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Épées et sorciers, de Fritz Leiber

Publié le par Nébal

Épées et sorciers, de Fritz Leiber

LEIBER (Fritz), Épées et sorciers, [Swords Against Wizardry], traduit de l’américain par Jacques de Tersac, Paris, Temps Futurs – Pocket, coll. Science-fiction, [1968, 1982] 1986, 252 p.

 

« Cycle des épées », tome 4. L’occasion de retrouver ces aimables crapules de Fafhrd et le Souricier Gris pour de nouvelles aventures riches en hauts-faits héroïques et basses mesquineries. Épées et sorciers comprend quatre nouvelles, de taille très variable ; mais deux novellas dominent l’ensemble du recueil, la dernière en constituant à elle seule la moitié…

 

« Dans la tente de la sorcière », qui introduit brièvement le volume en quelques pages, n’a à vrai dire pas grand intérêt ; en fait, l’aventure du « Quai des Étoiles » y a déjà commencé, et il ne s’agit guère que d’une scène d’exposition tournant vite à la baston, au-delà d’une aimable satire de la superstition via la prophétie rimée de ladite sorcière, qui en impose nettement moins que Sheelba ou Ningauble.

 

Autant passer directement au « Quai des Étoiles », donc. Fafhrd et le Souricier Gris, interpellés par un message bienvenu promettant la découverte d’un trésor incomparable, se rendent, benêts qu’ils sont, dans les montagnes du Septentrion, peu ou prou la terre natale de Fafhrd, afin d’y escalader le Quai des Étoiles, montagne inaccessible et pétrie de légendes – on dit que c’est de là que les dieux ont lancé les étoiles dans le ciel, d’où son nom… Mais leur quête s’avère bientôt plus compliquée qu’une simple partie d’alpinisme… car ils ne sont pas les seuls à avoir été opportunément avertis de l’existence d’un butin à rafler. C’est ainsi dans une véritable course au trésor que se lancent tous ces personnages, une course sans foi ni loi, où tous les moyens sont bons pour l’emporter. Et, sans surprise, il pourrait bien se cacher un étrange dessein imprévu dans cette quête… car la montagne est habitée, et l’on compte bien réclamer quelque chose à nos héros avant qu’ils accèdent au sommet ; une chose dont ils pourraient volontiers se départir, d’ailleurs, mais il y a plusieurs méthodes pour la récupérer…

 

La novella, à mon sens, vaut surtout pour son ambiance assez délicieuse, notamment lors de l’arrivée de Fafhrd et du Souricier Gris au pied des montagnes, et dans les séquences de pur alpinisme, étrangement, qui sont très bien rendues. La rencontre avec les habitants du Quai aurait tout pour être savoureuse, elle l’est à certains égards, mais, se montrant nettement moins subtile – c’est rien de le dire –, elle m’a un peu moins convaincu… Cela reste cela dit une bonne novella du « cycle des épées ».

 

Côté saveur, j’ai tout de même nettement préféré la nouvelle de transition « Les Deux Voleurs de Lankhmar », où l’on retrouve temporairement la cité emblématique, et qui s’inscrit nettement dans la veine la plus humoristique du cycle. Fafhrd et le Souricier Gris, qui tendent à nouveau à se séparer, y cherchent des receleurs pour leur butin du Quai, et, comme de juste, se font pigeonner, « les deux voleurs de Lankhmar » n’étant bien évidemment pas ceux que l’on pourrait naïvement croire. Car nos héros, décidément, tendent à perdre tous leurs moyens devant un joli jupon à froisser… Amusant et très sympathique.

 

Le gros morceau, néanmoins, et qui fait le principal intérêt de ce quatrième tome, c’est « Les Seigneurs de Quarmall ». Une partie de cette novella avait été écrite en 1936, à l’origine, par Harry Otto Fischer ; et, des années plus tard, Fritz Leiber a construit tout un récit de Fafhrd et du Souricier Gris pour achever ce qui avait été laissé en plan, avec la bénédiction du premier auteur. Et cela donne un récit parfaitement cohérent, qui s’intègre à merveille dans le cycle. Quarmall tient du « donjon » tel qu’on l’envisagera ultérieurement dans les jeux de rôle de fantasy, et en premier lieu dans Donjons & Dragons. Cette forteresse est en effet essentiellement souterraine, riche en tunnels glauques et bourrés de pièges mortels. Il faut dire qu’elle est le théâtre d’un affrontement impitoyable entre ses seigneurs : le vieux maître Quarmal a en effet maille à partir avec ses deux fils, Hasjarl le brutal et Gwaay le taciturne, qui ne songent qu’à s’entretuer, afin qu’il n’en reste plus qu’un pour dominer le donjon. Mais dans les traditions – il y a des règles à respecter… Quoi qu’il en soit, ces différents membres d’une même famille sont entourés de sorciers passant leur temps à balancer des sortilèges sur le rival, et à protéger leur maître contre les tours de magie qui le visent. Mais Hasjarl recrute en outre Fafhrd pour se débarrasser de son encombrant de frère, tandis que Gwaay, comme de juste, porte son dévolu sur le Souricier Gris pour la même tâche (effet classique de la séparation des deux lascars ; dans un sens, c’est une reprise en plus brutale et violente de leur relation à Sheelba et Ningauble…). Et, accessoirement, nous sommes dans le « cycle des épées » : il y a donc en outre des jupons à froisser, qui viennent un peu tout compliquer…

 

« Les Seigneurs de Quarmall » est clairement une excellente novella, et Fritz Leiber a su achever le texte pour qu’il s’intègre au mieux dans son cycle ; je crois même que c’est – pour l’instant en tout cas – un de mes récits préférés de l’ensemble (mais probablement derrière « Jours maigres à Lankhmar », quand même). Aventure pleine d’astuces, riche en personnages hauts en couleurs mais malgré tout terriblement humains et en rebondissements imprévus, « Les Seigneurs de Quarmall » a un côté visionnaire, mais constitue aussi une jolie satire politique, tout en conservant une essentielle dimension de divertissement baroque ; on a rarement fait aussi bien, dans ce format, en matière d’heroic fantasy (ou sword’n’sorcery, comme vous voudrez).

 

Épées et sorciers constitue donc à nouveau une belle réussite, même si la longue dernière novella phagocyte un peu l’ensemble. Très chouette, globalement. Suite avec Le Royaume de Lankhmar

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La Nature des choses, de Lucrèce

Publié le par Nébal

La Nature des choses, de Lucrèce

LUCRÈCE, La Nature des choses, [De rerum natura], traduit [du latin] et présenté par Chantal Labre, Paris, Arléa, coll. Poche – Retour aux grands textes – Domaine latin, [1995] 2014, 312 p.

 

Lucrèce a pour lui de ne pas être grec (en ce moment, ça vaut mieux) ; mais il a surtout livré ce qui constitue à mon sens le plus grand joyau de la philosophie antique, avec son De rerum natura, fascinant poème philosophique, la principale – et presque la seule, à vrai dire – exposition des principes de la philosophie d’Épicure, loué à chaque livre comme le plus sage des hommes, qui a combattu les ténèbres et révélé la lumière à l’homme, en le délivrant notamment de la crainte de la mort. Ce qui n’est pas rien. Aussi, en dépit de son titre « physicien », renvoyant aux plus anciens des Présocratiques, La Nature des choses se révèle un exposé plus vaste, où la physique et la métaphysique débouchent sur l’éthique. Lucrèce, aussi, n’est peut-être pas un grand « créateur » (ou, du moins, on peut lui contester ce titre), lui qui expose avant tout Épicure, en remontant à ses influences antérieures tels Leucippe et Démocrite. Pourtant, La Nature des choses séduit et étonne de par la modernité de ses conceptions (atomistes et matérialistes), ce qui suffit déjà à en faire un livre unique en son genre ; mais si l’on y ajoute la forme poétique, toujours à la rescousse du fond, et qui transcende le texte en œuvre d’art aussi belle que profonde, on ne peut que s’avouer tétanisé devant l’incroyable habileté du texte, sa puissance phénoménale, sa subtilité, sa perfection même.

 

Je l’avais déjà lu, il y a de ça… longtemps. Et j’avais été conquis, déjà, par cette merveille. Un citoyen s’étant fait l’écho de cette nouvelle traduction, j’ai été pris de l’envie irrépressible de le lire à nouveau, avec un regard probablement plus mature (si, un peu, quand même). Et bien m’en a pris, puisque j’ai à nouveau été fasciné par la portée de ce classique.

 

Je crois me souvenir que Voltaire, cité dans la première édition que j’avais lue, disait de Lucrèce qu’il était grand poète mais piètre philosophe, ou quelque chose comme ça… Une histoire d’hôpital et de charité, ou de poutre et de paille. Car Lucrèce – à la différence de l’Arouet –, tout autant qu’un grand poète qui a fait suer des générations de latinistes (« Suave, mari magno… »), était bien un grand philosophe, aussi habile à la démonstration d’un système rigoureux qu’à son exposition lumineuse. Et son ouvrage, qui prend donc la forme d’un poème, dédié à l’ami Memmius, présente un système du monde unique en son genre, quand bien même il emprunte pour une bonne part à des doctrines plus anciennes. Le De rerum natura, seul en son genre, a traversé les siècles, ce qui est d’ailleurs un tantinet étonnant au vu de son contenu plus qu’à son tour blasphématoire…

 

Lucrèce part d’hypothèses foudroyantes, qui chamboulent tout ce que la philosophie antique – et notamment celle des « Physiciens » – prétendait. Un postulat essentiel affirme ainsi, dans un monde infini, l’infini de la matière, mais aussi l’existence du vide. Car seul le vide peut autoriser le mouvement des atomes. Deuxième intuition phénoménale, donc : la réalité est construite d’atomes, corpuscules infimes, aux formes diverses, dont on peut avoir une idée en observant les particules s’agitant dans un rai de soleil. Or il faut que ces atomes se meuvent, et la perception, notamment – d’une importance extrême aux yeux des épicuriens, car on ne peut se fonder que sur nos sens pour interpréter le réel –, résulte des mouvements des atomes qui se heurtent. Mais les atomes connaissent du coup un mouvement bien particulier, et fondamental dans la philosophie de Lucrèce : c’est la « déclinaison », le clinamen, qui génère les autres mouvements, et rend seul la vie possible. Et ce n’est pas la moindre merveille du De rerum natura que de placer ce clinamen au centre d’un système aux implications certes physiques et métaphysiques, mais aussi éthiques, cette déviation entraînant (au terme d’une démonstration que, je plaide coupable, je serais bien en peine de reproduire) la possibilité du libre-arbitre.

 

Ces considérations scientifiques étonnamment avancées décrivent effectivement La Nature des choses, avec un brio jamais constaté auparavant. Or c’est bien ici la nature le maître-mot. Et cette nature se passe des dieux. Lucrèce a beau faire quelques allusions ici ou là (à Vénus, notamment), il n’en reste pas moins que sa philosophie est agnostique, et tend vers l’athéisme. Nul besoin des dieux, ici, pour expliquer les phénomènes les plus étranges (ainsi les « météores » du dernier livre, qui sont tout autant les tremblements de terre, les éruptions volcaniques ou les épidémies – très fortes dernières pages, passablement abruptes, du poème philosophique, qui pour le coup ne manquent pas d’évoquer l’immense Thucydide – mon chouchou chez les Grecs) : ils trouvent tous leur raison d’être dans la nature, et donc dans le jeu incessant des atomes de matière à travers le vide.

 

L’ambition essentielle de Lucrèce – et donc à l’en croire de son maître à penser Épicure – est en effet de libérer l’homme de la peur et des superstitions qu’elle entraîne. Ce qui n’en fait pas pour autant un auteur « optimiste » (le dernier livre, notamment, est éloquent à cet égard) ; et il faut bien évidemment, en abordant le De rerum natura, se libérer des connotations improbables et stupides que des siècles de dénigrement et de mauvaise foi ont accolé à l’épicurisme : si le sage épicurien vit pour le plaisir, celui-ci, cette ataraxie, consiste en l’absence de douleur, et pas en un hédonisme sans frein (dommage ?).

 

Mais l’important, ici, est donc que les superstitions n’ont pas lieu d’être – et les dieux rentrent bien dans cette catégorie. La nature, observée par la science – par les sens, donc, mais il faut néanmoins faire attention aux « simulacres » et aux interprétations erronées de l’esprit –, explique tout, sans qu’il soit besoin de recourir à un plan déterminé, un « dessein intelligent » si j’ose dire. La nature progresse certes à tâtons, fait des erreurs, mais suscite d’elle-même à terme une harmonie dans l’évolution. Et, pour expliquer les phénomènes, bien loin de s’en tenir à une cause unique de l’ordre de la foi, Lucrèce recourt continuellement à des hypothèses multiples, scientifiques, et pas forcément exclusives les unes des autres – démontrant par là même que le recours à la superstition a quelque chose d’absurde.

 

La peur de l’homme génératrice de mythes se fonde essentiellement sur la terreur qu’il éprouve devant la mort. Lucrèce entend l’en libérer, en démontrant qu’il n’y a pas d’âme immortelle, et donc pas de jugement post-mortem conduisant le dévot dans un paradis et le méchant dans les enfers – pas plus qu’il n’y a de métempsycose, d’ailleurs. Cependant, la matière, pour être infinie dans l’univers, n’en est pas moins soumise aux cycles naturels de la vie et de la mort : oui, le corps – et l’âme avec – est amené à périr ; mais cette mort « rend » des atomes qui susciteront la vie ailleurs : harmonie de la nature, une fois de plus.

 

Aussi le sage épicurien, n’ayant plus à craindre le trépas et libéré des frissons que lui imposent les « météores », peut-il élaborer une éthique concrète, qui lui assurera, sinon le bonheur, du moins l’absence de douleur. Et c’est sans doute en cela que La Nature des choses dépasse toutes les œuvres antérieures de la philosophie antique (celles dont on a connaissance, du moins…) : il résulte de cette observation minutieuse de la nature un véritable système du monde, cohérent et rassurant en tant que tel.

 

La postérité de Lucrèce est énorme, bien sûr. Au fil des siècles, bien des penseurs se sont référés à cet ouvrage hors-normes (de manière parfois paradoxale : Chantal Labre évoque ainsi des philosophes très chrétiens, tels Bossuet ou Pascal, piochant çà et là dans le poème impie…). Sans doute les matérialistes des Lumières s’y sont-ils souvent référés, et ceux qui les ont suivi de même – et parfois des scientifiques plus que des philosophes (et peu importe que, dans le détail, certaines intuitions de l’auteur se soient avérées fausses : il faut bien évidemment remettre ici les choses dans leur contexte, il y a plus de 2000 ans de cela… et se prendre la baffe qui va avec).

 

Oui, La Nature des choses est une œuvre exceptionnelle, un livre rare et d’autant plus précieux, à vrai dire sans doute un des livres les plus importants de l’histoire des lettres. La philosophie y est aussi profonde que belle, aussi implacable que libératrice – et dès lors nécessaire.

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L'Ascension d'Horus, de Dan Abnett

Publié le par Nébal

L'Ascension d'Horus, de Dan Abnett

ABNETT (Dan), L'Ascension d'Horus, [Horus Rising], traduit de l'anglais par Julien Drouet, Nottingham, Black Library, coll. The Horus Heresy, [2006, 2008] 2014, 414 p.

 

J'ai toujours eu une certaine sympathie pour l'univers bariolé et fascistoïde de Warhammer 40 000. Il faut dire qu'il a beaucoup compté pour moi, quand bien même de manière indirecte. En effet, je l'ai découvert – je devais avoir huit ou neuf ans – quand on m'a offert le très chouette jeu de plateau et de combat tactique (que j'ai hélas paumé depuis...) Space Crusade. J'ai passé des heures et des heures dessus avec mes petits camarades, à guider mes figurines de vaillants Space Marines dans les couloirs obscurs d'un vaisseau mystérieux afin d'y massacrer de l'Orque à tout va (en espérant ne pas tomber sur un Genestealer...). Et, à l'évidence, j'en voulais encore.

 

Et puis, un jour, je suis tombé sur un numéro de White Dwarf, qui représentait en couverture des Space Marines à foison – c'était pour la sortie du jeu Epic –, même si j'avais surtout été bluffé, à la lecture de cette étrangeté chopée par hasard, par la version médiévalisante – Warhammer, ou Warhammer Battle –, avec un compte rendu de bataille qui m'avait autant passionné que tétanisé ; j'ai lu et relu ces pages joliment illustrées, avec ces figurines merveilleusement peintes (je n'ai jamais réussi à obtenir quelque chose de correct pour ma part...), et c'est ainsi que j'ai découvert l'univers des wargames avec figurines. Inévitablement, quelque temps plus tard, je me suis fait offrir la boîte de base (avec, à l'époque, des Hauts-Elfes et des Orques), et, si j'ai galéré un moment avant d'y comprendre quoi que ce soit, j'ai ensuite monté ma propre armée – des Nains ; j'avais l'ambition aussi de faire une tentative du côté des Skavens et des Morts-Vivants, mais ça n'a jamais pu se faire – et cherché à conquérir le monde face à mes petits camarades...

 

Et puis, troisième étape : un jour, en fouinant dans une maison de la presse, j'ai eu l'impression de retomber sur un Space Marine, vaguement différent certes, mais qui m'a forcément fait de l'œil : il s'agissait en fait d'une illustration pour un jeu qui n'avait rien à voir, offert dans ledit numéro de Casus Belli. Du coup, indirectement, c'est aussi à cause de (pardon : grâce à) Warhammer 40 000 que j'ai découvert les jeux de rôle... Même si le premier que je me suis procuré, c'était le vieux Star Wars. Étrangement (ou pas), je n'ai jamais joué aux jeux de rôle dans les univers de Warhammer et de Warhammer 40 000 (mais je ne suis pas certain que j'y trouverais mon bonheur, a fortiori maintenant), mais peu importe.

 

Quatrième étape, enfin : les jeux vidéos, qui ont maintenu la flamme, et dans lesquels j'ai retrouvé cet univers avec plaisir (même si un seul m'a vraiment beaucoup marqué : le wargame – tour par tour, forcément – Final Liberation)...

 

(Ah, et, à côté, il y avait aussi Blood Bowl, sous toutes ses déclinaisons ; mais c'est une autre histoire...)

 

Et voilà où j'en suis : cette nostalgie – assez fondée tout de même, il me semble – m'a amené à lire le premier tome de « L'Hérésie d'Horus », très gros cycle écrit à plusieurs mains retraçant une histoire essentielle du background de Warhammer 40 000 (qui me paraît d'ailleurs avoir pas mal changé sous cet angle, par rapport à mes vieux souvenirs : les Orques et les Eldars y occupaient une place beaucoup plus importante, eux qui sont aujourd'hui rassemblés, avec les Tyranides, etc., dans la catégorie des Xénos, et, corrélativement, le Chaos, sans être négligeable, était moins omniprésent). Certes, les licences, c'est généralement Le Mal. Cela dit, j'avais entendu des échos plutôt positifs de cette longue série, et notamment des romans écrits par le best-sellereux Dan Abnett, à l'instar de ce premier tome qu'est L'Ascension d'Horus. Alors, sur une impulsion – une envie de lire du pas-prise-de-tête, éventuellement takata-boum –, j'ai acquis ce premier volume, et je l'ai lu, presque aussitôt.

 

Et j'imagine que j'y ai trouvé ce que j'en attendais : oui, c'est abominablement mal écrit, et encore plus mal traduit (certaines phrases, désolé, ne veulent tout simplement rien dire en français). Mais c'est aussi, oui, passablement entraînant, aussi fascinant que l'univers est fascisant, et à n'en pas douter addictif. À s'en tenir du moins à ce premier tome écrit par Dan Abnett. On verra pour la suite. Oui : on verra.

 

Il y a l'Imperium des Humains. Après la Longue Nuit qui a séparé les peuples humains égarés sur des milliers de systèmes, et après les guerres d'unification de Terra, l'Empereur a lancé une grande croisade afin de rétablir les liens, en voyageant à travers le Warp. L'Empereur a tout d'abord conduit lui-même cette croisade, puis a décidé de retourner sur Terra, et d'en confier le commandement à son fils préféré Horus, promu pour le coup Maître de Guerre. À la tête des Luna Wolves, peut-être les plus fougueux des Space Marines, le brillant Horus répand ainsi la vérité de l'Imperium à travers la galaxie ; une vérité sans Dieu, il est important de le noter (malgré les tentatives de diviniser l'Empereur, qui sont rejetées par le principal concerné) ; mais une vérité qui ne fait aucun doute pour les soldats d'élite que sont les membres de l'Astartes.

 

Ou presque... Forcément.

 

Le roman, composé de trois parties inégales, s'ouvre sur la conquête... de Terra. Enfin, d'une planète qui se dit Terra, ce qui est bien sûr impossible, puisque la vraie Terra, c'est celle de l'Empereur, qui justifie l'action des Space Marines (produits génétiquement pour une efficience maximale dans l'art de la guerre)... La rencontre entre les deux Terra, les deux empires (puisqu'il y en a un là aussi...), dégénère très vite – forcément. Mais les troupes de ce monde lointain ne sont pas à même de résister bien longtemps à la furie de l'Astartes... Il y a cependant des poches de résistance, qui se fondent notamment sur la foi – la religion, et d'autres superstitions du même type, comme la légende à propos de ces montagnes qui murmurent, et seraient le repaire de démons... N'importe quoi, hein ?

 

L'aventure se poursuivra au-delà de cette fausse Terra, tout d'abord dans un monde débordant d'Arachnides, puis sur un nouveau centre humain. Mais chacune de ces étapes sera en fin de compte une occasion supplémentaire de questionner, quand bien même timidement, la vérité de l'Empereur et la justesse des méthodes (bourrines) de l'Astartes pour l'imposer.

 

Horus, le charismatique Horus, est là, bien sûr, mais un peu en retrait – et il ne faut pas s'attendre, dans ces pages, à le voir succomber : l'hérésie n'est encore qu'en puissance, le fils préféré de l'Empereur reste son plus fidèle soutien. Les principaux personnages et points de vue sont, d'un côté, Garviel Loken, capitaine de la 10e Compagnie des Luna Wolves – qui connaît une ascension fulgurante dans ces pages, devenant conseiller informel du Maître de Guerre Horus en tant que membre du Mournival, sans doute un brave type, indéniablement loyal, peut-être trop (mais ce n'est pas un imbécile pour autant, et il est régulièrement amené à s'interroger sur ce qui se produit autour de lui, chose horrible et insupportable pour un militaire) –, et, d'un autre côté, les commémorateurs accompagnant la croisade, et chargés d'en narrer les hauts faits via leurs différentes pratiques artistiques, à fins de propagande – qui, eux aussi, pour être habitués à n'intervenir qu'après la bataille et ses horreurs, n'en tendent pas moins à se rebeller, même très légèrement, et à s'interroger à leur tour...

 

De la sorte, Dan Abnett, même avec sa plume pauvre, et en dépit de certaines scènes plutôt malhabiles quand elles entendent confronter immédiatement les personnages à des réflexions éthiques et politiques trop éthérées pour eux, remplit sans doute son contrat : le roman est prenant, abondant en scènes d'action plutôt efficaces, et le sérieux pointe en outre de temps à autre, de manière plutôt intéressante. Certes, on ne fait pas là dans la Ghrandhe Hlittérathure, mais ça n'a aucune espèce d'importance : L'Ascension d'Horus est bien un produit de consommation courante ; je l'ai consommé, et m'en porte plutôt bien, ayant retrouvé avec plaisir cet univers belliqueux aux visuels saisissants. J'ai même, à vrai dire, une grande envie de poursuivre l'aventure, d'assister à la naissance de l'hérésie à proprement parler... Aussi me suis-je procuré le deuxième tome, Les Faux Dieux de Graham McNeill... Et on verra bien...

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The Dunwich Horror and others, de H.P. Lovecraft

Publié le par Nébal

The Dunwich Horror and others, de H.P. Lovecraft

LOVECRAFT (H.P.), The Dunwich Horror and others. The Best Supernatural Stories of H.P. Lovecraft, selected and with an introduction by August Derleth, Sauk City, Arkham House, [1963] 1973, XX + 431 p.

 

Cela devait arriver, c'était inéluctable (« toute marche irrésistible vers un destin »...) : à force de lire des choses sur Lovecraft ou autour de Lovecraft, j'ai eu très envie de relire ses nouvelles, et cette fois dans le texte. The Dunwich Horror and others, qui est présenté, dans l'ensemble à bon droit, comme un best-of des histoires surnaturelles du gentleman de Providence, s'est inévitablement imposé à mes yeux (malgré ou à cause de la couverture peu ragoûtante...) : il est vrai qu'il contient presque toutes les meilleures histoires de Lovecraft ; ne manquent à l'appel que ses « romans » (rassemblés dans At the Mountains of Madness & other novels) et, plus étrangement, « The Dreams in the Witch-House » (même recueil). Tout le reste se trouve dans ce volume.

 

Avec quelques étrangetés qui n'y ont peut-être pas leur place,cela dit : en ce qui me concerne, deux des textes compilés ici sont même plutôt mauvais (« Cool Air », qui ne fait pas peur, car n'ayant aucune raison de faire peur quoi qu'en dise le narrateur, et « The Terrible Old Man », très court heureusement, dont je ne sais s'il est avant tout lamentable de par sa xénophobie affichée ou sa profonde puérilité – les deux s'associant, à vrai dire). « In the Vault » est par ailleurs une histoire à la Poe assez anecdotique, mais je lui reconnais une sensation assez remarquable de claustrophobie ; enfin, mais c'est là très personnel, je trouve « Pickman's Model », « The Picture in the House » et « The Thing on the Doorstep » un cran inférieures aux autres nouvelles du recueil, sans être mauvaises pour autant (loin de là).

 

Le reste, c'est que du bonheur : « The Rats in the Walls », « The Outsider », « The Colour out of Space », « The Music of Erich Zann », « The Haunter of the Dark », « The Call of Cthulhu », « The Dunwich Horror », « The Whisperer in Darkness », « The Shadow over Innsmouth » et « The Shadow out of Time », tout de même (dans l'ordre du recueil, pas forcément très bien choisi). Tout n'y relève pas du « Mythe de Cthulhu », au passage, mais on en trouve les textes essentiels.

 

Le « Mythe »... Inévitablement, dans sa préface, August Derleth brode sur ce thème, et, hélas, c'est à sa manière... Il affirme donc le substrat manichéen et/ou judéo-chrétien de cet ensemble en dépit du bon sens et, à n'en pas douter, en dépit des intentions et de la philosophie lovecraftiennes, et en rajoute une couche avec l'idée particulièrement stupide d'un panthéon élémentaire (Cthulhu = eau, etc.). Il pousse enfin le vice, mais c'est assez logique, du coup, jusqu'à hisser ses propres contributions au « Mythe », et notamment ses « collaborations posthumes », au niveau de celles de Lovecraft...

 

Bon, peu importe. Ce n'est qu'une introduction, et les textes purement lovecraftiens qui suivent parlent d'eux-mêmes. Je note quand même que Derleth affirme que « The Dunwich Horror » était aux yeux de Lovecraft sa meilleure nouvelle (dans ce genre-là, en tout cas), d'où le titre du recueil, mais cela peut laisser perplexe : si j'aime toujours beaucoup ce texte, avec sa belle ambiance rurale dégénérée, je ne peux qu'avouer, à la relecture, que S.T. Joshi n'a pas totalement tort – même s'il est trop sévère à mon sens – quand il condamne la fin, pour l'essentiel, de ce texte séminal (et très rôlistique indéniablement, il y a là une source essentielle des investigations ultérieures), comme étant passablement ridicule et inscrivant du coup la nouvelle dans le registre parodique à force de caricature... Je note aussi, forcément, l'appréciation de Robert M. Price montrant combien ce texte était étrangement « derlethien » avant d'être « lovecraftien »... Bon. Il est cependant clair à mon sens que des nouvelles comme « The Colour out of Space », « The Call of Cthulhu », ou « The Shadow over Innsmouth » sont bien meilleures, voire « The Whisperer in Darkness » ou « The Shadow out of Time », pour m'en tenir aux seuls textes de ce recueil (mais, encore une fois, j'aime quand même vraiment beaucoup « The Dunwich Horror »...).

 

C'était Cocteau, je crois, qui prétendait que Lovecraft gagnait à être lu en français. Cette première lecture des nouvelles du gentleman de Providence dans le texte m'a permis de tordre le coup à cette idée reçue ; je n'étais certes pas le dernier à critiquer « l'adjectivite aiguë » de Lovecraft, mais le fait est que ça coule tout seul en anglais. Certes, on ne conte pas les « hideous », « ghoulish » ou « cyclopean », mais ça passe mieux... Je ne prétendrais pas pour autant que Lovecraft est au-dessus de toute critique stylistique (j'ai ainsi souffert, par exemple, de l'accumulation de tournures interrogatives dans les longues dernières pages de « The Shadow out of Time », pourtant un texte brillant), mais dans l'ensemble, c'est quand même très fort (malgré quelques tirages à la ligne, dans les textes les plus tardifs essentiellement, qui sont aussi les plus longs).

 

Ces nouvelles – on le sait, je n'invente certes pas l'eau chaude – adoptent souvent la forme de « rapports » (lettres ou journaux intimes), dans lesquels l'horreur a déjà eu lieu, même si elle est annonciatrice de pire encore, probablement. Ce procédé est souvent très efficace (« The Call of Cthulhu », « The Whisperer in Darkness », « The Shadow over Innsmouth », peut-être aussi « The Colour out of Space »), mais n'est pas sans défauts ou risques, notamment quand la question du réalisme de ces « rapports » entre en contradiction avec les besoins littéraires : ainsi de la révélation retardée ou qui n'en est pas vraiment une (« The Outsider », « The Dunwich Horror », « The Whisperer in Darkness », « The Shadow out of Time »), ou – là ça en devient un peu gênant – le fait de coucher sur le papier en temps réel ou peu s'en faut des scènes ou comportements qui ne devraient pas supporter ce procédé (ce qui est surtout vrai ici de la fin de « The Rats in the Walls », mais on pourrait citer aussi, non recueilli ici, « Dagon »).

 

Par ailleurs, lesdits rapports sont dénués de dialogues, mais non exempts de longs, très longs monologues : les exemples les plus flagrants, ici, sont peut-être ceux que l'on trouve dans « The Shadow over Innsmouth », et notamment celui de Zadok Allen dans son sabir d'ivrogne.

 

Je note enfin une distorsion entre la peur et le « weird », parfois. Le cas – à mon sens raté – de « Cool Air » a déjà été évoqué, mais d'autres textes, nettement plus réussis, présentent également ce caractère à mon sens – et notament « The Whisperer in Darkness », qui annonce d'emblée que le narrateur n'a somme toute rien vu d'horrible à proprement parler ; procédé qui me paraît également notable dans certains des textes les plus tardifs, abondant en merveilles (distinctes de celles des nouvelles « dunsaniennes », pas reprises ici), et notamment « The Shadow out of Time » et, forcément, At the Mountains of Madness.

 

Ces quelques remarques générales ne signifient en rien que ma passion pour les textes de Lovecraft a été affectée ; bien au contraire, je sors de cette lecture avec une profonde admiration, totalement renouvelée, pour l'auteur au sommet de sa forme, d'une adresse incomparable dans la construction notamment, mais aussi remarquablement doué pour introduire ses textes façon « pan dans ta gueule », et les imprégner d'une philosophie originale et aussi séduisante qu'effrayante. Je me suis régalé à la lecture de cet excellent recueil, plus que jamais. Et je compte bien poursuivre prochainement, probablement avec At the Mountains of Madness & other novels...

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Inversions, de Iain M. Banks

Publié le par Nébal

Inversions, de Iain M. Banks

BANKS (Iain M.), Inversions, [Inversions], traduit de l'anglais par Nathalie Serval, préface de Gérard Klein, Paris, Fleuve Noir – LGF, coll. Le Livre de poche Science-fiction, [1999, 2002-2003] 2010, 412 p.

 

Inversions est présenté comme le cinquième roman rattaché au « cycle de la Culture ». Ce qui ne prête sans doute pas à débat, mais, autant prévenir les fans : il n'a pas forcément grand-chose à voir avec les autres, et l'expression même de « Culture » n'y apparaît pas une seule fois ; sans doute la Culture y joue-t-elle un rôle, et non négligeable, mais c'est en creux, à l'appréciation du lecteur qui sait décrypter le récit et interpréter les indices. Gros contraste néanmoins avec les précédents, et notamment Excession : Inversions est une sorte de planet opera (on n'y voyage pas entre les étoiles, l'action est confinée sur un unique monde), et son cadre a quelque chose d' « archaïque » ou « primitif » (je n'aime pas ces termes, mais bon...). La quatrième de couverture le présente comme « un monde engagé dans le difficile passage de la féodalité à la Renaissance, de la théocratie à la science ». Expression qui a pu me faire tiquer tant elle évoque un décalque de l'histoire terrestre (et plus précisément de celle de l'Europe), mais qui est, j'imagine, somme toute justifiée, notamment en ce que l'ombre d'un empire antique y plane sur les potentats du présent ; si la Culture intervient dans ce cadre, c'est probablement au travers d'envoyés étudiant la situation de l'intérieur, en préparant le cas échéant un contact (ce qui a pu m'évoquer, d'une certaine manière, les « mobiles » du « cycle de l'Ekumen » d'Ursula K. Le Guin).

 

Le roman se divise en deux trames narratives alternées. Les chapitres « le docteur » s'intéressent au personnage de Vosill, médecin de la cour royale d'Haspide, et par ailleurs – horreur glauque – une femme... ce qui peut faire penser là aussi à Le Guin. Vosill, forcément, a bien du mal à paraître sérieuse aux yeux des vieux croûtons qui polluent la cour, qui ne comprennent pas sa médecine ultra-moderne, que ce soit sur le plan du diagnostic ou du traitement ; le fait qu'elle soit une femme – et donc inférieure, hein – n'arrange bien évidemment rien à l'affaire, et produit cet édifiant paradoxe : sa médecine scientifique fait l'effet aux yeux de presque tous de « remèdes de bonnes femmes »... Le roi, cependant, lui fait confiance. Mais il est par ailleurs dans une situation délicate : les complots abondent dans son entourage, et les relations internationales sont complexes, notamment avec UrLeyn, Premier Protecteur de Tassasen, qui n'a pas revendiqué le titre d'empereur – il laisse ça à d'autres factions qui ne cessent de se déchirer –, mais qui a établi un pouvoir ne manquant pas d'évoquer cette gloire antique (même s'il a quelque chose de plus « moderne » encore, évoquant dans un sens un Napoléon).

 

La seconde trame se déroule justement à la cour d'UrLeyn. « Le garde du corps » est un nommé DeWar, qui a juré de défendre contre vents et marées le Protecteur. Et il y a beaucoup à faire : les menaces sont à l'aune du pouvoir qu'il a établi, et son impérialisme (pouvant fonctionner comme un rappel de celui de la Culture ?) multiplie encore ses ennemis, ainsi chez des aristocrates frontaliers qui n'entendent pas se plier à son autorité. Et il est sans doute bien des moyens de s'en prendre à lui, jusqu'aux plus vicieux : son fils est en première ligne...

 

Les deux trames sont présentées comme des rapports relevant largement de l'espionnage, mais celle du « garde du corps » donne bien vite l'impression d'un narrateur externe et omniscient. L'approche est différente pour ce qui est du « docteur » : l'espion – l'apprenti de Vosill – écrit à la première personne, et laisse s'exprimer sa subjectivité, et même ses sentiments. Or Vosill est fascinante, à la mesure des perturbations que son emploi suscite ; et, parce que femme, elle suscite inévitablement le désir... Encore que cette thématique ne soit pas totalement absente dans les chapitres du « garde du corps » : la relation de DeWar à la charismatique courtisane Perrund n'est ainsi pas exempte de sentiments refoulés.

 

Tout cela pourrait sans doute donner un roman intéressant... et pourtant, je n'ai pas su apprécier Inversions. Ce qui m'a ramené à la déception relative que j'ai dans l'ensemble éprouvée depuis le début du « cycle de la Culture », même si j'avais l'impression que les choses tendaient à s'améliorer – et, je le rappelle, j'avais vraiment beaucoup aimé le précédent roman du cycle, Excession. Mais Inversions, en en prenant le contre-pied (ne serait-ce que l'absence des Mentaux...), m'a à nouveau déçu. Je n'irais pas jusqu'à le qualifier de mauvais, hein ; mais je l'ai quand même trouvé très anecdotique.

 

J'ai un problème, décidément, avec le tirage à la ligne de Banks, qui m'a gêné dans chacun des romans de la Culture que j'ai lus jusqu'à présent. Inversions, sauf erreur, est pourtant le plus court... Mais il ne m'en a pas moins semblé trop long, avec des scènes sans grand intérêt et indûment prolongées. Problème qui m'a paru d'autant plus agaçant que la fin du livre m'a donné quant à elle une impression de bâclage tant elle était expédiée ! Aussi me suis-je régulièrement ennuyé à la lecture d'Inversions, avant d'être frustré par sa conclusion. Difficile, dans ces conditions, de lui attribuer une note positive...

 

Par ailleurs, un autre aspect m'a gêné, qui est la relative tendance à la caricature du roman – et ça m'a vraiment surpris de la part de Banks. J'ai évoqué à plusieurs reprises Ursula K. Le Guin dans ce compte rendu : la comparaison s'imposait à mes yeux, c'était plus fort que moi ; or Le Guin est à mon sens autrement plus subtile que Banks, tout en usant d'un matériau similaire. La question du progrès dans un monde jugé « archaïque » est beaucoup plus finement envisagée dans ses œuvres (par exemple dans Le Dit d'Aka), là où Banks use et abuse de clichés médiévalisants – on ne compte pas les séjours en salle de torture, ça en devient risible à force là où cela devrait être terrifiant... Et il en va de même, bien sûr, pour le questionnement du genre et de la place des femmes dans la société (La Main gauche de la nuit, Quatre Chemins de pardon, L'Anniversaire du monde...). À la comparaison, Banks perd indubitablement à mes yeux. Et je n'ai pas pu en faire abstraction...

 

Un roman assez anecdotique, donc, qui n'a certes pas le brio d'Excession, et rate un peu son projet, à mes yeux en tout cas. Bon, ben, la Culture, c'est pas encore ça, pour moi... Une pause s'impose...

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Epées et brumes, de Fritz Leiber

Publié le par Nébal

Epées et brumes, de Fritz Leiber

LEIBER (Fritz), Épées et brumes, [Swords in the Mist], traduit de l'américain par Jacques de Tersac, Paris, Pocket, coll. Science-fiction, [1968, 1982] 1985, 217 p.

 

Retour au « cycle des Épées » de Fritz Leiber avec ce troisième tome intitulé Épées et brumes, comprenant des nouvelles (arrangées selon la chronologie interne) publiées entre 1947 et 1968. J'avoue l'avoir trouvé un tout petit peu moins bon que les précédents, même si cela reste plus que sympathique et largement au-dessus du lot (le changement de traducteur a pu jouer un rôle, d'ailleurs, que je ne saurais quantifier). C'est en tout cas l'occasion de découvrir de nouvelles facettes du cycle, qui s'éloigne largement de Lankhmar.

 

La célèbre cité n'est en effet le théâtre que des deux premiers textes. « Le Nuage de haine », qui introduit ce volume, consiste pour l'essentiel – j'ai l'impression que c'est récurrent chez Leiber, en tout cas dans ce cycle – en une longue mise en place, à la résolution probablement un peu expédiée. Il joue du thème du fanatisme religieux, assez important dans ce troisième tome (c'est encore plus flagrant dans le texte suivant, j'y viens), mais fait surtout preuve, en dépit de son atmosphère horrifique, de beaucoup d'humour, Fafhrd et le Souricier Gris y ayant une longue conversation d'ivrognes avant que surgissent des ténèbres d'inévitables tentacules. Sympathique, mais un peu frustrant.

 

J'y ai de loin préféré « Jours maigres dans Lankhmar », qui me fait l'effet, à vrai dire, d'être le meilleur texte du cycle à s'en tenir à ces trois premiers volumes, alors qu'il n'a absolument rien d'épique. Nous y voyons Fafhrd et le Souricier Gris se séparer, le premier cherchant son salut dans un culte éphémère et sur le point d'être oublié de tous avant même d'avoir suscité le moindre intérêt, tandis que le Souricier Gris mène une vie de débauche au service d'un usurier. Inévitablement, au bout d'un moment, ledit usurier va s'intéresser au culte d'Issek-de-la-Cruche, devenu soudainement populaire du fait de l'action de Fafhrd, acolyt doué, aussi à l'aise dans l'évocation héroïque, à la manière des scaldes, d'un dieu qui ne l'était guère, et prêchant la Paix tout en faisant office de garde du corps avec l'efficacité qu'on lui connaît. Ce récit très astucieux et drôle est vraiment excellent, même s'il semble prendre le contre-pied du reste du cycle, et la satire de la religion y est aussi pertinente qu'hilarante.

 

Bien sûr, le couple de héros ne pouvait que se reformer. Et le voilà qui quitte Lankhmar (un peu précipitamment) pour reprendre la mer. Car « La mer est leur maîtresse », pour citer le titre de la très, très brève nouvelle suivante.

 

Mais il ne s'agit à vrai dire que d'une transition, sans autre intérêt, pour arriver à « Quand le Roi de la Mer est au loin », sans doute la nouvelle la plus « classique » de ce troisième tome, et qui, malgré son humour, notamment dans les relations ulcérées de nos deux héros, m'a paru bien trop convenue (même pour un texte de 1960), et ne m'a guère passionné. C'est surtout en raison de cette nouvelle épopée maritime, un peu flemmarde à mes yeux, que ce recueil m'a semblé un poil moins convaincant que les deux précédents.

 

« Le Mauvais Chemin », ensuite, n'est à nouveau qu'une transition et rien d'autre, qui réintroduit le personnage de Ningauble-aux-Sept-Yeux pour justifier la nouvelle (ou plutôt la novella) suivante.

 

« Le Jeu de l'Initié » a été originellement publié en 1947, et écrit semble-t-il bien avant encore (le premier jet, du moins). On peut y oublier Lankhmar et même l'ensemble de Newhon, comme le font d'ailleurs nos héros. Car la magie de Ningauble leur fait ici vivre une aventure extra-dimensionnelle. Et c'est dans notre dimension que déboulent Fafhrd et le Souricier Gris, plus précisément dans le Proche-Orient antique (après Alexandre). L'exotisme n'en est pas moins présent dans ce long texte où l'on voyage beaucoup dans notre passé, même si l'essentiel de la quête confiée par Ningauble, très Donjons & Dragons avant l'heure, est expédiée en quelques paragraphes seulement. Le plus intéressant dans ce long texte est de toute façon ailleurs, dans le récit que fait la belle et inquiétante Ahura de son enfance jusqu'au moment présent (et qui a une tonalité assez lovecraftienne, d'ailleurs, notamment en ce qu'elle use de la thématique de l'échange corporel ; mais cela n'a sans doute rien d'étonnant, de même que pour ce qu est des aspects « lovecraftiens » de certaines nouvelles des deux premiers volumes ; Fritz Leiber était un correspondant du gentleman de Providence dans ses dernières années, et avait même commencé par user de son lexique « mythique » dans ses premières nouvelles). Un « défaut » (qui ne concerne peut-être que moi ?) m'empêche cependant de priser autant cette novella que « Jours maigres dans Lankhmar » : j'ai tout de même trouvé ça un brin confus par moments, et je m'y suis perdu un tantinet à l'occasion (la traduction a peut-être joué).

 

Si Épées et brumes, à cause du petit coup de mou maritime, ne m'a pas aussi farouchement convaincu que les deux tomes précédents, il reste néanmoins plus que recommandable, et représente bien dans l'ensemble ce que l'heroic fantasy a produit de meilleur ; indispensable malgré tout, donc.

 

À suivre avec Épées et sorciers.

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Howard Phillips Lovecraft : Dreamer on the Nightside, de Frank Belknap Long

Publié le par Nébal

Howard Phillips Lovecraft : Dreamer on the Nightside, de Frank Belknap Long

LONG (Frank Belknap), Howard Phillips Lovecraft : Dreamer on the Nightside, Sauk City, Arkham House, 1975, XIV + 237 p. [+ x p. de pl.]

 

Frank Belknap Long était un des principaux correspondants de Lovecraft, qui le considérait comme son « petit-fils » (malgré une différence d'âge de treize ans seulement), et l'appelait du coup « Sonny » quand ce n'était pas la version latinisée « Belknapius » ; les deux irritaient à vrai dire énormément Long, mais on pardonnait bien des choses au gentleman de Providence... Quoi qu'il en soit, Long était, à l'instar de Lovecraft, membre du Kalem Club, ce petit cercle littéraire qui se réunissait de temps à autre à New York, et dont tous les membres (originels) portaient un nom commençant par les lettres K, L ou M. Au-delà, on le connaît surtout pour avoir écrit une des plus célèbres « Légendes du Mythe de Cthulhu » compilées par August Derleth, à savoir « Les Chiens de Tindalos ». Mais si Arkham House, la maison d'édition d'August Derleth (donc) et Donald Wandrei, a publié plusieurs ouvrages du monsieur, on n'ira pas jusqu'à dire de Long qu'il a eu une brillante carrière littéraire ; à vrai dire, n'était son association avec Lovecraft, on l'aurait sans doute oublié depuis pas mal de temps déjà...

 

Il y avait donc une certaine logique, j'imagine, à ce qu'il commette Howard Phillips Lovecraft : Dreamer on the Nightside (traduit en français sous le titre H.P. Lovecraft : le conteur des ténèbres), ouvrage relativement bref qui ne constitue pas à proprement parler une biographie, mais un recueil de souvenirs, avec ce que cela implique de subjectivité. Le Lovecraft de cet ouvrage est donc, non pas le « vrai » Lovecraft, mais celui que percevait son cadet. Précision importante, sans doute, qui peut expliquer – sans véritablement excuser – çà et là quelques distorsions fâcheuses de la réalité.

 

Ce qui a de quoi laisser perplexe, néanmoins. Dès le départ, ainsi, quand Long reprend la fausse lettre à August Derleth sur laquelle se fondait ce dernier pour expliquer sa conception manichéenne, et/ou judéo-chrétienne, du « Mythe de Cthulhu » : comment Long, qui connaissait Lovecraft, et pas seulement au travers d'une abondante correspondance, a-t-il pu se méprendre à ce point sur le sens profond de l'œuvre de son aîné et mentor ? On est en droit de douter de son honnêteté, à ce stade. Mais il est vrai que ce volume d'Arkham House fait régulièrement de la lèche à l'éditeur, trop content, sans doute, de se voir ainsi « justifié »...

 

D'autres passages, à vrai dire, ont de quoi laisser tout aussi sceptique, cette fois en rapport avec la biographie de Lovecraft. Ainsi, on a le sentiment que Long retarde autant que possible l'évocation du racisme de HPL, et ne s'engage enfin dans cette thématique qu'à reculons... et pour se contenter de reproduire une longue citation de Dirk W. Mosig contestant cette « légende noire » – l'éminent critique, pour le coup, se voilait la face ; Mosig n'a bien entendu jamais rencontré Lovecraft, à la différence de Long : si l'analyse en question peut être pardonnée dans le cas du critique, sans doute, elle relève cependant de la mauvaise foi pure et simple sous la plume par ailleurs malhabile de Long...

 

Pour le coup, même dans les passages moins sensibles, il n'y a somme toute pas grand-chose à retenir de cet ouvrage : son contenu biographique est donc pauvre, et s'attarde volontiers sur des anecdotes insignifiantes ; et l'analyse, quand il y en a – c'est loin d'être systématique –, pèche par une certaine naïveté au ras des pâquerettes. Ces quelques 240 pages sont ainsi souvent pleines de vide, quand elles ne croulent pas sous les mensonges et déformations...

 

Il y a pourtant un passage qui, à mon sens, rachète presque le livre. Presque : s'il avait contenu davantage de scènes de ce type, il aurait pu être recommandé ; mais en l'état, ce n'est guère qu'une exception qui confirme la règle... Ce passage, c'est celui de la première rencontre entre Long et Lovecraft, si je ne m'abuse à Brooklyn chez Sonia Greene, la future madame Lovecraft. Ici, en dépit d'un style quelconque, le livre prend des atours romanesques assez séduisants ; et le portrait de Lovecraft qui s'en dégage, non seulement a des accents de réel, mais en outre réchauffe le cœur : ce Lovecraft-là correspond bien à celui que tous ses camarades ont décrit, un peu excentrique certes (dans son affectation de « vieux gentleman », par exemple), mais très sympathique, aimable, chaleureux même, érudit bien sûr, et entier ; un homme qui gagnait à être connu et qui, dans l'enthousiasme de ses premières virées new-yorkaises, n'avait certes rien à voir avec la légende du « reclus de Providence ». Oui, ce passage est émouvant... et on regrettera d'autant plus que Long n'ait pas davantage usé de ce procédé (a fortiori dans la mesure où il en a employé d'autres aux conséquences plus malheureuses, voir son « interview imaginaire », plus ridicule qu'autre chose...) ; car c'est au travers de cette charge romanesque qu'il livre finalement le portrait le plus convaincant de Lovecraft...

 

Mais la majeure partie de ce document – centré essentiellement sur la période new-yorkaise pour ce qui est des souvenirs « purs » ne faisant pas appel à d'autres sources parfois éminemment contestables – est hélas bien loin de séduire et encore moins de convaincre le lecteur lovecraftophile, plus qu'à son tour perplexe, et parfois un brin agacé...

 

Howard Phillips Lovecraft : Dreamer on the Nightside est ainsi au mieux anecdotique, au pire tout simplement faux, et de manière générale pas fiable et guère intéressant ; ouvrage à manipuler avec des pincettes, mais qui, même avec toutes ces précautions, n'apprend finalement pas grand-chose, et ne sert pas davantage à apprécier son auteur à défaut de son sujet. Reste un passage de biographie romancée, qui aurait pu voire dû inspirer le reste de l'ouvrage, mais Long a failli à sa tâche...

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Skulduggery

Publié le par Nébal

Skulduggery

Skulduggery, Pelgrane Press, 2010, 120 p.

 

Skulduggery est un jeu de rôle un peu spécial (conçu pour des parties « sur le pouce », et tendant vers la narration partagée, même s'il y a un maître de jeu), écrit par Robin D. Laws pour Pelgrane Press ; l'auteur y reprend largement – en le simplifiant ici, en le complétant un brin là, et en l'adaptant comme de juste – le système qu'il avait développé pour Dying Earth ; il est ainsi possible de l'étendre à d'autres cadres de jeu, ne se rattachant pas à l'univers vancien – mais en reproduisant dans un sens certains traits (l'importance de la persuasion, ainsi que les résistances, surtout ; on y retrouve aussi, en plus affiché encore, un relatif mépris du combat), et en en conservant largement l'humour caustique et parfois burlesque (même s'il est en théorie envisageable de jouer des choses plus « sérieuses », disons dramatiques voire tragiques, mais je suis un peu sceptique).

 

Pas vraiment de fiches de personnages, ici, mais des cartes. En début de partie, le maître de jeu distribue des cartes définissant à gros traits les personnages que vont incarner les joueurs (et notamment leurs objectifs, un qui est assigné au groupe, et un autre « personnel », ce qui peut évidemment susciter des tensions parmi les joueurs, les contradictions étant souhaitables), puis d'autres, qui ne leur sont pas rattachées directement, et qui définiront les aspects techniques manquants (les compétences figurent sur la première carte, mais on trouve ici les styles de persuasion et de rebuffade, éventuellement les styles d'attaque et de défense – si le scénario les autorise –, les relations...).

 

Dès lors, on applique en gros le système de Dying Earth : tout se joue avec un seul dé à six faces, et on utilise un système de réserves, avec des bonus et des pénalités, pour déterminer la réussite ou non des actions entreprises, et le succès d'un personnage en cas de conflit. Une différence essentielle : les « répliques », ici, ne servent pas à gagner de l'expérience (ce n'est a priori pas le propos du jeu), mais à remplir les réserves. Pour le reste, on est dans l'ensemble en terrain connu, avec quelques simplifications bienvenues (on a beaucoup moins, voire pas du tout, de règles « spéciales » que dans Dying Earth, et on évite bien entendu de se coltiner le système de magie).

 

Tout cela semble garantir un jeu fluide et nerveux, reposant, comme le dit la couverture, sur les « feux d'artifice verbaux » et les « retournements soudains ». Obtenir les premiers me semble probablement plus aisé que dans Dying Earth, dans la mesure où il n'est pas nécessaire d'y reproduire le style vancien de « la Terre mourante », certes délicieux, mais ô combien alambiqué et précieux (je ne suis pas sûr que tous les joueurs soient vraiment volontaires pour jouer à fond dans cette optique...) ; ils sont en tout cas intimement liés aux « retournements », dans la mesure où la persuasion est donc au cœur du jeu. Ce qui implique, là plus que jamais, de passer un pacte avec les joueurs : il est fort probable qu'en cours de partie leurs personnages soient, via ces joutes verbales, persuadés de faire quelque chose que leurs joueurs ne souhaitent pas faire, dont ils se doutent que cela leur sera néfaste ou bien risque d'aller à l'encontre de leurs objectifs personnels, ce genre de choses ; le jeu ne pourra véritablement avancer que si les joueurs admettent que la persuasion les amène à aller contre leur propre volonté. Mais je pense que c'est là un réflexe qui doit s'acquérir assez vite.

 

Et, du coup, ça s'annonce très drôle. Mais à une condition encore : il faut que les joueurs créent véritablement le décor et l'histoire au fur et à mesure. C'est en cela que je parlais de « narration partagée » tout à l'heure : les joueurs ont une maîtrise du récit plus affirmée que dans les jeux de rôle « traditionnels ». Le scénario dont dispose le maître de jeu est en effet réduit à sa plus simple expression : une scène de départ, des PNJ, une scène de fin. Entre-temps, c'est tout à l'impro, en fonction de ce que font les joueurs, qui sont très libres, et incités à développer le setting au fur et à mesure de leurs répliques, etc. Je suppose, du coup, que cela fonctionne mieux avec un maître de jeu relativement expérimenté (et probablement de même pour les joueurs, encore que des novices pas encore contaminés par les réflexes « traditionnels » peuvent sans doute se montrer à la hauteur, à condition de vaincre une éventuelle « timidité »).

 

Le livre, court et clair, comprend quatre « scénarios », avec leurs cartes toutes prêtes : « The Yes Wing » adopte, presque comme une évidence, la vie politique américaine (ça s'adapte), les joueurs incarnant des conseillers, etc., supposés œuvrer pour la désignation du vice-président ; dans « Skulduggery & Crossbones », les joueurs sont des pirates en mauvaise posture (ici, le combat et l'action « physique » sont autorisés), qui ont en fait tous le même objectif personnel... Dans le redoutable « Casting Call », les joueurs incarnent des lycéens américains montant contre vents et marées leur spectacle de fin d'année, dans une atmosphère répugnante d'adolescence ; mon préféré, enfin, « If Space Permits », est un cadre de space opera baroque (qui a dit vancien ?), où les joueurs incarnent des commerçants galactiques en quête de monopole sur la vente de vin, le scénario jouant en outre énormément sur les résistances des PJ comme des PNJ (là encore, combat et action « physique » sont de la partie). D'autres scénarios ont été publiés depuis...

 

Skulduggery m'a plutôt convaincu : j'avais déjà, dans l'ensemble, apprécié ce système dans le cadre de Dying Earth, mais c'est avec plaisir que je l'ai retrouvé ici, d'autant qu'il me paraît plus facile à manier de la sorte. Ça me paraît vraiment parfait pour une partie au débotté, et je tenterais volontiers l'expérience...

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H.P. Lovecraft : The Decline of the West, de S.T. Joshi

Publié le par Nébal

H.P. Lovecraft : The Decline of the West, de S.T. Joshi

JOSHI (S.T.), H.P. Lovecraft : The Decline of the West, Berkeley Heights – Gilette, Wildside Press, coll. Reference, 1990, 155 p.

 

S.T. Joshi est indubitablement un des plus importants exégètes lovecraftiens à l'heure actuelle, et peut-être même le tout premier. On lui doit, notamment via Lovecraft Studies dont il a longtemps été rédacteur en chef, de très nombreuses communications parfois reprises ultérieurement en volumes, mais aussi deux ouvrages essentiels : I am Providence est sans aucun doute la biographie de référence à l'heure actuelle (c'est une version augmentée de H.P. Lovecraft : A Life), et il faut y ajouter l'ouvrage qui nous retiendra aujourd'hui, H.P. Lovecraft : The Decline of the West, qui fait figure de somme concernant la pensée du gentleman de Providence, ou, autant employer le mot, sa philosophie.

 

J'avais parlé il y a peu de Mosig at Last, de Yōzan Dirk W. Mosig. Dans d'importants articles des années 1970, ce critique affichait sa conviction que Lovecraft n'était pas seulement un brillant écrivain et un épistolier incomparable, mais aussi un penseur remarquable. La publication en 1990 de l'ouvrage de Joshi, dès lors, constitue d'une certaine manière une confirmation de cette intuition.

 

J'avoue avoir trouvé le plan de ce bouquin (par ailleurs pas maniable du tout : format A4, imprimé sur deux colonnes aux caractères riquiqui...) quelque peu étrange, car largement redondant. Joshi commence par étudier la pensée de Lovecraft telle qu'elle s'exprime dans ses œuvres de non-fiction (essais et correspondance, en somme), selon quatre angles : métaphysique, éthique, esthétique et politique (après un développement sur la formation de la culture philosophique de Lovecraft et son orientation). Mais on retrouve ces quatre rubriques dans la deuxième partie, consacrée cette fois aux fictions lovecraftiennes (l'idée étant que la pensée philosophique de Lovecraft les imprègne, ce qui n'a rien d'étonnant, mais aussi qu'elle s'y montre plus nuancée qu'on ne le croirait à première vue, voire à la limite de l'ambiguïté). Enfin, la (très brève) dernière partie, en forme de conclusion justifiant (bof...) le titre de l'essai, s'intéresse au rapport de Lovecraft avec Le Déclin de l'Occident de Spengler.

 

Tout part probablement de la métaphysique, ou presque. On connaît bien le positionnement de Lovecraft à cet égard, qu'il a exposé dans bien des lettres, mais aussi dans quelques essais (par exemple – et l'on établit ainsi un lien avec sa production de nouvelliste – dans « In Defence of Dagon ») : à la base, il y a donc le matérialisme mécaniste, qui emprunte tant aux classiques (Lucrèce, notamment ; je suis en train de relire La Nature des choses, je vous en causerai prochainement) qu'à des penseurs plus contemporains, héritiers des bouleversements scientifiques du XIXe siècle (la théorie de l'évolution, par exemple), bouleversements qui allaient encore s'accroître du temps de Lovecraft, qui devrait donc intégrer à sa philosophie des choses aussi essentielles – et difficiles à appréhender – que la théorie de la relativité et la physique quantique, ou dans un autre domaine la psychanalyse. Cette base implique deux développements notoires : l'athéisme, vigoureux, et, ce qui va de pair – à la frontière de l'éthique – l'indifférentisme cosmique (et non le pessimisme, en dépit d'une certaine influence schopenhauerienne ; mais si les textes de Lovecraft, fictionnels ou non, ne sont guère joyeux, ce n'est pas dans la mesure où il y aurait un complot cosmique d'être néfastes et vicieux, entièrement tournés vers la dégradation et l'annihilation de l'homme, mais, au contraire dans un sens, parce qu'il n'y a rien, et que l'homme est éphémère et insignifiant ; il me semble toutefois que l'on peut y voir une philosophie de l'histoire pessimiste, et pas moins matérialiste et rationnelle, dans la mesure où, souvent, chez Lovecraft, tout est foutu, de toute façon – même si cela n'a pas la moindre espèce d'importance ; à rapprocher peut-être du racisme pseudo-scientifique d'un Gobineau ?).

 

Cet indifférentisme a donc un fort contenu éthique, mais, dans ce domaine de la philosophie, d'autres aspects sont à prendre en considération. En effet, Lovecraft se raccroche à quelque chose, ce que son matérialisme devrait pourtant prohiber : dans un monde dénué de sens, il entend, maladroitement – l'argument ne tient pas, et ses correspondants lui en faisaient parfois la remarque (et peut-être a-t-il fini par l'admettre, mais on rejoint sans doute là le domaine politique), trouver une échappatoire dans la tradition : le vieux gentleman défend ainsi son conservatisme viscéral (peut-on parler de réaction ? Je ne suis pas sûr : il y a certes chez Lovecraft une profonde admiration pour le passé, que celui-ci renvoie à Rome ou au XVIIIe siècle anglais, mais j'ai l'impression que la possibilité du retour en arrière lui paraît inaccessible – même s'il y aurait peut-être matière à débattre à ce sujet, avec une idée d' « éternel retour » ?), et cela le conduit parfois à des conséquences un tantinet absurdes eu égard aux soubassements de sa philosophie : c'est ainsi que notre matérialiste athée admire et fait parfois sien le puritanisme de certaines communautés de Nouvelle-Angleterre... Le rapport à la morale victorienne est sans doute plus complexe (une question traitée tout autant dans le domaine de l'esthétique). On notera enfin dans cette rubrique la position (faussement ?) ambiguë concernant la science et plus largement le savoir : Lovecraft, en bon matérialiste et rationaliste, n'allait certes pas dénigrer ou encore moins condamner la science ; mais certaines de ses nouvelles (notamment, et « L'Appel de Cthulhu » en tête, souvenez-vous de ce célèbre paragraphe introductif) témoignent d'une crainte devant les révélations produites par la science, et leur appréhension par le quidam. Je note aussi cette sentence : « To the scientist there is the joy in pursuing truth which nearly counteracts the depressing revelations of truth. »

 

Si Lovecraft était ainsi passablement conservateur sur le plan éthique (voir plus bas pour le politique), il est peut-être plus difficile de déterminer son positionnement en matière esthétique : certes, sa plume contournée renvoie au XVIIIe siècle anglais, et la question de « l'anxiété de l'influence » est chez lui fondamentale (rappelez-vous cette déclaration sur ses textes « à la Dunsany » et « à la Poe », lui qui cherchait désespérément des textes « à la Lovecraft ») ; mais il se situe à l'avant-garde sur d'autres plans – ne serait-ce, d'ailleurs, que dans son goût pour le genre, et le « weird » en particulier. Il entretient par ailleurs des relations ambiguës avec la littérature la plus avancée de son temps : parfois séduit par les productions artistiques des décadents (en réaction à la morale victorienne), il a cependant bien du mal à les apprécier en tant que personnes (voir son rapport à Oscar Wilde, par exemple) ; il lit les choses les plus modernistes (Joyce, Eliot), les condamne parfois farouchement, mais parfois aussi évoque une certaine admiration pour ce que ces œuvres ont d'important...

 

Reste enfin le domaine politique. Sans surprise (chassez le naturel...), c'était celui qui m'intéressait le plus ; ce qui explique peut-être pourquoi j'ai trouvé Joshi un peu trop bref, voire lacunaire, sur la question... À l'origine, comme de juste, il y a le conservatisme (on retrouve le domaine éthique), mais la question se complique au fil des années, et la donne change progressivement. Dans des lettres tardives, on voit d'ailleurs Lovecraft rejeter son conservatisme politique originel avec des termes passablement durs, et reconnaître que les « libéraux » (au sens américain) qu'il vilipendait avaient en fait raison... On sait que Lovecraft, dans ses dernières années, s'est tourné vers un socialisme (très) modéré, votant en faveur de Franklin Delano Roosevelt et du « New Deal », qu'il en vint à défendre avec un certain militantisme ; son expérience de dèche monstrueuse à New York et par la suite a sans doute joué un rôle à cet égard ; cela dit, son « socialisme modéré » est davantage justifié par la crainte d'affrontements de classes inéluctables autrement, que par un réel souci de justice. Il faut dire que, même dans la dèche, Lovecraft est avant tout un aristocrate ; certes pas un ploutocrate, c'est rien de le dire, et il a toujours méprisé le capitalisme. Mais il voulait croire en une aristocratie de l'intellect, dont, comme de juste, il faisait partie. Ce qui éclaire peut-être d'une certaine manière l'emploi du terme « fascisme » dans certains de ses textes les plus tardifs, et notamment les utopies des Choses Très Anciennes dans Les Montagnes Hallucinées et de la Grand-Race dans « Dans l'abîme du temps » ; Joshi regrette l'emploi de cette notion, mais je ne lui donne pas vraiment raison ; il me semble en effet que, si le fascisme est essentiellement populiste, il peut se combiner, chez les élites, avec cette idée d'aristocratie, tout en gardant une base sociale forte (voyez les libertins de Salo ou les Cent Vingt Journées de Sodome ? Je n'ai pas aimé le film de Pasolini, mais sous cet angle il me paraissait assez pertinent...). Aussi aurais-je apprécié davantage de développements sur cette question complexe (il est dommage, par exemple, que Joshi n'évoque quasiment pas du tout le rapport de Lovecraft au nazisme : ses lettres en la matière sont très intéressantes et édifiantes). Dans le domaine politique, il faut en outre accorder une place importante au racisme. Ici, contrairement à ce qui s'est produit pour l'orientation politique globale de Lovecraft, il n'y a pas vraiment eu d'évolution, ou en tout cas de changement d'optique aussi notoire, contrairement à ce que l'on a parfois prétendu ; ses textes, fictions ou non-fictions, restent longtemps imprégnés de racisme et, à titre d'exemple, il a toujours été persuadé, jusqu'au dernier moment, de l'infériorité biologique des Noirs, quoi que l'on ait pu lui dire à ce sujet (c'était semble-t-il un point d'achoppement avec certains de ses correspondants, bien éloignés de ce genre de doctrines) ; la question de l'immigration est sans doute plus complexe. Je regrette par ailleurs que Joshi n'ait pas accordé de développements spécifiques en ce qui concerne l'antisémitisme (à peine évoqué par la bande, pour « justifier » le rejet du christianisme) ; les rapports entretenus par Lovecraft avec son épouse Sonia Greene, ou encore avec Samuel Loveman, sont pourtant fort intéressants à cet égard...

 

Reste enfin le chapitre en forme de conclusion, consacré à Spengler et à son Déclin de l'Occident, œuvre qui a fortement marqué Lovecraft (même s'il n'en a semble-t-il lu que le premier tome, sur deux). Il ne m'apparaît cependant pas opportun de développer outre-mesure à ce sujet, craignant la redondance ; notons juste cette idée essentielle de l'assimilation des cultures à des organismes biologiques, qui se développent puis se dégradent... Encore une philosophie matérialiste de l'histoire, en somme.

 

Ouvrage passionnant (même si je regrette donc quelques vides dans le questionnement politique), H.P. Lovecraft : The Decline of the West est à vrai dire indispensable ou peu s'en faut à l'appréhension de Lovecraft le philosophe. S.T. Joshi a livré un travail remarquable, illustrant à merveille la complexité du gentleman de Providence ; car, en définitive, en disséquant le penseur, il a révélé l'homme ; et, comme tout homme, on ne saurait l'enfermer dans des formules toutes faites. Ce n'est pas là la moindre réussite de cet ouvrage de référence.

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L'Anneau Unique : Ténèbres sur la Forêt Noire

Publié le par Nébal

L'Anneau Unique : Ténèbres sur la Forêt Noire

L'Anneau Unique : Ténèbres sur la Forêt Noire, Ubik – Edge, 2015, 144 p.

 

Même si je m'étais déjà procuré auparavant le livre de base L'Anneau Unique : Aventures dans les Terres Sauvages, ce n'est qu'avec la publication en français de Ténèbres sur la Forêt Noire que j'ai décidé de me pencher vraiment sur cette gamme et d'en rendre la lecture prioritaire. J'avais en effet d'excellents retours sur cette « campagne » (les guillemets se verront expliqués par la suite) s'étendant sur trois décennies (de l'an 2947 à l'an 2977 du Troisième Âge). L'idée de voir des personnages évoluer sur une aussi longue période me paraissait séduisante, et à vrai dire presque autant la possibilité pour un héros de se retirer en désignant un héritier. L'univers tolkienien me paraissait particulièrement approprié, avec ses thèmes essentiels que sont la nostalgie et la corruption – d'autant que l'on peut d'ores et déjà le dire : cette campagne est tragique et, d'une manière ou d'une autre, les personnages sont voués à échouer devant l'emprise grandissante de l'Ombre à la veille de la guerre de l'Anneau ; mais cette idée d'inéluctable n'enlève rien à mon sens au plaisir de jouer et de créer ensemble une bonne histoire – même si cela peut impliquer au préalable de passer une sorte de « contrat » entre le maître de jeu et les joueurs.

 

On pourrait s'étonner, sur cette base, de ce qu'une campagne aussi ambitieuse et nécessitant de nombreuses séances de jeu, tienne dans un volume aussi réduit. On est loin, très loin à cet égard des « grosses » campagnes pour L'Appel de Cthulhu publiées en français par Sans-Détour, par exemple.

 

Mais c'est que Ténèbres sur la Forêt Noire a été esquissé bien plus tôt, dès le livre de base, et nécessite également le Guide des Terres Sauvages dont je vous ai entretenu récemment. Par ailleurs, les scénarios plus ou moins en forme de « campagne » de Contes et Légendes des Terres Sauvages constituent un prologue bienvenu. En clair, jouer Ténèbres sur la Forêt Noire implique peu ou prou de disposer de l'intégralité de la gamme publiée à ce jour... ce qui, au final, rend l'ensemble tristement onéreux (j'ai failli écrire « à la limite de l'escroquerie », mais je n'ai pas envie de me montrer si méchant que ça...), et rend à l'évidence la préparation de chaque séance passablement ardue, le maître de jeu étant obligé de jongler avec au moins trois livres ; et comme le liant est bienvenu pour rendre la campagne réaliste et crédible (les épisodes décrits dans ce livre pouvant être très brefs), le maître de jeu se voit en outre contraint de « compliquer » encore plus les choses avec ses ajouts personnels (cela me paraît injouable autrement) ; or le système de L'Anneau Unique ne se prête guère à l'improvisation totale à mon sens, notamment pour ce qui est des voyages – qu'il vaut sans doute mieux préparer à l'avance sous peine de casser le rythme de jeu, tout en notant qu'ils sont bel et bien indispensables à l'esprit du jeu dans sa fidélité à l'œuvre de Tolkien. Or, à lire cette « campagne » en tant que telle, j'avoue avoir du mal à justifier ces sempiternels allers-retours dans la Forêt Noire, celle-ci n'étant pas exactement une paisible autoroute...

 

D'autant que c'est du « réveil » de Dol Guldur qu'il s'agit ici. Le Nécromancien, occupé en Mordor, ne revient pas lui-même, certes, mais il y envoie trois Nazgûl pour reprendre les choses en main et briser la prospérité tout juste acquise des peuples libres du Nord depuis la mort de Smaug et la bataille des Cinq Armées. Et ils ont des soutiens de poids qu'il suffira d'un rien pour réveiller, tels le Loup-Garou de la Forêt Noire ou son Dragon, et, bien entendu, les araignées, avec à leur tête trois descendants d'Arachne !

 

Cela suffirait amplement à constituer une adversité de taille pour les joueurs. Mais l'intérêt essentiel est sans doute ailleurs, dans les complexes relations entretenues par les peuples libres du Nord confrontés à cette impérieuse menace, qu'ils en aient vraiment conscience ou pas, qu'ils décident d'y réagir ou non, et, si oui, comment et avec qui, etc. La campagne implique bon nombre de débats et de décisions politiques où la parole des personnages-joueurs pourra éventuellement se montrer déterminante, en fonction de leur prestige et de leur « réseau ».

 

Enfin, cette campagne a un caractère particulièrement tragique, sans surprise, pour les Hommes des Bois, qui sont aux premières loges, et n'ont jamais connu de véritable unité...

 

La dimension temporelle de cette campagne est du coup particulièrement intéressante. Un geste ici, une parole là, peuvent avoir des conséquences bien des années plus tard (la prise de notes et le débrief sont dès lors essentiels, pour le maître de jeu comme pour les joueurs).

 

La campagne, dès lors, n'est finalement présentée ici que sous la forme d' « épisodes », dont certains sont anodins quand d'autres ne le sont qu'en apparence, tandis que d'autres encore présentent une alléchante dimension épique. Tous ces épisodes, cependant, ne seront pas forcément joués, en fonction d'où se trouvent les personnages-joueurs (d'autant qu'ils se sont peut-être, voire probablement, éloignés les uns des autres lors des phases de Communauté). Pour jouer la campagne au mieux – au plus serré ? –,il serait cependant utile de disposer des héros là où souffle le vent putride de la Montagne du Destin – ou, au pire, de trouver comment les informer des événements hors-champ essentiels à la suite des opérations sans pour autant tomber dans une triste accumulation d'artifices de narration.

 

C'est là ma crainte essentielle en ce qui concerne la campagne. Mais, si elle nécessite beaucoup de travail et d'investissement, probablement bien plus qu'une campagne de jeu de rôle de fantasy lambda, Ténèbres sur la Forêt Noire reste très alléchante et bourrée de bonnes idées. M'étonnerait que je sois en mesure de la diriger un jour, hélas, mais bon : l'espoir fait vivre, hein...

 

EDIT 23/01/2019 : au cas où, ma chronique de Mirkwood Campaign est plus développée que celle-ci.

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