui « tester » la chose, mais eux n’y toucheront pas. Et ça vaut amplement le prêt de la lampe… Snake et Weedy en disent plus long sur eux, se présentant comme des « entrepreneurs » ; en tant que nègres, c’est dur… Snake suppose que les Irlandais ont un certain rang dans le milieu ? Qu’ils passent le mot : Snake et Weedy sont respectables, et s’occupent désormais du trafic de marijuana ; ils ont toujours été réglos, et le resteront. Leurs amis irlandais y gagneront eux aussi, nul doute qu’ils pourront négocier un pourcentage avec leur chef… Dwayne en prend bonne note (littéralement), et dit qu’il transmettra le message. Snake et Weedy les conduisent alors hors de la ville, les déposant en périphérie, à environ un kilomètre de la ferme de Danny O’Bannion.

 

À suivre…

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Hana-bi, de Takeshi Kitano

Publié le par Nébal

Hana-bi, de Takeshi Kitano

Réalisateur : Takeshi Kitano

Titres alternatifs : Hana-bi – Feux d’artifice ; Fireworks

Année : 1997

Pays : Japon

Durée : 103 min.

Acteurs principaux : Beat Takeshi, Kayoko Kishimoto, Ren Osugi, Susumu Terajima…

 

Je serais bien incapable de dire aujourd’hui quel est le film qui m’a fait découvrir Takeshi Kitano – à vrai dire, je ne sais même plus si je l’ai découvert d’abord en tant que réalisateur, ou en tant qu’acteur… Mais, quoi qu’il en soit, c’est un artiste multiforme qui m’a régulièrement comblé et mieux encore ; pourtant, j’ai de grosses lacunes dans sa filmographie – et, notamment, je n’ai vu aucun de ses films postérieurs à Zatoichi (j’ai l’impression qu’il a ensuite nettement moins été diffusé en Occident…), retard qu’il va falloir que je rattrape, et de toute urgence encore… Me reste néanmoins des images fortes, empruntées aux films qui avaient correspondu, sans doute, à son pic de popularité de par chez nous : outre Hana-bi qui va faire l’objet de cet article, et qui demeure mon préféré, il y a bien sûr Sonatine, L’Été de Kikujiro, Aniki, mon frèreViolent Cop, son premier film en tant que réalisateur (il avait remplacé au pied levé Kinji Fukusaku, le célèbre réalisateur de films noirs, mettant souvent en scène les yakuzas), est sans doute plus anecdotique, même s’il ne manque pas d’intérêt (le scénario préexistait, faut dire…). Je garde un peu à part Zatoichi, que j’ai beaucoup aimé, mais qui me paraît néanmoins un cran en dessous ; quant à Dolls, je me souviens qu’il est d’une très grande beauté plastique, mais il me faut le revoir avant d’en dire quoi que ce soit d’autre – ça ne devrait pas trop tarder… Bien sûr, il faut aussi mentionner Takeshi Kitano en tant qu’acteur (généralement sous son nom d’humoriste et d’animateur de télévision, Beat Takeshi, quand ce n’est pas Takeshi tout court) : au premier chef, son incroyable performance dans Furyo, dont j’avais parlé assez récemment, et, pour le même et immense Nagisa Ōshima, il y a bien sûr Tabou ; autre rôle fameux, même si c’est pour un film (de Kinji Fukusaku, là encore – son dernier à bien des égards) qui m’avait un peu déçu sur le moment (mais il faut que je le revoie, celui-là aussi) : le prof psychopathe de Battle Royale – ça lui allait comme un gant…

 

Takeshi Kitano, c’est bien d’autres choses encore : avant tout connu au Japon en tant qu’humoriste et animateur star de la télévision, quand ses films, à l’époque où les Occidentaux se l’arrachaient, lui donnaient une image autrement sombre, presque systématiquement associée en outre à un goût marqué pour l’ultra-violence, il est une personnalité complexe – il est tout ceci, oui, mais aussi davantage ; d’autant que son activité artistique s’étend à une multitude de domaines en dehors du cinéma et de la comédie, comme la littérature et, de manière plus marquée, tout spécialement dans ce film, la peinture…

 

Quoi qu’il en soit, pour ce que j’en ai vu, Hana-bi est clairement à mes yeux le sommet de sa filmographie ; et ce n’est pas seulement mon Kitano préféré : c’est aussi, et de manière générale, un de mes films préférés tout court. Une œuvre complexe, d’une grande beauté, incroyablement poignante, triste sans doute mais tout en ménageant de délicieuses séquences humoristiques voire burlesques, violent par éclats soudains tranchant sur une tendresse autrement fondamentale à bien des égards… Une somme, qui est tout Kitano ou presque – si quoi que ce soit puisse être « tout Kitano » –, et donc beaucoup de choses à la foi, mais avec pourtant une cohérence de tous les instants, une précision dans la narration, le jeu d’acteurs et la réalisation qui m’ont fait l’effet d’être sans égales dans sa carrière (j’imagine que, sous cet angle, il soit assez légitime pour beaucoup de valoriser davantage l’inattendu, la très légère imperfection foncièrement rafraichissante d’un Sonatine, ou peut-être même de L’Été de Kikujiro, mais le caractère presque millimétré de Hana-bi me fascine, car il n’a rien d’une limitation).

 

Beat Takeshi incarne ici un certain Nishi – à la croisée exacte de certains fantasmes de Kitano sur les flics et les yakuzas. Flic à l’origine, il a été durement marqué par la vie : le décès de sa fille, comme de juste, l’a beaucoup affecté ainsi que sa femme – et celle-ci, gravement malade, est même en phase terminale… Au point, en fait, où le docteur qui s’occupe d’elle, avouant son impuissance, suggère à Nishi de la ramener chez elle, où elle sera bien mieux qu'à l'hôpital ; peut-être pourraient-ils même entreprendre un voyage ?

 

Mais nous n’en sommes pas encore là – il faut revenir un peu en arrière. Une bonne partie du film, la première moitié si ça se trouve, use en effet d’un jeu temporel assez complexe, alternant présent et passé au travers de flashbacks parfois très brefs mais toujours intenses, et même traumatiques, d’autres fois un peu plus longs ; cela rend peut-être le tout début un brin hermétique, mais la construction adroite et quelques gimmicks visuels (notamment, bien sûr, le costume et les lunettes noires du Nishi du présent, à l’opposé du flic bonhomme et un brin pataud, yeux tristes dégagés, du passé traumatique) permettent d’intégrer le propos avec un grand naturel.

 

Un jour, donc, son collègue Horibe – associé de tous les instants, chacun gérant l’autre, et notamment la colère de l’autre – lui suggère de le laisser quelques instants tout seul en planque pour aller rendre visite à sa femme à l’hôpital tout proche ; mal lui en prend : en l’absence de Nishi, le criminel frappe, et, si Horibe y survit, c’est néanmoins en tant que paraplégique, condamné à la chaise roulante… après quoi sa femme et sa fille l’abandonnent. Ses perspectives d’avenir, on s’en doute, sont plutôt déprimantes…

 

Mais la tragédie ne s’arrête pas là : la traque de l’agresseur se finit mal à son tour. Un jeune policier est abattu par le malfrat que Nishi n’a pu maîtriser – et s’il l’abat par réflexe, c’est un peu tard ; il n’en vide pas moins son chargeur sur le cadavre du tueur…

 

Durement affecté par tous ces drames, et souffrant pour chacun d’entre eux d’un remord inextinguible, Nishi quitte la police – et il en vient même à fricoter avec des yakuzas… C’est qu’il entend racheter ses torts (à supposer qu’il en ait vraiment ? Lui n’a probablement aucun doute à ce sujet…). Il compte ainsi tout faire pour venir en aide à son ami Horibe, qui n’accepte pas sa condition d’infirme et est tenté par le suicide… Il compte faire de même pour la veuve du jeune policier abattu sous ses yeux… Enfin, il entend offrir à sa femme cet ultime voyage qu’on lui avait suggéré, pour susciter et se réjouir d’ultimes moments de tendresse et de complicité…

 

Pour ce faire, il a besoin d’argent – il ne s’embarrasse plus de la légalité, les cadeaux qu’il destine à chacun dépendant à certains égards d’un ordre normatif différent et supérieur. Nishi est passé de l’autre côté de la barrière.

 

Taciturne voire bougon (il ne parle quasiment jamais dans le film – Kitano tirant d’ailleurs au mieux partie de la paralysie qui l’affecte depuis son célèbre accident de moto : il fixe la caméra, impassible en apparence derrière ses lunettes noires, quelques tics pourtant parcourant son rude faciès – l’effet est impressionnant d’aura inquiétante…), Nishi exprime pourtant une étonnante empathie, ainsi lorsqu’il achète à Horibe du matériel de peinture (le paraplégique lui avait dit qu’il se cherchait un hobby, et avait envisagé cette orientation – jusqu’au béret de peintre qu’il voulait s’acheter…), ce qui débouche sur des scènes d’une incroyable beauté et d’une incroyable poésie, mettant en valeur des tableaux joliment naïfs dus à Kitano lui-même (des œuvres qu’il avait justement créé alors qu’il se remettait de son accident de moto…). Il lui est plus délicat, sans doute, de venir en aide à la jeune veuve – mais au moins lui fera-t-il quelques cadeaux, lui donnera-t-il un peu d’argent… Quant à sa femme, en dépit de sa tendance instinctive, jusqu’en ces derniers moments partagés, de refuser timidement tout contact corporel, il lui offrira pourtant le plus beau des cadeaux, au terme d’un périple de la dernière minute (ses anciens collègues flics comme ses plus récents contacts dans la pègre, dangereux au possible, sont sur sa trace, ce qui ne lui facilite pas la tâche…), périple qui en dévoilera pourtant une autre facette : celle d’un homme profondément doux et tendre à l’égard de celle qu’il aime, profondément drôle aussi, enchaînant les petits gags absurdes et complices sous les yeux de son épouse à l’agonie, suscitant son sourire quand elle n’a plus que bien peu de raisons de sourire…

 

Je ne sais pas s’il s’agit à proprement parler d’un SPOILER, j’en doute un peu, même, mais au cas où, prudence…

 

Le voyage de Nishi et de son épouse, au-delà des séquences violentes qui l’émaillent et ce de plus en plus (au début du film, on revient sans cesse sur la seule tuerie du centre commercial – dans un ralenti éprouvant, et avec un travail du son et plus encore du silence incroyablement efficace – mais d’autres scènes de violence suivront), s’inscrit sans doute (du moins j’en ai l’impression, contredisez-moi si jamais) dans une tradition japonaise marquée, qui a abondamment imprégné l’art du Pays du Soleil Levant (littérature et cinéma tout particulièrement) : il s’agit du shinjū, terme que l’on rend en français par « double suicide », et qui est notamment un thème classique du bunraku, ou théâtre de marionnettes (sur lequel Kitano reviendra bien sûr dans Dolls) ; le shinjū implique souvent l’amour contrarié de jeunes gens, qui ne peuvent s’unir sur cette terre, notamment en raison des conventions sociales et obligations familiales, ou giri, et qui décident donc de s’unir à jamais dans un autre monde ; si le couple formé par Nishi et sa femme ne correspond pas pleinement à cette définition, on peut néanmoins supposer que les magouilles criminelles de Nishi, et les soucis qu’elles entraînent en lançant sur sa piste tant les policiers que les yakuzas, ont notamment pour rôle de recréer, quand bien même de manière transfigurée, cette situation de base (et c’est bien pour cela que je mentionnais tout à l’heure la possibilité que Nishi se débarrasse de la légalité pour s’en tenir à un ordre normatif différent et supérieur) ; d'autant bien sûr que la maladie de l'épouse permet d'envisager l'amour impossible sous un autre angle... En outre, le shinjū a presque systématiquement un préalable, le michiyuki, qui est à proprement parler un « voyage », thème qui intervient souvent, de manière plus générale, dans le théâtre japonais – en tant que prologue dans le , et en tant que dernier acte dans le kabuki, ce qui correspond davantage à Hana-bi. Ici, la parenté avec le film de Kitano est immanquable, justifiant par ailleurs l’humour complice de ces scènes d’errance heureuse, à la montagne enneigée, dans tel monastère grandiose (la cloche s’en remettra peut-être, le jardin zen un peu moins), à la mer enfin (un classique chez Kitano…). Le michiyuki est traditionnellement émaillé de danses (d’où, je suppose, les séquences burlesques de Hana-bi), ainsi que de conversations plutôt apaisées – certes, l’épouse de Nishi ne dit pas un mot de tout le film, jusqu’au tout dernier moment, et c’est alors on ne peut plus poignant ; certes, Nishi lui-même est taciturne, mais sans doute bien moins dans ces scènes-là que dans toutes les autres ; et c’est bien pour cela qu’il entend user de toutes les méthodes possibles pour rasséréner son épouse à l’agonie, l’émerveiller devant les « fleurs de feu » (littéralement « hana-bi ») du feu d’artifices, la faire rire enfin… La conclusion, dès lors, est inévitable – et d’une beauté extraordinaire : la dernière scène du film fait partie des plus beaux moments de l’histoire du cinéma en ce qui me concerne (bénéficiant en outre de la musique éventuellement légère de Joe Hisaishi, pourtant d'un à-propos remarquable, le célèbre compositeur souvent associé à Takeshi Kitano mais aussi à Hayao Miyazaki signant peut-être là sa plus belle partition). Cette obsession du suicide chez Kitano est pour le moins troublante (on pense ici sans doute au premier chef à Sonatine, bien sûr, mais on en trouve bien d’autres exemples dans sa filmographie), et va sans doute au-delà des clichés associés au Japon, via kamikazes et seppuku (que la culture japonaise l’ait marqué dans ce sens, c’est plus que probable, mais, dans les motivations et questionnements, c’est tout autre chose, du moins j’en ai l’impression) ; peut-être est-ce vrai qu’il en est venu à percevoir son accident de moto comme une tentative inconsciente de suicide (la question apparaît dans le documentaire qui accompagne Hana-bi dans cette édition, Takeshi Kitano, l’imprévisible, hélas un brin médiocre)... Quoi qu'il en soit, il joue ici au mieux du thème, en évacuant peut-être son rapport personnel à la mort pour le sublimer dans une inscription dans la tradition littéraire du Japon, transfigurée cependant à son tour par le déplacement du procédé dans un cadre contemporain, où la violence, sans cesse, vient contrebalancer la tendresse, suscitant (encore un mot du réalisateur dans le documentaire précité) l’oscillation du pendule – et si le pendule n’oscillait pas, à quoi bon ?

 

L’intelligence, l’astuce et l’empathie du film sont indéniables – il passe sans cesse du rire aux larmes, de la violence à la tendresse, sans que jamais cela ne sonne faux, mais bien au contraire en déployant d’autant mieux son incroyable précision, son incroyable justesse, qui n’ont pour autant rien de froid ou de sec. La réalisation impeccable de Kitano (son sens du cadrage, notamment – tout particulièrement saisissant dans la mise en valeur des peintures de Horibe – mais aussi l’élégance et la lenteur de ses mouvements de caméra, parfois inattendus, jamais gratuits cependant) s’associe à une brillante direction d’acteurs et interprétation (comment Kitano parvient à exprimer autant de choses en restant de marbre, et comment son épouse – superbement incarnée par Kayoko Kishimoto – parvient à être aussi vivante dans sa douleur, et émouvante sans prononcer le moindre mot jusqu’à la fatale conclusion, sont des choses qui me dépassent ; il faut aussi saluer la performance de Ren Osugi dans le rôle de Horibe – qui est bien plus qu’un simple air de chien battu) pour donner un incroyable chef-d’œuvre, une somme qui joue de bien des thèmes et des traditions pour livrer en définitive un résultat unique et formidable, où la beauté et la justesse formelles n’ont d’égales que la beauté et la justesse du fond.

 

Hana-bi est un film parfait, un monument du cinéma contemporain. Quant à moi, j’en tire cette conclusion relevant de l’évidence : il me faut revoir les films de Kitano que j’avais adorés à l’époque, et voir aussi tout ce que j’en ai manqué. De toute urgence. Au boulot !

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The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft, de James Van Hise (ed.)

Publié le par Nébal

The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft, de James Van Hise (ed.)

VAN HISE (James) (ed.), The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft, Yucca Valley, CA, James Van Hise, 1999, 186 p.

 

The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft est un curieux et enthousiasmant objet, un pur produit du fandom à maints égards. Conçue et éditée (à son nom) par James Van Hise, fan notoire, passionné par les pulps et au moins autant par Star Trek (personne n’est parfait), cette anthologie critique rassemble des articles très divers, pour certains publiés originellement dans Lovecraft Studies, Crypt of Cthulhu, etc., ou bien des fanzines moins spécialisés, mais aussi d’autres encore pour lesquels il s’agit de la première publication, outre quelques archives remontant à fort longtemps mais toujours pertinentes. L’objet étonne par son grand format (une sorte de A4), qui n’en facilite peut-être pas la lecture, mais s’avère adapté en ce qu’il met bien valeur une abondante iconographie, très diverse là aussi. La forme est donc sympathique (et par ailleurs très « pro », quoi qu’il en soit des conditions de publication), et le fond l’est tout autant, voire davantage encore – on y trouve bien des articles aussi passionnants que passionnés, le plus souvent d’une érudition assez pointue, sans toutefois que ce soit au point de larguer le lecteur : il s’agit plutôt du témoignage enthousiaste et communicatif de fans prenant très au sérieux leur sujet, et à raison.

 

Le premier article, signé Will Murray (le nom qui revient le plus souvent au sommaire, et de loin – six articles sont de sa plume !), s’intitule « H.P. Lovecraft : Pulp Hound », et c’est un très gros morceau, tout à fait passionnant. Aujourd’hui, on associe instinctivement Lovecraft aux pulps, et tout particulièrement à Weird Tales. Mais l’article, en se penchant en long et en large sur le rapport de l’auteur à son « marché », montre bien combien cette relation s’avère complexe, et ce que Lovecraft en disait lui-même, le plus souvent, ne fait que compliquer encore les choses ! La correspondance de Lovecraft (notamment celle figurant dans les Selected Letters) est riche de virulentes diatribes contre les pulps et les « auteurs professionnels » (qui, de ce seul fait, ne peuvent prétendre être des « artistes »), et Lovecraft maintenait sans doute à cet égard, plus ou moins consciemment, une certaine pose. On sait cependant qu’il était, au moins dans les années 1910-1920, et quoi qu’il ait pu prétendre par ailleurs, un grand lecteur de pulps (et il continuera ensuite à lire au moins Weird Tales, où ses amis sont publiés – souvent des gens qu’il a lui-même introduits dans la revue, et qui y figurent alors bien plus souvent que lui…) – quand bien même volontiers critique : d’ailleurs, c’est à l’occasion d’une polémique qu’il avait initiée dans le courrier des lecteurs d’un de ces titres qu’on lui a fait connaître le monde du journalisme amateur, dans lequel il allait trouver un premier champ de publication, avant de saisir l’occasion de Weird Tales pour publier lui-même dans ces pulps dont il disait, suite à la polémique évoquée plus haut, pis que pendre. Pendant les premières années de la revue, Lovecraft est une « star » du « Unique Magazine », et est très régulièrement au sommaire. La situation change quand Farsnworth Wright devient le rédacteur en chef de la revue ; parfois « capricieux », très conscient des attentes de son lectorat par ailleurs, ce dernier n’accepte presque jamais un texte à première soumission, suggérant en lieu et place des révisions autorisant une éventuelle acceptation ultérieure – chose que Lovecraft vivait très mal, lui qui rechignait à ce genre d’exercice, et préférait généralement lâcher l’affaire… Par ailleurs, Wright a rejeté sur cette base bon nombre des plus grands textes de Lovecraft, quitte à y revenir – sans révisions, pourtant ! – quelques années plus tard… Parallèlement, les récits de Lovecraft tendaient à devenir de plus en plus longs et complexes, ce qui ne lui facilitait pas exactement la tâche pour les placer ici ou là : Wright, toujours lui mais il n’est pas le seul, refuse plusieurs récits très ambitieux (dont At the Mountains of Madness, et Lovecraft, qui y voit son meilleur texte, le vit horriblement mal et ruminera longtemps à ce sujet, y revenant sans cesse, et justifiant par-là son abandon de la « profession ») parce qu’ils sont trop longs, et par ailleurs impossibles à découper pour une publication en serial. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que Lovecraft, dans ses lettres privées, se montre aussi farouchement hostile à Wright, voire carrément haineux… Et, à vrai dire, quand par exception il lui soumet malgré tout un texte (ou tient compte du fait accompli quand un de ses amis en a soumis un à sa place, cela arrive plusieurs fois), il emploie dans les lettres qu’il lui adresse un ton volontiers sarcastique et amer, pointant du doigt ses rejets systématiques… Mais cet article a aussi pour intérêt de montrer une chose qui, semble-t-il, n’apparaît pas forcément dans les Selected Letters (peut-être délibérément ?) : Lovecraft n’a pas soumis des textes qu’à Weird Tales… Quoi qu’il ait pu prétendre à ce sujet, il a régulièrement tenté de trouver d’autres débouchés, d’autant plus nécessaires que son capital était de plus en plus rongé, que ses révisions ne lui rapportaient quasiment rien, qu’il n’avait pas d’autre activité professionnelle, et que la revue qui lui est aujourd’hui associée, loin d’avoir à l’époque son aura quasi « mythique », payait mal, à publication et non à acceptation (avec de longs délais, pouvant dépasser un an), et était qui plus est dans une situation économique très précaire au cœur de la Grande Dépression… Mais Lovecraft subit refus après refus, auprès de revues il est vrai plus « commerciales » et « vulgaires » encore que Weird Tales (et ses lettres débordent de haine à leur égard) ; sans doute a-t-il à l’occasion tenté des choses, fait quelques « concessions » pour parvenir à être publié (suscitant de douloureuses séquences d’auto-flagellation dans sa correspondance), mais sans grand succès (et, bien contraint d’accepter le fait, il s’enferme alors d’autant plus dans sa pose d’artiste qui n’a que mépris pour cette « littérature prolétarienne ») ; un passage sur ces « concessions » m’a tout spécialement intéressé, portant sur l’action dans « The Shadow Over Innsmouth », texte que Lovecraft lui-même considérait « expérimental » (il expliquait par ailleurs que l'action dans cette nouvelle, fuite et poursuite, était la seule qu'il se sentait éventuellement de mettre en scène, précisant nommément qu'il se sentait incapable de faire du Robert E. Howard avec plein de combats)… Astounding, après sa reprise, aurait pu inaugurer une nouvelle ère d’écriture pour Lovecraft, au sortir d’une période difficile où il avait abandonné, plus amer que jamais, la production de fictions (mais il consacrait beaucoup de temps aux révisions, notamment celles pour Hazel Heald, qu’il essayait là encore de caser un peu partout), dans la mesure où plusieurs de ses textes, soumis à la revue sans lui demander son avis par des camarades, avaient été acceptés. L’accueil du public, cependant, était assez mitigé… Mais, de toute façon, Lovecraft meurt peu après, et, par une cruelle ironie, la revue « weird » plus prestigieuse, plus Dunsany-Machen-Blackwood, qu’il appelait de ses vœux, ne naîtra que peu après sa mort (Unknown), tandis que Campbell, dès qu’il parvient à la tête d’Astounding, émet des commentaires définitifs quant à ce qu’il compte publier dans la fameuse revue de science-fiction, citant nommément Lovecraft comme exemple de ce qu’il ne faut surtout pas faire, un très mauvais écrivain, et une relique du passé à oublier au plus tôt… L’article est passionnant à bien des niveaux, notamment dans l’étude du caractère complexe de Lovecraft, et son insertion dans une histoire éditoriale très riche, qu’on aurait bien tort de limiter au seul Weird Tales – en résulte peu ou prou un panorama des pulps de l’imaginaire. Vraiment chouette.

 

Suivent trois brefs textes de H.P. Lovecraft lui-même, tirés de sa correspondance. Le premier, « Story-Writing : a Letter from HPL », répondant à une question d’un lecteur, détaille la méthode d’écriture de l’auteur ; pour l’essentiel, on y trouve surtout des indications de « bon sens » (l’une d’entre elles et non la moindre étant de ne pas s’enfermer dans une méthode stricte…). C’est néanmoins une synthèse intéressante, d’autant que Lovecraft illustre son propos par certains de ses propres récits. Deux points sont plus particulièrement notables à mes yeux : le mépris pour la fiction « commerciale », qui renvoie à l’article précédent, et surtout cet aspect souvent cité, la rédaction au préalable de deux synopsis – le premier dans l’ordre où ont lieu les événements, le second dans l’ordre de leur présentation au lecteur.

 

Suivent deux extraits. Tout d’abord, « Some Self-Criticism », un passage d’une lettre où Lovecraft se livre à une autocritique, donc, revenant sévèrement sur quelques-uns de ses textes antérieurs (mais, de manière plus ou moins implicite, c’est bien l’ensemble de sa production qu’il dénigre ainsi), et considérant que ce n’est qu’à partir de « The Colour Out of Space » qu’il a pu livrer quelque chose de « décent »…

 

Le dernier de ces brefs textes, « Lovecraft as an Illustrator », témoigne de l’inaptitude au dessin de l’auteur – quoi qu’on ait pu lui suggérer, comme par exemple de faire lui-même un frontispice pour « The Colour Out of Space »… Suivent quelques pages tirées des manuscrits de Lovecraft où il griffonnait cependant tel ou tel monstre… Des documents plutôt intéressants, par ailleurs.

 

On retrouve Will Murray, avec « Lost Lovecraftian Pearls : The ʺTarbisʺ Collaboration », un article assez palpitant, prenant quelque peu la forme d’une enquête policière, ou d’archéologie littéraire… L’étude par l’auteur de la correspondance de E. Hoffmann Price (coauteur avec Lovecraft de « Through the Gates of the Silver Key », suite à la nouvelle de Lovecraft « The Silver Key », sur une base conçue par Price sous le titre « The Lord of Illusion », puis considérablement révisée par Lovecraft) l’a amené à repérer, à son grand étonnement et à celui de S.T. Joshi qui l’accompagnait dans ses recherches, des allusions concernant une autre « collaboration », antérieure – une nouvelle simplement appelée « Tarbis » dans les échanges épistolaires entre les deux écrivains, et identifiée ensuite comme étant « Tarbis of the Lake », nouvelle publiée sous le seul nom de Price dans Weird Tales en 1934, où elle avait semble-t-il rencontré un certain succès, à en croire les louanges de lecteurs dans le courrier de la revue, « The Eyrie », la qualifiant de « truly weird » à une époque où la revue s’essaye à des récits plus conventionnels (policiers, notamment) pour assurer ses ventes, ce qui ne plait pas à son lectorat traditionnel réclamant du « weird » avant toute chose ; la nouvelle a plus tard été reprise dans un recueil de Price. Déterminer la part de Lovecraft dans tout cela n’est sans doute pas chose aisée, mais une étude approfondie de la correspondance de Price laisse supposer que les choses se sont probablement passées comme cela : à l’origine, « Tarbis of the Lake » était un des premiers, voire le premier, textes professionnels de Price ; il avait été rejeté, et avait dormi dans des cartons ; mais Price, qui y tenait, l’a ressorti bien des années plus tard, et, lors d’une épique session de travail de 25 heures (mention qui revient tout le temps dans ses lettres) à l’occasion d’une visite de Lovecraft à Price à la Nouvelle-Orléans, les deux hommes l’ont semble-t-il entièrement révisée ; la nouvelle, sous cette forme, a été rejetée par plusieurs pulps ; Farnsworth Wright de Weird Tales, à son habitude, l’a rejetée lui aussi, mais en suggérant des révisions (voir plus haut) ; Price en était furieux – et Lovecraft semble-t-il plus encore –, mais le premier s’est attelé à la tâche, sans l’assistance du gentleman de Providence, et a considérablement réécrit et « clarifié » une fois encore le texte, lui ajoutant 1500 mots (il en faisait 4000 suite à la collaboration Price-Lovecraft) ; il a alors été accepté par Wright, qui a mis beaucoup de temps à le publier (à tel point que Price envisageait de le soumettre à une autre revue, même s’il s’en est abstenu en définitive), ce qui arrivera enfin en 1934 – soit plus de dix ans après la première soumission du texte par Price entamant sa carrière d’auteur professionnel. Pour l’anecdote, Price le cannibalisera encore plus tard, pour en tirer un récit « spicy » destiné à un tout autre marché ; il avait suggéré à Lovecraft de s’impliquer dans l’affaire, mais ce dernier a bien évidemment refusé… Will Murray décortique ensuite la nouvelle telle qu’elle a été publiée, la citant abondamment… et, dois-je dire, ça m’a l’air assez calamiteux ! La nouvelle se passe en France (cocorico ?) – elle commence à Lourdes, et implique une aristocrate du nom de Tarbis Dulac, en laquelle le héros, très enquêteur de l’étrange (son nom, Rankin, est par ailleurs un renvoi évident à l’illustrateur de Weird Tales Hugh Rankin, qui est justement amené à livrer un dessin pour cette histoire, reproduit ici…), devine la vieille reine éthiopienne Tarbis, rejetée par Moïse, et qui aurait ensuite gagné ce qui serait un jour la France, où son nom serait resté, notamment dans la désignation d’une ville (Tarbes, je suppose…) ; la tournure « weird » s’exprime surtout dans l’emploi d’une momie et de longues considérations sur la magie égyptienne… En l’état, Will Murray cite plusieurs passages, trahissant selon lui clairement la patte de Lovecraft par endroits, là où le style plus conventionnel de Price ne fait aucun doute en d’autres occasions – notamment dans des dialogues semble-t-il assez laborieux, et absolument pas lovecraftiens pour un sou… Le texte tel qu’il a été publié est sans doute davantage de Price que de Lovecraft – mais demeure le vague espoir de dénicher un jour la version « intermédiaire » du texte, résultant de la collaboration des deux auteurs, qui pourrait permettre de déterminer avec plus d’assurance qui a fait quoi… Beaucoup aimé cet article – même s’il peut paraître ultra-pointu présenté comme ça, il est finalement très ludique… Un point tout personnel, par contre : les nombreuses citations de lettres de E. Hoffmann Price me laissent, à l’instar de ses deux textes dans The Last Celt compilés par Glenn Lord, l’image d’un type plutôt désagréable, notamment en ce qu’il ne se prenait vraiment pas pour de la merde… Il a beau user d’un ton humoristique, qui pourrait en théorie amoindrir cette image, j’ai vraiment l’impression d’un pénible et d’un arrogant…

 

Robert Weinberg, dans « H.P. Lovecraft in Astounding », livre un article assez déconcertant quant à la place de deux récits de Lovecraft dans les pages d’Astounding Stories, célèbre pulp consacré à la science-fiction ; c’est en effet dans cette revue qu’ont été publiées deux œuvres essentielles de Lovecraft, et effectivement plus tournées vers la SF, même si Lovecraft ne semble pas les avoir conçues à cet effet (ce n’est même pas lui qui les a soumises à la revue…), à savoir At the Mountains of Madness et « The Shadow Out of Time ». Le problème de cet article est qu’il pèche un peu dans l’analyse, insistant sur la dimension « rendez-vous manqué » entre Lovecraft et le lectorat de SF, quand la suite de l’article, autant que la biographie de l’auteur, laissent supposer que les choses étaient plus compliquées que ça. Et l’assertion voulant que le rédacteur en chef de la revue n’ait même pas lu ces deux textes avant de les accepter et publier (!) mériterait pour le moins d’être plus étayée… On peut en retenir, effectivement, que les conditions de publication étaient déplorables, les textes étant affligés de coupes et de coquilles qui avaient rendu Lovecraft furieux. Mais le vrai intérêt est ailleurs, dans la simple citation d’extraits du courrier des lecteurs de la revue : quelques-uns y voyaient déjà des textes brillants et destinés à perdurer, et se félicitaient de ce que Lovecraft ait rejoint les pages de la revue… mais bien plus nombreux étaient ceux qui avaient détesté et ne se privaient pas de le dire – avec un reproche permanent : trop de descriptions, il ne se passe rien… Et, bien sûr, ce n’était pas pour eux de la science-fiction. Rien de bien surprenant sans doute.

 

L’article de Donald R. Burleson intitulé « Humour Beneath Horror : Some Sources for ʺThe Dunwich Horrorʺ and ʺThe Whisperer in Darknessʺ » était censé figurer dans le n° 12 de Lovecraft Studies, à en croire les références, mais mon compte rendu n’en fait pas état ; j’ai l’impression qu’il se trouvait en fait dans le n° 2, que je n’ai pas lu… Peu importe. Quoi qu’il en soit, parler d’ « humour », ici, est sans doute un peu fort – et même le terme « in-jokes » n’est pas forcément pertinent. Si Lovecraft disait que l’humour et l’horreur ne pouvaient pas ou ne devaient pas être mêlés, on trouve pourtant des traits parodiques çà et là dans son œuvre, aucun doute à cet égard (et gommons l’image du sinistre « reclus », tous les témoignages comme sa correspondance font état d’un personnage volontiers blagueur) ; et l’on y trouve encore plus d’allusions cryptiques à ses amis (Clark Ashton Smith, Robert E. Howard, Robert Bloch bien sûr pour l’exemple le plus éloquent…) ou ennemis (l’article évoque notamment une allusion transparente à Farnsworth Wright, encore lui). C’est sur cette base que Burleson entame son enquête, portant pour l’essentiel sur les noms de famille figurant dans deux nouvelles, « The Dunwich Horror » (où certains n’ont justement pas manqué de voir une dimension parodique – Burleson lui-même, en fait, à en croire S.T. Joshi dans The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos…) et « The Whisperer in Darkness ». On sait que ces deux nouvelles ont été inspirées par les voyages de Lovecraft, respectivement dans le nord du Massachusetts et dans le Vermont – il ne s’en est jamais caché. Il n’a par contre rien dit des noms y figurant… Burleson s’est donc lancé dans une enquête de terrain (passant aussi par des entretiens ou une correspondance avec des personnes qui avaient vu Lovecraft en ces occasions, toujours vivantes à la fin des années 1970), et a pu déterminer avec certitude que tous les noms de famille figurant dans « The Dunwich Horror » apparaissent dans l’histoire locale d’Athol, la bourgade du nord du Massachusetts où il s’était rendu (les paysans d’un côté, de l’autre les professeurs toujours associés Rice et Morgan – dont les deux noms sont justement associés dans l’histoire d’Athol) ; il n’y a en fait que deux exceptions – les personnages centraux que sont Wilbur Whateley et Henry Armitage (Burleson avance que Lovecraft aurait pu emprunter ces noms à deux évêques bien réels, mais on manque ici d’éléments pour affirmer quoi que ce soit, et je ne suis pas vraiment convaincu… On suppose par contre qu’il a probablement emprunté le nom de Dunwich au poète Swinburne, lequel faisait référence dans une de ses œuvres à un village anglais bien réel, depuis longtemps submergé ; mais le nom apparaît aussi dans le récit d’Arthur Machen « The Terror »). Même chose ou presque pour « The Whisperer in Darkness », notamment en ce qui concerne Akeley, avec ses variantes (là encore, pour ce qui est de Wilmarth, la source, s’il y en a une, est plus douteuse). Reste enfin des extrapolations, voulant voir dans le personnage d’Henry Akeley son ami Vrest Orton qui l’avait accueilli dans le Vermont, et avait à cette occasion livré un des premiers articles critiques sur Lovecraft – ce qui en ferait un prédécesseur de Robert (Bloch) Blake dans « The Haunter of the Dark »… mais à mes yeux c’est là une supposition bien hardie. Mais que faire de tout ça ? L’enquête de Burleson révèle sans doute quelque chose, mais j’ai du mal à voir ce qu’il serait possible d’en tirer… D’autant que je ne trouve pas que cet emploi de noms piochés dans les histoires locales ait vraiment un caractère d’ « in-jokes » : qui aurait bien pu en rire ? Même les gens qui avaient accueilli Lovecraft dans ses pérégrinations dans le nord du Massachusetts et dans le Vermont sont probablement passés à côté… Alors parler d’ « humour » et de « blagues »… On est vraiment là dans l’exégèse la plus pointilleuse, en tout cas.

 

Retour à Will Murray pour le très étrange article qu’est « Lovecraft, Blackwood and Chambers : a Colloquium of Ghosts ». Un article si étrange, en fait, que je me suis demandé s’il n’y avait pas là-dedans une part de canular… Mais il semblerait que nom : en tout cas, le livre que cite l’auteur, Fiction Writers on Fiction Writing, existe bel et bien ; il s’agit d’une réflexion sur l’écriture, aux allures de méthode, où l’éditeur, Arthur Sullivant Hoffman (notamment en charge de la revue Adventure), pose des questions sur leur art à divers écrivains, parmi lesquels deux nous intéressent tout particulièrement (ou devraient nous intéresser…), à savoir Algernon Blackwood et Robert W. Chambers. Lovecraft n’a probablement jamais lu ce livre (paru en 1923, l’année du lancement de Weird Tales), mais peu importe : l’objectif de Will Murray est de rassembler plusieurs textes sur l’écriture de fictions dus à Lovecraft, généralement issus de ses lettres, et d’en faire un montage de « réponses » aux questions de Hoffman, en les comparant aux véritables réponses (autrement courtes…) des deux autres auteurs – il pense pouvoir ainsi afficher une parenté supplémentaire entre Lovecraft et Blackwood (et Lovecraft mentionne d’ailleurs régulièrement Blackwood dans ses « réponses »), là où Chambers, bien loin du Roi en jaune, répond en quelques mots à peine, et son laconisme a quelque chose de passablement méprisant (autant dire que ses « réponses » sont inutiles). Le montage est plutôt bien fait… Mais s’il est une chose qui en ressort, à mon sens, et bien avant la parenté avec Blackwood, c’est à quel point les conceptions esthétiques de Lovecraft pouvaient être aux antipodes de sa pratique réelle, en bien des occasions : on retrouve la pose de l’aristocrate des lettres, écrivant pour son seul plaisir et n’ayant que mépris pour la canaille des pulps et l’écriture « professionnelle », l’auteur aussi qui prône un style « simple », ce genre de choses… Un bien curieux objet que ce « colloque de fantômes », mais cette synthèse des idées de Lovecraft concernant l’art de l’écriture est sans doute bien vue.

 

Suit un bref article de Stanley C. Sargent, « Howard Phillips Whateley ? ». Lovecraft a somme toute peu écrit sur lui (même si l’on dispose de brefs textes autobiographiques, bien connus par ailleurs), mais on a pu interpréter certaines de ses nouvelles comme comportant une part d’auto-analyse. L’auteur cite « The Outsider », forcément, mais d’autres textes pourraient aussi être mentionnés (comme « The Silver Key » et The Dream-Quest of Unknown Kadath, sinon l’ensemble du « cycle de Randolph Carter »). Et pourquoi pas « The Dunwich Horror » ? Quand l’auteur résume la biographie de Wilbur Whateley en deux paragraphes, on peut difficilement s’empêcher de penser qu’il a touché quelque chose… Il y a bien du Lovecraft dans le monstrueux personnage (consciemment ou non) ; mais je suis moins convaincu par la suite, et, s’il y a sans doute du vrai dans les implications du personnage de Henry Armitage, les développements concernant le jumeau invisible de Wilbur me paraissent un peu trop tordus… C’est néanmoins une grille de lecture assez intéressante – montrant que ce texte presque unanimement décrié par la critique joshiesque n’est pas aussi unilatéralement creux qu’elle le prétend ?

 

Dans « H.P. Lovecraft : Problems in Critical Recognition » (article publié originellement en 1990), Peter Cannon constate que Lovecraft, quand on veut bien parler de lui (il est selon l'auteur peu ou prou inconnu des milieux universitaires), suscite des réactions on ne peut plus contrastées, d’aucuns y voyant un génie, d’autres (plus nombreux sans doute…) un tâcheron à oublier au plus tôt… Il dresse alors un parallèle entre Lovecraft et « son dieu » Poe, dont l’acceptation au fil du temps varie elle aussi, mais les différences sont en fin de compte peut-être plus frappantes que les ressemblances… Il ne me semble pas possible de tirer grand-chose de plus de cet article, conçu à un instant précis pour constater une situation précise. Il y a sans doute bien du chemin à accomplir, mais, un quart de siècle plus tard, j’ai l’impression qu’il y a eu certains changements à cet égard – aux États-Unis comme en France, d’ailleurs. Du moins ai-je l’impression que l’auteur n’est plus autant « ignoré » dans les milieux académiques…

 

Dans « Weird Tales in Retrospect », article publié initialement en 1956, August Derleth revient sur les trente ans de parution de « The Unique Magazine ». Il a comme de juste tendance à le juger plus que positivement, le plaçant clairement au-dessus du lot (tout en louant quelques concurrents tardifs, et notamment The Magazine of Fantasy and Science-Fiction) et louant la revue pour ses auteurs les plus brillants, qu’elle a révélés et soutenus (au premier rang desquels Lovecraft, bien sûr, mais aussi Clark Ashton Smith, et ultérieurement Ray Bradbury ; notons l’absence de Robert E. Howard, loué à demi-mots pour « The Black Stone », mais sévèrement jugé par ailleurs, et notamment pour ses populaires récits consacrés à Conan, que Derleth juge très pauvres sur le plan littéraire…), mais il se montre finalement suffisamment pondéré à l’occasion – ainsi quand il critique, sans doute à bon droit, les ronchons qui regrettent les « good old days » : des trois éditeurs de la revue, tous ont publié des drouilles au milieu des réussites, et les deux derniers n’ont pas manqué d’être critiqués comme étant infiniment moins bons que leur(s) prédécesseur(s)… sans véritable raison. Derleth s’arrête notamment sur le cas de Farnsworth Wright, et, s’il ne se montre pas aussi haineux à son encontre que Lovecraft lui-même, il lui reproche néanmoins d’avoir publié quantité de textes médiocres tout en refusant des chefs-d’œuvre, sans doute parce qu’il avait bien trop en tête les attentes supposées des lecteurs (son attitude à l’égard des textes refusés de Lovecraft, surtout après la mort du gentleman de Providence, est par ailleurs implicitement critiquée). D’autres sujets « polémiques » sont abordés – comme la place de la science-fiction dans la revue, celle qu’elle accordait à des récits « trop horribles » (citant notamment « The Loved Dead » de C.M. Eddy, Jr., nouvelle révisée par Lovecraft), ou encore l’effet des couvertures sexy de Margaret Brundage. Mais, finalement, ce qui m’a le plus marqué ici, c’est l’oubli absolu dans lequel sont tombées toutes les stars de la revue, notamment dans ses premières années… Sans doute à bon droit, en même temps. Lovecraft, Howard et Bradbury (sans doute plus que Clark Ashton Smith) sont ici vraiment des exceptions.

 

Après quoi James Van Hise, qui édite donc cette anthologie critique, livre un « H.P.L. Visits New York – And Runs Screaming ! ʺThe Horror at Red Hookʺ and ʺHeʺ » guère satisfaisant… Le titre a peut-être quelque chose d’amusant, mais, gros problème, il ne correspond absolument pas au contenu : si l’auteur résume hâtivement « The Horror at Red Hook » et « He » (certainement pas les meilleurs textes de Lovecraft – même si je veux bien concéder que, dans mon souvenir, il y a un certain travail sur l’atmosphère dans la seconde de ces nouvelles…), il n’en fait absolument rien – il n’y a pas le moindre aspect critique de quelque sorte que ce soit, et même le rapport à New York, qu’on pourrait supposer central à en juger par le titre de l’article, le thème des nouvelles, et ce que l’on sait de la biographie de Lovecraft, n’est absolument pas envisagé ! En fait, le propos essentiel de James Van Hise dans cet article bancal est tout autre : il entend surtout singulariser l’originalité de Lovecraft par rapport aux pastiches fainéants qui l’ont suivi, et qui se contentent bien trop souvent de procéder mécaniquement en « cochant des cases » de ce qui est censé être « du Lovecraft », sans surtout chercher à y glisser le moindre semblant de voix personnelle. Oui, sans doute – ou du moins ça a été très vrai, peut-être un tout petit peu moins maintenant… Mais, là encore, on ne va guère plus loin. Et si l’article insiste sur l’originalité de Lovecraft, paradoxalement, en l’inscrivant (à raison) dans l’histoire de la littérature « weird », et en ajoutant (bien sûr) qu’on aurait tort d’analyser son œuvre au seul crible de son prétendu « Mythe de Cthulhu » quand d’autres textes mériteraient bien qu’on s’y attarde (c’est vrai – mais probablement pas « The Horror at Red Hook » et « He », pour autant…), là encore, il se contente de la déclaration, ne cherchant en rien à l’étayer. Enfin, vers la conclusion, l’article aborde encore une autre dimension absolument sans rapport avec le titre : il dit que Lovecraft ne se contente pas de faire des allusions à l’horreur, mais qu’il la montre dans toute sa matérialité ; James Van Hise précise que Robert Weinberg, à ce sujet, lui avait dit qu’il se trompait du tout au tout – mais je ne lui donne pas tout à fait tort pour ma part : si je ne ferais pas de cette « monstration » l’élément essentiel de la singularité de Lovecraft – James Van Hise le prétend quant à lui –, je le rejoins volontiers au moins pour dire qu’on a bien trop souvent mal interprété le rôle de « l’indicible » dans les œuvres du gentleman de Providence ; car, oui, bien souvent, Lovecraft montre… N’empêche : cet article de bric et de broc manque de structure comme de propos – c’est peu dire ; c’est incomparablement moins brillant ou même utile qu’à peu près tout le reste dans ce volume…

 

On retrouve ensuite Will Murray pour « Roots of the Miskatonic », un article de géographie et toponymie lovecraftienne – à peu près contemporain de l’article qui suit immédiatement, et qui adopte une approche plus globale sur ce thème. L’auteur cherche donc à établir le cours du fleuve Miskatonic d’après les nombreuses nouvelles où Lovecraft le mentionne, cours qui évoque à bien des égards celui du Connecticut, mais pas seulement, et qui, outre quelques bizarreries qui affectent toujours son parcours, a sans doute été « déplacé » au fil des textes (on y revient dans l’article suivant). Après quoi, se basant sur une vague déclaration de Lovecraft disant que le nom de Miskatonic était « un méli-mélo de racines algonquines », Will Murray étudie les toponymes issus de cette langue (et des dialectes qui en dérivent), dans l’espoir d’obtenir une traduction… Je suis plutôt sceptique pour ma part – j’aurais tendance à croire que Lovecraft a emprunté une racine ici et un suffixe là, sans avoir de vraie signification en tête ; mais Will Murray avance, dans une étude assez complexe quand bien même l’article est assez bref, qu’il était peut-être parfaitement conscient de ce que son lieu mythique désignait… Ce genre d’articles est amusant, quand bien même « extrême » à sa manière : ça oscille entre l’exégèse de pointe dans la quête des sources, d’une part, et d’autre part plus ou moins de délire spéculatif louchant sur l’absurde ; mais c’est amusant…

 

J’avais déjà lu la première version de l’article suivant, toujours de Will Murray, « In Search of Arkham Country I » (dans Lovecraft Studies, no. 13), et mon appréciation à l’époque ressemblait pas mal à celle que je viens d’exprimer pour « Roots of the Miskatonic », et pour les mêmes raisons : cette enquête de terrain ultra-pointue me paraît quelque peu absurde dès sa raison d’être. Pourtant, je ne peux nier que Will Murray marque bien des points, en démontrant – car pour le coup cela tient bien de la démonstration – que les explications données par Lovecraft lui-même à ce sujet (identification de Arkham à Salem, de Kingsport à Marblehead, etc.) ne sauraient s’avérer toujours pertinentes – ne serait-ce que parce que, dans le cas d’Arkham, la plus importante de ces villes de fiction, on trouve très souvent la mention conjointe des deux villes, en évoquant des migrations de Salem à Arkham, etc. L’identification est donc impossible, puisque les deux villes, apparaissant en même temps, sont nécessairement distinctes – mais l’inspiration pas forcément invalidée pour autant, ce me semble… En fait, ce que je retiens surtout de cet article, ce qui me paraît en constituer l’apport le plus intéressant, c’est que la « géographie mythique » de Lovecraft est fluctuante : si, comme dans l’article qui précède immédiatement, le Miskatonic a sans doute vu son cours changer au fil des années et des récits, il ne fait absolument aucun doute qu’il en va de même pour Arkham, d’abord clairement présentée comme se trouvant à l’intérieur des terres, et plus tard seulement comme une ville portuaire – et c’est alors seulement que Lovecraft, dans sa correspondance, mettra en avant l’assimilation à Salem. Cet aspect me paraît effectivement intéressant, et sa mise au jour justifier à elle seule l’article, en ce qu’elle participe d’un constat plus global : quoi que l’on ait longtemps pu en dire, en tirant des conséquences un peu forcées des allégations de Lovecraft lui-même dans sa correspondance, puis en subissant une lecture derlethienne de son œuvre, tendant à la systématisation à tous les niveaux, la géographie mythique de Lovecraft, à l’instar de sa pseudo-mythologie, n’est en fait pas un système parfaitement cohérent – ses frontières, au sens littéral comme au sens figuré, ont évolué au gré des récits de Lovecraft et de ce qui lui paraissait le plus pertinent, de manière spécifique, pour chaque texte. Jusqu’ici, l’article de Will Murray est donc très convaincant, et son travail (de titan) tout à fait admirable. Mais l’article ne manque pas, ultérieurement, de pousser le bouchon un peu loin à mon goût – et d’une manière finalement paradoxale puisque, une fois le caractère « non systémique » de la géographie lovecraftienne démontré, l’auteur réintroduit pourtant ce « système », d’une certaine manière, en cherchant à déterminer précisément quelle ville réelle correspond à quelle ville imaginaire. Or, pour une recherche de ce genre, immanquablement, il a recours à des spéculations bien hardies, avec leur lot de coïncidences forcément significatives, et de toponymes « ressemblants » de manière « déterminante » ; du coup, un certain nombre de ses suppositions dans les pages les plus hypothétiques de cet article me paraissent guère étayées, au mieux – outre qu’elles ne sont sans doute guère significatives (ainsi, par exemple, la volonté de voir dans le patelin d’Oakham, non seulement la source du nom Arkham, mais encore la situation originaire la ville hantée…). Reste une chose, pourtant, qui me paraît plus intéressante, quand bien même hautement spéculative là encore : pourquoi Lovecraft a-t-il ainsi « déplacé » sa région d’Arkham et le cours du Miskatonic ? Will Murray avance que cela pourrait être une conséquence de l’aménagement du « Quabbin Reservoir », amené (après la mort de Lovecraft, mais les travaux avaient bien commencé un peu avant l’époque où il a procédé au « déplacement » d’Arkham et du Miskatonic, vers 1929) à submerger toute la région initialement envisagée – et notamment ce Massachusetts bosselé et sauvage où réside bel et bien l’inspiration (englobante de plusieurs endroits réels) du village maudit de Dunwich (qui, lui, ne réapparaît pas ultérieurement). On évoque d’ailleurs, dans « The Colour Out of Space », un projet similaire… Que cet aménagement du territoire ait influé sur la géographie lovecraftienne est donc assez crédible – mais l’article s’égare peut-être en ce qui concerne d’autres « assimilations », qui me paraissent plus hasardeuses…

 

« In Search of Arkham Country II » n’est pas la deuxième partie de l’article qui précède, mais un retour sur la question, trois ans plus tard ; Will Murray fait état des suppositions faites en la matière par des individus externes aux cercles critiques lovecraftiens, mais revenant sur la question de ce Massachusetts imaginaire. Un premier article, jugé assez sévèrement dans l’ensemble (car reprenant largement les propos de Lovecraft sur Arkham qui serait Salem, etc.), l’amène à revoir quelque peu sa thèse sur l’Arkham située à l’intérieur des terres – et qu’il cherchait donc à Oakham : la journaliste mentionne en effet une bourgade du nom de New Salem, qui aurait été fondée – comme il est souvent dit dans les récits lovecraftiens portant sur Arkham (mais on retrouve aussi cette idée dans « The Dunwich Horror ») – par des colons exilés de Salem suite aux procès de sorcellerie… Will Murray en vient donc à dire que cette Arkham originelle, si elle a emprunté son nom à Oakham, a peut-être bien emprunté sa genèse voire sa situation géographique à New Salem (par ailleurs, il revient sur une relation pas si évidente que cela, mais qui peut faire sens : si l’on retient aujourd’hui le nom de Salem pour les procès de sorcellerie, à bon droit, c’est en oubliant toutefois que les faits incriminés avaient en fait eu lieu dans le patelin de Danvers…). Après quoi Will Murray évoque la lettre, publiée dans un journal local, d’un vieux bonhomme disant avoir croisé Lovecraft à l’époque de « The Dunwich Horror », et, en tout cas, avoir exercé en tant qu’instituteur dans la région que l’écrivain avait décrite sous le nom de Dunwich, avec ses alentours ; il confirmerait ainsi que la région en cause reposerait bien désormais sous les eaux du « Quabbin Reservoir » ; lui aussi, à son tour, se livre cependant à quelques spéculations hardies (par exemple en envisageant que Lovecraft aurait pu dissimuler des noms et envisager à terme que sa Dunwich soit submergée… de crainte de poursuites légales, ce qui me paraît pour le moins improbable !). Mais Will Murray voit dans tout cela l’occasion d’affiner son analyse dans « In Search of Arkham Country I », de la confirmer globalement, et de la préciser à travers la prise en compte de New Salem. Bon…

 

S.T. Joshi livre ensuite « R.H. Barlow and the Recognition of Lovecraft », qui revient sur le cas – pas forcément très connu – du (très) jeune Robert H. Barlow, que Lovecraft avait désigné comme son exécuteur littéraire, à la surprise de tous, et au grand dépit d’August Derleth, tout particulièrement excédé par ce choix qui lui semblait incompréhensible (même s’il n’était lui-même guère âgé non plus)… L’article est donc l’occasion de revenir sur ce que Barlow a pu faire pour préserver les œuvres de Lovecraft et leur assurer une reconnaissance posthume, et c’est tout sauf négligeable. Le personnage est tout de même assez fascinant ; et si Lovecraft avait nombre de jeunes correspondants, celui-ci se distingue pourtant : quand il entame une correspondance suivie avec Lovecraft, en 1931, il n’est âgé que de 13 ans ! Et il n’en a que 19 quand le gentleman de Providence décède, et qu’il lui faut donc entreprendre sa difficile tâche d’exécuteur littéraire… La jeunesse de Barlow, à bien des égards, est certes un trait caractéristique de son mode de de fonctionnement : dans les années 1930, il multiplie les projets d’édition, avec un enthousiasme flagrant… mais a tendance à papillonner un peu trop : sitôt un projet entamé, il passe à un autre sans mener le premier à terme, aussi n’en sort-il rien en définitive… Pourtant, son activité aura des conséquences cruciales pour ce qui est de la reconnaissance posthume de Lovecraft : du vivant de l’auteur, il collecte inlassablement ses manuscrits (toutes époques et tous genres : sans doute a-t-il été un des premiers à voir l’intérêt des essais ou de la poésie de Lovecraft, et, très vite après le décès de son maître, il entreprend de rassembler également ses lettres auprès de nombre de ses correspondants, autant de documents précieux qu’il confie à la garde de la Bibliothèque John Hay de l’Université Brown à Providence – pourtant plus que sceptique à l’époque, mais qui n’a sans doute pas regretté ces acquisitions précoces…) ; auparavant, il offre parfois de taper ces textes à la machine en lieu et place de Lovecraft lui-même (qui détestait cela) ; il lance quelques projets d’édition de ses œuvres (notamment The Shunned House et Fungi from Yuggoth), mais qui n’aboutissent pas ; on lui devra cependant plus tard une édition du Commonplace Book, témoignant de sa lucidité, et qui, pour être semble-t-il criblée d’erreurs, l’est cependant bien moins que celle publiée par Derleth et Wandrei via Arkham House – et, si ses relations avec ces derniers n’étaient semble-t-il guère amicales, il a joué un rôle dans les premières publications de la maison, et notamment dans l’édition des romans de Lovecraft The Case of Charles Dexter Ward et The Dream-Quest of Unknown Kadath (il avait travaillé dessus du vivant de Lovecraft), et plus tard de At the Mountains of Madness. Mais voilà : Derleth et Wandrei l’ont plus ou moins mis de côté, sans plus d’égards, au point de récupérer finalement son statut d’exécuteur littéraire (je ne me souviens plus des circonstances exactes, par contre ?) ; et, de toute façon, le jeune Barlow, qui avait la bougeotte, a eu tendance à s’éloigner du fandom d’alors, gagnant ultérieurement un certain renom en tant qu’anthropologue et archéologue, tout particulièrement au Mexique ; ses fictions « weird » ont pour la plupart été oubliées (y compris ses « collaborations » avec Lovecraft, même s’il faut peut-être accorder une place particulière à « The Night Ocean », où le rôle de chacun a longtemps fait débat, et à la révision « ʺ’Till All the Seasʺ », figurant dans The Horror in the Museum and other revisions ; mentionnons enfin la sympathique petite blague que les deux ont concoctée ensemble, « The Battle That Ended the Century »), et on l’a davantage apprécié en tant qu’anthropologue, donc, mais aussi poète. La carrière de Robert H. Barlow, dans quelque domaine que ce soit, a hélas connu une fin prématurée : il s’est suicidé en 1951, à l’âge de 33 ans seulement… Un article tout à fait bienvenu, portant sur un personnage des plus intéressants, et dont le rôle dans la perpétuation de l’œuvre lovecraftienne doit sans doute être réévalué.

 

L’article suivant, dès le titre, a quelque chose de passablement déroutant : August Derleth y dénonce les « Myths About Lovecraft », alors qu’il ne s’est certes pas privé d’en propager lui-même, et un bon paquet (la « black magic quote », les « collaborations posthumes » sur lesquelles je vais d’ailleurs revenir, etc. Voir The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos)… Mais cet article, originellement publié en 1949, dénonce effectivement certains fantasmes d’antan – ainsi que d’autres allégations qui n’étaient pas forcément si « mythiques » que cela… Non, Lovecraft n’est pas mort de faim ; non, il ne s’est pas davantage suicidé – sur ces deux points, on ne saurait contester Derleth, et il est assez navrant de constater combien la mort d’un auteur (ou de quiconque a atteint un certain statut dans quelque domaine que ce soit, sans doute) est à même de susciter les pires fantasmes… Le troisième point, cependant, est autrement problématique : Derleth y nie que Lovecraft ait été « violemment antisémite » (le contexte de l’article, un peu après la Deuxième Guerre mondiale, avait sans doute considérablement changé la donne en la matière…), défense qui ne tient toutefois guère – il n’a pas tort sur tous les points, cependant, ainsi quand il explique que Lovecraft, au départ du moins, était violemment hostile à quiconque ne s’inscrivait pas dans sa propre culture, sans faire vraiment de détail (pas dit que ça en constitue une image plus sympathique à cet égard...), et en avançant qu’il s’agissait plus là d’un sentiment de peur pour l’inconnu et pour le changement, plutôt qu’un racisme « instinctif », Derleth avançant que ce comportement relève du seul complexe d’infériorité (ce qui est sans doute à débattre, au mieux… et oublie la part de théorisation et rationalisation du racisme chez Lovecraft, qui le distingue à mon sens clairement du racisme véritablement instinctif du quidam), que ne ressentait en rien Lovecraft (à voir ?) ; apparaît aussi l’idée que Lovecraft, sur le tard, aurait considérablement modéré ses opinions en l’espèce (son tournant politique ne fait aucun doute ; sur la question plus spécifique du racisme, je suis quand même plus réservé) ; quant à l’argument utile selon lequel Lovecraft ne pouvait être antisémite, puisqu’il avait épousé une Juive, bon… Les derniers « mythes » sont en rapport avec l’activité d’Arkham House, la maison d’édition que Derleth avait fondée avec Donald Wandrei pour publier les œuvres de Lovecraft. Là aussi, la vérité est parfois un brin différente que ce que Derleth en dit… Il commence par nier que sa maison gagne « une fortune » sur le dos de Lovecraft, et c’est sans doute indéniablement une calomnie (a fortiori en 1949…) ; après quoi il s’en prend violemment aux « fans » critiquant Arkham House pour sa mainmise et ses éditions « bâclées », et prétendant pouvoir faire mieux de leur côté – mais ici, Derleth se montre très agressif, et aussi très possessif : les textes de Lovecraft seront publiés par Arkham House, point – la maison a le droit pour elle, et ne laissera certainement pas quiconque s’approprier les œuvres de Lovecraft pour générer des revenus indus et « pirates » (avouons qu’après le « mythe » précédent, et l’article de S.T. Joshi sur Robert H. Barlow, cette revendication d'exclusivité a quelque chose d’un brin déstabilisant…). Le dernier « mythe » est très étonnant, Derleth reconnaissant volontiers que, non, Lovecraft n’a pas laissé derrière lui nombre de manuscrits inachevés – il parle de l’ébauche qu’il a utilisée pour écrire The Lurker at the Treshold, ce qui est déjà une déformation notable, pourtant, mais dit qu’il n’y a peu ou prou rien d’autre… ce qui ne l’empêchera cependant pas de poursuivre l’imposture de ses « collaborations posthumes ». Un autre aspect à retenir quant à ce qui concerne ce dernier « mythe » : Derleth y annonce déjà les « derniers » projets de publication concernant Lovecraft, à savoir Something About Cats and other pieces… et les Selected Letters, en envisageant semble-t-il une publication rapide et condensée en un unique volume, quand les cinq volumes finalement édités ne commenceront à paraître que quinze ans plus tard et demanderont des années de travail ! Un document intéressant, à ne pas prendre pour argent comptant, donc, mais très éclairant sur son contexte.

 

S.T. Joshi nous propose ensuite « A Look at Lovecraft’s Letters », utile synthèse sur le sujet. C’est notoire, Lovecraft, même s’il dit s’y être mis somme toute tardivement (et sans doute sa découverte du journalisme amateur a-t-elle joué un rôle ici), était un grand épistolier – sans pareil, à vrai dire. Les cinq volumes des Selected Letters, s’ils sont déjà assez touffus, n’en donnent en fait qu’un échantillon très limité (d’autant que des coupes sont effectuées dans ces lettres – S.T. Joshi évoque par exemple une lettre à Robert Bloch dont seuls trois paragraphes ont été publiés… alors qu’elle faisait 46 pages !) ; à se fonder sur l’estimation courante d’une correspondance complète tournant autour des 100 000 lettres, Joshi avance qu’un millier de volumes de taille similaire seraient nécessaires pour l’offrir au public (si seulement c’était possible, au sens où l’on disposerait de tout ce matériau – c’est bien sûr très loin d’être le cas) ; comparant aux trente années nécessaires à l’édition de la correspondance de Voltaire en (seulement…) 107 volumes, Joshi avance que, en s’y mettant maintenant, l’entreprise ne serait pas achevée avant le tournant du XXIVe siècle…Tout ceci est amusant (autant qu’absurde – ne serait-ce qu’en raison des lettres perdues voire détruites, majoritaires, et de leur intérêt intrinsèque, sans doute variable), mais, ce qu’il faut en retenir, c’est donc que, outre le volume écrasant de la correspondance si on la compare à la fiction ou à la poésie lovecraftiennes, même avec les Selected Letters, pourtant assez uniques en leur genre (quels auteurs d’imaginaire se sont venus accorder cet honneur ?), nous sommes très, très loin de disposer d’un matériau suffisant pour appréhender au mieux Lovecraft. Ceci étant, ne fantasmons pas trop : la plupart de ces lettres, sans doute, étaient brèves (une feuille recto-verso, disons) et probablement prosaïques, sans rien de commun avec les monstres épistolaires qu’il commettait souvent par ailleurs (il a parfois envoyé des lettres de plus de 100 pages, on n’ose imaginer la réaction de ses destinataires à la réception de pareils courriers…), même si ce sont bien sûr le plus souvent ces derniers qui nous intéressent – des lettres aux allures d’essais, cependant écrites au fil de la plume (même si sans doute moins que ce que Lovecraft prétendait – on a retrouvé à l’occasion des notes de rédaction, avec des esquisses de plans), et pouvant aborder une infinité de sujets, des plus sérieux aux plus triviaux, en employant par ailleurs une multitude de tons : dans le fond comme dans la forme, Lovecraft, en effet, s’adaptait à ses correspondants (mais il ne s’agit certainement pas d’hypocrisie pour autant ! Cela relève bien plus de l’attention et du jeu, dans une égale mesure) – aussi une lettre adressée à Elizabeth Toldridge n’a-t-elle sans doute pas grand-chose à voir avec une lettre à Frank Belknap Long, ou une lettre à August Derleth avec une lettre à Robert E. Howard… Par ailleurs, si l’abondante correspondance avec ce dernier a un statut particulier (qui fait l’objet de l’article suivant), et si Joshi considère que « le pinacle de l’art épistolaire » de Lovecraft réside dans ses échanges avec Frank Belknap Long et Clark Ashton Smith, il avance aussi que les noms moins connus ayant fait l’objet d’une correspondance suivie (notamment des personnalités du journalisme amateur, des correspondants réguliers éventuellement membres des cercles de correspondance tel que le Kalem Club) sont régulièrement ceux qui ont occasionné les échanges les plus enrichissants (pour ce qui est des auteurs « weird », par ailleurs, Howard et Smith sont sans doute des exceptions – les lettres de Lovecraft à des auteurs en place ne sont semble-t-il guère édifiantes). Quoi qu’il en soit, ces monstres aux allures d’essais (et dont, parfois, des essais ont bel et bien été tirés ultérieurement) sont aussi très instructifs quant à l’évolution du style de Lovecraft – bien plus que ses fictions ou poésies : Joshi s’étend ainsi sur le parasitage (ponctuel) du XVIIIe siècle, voyant Lovecraft vainement tenter de sonner comme ces auteurs qu’il appréciait tant, et qui, tels Walpole, Johnson, Dryden, etc., sont aujourd’hui connus, d'après Joshi… bien plus pour leur correspondance que pour leurs fictions ou leur poésie (certains, à l’évidence, rédigeant d’ailleurs leurs lettres en ayant à l’esprit qu’elles seraient un jour compilées et publiées…). Joshi, à vrai dire, semble exprimer que Lovecraft, à ses yeux, mériterait d’être bien davantage connu pour sa correspondance que pour ses fictions… Sans dénigrer ces dernières, bien sûr, mais c'est quand même une déclaration hardie. Il semble d'ailleurs croire que cela pourrait bien être le cas à terme (j’en doute, quand même…). Une certitude en tout cas : si nombre de critiques n’ont cessé de colporter l’idée que Lovecraft était beaucoup trop accaparé par ses lettres, qu’il perdait son temps à s’épancher ainsi dans une littérature « privée », qu’il aurait dû en écrire moins, et – le syllogisme est un peu bancal… – qu’ainsi il aurait écrit davantage de fictions (aucune certitude à ce sujet, vraiment aucune !), car ce sont elles qui comptent vraiment, Joshi n’est vraiment pas d’accord ; outre que personne sans doute n’a à dire à qui que ce soit ce qu’il doit écrire, cette vison bien courte néglige la richesse stylistique autant que philosophique des lettres, parfois d’ailleurs des ateliers pour ses fictions, qui, au-delà de leur poids minime comparé à celui de la correspondance, bénéficiaient ainsi considérablement des échanges de Lovecraft, lesquels, parfois, les suscitaient…

 

Suit un autre article consacré à la correspondance, mais à un de ses aspects plus précisément : « The Lovecraft/Howard Correspondence », dû à Rusty Burke. Ce dernier est sans doute plus un howardien qu’un lovecraftien et, à l’occasion, ça se sent… Ceci dit, bien qu’étant pour ma part de l’autre côté du détroit, je ne me sens finalement guère souvent de lui donner tort, jusque dans ses perfidies ! La correspondance entre Lovecraft et Howard, quoi qu’il en soit, bénéficie d’une certaine aura – rien d’étonnant à cela : nous y voyons après tout deux des plus importants auteurs d’imaginaire du XXe siècle converser et débattre au fil de très longs et très complexes échanges… Les débuts de cette correspondance sont bien sûr rappelés (un point de détail linguistique et anthropologique qui avait intrigué Howard lorsqu’il avait lu – et adoré – la réédition de « The Rats in the Walls » dans Weird Tales) ; se met alors en place une correspondance suivie (Farnsworth Wright ayant transmis à Lovecraft), qui se montre souvent, et dès le début, d’une extrême érudition – tout d’abord centrée sur des questions historiques, ethnologiques et linguistiques, mais dépassant somme toute assez vite ce seul cadre. La grande particularité de cette correspondance, au-delà, réside dans l’attitude de Howard, qui tranche sur celle de bon nombre des correspondants de Lovecraft – a fortiori parmi les plus jeunes : si, dans les premiers temps, il joue volontiers le rôle de l’admirateur, face à un Lovecraft qui, à son habitude sans doute, endosse quelque peu de lui-même un rôle de maître et de mentor (à plus ou moins bon droit…), cette première étape de la correspondance ne s’éternise pas ; car Howard n’a rien d’un fan transi, au fond – et, surtout, il ne se laisse pas faire… C’est ainsi qu’on en arrive progressivement à la longue et complexe controverse opposant barbarie et civilisation – y sont corrélés d’autres débats, portant sur l’importance respective du physique et du mental, ou encore sur le maintien de l’ordre et le rôle des autorités à cet égard. Lovecraft est ici égal à lui-même : l’admirateur de Rome est nécessairement porté sur la défense de l’ordre social, et, par ailleurs, l’aristocrate de l’intellect confère une bien plus grande importance aux facultés de l’esprit, recherche scientifique et art, qu’aux vulgaires « qualités » physiques, reliquats d’un âge antérieur où la brute avait son rôle – un passé à déplorer, ou plutôt y a-t-il tout lieu de se féliciter de ce que la civilisation ait permis de passer à autre chose… Ici, il y a peut-être un vague paradoxe : notre gentleman foncièrement conservateur, voire carrément réactionnaire, a beau vivre souvent dans le passé, il en vient malgré tout à priser un certain progrès ! Mais il est vrai que ses opinions politiques ont évolué durant toute la période de cette correspondance (1930-1936), et peut-être même Howard n’y est-il pas pour rien… Ce dernier, sans doute, est lui aussi égal à lui-même : le Texan loue la Frontière et son esprit, admire autant (si ce n’est plus, ce que semble croire Lovecraft, et peut-être Howard en rajoute-t-il) les performances physiques que les performances intellectuelles ou artistiques, et défend contre vents et marées la liberté individuelle – ce qui passe notamment par la dénonciation de la corruption des autorités en place et de leurs sbires policiers, mais tout autant par la vigoureuse critique des sympathies politiques de Lovecraft concernant ses « amis fascistes »… Mais ce qui explique cette farouche opposition – parfois aux extrêmes limites de la cordialité, d’ailleurs (mais les deux hommes s’estimaient et admiraient assurément : d’un paragraphe à l’autre, ils passent à tout autre chose, et le feu de la controverse laisse la place à une amitié sincère et enjouée – avec éventuellement des excuses concernant les assauts les plus virulents suscités par le débat, d’ailleurs…) –, du moins en partie, réside dans les manières d’êtres (plus ou moins inconscientes, sans doute) des deux correspondants : Lovecraft, assumant du moins au début son rôle de mentor, ne rechigne pas à l’étalage d’érudition, qui s’avère parfois teinté d’une vague condescendance ; or Howard n’étant ni idiot, ni inculte (ou en tout cas sans doute bien moins qu’il le disait), finit par réagir à ce travers avec fougue… Parallèlement, Lovecraft a sans doute quelque chose d’obtus, en bien des circonstances : il tend à tirer des généralités des propos de Howard quand cela n’avait pas lieu d’être, déforme plus ou moins consciemment ce que son « adversaire » dit (c’est tout particulièrement flagrant dans le débat annexe opposant le physique au mental), et tend par ailleurs – c’est ici qu’il est tout particulièrement borné – à enrober ses propres idées d’une aura de rationalité scientifique les rendant incontestables (autant pour l’épistémologie de la falsification, hein, même si ça doit venir plus tard), là où, avec un mépris sans doute guère conscient, il relègue les allégations de Howard, quelles qu’elles soient, au rang d’ « opinions », par essence moins solides… En face, Howard, donc, ne se laisse pas faire ; et, là encore, sa manière d’être l’amène à s’opposer vigoureusement à Lovecraft, probablement de deux manières : d’une part, il « romance » ses exemples, en rajoutant sans cesse, en narrateur passionné qu’il est… mais au point parfois de déformer radicalement la vérité (ainsi quand il traite de la violence inhérente à la Frontière, en mélangeant les époques sans vergogne – mais sans doute parce que la différence lui paraissait sincèrement nulle et non avenue –, et en dressant l’étrange tableau d’un Texas des booms pétroliers largement plus violent qu’il ne l’était en réalité ; d’où une opposition radicale avec la Nouvelle-Angleterre de Lovecraft, le gentleman de Providence étant par nature porté au régionalisme au point de faire de son petit coin de terre l’alpha et l’oméga en toutes matières, et le pinacle de la civilisation autant que le cadre privilégié de l’horreur…) ; d’autre part – c’est plus délicat sans doute, la question a fait débat chez les exégètes howardiens –, je ne me sens pas d’exclure une certaine tendance à la paranoïa de la part de Howard (ce qui renvoie donc à la question de ses « ennemis », voir le Blood & Thunder de Mark Finn pour une contestation de cet aspect – qui ne m’a pas totalement convaincu, mais je ne suis certes pas un expert en la matière) ; en tout cas, des fois, il sur-interprète clairement les propos de Lovecraft, ce qui étonne considérablement ce dernier, ne comprenant pas quelle mouche pique subitement son ami : il est vrai qu’il était porté sur le sarcasme fielleux, mais comme un comportement social n’empêchant certainement pas la cordialité globale, et ne prêtant guère à conséquence… Mais Howard, lui, en vient à déceler des attaques partout, et ses réponses s’en ressentent, souvent bien plus perfides que ce qu’il avait cru, à tort, lire dans les lettres de Lovecraft… Les malentendus, de part et d’autre, sont donc légion ; pourtant, globalement, le débat vole étonnamment haut et s’avère des plus intéressants. Sans doute, par ailleurs, a-t-il joué un rôle crucial dans l’évolution des récits de Robert E. Howard (probablement moins du côté de Lovecraft, même si ce n’est pas totalement exclu pour autant). Les dissertations, au début de la correspondance entre les deux hommes, portant sur le peuplement antique des îles britanniques et les légendes du « Petit Peuple », avaient sans doute déjà joué leur rôle (par exemple dans « Les Vers de la Terre », et d’autres récits figurant de même dans Bran Mak Morn), sans même parler des variations « cthuliennes » de Howard, ce qui va bien au-delà du seul pastiche « La Pierre Noire ». Le débat, toutefois, va tout changer en la matière – l’influence relevant alors plutôt des encouragements de Lovecraft et des frustrations de Howard, autorisant enfin le développement d’une voix toute personnelle. Ainsi, à en croire Rusty Burke, si Howard a écrit « Au-delà de la Rivière Noire » et « Les Clous rouges », probablement les deux meilleures histoires de Conan (et sauf erreur les dernières), c’est en bonne partie du fait de cette controverse – Howard cherchant à clarifier et à exprimer au mieux son ressenti sur la question, y trouvant l’occasion de récits d’une profondeur indéniable, tranchant tout particulièrement sur les nouvelles « à formule » qu’il avait été amené à vendre en profitant de l’engouement déjà sensible pour le plus célèbre de ses héros récurrents (ce qui a pu aussi jouer sur des textes plus mineurs, et notamment Almuric semble-t-il, pas évoqué ici toutefois) ; mais une autre raison d’aborder la fiction sous cet angle réside dans cette correspondance : les acclamations enjouées de Lovecraft concernant les récits « western » qui émaillent les lettres de Howard (et qui, effectivement, vont bien au-delà de la simple évocation historique, pour devenir recréations artistiques, donnant l’impression d’un « Two-Gun Bob » qui aurait assisté lui-même aux événements qu’il rapporte) ; assez tôt, en effet, Lovecraft incite son correspondant à écrire dans cette direction, et si Howard concède que c’est là une chose qu’il aimerait faire un jour, il semble tout d’abord douter de sa capacité à produire une histoire intéressante dans ce cadre, et en tout cas à la hauteur de sa fascination… Dès lors, outre les textes cités, l’orientation tardive des récits de Howard, portant de plus en plus sur le « sud-ouest » des États-Unis, a peut-être quelque chose à y voir – c’est même assez probable en ce qui concerne certains textes fantastiques figurant dans Les Ombres de Canaan (où, d’ailleurs, si le cadre ne correspond pas tout à fait, la nouvelle « Les Pigeons de l’enfer » relève bien elle aussi de la « réponse » à Lovecraft) ; cela vaut peut-être aussi pour les westerns « légers » à la Breckinridge Elkins qui l’occuperont les dernières années de sa vie ; quant à des récits « western » plus « graves »… peut-être Howard n’a-t-il pas eu le temps de s’y mettre (même s’il en existe bien quelques-uns, comme « The Vultures of Wahpeton », que je n’ai toutefois pas lu). Son suicide, à n’en pas douter, a beaucoup affecté Lovecraft – et peu importe que les deux écrivains ne se soient jamais rencontré : leurs échanges, uniques en leur genre, d’une ampleur et d’une profondeur rares, étaient assurément à même de créer un lien très fort, bien au-delà des rancœurs et des exaspérations qui en venaient à les émailler au fil de l’interminable et pourtant passionnante controverse. Le gentleman de Providence y reviendra, d’ailleurs, y compris dans sa nécrologie – et peut-être est-ce même là qu’il en viendra à avouer, à demi-mots, que Howard était, si ça se trouve, dans le vrai, et que lui-même se trompait peut-être…

 

Rien à dire ici sur l’article de John Haefele, « Chronogical Listing of H.P. Lovecraft Photographs : Where Reproductions Have Been Published » : tout est dans le titre, c’est un outil de recherche…

 

Après quoi Ben Indick livre « The EOD », pour « Esoteric Order of Dagon » ; mais rien à voir en fait avec la secte apparaissant dans « The Shadow over Innsmouth » : il s’agit là d’une variante tardive du mouvement du journalisme amateur (pas tout à fait un fanzine, donc, l’auteur parle d’ « APAzine » – « APA » pour « Amateur Press Association » ; l’idée étant que les numéros de la revue compilent les propres fanzines des participants pour en former un gros recueil, quatre fois par an – les contributeurs sont en principe tenus d’y participer à chaque fois, et le recueil circule entre les différents « acolytes » ; je ne sais pas s’il existe un terme français pour rendre cette notion ?). Il m’est difficile d’en retirer grand-chose, toutefois – non que le texte soit intrinsèquement mauvais, mais il témoigne d’une activité on ne peut plus fandomique, et qui ne fait sans doute guère sens pour qui n’en a pas été – d’autant plus après tout ce temps, et au-delà de l’Atlantique encore… Tout au plus puis-je relever quelques collaborateurs notoires – au milieu d’un grand nombre d’inconnus en ce qui me concerne. Le premier à me parler, dès le départ, est Dirk W. Mosig – un des principaux artisans du renouveau de la critique lovecraftienne dans les années 1970 (voyez Mosig at Last), mais qui, dans ce milieu qu’il ne comprenait guère, avait sans doute tout du chien dans un jeu de quilles… Plus tard, on relèvera l’apparition de la plupart des grands noms de l’exégèse lovecraftienne – comme S.T. Joshi, qui succèdera à Mollie Burleson à la tête de l’entreprise (celle-ci ne s’appelait pas Burleson au départ, mais Werba – c’est justement dans le cadre de cette activité qu’elle a rencontré Donald R. Burleson et l’a épousé), mais aussi David Schultz, Darrel Schweitzer, Robert M. Price, et bien d’autres encore. Une autre époque, tout de même – Ben Indick, qui a vécu tout cela de l’intérieur, en témoigne assez, même s’il tendait alors (l’article initial date de 1992, mais a été révisé pour cette publication de 1999) à croire, ou vouloir croire, que l’entreprise se poursuivrait encore longtemps (je ne sais pas ce qu’il en est, mais ai tendance à croire que l’informatique et Internet lui ont été fatales…?).

 

On passe à tout autre chose avec « A Pre-Lovecraft Cthulhu Dreamer », de Leon L. Gammell, article traitant d’un éventuel prédécesseur de Lovecraft largement sombré dans l’oubli (mais pas forcément une influence à proprement parler, c’est même peu probable, si pas impossible), à savoir le roman The Rod of the Snake, publié en 1917, et dû à Vere Shortt (en fait, en partie seulement, quand bien même l’essentiel : Shortt est mort au Front pendant la Première Guerre mondiale, et le roman a été achevé par sa sœur, Frances Matthews). Un roman sans doute guère satisfaisant dans l’ensemble, d’autant que son propos « weird » souffre d’un parasitage de romance (rien à voir avec Lovecraft, pour le coup… On a pu relever toutefois que le personnage de la grande-prêtresse pouvait faire penser à la terrible négresse de « Medusa’s Coil », c’est assez vrai), qui plus est très convenue, et peut-être encore davantage quand Mme Matthews prend le relais (la fin du roman ne faisant clairement pas montre du même imaginaire que le début). Mais on y trouve des éléments qui, pour l’auteur, anticipent bien le « Mythe de Cthulhu », avec des divinités inconnues (et « extérieures »), issues des temps anciens de la Lémurie (présentée comme étant la plus vieille partie de l’Atlantide), et qu’une association grand-guignolesque de mulâtres (nous sommes en France, au passage) entend bien rappeler dans notre dimension pour asseoir sa domination sur la planète… Oui, il y a bien quelque chose là-dedans, c’est indéniable – mais en fait, et Leon L. Gammell le reconnaît en un endroit, c’est peut-être plus « pré-derlethien » que « pré-lovecraftien » à proprement parler (avec l’idée de ces dieux extérieurs plus ou moins « bannis », et d’une lutte millénaire opposant les dieux « bons » de la Lémurie – ici un serpent, qui orne la baguette du titre, artefact bénéfique dont la fonction a quelque chose du « signe des Anciens » façon Derleth – et ses dieux « mauvais » – ici un singe, aperçu via une statuette, qui, pour le coup, entre en résonance avec la statuette de Cthulhu dans « The Call of Cthulhu ») ; du coup, même si la ressemblance mérite bien d’être relevée, je tends à ne la considérer que comme superficielle (au sens où l’apport essentiel de Lovecraft ne consiste pas forcément en cette célèbre pseudo-mythologie, quoi qu’on en ait dit, mais en la philosophie indifférentiste, matérialiste et imprégnée d’horreur cosmique qui la fonde – c’est à débattre, toutefois) ; mais elle peut indiquer, j’imagine, qu’il y avait quelque chose dans l’air du temps ? Le plus ennuyeux dans cette histoire, cependant… c’est que les longs extraits de The Rod of the Snake qui sont ici repris sont très peu enthousiasmants, pour rester poli ; le style est au mieux terne, et l’intrigue, au fur et à mesure qu’elle progresse, se montre de plus en plus tristement convenue – jusqu’à un climax assez navrant (dû à Frances Matthews, donc) à base de jeune fille (la fiancée du héros, ben oui) enlevée (ben oui) pour être sacrifiée aux Puissances des Ténèbres (ben oui) par les mulâtres (ben oui), lesquelles Puissances, frustrées de leur cadeau par l’intervention opportune des « gentils » (ben oui), se retournent contre la prêtresse impie (ben oui), et ouf, la morale est sauve, et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants (les « gentils », pas les Puissances des Ténèbres, hein…). Dommage. Une dernière remarque en passant, quand même : la scène où le héros s’entretient avec un occultiste de la Lémurie et de ses dieux m’a beaucoup fait penser à la nouvelle de Colin Wilson « The Return of the Lloigor », dans Tales of the Cthulhu Mythos – ce n’est sans doute qu’une coïncidence, mais ça m’a quand même interloqué.

 

Suit « Rusty Chains », un article publié initialement dans un fanzine en 1956, et dans lequel un tout jeune écrivain de science-fiction (âgé de 22 ans alors, mais qui avait commencé à publier quatre ans plus tôt), peu ou prou inconnu alors, dit tout le mal qu’il pense de Lovecraft ; ledit écrivain est un certain… John Brunner. Il explique que Lovecraft, comme bien d’autres auteurs (dont par exemple Robert Heinlein, tout de même), jouissait d’une excellente réputation dans le fandom SF, qui l’a fait s’attendre à quelque chose d’extraordinaire et d’inégalé ; rude déception, du coup, quand il s’est mis à le lire (ou du moins à essayer, il ne semble pas avoir vraiment creusé la question, de manière générale)… Pour lui, Lovecraft est un très mauvais écrivain, et cela va même plus loin : il n’est pas une simple déception à ses yeux, pure question d’opinion, mais bien un auteur objectivement entièrement dépourvu du moindre intérêt (Brunner va jusqu’à dire que c’est le premier auteur « réputé » à lui avoir fait cette impression). Sa diatribe contient sans doute du vrai à l’occasion, mais pèche à bien des égards – notamment en ce que, d’une part, Brunner n’a finalement pas assez lu Lovecraft pour en dire quoi que ce soit (il fait des allusions à quelques tentatives çà et là, mais le seul texte qu’il cite véritablement est At the Mountains of Madness, et pour dire qu’il n’a jamais pu le lire en entier), et, surtout, de toute évidence, il ne le comprend pas – effectivement, au sens le plus strict, il ne « voit » pas ce qui en fait l’intérêt, et un certain nombre de ses critiques tombent complètement à côté de la plaque ; par exemple, quand il critique le manichéisme de Lovecraft, ses créatures étant à ses yeux « maléfiques », y compris les Choses Très Anciennes de At the Mountains of Madness (sacré contresens…), quand il critique son « fantastique » comme passéiste (autant pour la dimension SF pourtant marquée de ce texte précisément), ou encore quand il consacre d’assez longs développements à « démontrer » que la seule véritable horreur est par essence psychologique (rien d’étonnant à ce qu’il n’ait pas apprécié le matérialisme et « l’objectivité » de Lovecraft, avec ses personnages archétypaux réduits à leur fonction de perception…). Ce texte très violent, sans doute guère convaincant dans l'ensemble, suscite immanquablement des réponses, auxquelles Brunner répondra à son tour ; le problème est sans doute que les trois zélotes de Lovecraft qui montent hardiment à l’assaut (encore que le ton reste globalement courtois) ne se montrent pas forcément beaucoup plus pertinents ; c’est du moins le cas, assez clairement, en ce qui concerne Sam Moskowitz et Edward Wood (une note précise que « This is not the same Ed Wood who made bad movies »…), qui colportent eux aussi des interprétations douteuses, en usant d’une rhétorique parfois maladroite ; entre les deux, toutefois, il y a Fritz Leiber – écrivain déjà reconnu, et que Brunner admirait… Leiber touche juste à l’occasion, notamment en citant d’autres « classiques » qui peuvent faire un effet similaire à celui qu’évoque Brunner par rapport à Lovecraft – le plus amusant dans tout ça étant que les œuvres citées par Leiber… sont justement admirées par Brunner, joli retournement de situation ! J’ajouterais, à titre personnel, que je ne peux totalement jeter la pierre à Brunner en l’espèce, quand bien même j’adule Lovecraft : sa réaction n’a pas manqué de me ramener à la mienne, quand j’ai essayé de lire Van Vogt, auteur loué et célébré dans le milieu comme un merveilleux « classique », un « incontournable », et que j’ai pourtant systématiquement détesté – et j’ai quand même poussé le vice jusqu’à en lire sept bouquins, maso de moi ; beuh… Et puis un truc amusant dans la réponse de Leiber, par ailleurs – parmi les œuvres « difficiles » et « lentes » qu’il énumère, en appuyant sur leurs défauts… figure déjà Le Seigneur des Anneaux de Tolkien, alors que les trois volumes n’en étaient parus qu’au cours des deux années précédentes ! Sacrée surprise, là – mais Leiber ne se montre pas vraiment enthousiaste… Quoi qu’il en soit, sa réponse n’est pas beaucoup plus convaincante que les autres, en définitive… Les quatre participants, en fait, témoignent d’un certain embarras, chacun à sa manière. Suit un retour tardif de James Van Hise, dont je retiendrai surtout une chose assez juste : à l’époque de cette petite controverse fandomique, si, à en croire Brunner, on présentait Lovecraft comme un grand auteur du genre, c’était dans le milieu très restreint des lecteurs les plus curieux de l’imaginaire ; on peut comprendre, dès lors, que Brunner, à cette époque, ait prétendu que Lovecraft, en triste et poussiéreuse relique d’un passé qui n’a rien de glorieux (et là je veux bien le rejoindre : cette tendance des fans a toujours se tourner vers un supposé « Âge d’Or » est aussi vaine qu’agaçante), ne manquerait pas de sombrer bientôt dans les limbes… alors que c’est justement durant la décennie suivante qu’il émergera de plus en plus, jusqu’à bénéficier d’une célébrité posthume inouïe, et l’on voit bien ce qu’il en est maintenant.

 

Un dernier article en guise de postface : « Amateur Affairs », signé par Hyman Bradofsky, et publié durant l’été 1937, peu après la mort de Lovecraft. Cet article, non exempt d’une certaine maladresse à l’occasion, et qui s’étend sur l’investissement de Lovecraft dans le milieu du journalisme amateur, s’avère pourtant étonnamment juste et lucide (par exemple en mettant en avant la dimension « scientifique » de l’auteur, et en subodorant les trésors de sa correspondance d’une manière qui n’est pas sans évoquer les allégations de S.T. Joshi plus haut dans le recueil) – et, bien sûr, il se montre aussi assez touchant…

 

Ces derniers articles, en y incluant cette « postface », mettent bien l’accent sur une dimension essentielle de cet ouvrage : il émane du fandom, et s’assume pleinement en tant que tel, avec même un certain zèle tenant peu ou prou de l’apologie sinon de la croisade. Mais c’est un aspect intéressant de la chose et qui, finalement, se mêle très bien à l’exégèse érudite des articles les plus pointus le composant ; en même temps, dès le départ, Will Murray nous gâtait avec son long article sur Lovecraft et les pulps… La boucle est ainsi bouclée, et d’une manière, non seulement pertinente, mais aussi tout à fait sympathique. The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft est une très chouette anthologie critique, et même mieux que ça. Très recommandable.

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Contes d'Ise

Publié le par Nébal

Contes d'Ise

Contes d’Ise, [Ise Monogatari], traduit du japonais, présenté et annoté par G. Renondeau, traduction relue par Bernard Frank, [Paris], Gallimard – Unesco, coll. Connaissance de l’Orient, série japonaise – coll. Unesco d’œuvres représentatives, série japonaise, [1969, 1988] 2016, 181 p.

 

Mon regain d’intérêt pour la littérature nippone a des conséquences effroyables, notamment celle-ci : il me faut lire de la poésie…

 

Cela fait sans doute quelque temps que ce n’est pas revenu en ces pages, mais les plus préhistoriques des lecteurs de ce blog se souviennent peut-être d’un pathétique running gag à ce propos – et se souviennent peut-être aussi que j’en rajoutais délibérément… Le fait est que j’ai du mal avec la poésie ; bien souvent, son intérêt me dépasse, et ses jeux de sonorités autant que la subtilité de ses images me laissent de marbre. Il y a des exceptions, bien sûr (dont Une saison en enfer de Rimbaud, ou, pour des choses plus classiques, un peu de Hugo, un peu de Baudelaire, je ne crache pas dessus ; la poésie en prose, c’est autre chose, et ça peut très bien passer) ; parfois, d’ailleurs, une poésie découverte par le plus grand des hasards peut bel et bien me faire vibrer à la hauteur de ses prétentions – voyez, ici, Le Fou de Laylâ, par « Majnûn »…

 

Mais la poésie japonaise, c’est encore autre chose. Si elle se déploie sur plusieurs formes, les plus célèbres d’entre elles sont généralement très courtes, et obéissent avant toute chose à une structure rigide comptant les syllabes – la réalisation d’un poème japonais, ainsi qu’on aura l’occasion de le vérifier à propos de ces Contes d’Ise (le terme « contes » ne doit pas tromper sur le contenu exact du livre, j’y reviendrai), relève aussi en partie de la virtuosité technique, de l’exercice de style rendu plus ardu et palpitant par les contraintes imposées (forme du poème, thème précis, sur le moment, etc.). Ceci vaut pour le plus célèbre en Occident de ces styles poétiques, les haiku, mais aussi pour d’autres, et notamment les tanka, juste un peu plus longs, plus vieux par ailleurs (on en a même fait, parfois, les ancêtres des haiku ; la désignation sous le nom de tanka, cependant, est semble-t-il assez tardive, qui vise à les distinguer tant des kanshi – poèmes « à la chinoise » – que des chôka, ou poèmes longs), et qui constituent la forme essentielle dans le présent ouvrage : ces waka (poèmes japonais) sont ainsi composés de 31 syllabes, réparties sur cinq vers (5 – 7 – 5 – 7 – 7). Cette forme très particulière, cette focalisation sur la brièveté, débouche sur un art poétique de la miniature, où la précision et la concision sont essentielles – pas de place, ici, pour de longues métaphores filées, ou des évocations grandioses : il faut exprimer un sentiment, une image, une idée, en cinq courts vers – ce qui, au-delà de l’esprit brillant indispensable à la composition sur le moment d’un tel poème en cas de « défi », nécessite de manière générale une grande subtilité (il va de soi qu’un poème qui se contenterait paresseusement de jouer le jeu formel des 31 syllabes sans rien exprimer au fond serait vilipendé par ses lecteurs ou auditeurs – à vrai dire, c’est parfois le cas dans ces Contes d’Ise, qui témoignent à l’occasion de réactions violentes contre les « mauvais poèmes », avec une louche de mépris supplémentaire s’ils ont été commis par des « provinciaux » ou des gens « du commun »…). Autant d’aspects qui distinguent la poésie classique japonaise de la poésie occidentale, ne la rendant que plus déconcertante à nos yeux – fascinante aussi, à certains égards, mais je n’en demeure pas moins persuadé que l’appréciation de ces poèmes courts, tanka ou haiku, passe aussi par une éducation personnelle, requérant sans doute bien des années d’application, afin de se forger une sensibilité adéquate ; à vrai dire, cette éducation est d’autant plus essentielle que l’appréciation de la poésie japonaise implique aussi d’intégrer des référents culturels très précis – leur exotisme est déjà une difficulté à cet égard, mais le caractère souvent allusif et lapidaire de ces poèmes, qui ne peuvent se permettre de gaspiller de la place pour exprimer une chose que tout Japonais sait forcément, en rajoute une couche : les commentaires civilisationnels sont donc les bienvenus, à n’en pas douter…

 

Quoi qu’il en soit, tout ceci explique sans doute la difficulté presque insurmontable que représente à mes yeux la poésie japonaise. Son format si particulier, auquel il faut donc ajouter la question du contexte culturel, m’a longtemps fait supposer qu’elle ne pouvait, par essence, être traduite – ce qui est sans doute excessif… Mais il faut, du moins, de sacrés traducteurs pour parvenir à en tirer quelque chose. Cette méfiance originelle provient peut-être d’un scepticisme encore plus marqué portant sur l’élaboration de haiku en français – une importation pas toujours bienvenue, car pas toujours bien comprise (à la manière du zen ?)… Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que mes premières tentatives d’aborder véritablement la poésie nippone (il y a de cela douze ans environ, lors de ma première frénésie en la matière) se sont soldées par un échec cuisant : j’ai bien évidemment lu les Cent-Onze Haïkus de Bashô, généralement considéré comme le plus grand maître du genre, et n’y ai rien panné, n’y ai rien ressenti, rien de rien… Sans doute me faudra-t-il retenter. Mais j’avais aussi – très brièvement… – tenté une expérience tout aussi terrifiante, même si d’un autre ordre, avec les trois premiers livres du Man.yôshû, la fameuse et énorme anthologie de poésie japonaise primordiale, compilée vers le VIIIe siècle de notre ère, et dont le contexte culturel, si hermétique, nécessite des notes, disons, « conséquentes »… Or, si les Contes d’Ise mettent en avant la forme tanka (que l’on croise déjà dans le Man.yôshû, mais de manière bien moins systématique), ils n’en figurent pas moins, eux aussi, parmi les témoignages les plus fondamentaux d’une poésie japonaise archaïque (ce qui ne signifie pas dénuée de charme ou de subtilité, loin de là), finalement guère plus tardive : on a tout lieu de croire que les Contes d’Ise ont été rassemblés sinon conçus au Xe siècle (et ils décrivent des événements ayant eu lieu au IXe siècle) ; je redoutais donc de crouler à nouveau sous les notes, ce qui ne pourrait que nuire à mon appréciation… Mais, autant le dire de suite, ce ne fut pas le cas : les notes sont bien nombreuses et indispensables, mais remarquablement bien conçues, d’une précision et d’un à-propos constants – j’y reviendrai plus tard.

 

J’avais de toute façon envie de tenter – pour mon édification et ma culture personnelles, mais aussi, peut-être, parce qu’une expérience récente avec la poésie japonaise m’a bien plus parlé que toute tentative antérieure en la matière : j’ai en effet été séduit par la lecture d’Insectes, de Lafcadio Hearn, qui rapporte nombre de courts poèmes nippons tout à fait charmants… Alors c’était peut-être bien le moment de m’y (re)mettre…

 

Sans doute faut-il commencer par évoquer la forme adoptée par ce livre. Depuis tout à l’heure, je vous cause de « poésie » et de tanka, mais c’est une chose qui n’apparaît pas d’emblée dans le titre de l’ouvrage, parlant de « contes ». Il y a même un certain paradoxe, puisque, par « contes », on traduit ici monogatari, terme récurrent dans l’histoire littéraire du Japon, mais qui, en principe, désigne justement, au-delà de son rendu français par « récit », « choses racontées », ou, bien sûr, « dit »… des œuvres en prose, et non en poésie ! Même si, bien sûr, les œuvres en prose peuvent contenir de la poésie, et c’est sans doute là que se joue le titre… Le format, par ailleurs, n’a pas grand-chose à voir avec les plus célèbres des monogatari traduits dans les langues occidentales : les 125 Contes d’Ise occupent rarement plus d’une page chacun, autant dire qu’on est bien loin des colossaux Dit du Genji ou Dit des Heiké… Le terme de « contes », ici, renvoie en fait à la forme particulière de l’ouvrage, qui ne se contente pas de reprendre des poèmes, mais – originalité qui, sans doute, fait tout le sel de l’œuvre – les enrobe de prose ; si les tanka (au moins un par « conte », parfois plus, jusqu’à quatre ou cinq) constituent la matière essentielle du livre, celui-ci relève du monogatari en raison de cet écrin d’anecdotes justifiant et parfois expliquant les poèmes. Concrètement, on se trouve en présence de 125 « contes » (n’impliquant par ailleurs pas d’histoire « suivie », et ce en dépit d’un cadre généralement précis et de la récurrence de certains personnages, qu’elle soit affichée ou simplement discernable au travers d’allusions plus ou moins cryptiques ; bien sûr, il ne faut pas en outre faire l’erreur d’y associer une connotation de « merveilleux », totalement absent ici – je n’ai relevé qu’une occasion où un dieu s’exprime pour répondre à une prière, c’est tout…) qui débutent presque tous de la même manière : « Jadis un homme… » ou quelque variation de même sens ; sur cette base, on construit une anecdote – le plus souvent amoureuse, pour ne pas dire libertine, j’y reviendrai – qui, en posant brièvement personnages et contexte, explique comment et pourquoi untel a produit tel tanka, suscitant éventuellement telle réponse sous la forme d’un autre tanka, etc. Notons enfin que le texte, si l’on sait avec certitude qu’il date du Xe siècle, n’a été conservé qu’au travers de manuscrits postérieurs de quelques siècles (XIIe ou XIIIe au mieux), pouvant contenir des interpolations (généralement sous la forme de commentaires du copiste).

 

Ainsi que je l’ai mentionné plus haut, les Contes d’Ise se déroulent au IXe siècle de notre ère, sous le règne, sauf erreur, de trois empereurs (Nimmyô, Montoku et Seiwa). Ils mettent en scène quelques personnages récurrents, généralement issus, soit de la dynastie impériale, soit du clan des Fujiwara, parmi lesquels on relèvera tout particulièrement Takako (fille d’un haut-fonctionnaire Fujiwara, concubine puis épouse de l’empereur Seiwa, mère de l’empereur Yôzei, un temps auréolée du titre d’impératrice-douairière, puis déchue en raison de sa conduite « pas vraiment irréprochable » – sans doute les Contes d’Ise en témoignent-ils, d’ailleurs…), et plus encore Ariwara no Narihira (825-880), issu de la dynastie impériale, et qui fut en son temps un fonctionnaire de haut rang, notamment au travers d’attributions militaires prestigieuses, mais qui était aussi loué en tant que poète. Narihira est le personnage essentiel des Contes d’Ise, qui narrent donc, au fil d’anecdotes, les nombreux poèmes qu’il avait conçus (avec parfois des jugements portant sur leur qualité, d’ailleurs). Tout laisse à croire, en fait, que Narihira est bel et bien l’auteur de bon nombre des tanka recueillis dans ce monogatari, peut-être même la majorité, mais probablement pas tous (outre le fait que nombre de ces poèmes sont attribués, du fait des anecdotes, aux femmes qu’il courtisait, ou aux nobles qu’il fréquentait, etc.). Il y a là une difficulté peut-être insoluble… Mais qui que soit l’auteur des Contes d’Ise (on a pu mentionner aussi une poétesse du nom d’Ise, d’ailleurs, même si le mot renvoie plus probablement, je suppose, à un lieu ?), Narihira est bien son « héros ». Mais, pour s’en assurer, il faut fouiller dans les chroniques, et percer les allusions (sauf erreur, le nom de Narihira n’apparaît pas une seule fois dans le texte – mais on peut l’identifier par ses fonctions, ses périples, éventuellement un surnom, ce genre de choses)… D’autant que le texte met en avant une certaine « humilité » peut-être un brin forcée, diminuant la valeur poétique du « général », et, pour ce qui est des récits témoignant des dernières années de sa vie, en insistant peut-être faussement sur la déchéance du « vieillard »…

 

« Vieillard », comme de juste, il ne l’a pas toujours été… Et le noble personnage, militaire et poète tout à la fois (je ne peux m’empêcher, ici, de me laisser envahir par des images parasites, d’une noblesse européenne de l’époque, passablement moins raffinée, même si cela tient un peu du cliché j’imagine…), avait d’autres attributs : à l’évidence, il était aussi un chaud lapin… Les 125 chapitres des Contes d’Ise, et les 209 poèmes qu’ils contiennent, sont pour l’essentiel consacrés à l’amour. Nobles seigneurs et nobles dames (ou moins nobles, parfois…) y multiplient les aventures, infidélités et autres amours interdites et censément discrètes (elles ne le sont finalement guère, parfois – l’hypocrisie est régulièrement de la partie…), et, tout au long de cette cour obéissant à bien des « passages obligés », les amants composent de petits poèmes, témoignant de la ferveur de leurs sentiments… ou, bien plus souvent sans doute, critiquant l’inconstance et la cruauté de l’être aimé mais infidèle, dans des démonstrations larmoyantes de jalousie qui tiennent sans doute pas mal du théâtre en bien des occasions. La grande élégance des poèmes, leur pudeur aussi (apparente du moins – mais peut-être contestable si l’on s’y attarde un brin), ne trompent sans doute guère le lecteur/auditeur : c’est là un monde de libertins, qualificatif qui revient régulièrement dans le texte en prose, qui convient à n’en pas douter à Narihira lui-même (le jeune homme, en tout cas, mais il y a quelques indices laissant supposer qu’il en va toujours de même pour le vieillard…), et qui pourrait tout à fait s’appliquer à d’autres – ainsi cette Takako que j’avais mentionnée plus haut, personnage tout à fait romanesque, qui a grimpé les échelons de la hiérarchie sociale via l’amour… avant que sa conduite « pas irréprochable », donc, ne l’en fasse déchoir. Tout ceci donne une image assez séduisante, d’une aristocratie volontiers hédoniste, et que l’on n’a même pas vraiment envie de qualifier de « décadente » – le terme est presque inévitable quand on traite de ce genre de sujets en ayant en tête de nobles débauchés français, par exemple, mais il est porteur d’une condamnation morale qui n’a sans doute pas lieu d’être ici, et, par ailleurs, la période des Contes d’Ise n’a rien, au regard de l’histoire japonaise, d’une ère de « décadence » : c’est bien au contraire un « Âge d’or »… Enfin, la pudeur des anecdotes et des poèmes – ou leur affectation de pudeur – évacue du texte toute connotation scabreuse pour s’en tenir au raffinement du jeu amoureux.

 

Mais, si l’amour est le thème central des Contes d’Ise, tous ses tanka, pourtant, ne relèvent pas du genre amoureux, et on y relève un certain nombre d’exceptions, de plus en plus fréquentes d’ailleurs à mesure que l’on se rapproche de la fin (même si la chronologie n’est pas de mise, sauf erreur) : dans ces poèmes-là, par ailleurs ceux où l’on peut le plus facilement identifier Narihira (en raison de ses fonctions à la cour, notamment), on évoque plutôt des réceptions seigneuriales, des voyages d’émissaires, ou des parties de chasse au faucon – on est cette fois dans un cadre strictement masculin (au passage, on relève aussi de temps à autre des « poèmes d’amitié » entre deux hommes – les commentaires étant silencieux à cet égard, je ne sais pas s’il faut y voir, prosaïquement, une « amitié » au sens le plus strict, ou un peu plus que cela ? Disons que je me suis posé la question…), et c’est dans ce cadre que les nobles personnages se livrent à l’exercice poétique, ce que j’avais qualifié un peu abusivement peut-être de « défi » au début de ce compte rendu : untel suggère à ses camarades de composer un poème, au format défini, et donc en principe des tanka ici, évoquant les lieux qu’ils viennent de traverser ou celui auquel ils sont parvenus, en imposant éventuellement une contrainte supplémentaire – par exemple, le poème doit évoquer la fin du printemps, etc. Les nobles poètes composent sur le vif et se succèdent pour faire la démonstration de leur art, jusqu’à ce que l’un d’entre eux, en brillant d’une façon singulière, remporte tacitement le « concours », ses compagnons n’ayant plus rien à y ajouter – évidemment, c’est le plus souvent Narihira qui l’emporte…

 

Dans tous les cas (ou presque), il en résulte des poèmes tout à fait délicieux, et charmeurs. Si les anecdotes qui les enrobent ne se préoccupent pas d’élégance, et posent hâtivement un bref contexte, leur sécheresse et leur laconisme mettant d’autant plus en valeur les tanka, ceux-ci se montrent quant à eux d’une grande finesse ; ils n’ont à cet égard rien d’archaïque – au sens où, trop souvent, on accole à ce qualificatif des connotations associées de brutalité, de rudesse, voire de barbarie. Les Contes d’Ise n’ont absolument rien de barbare ; s’ils témoignent d’un art poétique ancien, presque primordial (mais sans doute pas autant que le Man.yôshû, et, du moins j’ai cette impression mais je peux me tromper, d’une manière plus spécifiquement japonaise que la célèbre anthologie), il en ressort pourtant l’impression d’une tradition déjà bien ancrée, et qui fait ses délices des contraintes qu’elle se réjouit de s’imposer – d’où des « passages obligés », voire des « clichés » (déjà !), mais qui sont pleinement assumés et sans doute même envisagés comme étant autant d’occasions supplémentaires de briller, en en usant de manière inattendue, ou en y répondant de manière très ludique. Il y a souvent dans ces poèmes une certaine superficialité hédoniste, mais je n’emploie pas ce terme en ayant quelque reproche en tête : bien au contraire – il s’agit d’un jeu, vécu comme tel, et, au-delà de la sincérité des sentiments, et plus encore des douleurs (parfois indéniable cependant, je le suppose du moins), domine l’impression d’une heureuse et lumineuse compétition, agréablement frivole, pudique pour la forme, mais étonnamment libre au milieu même des contraintes.

 

Un jeu, oui, où, par ailleurs, les femmes ont comme de juste leur rôle – je suppose que la société japonaise était déjà fortement patriarcale, et que le passé mythique liant l’Empereur à Amaterasu était déjà mythique, justement, mais je peux me tromper, n’hésitez pas à me corriger le cas échéant ; quoi qu’il en soit, nous voyons ici de très beaux personnages de femmes (Takako en tête), qui, dans ces joutes amoureuses, n’ont rien de créatures soumises, bien au contraire, et ont l’occasion de briller au moins autant si ce n’est plus que le Narihira volage qui les poursuit toutes de ses assiduités. Si j’osais une absurde et anachronique comparaison, je dirais que ces libertines ont quelque chose de Merteuil en sympathique – à supposer que « Merteuil en sympathique » veuille dire quelque chose, bon… Disons que je n’ai pas osé cette comparaison, hein.

 

Bien entendu, on ne saurait traiter de cette édition des Contes d’Ise sans s’attarder sur la traduction… La traduction classique (1969) est due au général Renondeau (qui avait auparavant traduit nombre de ), et elle est relue ici par Bernard Frank ; quoi qu’il en soit, elle est remarquable : conserver l’élégance des tanka en les transposant dans une langue dénuée de tout lien avec le japonais et ayant généré une tradition poétique aux antipodes (littéralement…) n’avait sans doute rien d’évident, mais le fait est que le texte est ici des plus galants, faisant avec adresse la balance entre simplicité éventuellement crue et une certaine sophistication, rendant bien l’astuce joueuse du texte original (enfin, je le suppose…). Comme dit plus haut, j’ai tout à fait apprécié l’appareil de notes, un vrai modèle du genre : érudit, mais juste ce qu’il faut, quand c’est vraiment utile à la compréhension de l’anecdote et des poèmes, en précisant tel trait culturel nécessaire à l’appréhension des images et métaphores, en identifiant les personnages et lieux mentionnés, et surtout en faisant part des difficultés insurmontables de la traduction, notamment en raison des très nombreux jeux de mots parcourant le texte originel – c’est d’autant plus admirable qu’il y a un véritable effort pour rendre autant que possible ces complexes jeux littéraires, et avec une jolie pertinence…

 

L’heure est grave, oui – on me l’a dit, et c’est vrai : que je me mette à apprécier de la poésie, et peut-être tout particulièrement cette poésie-là… L’apocalypse est proche, les cavaliers sont en route, et l’on entend sonner les hérauts de la Fin : tout est foutu…

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Infinités, de Vandana Singh

Publié le par Nébal

Infinités, de Vandana Singh

SINGH (Vandana), Infinités, [The Woman Who Thought She Was a Planet and other stories], traduit de l’anglais (Inde) par Jean-Daniel Brèque, Paris, Denoël, coll. Lunes d’encre, [2008] 2016, 277 p.

 

Je ne vous apprends rien : pour ce qui est de la science-fiction et des autres genres de l’imaginaire, en France en tout cas, il n’y a guère de salut en dehors de l’abondante production anglo-saxonne, pondérée par un quota national de bon aloi. Et c’est sans doute très regrettable, tant je ne doute pas que d’autres pays, d’autres cultures le cas échéant, auraient bien des trésors à nous offrir en la matière. On mettra parfois en avant les difficultés liées à la découverte puis à la traduction, certes… Mais, parfois, cette barrière de la langue disparaît heureusement – ce qui nous amène à l’étonnant recueil dont je vais vous causer aujourd’hui.

 

Vandana Singh est une auteure de langue anglaise (fille de deux professeurs de littérature), et réside maintenant aux États-Unis – à vue de nez, elle participe donc du modèle dominant évoqué plus haut. Et pourtant pas tout à fait : car elle est d’origine indienne, et c’est bien la culture indienne qui est au cœur des dix nouvelles (et un essai) constituant ce recueil – l’Inde est la plupart du temps le cadre de ces récits et, les très rares fois où ce n’est pas le cas, du moins les principaux personnages en viennent-ils. Et ce simple aspect change considérablement la donne : l’Inde, après tout, n’est probablement pas le premier pays auquel on pense quand on évoque la science-fiction… Ce qui ne veut pas dire qu’elle est totalement terra incognita pour les auteurs occidentaux : dans cette même collection Lunes d’encre, après tout, on ne manquera pas de citer les ouvrages de Ian McDonald consacrés à ce pays, le roman Le Fleuve des Dieux et le recueil de nouvelles La Petite Déesse (que je n’ai toujours pas lus, aheum…). L’intérêt, ici, est cependant d’en déployer une vision de l’intérieur – sans doute plus à même d’éviter les clichés touristiques pour appréhender au mieux la réalité de la culture et de la société indiennes. Aussi la dimension exotique n’est-elle pas absente d’Infinités, loin de là – et le dépaysement est assuré pour le lecteur occidental lambda –, mais sans procéder à un catalogage externe, affadissant les particularismes à la façon d’un cabinet de curiosités… avec éventuellement à la clef le sentiment que tout ceci, pour être « joli » et « curieux », n’en est pas moins quelque peu de la pacotille. Vandana Singh est dans une position tout autre, et procède avec une très grande subtilité, une très grande délicatesse : l’Inde de ses nouvelles bénéficie d’un appréciable effet de réel, notamment dans la mesure où les détails y font sens, et surtout avec un grand naturel – à titre d’exemples récurrents, l’évocation de la cuisine ou de l’habillement indiens participe bien du dépaysement, mais n’apparaît pas dans le texte dans cette seule optique : il s’agit bien davantage de dépeindre une Inde véritable, où la nourriture et les vêtements ont leur place comme éléments nécessaires d’un quotidien dès lors en rien « curieux », mais parfaitement normal.

 

Sans trop en savoir davantage, j’ai vite été très alléché à l’idée de cette publication – j’avais pu constater qu’elle était globalement bien accueillie, mais sans m’attarder véritablement sur les critiques avant d’en entamer la lecture, histoire d’en préserver tout le sel. La collection, le traducteur, l’illustration de couverture (Aurélien Police, what else ?) ont tous participé de ce préjugé hautement positif. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que j’en aie entamé la lecture avec la conviction qu’il s’agirait d’un chef-d’œuvre. Et ça, c’est rarement une bonne idée… À la clef, du coup, une certaine déception – non que le recueil soit mauvais, loin de là ! Il est à n’en pas douter bon, et même plus que cela. Mais passablement déconcertant, aussi – et pas seulement en raison de son cadre… À vrai dire, je ne suis même pas certain que l’emploi de ce terme de « déception » soit véritablement pertinent ; ce n’est en effet pas tant l’œuvre qui est en cause que ma réception – surtout du fait que j’ai régulièrement eu le sentiment de passer à côté de quelque chose…

 

Cela vient sans doute de l’approche très particulière de Vandana Singh. Le goût de l’auteure pour les littératures de l’imaginaire ne saurait faire de doute : la première nouvelle, « Faim », est assez éloquente à ce sujet, avec son personnage de femme indienne prisant par-dessus tout les romans de SF même les plus cheap, à la plus grande consternation de son entourage ; le bref essai concluant le recueil, « Un manifeste spéculatif », éloge des mythes, de la science-fiction et de la fantasy, achève d’en convaincre (même s’il n’y a sans doute pas grand-chose à dire d’autre de ce texte – je suppose que, si vous lisez ce compte rendu, c’est que vous êtes déjà un convaincu, comme je l’étais moi-même…). Il n’en reste pas moins que son usage de l’imaginaire (pas toujours facile, d’ailleurs, de le ranger précisément, pour chaque texte, dans telle ou telle case précise, science-fiction, fantastique…) a quelque chose de très subtil et souvent discret, au point parfois de s’effacer, ou de ne consister qu’en un discours parallèle à la trame véritable (réaliste) du texte. On est ici très, très loin de la quincaillerie science-fictive (je n’y vois qu’une exception, contestable par ailleurs), et Vandana Singh atténue régulièrement ses effets, pour privilégier la justesse et l’émotion sur le spectacle, disons ; par ailleurs, l’imaginaire donne ici régulièrement l’impression de constituer un prétexte, au sens où Vandana Singh entend avant tout parler de l’Inde, des hiérarchies sociales et des drames qu’elles suscitent, et aussi et même surtout de la condition des femmes. L’apparition dans les rues de New Delhi d’un « Big Dumb Object », la malédiction familiale d’une femme, les visions de temps partagés d’un clochard errant dans la ville tentaculaire… Autant de moyens, finalement, de parler d’autre chose. C’est un trait commun de la science-fiction, je ne vous apprends rien : bien souvent, ses empires galactiques, ses robots empathiques ou ses excursions dans le temps ou les dimensions parallèles n’ont finalement pas d’autre objet que de traiter de notre monde – tarte à la crème, hein. Pas de problème, à cet égard ; le problème, c’est sans doute quand ça se voit un peu trop – et c’est parfois le cas ici… La subtilité globale de ces récits, conjuguée aux éléments que je viens de lister, « explique » enfin à certains égards (le mot est mal choisi, du coup…) un certain hermétisme de bon nombre d’entre eux, leur caractère plus ou moins « obscur »… Sans réclamer que l’auteure me prenne par la main, loin de là, je dois pourtant avouer que Vandana Singh, à l’occasion, m’a un peu (trop) largué – me laissant parfois en bouche la désagréable sensation d’être passé à côté de l’essentiel…

 

Cependant, cette approche en elle-même n’est pas pour me déplaire – vraiment pas. D’autant que, tout en prenant en compte les spécificités qui lui sont propres, l’auteure ne manque pas, au fil de ses contes, de renvoyer le lecteur à des références précises et souvent plus qu’enthousiasmantes. Elle-même, dans ses remerciements en fin de volume, cite pour l’essentiel des écrivains indiens, mais il y a bien une exception – flagrante et éloquente : Ursula K. Le Guin. Et c’est à bon droit, tant sa manière et plus encore ses thématiques ont quelque chose de tout à fait similaire. La quatrième de couverture, quant à elle, mentionne Ray Bradbury et Theodore Sturgeon, et c’est là encore tout à fait pertinent, tant Vandana Singh livre une science-fiction sensible et empreinte d’émotion, essentiellement humaniste. Dès lors, ses personnages ne peuvent qu’être riches et complexes ; ajoutons enfin qu’elle a un joli brin de plume (sans doute bien rendu par la traduction de Jean-Daniel Brèque) : en dépit de la vague déception évoquée plus haut, plus ou moins justifiable, vous aurez compris que ce recueil mérite amplement d’être lu.

 

Dans la quasi-totalité de mes comptes rendus les plus récents portant sur des recueils, j’ai adopté la solution de facilité consistant à traiter de chaque texte à la suite, dans l’ordre où ils figurent – ce qui n’est pas forcément très pertinent… Je préfère cette fois « trier » quelque peu, en commençant par les quatre nouvelles qui m’ont le plus séduit.

 

Ma préférée est peut-être bien « Delhi », nouvelle aussi habile que touchante, et débordant d’empathie au-delà de son prétexte incongru. Nous y suivons un jeune homme qui a bien des soucis, et qui est sur le point de se suicider… Mais un inconnu aux allures de clochard l’en empêche au dernier moment, l’assurant que ce qu’il comptait faire n’a rien d’une solution, et qu’il a par contre une raison de vivre – il lui confie une carte, renvoyant à l’adresse d’une étrange officine évoquant immanquablement une secte, et où un ordinateur tire pour notre jeune homme la photographie d’une femme : il doit vivre pour elle, ils se croiseront un jour, et tout s’éclaircira. Le jeune homme est d’abord sceptique… mais se met finalement assez vite à écumer les rues de la ville tentaculaire, et est amené à son tour à donner de ces cartes à des désespérés dans son genre – ils sont nombreux… La nouvelle se complique en outre du fait que, tandis qu’il arpente la ville, notre héros du quotidien y croise bien des « fantômes », en fait des échos du passé ou du futur, égarés dans un oppressant creuset temporel – tout s’y mêle, absurdement, et pourtant le jeune homme est jour après jour plus tenté d’y voir du sens : il trouvera un jour la femme, et tout s’éclaircira… On devine, bien sûr, une nécessaire boucle de rétroaction sublimant la quête acharnée du jeune homme ; ça n’en est pas moins très bien vu. Outre le traitement de la dépression et du suicide, qui ne pouvait manquer de me toucher, j’ai beaucoup apprécié cette nouvelle pour deux raisons en apparence contradictoires – en apparence seulement : le caractère angoissant et étouffant de la ville, pondéré toutefois par la quête de sens des personnages – l’atout, bien sûr, étant que ce sens, cette raison d’être, n’a sans doute rien d’objectif, mais est intimement construit, comme un outil de choix pour poursuivre le combat, jour après jour…

 

Au deuxième rang, je vais placer « Infinités », un très beau récit d’un ordre bien différent, et où la dimension proprement imaginaire est finalement discrète, si la science est bien au cœur du propos. On y évoque un vieil homme, ancien professeur et passionné par les mathématiques depuis son plus jeune âge, qui se retrouve confronté à la cruauté absurde d’un monde hostile par essence à tout ce qui diffère. En l’espèce, il s’agit des tensions religieuses divisant l’Inde en opposant les hindous et les musulmans… Le professeur est musulman – mais son meilleur ami est hindou, et a une approche du monde bien différente : pour lui, c’est la poésie qui remplit le rôle des mathématiques… Dans les deux cas, il s’agit de langages complexes, dont l’apprentissage n’est jamais achevé, et qui peuvent, chacun à sa manière, décrire le monde et, de ce fait, toucher au divin, bien davantage assurément que les brutes fanatiques qui, tout en braillant le nom de leur idole, la desservent de la pire des manières en massacrant ceux qui ont eu le tort inacceptable d’en adorer une autre – et ce n’est parfois même pas nécessaire… La fascination pour certains aspects à jamais étonnants des mathématiques – des nombres premiers aux infinis – produit sans autre quincaillerie le « sense of wonder » de la meilleure science-fiction (même s’il a pu me rappeler, dans un genre bien différent, le roman de Yōko Ogawa La Formule préférée du professeur), tandis que l’évocation parallèle de sortes de figures angéliques participant de la réalité du monde louche un peu plus vers le fantastique (et peut-être même son versant psychologique – la santé mentale du professeur pouvant sans doute être remise en question). Au-delà, le texte a quelque chose de fondamentalement triste, peut-être même mélancolique (un sentiment que l’on met souvent en avant en traitant de ce recueil), et le tableau qu’il dépeint avec force d’un monde absurde et cruel touche au cœur ; pourtant, là encore, je n’ai pas eu le sentiment d’un texte dénué de tout espoir : en fin de compte, dans la beauté des langages mathématique et poétique, demeure quelque chose, et peut-être même une forme de rédemption…

 

La troisième meilleure nouvelle à mon goût est « Le Tétraèdre » (que j’avais en fait déjà lue, dans une autre traduction, dans le n° 8 de Fiction – mais c’était il y a longtemps, et j’avais oublié…). Elle use d’un procédé ô combien classique de la science-fiction : le « Big Dumb Object ». En l’occurrence, un tétraèdre qui apparaît instantanément en plein New Delhi (faisant disparaître les véhicules qui se trouvaient à cet endroit, et leurs occupants avec). Le personnage principal de la nouvelle est une jeune étudiante qui assiste au phénomène, et est fascinée par l’étrange apparition – dont le propos fait débat, d’aucuns y voyant un complot gouvernemental, une arme secrète pakistanaise ou la tête de pont d’une invasion martienne… Quoi qu’il en soit, cet « objet » improbable va bel et bien changer sa vie, et c’est tant mieux : la jeune femme était visiblement oppressée à l’idée du futur que la société indienne ne manquerait pas de lui imposer – notamment un pénible mari, arrogant et condescendant, le genre d’hommes dont sont bien obligées de s’accommoder ses rares camarades de fac (si elle en a) ainsi que ses sœurs… Obsédée par le tétraèdre – au point d’en oublier toutes ses « obligations », dont les études –, elle se met à fréquenter (innocemment) un étudiant qu’elle avait parfois croisé, un astrophysicien qui discute avec elle des implications éventuelles du mystérieux artefact ; parmi elles, la possibilité d’autres mondes, on ne saurait plus éloignés de celui-ci – notamment en raison des dimensions inaccessibles à la perception humaine (on pense forcément à Flatland, lisez Flatland). « Le Tétraèdre » est probablement, des nouvelles du recueil, celle qui accomplit le mieux l’alchimie entre prétexte SF et questionnement de la société indienne et de la condition des femmes, avec une part d’expression intime non négligeable. Le récit est fort et juste ; si « Delhi » et « Infinités » m’ont un peu plus parlé, pour des raisons toutes personnelles sans doute, « Le Tétraèdre » a quelque chose d’harmonieux qui le rend susceptible de toucher bien au-delà (rien d’étonnant si, dans les critiques que j’ai pu parcourir, c’est sans doute le seul texte du recueil à faire totalement l’unanimité).

 

Une dernière très bonne nouvelle : « La Femme qui se croyait planète » (qui donnait son titre au recueil anglais). Et c’est un texte tout particulièrement étrange, à la mesure de son titre… Nous y voyons une femme, issue d’une « bonne famille », déclarer dans l’enthousiasme qu’elle est une planète – or une planète se passe de vêtements, pour absorber la lumière vitale du soleil… Le personnage point de vue est son mari, austère vieux bonhomme fier de son rang (voire de sa caste), et qui s’avère bien vite autrement affecté par la mauvaise image sociale que pourrait susciter son excentrique de femme si quiconque la voyait succomber à ce délire obscène, que par le phénomène en lui-même… Le comportement de l’épouse, dans les premières pages, a quelque chose de fondamentalement burlesque, mais le texte est bien plus que cela, accumulant en fait les procédés comme les ressentis qui en font quelque chose de très différent. Ainsi, le burlesque est bientôt pondéré par une dimension vaguement horrifique (avec les « habitants » de la « planète »), qui a cependant quelque chose de grotesque, tirant, là encore, délibérément, la nouvelle dans la direction du rire. Mais ce n’est pourtant pas tout, loin de là – et la satire sociale impliquée par la panique de l’époux, au-delà du rire, a quelque chose d’une amertume douloureuse, qui vient considérablement noircir le tableau… Tandis que « l’émancipation » de l’épouse devenue planète porte en elle un improbable espoir. La nouvelle oscille ainsi en permanence entre le rire et l’angoisse, la satire enthousiaste et l’amertume inepte, pour un résultat hautement déconcertant, mais aussi tout à fait convaincant. Ce texte est du coup le plus original du recueil, et ce n’est pas pour rien dans mon appréciation.

 

Les quatre nouvelles citées sont vraiment de grande qualité, et justifient sans doute la lecture d’Infinités. Je vais moins m’étendre sur la suite, c’est probablement moins nécessaire… Continuons donc de descendre l’échelle, du meilleur au moins bon. Je rassemblerais deux nouvelles au deuxième rang – ce qui en fait des nouvelles plus que bonnes, simplement moins bonnes que celles qui précèdent. Tout d’abord, « Soif » (titre qui entre étrangement en résonance avec celui de la première nouvelle, « Faim », même si je serais bien en peine de dire ce qu’il faut en tirer, et si seulement il y a quelque chose à en tirer…), qui, en traitant d’une femme victime d’une malédiction familiale voulant que l’eau lui sera un jour fatale, comme à ses aïeules, a quelque chose de lovecraftien, que je ne m’attendais certes pas à trouver dans ce recueil (on peut penser au « Cauchemar d’Innsmouth », ou peut-être au « Festival » ; les serpents du texte pourraient aussi avoir un rapport avec « La Malédiction de Yig », mais c’est sans doute un peu trop tordre la référence…) ; par contre, la nouvelle brode encore sur le thème central de la condition des femmes en Inde, avec une pertinence indéniable.

 

Je placerais aussi à ce rang « Les Lois de la conservation », tout en relevant que c’est probablement la nouvelle la plus convenue (relativement) du recueil. Impression renforcée, sans doute, par le fait qu’elle emploie exceptionnellement la quincaillerie du genre : le récit débute sur la Lune colonisée depuis pas mal de temps déjà, avant qu’un des personnages discutant dans ce cadre narre à son auditoire ce qui lui est arrivé quand il a exploré Mars. La structure, à cet égard, est d’ailleurs un peu déconcertante, avec sa mise en place finalement guère exploitée par la suite… Pour le reste, c’est un récit efficace, non dénué d’une certaine angoisse cosmique là encore – ça passe bien, mais sans remuer outre-mesure.

 

Troisième rang, trois nouvelles, qui, sans être fondamentalement mauvaises, ne m’ont pas vraiment emballé – que ce soit en raison d’une certaine médiocrité intrinsèque, ou, plus probablement, parce que je suis passé à côté… Je constate par ailleurs que ce sont les nouvelles du recueil où la dimension imaginaire est la plus limitée (voire inexistante). Celle qui s’en tire le mieux est probablement la dernière, « La Chambre sur le toit », avec son artiste entretenant une relation complice avec des enfants, même si c’est la douleur du départ que l’on retient en définitive – ça se lit, oui, et ne laisse pas totalement indifférent. Je suis plus sceptique en ce qui concerne la première nouvelle du recueil, « Faim », pas inintéressante dans sa dimension de critique sociale, ainsi que dans le portrait du personnage féminin (accro, donc, à la SF), mais dont je n’ai finalement retenu rien d’autre. Quant à « L’Épouse », si elle dresse un poignant portrait de femme à l’abandon, exilée qui plus est bien loin de son Inde natale mais sans avoir pour autant de raison d’y retourner, elle me paraît cependant moins forte à cet égard que d’autres nouvelles figurant dans le recueil, abordant elles aussi le thème de la condition des femmes dans une société patriarcale (même si ici le cadre américain rend ce questionnement amèrement ironique), peut-être parce que ces autres nouvelles ont une dimension de « récit » plus affirmée là où celle-ci relève plus de la tranche de vie et de la peinture…

 

Rien de mauvais cependant. Je ne vois qu’un texte qui pourrait être qualifié ainsi, et encore, sans en être bien certain, et il s’agit du plus court : « Trois Contes de la rivière du ciel. Mythes de l’ère des astronautes » ; comme l’indique assez le titre, ce sont en fait trois histoires différentes qui sont ici associées, dans un cadre extraterrestre, quand bien même on est de ce fait porté à chercher des liens les unissant. Ici, de manière assez flagrante, j’ai le sentiment que Vandana Singh veut faire du Le Guin – mais, à mon sens, elle n’y parvient pas… Sans doute est-ce, là encore, que je suis passé à côté de quelque chose, mais ces petits contes ne m’ont en rien intéressé, et je n’en ai rien retenu…

 

Reste le bref essai « Un manifeste spéculatif », à propos duquel je ne vois donc pas grand-chose à dire…

 

Du côté des annexes, mentionnons un glossaire, renvoyant à des expressions indiennes ou à des personnalités (pas toujours indiennes, elles) figurant dans les nouvelles ; pas indispensable à proprement parler, mais appréciable, et ça peut être utile – en fonction des habitudes de lecture de chacun.

 

Bilan ? Un bon recueil à n’en pas douter – voire très bon. Simplement pas aussi bon que ce que j’en attendais, pour des raisons qui ne me sont pas très claires… Mais Vandana Singh est bien une auteure à suivre, dont l’élégance et l’empathie sont très appréciables, et Infinités un recueil habile et juste, poignant parfois, dépaysant toujours mais tout en demeurant authentique. Très recommandable, donc.

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