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L'Appel de Cthulhu (V7) : Murmures par-delà les songes

Publié le par Nébal

Couverture de Loïc Muzy

Couverture de Loïc Muzy

L’Appel de Cthulhu (V7) : Murmures par-delà les songes, Sans-Détour, 2017, 128 p.

 

ATTENTION : contient des SPOILERS, surtout pour les derniers scénarios…

JE RÊVAIS – D’UN AUTRE MONDE (TA, TA-DAN, TA, TA-DAN…)

 

Pour tout un tas de raisons, j’ai fait une pause de plusieurs mois, mais il me faut bien, maintenant, revenir sur le contenu de l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve pour la septième édition de L’Appel de Cthulhu – me restait en effet deux livres à chroniquer, Murmures par-delà les songes et, contenu exclusif cette fois, La Pierre onirique. Après Les Contrées du Rêve au sens le plus strict, Kingsport, la cité des brumes, et Le Sens de l’Escamoteur, va donc aujourd’hui, toujours sous une superbe couverture de Loïc Muzy, pour Murmures par-delà les songes, un recueil inédit de huit scénarios de création 100 % Qualité France – ce qui le singularise doublement dans ce financement participatif.

 

Plusieurs auteurs se sont attelés à la tâche, parmi lesquels il faut sans doute mettre en avant Tristan Lhomme, responsable de trois de ces huit scénarios, et Cyril Puig, qui en a signé deux – d’autant plus que ces cinq scénarios, me concernant, sont clairement, et de très loin, les plus intéressants du lot.

 

Murmures par-delà les songes s’inscrit parfaitement dans le contexte des Contrées du Rêve, en proposant huit aventures qui abordent l’univers onirique lovecraftien de manière variée, où le cauchemar perce différemment sous les décors typiquement chatoyants. Il faut noter, d’ailleurs, que cet univers autorise des scénarios éventuellement lovecraftiens sans être cthulhiens pour autant – c’est même assez récurrent : plusieurs scénarios sont garantis sans tentacules indicibles, mais n’en ont pas moins leur saveur particulière et tout à fait pertinente – je ne parle pas de sans gluten, pour le coup. La place de l’horreur est d’ailleurs plus ou moins fondamentale, certains scénarios semblent la remiser de côté, mais, au fond, c’est peut-être affaire de connotations : il y a un monde (ou deux) entre le survival frénétique de « La Malédiction de Leng » et le mélodrame sous-jacent à « La Vapeur des soupirs », scénario qui paraît d’abord bien autrement léger, mais la douleur et le remords s’y expriment pourtant d’une manière subtile et finalement pas moins oppressante.

 

Parallèlement, d’autres réflexes rôlistiques associés à L’Appel de Cthulhu ont pu survivre à cette transposition : l’enquête y conserve globalement une part importante. Mais d’autres approches sont envisageables, louchant sur la fantasy plus classiquement rôlistique, sans toutefois pousser le bouchon trop loin : si un scénario (« Entre deux rives », probablement le pire…) avance, après la référence à Gary Myers, auteur qui me demeure inconnu, qu’il pourrait être abordé « à la Brian Lumley » (et de suite, c’était pas hyper engageant pour moi…), même celui-ci fait pourtant en sorte de ne pas verser outre-mesure dans les excès héroïques et martiaux, et, oui, les donjons ne sont nulle part du lot.

 

Le monde de l’Éveil, en miroir de ces Contrées qu’arpentent surtout les PJ, est plus ou moins important dans ces huit scénarios – il l’est surtout dans « Le Trésor des doges » et « L’Onirographe », tandis que « La Malédiction de Leng » a pour objet essentiel de jouer sur l’ambiguïté du passage entre les deux mondes (et y parvient habilement). A contrario, « La Morte et le chevalier » l’exclut presque totalement. L’approche dominante, cependant, consiste à panacher les deux mais de manière déséquilibrée, en mettant avant tout l’accent sur les Contrées du Rêve, tout en prenant soin de ménager des incursions brèves mais fortes et cruciales dans le monde de l’Éveil : c’est ainsi que procèdent « La Vapeur des soupirs », « Entre deux rêves », « Le Vice et la vertu » et « Rêve d’antan » (encore que ça pourrait peut-être se discuter pour ce dernier). Le point de départ varie, mais le procédé est récurrent.

 

Bon, autant faire d’emblée une sorte de bilan au format le plus lapidaire – pour les cultistes pressés… Globalement, j’ai bien aimé, voire plus que ça, ce recueil – inégal comme tous les recueils, mais le bon grain l’emporte sur l’ivraie. Concrètement ? Allez, du pire au meilleur…

 

Il y a ce que je n’ai pas (du tout) aimé : « Le Trésor des doges », scénario d’Éric Dubourg, et surtout « Entre deux rêves », signé Raphaël et Alicia Hamimi.

 

Il y a ce que j’ai trouvé… « sans plus » – le correct mais pas très enthousiasmant : cela concerne un unique scénario, « L’Onirographe », d’Éric Dedalus.

 

Il y a ce que j’ai aimé, franchement aimé même, beaucoup aimé souvent – mais avec parfois quelques tout petits bémols (pas insurmontables, loin de là), le cas échéant : Tristan Lhomme figure ici pour deux de ses scénarios, « La Morte et le chevalier » et « Rêve d’antan » ; les deux scénarios de Cyril Puig, « Le Vice et la vertu », et « La Malédiction de Leng », relèvent également de cette catégorie, sans doute un peu trop vaste.

 

Il y a, enfin, ce que j’ai adoré – un scénario absolument brillant comme je n’en ai que bien trop rarement lu : « La Vapeur des soupirs », une merveille signée (à nouveau) Tristan Lhomme.

 

Bon, essayons de détailler un peu tout ça, maintenant… En suivant l’ordre du recueil. Et en essayant de ne pas trop SPOILER, mais, bon, hein : si vous êtes joueurs, méfiance… Vers la fin de cet article, surtout, je tends à me lâcher un peu...

 

LE TRÉSOR DES DOGES

 

Murmures par-delà les songes s’ouvre sur « Le Trésor des doges », un scénario signé Éric Dubourg – principal auteur, sauf erreur, du supplément maousse Byzance An 800, que j’ai, qu’il me faudra lire, car je suis curieux… mais, en même temps, si j’en ai toujours repoussé la lecture, c’est que j’éprouve quelques craintes, des préconçus sans doute – mais que le présent scénario tend hélas à conforter.

 

Il commence à Venise (ah bon ?). Et l’auteur aime visiblement jouer à l’historien comme au guide touristique : l’exposition est passablement pointue, avec moult détails d’une utilité rôlistique, eh bien… un peu douteuse. Il se fait plaisir, et en soit ça n’est pas inintéressant dans l’absolu – mais ça ne sert à rien ; pire, c’est même régulièrement hors-sujet. Pour le coup, oui, je craignais un peu quelque chose du genre…

 

Mais c’est d’autant plus problématique que le « scénario », sur cette base, est atrocement convenu et terne – au point de la caricature, en fait. Une vente aux enchères, oh (avec tout le catalogue détaillé à l’excès), un problème pendant ladite, ah, oui, c’est qu’il y avait un sacré (…) artefact voire plus, et, alléchés, des figures notables de l’occultisme, éventuellement empruntées à d’autres lovecrafteries rôlistiques…

 

Incluant notamment le duc Jean Floressas Des Esseintes, la variation sur Huysmans dans la campagne « mythique » (…) Terreur sur l’Orient-Express. En fait, ce gros machin est ici régulièrement rappelé à notre bon (enfin, plus ou moins bon…) souvenir, au point où le présent scénario pourrait éventuellement… s’y insérer, disons, de manière neutre, ou constituer un épisode alternatif – hélas tristement redondant, aux plans de l’intrigue (on se débarrasse probablement du vilain objet magique exactement comme dans « Terres Oniriques Express », et on suggère de toute façon de faire intervenir ce train bien particulier) comme de l’ambiance (Des Esseintes peut rappeler l’épisode « Nocturne » à Lausanne, les communistes et les fascistes s’affrontent en arrière-champ comme dans « Note pour note » à Milan, etc.). Tout ceci en rappelant que la campagne… compte justement un épisode vénitien, « La Mort (et l’amour) dans une gondole ». Oui, quand même. Faut-il y voir un digest ?

 

Mais, même en fermant l’œil sur ce procédé, ou en lui accordant davantage de pertinence que je ne le fais, quel ennui ! Classiquement, le scénario tourne très vite à la poursuite du méchant sorcier qui a chopé l’artefact impie, artefact qu’il faudra ensuite détruire – comme un certain anneau, mais pas avec la même ampleur narrative, on est censé faire dans le one-shot, hein. La traque passe donc du monde de l’Éveil aux Contrées du Rêve, mais comme « pour la forme », sans vraie conviction. Les excès de précision de l’introduction vénitienne ne sont plus de la partie, c’est peu dire : cette fois, les détails manquent, pour ce périple onirique qui devrait être long, mais s’avère expédié sans plus s’y attarder. Au final, c’est convenu, c’est fade, c’est terne – je ne vois absolument aucune raison de faire jouer un truc aussi ennuyeux et aussi peu « impliqué ».

 

Mauvaise entrée en matière, donc…

 

LA VAPEUR DES SOUPIRS

 

Le contraste n’en est que plus marqué avec le scénario suivant, « La Vapeur des soupirs », dû à Tristan Lhomme – qui est clairement le grand moment de ce supplément. C’est un scénario que j’ai trouvé absolument génial de bout en bout, même s’il faut bien noter qu’il peut être assez délicat à maîtriser (sa conclusion, du moins).

 

C’est un scénario pas cthulhien pour un sou. Pour autant, et à la différence, par exemple, à mes yeux du moins, du scénario suivant, « Entre deux rêves », il s’inscrit bien dans l’univers onirique des Contrées, et en travaille les aspects les plus intéressants, tout en en dérivant des choses bien différentes, pas forcément très « canoniques » (si pas « hérétiques » pour autant), mais dont la pertinence est telle que l’expérience globale en profite énormément.

 

Ainsi du ton, qui est très habilement travaillé. Au départ, le scénario a quelque chose de « léger » en apparence, l’auteur avançant qu’on pourrait le jouer « à la Princess Bride », par exemple. Ce qui peut inclure des moments assez drôles, et pourtant pas totalement drôles – ainsi avec le génial et cruel personnage du « terrible pirate », que j’adore, y a pas d’autre mot. Mais cette impression de superficialité s’avère bientôt erronée, à mesure que le fond de l’affaire se dévoile progressivement – bien plus subtil que tout ce que les personnages pouvaient supposer. Ce qui opèrera surtout lors d’une incursion dans le monde de l’Éveil, plus ou moins présentée comme « optionnelle » – de même que les moments les plus tournés vers « l’action » à vrai dire –, mais qui me paraît tout de même fort utile.

 

C’est à la vérité d’un mélodrame qu’il s’agit – ou peut-être plus exactement d’un drame psychologique et social tout à la fois, bien loin de l'horreur cosmique, le fantasme lourd de remords d’une desperate housewife ; autant dire d’un personnage pour lequel le rêve est une échappatoire vitale (cela vaut aussi pour le « terrible pirate », au fond). Lovecraft lui-même n’aurait sans doute pas présenté les choses ainsi (on sait ce qu’il en est de l’absence des femmes dans son œuvre), et pourtant, dans l’esprit (ou l’inconscient ?), je crois que ça colle. C’est en même temps un beau détournement, malin et saisissant, du cliché pulp de la « damsel in distress », et tout à la fois un très complexe dilemme où aucune solution n’est intrinsèquement « bonne », comme de juste.

 

Pourtant, au gré des multiples conclusions proposées, il en est peut-être qui pourront apparaître comme étonnamment positives, pour un jeu aussi connoté que L’Appel de Cthulhu. On ne s’attend pas exactement, quand on joue à ce Grand Ancien, à vivre ou voir une histoire d’amour… Et ça aussi, le vieil oncle Theobald, ça l’aurait sans doute rendu tout chose. Mais c’est très bien fait, c’est juste, c’est fort.

 

Ce genre d’exercice est pourtant périlleux, du scénario qui met (plus ou moins) en avant une couche de « méta », on va dire, supposée transcender l’expérience, mais pouvant tout aussi bien ne constituer guère plus qu’une fanfaronnade d’auteur un peu trop malin pour son propre bien. Sauf que Tristan Lhomme, ici, dose avec habileté ses effets et son propos, pour un résultat qui s’avère rôlistiquement savoureux, enthousiasmant, palpitant, en même temps qu’intelligent et pertinent dans sa dimension de « commentaire » (que ledit commentaire porte sur Lovecraft, le jeu de rôle, le rêve, la société contemporaine, etc.). « La Vapeur des soupirs », c’est du (bon) Alan Moore rôlistique – ou du Neil Gaiman ? On peut penser à Sandman, ici – par exemple ce couple de pseudo-super-héros vivant dans un univers factice à la Little Nemo

 

J’ai adoré – vraiment. C’est clairement le sommet du recueil, et le reste peut paraître un peu pâlichon en comparaison. Pourtant, les bons (même si moins bons) scénarios ne manquent pas, par la suite, qui valent bien qu’on les estime individuellement. Mais il y en a aussi quelques-uns de mauvais – enfin, un surtout, un seul en fait… Celui qui suit immédiatement.

ENTRE DEUX RÊVES

 

« Entre deux rêves », donc, un scénario de Raphaël et Alicia Hamimi. Et qui, à mes yeux du moins, ne fonctionne pas du tout. Je ne sais pas vraiment par où commencer, à vrai dire…

 

Peut-être parce que ce scénario est d’emblée assez confus ? Dans ses premières pages, il explicite avec plus ou surtout moins de clarté quelques concepts qui lui sont propres et s’intègrent avec une pertinence variable dans la « mythologie », au sens large, des Contrées du Rêve. Bon, c’est le truc, avec les Contrées : c’est un univers à la fois cohérent et fluctuant, susceptible de mille lectures – respecter un supposé « canon » de bout en bout ne fait pas forcément sens, et, en bien des occasions, ce genre d’apports s’avère tout à fait profitable. Mais, ici… C’est pas clair. Dans l’absolu comme sur un plan plus fonctionnel – directement associé aux enjeux du scénario.

 

Une remarque toute personnelle, ici – parce que j’abuse, si ça se trouve, c’est peut-être juste moi qui… Mais la plume des auteurs m’a paru d’une lourdeur redoutable, qui participe de ce sentiment général de confusion et d’hermétisme. J’ai écarquillé les yeux à plusieurs reprises, notant même des tournures un peu pachydermiques comme « … telles les écumes de mer dansant par vagues sur les étendues d’eau… », ou, dans le paragraphe suivant, « … longent les berges luxuriantes qui bordent… », ce qui ne m’a pas aidé. Je sais : on n’est pas là pour faire de la littérature, sans doute ; mais justement – ça m’a fait l’effet d’une tentative pas vraiment heureuse pour ce faire…

 

Or tout ce dispositif, fond et forme, présenté comme crucial, s’avère d’un usage finalement limité en jeu – ou qui, du moins, n’aurait en rien nécessité tant de précautions conceptuelles. Car le scénario à proprement parler s’avère tristement commun. Dans l’entrée en matière, les auteurs tentent quelque chose de potentiellement intéressant, avec ces PJ membres d’un cirque qui doivent décrire leur spectacle, mais la suite est téléphonée, linéaire – et, pire encore, le risque est non négligeable, de ce que les joueurs deviennent bientôt davantage des spectateurs que des acteurs du récit, en dehors d’une brève séquence de devinettes formalisée sans vraie nécessité, pour une « révélation » qui en est peut-être une pour les personnages (vaudrait mieux), mais certainement pas pour les joueurs (et sur ce mode, même si pas totalement équivalent, on a régulièrement lu bien autrement convaincant et même enthousiasmant – voyez par exemple « Étoiles brûlantes », dans Terreurs de l’au-delà). C’est tout de même bien fâcheux. Que la conclusion du scénario soit dès le départ gravée dans le marbre, mais surtout de la sorte, avec un deus ex machina que les PJ côtoyaient depuis la première minute de jeu, c’est encore plus fâcheux.

 

Mais la subtilité de la mise en place est aussi contredite à un plan davantage fondamental, peut-être, en ce que la trame de fond est tristement manichéenne – dans les faits comme dans la symbolique (lumière contre ténèbres, etc.). Et c’est bien cet aspect qui domine, à terme : la nature des personnages, leurs artefacts, le monde autour d’eux – toute cette fausse complexité est vite réduite à une eschatologie… eh bien, de cirque.

 

Ce qui ressort tout particulièrement dans ce choix que je ne m’explique pas (sinon comme une vague forme d’affectation ?), consistant à mettre en scène un personnage historique, en l’espèce le Sar Joséphin Péladan, pour lui faire jouer un rôle a priori sans rapport aucun avec sa biographie – non que je puisse prétendre m’y connaître en la matière, mais, franchement, je n’arrive tout simplement pas à faire le lien, pour le très peu que j’en sais, entre l’excentrique guignol des salons de la Rose-Croix, qui a bel et bien existé, et le ténébreux méchant en carton de ce scénario, une sorte de sous-Napoléon de l’occulte, dénué de la moindre consistance. Quant à extraire malgré tout de sa biographie quelques éléments à mettre en scène… Ben, faut voir comment et pourquoi : la passion du bonhomme pour l’art du Quattrocento, ici, débouche sur la création d’une ville onirique « inspirée de Rome et de Florence », et qui s’appelle Quattrocento. Ce qui me paraît tout de même un peu bizarre, et j’ai haussé un ou deux sourcils. Clairement, un personnage totalement fictif aurait été plus pertinent, à tous points de vue – ça n’est pas la première fois, certes. D’aucuns diront : histoire, viol, enfants – mais les mioches ici sont au mieux quelconques.

 

Un scénario inutilement confus, mal branlé, finalement bien banal et même simpliste, plus que linéaire (au point de l’absence de véritable impact des décisions des PJ), et dont la lecture, au plan du style tout particulièrement, m’a fait l’effet d’un calvaire : je crois que le bilan est sans appel…

 

LA MORTE ET LE CHEVALIER

 

Mais Tristan Lhomme is back, et remonte le niveau avec « La Morte et le chevalier » (même si pas au point de « La Vapeur des soupirs ») ; encore une histoire d’amour triste, tiens ! Avec quelque chose d’arthurien – et qui, dans son entrée en matière, aurait pu être monty-pythonesque : un chevalier noir qui exige un combat à des inconnus…

 

Cette dimension qui peut paraitre d’abord humoristique est pourtant un leurre, même si elle aura l’occasion de ressurgir de temps à autre ; la mélancolie authentique et pourtant excessive du chevalier endeuillé en est peut-être un également ? Au fond, cette histoire, même sous couvert de conte de fées, car c’en est une autre dimension importante, est bien davantage un policier de type whodunit, très « Agatha Christie », j’ai trouvé – avec un voyage contraint en trois étapes, pour les funérailles de l’épouse assassinée du chevalier, voyage au cours duquel nos investigateurs (car c’est bien de cela qu’il s’agit, même contre leur gré, même en armure) doivent percer à jour les intentions et petits secrets de tout un microcosme de compagnons de route, qui ont bien évidemment tous quelque chose à cacher, encore qu’ils n’en soient pas forcément tous très conscients.

 

Et il faut agir vite : trois jours, pas un de plus. Et pas d’intervention extérieure qui tienne, ici : loin d’être inéluctable, comme dans le triste scénario qui précède, la conclusion dépendra intégralement des actions des PJ – et c’est ainsi à eux d’orienter le conte de fées vers telle ou telle chute, de la plus niaise à la plus gore, avec divers degrés entre les deux pôles…

 

C’est très amusant – et d’une taille idéale pour un one-shot vraiment one-shot. L’idée d’associer ce registre policier très classique à une esthétique chevaleresque de fantasy est bien trouvée, et l’ensemble devrait s’avérer savoureux.

 

Ceci toutefois à condition que les PJ entrevoient assez tôt leur rôle dans cette affaire, quitte à être un peu « poussés » au tout début (car aucun des PNJ, ici, n’est censé leur dire ce qu’ils doivent faire au juste, ils doivent en prendre l’initiative ; ce qui est très bien, mais le piège serait d'un peu trop s'éterniser dans la passivité).

 

Mais ça devrait très bien le faire ; ça n’est pas aussi fort que « La Vapeur des soupirs », c’est bien plus appeldecthulhuïstiquement correct, mais c’est clairement un bon scénario.

 

LE VICE ET LA VERTU

 

Ce que j’ai envie de dire également pour « Le Vice et la vertu », de Cyril Puig – mais en relevant que ce scénario-ci présente toutefois quelques aspects qui me paraissent moins satisfaisants, et qui auraient bien besoin d’être retravaillés par le Gardien pour que tout fonctionne au mieux jusqu’au bout.

 

En effet, le début du scénario me paraît incomparablement plus intéressant et réussi que sa fin – peut-être un problème récurrent de l’auteur, car il y a aussi de ça dans le scénario suivant, « La Malédiction de Leng », mais qui m’a paru plus constant tout de même.

 

Et il y a un autre problème, ici – pas absent du scénario suivant non plus, mais davantage marqué dans celui-ci… et qui, pour le coup, pourrait ramener aux défauts de « Entre deux rêves » : c’est passablement linéaire, avec même une scène ultra-dirigiste au milieu de l’aventure, et la fin connaîtra probablement un ersatz de deus ex machina. Et pourtant, j’ai trouvé ça bien meilleur… Diantre !

 

C’est que les bonnes idées ne manquent pas – ainsi, dès le départ, celle de conférer aux personnages (des prétirés en principe) une stature proprement mythologique dans les Contrées du Rêve, et qui pourtant s’associe très bien avec leur dimension plus classique d’investigateurs. Ceci dans un cadre à la fois chatoyant et menaçant, qui retranscrit bien l’atmosphère des Contrées du Rêve – en l’espèce, plane sur l’univers onirique une menace terrible, fatale, en forme d’épidémie de mélancolie…

 

Mais le scénario repose aussi sur une bascule qui « justifie » le dirigisme forcené de la scène qui la précède immédiatement – et là, attention, cette fois je vais SPOILER ouvertement !

 

Adonc, nos personnages, qui se croyaient natifs des Contrées du Rêve, comprennent enfin qu’ils sont en vérité des rêveurs – là encore, on a la même chose dans « Entre deux rêves »… et pourtant cela fonctionne bien mieux ici ! En raison d’un choc bien autrement ample et douloureux : les rêveurs… sont des enfants de huit à dix ans. Et pas n’importe quels enfants – des petits Éthiopiens dans un camp de réfugiés, de nos jours (idée de base, susceptible d’adaptations à d’autres contextes historico-politiques, pouvant inclure des choses aussi mignonnes que la Shoah, etc.) ; autant dire un de ces endroits sur Terre qui s’avèrent plus cauchemardesques que tous les cauchemars. Tout est donc affaire de contraste, et le rêve y prend tout son sens.

 

Mais cela requiert une certaine subtilité ! Disons-le, un thème pareil est forcément casse-gueule : une inadvertance passagère peut aisément transformer cette idée pertinente mais dangereuse en une très désagréable putasserie. Gare, donc : le Gardien doit mûrir la bascule et les scènes qui en découlent, et, à l’évidence, tous les joueurs ne seront pas adaptés à pareil scénario.

 

À vrai dire, le travail du Gardien doit être d’autant plus appliqué que la description de ces événements m’a paru un peu trop hâtive, là où la complexité et l’éventuelle dangerosité du propos auraient bien été accompagnés de quelques détails supplémentaires. Par exemple, le camp n'est pas situé (je crois qu'il gagnerait à l'être), même si l'on peut pencher pour l'Europe de l'Est ; et j'aurais apprécié d'en savoir davantage sur l'organisation interne du camp, et la place qu'y occupe « le Rat », de manière bien plus précise ; j'imagine qu'on pourrait dénicher sur Internet de la doc sur les « passeurs », mais...

 

Reste que c’est un bon scénario, là encore, j'y tiens – même avec ses défauts, il est bien pensé, fort, fait pour remuer les tripes : s’il n’y parvient pas, c’est que quelque chose a merdé quelque part. Mais il n’est pas fait pour toutes les tables, et le même soin n'a pas été apporté à la rédaction de ses différentes parties, je trouve.

LA MALÉDICTION DE LENG

 

« La Malédiction de Leng », toujours de Cyril Puig, est plus classique, globalement, mais peut-être aussi plus convaincant sur la durée. Je l’ai beaucoup aimé, en fait, ce scénario – même s’il n’est à nouveau pas sans défauts ; notamment, là encore, le début est probablement mieux conçu que la fin – assez ouverte par ailleurs.

 

Ce scénario n’entretient pas avec les Contrées du Rêve les mêmes rapports que les autres figurant dans ce supplément, dans l'ensemble. Comme, surtout, « Le Trésor des doges » et, plus loin, « L’Onirographe », il débute dans le monde de l’Éveil, et s’y attarde quelque peu. Mais peut-être pas autant qu’on serait tenté de le croire ? C’est que Cyril Puig joue de l’ambiguïté du plateau de Leng – à la fois dans notre monde, et dans les Contrées. D’une certaine manière, ici, ce ne sont donc pas les personnages qui voyagent, mais le monde autour d’eux

 

Le cadre est chouette, par ailleurs : de nos jours (en principe), un observatoire astronomique paumé dans un plateau sibérien, loin de tout. Lovecraft, initialement, avait semble-t-il localisé son plateau de Leng en Asie, plutôt dans l’Himalaya, cela dit, alors que nous serions ici plutôt du côté des contreforts nordiques, disons (avec un personnage de nomade toungouze pour faire le liant). En même temps, cette station scientifique coupée du monde renvoie à une autre localisation, plus tardive : celle, dans l’Antarctique, des Montagnes Hallucinées. Et Cyril Puig fait d’une pierre deux coups, j’imagine, car tout cela rappelle aussi énormément, comme de juste, The Thing, de John Carpenter…

 

C'est qu'au fond il en découle un survival d’abord très classique, mais aussi très bien fait – et vraiment flippant : bien mené, ça doit être un sacré cauchemar… En fait de références littéraires, pour le coup, je penserais peut-être surtout à La Maison au bord du Monde, de William Hope Hodgson ?

 

Mais ce survival se singularise tout de même par certains aspects, qui le rendent bien plus intéressant (là encore, gros SPOIL).

 

En premier lieu, il y a les PJ – tous des Russes, issus d’un bled sibérien à peine moins paumé, et qui se connaissent tous depuis l’enfance, dont ils ont toutefois hérité des cauchemars plus ou moins collectifs. Or l’ambiguïté du plateau de Leng a ici un effet particulier : les scientifiques (ou autres) adultes sont « aidés » par leurs avatars enfantins – les rêveurs (ce qu’ils avaient oublié) qui sont restés dans les Contrées, où le temps n’a pas la même signification… Mais tous leurs conseils, d’apparence « fantomatique », sont-ils bons à prendre ? Il en est un de particulièrement désagréable…

 

En second lieu, eh bien, justement : c’est de rêveurs qu’il s’agit – à même de remodeler le monde dans l’instant : l’auteur propose ici une variante intéressante dans le cadre d’un survival en huis-clos, car elle en anéantit finalement les règles – dans ce bâtiment où sont enfermés les PJ, il n’y a pas, pour l’heure, de porte de derrière, ou de fenêtres au rez-de-chaussée… mais il pourrait très bien y en avoir dans quelques minutes seulement ! Quant aux courses-poursuites dans un environnement fluctuant, où les couloirs se ferment, se tordent, etc., au gré des fantaisies labyrinthiques des poursuivants, puis peut-être également des poursuivis… J’aime beaucoup ce principe !

 

Qui peut emprunter, j’imagine, à des films comme Dark City, Matrix ou Inception (à titre personnel, pas trop aimé le premier, OK pour le deuxième, pas eu envie de voir le dernier), ou à d’autres choses qui se cachent éventuellement derrière, comme un certain nombre de récits de Philip K. Dick. Quelque chose que l’on retrouvera dans le scénario suivant, « Rêve d’antan », sous une forme peut-être un peu plus subtile.

 

Un très bon scénario, donc – un très beau cauchemar, classique dans l’ensemble, mais peut-être moins qu’on le croirait au départ…

 

RÊVE D’ANTAN

 

Suit « Rêve d’antan », ultime scénario signé Tristan Lhomme, qui le qualifie lui-même de « Inception barbare au pays des archétypes ». Et, oui, il y a de ça !

 

Les PJ y sont amenés à remodeler l’histoire, ou plutôt la préhistoire – des événements qui se sont produits il y a bien longtemps de cela, mais dont on a perdu depuis bien longtemps le souvenir ; la mise au jour d’un impressionnant tumulus, pourtant, va ramener les héros – oui, exceptionnellement : les héros – dans un temps antédiluvien, où s’est joué, dans l’ignorance la plus totale de nos contemporains, l’avenir de l’humanité.

 

Côté références littéraires lovecrafto-compatibles, je serais tenté de chercher dans deux directions ; chez Lovecraft lui-même, dans « Polaris », qui est le plus vieux récit des Contrées du Rêve, et par ailleurs, à l’en croire, celui qui avait déjà été écrit avant qu’il ne découvre l’œuvre de Lord Dunsany – ce qui peut expliquer que, dans le cadre alors pas le moins du monde défini ni même envisagé des Contrées, le ton soit très différent du chatoiement baroque qu’on y associerait par la suite. Mais il faut y ajouter, j’imagine, Robert E. Howard – et ce au-delà des allusions relativement ouvertes que sont « Les Vers de la terre » (qui renvoie surtout à Bran Mak Morn) ou la Valusie (qui renvoie plutôt à Kull, mais a, depuis Lovecraft même, intégré le lexique cthulhien dérivé) : il y a quelque chose de fondamentalement barbare, ici (même si je privilégierais donc le lien avec les Pictes de Bran Mak Morn plutôt qu’avec le bien plus célèbre Conan) ; et le jeu marqué sur les archétypes peut renvoyer à plusieurs récits howardiens, notamment ceux jouant de la « mémoire raciale », avec par exemple le personnage récurrent de James Allison (une nouvelle telle que « La Vallée du Ver » met justement en avant ces archétypes héroïques).

 

Quoi qu’il en soit, l’ambiance est superbe – qui incite à l’approfondissement d’ordre anthropologique, avec une belle galerie de personnages archétypaux et pourtant… humains ? C’est en fait peut-être cette humanité le problème – avec un chef de tribu du nom de « Ours » qui a commis des erreurs (l’amûr, tûjûrs l’amûr…), et en a payé le prix fort, avec le risque que tout son peuple, voire toute l’humanité que l’on entrevoit derrière le petit groupe, en paye à son tour le prix, fatal.

 

Mais il y a donc des héros, qui peuvent intervenir. Pas, cependant, de la manière la plus classiquement « héroïque », épée en main : le premier combat contre les ennemis de l’humanité n’en est pas un, c’est spécifiquement une scène d’horreur – il y aura bien, en définitive, un vrai combat, conçu pour résonner de hauts-faits épiques, mais, d’ici-là, ce que les héros doivent faire, c’est comprendre ce qui s’est passé… et changer rétroactivement le cours des événements.

 

Ici, même chose que dans « La Morte et le chevalier » : dans l’idéal, personne ne dira aux PJ ce qu’ils doivent faire, cela doit dépendre entièrement de leurs initiatives personnelles – mais, avouons-le, ce comportement n’est pas forcément très évident… En même temps, le scénario en joue – avec une sorte de chamane stupéfaite de constater que les héros de la prophétie n’ont aucune idée de ce qu’ils doivent faire : un vague humour absurde au cœur de la tragédie épique !

 

Mais cette liberté d’action a son corollaire : le scénario, même en comptant quelques passages obligés, s’avère finalement assez ouvert. En même temps, il est bien censé amener à une conclusion autrement solide et ferme que dans nombre de scénarios qui précèdent…

 

Un bel exercice d’équilibriste, pour un scénario à nouveau très convaincant, tout particulièrement dans l’ambiance barbare et l’implication des PJ. Et, là encore, c’est idéalement calibré pour du one-shot.

 

L’ONIROGRAPHE

 

Reste un dernier scénario, « L’Onirographe », signé Éric Dedalus, pas mauvais à proprement parler, mais tout de même bien inférieur à ceux de Tristan Lhomme et de Cyril Puig, me concernant. On fait ici dans le « correct », le « sans plus ». Ça se tente, mais sans grand enthousiasme – il y a bien mieux à faire, d’autant que c’est assez convenu.

 

Dès l’entrée en matière, qui joue assez banalement de l’amnésie : la partie s’ouvre sur le procès d’un des investigateurs, qui n’a aucune idée de ce qu’il fait là… Mais il est bientôt libéré – de manière plus ou moins crédible, à vrai dire.

 

Il s’agit dès lors d’expliquer comment l’investigateur a pu commettre ce geste criminel guère dans ses manières – or une épidémie de crimes incongrus pointe tout droit sur un voleur de rêves : un homme que la guerre a définitivement écarté des Contrées, et qui ne peut y retourner qu’à l’aide d’une machine de sa conception, qui vampirise l’imaginaire de ses « patients » infortunés… ou demandeurs ! Mais, mort sur Terre (il n’en sait rien, et le scénario connaît peut-être une autre défaillance au plan de la crédibilité dans les rapports que peuvent entretenir les PJ avec l’assassin…), il vit maintenant dans les Contrées – dans une vaste bibliothèque où il a pour ambition de collecter et conserver tous les rêves de l’humanité.

 

Tout cela n’est sans doute pas bien original, et c’est dès lors plus ou moins enthousiasmant… En fait, ce qui m’a le plus parlé, dans ce scénario un peu médiocre, c’est le cadre strasbourgeois des investigations des PJ dans le monde de l’Éveil – pourtant optionnel, mais plutôt intéressant : l’épidémie de tuberculose, la percée, le souvenir encore proche de la Première Guerre mondiale…

 

L’autre point intéressant est ce PNJ d’un artiste qui ne veut plus rêver, tout en sachant très bien que cela revient à tirer un trait sur sa carrière de peintre : c'est un bon personnage, mais pas suffisant, à lui seul, pour rendre le scénario vraiment intéressant.

 

D’où un résultat sans vraie saveur – pas mauvais, juste pas vraiment enthousiasmant…

 

DÉMENTS ET VERVEINES

 

Le bilan est tout de même clairement positif. Ce genre de recueil connaît presque invariablement des hauts et des bas. C’est le cas ici, mais les hauts l’emportent clairement : sur les huit scénarios proposés, cinq me paraissent valoir le coup, et ils ne sont pas forcément si nombreux, les suppléments de scénarios qui peuvent en dire autant. Ils sont encore moins nombreux, ceux qui contiennent quelque chose d’aussi fort que « La Vapeur des soupirs »…

 

Murmures par-delà les songes est aussi une réussite sous un autre rapport : c’est une illustration très convaincante des possibilités très variées offertes par le cadre des Contrées du Rêve. On voit bien, ici, que, dans l’idéal, il ne s’agit pas d’un banal univers de fantasy comme les autres, mais bien de quelque chose d’assez singulier et en même temps susceptible de bien des variations, dans des genres très différents, et presque toujours avec un appréciable à-propos. Les scénarios qui concluaient Les Contrées du Rêve en donnaient sans doute une idée bien moins éloquente et palpitante, à vrai dire…

 

Un bon supplément, donc, que cet inédit parfaitement françouais.

 

Quant à moi, je conclurai prochainement ces chroniques de l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve avec le dernier des cinq suppléments dans la boîte, l’exclusivité du financement participatif : La Pierre onirique – à un de ces jours…

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CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (12)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (12)

Douzième séance de la campagne de L’Appel de Cthulhu maîtrisée par Cervooo, dans la pègre irlandaise d’Arkham. Vous trouverez les premiers comptes rendus ici, et la séance précédente .

 

La joueuse incarnant la flingueuse Moira était absente. Étaient donc présents le bootlegger Clive (mais il passe ici très vite à un nouveau personnage, Michael Bosworth), Dwayne (qui remplace l’homme de main Johnny « La Brique »), le perceur de coffres Patrick, et ma « Classy » Tess, maître-chanteuse.

 

Sur l’astéroïde, Clive a été laissé en arrière par Moira – il s’était planqué dans le grand bâtiment, prêt à faire feu sur quiconque se présenterait, et ne s’est pas manifesté depuis ; à entendre ce qu’il percevait de l’extérieur, il supposait que des individus inconnus étaient arrivés sur l’astéroïde – des esclavagistes, semble-t-il ? Il a ensuite entendu des cris de combat… et puis les miaulements de Radzak. Le calme plat s’en est suivi depuis une bonne heure. Au bout d’un moment, toutefois, Clive décide d’appeler Moira et Johnny, sans succès ; il sort, et voit les dépouilles des bêtes lunaires, massacrées, puis entend des voix humaines en provenance du bateau …

 

À la ferme d’O’Bannion, outre Harry, que j’ai assigné à la surveillance et l’assistance de Stanley, et Pete, autre figure connue, il y a un nouveau venu, assigné à notre groupe « d’élite » : il s’agit de Michael Bosworth, un homme de taille et de carrure moyennes et aux traits quelconques ; il est plutôt bien habillé, mais toujours de vêtements sombres ; son comportement, enfin, est discret – mais peut-être nous jauge-t-il ? Nous l’avions déjà croisé à l’occasion, mais il n’est pas du genre à se mettre en avant ; nous savons toutefois qu’il a fait de la prison, et qu’il a des tatouages qui peuvent en témoigner. Fran, quand elle l’aborde, conserve son comportement asexué destiné aux relations professionnelles ; peut-être est-elle un peu intimidée, en outre.

 

Nous entendons les ouvriers agricoles évoquer des actes xénophobes à l’encontre de la communauté irlandaise, suite aux déboires et au populisme de Templesmith… Quand j’entre dans la cuisine, à la suite de Dwayne, l’un d’entre eux me regarde avec un grand sourire et lâche : « Ah, voilà enfin une serveuse ! » Je lui adresse un regard noir qui le calme direct, et ses camarades se foutent un peu de sa gueule… Patrick se réveille à peu près au même moment et les odeurs de nourriture l’attirent ; il est toujours un peu dérangé, mais semble s’en accommoder – il a trouvé comment se déplacer sans trop souffrir. Les ouvriers se moquent également de lui – du fait de sa calvitie récente ; mais il n’y prête pas attention. Dwayne et Michael voudraient en savoir davantage sur ce que nous avons vécu, Patrick, Fran et moi – mais nous demeurons rétifs à évoquer les éléments surnaturels (sauf peut-être en ce qui concerne Drexler – les rumeurs vont de toute façon bon train le concernant) ; Patrick, par exemple, dit qu’il ne se sent pas assez en forme pour parler de « l’enfer »… Il me demande ensuite ce que j’ai pu dégoter lors de ma virée à Arkham, et je lui dis que mon réseau de femmes de ménage est sans doute hors-service pour un moment, que je ne peux pas leur faire confiance, quand ça comptait beaucoup pour moi… Fran, subitement, alors qu’elle mangeait une boîte de haricots, se met à cracher un peu de sang ; elle dit que « ça recommence », et demande vite s’il y a une pharmacie dans la ferme – c’est bien le cas, les ouvriers la lui indiquent et Fran s’y rend ; elle parle de ses aphtes… et je fais le lien avec le Miska-Tonic ! ; j’avoue à mes camarades que je m’en méfie énormément…

 

Dwayne envisageait de se rendre au domicile de Tina Perkins, mais, finalement, tous m’accompagnent pour le moment à la ferme abandonnée des Tulliver, afin de nous entretenir avec le docteur East, que nous soupçonnons d’être le docteur Herbert West figurant sur la liste de noms trouvée dans le bureau de Hippolyte Templesmith. Je prends ma voiture (ou plus exactement celle qu’on m’a prêtée – la mienne est toujours du côté de la demeure de Templesmith, ou du moins c’est là que je l’avais laissée…), et Patrick monte avec moi (il a pris soin de se munir de la Thompson et de deux chargeurs), tandis que Michael monte dans la voiture de Dwayne. Nous commençons à rouler sur les chemins de terre séparant les deux fermes… mais je dois bientôt m’arrêter, victime d’une panne totale que je ne m’explique pas (le moteur fume, le capot est brûlant) ; Dwayne et Michael s’arrêtent à mes côtés, mais nous ne pouvons visiblement rien tenter sur place pour dépanner cette voiture à la mécanique déjà drastiquement bidouillée… Nous l’abandonnons donc sur place, montons tous dans la voiture de Dwayne (Patrick y transfère son matériel), et reprenons la route à travers champs.

 

Non loin de la ferme abandonnée, Patrick dit à Dwayne de s’arrêter – il a vu quelque chose, et comprend que c’est aussi le cas de Michael : une ombre sur le bord du chemin, qui se serait abaissée lors de notre passage, une vingtaine de mètres en arrière… Dwayne fait demi-tour, Patrick sort pour y jeter un œil (Michael lui demande s’il s’en sent capable, mais Patrick lui répond qu’il est parfaitement apte à se déplacer et à appuyer sur la gâchette le cas échéant…) ; il sent une très légère odeur de cadavre, bientôt dissipée par le vent… Nous attrapons discrètement nos armes, aux aguets. Patrick ressent brièvement une vive douleur, après quoi, il lance : « Hey ! » Mais pas de réponse… Michael murmure, demandant ce qui se passe, et lâche à Dwayne que Patrick et moi avons dû vivre des trucs vraiment bizarres…

 

Nous reprenons la route, la ferme est toute proche maintenant. Il n’y a pas de lumière – mais nous savons que East a pris soin d’aménager son repaire pour que la lumière ne donne pas sur l’extérieur, rien que de très normal, donc. Patrick a un temps l’impression de discerner une lumière rouge en provenance de la porte d’entrée… mais non, ça vient sans doute de lui. Il nous suggère alors d’arriver avec un « motif », à savoir un malade – lui-même…

 

Dwayne toque à la porte. Une vingtaine de secondes plus tard, East l’ouvre. Je repère une réaction minime et brève sur son visage froid et sec – un haussement de sourcil, peut-être accompagné d’un semblant de sourire ? Mais je ne peux pas en déterminer le sens… Il regarde plus particulièrement Patrick et moi, et dit que, au vu des conditions, ses tarifs ne peuvent qu’augmenter… Nous entrons, il referme derrière nous, puis nous conduit jusqu’à son laboratoire, en sous-sol – on y accède via une trappe, donnant sur un tunnel, au bout duquel se trouve une grande porte en fer forgé – tandis que sa « salle d’opération », ou laboratoire, se trouve sur notre droite, au bout d’un petit couloir : elle bénéficie d’un équipement médical plus que correct, et consciencieusement entretenu. East demande à Patrick ce dont il souffre, et il lui répond qu’il se sent « déstructuré de l’intérieur », avec l’impression que ses organes seraient « broyés » ; East le palpe avec grand soin (sans provoquer de douleurs), et il a l’air intéressé par ce qu’il constate : « Dites-moi, où étiez-vous donc pendant mes premières années de médecine, quand je m’ennuyais à mourir ? » Patrick lui dit qu’il a vécu des choses étranges, mais n’ose pas en dire beaucoup plus ; East l’invite cependant à en dire autant que possible, ce qui pourrait s’avérer très utile, et Patrick évoque alors les « portes »… East le regarde fixement : Patrick a captivé son attention de médecin. Puis il émet un diagnostic : les organes de Patrick ont été déplacés – son foie et sa vessie, notamment, qui se sont dissimulés au niveau de l’intestin grêle. À l’en croire, Patrick ne survivra guère longtemps dans cet état… Une semaine ou deux seulement, si ça se trouve… East est captivé ; Dwayne essaye d’en profiter pour quitter la salle, mais East l’intercepte aussitôt et le lui interdit : soit il reste ici, soit East le raccompagne dehors, et il n’y a pas d’alternative. Puis il revient à Patrick, disant qu’il a bien de la chance de le connaître… Il envisage une opération. Patrick lui dit que le paiement ne sera pas un problème, mais East lui dit qu’il attend autre chose de notre part – un échange de services… À quoi pense-t-il ? Il dit avoir rencontré des individus… particuliers, dont les buts sont en conflit avec les siens ; il sait comment régler le problème, mais n’a pas la carrure pour s’en charger lui-même. Nous lui disons que c’est bien vague… Dwayne lâche que nous aurions peut-être des questions à lui poser au préalable, ce qui le braque – mais Dwayne le rassure en en restant au domaine médical. Quoi qu’il en soit, East ajoute que l’opération ne peut être effectuée ici : il lui faut une salle d’opération bien davantage aux normes, et bénéficiant du meilleur matériel. Patrick suggère « d’emprunter » une salle d’opération dans un hôpital, la nuit – oui, c’est bien ce qu’il faut faire… Michael lui demande s’il bénéficie de la qualification pour exercer dans un hôpital – ce qui le fait rire. Puis il lui demande où il a exercé, et East se braque à nouveau : « Vous êtes de la police ? » Il tient de manière générale à ce que tout le monde fasse preuve de discrétion… De toute façon, il ne peut pas se rendre à Arkham « normalement » (mais n’en dit pas davantage). Nous acceptons de lui rendre ce service, pour le principe et sans en savoir davantage – ce qui ne me plaît pas… Il en dit un peu plus : il s’agit d’effectuer une livraison auprès de ce « groupe » qu’il mentionnait, après quoi nous devrons nous occuper des « restes »… Il nous dit de repasser dans une petite heure, le temps qu’il prépare ce dont nous aurons besoin. Dwayne entend (une fois de plus ?) un léger mugissement, et, quand il demande à East ce dont il s’agit, ce dernier prétend que le vent est parfois trompeur… Il nous escorte à l’extérieur – et, dans le tunnel, nous revoyons donc la grande porte de fer. Dwayne, sur le ton de la rigolade, demande à East si c’est pour ses patients récalcitrants ; East soupire, vaguement agacé : nous venons bien pour des soins, pas pour des questions ? Il revient à la mission qu’il nous confie, disant qu’il n’est pas forcément nécessaire que nous y prenions tous part…

 

Nous attendons dehors. Tandis que Dwayne, Patrick et moi remontons dans la voiture, Michael fait le tour de la ferme abandonnée, passablement délabrée, mais ne repère pas d’autre accès que la porte principale. Puis il nous retrouve, et demande à Patrick des explications à propos de ce qu’il a raconté à East (cette histoire de « portes », surtout), mais Patrick reste évasif. Nous réfléchissons alors à l’hôpital le plus approprié pour l’opération – l’Université Miskatonic doit avoir une salle d’opération réservée, nous supposons que ce serait probablement la plus facile à « réquisitionner » une nuit.

 

Au bout d’un moment, East sort de la porte unique, en traînant derrière lui (avec un peu de peine, mais probablement moins qu’on aurait pu le croire à en juger par sa carrure apparente) une sorte de grande bâche remplie d’on ne sait quoi. Dwayne s’approche pour l’aider – et sent bientôt une odeur de putréfaction. Il y a effectivement dans la bâche des cadavres – ou plutôt des morceaux de cadavres – en décomposition avancée. Dwayne, toujours sur le ton de la rigolade, demande à East s’il est un médecin si compétent que ça ; East se contente de dire que « ce n’était pas de ses patients », puis marmonne quelque chose d’indistinct… « Vous disiez ? » Il parlait pour lui-même… La bâche doit peser entre trente et cinquante kilogrammes – Michael va les aider à son tour, tout en demandant à East quelles sont ses instructions ; il nous tend alors un papier les récapitulant, ainsi que deux enveloppes : nous sommes supposés apporter la « livraison » devant le caveau des Curwen, famille de pionniers, dans le plus vieux cimetière d’Arkham (correspondant à l’ancien centre historique, passablement délabré maintenant, le cœur de l’activité urbaine s’étant déplacé), et y ajouter la première enveloppe ; après quoi nous devons attendre dix à vingt minutes, puis pénétrer dans le caveau pour « finir les restes » (il ne faut pas laisser de « survivants »), et y déposer alors la deuxième enveloppe. Quand nous lui demandons plus d’informations sur le « groupe » qui est censé s’y trouver, il parle d’individus « dérangés » qui vouent un culte à la mort… Le coffre est trop petit pour la bâche – son contenu dépasse, même si nous pouvons utiliser des cordes pour le sceller au mieux, et c’est finalement ce que nous faisons (après avoir envisagé d’utiliser une remorque, mais East n’en a pas).

 

En attendant, une fois East reparti, je me confie enfin : je rappelle aux autres que Herbert West était accusé de profanations de sépultures, ce qui ne laisse plus guère de doutes quant à la véritable identité du prétendu « docteur East » ; or c’était bien pour cela que nous étions venus ! Nous nous engageons dans une mission suspecte, au mépris de nos priorités, et cela ne me plaît pas du tout… Michael ajoute qu’une mission « simple », mais valant un bon million de dollars (tarif que East nous avait mentionné), c’est vraiment très louche… Je poursuis : est-ce qu’ils veulent vraiment faire ce que East nous impose ? Nous nous éloignons de nos préoccupations principales – nous étions venus pour identifier Herbert West, et déterminer son rapport avec Hippolyte Templesmith ; et maintenant nous lui confions Patrick ? Je veux bien croire que ce dernier est dans un sale état, mais, sans remettre en cause les compétences médicales du docteur East, je ne peux m’empêcher de me demander si nous souhaitons vraiment laisser Patrick entre les mains d’un type aussi louche… D’autant que la « réquisition » d’une salle d’opération s’annonce elle aussi dangereuse – surtout pour Patrick et moi qui sommes recherchés… East avait laissé entendre que, sinon, nous pourrions nous contenter de lui fournir un bon matériel médical, mais les conditions, à l’en croire, ne seraient alors pas optimales pour opérer Patrick… Mais ce dernier prend la parole : lui pense qu’il a besoin d’être soigné par East ; il me dit qu’après tout lui et moi en avons vu d’autres… mais, très discrètement, à ses seules oreilles, je lui réponds que, justement, j’ai pour ma part déjà eu affaire à des morts qui ne l’étaient pas complètement, et la mission saugrenue que nous impose East me ramène à cette expérience traumatisante – je ne la sens vraiment pas… Mais, bien sûr, je ne laisserai pas tomber Patrick ; alors, même si cela me déplaît au plus haut point, j’accepte de suivre les autres pour remplir ce petit boulot…

 

Nous prenons donc la route du vieux cimetière. Mais nous n’avons décidément pas de chance avec nos voitures : on crève un pneu… Il faut prendre un peu de temps pour changer la roue. Nous arrivons enfin à Arkham ; le quartier où se trouve le vieux cimetière est effectivement plutôt délaissé, donnant une image de pauvreté – associée par ailleurs à la communauté afro-américaine qui y réside (tandis que le quartier à côté est passablement huppé). Nous nous montrons très discrets ; à un feu, nous nous retrouvons pourtant juste à côté d’une voiture de policiers ; un des flics s’étonne visiblement de notre chargement, et, méfiant, essaye de discerner nos visages… Mais nous entendons subitement des coups de feu plus loin – les policiers nous oublient aussitôt, et, le feu passant au vert, ils foncent en direction des échos de violence en activant leur sirène…

 

Le vieux cimetière est assez éloigné des zones résidentielles – les premières lumières sont bien à 150 mètres. Dwayne gare la voiture près du portail. Il y a quelques lanternes anciennes à l’intérieur, mais seules les plus proches du portail sont allumées, et il n’y a par ailleurs pas de gardien. Nous ne savons pas exactement où se trouve le caveau des Curwen… Michael suppose que les parcelles les plus anciennes doivent se trouver vers le fond, et lui, Patrick et moi nous répartissons pour trouver le caveau, tandis que Dwayne retourne auprès de la voiture pour la surveiller ainsi que son chargement. Je finis par trouver le caveau ; le nom « Curwen » est à demi effacé par le passage du temps. Michael jette un œil aux tombes environnantes – mais elles sont toutes délabrées au possible, et illisibles. Après quoi il retourne auprès de Dwayne, lui dit que nous avons trouvé le caveau, et tous deux déchargent la bâche. Je les rejoins et les éclaire pendant qu’ils transportent la « livraison ». Ils posent la bâche, devant le caveau. Dwayne, alors qu’il allait déposer comme convenu la première des deux, remarque que les enveloppes ne sont pas fermées… Il lit la première : East y présente ses excuses, et dit qu’ « ils » n’auront plus à craindre qu’il empiète sur « leur » domaine. La deuxième est bien différente : « Vous savez maintenant ce qu’il en coûte de me menacer. Le choix final vous revient, me laisser en paix ou découvrir et subir une nouvelle peur : celle de vos propres repas… » Dwayne dépose la première enveloppe sur la bâche, toque au caveau, allume des lanternes à proximité, puis s’éloigne.

 

Nous nous répartissons un peu partout, à quelque distance. Michael suppose que les corps de la bâche sont empoisonnés, et que les gens du caveau vont les manger… Dwayne installe son silencieux sur son .38. Au bout d’un moment, nous entendons le grincement de la porte du caveau en train de s’ouvrir… Patrick est le seul à avoir une vraie vue sur les événements (même à travers les quelques arbres qui l’en séparent) : il distingue une silhouette à la peau brune, noueuse et fripée, dénuée de cheveux, d’allure voutée, nue, un peu canine, avec une mâchoire inférieure proéminente ; certains de ses ongles sont peu ou prou longs comme des griffes, ses jambes présentent des articulations inversées… La créature se penche sur la bâche et entrouvre l’enveloppe ; puis elle se redresse, reniflant bruyamment, comme à la recherche d’une odeur. Elle retourne alors dans le caveau, sans en fermer la porte, nous entendons un sifflement, et trois autres créatures arrivent, qui traînent la bâche à l’intérieur, puis ferment la porte. Patrick chancèle un peu à ce spectacle… Dwayne s’approche de moi tandis que Michael rejoint Patrick, et lui demande ce qui se passe ; Patrick lui répond qu’il a à nouveau vu des choses monstrueuses, quelque part entre l’homme et le chien – et voir une telle ignominie associée aux racines mêmes d’Arkham le perturbe d’autant plus… Nous attendons vingt minutes dans un silence de mort, tout juste interrompu de temps à autres par les disputes de lointains passants…

 

Puis la porte du caveau s’ouvre à nouveau. La première silhouette en sort en hurlant de douleur et en crachant ou vomissant un liquide verdâtre, un peu phosphorescent – et quelque chose l’étrangle. D’autres cris de souffrance jaillissent du caveau – ils m’attirent, je m’avance un peu… Je vois les créatures à l’agonie, et que l’une d’entre elles a un bras coupé serré autour de sa gorge, qui semble s’animer de lui-même… La créature essaye de s’en libérer, et y parvient finalement, l’arrachant de ses deux mains et le jetant dans le caveau – qu’elle essaye de fermer, mais sans succès. Écœurée, elle se met à quatre pattes et se précipite à toute allure en direction d’une faille dans le mur entourant le cimetière ; Michael court aussi dans cette direction, et jette un couteau de lancer sur la créature – il lui cloue la patte avant droite ; elle pousse un hurlement essentiellement canin mais non dénué de déconcertants traits humains, et essaye de se de dégager avec son autre patte avant. Je sors mon couteau et vais me plaquer contre le bord du caveau des Curwen. Dwayne court dans sa direction, pistolet au poing. La créature blessée parvient à se dégager et reprend sa fuite – mais Patrick lui tire dessus avec sa Thompson : le recul lui fait tout d’abord un peu mal, mais il parvient à faire exploser le crâne de sa cible.

 

Nous entendons encore des bruits d’agonie en provenance du caveau. Patrick dit à Michael qu’il faut s’en occuper. Lui et Dwayne entendent cependant aussi des cris de surprise en dehors du cimetière – des riverains alertés par la rafale de la Thompson… Michael redoute d’entrer dans le caveau, mais Patrick n’hésite pas et fonce. À l’intérieur, on trouve diverses tombes, et un escalier qui descend – une pièce plus vaste donne sur les tombeaux des premières générations des Curwen, tandis que de nombreux cercueils sont empilés sur les côtés ; au centre se trouve un amas de ces créatures, mortes ou agonisantes – une d’entre elles a les yeux dans le vide, et le ventre percé par des doigts ; une autre est étranglée par une jambe enroulée autour de son cou ; des membres s’agitent sur le tas de cadavres…

 

Une créature parvient à extraire sa jambe d’une autre qui l’enserrait, mais elle a visiblement des côtes brisées, crache du sang et le liquide verdâtre plus ou moins phosphorescent ; elle voit Patrick et Dwayne, et est terrorisée – on voit par ailleurs qu’il s’agit d’une femelle. Patrick lui demande qui elle est, tandis que Dwayne pose sa lanterne et que je m’avance en brandissant ma lame. La créature répond qu’elle était Elizabeth Curwen, et qu’elle était libre avant qu’on arrive. Elle a les yeux fixés sur nos armes. Elle dit que East leur volait leurs repas – et elle a une portée à nourrir… Pourquoi East leur en veut-il autant ? Il a volé leur nourriture… Les ancêtres dont ils « prenaient soin » depuis des siècles… Je dis que nous devons « éliminer les restes » et m’avance vers la femelle – les morceaux de corps humains, à côté, bougent de moins en moins, et j’enjambe le tas, tandis que la créature essaye vainement de reculer. Patrick dit qu’il faut lui donner l’enveloppe – ce que l’on fait ; mais je continue d’agiter mon couteau sous ses yeux. Elle dit qu’elle a compris pourquoi elle devrait avoir peur de ses repas, et qu’elle le dira aux autres. Michael lui demande si nous pourrons compter sur elle et ses semblables en cas de besoin ; Patrick baisse sa Thompson. La goule demande ce qu’elle pourrait bien nous apporter, et laisse tomber la lettre ; j’essaye de lui donner un coup de couteau au moment exact où elle tente de me griffer de sa main droite en hurlant : « Voilà ce que j’ai pour vous ! » Je manque mon coup, elle était sur le point de réussir le sien, mais quelque chose de douloureux la fait subitement hurler et l’interrompt dans son élan – elle crache du sang mêlé de substance verdâtre, tandis que son ventre est secoué de spasmes. « Voilà ce que vous nous offrez… », lâche-t-elle, avant de vomir ses propres tripes et de s’étouffer dans ses renvois – je distingue brièvement des morceaux de chair qui s’agitent encore un peu dans ce qu’elle a rejeté… Patrick s’approche de moi pour m’attraper et me conduire en arrière – je me dégage violemment de son emprise, mais le suis quand même ainsi que Dwayne.

 

En dehors du cimetière, nous entendons des gens crier d’une fenêtre à l’autre – ils semblent se demander s’il n’y aurait pas des profanateurs de sépultures dans le vieux cimetière, des pervers qui s’amusent avec les cadavres… Un homme ajoute même que « ça doit être ces ordures d’Irlandais »… et Dwayne leur balance une insulte en italien. Une vieille femme nous menace, dit que son mari descend… Mais nous rejoignons la voiture ; à quarante mètres de là, se trouve un groupe de jeunes essentiellement afro-américains, intrigués par les cris ; mais ils ont peur en voyant la Thompson de Patrick et s’en vont en courant. Nous entendons une sirène de police à quelque distance ; Dwayne démarre, et part dans la direction opposée – nous voyons quand même la voiture de police derrière nous… et distinguons même Harrigan à l’intérieur ! Il hurle : « Arrêtez-vous ! » Mais Dwayne accélère, pénètre dans les quartiers pauvres, et parvient à distancer les flics, qui, à un moment, se trompent de direction – ils ont beau faire demi-tour, il est trop tard, Dwayne a pris de l’avance ; le son de la sirène s’amenuise et, quand Dwayne s’engage dans les chemins de terre entre les champs autour d’Arkham, les flics sont définitivement semés depuis un moment. Il prend la direction de la ferme abandonnée des Tulliver – tandis que je me souviens du tableau de Pickman chez Hippolyte Templesmith, de ce festin des goules…

 

Dwayne, à 500 mètres de la ferme, s’arrête après avoir manqué rouler sur un cadavre. Il descend de voiture, et étudie le corps – la décomposition est récente, le corps est nu, criblé de balles… et on a déposé sur lui une carte d’as de pique ; comme si cela n’était pas suffisant, Dwayne ne manque pas de remarquer que le cadavre donne l’impression d’être mort deux fois – les impacts de balles sont tout récents (sans doute cinq à vingt minutes plus tôt), mais il a une cicatrice au ventre pour le moins éloquente… Dwayne pousse le cadavre et reprend le volant, roulant doucement en direction de la ferme. Nous remarquons alors que la porte d’entrée a été défoncée… Nous nous avançons – et je suis furieuse. Il y a une légère odeur de brûlé ; à l’intérieur, des meubles sont renversés, témoignant d’un affrontement ; la trappe du souterrain est ouverte, et ses gonds ont sauté au passage. Nous entendons du bruit en dessous, quelque chose qui toque de manière presque régulière – évoquant le son mat de quelque chose d’organique heurtant du solide. Et il y a aussi une odeur de cadavres… Dwayne s’accroupit pour y jeter un œil : de la fumée s’en échappe…

 

En descendant, il voit que celle-ci vient du laboratoire du docteur East – dans le couloir y menant se trouve un cadavre des plus massifs, arborant lui aussi une carte d’as de pique. De l’autre côté, la grande porte de fer git par terre – de nombreux cadavres criblés de balles encombrent le passage ; et Dwayne remarque qu’ils maintiennent au sol, de leur poids, une silhouette en imperméable, sans tête… Drexler, cependant, n’a semble-t-il plus de munitions : on entend le cliquetis de ses armes vides… Nous cherchons de quoi mettre le feu au tas de cadavres et au démon en dessous : Patrick trouve une lampe à pétrole, tandis que je m’empare d’un bidon de carburant dans la pièce principale, au rez-de-chaussée. Je le donne à Dwayne, et essaye quant à moi d’aller dans le laboratoire. Il y a un début d’incendie dans un coin ; là encore, des meubles chamboulés témoignent d’un violent affrontement, et la table d’opération est renversée : il y a un trou dessous, et j’en déduis que c’était là que se trouvait originellement le cadavre massif reposant maintenant dans le couloir, qui s’était « réveillé » au moment de l’assaut – témoignant une fois de plus des précautions adoptées par le docteur East ; et il y a plus en la matière : je vois un tunnel étroit, dissimulé auparavant par un placard maintenant renversé… Je dis à Patrick de s’occuper de l’incendie (il parvient à détourner une canalisation et guide le jet d’eau afin d’éteindre les flammes), tandis que je m’avance vers le tunnel – très mince, au point d’en être étouffant… Mais Dwayne voit alors que Drexler a réussi à dégager son bras gauche (armé d’un calibre .45, heureusement vide) – et, même si le démon n’a pas de tête, il a la conviction d’avoir été repéré…

 

Dehors, Michael aperçoit une silhouette avec un manteau et un chapeau, qui s’avance d’un pas lent mais imperturbable dans sa direction. Il se dissimule derrière la voiture et observe ; la silhouette s’arrête à quelques pas – et elle pue la mort…

 

Dwayne ouvre le bidon de carburant et en répand le contenu sur le tas de cadavres. J’hésite à m’engager dans le tunnel si étroit, et y vois par ailleurs des traces de sang… Patrick et moi entendons Dwayne, qui hurle que le démon est en train de se dégager ; je décide alors de ne pas courir le risque de m’engager dans le tunnel, et repars en arrière en essayant de déterminer où il pourrait déboucher… mais Patrick, lui, pénètre à l’intérieur – les traces de sang s’arrêtent bientôt, mais il y a des traces de genoux et de coudes, à mesure que le tunnel se fait plus ascendant ; Patrick doit cependant s’arrêter au bout d’un moment pour reprendre sa respiration – c’est douloureux, il manque d’air dans cet espace confiné… Dwayne crie à Patrick qu’il va boucher la trappe !

 

Michael, dehors, crie : « Qui va là ? » Il se tient prêt à faire usage de son couteau de lancer à la moindre menace… Mais la silhouette soulève son manteau, révélant des bandages en dessous – l’odeur de putréfaction est plus forte que jamais… Elle sort un bout de papier qu’elle tend à Michael, en s’avançant lentement vers lui. Michael fait quelques pas et s’empare du papier – la silhouette s’en va alors, mais Michael a eu le temps de constater qu’une bonne partie de son visage était enfoncée, témoignant d’un accident forcément mortel… Michael lit le papier – qui est accompagné d’une clef de boîte postale ; il reconnaît l’écriture du docteur East : « Reprendrai contact avec vous bientôt, si vous neutralisez la taupe – Templesmith sait. » Michael retourne vers le seuil de la maison et nous gueule de nous ramener…

 

Dwayne veut mettre le feu à l’ensemble du bâtiment, mais je lui dis qu’il faut d’abord chercher l’issue du tunnel où s’est engagé Patrick ; mais quand je pense en avoir repéré la trajectoire, donnant sur l’extérieur de la maison, je lui dis qu’il peut s’y mettre. L’incendie, de toute façon, a déjà pris, et, sauf pluie, toute la maison devrait y passer… Nous remontons dans la voiture, et je guide Dwayne dans la direction où je pense retrouver Patrick – c’est bien le cas, on le voit s’extraire du sol à environ 200 mètres de la maison… Patrick a trouvé la chemise du docteur East, abandonnée et recouverte de terre, à la sortie du tunnel ; Michael nous dit alors que East est vivant, et qu’il nous attend – il y a encore un espoir pour les viscères de Patrick…

 

Dwayne nous ramène à la ferme de Danny O’Bannion, avant de rentrer chez lui (où il retrouve son épouse, Brienne, qui l’attendait – bien qu’il soit 2 heures du matin… Elle a gardé de la viande pour lui, et, si Dwayne mange volontiers, il ne peut s’empêcher d’avoir un autre festin en tête…). Harry me dit que Stanley dort, et qu’il fait visiblement flipper le bibliothécaire (inquiet par ailleurs de ses parents)… Ce dernier lui a cependant remis une petite liste de courses – rien d’exceptionnel, du thé, ce genre de choses, simplement le témoignage des habitudes du bibliothécaire ; je dis à Harry de lui procurer tout ça, il tend la main, et je lui donne la somme nécessaire. Par contre, nous apprenons que Fran est partie – elle a semble-t-il convaincu un type de la ferme d’aller faire la fête en ville… Nous partons tous nous coucher, très perturbés par ce que nous avons vécu…

 

Et je fais un cauchemar… Je me réveille tout doucement, c’est le matin, il fait beau – nous ne sommes plus en hiver, c’est le printemps. J’ai l’impression d’une autre ligne temporelle – mais ancienne ? Moderne ? J’entends du piano, au loin – je reconnais la façon de jouer de Ted, mon fiancé… Le décor est faste, luxueux – j’y reconnais la résidence secondaire de mes beaux-parents (qui me haïssent, et c’est réciproque…) ; je me souviens de vacances avec mon fiancé… Je suis affectée par la légère paresse des gens heureux. J’ai un souvenir délicieux du repas galant de la veille au soir – et du cunnilingus qui avait suivi… Je sors de la chambre – je suis vêtue d’une élégante robe de chambre, pouvant faire penser à celle de Danny O’Bannion ; je me souviens que c’est Ted qui me l’avait achetée, et m’y love avec plaisir – ignorant mes vêtements sales jetés par terre, ceux que je portais à la ferme abandonnée des Tulliver… L’odeur agréable me saisit, irrémédiablement associée à l’époque où je vivais avec Ted… Je me dirige lentement et le sourire aux lèvres vers le piano – que je sais se trouver au rez-de-chaussée, je suis à l’étage. La décoration est un peu différente de ce dont je me souvenais : les statuettes, les tableaux, m’évoquent des endroits visités récemment – et notamment la ferme de Danny O’Bannion… et la demeure d’Hippolyte Templesmith. J’entends çà et là des sortes de beuglements, des tintements de chaînes, le bruit régulier d’une pelle s’enfonçant dans la terre… Puis je réalise que quelque chose se promène sur moi puis glisse à mes pieds – je recule, et vois que c’est une mèche de mes cheveux… J’essaye de la ramasser – mais elle s’agite, se tresse et m’inflige une brûlure avant de s’éloigner – je laisse filer. J’entends toujours les bruits de pelle…

 

Le bureau se trouve à gauche, et je m’y rends ; la bibliothèque est immense, semble même déborder, et abonde en angles étranges et biscornus ; à l’un de ces angles se trouve un trou, où le béton a été enlevé sur une trentaine de centimètres, révélant d’épais barreaux ; je me mets sur la pointe des pieds pour y jeter un œil, et entrevois le plancher d’un étage supérieur, sur dix à quinze centimètres environ. Je vois des pieds nus traînant pesamment des chaînes, j’entends des meuglements, des corps qui s’entrechoquent… Une autre mèche de mes cheveux s’agite ; je recule instinctivement, ce qui n’y change rien – et la mèche se détache, puis grimpe sur le mur et passe dans le trou… J’ai alors un souvenir de quand j’étais petite – j’avais commencé à faire des ménages très tôt, pas le choix… Et c’est alors que je me suis confectionné mes premières armes, pour me protéger des avances pénibles des garçons, en détachant les deux lames d’une paire de ciseaux… Je les sens sur ma jambe, attachées à ma jarretière – un contact froid, mais aussi réconfortant. La pelle comble le trou dans le mur avec de la terre. Je retourne dans le couloir du rez-de-chaussée, toujours attirée par la mélodie du piano ; je reconnais le tableau de Pickman, accroché dans une chambre d’ami entrouverte.

 

Non loin se trouve la porte d’entrée, où l’on toque ; j’y jette un œil par le judas, et vois mes détestables beaux-parents. Ma belle-mère hurle, haineuse : « Je sais que vous êtes là ! » Derrière elle se tient son époux, empâté – elle lui dit de taper lui aussi à la porte. Je ne veux pas leur ouvrir, et pense poursuivre mon chemin. Mais ma belle-mère hurle : « J’ai les clefs ! » Elle déverrouille la porte, pénètre dans la demeure, et me pointe du doigt en m’insultant, me traitant de catin, insistant sur mon origine irlandaise et sur mon milieu social indigent… Puis elle me jette au visage le journal où figure en première page la photographie du cambriolage chez Hippolyte Templesmith : « Tout le monde le sait, maintenant ! Tu retourneras à la fange d’où tu viens ! » Elle veut me bousculer d’un coup d’épaule, je l’évite, et la repousse – je veux lui faire mal, et tout autant l’humilier : elle chute en hurlant dans une pièce ouverte, et brise du verre en tombant à la renverse, ce qui la blesse – elle pleure… Son mari s’anime enfin – mais je l’ignore et reprends le chemin du piano. Ma belle-mère crie : « Herbert, massacre-la ! » Il me charge, j’essaye de l’éviter, mais il parvient à me heurter d’un coup d’épaule, et me fait mal… Je me rappelle tous les coups que des hommes lourds et stupides ont pu m’infliger – le dernier en date étant Big Eddie, mais, avant cela, ça ne m’était pas arrivé depuis très longtemps… J’attrape une de mes lames de ciseaux à ma jarretière, et la lui plante dans la cuisse, en pleine artère fémorale – je sens le sang gicler… Je tourne la lame dans la plaie, la retire, et continue d’avancer vers le piano tandis que mon beau-père se vide de son sang – je sais qu’il va mourir. Ma belle-mère aussi, qui ajoute « assassin ! » dans la litanie de ses insultes…

 

La décoration a de nouveau changé : elle m’évoque maintenant surtout l’appartement de Carol et Abbey. Mais je vois mon fiancé, qui me tourne le dos, en train de jouer du piano – d’une forme très étrange, comme celui de Hippolyte Templesmith. Il ne me voit pas ; je m’avance vers lui avec un grand sourire… mais je sens à nouveau mes cheveux s’amalgamer en tresse à l’arrière de mon crâne – j’essaye de les démêler mais m’y brûle une fois de plus : la mèche tombe et se réfugie sous un meuble… Je m’inquiète de mon allure devant mon fiancé, avec tous ces cheveux que j’ai perdus, mais ai plus que jamais besoin de réconfort – je pose tendrement la main sur son épaule. Il continue de jouer mais tourne la tête vers moi – un froid visage métallique, dont les yeux vides d’expression sont comme des billes, et qui a le numéro 5 gravé sur le front. Il me dit, d’une voix mécanique, froide et monocorde : « Je t’aime. » Je lui réponds que je l’aime aussi. Il poursuit de ce ton détaché et automatique, me demandant si je vais bien ; je lui réponds que oui, je le crois, j’ai enfin fait des choses que je voulais faire depuis longtemps… Il me dit qu’il a peur de ses parents, et je lui réponds qu’ils ne poseront jamais de problème entre nous. De son ton horriblement froid et dénué d’émotion, il me dit enfin qu’il veut me faire des enfants – des enfants qui seront aussi beaux que je suis belle…

 

Quelque chose me gratte au niveau de la cuisse – je passe la main sous ma robe de chambre et y trouve quelque chose de métallique, que je devine être une fermeture éclair ; je tire dessus par réflexe, tandis que « N° 5 » reprend son cycle de répliques atones à partir du début : « Je t’aime », etc. Sous la fermeture éclair, je devine un élégant pantalon noir, et sens dessous des muscles qui s’agitent sans que je leur en aie donné l’ordre. Je me recule, sens la forme d’une main d’homme qui se faufile à travers la fermeture éclair. Je retourne auprès de mes beaux-parents : lui s’est vidé de son sang, je ne vois pas son épouse, mais repère des traces de larmes qui se dirigent vers la porte d’entrée. Je sens de plus en plus la main qui essaye de sortir de la fermeture éclair – j’essaye maintenant de la fermer, violemment ; je sens une douleur, du sang qui goutte… Mais la main s’est faufilée à travers, bientôt suivie par un coude, qui agrandit l’ouverture jusqu’à la naissance de mon bras gauche – et c’est enfin Hippolyte Templesmith entier qui sort de mon corps, je ne suis qu’une enveloppe de peau… Il a un visage ravi, m’empoigne au niveau de la nuque, ouvre mes paupières en grand ; mais je ne peux plus parler – je n’ai plus de cordes vocales… Il me sourit, me dit : « Je vous vois ! » J’essaye de lui planter ma deuxième lame de ciseaux en plein cœur, mais n’y parviens pas ; il s’empare de la lame et la broie dans son poing – peu importe qu’il saigne. Il s’adresse à nouveau à moi : « Vous direz à Patrick que je passerai bientôt le voir, lui aussi… » Mes cheveux continuent de tomber, et se réunissent au pied de Templesmith, comme s’ils le servaient, et forment bientôt comme un anneau rouge. « Réellement, est-ce l’avenir que vous souhaitez ? » Je vois maintenant à ses pieds le cadavre de Johnny « La Brique », sa gorge est tranchée, son bras doit n’est plus qu’une répugnante masse molle et invraisemblablement tordue ; j’entends aussi Moira qui crie, au loin… J’essaye de me reprendre, et gifle Templesmith… ce qui le fait rire. Puis il soupire : « Je me montre créatif pour la forme, mais pourrais simplement me baser sur tout ce que votre espèce a pu inventer en termes de torture – mes préférées sont le pressoir à olives et le baril de méduses ! » Puis il change radicalement de ton, et me hurle qu’il veut récupérer ses parchemins ! Et il m’offre une « mise en bouche » : « Vous vous êtes demandé ce que l’on ressent quand on n’est plus qu’une perception enfermée dans les ténèbres, et hurlant en silence pour toujours ? » Ma perception change, j’ai l’impression d’être une des petites boîtes trouvées chez lui et contenant des cerveaux, et que cette boîte se referme… Il dit qu’il gardera toutefois mes yeux si magnifiques pour sa collection privée (« Peut-être Fran les reconnaitra-t-elle ? Suis-je bête ! Vous le verrez vous-même… »), et me remercie enfin pour m’être débarrassé des parents – ce qui lui fait gagner du temps. Et c’est alors, tandis que ma perception au sein de la boîte devient de plus en plus obscure, que je me réveille en hurlant – tirant tous les habitants de la ferme de leur sommeil…

 

À suivre…

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CR 6 Voyages en Extrême-Orient : Lame, l'arme, larmes (03)

Publié le par Nébal

CR 6 Voyages en Extrême-Orient : Lame, l'arme, larmes (03)

Troisième séance du scénario de Fabien Fernandez « Lame, l’arme, larmes », tiré de 6 Voyages en Extrême-Orient. Vous trouverez les éléments préliminaires ici, et la précédente séance .

 

Je maîtrisais. Le joueur incarnant Sekine Senzô, l’onmyôji, était absent – il ne reprendra a priori pas, le personnage est donc géré en PNJ. Les PJ présents étaient donc Goto Yasumori, la voleuse, Hira Ayano, la montreuse de marionnettes, Kuzuri Hideto, l’apothicaire, et Masasugi Takemura, l’ancien soldat.

 

I : DANS LE DOUTE, À HIZOTACHI

 

[I-1 : Ayano, Hideto, Yasumori, Takemura : Takeshi ; « le Messager », Bentei] Les personnages s’entretiennent avec Takeshi, chef du village de Hizotachi, sur la suite des événements. Il leur a mentionné la forteresse d’Ashiga Tomo (assez loin d’ici, à environ deux semaines de marche), où il pense qu’ils pourront trouver des éléments concernant l’histoire du sabre – ils ne savent par contre pas rien des périples du « Messager » avant son passage éclair à Hizotachi, ou il n’a guère vu que le forgeron, Bentei. Mais Takeshi, qui a développé avec l’âge certaines connaissances ésotériques, n’a pas manqué d’évoquer la « mauvaise étoile » de l’étranger… mais tout autant celle des personnages ; il a compris à demi-mots leur situation, en dépit des précautions de Ayano et Hideto notamment, évoquant un voyage jusqu’aux environs de Fukuoka, et une halte dans un hameau à quelque distance de Hizotachi (pour expliquer pourquoi ils ne s’attardaient pas sur place). La question du mariage annulé de Yôko, la fille de Takeshi, pour cause de disparition du fiancé Ito, n’a guère été évoquée – le vieil homme semblant considérer que cette affaire, si elle l’affecte énormément, n’a pas de vrai lien avec les préoccupations des personnages.

 

[I-2 : Yasumori, Takemura : Takeshi ; Kuchi] Yasumori se demande ce que Takeshi pourrait savoir de Kuchi la Vieille, la grand-mère intrigante du chef du village de Kengo – ses connaissances ont l’air vastes… Peut-être même sait-il quelque chose concernant leurs ancêtres et les liens les unissant, les liant aussi au sabre – ainsi que Kuchi, justement, avait laissé entendre ? Takeshi revient sur l’idée que le sabre est lié aux guerres avec la Corée dans une époque très reculée – mais ne sait rien de plus précis ; c’est bien pour cela qu’il avait mentionné la forteresse d’Ashiga Tomo. La généalogie maudite peut remonter à quinze siècles… ce qui explique assez que cinq personnes aussi différentes en soient aujourd’hui affectées ; à vrai dire, qu’ils aient tous conservé un lien avec Kengo, plus ou moins, est en soi étrange, pour le coup, et évocateur d’une forme de fatalité. Concernant Kuchi, quand Yasumori lui demande s’ils auraient pu se connaître enfants, Takeshi hésite un instant, puis confesse qu’il ne l’a jamais connue petite fille – quand lui-même était un petit garçon, elle était déjà vieille… Yasumori le remercie humblement pour ses réponses. Takemura reste en retrait, mais hoche la tête à la réponse concernant Kuchi – il partageait à son égard le même sentiment que Yasumori.

 

[I-3 : Ayano, Hideto : Ito, Yôko, Akane, Takeshi] Ayano est intriguée par la disparition d’Ito, et aimerait s’en entretenir avec Yôko, ou peut-être d’abord Akane, l’épouse de Takeshi, « entre femmes ». Ni Yôko ni Akane ne sont dans la pièce où ils discutent avec Takeshi, mais Ayano, qui est déjà venue à Hizotachi, suppose qu’elle pourra sans trop de difficultés trouver Akane dans la maison commune pour évoquer la question. Elle dit à Takeshi qu’elle souhaiterait parler à son épouse, il n’y voit pas d’inconvénient – il n’indique pas de direction, mais laisse visiblement à Ayano la possibilité de déambuler dans la demeure. Hideto se joint à elle.

 

[I-4 : Yasumori : Takeshi] Yasumori rassure Takeshi : ils ne lui causeront aucun ennui, et partiront après déjeuner – peuvent-ils d’ici-là refaire leurs provisions dans le village ? Takeshi acquiesce. Il y a une sorte de magasin général où ils trouveront sans doute de quoi faire. Takeshi se montre courtois – il leur faudra partir le soir au plus tard, il le laisse entendre sans le dire frontalement, mais d’ici-là, et en dépit de tout, ils sont les bienvenus.

 

[I-5 : Yasumori, Ayano, Hideto, Takemura : Takeshi, Sekine Senzô, Bentei, Akane, Noboru, Sanzo] La conversation avec Takeshi achevée, tous se retirent – à l’exception de Senzô, qui souhaite poursuivre la conversation avec le chef du village : certes arrogant et hautain de nature, il a pourtant compris que Takeshi disposait de véritables connaissances ésotériques… Les autres ont chacun affaire de leur côté, mais Yasumori leur propose de se retrouver après le déjeuner à la forge de Bentei. Tandis qu’Ayano et Hideto partent à la recherche d’Akane, Yasumori, qui prend donc sur elle de s’occuper de l’intendance, fait signe à Takemura, pour échanger quelques mots en privé. Quelle que soit la destination qu’ils emprunteront, il leur faudra être parés à toute éventualité : la rixe au relais de Noboru avec Sanzo n’était guère qu’un amuse-bouche… Takemura saisit l’occasion : encore qu’il proteste du contraire, il en veut toujours à la jeune fille pour l’avoir dissuadé de dégainer son sabre face au rônin ivre – le combat était trop inégal, dans ces conditions… et l’issue aurait très bien pu être fatale ! Yasumori lui présente platement ses excuses. Quoi qu’il en soit, en cas de nouveaux affrontements, Ayano et Hideto ne seront sans doute guère utiles – seul Takemura sait se battre, si Yasumori elle-même se débrouille avec un arc…

 

[I-6 : Takemura : Takeshi] Mais Takemura avait gardé pour lui quelque chose qui le tracassait… Il retourne brièvement voir Takeshi, qui n’en est guère surpris. Outre la malédiction à proprement parler, le sabre a-t-il d’autres facultés sortant de l’ordinaire, à ce qu’il en sait ? Mais il n’en sait rien… Takemura sait qu’il s’agit d’une très bonne arme. [Concrètement, elle lui donne, à lui qui sait se servir d’une telle arme, un bonus de Compétence ainsi que de Dégâts.] Takemura est obnubilé par l’arme, mais n’en apprendra rien de plus de la sorte… Frustré, il se retire à nouveau. Supposant qu’il a mieux à faire, il décide de parcourir les environs, en faisant une sorte de repérage – notamment pour un endroit où passer la nuit, et éventuellement trouver des passages « dangereux » ou présentant d’autres particularités utiles… Il chasserait bien, mais n’a pour arme que le katana, qui n’y est guère approprié… Il espère reprendre ses esprits en arpentant ainsi la forêt.

 

[I-7 : Ayano, Hideto : Akane ; Ito, Yôko] Ayano et Hideto se rendent auprès d’Akane pour la saluer ; Hideto, évoquant la situation de Yôko sans autres préambules, propose ses services d’apothicaire itinérant – avec succès, il sait se vendre et mettre en avant son petit commerce : les servantes d’Akane sont intéressées elles aussi. Akane est usuellement d’un naturel conciliant, ils le savent pour être déjà maintes fois passés par Hizotachi. Ayano perçoit cependant, sous sa dignité de vieille bonne femme maîtresse du village, une tristesse marquée – probablement en lien avec le mariage annulé ; elle essaye de le masquer, mais n’y parvient pas très bien… Cependant, le bagout commerçant de Hideto la dégrise peut-être un peu. Ayano lui fait part de sa compassion. Hideto lui demande où se trouve Yôko. Akane explique que sa fille est très triste, et erre ces temps-ci de par le village, ou dans la forêt parfois… Ayano, théâtrale et démonstrative, tout en faisant preuve du minimum de retenue, s’approche de la vieille femme ; Takeshi leur a appris la disparition d’Ito, mais ils n’en savent pas davantage. Peut-être peuvent-ils faire quelque chose ? Un malheur l’accable ainsi que ses camarades de route, peut-être y a-t-il un lien entre ces affaires ? L’évocation à demi-mots du drame du mariage replonge Akane dans sa morosité – elle ne cesse de ruminer ; elle aimerait s’en libérer, mais sa position de mère et d’épouse du chef du village le lui interdit… Ayano dit comprendre son malheur ; si elle en a l’occasion, elle parlera avec Yôko, dont elle garde un bon souvenir… Akane approuve, mais retourne bien vite à ses tractations avec Hideto – habile à vendre ses produits. C’est pour elle le meilleur moyen de remiser de côté ses ruminations…

 

[I-8 : Ayano : Akane] Ayano comprend qu’il pourrait être efficace, pour changer les idées d’Akane, de mettre en scène un petit spectacle – mais il lui manque son matériel habituel, ses marionnettes notamment ; et, elle a beau chercher, elle ne trouve pas de vrai spectacle de substitution – ses marionnettes lui manquent, et faire autre chose, contrainte et forcée, l’ennuie profondément : elle pourrait se contenter de faire la conteuse, mais, au fond, cela la frustre plus qu’autre chose, et, peu inspirée, elle préfère donc faire l’impasse. La ville lui manque, par ailleurs… Elle songe à Fukuoka, qui n’est pas forcément sur leur route – mais doit faire face à ce pénible souci : même si elle se procurait de nouvelles marionnettes, la malédiction lui interdirait de les transporter, comme avant, à dos de mule…

 

[I-9 : Yasumori : Ito, Bentei] Yasumori se rend au magasin, opérant une commande de divers achats – elle repense à tout ce qui leur a manqué jusqu’alors, d’autant qu’ils sont partis précipitamment de Kengo : des provisions (viande séchée, riz, un peu de saké…), davantage de corde, de quoi faire du feu, de l’huile, deux lanternes, un manteau de paille, des linges, du fil… Il faudra répartir le poids entre tous. Elle discute un peu avec le marchand, le flattant – ce qu’elle fait toujours ; le marchand joue le jeu, mais ne se fait pas d’illusions sur la qualité de ses produits… A-t-il vu le monde ? Non, il n’a guère quitté ce village, ayant hérité ce magasin… Yasumori évoque alors la disparition d’Ito – apprenant qu’il était le fils du chef d’un village voisin ; le mariage était bien sûr arrangé ; la population se réjouissait d’avance des festivités, et a du coup été frustrée dans ses attentes. Le marchand trouve certes cette disparition étrange – comme tout le monde : on ne conçoit pas qu’Ito soit parti tout seul sans raison, il a dû lui arriver quelque chose… Les environs du village sont-elles dangereuses ? Pas forcément – en cette ère de décadence, il y a bien des bandits ou autres, mais pas plus qu’ailleurs… Et le marchand n’a pas de noms à proposer. Yasumori le quitte le temps qu’il prépare sa commande – disant qu’elle a rendez-vous à la forge de Bentei ; un très bon artisan ? Oui, oui, bien sûr…

 

[I-10 : Yasumori : Sekine Senzô, Takeshi] Yasumori retourne à la maison commune. Senzô monopolise toujours la conversation de Takeshi – ils parlent à voix basse. Yasumori, l’air de rien, veut épier leurs paroles, mais tant le volume sonore de leur conversation que leur emploi de notions éventuellement pointues l’empêchent de saisir quoi que ce soit ; elle n’est pas suspecte pour autant.

 

[I-11 : Hideto : Yôko] Hideto, ses affaires terminées, décide d’aller faire un tour dans la forêt – dans le vague espoir d’y croiser Yôko… mais ce n’est pas le cas. Il trouve cependant des plantes et racines utiles pour préparer de futures potions.

 

[I-12 : Takemura : Yasumori] Takemura était parti repérer les environs. Il cherche un endroit abrité du vent, prêt d’une source d’eau, et relativement discret ; ayant en tête l’histoire du fiancé disparu, même si elle le préoccupe moins que le sabre, il garde les yeux ouverts. La région est assez idyllique, la forêt est giboyeuse (peut-être Yasumori pourrait-elle faire la démonstration de ses talents avec un arc…) autant que belle – mais il est trop oppressé pour en retirer véritablement du plaisir. Il ne croise personne ; il trouve des endroits où ils pourraient s’installer, pas très loin du village – son entrainement de soldat a laissé son empreinte. Par contre, il ne trouve rien qui sorte de l’ordinaire, et pas davantage en ce qui concerne des lieux propices à des embuscades ou ce genre de choses. Pragmatique, il en prend acte et retourne au village.

 

[I-13 : Ayano, Yasumori, Takemura : Sekine Senzô, Fuji Motohiro ; Ito, Yôko] Ayano est restée dans la maison commune – ainsi que Senzô ; Yasumori puis Takemura y reviennent également, tandis que Hideto parcourt encore les bois. Il y a un autre visiteur : un moine au biwa du nom de Fuji Motohiro, aveugle (a priori…), conteur voyageant d’un village à l’autre pour réciter devant son public Le Dit des Heiké, qu’Ayano avait déjà eu l’occasion de croiser ; elle le sait sympathique, mais un peu filou sur les bords – faisant partie du métier, elle n’a toutefois rien à craindre de sa part. Elle discute aimablement avec lui – il est arrivé le lendemain de la disparition d’Ito, soit cinq jours plus tôt ; son séjour n’est guère enthousiasmant – il ne va pas s’attarder beaucoup plus, et semble un peu las de conter toujours les mêmes histoires pour un public qui ne s’en lasse pas après des siècles de récitation… L’ambiance ici ne lui pèse pas ? Un peu, forcément… mais c’est un sujet de ragots au village ; ça tiendra ce que ça tiendra – et les villageois ont besoin de se changer les idées, alors… Ayano lui demande s’il n’a pas vu Yôko – il la reprend avec un sourire : il ne voit personne… On parlait d’elle, mais c’est son problème avec les jolies jeunes femmes : il ne peut pas en profiter comme tout le monde… Pas la moindre idée d’où elle pourrait se trouver ? Non… Ça aussi, c’est moins facile pour un aveugle… Ayano dit qu’elle sera ravie de l’assister s’il donne une récitation dans l’après-midi : c’est effectivement le cas, et il accepte volontiers.

 

[I-14 : Takemura, Hideto : Bentei ; « le Messager »] Après avoir déjeuné à la maison commune, les personnages se retrouvent à la forge de Bentei – qu’Ayano et Hideto avaient déjà croisé. Il y a une cassure assez franche entre son rôle et l’image qu’on lui accole d’une part, et son comportement d’autre part : c’est un colosse, mais étrangement timide – ça va plus loin qu’une simple déférence. À voir tout ce monde débarquer dans sa forge, il a presque un mouvement de recul – mais, commerçant, il doit faire avec… Takemura s’approche, lui tendant le sabre (dans son propre fourreau, ils avaient opéré une substitution : le fourreau du sabre maudit, et le vieux sabre de Takemura dedans, sont dans le sac de Hideto), avec un rien de grandiloquence ; il en sort dix centimètres du fourreau, et dit au forgeron qu’ils auraient des conseils à lui demander à propos de cette arme sortant de l’ordinaire. Passé un sursaut de surprise, Bentei s’approche, et reconnaît visiblement le sabre ; il s’étonne : où est le fourreau ? Takemura explique la substitution, et offre de lui montrer le fourreau, s’il veut le revoir – pas forcément, c’est simplement qu’il avait travaillé dessus… Takemura avait repéré des marques de réparation récente, mais ça lui était sorti de la tête. Le forgeron a-t-il remarqué quoi que ce soit durant son travail ? L’excellente finition du sabre, bien sûr – avec ces gouttes de rosée… Le fourreau était d’ailleurs une belle pièce aussi, simplement un peu abîmé : son client lui avait dit qu’il allait bientôt « transmettre » le sabre, et qu’il fallait que tout soit « parfait » – c’est pourquoi il lui a confié ce travail portant sur des anneaux du fourreau. Takemura demande si c’était bien à eux qu’il devait le remettre ? Bentei n’en sait rien… Simplement l’étranger parlait d’une « libération » toute proche, il ne cessait de marmonner ce mot, et que tout devait être « bien », et même « parfait ». Cet homme avait-il l’air malade, ou oppressé ? Non… Il était distant, par contre, et même désagréable… C’est tout. Sa mise n’était guère adéquate, certes – comme le plus pouilleux des paysans, mais jamais un paysan ne se serait promené avec une antiquité pareille… D’ailleurs, Bentei note qu’il l’a payé rubis sur l’ongle, et même assez cher ! Enfin, au niveau de son travail, mais… Il n’a pas rechigné, en tout cas. Ne sont-ils pas satisfaits de son travail ? Si… Mais à cause de ce sabre ils ont dû quitter leur village, et ne savent même pas pourquoi on le leur a remis… Cet homme, avait-il dit d’où il venait ? Non, rien – pas davantage où il se rendait, d’ailleurs. Il était pressé, a demandé à ce que ce travail soit exécuté au plus tôt, et est parti sitôt fait… A-t-il vu d’autres villageois ? Takeshi, forcément… C’est tout, probablement. Il était vraiment pressé : il a payé Bentei pour qu’il laisse tomber ce sur quoi il travaillait et se mette aussitôt à la réparation du fourreau ! Il s’est appliqué autant que possible – un travail pareil en moins d’une journée, ça n’avait rien d’évident… Mais le forgeron s’est attelé à la tâche, a fait vite sans bâcler pour autant, l’étranger a apprécié son travail, l’a payé, et est parti sans dire un mot… A-t-il eu besoin d’un matériau particulier pour cette réparation ? Le métal était-il commun ? Mais Takemura sait très bien qu’il s’agissait d’or… Bentei n’en disposait pas, mais l’étranger, si – pile la quantité nécessaire, aucune idée d’où il l’avait trouvé.

 

[I-15 : Takemura, Yasumori : Bentei] Takemura se retourne vers ses camarades, voir s’ils ont autre chose à demander. Yasumori s’avance, et lui rappelle son hypothèse d’une lame peut-être « reforgée », éventuellement avec un acier d’importation – est-ce le travail de Bentei ? Non, non ! C’était un travail le dépassant, seul un maître forgeron a pu s’en occuper… Travaillant sur le fourreau, il n’a de toute façon qu’à peine observé la lame… Oui, c’est peut-être une arme « reforgée » ; mais dire par qui, où et avec quel matériau, cela dépasse ses capacités.

[I-16 : Hideto : Bentei] Hideto essaye une autre approche : que peut-il dire de la symbolique abondante du fourreau et de la lame ? Pour ce qui est de la lame, Bentei parle bien sûr des gouttes de rosée – une fausse imperfection, d’un à-propos remarquable, d’une esthétique par ailleurs étonnamment moderne. Mais autrement, et concernant le fourreau (arborant des caractères et autres dessins), il n’a rien à dire (d’ailleurs, il ne sait probablement pas lire).

 

[I-17 : Yasumori : Bentei] Yasumori, pendant ce temps, scrute la boutique, voir si quelque chose vaudrait d’y être volé… Mais ce sont pour l’essentiel de simples outils de paysans. Elle soupèse quand même quelques dagues, d’assez bonne qualité. S’enquérant de la formation de Bentei, elle apprend qu’il a été formé ici-même, auprès de son oncle, le précédent forgeron de Hizotachi

 

[I-18 : Ayano : Bentei ; Ito, Yôko, Takeshi] Ayano s’avance alors : Bentei sait-il si cette arme, d’une manière ou d’une autre, a été présentée à Ito ou Yôko, avant la disparition du premier ? Bentei n’en sait rien… Après avoir rendu la visite nécessaire à Takeshi, l’étranger s’est directement rendu à sa forge pour lui confier son travail ; certes, il s’est absenté pendant que Bentei s’exécutait – quelques heures, revenant quand le fourreau était réparé. Il n’a pas passé de nuit au village ? Non : il est arrivé dans la matinée, et reparti dans la soirée.

 

[I-19 : Ayano, Takemura, Yasumori : Sekine Senzô ; Fuji Motohiro, Takeshi] Ayano retourne à la maison commune, où Motohiro ne va sans doute pas tarder à entamer sa récitation. Takemura confirme à Yasumori avoir trouvé un endroit où passer la nuit. D’ici-là, ils pourraient peut-être faire un tour du village… Sekine Senzô a-t-il appris quelque chose auprès de Takeshi ? Pas grand-chose, répond-il – en tout cas rien en rapport avec leur tâche. Le bonhomme est plus compétent et érudit que ce que Senzô supposait, et il était pleinement conscient de ce qu’une malédiction pesait sur eux. Ils se sont entretenus de semblables malédictions, de yôkai, de kami ou autres manifestations du surnaturel… Rien de vraiment pertinent quant à leur affaire. Il revenait par contre toujours à cette aura néfaste les accompagnant… Yasumori se montre sarcastique – elle espérait que cette longue discussion déboucherait sur un remède ! Senzô l’ignore complètement – il n’a par ailleurs aucune envie d’arpenter le village, et se moque totalement des problèmes de cœur de Yôko : s’ils veulent perdre leur temps avec ça, grand bien leur fasse, mais lui s’en passera très bien ! Aller de soi-même dans une porcherie, allons bon…

 

[I-20 : Ayano : Fuji Motohiro, Yôko] Ayano se renseigne auprès de Motohiro sur le programme de sa récitation : celle-ci ne sera pas suivie, mais consistera en enchainements sur le thème essentiel de l’inconstance du monde ; Ayano, connaissant l’œuvre, voit très bien où il veut en venir : l’optique est celle d’un monde qui s’est poursuivi quand le dit annonçait originellement la fin du monde… Il s’accompagne lui-même au biwa, mais Ayano peut l’accompagner sur un autre instrument, et intervenir dans la narration le cas échéant. Compétente, la montreuse de marionnettes s’adapte très bien à la récitation de Motohiro, négociant au mieux ses bifurcations – il lui facilite la tâche : c’est un bon conteur, et ils livrent ensemble un bon spectacle. Ayano scrute la salle, guettant les arrivées, les réactions de l’audience… Rien que de très normal ; Yôko est cependant venue, avec un petit peu de retard, et y a assisté dans son coin. Dès la fin de la représentation, Ayano envisage d’aller la voir – mais le spectacle est long, elle ne pourra guère s’attarder longtemps après : il leur faudra bientôt quitter le village…

 

[I-21 : Yasumori, Hideto, Takemura : Takeshi, Fuji Motohiro, Hira Ayano] Yasumori et Hideto discutent du fonctionnement exact de la malédiction – sur les animaux, sur les hommes, à quelle vitesse… Yasumori supposait que cela pouvait être une méthode de chasse enthousiasmante ! Elle supposait par ailleurs que c’était le passage de la nuit qui provoquait le décès… Hideto pense plutôt que c’est le passage du temps (une douzaine d’heures ?) en compagnie de quelqu’un – sans seuil automatique tenant à la tombée de la nuit ou quoi que ce soit de « fixe ». Hideto n’a d’ailleurs aucune envie de s’attarder à Hizotachi… Et Takeshi leur a adressé de plus en plus de regards appuyés à mesure que le temps passait. Takemura souhaite tout de même visiter un peu les lieux – au moins le temps que la représentation de Motohiro et Ayano s’achève ; Yasumori l’approuve, et Hideto, un peu contraint et forcé, les suit.

 

[I-22 : Yasumori, Takemura, Hideto : Bentei, Kino, Hira Ayano, Sekine Senzô, Fuji Motohiro] C’est un petit village, même si un peu plus gros que Kengo. Peu de bâtiments, hors la maison commune au centre, sortent de l’ordinaire : la forge de Bentei, où ils se sont déjà rendus, le magasin où Yasumori a fait ses emplettes, et, plus à l’est, un entrepôt plus ou moins communal et en face la porcherie de Kino – assez grande, en comparaison des établissements semblables dans d’autres villages, et le bruit des porcs attire l’attention. La majorité des habitants se sont rendus à la récitation, mais d’autres continuent de travailler, les plus pauvres surtout – éventuellement des employés de paysans plus riches. Les rizières se trouvent essentiellement au sud de Hizotachi, non loin. À simplement se promener ainsi, ils ne remarquent rien de particulier – Yasumori concède qu’il vaut mieux pour eux récupérer leurs achats, plutôt qu’errer ainsi en se fiant à une chance qui ne leur a guère souri jusqu’alors, puis quitter le village dès qu’Ayano sera libre. Ils vont chercher les fournitures et se les répartissent (Sekine Senzô aussi aura à porter des affaires, ça lui fera du bien, suggère Yasumori !) : Takemura prend la deuxième corde (Yasumori garde la première), Hideto une lanterne et l’huile, ils confient à Ayano l’autre lanterne… Ils vont ensuite assister à la fin de la représentation de Motohiro et Ayano.

 

[I-23 : Ayano, Takemura : Fuji Motohiro, Yôko ; Akane, Ito, « le Messager »] Ayano, se repérant dans les méandres du dit, devine la fin prochaine de la représentation ; après avoir salué l’assistance comme il est d’usage et remercié Motohiro, elle attend l’occasion d’approcher Yôko – laquelle est seule dans son coin. Le moment venu, elle se rend auprès d’elle. Yôko s’en étonne – elle avait assisté dignement à la séance, et comptait retourner dans sa chambre. Ayano exprime son soulagement de la revoir, et se rappelle à son bon souvenir – sauf que visiblement la jeune fille ne la remet pas, et Ayano le comprend. Elle veut bien lui accorder quelques minutes, Ayano ayant fait part de sa conversation antérieure avec Akane. Elle s’étonne cependant quand Ayano suggère qu’elles s’entretiennent à l’écart, mais elle s’exécute. Ayano dit que ses camarades et elle-même sont dans une situation délicate, et qu’elle suppose qu’il pourrait y avoir un lien avec le drame affectant la fiancée délaissée – ce à quoi Yôko répond en faisant de gros yeux. Quand Ayano évoque directement le sort d’Ito, Yôko baisse la tête – Ayano sent que c’est à la fois par timidité voire honte, et peut-être aussi par désir de ne pas en révéler davantage. Ayano adopte un comportement assez maternel, lui priant d’en parler, ce qui pourrait être profitable pour beaucoup de monde ; n’y a-t-il pas un lien avec « l’étranger » arrivé la veille au village ? Yôko se referme de plus en plus – mais c’est comme si elle n’avait pas le moins du monde envisagé quoi que ce soit de la sorte ; elle n’a vraiment pas envie de parler… à une inconnue qui plus est. Ayano doit partir dans l’heure, mais elle conjure Yôko : si jamais elle changeait d’avis, qu’elle n’hésite pas à venir lui en parler… Yôko, agitée de soubresauts d’épaules, attend visiblement qu’elle s’en aille. Ayano prend congé poliment. Elle rejoint ses compagnons, et ils quittent le village.

 

II : SUR LA ROUTE D’ASHIGA TOMO

 

[II-1 : Takemura, Hideto, Ayano, Yasumori : « le Messager », Ito, Takeshi] Les personnages se rendent à l’endroit choisi par Takemura, au nord-est de Hizotachi, près du torrent. Là, il leur faut définir leur destination… Takemura est clairement désireux de prendre la route de la forteresse d’Ashiga Tomo ; Hideto l’appuie – peut-être par ailleurs, en passant de village en village, apprendront-ils quelque chose ? Ayano confirme que c’est leur seule piste sérieuse. Yasumori est d’accord, un peu embêtée par ailleurs de n’avoir pas la moindre idée d’où pouvait venir « le Messager » ; mais elle suppose qu’il y a bien un lien entre ce dernier et Ito – deux événements aussi rapprochés ne peuvent pas être indépendants. Peut-être, sans s’attarder au village, peuvent-ils passer un peu de temps dans les environs – questionner les paysans travaillant dans les rizières, ou les forestiers, etc. ? En même temps, ce n’est pas leur affaire… Ils peuvent partir dès le lendemain. Mais elle serait donc plutôt favorable à rester un jour de plus dans les environs – l’idée étant qu’un de ces pauvres auxquels on ne prête jamais attention pourrait avoir vu « le Messager » et Ito ensemble. Takemura suppose que c’est possible… En même temps, leur présence aux environs, si elle parvient aux oreilles de Takeshi, pourrait leur attirer des problèmes ; il semble redouter, lui le combattant, que les villageois recrutent des rônins pour se débarrasser d’eux… Quant à la « route » pour Ashiga Tomo, elle emprunte des régions de basse montagne et de forêt, relativement accessibles, mais sans vrai chemin délimité. Entendu : ils partiront le lendemain matin – même s’attarder dans les rizières serait vain : rechercher ainsi la piste du « Messager » reviendrait à traquer une aiguille dans une botte de foin…

 

[II-2 : Takemura, Hideto, Ayano, Yasumori : Sekine Senzô] Il faut environ deux semaines pour rejoindre Ashiga Tomo depuis Hizotachi. Takemura se montre prudent, scrutant toujours les environs – mais rien de spécial n’attire son attention. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas fait d’aussi longue marche… Hideto et Ayano y sont habitués par la force des choses, mais Yasumori et Senzô peinent sur leurs jambes fragiles en fin de journée… Et l’hiver débute – ce sont les premières neiges, assez abondantes dans la région ; il y en a de plus en plus au fur et à mesure qu’ils approchent de leur destination, ce qui les ralentit un peu.

 

[II-3 : Yasumori, Takemura : Razan Masayuki, Iruma Asayi] Yasumori se rend compte que quelque chose la chiffonne à mesure qu’ils avancent : les gens dans les hameaux croisés sur la route restent souvent cloitrés chez eux – et ça n’implique pas que les chutes de neige : elle comprend, Takemura également du fait de son expérience, que c’est là une campagne affligée par la guerre… Ils n’ont pas croisé de troupes, mais cette attitude de la part des paysans est très révélatrice – et ils n’ont guère envie de parler à quiconque, de craintes de répercussions… Les personnages tentent parfois de se ravitailler dans les fermes, ce qui confirme cette hypothèse ; ils sont mal accueillis… Il y a bien une guerre dans les environs – et, en fait, à Ashiga Tomo même ! Le seigneur de la forteresse, Razan Masayuki, est en guerre avec son voisin, Iruma Asayi ; en fait, la forteresse est assiégée, apprennent-ils en approchant. La forteresse est très grande, et les effectifs engagés relativement importants – pour des petits féodaux de ce genre ; disons au moins un bon millier d’hommes de part et d’autre.

III : LE SIÈGE – ET COMMENT L’ABORDER

 

[III-1 : Takemura, Hideto, Yasumori, Ayano] Ils arrivent à proximité de la forteresse, et s’arrêtent un peu avant pour déterminer leur approche. Takemura veut rester très prudent – et craint que la vision ou la simple mention du sabre n’arrange pas leurs affaires. Hideto propose d’infiltrer la ville – mais, en fait de ville, il n’a guère le choix : la forteresse lui est inaccessible, étant assiégée… Par contre, il peut tenter de se rendre dans le campement des assaillants. Yasumori pense que c’est une bonne idée : il faut sans doute aller à la pêche aux renseignements, et garder leur histoire pour eux – les soldats, face au sabre antique, pourraient être autant de brigands… Leur sexe, à Ayano et elle, ne leur donne par ailleurs guère d’opportunités dans ce camp militaire… En même temps, peut-être Hideto pourrait-il jouer au maquereau, accompagné de son garde du corps Takemura, et Ayano et Yasumori étant ses employées ? À moins qu’elles ne puissent être engagées pour l’intendance – la cuisine, ce genre de choses… Yasumori relève que rentrer s’annonce difficile, mais ressortir peut-être plus encore.

 

[III-2 : Yasumori, Takemura, Ayano] À moins d’attendre que le siège s’achève ? C’est ce que suggère Yasumori. Mais leur malédiction se prolongera d’autant… Le siège, combien de temps durera-t-il ? Difficile à déterminer – d’autant que le coup de sang a sans doute sa part dans la décision militaire, déjouant toute entreprise de stratégie… ce que laisse déjà entendre ce siège entamé au début de l’hiver ! Takemura suppose qu’ils pourraient être amenés à prendre parti – trouver à se montrer utiles dans le camp des assaillants, pour, le moment venu, accéder à la forteresse… et à ses archives – en espérant que la bataille ne les réduise pas en cendres ! Sont-ils prêts, toutefois, à de telles exactions – qui plus est sans en savoir davantage sur les raisons du conflit et les torts de chacun ? C’est un cas de force majeure, aux yeux du vieux soldat – lui se déclare prêt à agir ainsi. Ayano lui fait cependant remarquer qu’il est le seul homme ici doté d’une expérience martiale… Comment les autres pourraient-ils justifier leur présence ? Takemura suppose en tout cas que les soldats engagés dans cette affaire n’ont peut-être pas son expérience, justement – s’il pouvait se rendre utile…

 

[III-3 : Yasumori] Yasumori fait part de ce qu’ils ont une arme dotée de capacités uniques… D’une certaine manière, dit-elle, leur malédiction pourrait faire des ravages utiles… Quelques nuits dans le camp ou à ses abords pourraient peut-être diminuer drastiquement le nombre des assaillants – les assiégés apprécieraient ? Mais ils risquent trop de se faire repérer et soupçonner après les premiers décès…

 

[III-4 : Yasumori, Hideto, Takemura, Ayano : Razan Masayuki, Iruma Asayi] Une autre piste – fourbe également, et là encore suggérée par Yasumori : si Hideto s’infiltre, peut-être pourrait-il empoisonner les réserves d’eau ? Yasumori préfèrerait se rallier au camp de Razan Masayuki plutôt qu’à celui d’Iruma Asayi – et peu importe qui a raison dans l’affaire : si l’assaillant prend la forteresse, les risques de destruction ou de pillage des archives seraient en effet plus élevés… Yasumori quête l’approbation de Takemura, qui ne peut qu’acquiescer : oui, aider les assiégés serait plus raisonnable. Mais l’eau n’est sans doute pas une cible appropriée : après tout, la forteresse est adossée à un lac, seul un de ses quatre côtés donne sur la terre ferme – et c’est donc là que se concentre le siège… Mais peut-être y aurait-il d’autres pistes : Ayano suppose que le poison n’aurait pas à tuer les soldats, simplement à les affaiblir pour leur faire abandonner le siège… Déjà affectée par une malédiction, Ayano n’a aucune envie de s’attirer encore davantage le courroux des dieux en commettant un massacre aussi fourbe !

 

[III-5 : Ayano, Yasumori, Takemura, Hideto] Ayano se demande aussi s’il ne serait pas possible d’infiltrer quelqu’un à l’intérieur de la forteresse ; Yasumori l’approuve ; mais Takemura suppose que seule Yasumori pourrait éventuellement faire preuve des dons d’escalade suffisants tout en restant discrète… Et ce n’est même pas sûr ! Ainsi impliquée, Yasumori revient aussitôt à la base : d’abord s’informer dans le camp des assaillants… D’autant qu’ils ne pourraient pas s’attarder dans la forteresse, il faudrait y faire un passage très rapide ! Mais introduire à l’intérieur de la forteresse l’un d’entre eux, pour signifier aux assiégés qu’ils ont des alliés à l’extérieur, pourrait être utile, c’est vrai. Yasumori préfère ne pas « griller » le déguisement de Hideto simplement pour récolter les ragots habituels – mieux vaut réserver son intervention pour l’empoisonnement, le cas échéant. Peut-être Yasumori pourrait-elle s’y rendre elle, pour trouver une faille ? Et peut-être déterminer un passage pour l’intérieur qui serait passé au-dessus des considérants stratégiques… Le lac pourrait être la meilleure solution, d’ailleurs. Des diversions sont enfin envisageables : mettre le feu au camp, ce genre de choses… Yasumori propose cette fois ses services – et apprécierait au passage de mettre la main sur un de ces fusils que les barbares ont introduit au Japon

 

[III-6 : Ayano, Yasumori, Takemura, Hideto : Sekine Senzô] En faisant le point, Ayano suppose que Yasumori et Takemura pourraient se livrer à ces actions en principe discrètes, et éventuellement infiltrer la forteresse, là où Ayano et Hideto pourraient intégrer le camp des assaillants, sous quelque prétexte que ce soit – des journaliers en quête de travail (Ayano a de quoi se grimer en paysanne)… Et Maître Senzô ? À l’évidence, il ne se sent pas d’escalader une muraille… Mais commencer par introduire l’un ou plusieurs des leurs dans le camp – pas lui ! – serait sans doute un préalable utile. Reste ensuite à se rassembler…

 

[III-7 : Yasumori : Razan Masayuki, Iruma Asayi] D’ailleurs, Yasumori aimerait en savoir plus sur les chefs des camps opposés – ce qui pourrait permettre de déterminer qui serait le plus ouvert, ou manipulable, des deux. Mais des paysans des environs ont pu indirectement les renseigner : ils n’ont pas les détails, mais il semblerait que le problème soit d’ordre matrimonial : le fils de Razan Masayuki devait épouser la fille d’Iruma Asayi, mais, pour une raison ou une autre, ça n’a pas eu lieu – du jour au lendemain, les bons voisins d’avant se sont mis à se détester unilatéralement. Tout laisse à supposer que l’offensé, dans cette histoire, est Iruma Asayi, puisqu’il a lancé le siège. Mais sont-ils des hommes d’honneur, ou des fourbes, des tyrans, etc. ? Les gens de la région (sa région…) apprécient plutôt Masayuki – comme un homme assez digne ; ce qui ne signifie pas qu’Asayi n’est pas lui aussi un homme digne ; par ailleurs, les paysans ne connaissent pas les raisons exactes de la rupture de fiançailles.

 

[III-8 : Hideto, Yasumori, Ayano] Hideto suppose qu’il pourrait se présenter dans le camp en tant qu’apothicaire, ce qu’il est bel et bien – mais Yasumori lui rétorque que cela ferait de lui quelqu’un de particulièrement suspect : si des rumeurs d’empoisonnement se mettent à courir, il sera un coupable tout désigné ! Mais, pour tous, l’exfiltration serait de toute façon un problème : Ayano, notamment, en fait la remarque.

 

[III-9 : Ayano, Yasumori, Hideto, Takemura] Finalement, la suggestion initiale du maquereau et de ses filles est à nouveau envisagée – même si Ayano et Yasumori sont rétives, et ne le cachent pas : aucune envie de passer à la casserole… encore que la seconde ait bien des ambitions de mère maquerelle – mais à la condition que cela lui rapporte ! Mais il faut y aller – pas le choix, ils ne peuvent pas se permettre d’attendre trop longtemps ; au pire, Yasumori est prête à se sacrifier seule si Ayano refuse – mais cette dernière est impliquée elle aussi, et suppose que c’est la seule solution ; qui a en outre l’avantage de ne pas les séparer, et de jouer par ailleurs sur plusieurs tableaux. Hideto jouera le maquereau, et Takemura le « chien de garde ». Le cas échéant, Hideto pourra se livrer à l’empoisonnement sur place…

 

IV : DANS LE CAMP DES ASSAILLANTS

 

[IV-1 : Takemura, Yasumori] Le camp est forcément surveillé, mais Takemura constate un semblant de relâchement chez les assaillants – sans doute parce que ce sont des troupes de petits féodaux, guère habituées aux opérations de ce genre ; et, si la forteresse d’Ashiga Tomo est grande et vieille, ses troupes ne sont probablement guère plus solides – et pas plus nombreuses : environ un millier d’hommes dans chaque camp. Le lac est relativement délaissé – le siège n’a pas vraiment de dimension navale. Côté terre, des béliers et des échelles ont été préparés, mais impossible de dire pour le moment s’il y a un projet d’assaut. Yasumori apprend avec plaisir que, oui, les troupes sont armées de ces fusils qui l’intriguent tant…

 

[IV-2 : Takemura, Ayano] Le relâchement des gardes est tout de même bien sensible : ils les arrêtent un temps, forcément, à l’orée du camp, mais gobent sans suspicion l’histoire du maquereau et de ses employés – ils libèrent le passage contre un banal pot de vin. Takemura, en lui-même, s’en étonne… Excès de confiance ? Ou incompétence ? Il tend plutôt vers la deuxième solution… mais suppose que les soldats seraient tout de même en mesure d’emporter la bataille, en péchant moins dans la seule dimension martiale. Ils ne sont toutefois pas laissés sans surveillance à l’intérieur du camp – et ne passent pas inaperçus. Ayano s’intéresse à l’état d’esprit des troupes, mais n’en retire rien de bien utile : les troufions râlent à propos des corvées, pour le principe, mais rien d’inhabituel. L’intendance, en matière de provisions notamment, est bien gérée par l’armée assaillante, qui ne s’en remet pas à la seule activité des locaux – même si un espace du camp est plus ou moins réservé aux auxiliaires de ce genre.

 

[IV-3 : Yasumori, Ayano] [Yasumori détermine son approche et fait un jet de Charme ; j’avais adapté les règles sur les réussites critiques, ainsi que je l’expliquais dans le prologue du scénario, mais, même ainsi, elle a enchaîné un très bon jet de dés initial, et trois relances du dé libre explosif ! Sa réussite étant extraordinaire, à ce stade, la tâche des joueurs a été considérablement facilitée…] Yasumori attire l’attention, et son charme juvénile fait des miracles – le camp est littéralement à ses pieds, et lui fait instinctivement confiance ! C’en est au point où les soldats n’osent même pas la siffler ou faire des remarques graveleuses : elle les charme tant qu’elle les intimide, et ils lui mangent dans la main… À ce stade, Ayano est même un peu vexée… Et, en dépit de ses efforts, elle se montre beaucoup moins avenante que la petite peste. [En fait, elle passe juste à côté de l’échec critique selon mes règles retravaillées – et aurait bel et bien fait un échec critique selon les règles normales du D6 Light…] Mais le magnétisme de Yasumori est tel qu’elle se sent autorisée à demander où se trouve la tente du commandement, pour y donner un « spectacle ». On l’y conduit avec plaisir, ainsi que ses « camarades ».

 

[IV-4 : Yasumori, Ayano, Takemura, Hideto : Iruma Asayi, Iruma Katsumasa, Sekine Senzô] Yasumori propose donc ses services dans la tente des officiers – dont les documents ne sont toutefois pas à la vue de tout le monde… mais ça pourrait s’arranger. En tout cas, le seigneur lui-même s’y trouve, Iruma Asayi, ainsi que son fils Katsumasa (mais pas sa fille offensée). Ce sont des samouraïs de rang intermédiaire. Asayi dévore des yeux Yasumori dès qu’elle arrive dans la tente – et elle sait qu’elle lui inspire confiance… et qu’on la considère d’une classe largement supérieure, par rapport à la prostituée de base qu’elle pensait incarner en pénétrant le camp. Ayano entre également, mais Takemura (armé… Yasumori a par ailleurs laissé son arc de côté, à la garde de Hideto – elle a toutefois gardé deux dagues dans ses longues manches…) et Hideto doivent patienter dehors. Consciente de cette situation particulière, Yasumori décide donc de jouer l’aristocrate – et dit tout de go qu’elle a des recherches généalogiques à faire dans les archives d’Ashiga Tomo ; et ce fut un long voyage, pour y parvenir… Le siège est à cet égard une surprise un peu fâcheuse. La requête surprend les officiers – qui écarquillent un peu les yeux à sa remarque portant sur le siège ; mais c’était un malentendu, elle ne déplore rien… Quant aux recherches, elle doit s’y livrer avec son père, qui a un peu de retard (Yasumori envisage d’en confier le rôle à Sekine Senzô le cas échéant). Asayi explique avoir été contraint à ce siège pour une question d’honneur, mais il ne doute pas d’emporter bientôt la forteresse – c’est avec plaisir que, le moment venu, il autorisera Yasumori et son père à travailler dans les archives. Il s’étonne cependant de l’objet exact de leurs recherches… Yasumori évoque des ancêtres dans la région – en rapport avec les guerres de Corée du temps jadis : la forteresse, lui a toujours dit son père, renferme des trésors de documentation – c’est un homme de livres… Elle s’y intéresse beaucoup moins pour elle-même, mais la piété filiale… Asayi confirme la réputation d’Ashiga Tomo à cet égard. Yasumori, s’abritant derrière son éventail, dit craindre la guerre et son cortège de morts, elle faible femme… Les officiers, dès lors, se montrent un peu condescendants, même s’ils sont avant tout charmés… Asayi, toutefois, même s’il en fait la remarque avec tout la courtoisie nécessaire, se demande ce qu’il en est de ce « spectacle » dont parlait Yasumori à ses hommes – même si elle joue désormais à l’aristocrate. Yasumori préfèrerait exprimer ses talents sur un sol dur, plutôt que sur de la boue… Asayi comprend bien l’allusion – et Yasumori aime les hommes valeureux ! De son côté, Ayano, qui n’a guère l’habitude de jouer le faire-valoir, est boudeuse…

 

À suivre…

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The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft, de James Van Hise (ed.)

Publié le par Nébal

The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft, de James Van Hise (ed.)

VAN HISE (James) (ed.), The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft, Yucca Valley, CA, James Van Hise, 1999, 186 p.

 

The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft est un curieux et enthousiasmant objet, un pur produit du fandom à maints égards. Conçue et éditée (à son nom) par James Van Hise, fan notoire, passionné par les pulps et au moins autant par Star Trek (personne n’est parfait), cette anthologie critique rassemble des articles très divers, pour certains publiés originellement dans Lovecraft Studies, Crypt of Cthulhu, etc., ou bien des fanzines moins spécialisés, mais aussi d’autres encore pour lesquels il s’agit de la première publication, outre quelques archives remontant à fort longtemps mais toujours pertinentes. L’objet étonne par son grand format (une sorte de A4), qui n’en facilite peut-être pas la lecture, mais s’avère adapté en ce qu’il met bien valeur une abondante iconographie, très diverse là aussi. La forme est donc sympathique (et par ailleurs très « pro », quoi qu’il en soit des conditions de publication), et le fond l’est tout autant, voire davantage encore – on y trouve bien des articles aussi passionnants que passionnés, le plus souvent d’une érudition assez pointue, sans toutefois que ce soit au point de larguer le lecteur : il s’agit plutôt du témoignage enthousiaste et communicatif de fans prenant très au sérieux leur sujet, et à raison.

 

Le premier article, signé Will Murray (le nom qui revient le plus souvent au sommaire, et de loin – six articles sont de sa plume !), s’intitule « H.P. Lovecraft : Pulp Hound », et c’est un très gros morceau, tout à fait passionnant. Aujourd’hui, on associe instinctivement Lovecraft aux pulps, et tout particulièrement à Weird Tales. Mais l’article, en se penchant en long et en large sur le rapport de l’auteur à son « marché », montre bien combien cette relation s’avère complexe, et ce que Lovecraft en disait lui-même, le plus souvent, ne fait que compliquer encore les choses ! La correspondance de Lovecraft (notamment celle figurant dans les Selected Letters) est riche de virulentes diatribes contre les pulps et les « auteurs professionnels » (qui, de ce seul fait, ne peuvent prétendre être des « artistes »), et Lovecraft maintenait sans doute à cet égard, plus ou moins consciemment, une certaine pose. On sait cependant qu’il était, au moins dans les années 1910-1920, et quoi qu’il ait pu prétendre par ailleurs, un grand lecteur de pulps (et il continuera ensuite à lire au moins Weird Tales, où ses amis sont publiés – souvent des gens qu’il a lui-même introduits dans la revue, et qui y figurent alors bien plus souvent que lui…) – quand bien même volontiers critique : d’ailleurs, c’est à l’occasion d’une polémique qu’il avait initiée dans le courrier des lecteurs d’un de ces titres qu’on lui a fait connaître le monde du journalisme amateur, dans lequel il allait trouver un premier champ de publication, avant de saisir l’occasion de Weird Tales pour publier lui-même dans ces pulps dont il disait, suite à la polémique évoquée plus haut, pis que pendre. Pendant les premières années de la revue, Lovecraft est une « star » du « Unique Magazine », et est très régulièrement au sommaire. La situation change quand Farsnworth Wright devient le rédacteur en chef de la revue ; parfois « capricieux », très conscient des attentes de son lectorat par ailleurs, ce dernier n’accepte presque jamais un texte à première soumission, suggérant en lieu et place des révisions autorisant une éventuelle acceptation ultérieure – chose que Lovecraft vivait très mal, lui qui rechignait à ce genre d’exercice, et préférait généralement lâcher l’affaire… Par ailleurs, Wright a rejeté sur cette base bon nombre des plus grands textes de Lovecraft, quitte à y revenir – sans révisions, pourtant ! – quelques années plus tard… Parallèlement, les récits de Lovecraft tendaient à devenir de plus en plus longs et complexes, ce qui ne lui facilitait pas exactement la tâche pour les placer ici ou là : Wright, toujours lui mais il n’est pas le seul, refuse plusieurs récits très ambitieux (dont At the Mountains of Madness, et Lovecraft, qui y voit son meilleur texte, le vit horriblement mal et ruminera longtemps à ce sujet, y revenant sans cesse, et justifiant par-là son abandon de la « profession ») parce qu’ils sont trop longs, et par ailleurs impossibles à découper pour une publication en serial. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que Lovecraft, dans ses lettres privées, se montre aussi farouchement hostile à Wright, voire carrément haineux… Et, à vrai dire, quand par exception il lui soumet malgré tout un texte (ou tient compte du fait accompli quand un de ses amis en a soumis un à sa place, cela arrive plusieurs fois), il emploie dans les lettres qu’il lui adresse un ton volontiers sarcastique et amer, pointant du doigt ses rejets systématiques… Mais cet article a aussi pour intérêt de montrer une chose qui, semble-t-il, n’apparaît pas forcément dans les Selected Letters (peut-être délibérément ?) : Lovecraft n’a pas soumis des textes qu’à Weird Tales… Quoi qu’il ait pu prétendre à ce sujet, il a régulièrement tenté de trouver d’autres débouchés, d’autant plus nécessaires que son capital était de plus en plus rongé, que ses révisions ne lui rapportaient quasiment rien, qu’il n’avait pas d’autre activité professionnelle, et que la revue qui lui est aujourd’hui associée, loin d’avoir à l’époque son aura quasi « mythique », payait mal, à publication et non à acceptation (avec de longs délais, pouvant dépasser un an), et était qui plus est dans une situation économique très précaire au cœur de la Grande Dépression… Mais Lovecraft subit refus après refus, auprès de revues il est vrai plus « commerciales » et « vulgaires » encore que Weird Tales (et ses lettres débordent de haine à leur égard) ; sans doute a-t-il à l’occasion tenté des choses, fait quelques « concessions » pour parvenir à être publié (suscitant de douloureuses séquences d’auto-flagellation dans sa correspondance), mais sans grand succès (et, bien contraint d’accepter le fait, il s’enferme alors d’autant plus dans sa pose d’artiste qui n’a que mépris pour cette « littérature prolétarienne ») ; un passage sur ces « concessions » m’a tout spécialement intéressé, portant sur l’action dans « The Shadow Over Innsmouth », texte que Lovecraft lui-même considérait « expérimental » (il expliquait par ailleurs que l'action dans cette nouvelle, fuite et poursuite, était la seule qu'il se sentait éventuellement de mettre en scène, précisant nommément qu'il se sentait incapable de faire du Robert E. Howard avec plein de combats)… Astounding, après sa reprise, aurait pu inaugurer une nouvelle ère d’écriture pour Lovecraft, au sortir d’une période difficile où il avait abandonné, plus amer que jamais, la production de fictions (mais il consacrait beaucoup de temps aux révisions, notamment celles pour Hazel Heald, qu’il essayait là encore de caser un peu partout), dans la mesure où plusieurs de ses textes, soumis à la revue sans lui demander son avis par des camarades, avaient été acceptés. L’accueil du public, cependant, était assez mitigé… Mais, de toute façon, Lovecraft meurt peu après, et, par une cruelle ironie, la revue « weird » plus prestigieuse, plus Dunsany-Machen-Blackwood, qu’il appelait de ses vœux, ne naîtra que peu après sa mort (Unknown), tandis que Campbell, dès qu’il parvient à la tête d’Astounding, émet des commentaires définitifs quant à ce qu’il compte publier dans la fameuse revue de science-fiction, citant nommément Lovecraft comme exemple de ce qu’il ne faut surtout pas faire, un très mauvais écrivain, et une relique du passé à oublier au plus tôt… L’article est passionnant à bien des niveaux, notamment dans l’étude du caractère complexe de Lovecraft, et son insertion dans une histoire éditoriale très riche, qu’on aurait bien tort de limiter au seul Weird Tales – en résulte peu ou prou un panorama des pulps de l’imaginaire. Vraiment chouette.

 

Suivent trois brefs textes de H.P. Lovecraft lui-même, tirés de sa correspondance. Le premier, « Story-Writing : a Letter from HPL », répondant à une question d’un lecteur, détaille la méthode d’écriture de l’auteur ; pour l’essentiel, on y trouve surtout des indications de « bon sens » (l’une d’entre elles et non la moindre étant de ne pas s’enfermer dans une méthode stricte…). C’est néanmoins une synthèse intéressante, d’autant que Lovecraft illustre son propos par certains de ses propres récits. Deux points sont plus particulièrement notables à mes yeux : le mépris pour la fiction « commerciale », qui renvoie à l’article précédent, et surtout cet aspect souvent cité, la rédaction au préalable de deux synopsis – le premier dans l’ordre où ont lieu les événements, le second dans l’ordre de leur présentation au lecteur.

 

Suivent deux extraits. Tout d’abord, « Some Self-Criticism », un passage d’une lettre où Lovecraft se livre à une autocritique, donc, revenant sévèrement sur quelques-uns de ses textes antérieurs (mais, de manière plus ou moins implicite, c’est bien l’ensemble de sa production qu’il dénigre ainsi), et considérant que ce n’est qu’à partir de « The Colour Out of Space » qu’il a pu livrer quelque chose de « décent »…

 

Le dernier de ces brefs textes, « Lovecraft as an Illustrator », témoigne de l’inaptitude au dessin de l’auteur – quoi qu’on ait pu lui suggérer, comme par exemple de faire lui-même un frontispice pour « The Colour Out of Space »… Suivent quelques pages tirées des manuscrits de Lovecraft où il griffonnait cependant tel ou tel monstre… Des documents plutôt intéressants, par ailleurs.

 

On retrouve Will Murray, avec « Lost Lovecraftian Pearls : The ʺTarbisʺ Collaboration », un article assez palpitant, prenant quelque peu la forme d’une enquête policière, ou d’archéologie littéraire… L’étude par l’auteur de la correspondance de E. Hoffmann Price (coauteur avec Lovecraft de « Through the Gates of the Silver Key », suite à la nouvelle de Lovecraft « The Silver Key », sur une base conçue par Price sous le titre « The Lord of Illusion », puis considérablement révisée par Lovecraft) l’a amené à repérer, à son grand étonnement et à celui de S.T. Joshi qui l’accompagnait dans ses recherches, des allusions concernant une autre « collaboration », antérieure – une nouvelle simplement appelée « Tarbis » dans les échanges épistolaires entre les deux écrivains, et identifiée ensuite comme étant « Tarbis of the Lake », nouvelle publiée sous le seul nom de Price dans Weird Tales en 1934, où elle avait semble-t-il rencontré un certain succès, à en croire les louanges de lecteurs dans le courrier de la revue, « The Eyrie », la qualifiant de « truly weird » à une époque où la revue s’essaye à des récits plus conventionnels (policiers, notamment) pour assurer ses ventes, ce qui ne plait pas à son lectorat traditionnel réclamant du « weird » avant toute chose ; la nouvelle a plus tard été reprise dans un recueil de Price. Déterminer la part de Lovecraft dans tout cela n’est sans doute pas chose aisée, mais une étude approfondie de la correspondance de Price laisse supposer que les choses se sont probablement passées comme cela : à l’origine, « Tarbis of the Lake » était un des premiers, voire le premier, textes professionnels de Price ; il avait été rejeté, et avait dormi dans des cartons ; mais Price, qui y tenait, l’a ressorti bien des années plus tard, et, lors d’une épique session de travail de 25 heures (mention qui revient tout le temps dans ses lettres) à l’occasion d’une visite de Lovecraft à Price à la Nouvelle-Orléans, les deux hommes l’ont semble-t-il entièrement révisée ; la nouvelle, sous cette forme, a été rejetée par plusieurs pulps ; Farnsworth Wright de Weird Tales, à son habitude, l’a rejetée lui aussi, mais en suggérant des révisions (voir plus haut) ; Price en était furieux – et Lovecraft semble-t-il plus encore –, mais le premier s’est attelé à la tâche, sans l’assistance du gentleman de Providence, et a considérablement réécrit et « clarifié » une fois encore le texte, lui ajoutant 1500 mots (il en faisait 4000 suite à la collaboration Price-Lovecraft) ; il a alors été accepté par Wright, qui a mis beaucoup de temps à le publier (à tel point que Price envisageait de le soumettre à une autre revue, même s’il s’en est abstenu en définitive), ce qui arrivera enfin en 1934 – soit plus de dix ans après la première soumission du texte par Price entamant sa carrière d’auteur professionnel. Pour l’anecdote, Price le cannibalisera encore plus tard, pour en tirer un récit « spicy » destiné à un tout autre marché ; il avait suggéré à Lovecraft de s’impliquer dans l’affaire, mais ce dernier a bien évidemment refusé… Will Murray décortique ensuite la nouvelle telle qu’elle a été publiée, la citant abondamment… et, dois-je dire, ça m’a l’air assez calamiteux ! La nouvelle se passe en France (cocorico ?) – elle commence à Lourdes, et implique une aristocrate du nom de Tarbis Dulac, en laquelle le héros, très enquêteur de l’étrange (son nom, Rankin, est par ailleurs un renvoi évident à l’illustrateur de Weird Tales Hugh Rankin, qui est justement amené à livrer un dessin pour cette histoire, reproduit ici…), devine la vieille reine éthiopienne Tarbis, rejetée par Moïse, et qui aurait ensuite gagné ce qui serait un jour la France, où son nom serait resté, notamment dans la désignation d’une ville (Tarbes, je suppose…) ; la tournure « weird » s’exprime surtout dans l’emploi d’une momie et de longues considérations sur la magie égyptienne… En l’état, Will Murray cite plusieurs passages, trahissant selon lui clairement la patte de Lovecraft par endroits, là où le style plus conventionnel de Price ne fait aucun doute en d’autres occasions – notamment dans des dialogues semble-t-il assez laborieux, et absolument pas lovecraftiens pour un sou… Le texte tel qu’il a été publié est sans doute davantage de Price que de Lovecraft – mais demeure le vague espoir de dénicher un jour la version « intermédiaire » du texte, résultant de la collaboration des deux auteurs, qui pourrait permettre de déterminer avec plus d’assurance qui a fait quoi… Beaucoup aimé cet article – même s’il peut paraître ultra-pointu présenté comme ça, il est finalement très ludique… Un point tout personnel, par contre : les nombreuses citations de lettres de E. Hoffmann Price me laissent, à l’instar de ses deux textes dans The Last Celt compilés par Glenn Lord, l’image d’un type plutôt désagréable, notamment en ce qu’il ne se prenait vraiment pas pour de la merde… Il a beau user d’un ton humoristique, qui pourrait en théorie amoindrir cette image, j’ai vraiment l’impression d’un pénible et d’un arrogant…

 

Robert Weinberg, dans « H.P. Lovecraft in Astounding », livre un article assez déconcertant quant à la place de deux récits de Lovecraft dans les pages d’Astounding Stories, célèbre pulp consacré à la science-fiction ; c’est en effet dans cette revue qu’ont été publiées deux œuvres essentielles de Lovecraft, et effectivement plus tournées vers la SF, même si Lovecraft ne semble pas les avoir conçues à cet effet (ce n’est même pas lui qui les a soumises à la revue…), à savoir At the Mountains of Madness et « The Shadow Out of Time ». Le problème de cet article est qu’il pèche un peu dans l’analyse, insistant sur la dimension « rendez-vous manqué » entre Lovecraft et le lectorat de SF, quand la suite de l’article, autant que la biographie de l’auteur, laissent supposer que les choses étaient plus compliquées que ça. Et l’assertion voulant que le rédacteur en chef de la revue n’ait même pas lu ces deux textes avant de les accepter et publier (!) mériterait pour le moins d’être plus étayée… On peut en retenir, effectivement, que les conditions de publication étaient déplorables, les textes étant affligés de coupes et de coquilles qui avaient rendu Lovecraft furieux. Mais le vrai intérêt est ailleurs, dans la simple citation d’extraits du courrier des lecteurs de la revue : quelques-uns y voyaient déjà des textes brillants et destinés à perdurer, et se félicitaient de ce que Lovecraft ait rejoint les pages de la revue… mais bien plus nombreux étaient ceux qui avaient détesté et ne se privaient pas de le dire – avec un reproche permanent : trop de descriptions, il ne se passe rien… Et, bien sûr, ce n’était pas pour eux de la science-fiction. Rien de bien surprenant sans doute.

 

L’article de Donald R. Burleson intitulé « Humour Beneath Horror : Some Sources for ʺThe Dunwich Horrorʺ and ʺThe Whisperer in Darknessʺ » était censé figurer dans le n° 12 de Lovecraft Studies, à en croire les références, mais mon compte rendu n’en fait pas état ; j’ai l’impression qu’il se trouvait en fait dans le n° 2, que je n’ai pas lu… Peu importe. Quoi qu’il en soit, parler d’ « humour », ici, est sans doute un peu fort – et même le terme « in-jokes » n’est pas forcément pertinent. Si Lovecraft disait que l’humour et l’horreur ne pouvaient pas ou ne devaient pas être mêlés, on trouve pourtant des traits parodiques çà et là dans son œuvre, aucun doute à cet égard (et gommons l’image du sinistre « reclus », tous les témoignages comme sa correspondance font état d’un personnage volontiers blagueur) ; et l’on y trouve encore plus d’allusions cryptiques à ses amis (Clark Ashton Smith, Robert E. Howard, Robert Bloch bien sûr pour l’exemple le plus éloquent…) ou ennemis (l’article évoque notamment une allusion transparente à Farnsworth Wright, encore lui). C’est sur cette base que Burleson entame son enquête, portant pour l’essentiel sur les noms de famille figurant dans deux nouvelles, « The Dunwich Horror » (où certains n’ont justement pas manqué de voir une dimension parodique – Burleson lui-même, en fait, à en croire S.T. Joshi dans The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos…) et « The Whisperer in Darkness ». On sait que ces deux nouvelles ont été inspirées par les voyages de Lovecraft, respectivement dans le nord du Massachusetts et dans le Vermont – il ne s’en est jamais caché. Il n’a par contre rien dit des noms y figurant… Burleson s’est donc lancé dans une enquête de terrain (passant aussi par des entretiens ou une correspondance avec des personnes qui avaient vu Lovecraft en ces occasions, toujours vivantes à la fin des années 1970), et a pu déterminer avec certitude que tous les noms de famille figurant dans « The Dunwich Horror » apparaissent dans l’histoire locale d’Athol, la bourgade du nord du Massachusetts où il s’était rendu (les paysans d’un côté, de l’autre les professeurs toujours associés Rice et Morgan – dont les deux noms sont justement associés dans l’histoire d’Athol) ; il n’y a en fait que deux exceptions – les personnages centraux que sont Wilbur Whateley et Henry Armitage (Burleson avance que Lovecraft aurait pu emprunter ces noms à deux évêques bien réels, mais on manque ici d’éléments pour affirmer quoi que ce soit, et je ne suis pas vraiment convaincu… On suppose par contre qu’il a probablement emprunté le nom de Dunwich au poète Swinburne, lequel faisait référence dans une de ses œuvres à un village anglais bien réel, depuis longtemps submergé ; mais le nom apparaît aussi dans le récit d’Arthur Machen « The Terror »). Même chose ou presque pour « The Whisperer in Darkness », notamment en ce qui concerne Akeley, avec ses variantes (là encore, pour ce qui est de Wilmarth, la source, s’il y en a une, est plus douteuse). Reste enfin des extrapolations, voulant voir dans le personnage d’Henry Akeley son ami Vrest Orton qui l’avait accueilli dans le Vermont, et avait à cette occasion livré un des premiers articles critiques sur Lovecraft – ce qui en ferait un prédécesseur de Robert (Bloch) Blake dans « The Haunter of the Dark »… mais à mes yeux c’est là une supposition bien hardie. Mais que faire de tout ça ? L’enquête de Burleson révèle sans doute quelque chose, mais j’ai du mal à voir ce qu’il serait possible d’en tirer… D’autant que je ne trouve pas que cet emploi de noms piochés dans les histoires locales ait vraiment un caractère d’ « in-jokes » : qui aurait bien pu en rire ? Même les gens qui avaient accueilli Lovecraft dans ses pérégrinations dans le nord du Massachusetts et dans le Vermont sont probablement passés à côté… Alors parler d’ « humour » et de « blagues »… On est vraiment là dans l’exégèse la plus pointilleuse, en tout cas.

 

Retour à Will Murray pour le très étrange article qu’est « Lovecraft, Blackwood and Chambers : a Colloquium of Ghosts ». Un article si étrange, en fait, que je me suis demandé s’il n’y avait pas là-dedans une part de canular… Mais il semblerait que nom : en tout cas, le livre que cite l’auteur, Fiction Writers on Fiction Writing, existe bel et bien ; il s’agit d’une réflexion sur l’écriture, aux allures de méthode, où l’éditeur, Arthur Sullivant Hoffman (notamment en charge de la revue Adventure), pose des questions sur leur art à divers écrivains, parmi lesquels deux nous intéressent tout particulièrement (ou devraient nous intéresser…), à savoir Algernon Blackwood et Robert W. Chambers. Lovecraft n’a probablement jamais lu ce livre (paru en 1923, l’année du lancement de Weird Tales), mais peu importe : l’objectif de Will Murray est de rassembler plusieurs textes sur l’écriture de fictions dus à Lovecraft, généralement issus de ses lettres, et d’en faire un montage de « réponses » aux questions de Hoffman, en les comparant aux véritables réponses (autrement courtes…) des deux autres auteurs – il pense pouvoir ainsi afficher une parenté supplémentaire entre Lovecraft et Blackwood (et Lovecraft mentionne d’ailleurs régulièrement Blackwood dans ses « réponses »), là où Chambers, bien loin du Roi en jaune, répond en quelques mots à peine, et son laconisme a quelque chose de passablement méprisant (autant dire que ses « réponses » sont inutiles). Le montage est plutôt bien fait… Mais s’il est une chose qui en ressort, à mon sens, et bien avant la parenté avec Blackwood, c’est à quel point les conceptions esthétiques de Lovecraft pouvaient être aux antipodes de sa pratique réelle, en bien des occasions : on retrouve la pose de l’aristocrate des lettres, écrivant pour son seul plaisir et n’ayant que mépris pour la canaille des pulps et l’écriture « professionnelle », l’auteur aussi qui prône un style « simple », ce genre de choses… Un bien curieux objet que ce « colloque de fantômes », mais cette synthèse des idées de Lovecraft concernant l’art de l’écriture est sans doute bien vue.

 

Suit un bref article de Stanley C. Sargent, « Howard Phillips Whateley ? ». Lovecraft a somme toute peu écrit sur lui (même si l’on dispose de brefs textes autobiographiques, bien connus par ailleurs), mais on a pu interpréter certaines de ses nouvelles comme comportant une part d’auto-analyse. L’auteur cite « The Outsider », forcément, mais d’autres textes pourraient aussi être mentionnés (comme « The Silver Key » et The Dream-Quest of Unknown Kadath, sinon l’ensemble du « cycle de Randolph Carter »). Et pourquoi pas « The Dunwich Horror » ? Quand l’auteur résume la biographie de Wilbur Whateley en deux paragraphes, on peut difficilement s’empêcher de penser qu’il a touché quelque chose… Il y a bien du Lovecraft dans le monstrueux personnage (consciemment ou non) ; mais je suis moins convaincu par la suite, et, s’il y a sans doute du vrai dans les implications du personnage de Henry Armitage, les développements concernant le jumeau invisible de Wilbur me paraissent un peu trop tordus… C’est néanmoins une grille de lecture assez intéressante – montrant que ce texte presque unanimement décrié par la critique joshiesque n’est pas aussi unilatéralement creux qu’elle le prétend ?

 

Dans « H.P. Lovecraft : Problems in Critical Recognition » (article publié originellement en 1990), Peter Cannon constate que Lovecraft, quand on veut bien parler de lui (il est selon l'auteur peu ou prou inconnu des milieux universitaires), suscite des réactions on ne peut plus contrastées, d’aucuns y voyant un génie, d’autres (plus nombreux sans doute…) un tâcheron à oublier au plus tôt… Il dresse alors un parallèle entre Lovecraft et « son dieu » Poe, dont l’acceptation au fil du temps varie elle aussi, mais les différences sont en fin de compte peut-être plus frappantes que les ressemblances… Il ne me semble pas possible de tirer grand-chose de plus de cet article, conçu à un instant précis pour constater une situation précise. Il y a sans doute bien du chemin à accomplir, mais, un quart de siècle plus tard, j’ai l’impression qu’il y a eu certains changements à cet égard – aux États-Unis comme en France, d’ailleurs. Du moins ai-je l’impression que l’auteur n’est plus autant « ignoré » dans les milieux académiques…

 

Dans « Weird Tales in Retrospect », article publié initialement en 1956, August Derleth revient sur les trente ans de parution de « The Unique Magazine ». Il a comme de juste tendance à le juger plus que positivement, le plaçant clairement au-dessus du lot (tout en louant quelques concurrents tardifs, et notamment The Magazine of Fantasy and Science-Fiction) et louant la revue pour ses auteurs les plus brillants, qu’elle a révélés et soutenus (au premier rang desquels Lovecraft, bien sûr, mais aussi Clark Ashton Smith, et ultérieurement Ray Bradbury ; notons l’absence de Robert E. Howard, loué à demi-mots pour « The Black Stone », mais sévèrement jugé par ailleurs, et notamment pour ses populaires récits consacrés à Conan, que Derleth juge très pauvres sur le plan littéraire…), mais il se montre finalement suffisamment pondéré à l’occasion – ainsi quand il critique, sans doute à bon droit, les ronchons qui regrettent les « good old days » : des trois éditeurs de la revue, tous ont publié des drouilles au milieu des réussites, et les deux derniers n’ont pas manqué d’être critiqués comme étant infiniment moins bons que leur(s) prédécesseur(s)… sans véritable raison. Derleth s’arrête notamment sur le cas de Farnsworth Wright, et, s’il ne se montre pas aussi haineux à son encontre que Lovecraft lui-même, il lui reproche néanmoins d’avoir publié quantité de textes médiocres tout en refusant des chefs-d’œuvre, sans doute parce qu’il avait bien trop en tête les attentes supposées des lecteurs (son attitude à l’égard des textes refusés de Lovecraft, surtout après la mort du gentleman de Providence, est par ailleurs implicitement critiquée). D’autres sujets « polémiques » sont abordés – comme la place de la science-fiction dans la revue, celle qu’elle accordait à des récits « trop horribles » (citant notamment « The Loved Dead » de C.M. Eddy, Jr., nouvelle révisée par Lovecraft), ou encore l’effet des couvertures sexy de Margaret Brundage. Mais, finalement, ce qui m’a le plus marqué ici, c’est l’oubli absolu dans lequel sont tombées toutes les stars de la revue, notamment dans ses premières années… Sans doute à bon droit, en même temps. Lovecraft, Howard et Bradbury (sans doute plus que Clark Ashton Smith) sont ici vraiment des exceptions.

 

Après quoi James Van Hise, qui édite donc cette anthologie critique, livre un « H.P.L. Visits New York – And Runs Screaming ! ʺThe Horror at Red Hookʺ and ʺHeʺ » guère satisfaisant… Le titre a peut-être quelque chose d’amusant, mais, gros problème, il ne correspond absolument pas au contenu : si l’auteur résume hâtivement « The Horror at Red Hook » et « He » (certainement pas les meilleurs textes de Lovecraft – même si je veux bien concéder que, dans mon souvenir, il y a un certain travail sur l’atmosphère dans la seconde de ces nouvelles…), il n’en fait absolument rien – il n’y a pas le moindre aspect critique de quelque sorte que ce soit, et même le rapport à New York, qu’on pourrait supposer central à en juger par le titre de l’article, le thème des nouvelles, et ce que l’on sait de la biographie de Lovecraft, n’est absolument pas envisagé ! En fait, le propos essentiel de James Van Hise dans cet article bancal est tout autre : il entend surtout singulariser l’originalité de Lovecraft par rapport aux pastiches fainéants qui l’ont suivi, et qui se contentent bien trop souvent de procéder mécaniquement en « cochant des cases » de ce qui est censé être « du Lovecraft », sans surtout chercher à y glisser le moindre semblant de voix personnelle. Oui, sans doute – ou du moins ça a été très vrai, peut-être un tout petit peu moins maintenant… Mais, là encore, on ne va guère plus loin. Et si l’article insiste sur l’originalité de Lovecraft, paradoxalement, en l’inscrivant (à raison) dans l’histoire de la littérature « weird », et en ajoutant (bien sûr) qu’on aurait tort d’analyser son œuvre au seul crible de son prétendu « Mythe de Cthulhu » quand d’autres textes mériteraient bien qu’on s’y attarde (c’est vrai – mais probablement pas « The Horror at Red Hook » et « He », pour autant…), là encore, il se contente de la déclaration, ne cherchant en rien à l’étayer. Enfin, vers la conclusion, l’article aborde encore une autre dimension absolument sans rapport avec le titre : il dit que Lovecraft ne se contente pas de faire des allusions à l’horreur, mais qu’il la montre dans toute sa matérialité ; James Van Hise précise que Robert Weinberg, à ce sujet, lui avait dit qu’il se trompait du tout au tout – mais je ne lui donne pas tout à fait tort pour ma part : si je ne ferais pas de cette « monstration » l’élément essentiel de la singularité de Lovecraft – James Van Hise le prétend quant à lui –, je le rejoins volontiers au moins pour dire qu’on a bien trop souvent mal interprété le rôle de « l’indicible » dans les œuvres du gentleman de Providence ; car, oui, bien souvent, Lovecraft montre… N’empêche : cet article de bric et de broc manque de structure comme de propos – c’est peu dire ; c’est incomparablement moins brillant ou même utile qu’à peu près tout le reste dans ce volume…

 

On retrouve ensuite Will Murray pour « Roots of the Miskatonic », un article de géographie et toponymie lovecraftienne – à peu près contemporain de l’article qui suit immédiatement, et qui adopte une approche plus globale sur ce thème. L’auteur cherche donc à établir le cours du fleuve Miskatonic d’après les nombreuses nouvelles où Lovecraft le mentionne, cours qui évoque à bien des égards celui du Connecticut, mais pas seulement, et qui, outre quelques bizarreries qui affectent toujours son parcours, a sans doute été « déplacé » au fil des textes (on y revient dans l’article suivant). Après quoi, se basant sur une vague déclaration de Lovecraft disant que le nom de Miskatonic était « un méli-mélo de racines algonquines », Will Murray étudie les toponymes issus de cette langue (et des dialectes qui en dérivent), dans l’espoir d’obtenir une traduction… Je suis plutôt sceptique pour ma part – j’aurais tendance à croire que Lovecraft a emprunté une racine ici et un suffixe là, sans avoir de vraie signification en tête ; mais Will Murray avance, dans une étude assez complexe quand bien même l’article est assez bref, qu’il était peut-être parfaitement conscient de ce que son lieu mythique désignait… Ce genre d’articles est amusant, quand bien même « extrême » à sa manière : ça oscille entre l’exégèse de pointe dans la quête des sources, d’une part, et d’autre part plus ou moins de délire spéculatif louchant sur l’absurde ; mais c’est amusant…

 

J’avais déjà lu la première version de l’article suivant, toujours de Will Murray, « In Search of Arkham Country I » (dans Lovecraft Studies, no. 13), et mon appréciation à l’époque ressemblait pas mal à celle que je viens d’exprimer pour « Roots of the Miskatonic », et pour les mêmes raisons : cette enquête de terrain ultra-pointue me paraît quelque peu absurde dès sa raison d’être. Pourtant, je ne peux nier que Will Murray marque bien des points, en démontrant – car pour le coup cela tient bien de la démonstration – que les explications données par Lovecraft lui-même à ce sujet (identification de Arkham à Salem, de Kingsport à Marblehead, etc.) ne sauraient s’avérer toujours pertinentes – ne serait-ce que parce que, dans le cas d’Arkham, la plus importante de ces villes de fiction, on trouve très souvent la mention conjointe des deux villes, en évoquant des migrations de Salem à Arkham, etc. L’identification est donc impossible, puisque les deux villes, apparaissant en même temps, sont nécessairement distinctes – mais l’inspiration pas forcément invalidée pour autant, ce me semble… En fait, ce que je retiens surtout de cet article, ce qui me paraît en constituer l’apport le plus intéressant, c’est que la « géographie mythique » de Lovecraft est fluctuante : si, comme dans l’article qui précède immédiatement, le Miskatonic a sans doute vu son cours changer au fil des années et des récits, il ne fait absolument aucun doute qu’il en va de même pour Arkham, d’abord clairement présentée comme se trouvant à l’intérieur des terres, et plus tard seulement comme une ville portuaire – et c’est alors seulement que Lovecraft, dans sa correspondance, mettra en avant l’assimilation à Salem. Cet aspect me paraît effectivement intéressant, et sa mise au jour justifier à elle seule l’article, en ce qu’elle participe d’un constat plus global : quoi que l’on ait longtemps pu en dire, en tirant des conséquences un peu forcées des allégations de Lovecraft lui-même dans sa correspondance, puis en subissant une lecture derlethienne de son œuvre, tendant à la systématisation à tous les niveaux, la géographie mythique de Lovecraft, à l’instar de sa pseudo-mythologie, n’est en fait pas un système parfaitement cohérent – ses frontières, au sens littéral comme au sens figuré, ont évolué au gré des récits de Lovecraft et de ce qui lui paraissait le plus pertinent, de manière spécifique, pour chaque texte. Jusqu’ici, l’article de Will Murray est donc très convaincant, et son travail (de titan) tout à fait admirable. Mais l’article ne manque pas, ultérieurement, de pousser le bouchon un peu loin à mon goût – et d’une manière finalement paradoxale puisque, une fois le caractère « non systémique » de la géographie lovecraftienne démontré, l’auteur réintroduit pourtant ce « système », d’une certaine manière, en cherchant à déterminer précisément quelle ville réelle correspond à quelle ville imaginaire. Or, pour une recherche de ce genre, immanquablement, il a recours à des spéculations bien hardies, avec leur lot de coïncidences forcément significatives, et de toponymes « ressemblants » de manière « déterminante » ; du coup, un certain nombre de ses suppositions dans les pages les plus hypothétiques de cet article me paraissent guère étayées, au mieux – outre qu’elles ne sont sans doute guère significatives (ainsi, par exemple, la volonté de voir dans le patelin d’Oakham, non seulement la source du nom Arkham, mais encore la situation originaire la ville hantée…). Reste une chose, pourtant, qui me paraît plus intéressante, quand bien même hautement spéculative là encore : pourquoi Lovecraft a-t-il ainsi « déplacé » sa région d’Arkham et le cours du Miskatonic ? Will Murray avance que cela pourrait être une conséquence de l’aménagement du « Quabbin Reservoir », amené (après la mort de Lovecraft, mais les travaux avaient bien commencé un peu avant l’époque où il a procédé au « déplacement » d’Arkham et du Miskatonic, vers 1929) à submerger toute la région initialement envisagée – et notamment ce Massachusetts bosselé et sauvage où réside bel et bien l’inspiration (englobante de plusieurs endroits réels) du village maudit de Dunwich (qui, lui, ne réapparaît pas ultérieurement). On évoque d’ailleurs, dans « The Colour Out of Space », un projet similaire… Que cet aménagement du territoire ait influé sur la géographie lovecraftienne est donc assez crédible – mais l’article s’égare peut-être en ce qui concerne d’autres « assimilations », qui me paraissent plus hasardeuses…

 

« In Search of Arkham Country II » n’est pas la deuxième partie de l’article qui précède, mais un retour sur la question, trois ans plus tard ; Will Murray fait état des suppositions faites en la matière par des individus externes aux cercles critiques lovecraftiens, mais revenant sur la question de ce Massachusetts imaginaire. Un premier article, jugé assez sévèrement dans l’ensemble (car reprenant largement les propos de Lovecraft sur Arkham qui serait Salem, etc.), l’amène à revoir quelque peu sa thèse sur l’Arkham située à l’intérieur des terres – et qu’il cherchait donc à Oakham : la journaliste mentionne en effet une bourgade du nom de New Salem, qui aurait été fondée – comme il est souvent dit dans les récits lovecraftiens portant sur Arkham (mais on retrouve aussi cette idée dans « The Dunwich Horror ») – par des colons exilés de Salem suite aux procès de sorcellerie… Will Murray en vient donc à dire que cette Arkham originelle, si elle a emprunté son nom à Oakham, a peut-être bien emprunté sa genèse voire sa situation géographique à New Salem (par ailleurs, il revient sur une relation pas si évidente que cela, mais qui peut faire sens : si l’on retient aujourd’hui le nom de Salem pour les procès de sorcellerie, à bon droit, c’est en oubliant toutefois que les faits incriminés avaient en fait eu lieu dans le patelin de Danvers…). Après quoi Will Murray évoque la lettre, publiée dans un journal local, d’un vieux bonhomme disant avoir croisé Lovecraft à l’époque de « The Dunwich Horror », et, en tout cas, avoir exercé en tant qu’instituteur dans la région que l’écrivain avait décrite sous le nom de Dunwich, avec ses alentours ; il confirmerait ainsi que la région en cause reposerait bien désormais sous les eaux du « Quabbin Reservoir » ; lui aussi, à son tour, se livre cependant à quelques spéculations hardies (par exemple en envisageant que Lovecraft aurait pu dissimuler des noms et envisager à terme que sa Dunwich soit submergée… de crainte de poursuites légales, ce qui me paraît pour le moins improbable !). Mais Will Murray voit dans tout cela l’occasion d’affiner son analyse dans « In Search of Arkham Country I », de la confirmer globalement, et de la préciser à travers la prise en compte de New Salem. Bon…

 

S.T. Joshi livre ensuite « R.H. Barlow and the Recognition of Lovecraft », qui revient sur le cas – pas forcément très connu – du (très) jeune Robert H. Barlow, que Lovecraft avait désigné comme son exécuteur littéraire, à la surprise de tous, et au grand dépit d’August Derleth, tout particulièrement excédé par ce choix qui lui semblait incompréhensible (même s’il n’était lui-même guère âgé non plus)… L’article est donc l’occasion de revenir sur ce que Barlow a pu faire pour préserver les œuvres de Lovecraft et leur assurer une reconnaissance posthume, et c’est tout sauf négligeable. Le personnage est tout de même assez fascinant ; et si Lovecraft avait nombre de jeunes correspondants, celui-ci se distingue pourtant : quand il entame une correspondance suivie avec Lovecraft, en 1931, il n’est âgé que de 13 ans ! Et il n’en a que 19 quand le gentleman de Providence décède, et qu’il lui faut donc entreprendre sa difficile tâche d’exécuteur littéraire… La jeunesse de Barlow, à bien des égards, est certes un trait caractéristique de son mode de de fonctionnement : dans les années 1930, il multiplie les projets d’édition, avec un enthousiasme flagrant… mais a tendance à papillonner un peu trop : sitôt un projet entamé, il passe à un autre sans mener le premier à terme, aussi n’en sort-il rien en définitive… Pourtant, son activité aura des conséquences cruciales pour ce qui est de la reconnaissance posthume de Lovecraft : du vivant de l’auteur, il collecte inlassablement ses manuscrits (toutes époques et tous genres : sans doute a-t-il été un des premiers à voir l’intérêt des essais ou de la poésie de Lovecraft, et, très vite après le décès de son maître, il entreprend de rassembler également ses lettres auprès de nombre de ses correspondants, autant de documents précieux qu’il confie à la garde de la Bibliothèque John Hay de l’Université Brown à Providence – pourtant plus que sceptique à l’époque, mais qui n’a sans doute pas regretté ces acquisitions précoces…) ; auparavant, il offre parfois de taper ces textes à la machine en lieu et place de Lovecraft lui-même (qui détestait cela) ; il lance quelques projets d’édition de ses œuvres (notamment The Shunned House et Fungi from Yuggoth), mais qui n’aboutissent pas ; on lui devra cependant plus tard une édition du Commonplace Book, témoignant de sa lucidité, et qui, pour être semble-t-il criblée d’erreurs, l’est cependant bien moins que celle publiée par Derleth et Wandrei via Arkham House – et, si ses relations avec ces derniers n’étaient semble-t-il guère amicales, il a joué un rôle dans les premières publications de la maison, et notamment dans l’édition des romans de Lovecraft The Case of Charles Dexter Ward et The Dream-Quest of Unknown Kadath (il avait travaillé dessus du vivant de Lovecraft), et plus tard de At the Mountains of Madness. Mais voilà : Derleth et Wandrei l’ont plus ou moins mis de côté, sans plus d’égards, au point de récupérer finalement son statut d’exécuteur littéraire (je ne me souviens plus des circonstances exactes, par contre ?) ; et, de toute façon, le jeune Barlow, qui avait la bougeotte, a eu tendance à s’éloigner du fandom d’alors, gagnant ultérieurement un certain renom en tant qu’anthropologue et archéologue, tout particulièrement au Mexique ; ses fictions « weird » ont pour la plupart été oubliées (y compris ses « collaborations » avec Lovecraft, même s’il faut peut-être accorder une place particulière à « The Night Ocean », où le rôle de chacun a longtemps fait débat, et à la révision « ʺ’Till All the Seasʺ », figurant dans The Horror in the Museum and other revisions ; mentionnons enfin la sympathique petite blague que les deux ont concoctée ensemble, « The Battle That Ended the Century »), et on l’a davantage apprécié en tant qu’anthropologue, donc, mais aussi poète. La carrière de Robert H. Barlow, dans quelque domaine que ce soit, a hélas connu une fin prématurée : il s’est suicidé en 1951, à l’âge de 33 ans seulement… Un article tout à fait bienvenu, portant sur un personnage des plus intéressants, et dont le rôle dans la perpétuation de l’œuvre lovecraftienne doit sans doute être réévalué.

 

L’article suivant, dès le titre, a quelque chose de passablement déroutant : August Derleth y dénonce les « Myths About Lovecraft », alors qu’il ne s’est certes pas privé d’en propager lui-même, et un bon paquet (la « black magic quote », les « collaborations posthumes » sur lesquelles je vais d’ailleurs revenir, etc. Voir The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos)… Mais cet article, originellement publié en 1949, dénonce effectivement certains fantasmes d’antan – ainsi que d’autres allégations qui n’étaient pas forcément si « mythiques » que cela… Non, Lovecraft n’est pas mort de faim ; non, il ne s’est pas davantage suicidé – sur ces deux points, on ne saurait contester Derleth, et il est assez navrant de constater combien la mort d’un auteur (ou de quiconque a atteint un certain statut dans quelque domaine que ce soit, sans doute) est à même de susciter les pires fantasmes… Le troisième point, cependant, est autrement problématique : Derleth y nie que Lovecraft ait été « violemment antisémite » (le contexte de l’article, un peu après la Deuxième Guerre mondiale, avait sans doute considérablement changé la donne en la matière…), défense qui ne tient toutefois guère – il n’a pas tort sur tous les points, cependant, ainsi quand il explique que Lovecraft, au départ du moins, était violemment hostile à quiconque ne s’inscrivait pas dans sa propre culture, sans faire vraiment de détail (pas dit que ça en constitue une image plus sympathique à cet égard...), et en avançant qu’il s’agissait plus là d’un sentiment de peur pour l’inconnu et pour le changement, plutôt qu’un racisme « instinctif », Derleth avançant que ce comportement relève du seul complexe d’infériorité (ce qui est sans doute à débattre, au mieux… et oublie la part de théorisation et rationalisation du racisme chez Lovecraft, qui le distingue à mon sens clairement du racisme véritablement instinctif du quidam), que ne ressentait en rien Lovecraft (à voir ?) ; apparaît aussi l’idée que Lovecraft, sur le tard, aurait considérablement modéré ses opinions en l’espèce (son tournant politique ne fait aucun doute ; sur la question plus spécifique du racisme, je suis quand même plus réservé) ; quant à l’argument utile selon lequel Lovecraft ne pouvait être antisémite, puisqu’il avait épousé une Juive, bon… Les derniers « mythes » sont en rapport avec l’activité d’Arkham House, la maison d’édition que Derleth avait fondée avec Donald Wandrei pour publier les œuvres de Lovecraft. Là aussi, la vérité est parfois un brin différente que ce que Derleth en dit… Il commence par nier que sa maison gagne « une fortune » sur le dos de Lovecraft, et c’est sans doute indéniablement une calomnie (a fortiori en 1949…) ; après quoi il s’en prend violemment aux « fans » critiquant Arkham House pour sa mainmise et ses éditions « bâclées », et prétendant pouvoir faire mieux de leur côté – mais ici, Derleth se montre très agressif, et aussi très possessif : les textes de Lovecraft seront publiés par Arkham House, point – la maison a le droit pour elle, et ne laissera certainement pas quiconque s’approprier les œuvres de Lovecraft pour générer des revenus indus et « pirates » (avouons qu’après le « mythe » précédent, et l’article de S.T. Joshi sur Robert H. Barlow, cette revendication d'exclusivité a quelque chose d’un brin déstabilisant…). Le dernier « mythe » est très étonnant, Derleth reconnaissant volontiers que, non, Lovecraft n’a pas laissé derrière lui nombre de manuscrits inachevés – il parle de l’ébauche qu’il a utilisée pour écrire The Lurker at the Treshold, ce qui est déjà une déformation notable, pourtant, mais dit qu’il n’y a peu ou prou rien d’autre… ce qui ne l’empêchera cependant pas de poursuivre l’imposture de ses « collaborations posthumes ». Un autre aspect à retenir quant à ce qui concerne ce dernier « mythe » : Derleth y annonce déjà les « derniers » projets de publication concernant Lovecraft, à savoir Something About Cats and other pieces… et les Selected Letters, en envisageant semble-t-il une publication rapide et condensée en un unique volume, quand les cinq volumes finalement édités ne commenceront à paraître que quinze ans plus tard et demanderont des années de travail ! Un document intéressant, à ne pas prendre pour argent comptant, donc, mais très éclairant sur son contexte.

 

S.T. Joshi nous propose ensuite « A Look at Lovecraft’s Letters », utile synthèse sur le sujet. C’est notoire, Lovecraft, même s’il dit s’y être mis somme toute tardivement (et sans doute sa découverte du journalisme amateur a-t-elle joué un rôle ici), était un grand épistolier – sans pareil, à vrai dire. Les cinq volumes des Selected Letters, s’ils sont déjà assez touffus, n’en donnent en fait qu’un échantillon très limité (d’autant que des coupes sont effectuées dans ces lettres – S.T. Joshi évoque par exemple une lettre à Robert Bloch dont seuls trois paragraphes ont été publiés… alors qu’elle faisait 46 pages !) ; à se fonder sur l’estimation courante d’une correspondance complète tournant autour des 100 000 lettres, Joshi avance qu’un millier de volumes de taille similaire seraient nécessaires pour l’offrir au public (si seulement c’était possible, au sens où l’on disposerait de tout ce matériau – c’est bien sûr très loin d’être le cas) ; comparant aux trente années nécessaires à l’édition de la correspondance de Voltaire en (seulement…) 107 volumes, Joshi avance que, en s’y mettant maintenant, l’entreprise ne serait pas achevée avant le tournant du XXIVe siècle…Tout ceci est amusant (autant qu’absurde – ne serait-ce qu’en raison des lettres perdues voire détruites, majoritaires, et de leur intérêt intrinsèque, sans doute variable), mais, ce qu’il faut en retenir, c’est donc que, outre le volume écrasant de la correspondance si on la compare à la fiction ou à la poésie lovecraftiennes, même avec les Selected Letters, pourtant assez uniques en leur genre (quels auteurs d’imaginaire se sont venus accorder cet honneur ?), nous sommes très, très loin de disposer d’un matériau suffisant pour appréhender au mieux Lovecraft. Ceci étant, ne fantasmons pas trop : la plupart de ces lettres, sans doute, étaient brèves (une feuille recto-verso, disons) et probablement prosaïques, sans rien de commun avec les monstres épistolaires qu’il commettait souvent par ailleurs (il a parfois envoyé des lettres de plus de 100 pages, on n’ose imaginer la réaction de ses destinataires à la réception de pareils courriers…), même si ce sont bien sûr le plus souvent ces derniers qui nous intéressent – des lettres aux allures d’essais, cependant écrites au fil de la plume (même si sans doute moins que ce que Lovecraft prétendait – on a retrouvé à l’occasion des notes de rédaction, avec des esquisses de plans), et pouvant aborder une infinité de sujets, des plus sérieux aux plus triviaux, en employant par ailleurs une multitude de tons : dans le fond comme dans la forme, Lovecraft, en effet, s’adaptait à ses correspondants (mais il ne s’agit certainement pas d’hypocrisie pour autant ! Cela relève bien plus de l’attention et du jeu, dans une égale mesure) – aussi une lettre adressée à Elizabeth Toldridge n’a-t-elle sans doute pas grand-chose à voir avec une lettre à Frank Belknap Long, ou une lettre à August Derleth avec une lettre à Robert E. Howard… Par ailleurs, si l’abondante correspondance avec ce dernier a un statut particulier (qui fait l’objet de l’article suivant), et si Joshi considère que « le pinacle de l’art épistolaire » de Lovecraft réside dans ses échanges avec Frank Belknap Long et Clark Ashton Smith, il avance aussi que les noms moins connus ayant fait l’objet d’une correspondance suivie (notamment des personnalités du journalisme amateur, des correspondants réguliers éventuellement membres des cercles de correspondance tel que le Kalem Club) sont régulièrement ceux qui ont occasionné les échanges les plus enrichissants (pour ce qui est des auteurs « weird », par ailleurs, Howard et Smith sont sans doute des exceptions – les lettres de Lovecraft à des auteurs en place ne sont semble-t-il guère édifiantes). Quoi qu’il en soit, ces monstres aux allures d’essais (et dont, parfois, des essais ont bel et bien été tirés ultérieurement) sont aussi très instructifs quant à l’évolution du style de Lovecraft – bien plus que ses fictions ou poésies : Joshi s’étend ainsi sur le parasitage (ponctuel) du XVIIIe siècle, voyant Lovecraft vainement tenter de sonner comme ces auteurs qu’il appréciait tant, et qui, tels Walpole, Johnson, Dryden, etc., sont aujourd’hui connus, d'après Joshi… bien plus pour leur correspondance que pour leurs fictions ou leur poésie (certains, à l’évidence, rédigeant d’ailleurs leurs lettres en ayant à l’esprit qu’elles seraient un jour compilées et publiées…). Joshi, à vrai dire, semble exprimer que Lovecraft, à ses yeux, mériterait d’être bien davantage connu pour sa correspondance que pour ses fictions… Sans dénigrer ces dernières, bien sûr, mais c'est quand même une déclaration hardie. Il semble d'ailleurs croire que cela pourrait bien être le cas à terme (j’en doute, quand même…). Une certitude en tout cas : si nombre de critiques n’ont cessé de colporter l’idée que Lovecraft était beaucoup trop accaparé par ses lettres, qu’il perdait son temps à s’épancher ainsi dans une littérature « privée », qu’il aurait dû en écrire moins, et – le syllogisme est un peu bancal… – qu’ainsi il aurait écrit davantage de fictions (aucune certitude à ce sujet, vraiment aucune !), car ce sont elles qui comptent vraiment, Joshi n’est vraiment pas d’accord ; outre que personne sans doute n’a à dire à qui que ce soit ce qu’il doit écrire, cette vison bien courte néglige la richesse stylistique autant que philosophique des lettres, parfois d’ailleurs des ateliers pour ses fictions, qui, au-delà de leur poids minime comparé à celui de la correspondance, bénéficiaient ainsi considérablement des échanges de Lovecraft, lesquels, parfois, les suscitaient…

 

Suit un autre article consacré à la correspondance, mais à un de ses aspects plus précisément : « The Lovecraft/Howard Correspondence », dû à Rusty Burke. Ce dernier est sans doute plus un howardien qu’un lovecraftien et, à l’occasion, ça se sent… Ceci dit, bien qu’étant pour ma part de l’autre côté du détroit, je ne me sens finalement guère souvent de lui donner tort, jusque dans ses perfidies ! La correspondance entre Lovecraft et Howard, quoi qu’il en soit, bénéficie d’une certaine aura – rien d’étonnant à cela : nous y voyons après tout deux des plus importants auteurs d’imaginaire du XXe siècle converser et débattre au fil de très longs et très complexes échanges… Les débuts de cette correspondance sont bien sûr rappelés (un point de détail linguistique et anthropologique qui avait intrigué Howard lorsqu’il avait lu – et adoré – la réédition de « The Rats in the Walls » dans Weird Tales) ; se met alors en place une correspondance suivie (Farnsworth Wright ayant transmis à Lovecraft), qui se montre souvent, et dès le début, d’une extrême érudition – tout d’abord centrée sur des questions historiques, ethnologiques et linguistiques, mais dépassant somme toute assez vite ce seul cadre. La grande particularité de cette correspondance, au-delà, réside dans l’attitude de Howard, qui tranche sur celle de bon nombre des correspondants de Lovecraft – a fortiori parmi les plus jeunes : si, dans les premiers temps, il joue volontiers le rôle de l’admirateur, face à un Lovecraft qui, à son habitude sans doute, endosse quelque peu de lui-même un rôle de maître et de mentor (à plus ou moins bon droit…), cette première étape de la correspondance ne s’éternise pas ; car Howard n’a rien d’un fan transi, au fond – et, surtout, il ne se laisse pas faire… C’est ainsi qu’on en arrive progressivement à la longue et complexe controverse opposant barbarie et civilisation – y sont corrélés d’autres débats, portant sur l’importance respective du physique et du mental, ou encore sur le maintien de l’ordre et le rôle des autorités à cet égard. Lovecraft est ici égal à lui-même : l’admirateur de Rome est nécessairement porté sur la défense de l’ordre social, et, par ailleurs, l’aristocrate de l’intellect confère une bien plus grande importance aux facultés de l’esprit, recherche scientifique et art, qu’aux vulgaires « qualités » physiques, reliquats d’un âge antérieur où la brute avait son rôle – un passé à déplorer, ou plutôt y a-t-il tout lieu de se féliciter de ce que la civilisation ait permis de passer à autre chose… Ici, il y a peut-être un vague paradoxe : notre gentleman foncièrement conservateur, voire carrément réactionnaire, a beau vivre souvent dans le passé, il en vient malgré tout à priser un certain progrès ! Mais il est vrai que ses opinions politiques ont évolué durant toute la période de cette correspondance (1930-1936), et peut-être même Howard n’y est-il pas pour rien… Ce dernier, sans doute, est lui aussi égal à lui-même : le Texan loue la Frontière et son esprit, admire autant (si ce n’est plus, ce que semble croire Lovecraft, et peut-être Howard en rajoute-t-il) les performances physiques que les performances intellectuelles ou artistiques, et défend contre vents et marées la liberté individuelle – ce qui passe notamment par la dénonciation de la corruption des autorités en place et de leurs sbires policiers, mais tout autant par la vigoureuse critique des sympathies politiques de Lovecraft concernant ses « amis fascistes »… Mais ce qui explique cette farouche opposition – parfois aux extrêmes limites de la cordialité, d’ailleurs (mais les deux hommes s’estimaient et admiraient assurément : d’un paragraphe à l’autre, ils passent à tout autre chose, et le feu de la controverse laisse la place à une amitié sincère et enjouée – avec éventuellement des excuses concernant les assauts les plus virulents suscités par le débat, d’ailleurs…) –, du moins en partie, réside dans les manières d’êtres (plus ou moins inconscientes, sans doute) des deux correspondants : Lovecraft, assumant du moins au début son rôle de mentor, ne rechigne pas à l’étalage d’érudition, qui s’avère parfois teinté d’une vague condescendance ; or Howard n’étant ni idiot, ni inculte (ou en tout cas sans doute bien moins qu’il le disait), finit par réagir à ce travers avec fougue… Parallèlement, Lovecraft a sans doute quelque chose d’obtus, en bien des circonstances : il tend à tirer des généralités des propos de Howard quand cela n’avait pas lieu d’être, déforme plus ou moins consciemment ce que son « adversaire » dit (c’est tout particulièrement flagrant dans le débat annexe opposant le physique au mental), et tend par ailleurs – c’est ici qu’il est tout particulièrement borné – à enrober ses propres idées d’une aura de rationalité scientifique les rendant incontestables (autant pour l’épistémologie de la falsification, hein, même si ça doit venir plus tard), là où, avec un mépris sans doute guère conscient, il relègue les allégations de Howard, quelles qu’elles soient, au rang d’ « opinions », par essence moins solides… En face, Howard, donc, ne se laisse pas faire ; et, là encore, sa manière d’être l’amène à s’opposer vigoureusement à Lovecraft, probablement de deux manières : d’une part, il « romance » ses exemples, en rajoutant sans cesse, en narrateur passionné qu’il est… mais au point parfois de déformer radicalement la vérité (ainsi quand il traite de la violence inhérente à la Frontière, en mélangeant les époques sans vergogne – mais sans doute parce que la différence lui paraissait sincèrement nulle et non avenue –, et en dressant l’étrange tableau d’un Texas des booms pétroliers largement plus violent qu’il ne l’était en réalité ; d’où une opposition radicale avec la Nouvelle-Angleterre de Lovecraft, le gentleman de Providence étant par nature porté au régionalisme au point de faire de son petit coin de terre l’alpha et l’oméga en toutes matières, et le pinacle de la civilisation autant que le cadre privilégié de l’horreur…) ; d’autre part – c’est plus délicat sans doute, la question a fait débat chez les exégètes howardiens –, je ne me sens pas d’exclure une certaine tendance à la paranoïa de la part de Howard (ce qui renvoie donc à la question de ses « ennemis », voir le Blood & Thunder de Mark Finn pour une contestation de cet aspect – qui ne m’a pas totalement convaincu, mais je ne suis certes pas un expert en la matière) ; en tout cas, des fois, il sur-interprète clairement les propos de Lovecraft, ce qui étonne considérablement ce dernier, ne comprenant pas quelle mouche pique subitement son ami : il est vrai qu’il était porté sur le sarcasme fielleux, mais comme un comportement social n’empêchant certainement pas la cordialité globale, et ne prêtant guère à conséquence… Mais Howard, lui, en vient à déceler des attaques partout, et ses réponses s’en ressentent, souvent bien plus perfides que ce qu’il avait cru, à tort, lire dans les lettres de Lovecraft… Les malentendus, de part et d’autre, sont donc légion ; pourtant, globalement, le débat vole étonnamment haut et s’avère des plus intéressants. Sans doute, par ailleurs, a-t-il joué un rôle crucial dans l’évolution des récits de Robert E. Howard (probablement moins du côté de Lovecraft, même si ce n’est pas totalement exclu pour autant). Les dissertations, au début de la correspondance entre les deux hommes, portant sur le peuplement antique des îles britanniques et les légendes du « Petit Peuple », avaient sans doute déjà joué leur rôle (par exemple dans « Les Vers de la Terre », et d’autres récits figurant de même dans Bran Mak Morn), sans même parler des variations « cthuliennes » de Howard, ce qui va bien au-delà du seul pastiche « La Pierre Noire ». Le débat, toutefois, va tout changer en la matière – l’influence relevant alors plutôt des encouragements de Lovecraft et des frustrations de Howard, autorisant enfin le développement d’une voix toute personnelle. Ainsi, à en croire Rusty Burke, si Howard a écrit « Au-delà de la Rivière Noire » et « Les Clous rouges », probablement les deux meilleures histoires de Conan (et sauf erreur les dernières), c’est en bonne partie du fait de cette controverse – Howard cherchant à clarifier et à exprimer au mieux son ressenti sur la question, y trouvant l’occasion de récits d’une profondeur indéniable, tranchant tout particulièrement sur les nouvelles « à formule » qu’il avait été amené à vendre en profitant de l’engouement déjà sensible pour le plus célèbre de ses héros récurrents (ce qui a pu aussi jouer sur des textes plus mineurs, et notamment Almuric semble-t-il, pas évoqué ici toutefois) ; mais une autre raison d’aborder la fiction sous cet angle réside dans cette correspondance : les acclamations enjouées de Lovecraft concernant les récits « western » qui émaillent les lettres de Howard (et qui, effectivement, vont bien au-delà de la simple évocation historique, pour devenir recréations artistiques, donnant l’impression d’un « Two-Gun Bob » qui aurait assisté lui-même aux événements qu’il rapporte) ; assez tôt, en effet, Lovecraft incite son correspondant à écrire dans cette direction, et si Howard concède que c’est là une chose qu’il aimerait faire un jour, il semble tout d’abord douter de sa capacité à produire une histoire intéressante dans ce cadre, et en tout cas à la hauteur de sa fascination… Dès lors, outre les textes cités, l’orientation tardive des récits de Howard, portant de plus en plus sur le « sud-ouest » des États-Unis, a peut-être quelque chose à y voir – c’est même assez probable en ce qui concerne certains textes fantastiques figurant dans Les Ombres de Canaan (où, d’ailleurs, si le cadre ne correspond pas tout à fait, la nouvelle « Les Pigeons de l’enfer » relève bien elle aussi de la « réponse » à Lovecraft) ; cela vaut peut-être aussi pour les westerns « légers » à la Breckinridge Elkins qui l’occuperont les dernières années de sa vie ; quant à des récits « western » plus « graves »… peut-être Howard n’a-t-il pas eu le temps de s’y mettre (même s’il en existe bien quelques-uns, comme « The Vultures of Wahpeton », que je n’ai toutefois pas lu). Son suicide, à n’en pas douter, a beaucoup affecté Lovecraft – et peu importe que les deux écrivains ne se soient jamais rencontré : leurs échanges, uniques en leur genre, d’une ampleur et d’une profondeur rares, étaient assurément à même de créer un lien très fort, bien au-delà des rancœurs et des exaspérations qui en venaient à les émailler au fil de l’interminable et pourtant passionnante controverse. Le gentleman de Providence y reviendra, d’ailleurs, y compris dans sa nécrologie – et peut-être est-ce même là qu’il en viendra à avouer, à demi-mots, que Howard était, si ça se trouve, dans le vrai, et que lui-même se trompait peut-être…

 

Rien à dire ici sur l’article de John Haefele, « Chronogical Listing of H.P. Lovecraft Photographs : Where Reproductions Have Been Published » : tout est dans le titre, c’est un outil de recherche…

 

Après quoi Ben Indick livre « The EOD », pour « Esoteric Order of Dagon » ; mais rien à voir en fait avec la secte apparaissant dans « The Shadow over Innsmouth » : il s’agit là d’une variante tardive du mouvement du journalisme amateur (pas tout à fait un fanzine, donc, l’auteur parle d’ « APAzine » – « APA » pour « Amateur Press Association » ; l’idée étant que les numéros de la revue compilent les propres fanzines des participants pour en former un gros recueil, quatre fois par an – les contributeurs sont en principe tenus d’y participer à chaque fois, et le recueil circule entre les différents « acolytes » ; je ne sais pas s’il existe un terme français pour rendre cette notion ?). Il m’est difficile d’en retirer grand-chose, toutefois – non que le texte soit intrinsèquement mauvais, mais il témoigne d’une activité on ne peut plus fandomique, et qui ne fait sans doute guère sens pour qui n’en a pas été – d’autant plus après tout ce temps, et au-delà de l’Atlantique encore… Tout au plus puis-je relever quelques collaborateurs notoires – au milieu d’un grand nombre d’inconnus en ce qui me concerne. Le premier à me parler, dès le départ, est Dirk W. Mosig – un des principaux artisans du renouveau de la critique lovecraftienne dans les années 1970 (voyez Mosig at Last), mais qui, dans ce milieu qu’il ne comprenait guère, avait sans doute tout du chien dans un jeu de quilles… Plus tard, on relèvera l’apparition de la plupart des grands noms de l’exégèse lovecraftienne – comme S.T. Joshi, qui succèdera à Mollie Burleson à la tête de l’entreprise (celle-ci ne s’appelait pas Burleson au départ, mais Werba – c’est justement dans le cadre de cette activité qu’elle a rencontré Donald R. Burleson et l’a épousé), mais aussi David Schultz, Darrel Schweitzer, Robert M. Price, et bien d’autres encore. Une autre époque, tout de même – Ben Indick, qui a vécu tout cela de l’intérieur, en témoigne assez, même s’il tendait alors (l’article initial date de 1992, mais a été révisé pour cette publication de 1999) à croire, ou vouloir croire, que l’entreprise se poursuivrait encore longtemps (je ne sais pas ce qu’il en est, mais ai tendance à croire que l’informatique et Internet lui ont été fatales…?).

 

On passe à tout autre chose avec « A Pre-Lovecraft Cthulhu Dreamer », de Leon L. Gammell, article traitant d’un éventuel prédécesseur de Lovecraft largement sombré dans l’oubli (mais pas forcément une influence à proprement parler, c’est même peu probable, si pas impossible), à savoir le roman The Rod of the Snake, publié en 1917, et dû à Vere Shortt (en fait, en partie seulement, quand bien même l’essentiel : Shortt est mort au Front pendant la Première Guerre mondiale, et le roman a été achevé par sa sœur, Frances Matthews). Un roman sans doute guère satisfaisant dans l’ensemble, d’autant que son propos « weird » souffre d’un parasitage de romance (rien à voir avec Lovecraft, pour le coup… On a pu relever toutefois que le personnage de la grande-prêtresse pouvait faire penser à la terrible négresse de « Medusa’s Coil », c’est assez vrai), qui plus est très convenue, et peut-être encore davantage quand Mme Matthews prend le relais (la fin du roman ne faisant clairement pas montre du même imaginaire que le début). Mais on y trouve des éléments qui, pour l’auteur, anticipent bien le « Mythe de Cthulhu », avec des divinités inconnues (et « extérieures »), issues des temps anciens de la Lémurie (présentée comme étant la plus vieille partie de l’Atlantide), et qu’une association grand-guignolesque de mulâtres (nous sommes en France, au passage) entend bien rappeler dans notre dimension pour asseoir sa domination sur la planète… Oui, il y a bien quelque chose là-dedans, c’est indéniable – mais en fait, et Leon L. Gammell le reconnaît en un endroit, c’est peut-être plus « pré-derlethien » que « pré-lovecraftien » à proprement parler (avec l’idée de ces dieux extérieurs plus ou moins « bannis », et d’une lutte millénaire opposant les dieux « bons » de la Lémurie – ici un serpent, qui orne la baguette du titre, artefact bénéfique dont la fonction a quelque chose du « signe des Anciens » façon Derleth – et ses dieux « mauvais » – ici un singe, aperçu via une statuette, qui, pour le coup, entre en résonance avec la statuette de Cthulhu dans « The Call of Cthulhu ») ; du coup, même si la ressemblance mérite bien d’être relevée, je tends à ne la considérer que comme superficielle (au sens où l’apport essentiel de Lovecraft ne consiste pas forcément en cette célèbre pseudo-mythologie, quoi qu’on en ait dit, mais en la philosophie indifférentiste, matérialiste et imprégnée d’horreur cosmique qui la fonde – c’est à débattre, toutefois) ; mais elle peut indiquer, j’imagine, qu’il y avait quelque chose dans l’air du temps ? Le plus ennuyeux dans cette histoire, cependant… c’est que les longs extraits de The Rod of the Snake qui sont ici repris sont très peu enthousiasmants, pour rester poli ; le style est au mieux terne, et l’intrigue, au fur et à mesure qu’elle progresse, se montre de plus en plus tristement convenue – jusqu’à un climax assez navrant (dû à Frances Matthews, donc) à base de jeune fille (la fiancée du héros, ben oui) enlevée (ben oui) pour être sacrifiée aux Puissances des Ténèbres (ben oui) par les mulâtres (ben oui), lesquelles Puissances, frustrées de leur cadeau par l’intervention opportune des « gentils » (ben oui), se retournent contre la prêtresse impie (ben oui), et ouf, la morale est sauve, et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants (les « gentils », pas les Puissances des Ténèbres, hein…). Dommage. Une dernière remarque en passant, quand même : la scène où le héros s’entretient avec un occultiste de la Lémurie et de ses dieux m’a beaucoup fait penser à la nouvelle de Colin Wilson « The Return of the Lloigor », dans Tales of the Cthulhu Mythos – ce n’est sans doute qu’une coïncidence, mais ça m’a quand même interloqué.

 

Suit « Rusty Chains », un article publié initialement dans un fanzine en 1956, et dans lequel un tout jeune écrivain de science-fiction (âgé de 22 ans alors, mais qui avait commencé à publier quatre ans plus tôt), peu ou prou inconnu alors, dit tout le mal qu’il pense de Lovecraft ; ledit écrivain est un certain… John Brunner. Il explique que Lovecraft, comme bien d’autres auteurs (dont par exemple Robert Heinlein, tout de même), jouissait d’une excellente réputation dans le fandom SF, qui l’a fait s’attendre à quelque chose d’extraordinaire et d’inégalé ; rude déception, du coup, quand il s’est mis à le lire (ou du moins à essayer, il ne semble pas avoir vraiment creusé la question, de manière générale)… Pour lui, Lovecraft est un très mauvais écrivain, et cela va même plus loin : il n’est pas une simple déception à ses yeux, pure question d’opinion, mais bien un auteur objectivement entièrement dépourvu du moindre intérêt (Brunner va jusqu’à dire que c’est le premier auteur « réputé » à lui avoir fait cette impression). Sa diatribe contient sans doute du vrai à l’occasion, mais pèche à bien des égards – notamment en ce que, d’une part, Brunner n’a finalement pas assez lu Lovecraft pour en dire quoi que ce soit (il fait des allusions à quelques tentatives çà et là, mais le seul texte qu’il cite véritablement est At the Mountains of Madness, et pour dire qu’il n’a jamais pu le lire en entier), et, surtout, de toute évidence, il ne le comprend pas – effectivement, au sens le plus strict, il ne « voit » pas ce qui en fait l’intérêt, et un certain nombre de ses critiques tombent complètement à côté de la plaque ; par exemple, quand il critique le manichéisme de Lovecraft, ses créatures étant à ses yeux « maléfiques », y compris les Choses Très Anciennes de At the Mountains of Madness (sacré contresens…), quand il critique son « fantastique » comme passéiste (autant pour la dimension SF pourtant marquée de ce texte précisément), ou encore quand il consacre d’assez longs développements à « démontrer » que la seule véritable horreur est par essence psychologique (rien d’étonnant à ce qu’il n’ait pas apprécié le matérialisme et « l’objectivité » de Lovecraft, avec ses personnages archétypaux réduits à leur fonction de perception…). Ce texte très violent, sans doute guère convaincant dans l'ensemble, suscite immanquablement des réponses, auxquelles Brunner répondra à son tour ; le problème est sans doute que les trois zélotes de Lovecraft qui montent hardiment à l’assaut (encore que le ton reste globalement courtois) ne se montrent pas forcément beaucoup plus pertinents ; c’est du moins le cas, assez clairement, en ce qui concerne Sam Moskowitz et Edward Wood (une note précise que « This is not the same Ed Wood who made bad movies »…), qui colportent eux aussi des interprétations douteuses, en usant d’une rhétorique parfois maladroite ; entre les deux, toutefois, il y a Fritz Leiber – écrivain déjà reconnu, et que Brunner admirait… Leiber touche juste à l’occasion, notamment en citant d’autres « classiques » qui peuvent faire un effet similaire à celui qu’évoque Brunner par rapport à Lovecraft – le plus amusant dans tout ça étant que les œuvres citées par Leiber… sont justement admirées par Brunner, joli retournement de situation ! J’ajouterais, à titre personnel, que je ne peux totalement jeter la pierre à Brunner en l’espèce, quand bien même j’adule Lovecraft : sa réaction n’a pas manqué de me ramener à la mienne, quand j’ai essayé de lire Van Vogt, auteur loué et célébré dans le milieu comme un merveilleux « classique », un « incontournable », et que j’ai pourtant systématiquement détesté – et j’ai quand même poussé le vice jusqu’à en lire sept bouquins, maso de moi ; beuh… Et puis un truc amusant dans la réponse de Leiber, par ailleurs – parmi les œuvres « difficiles » et « lentes » qu’il énumère, en appuyant sur leurs défauts… figure déjà Le Seigneur des Anneaux de Tolkien, alors que les trois volumes n’en étaient parus qu’au cours des deux années précédentes ! Sacrée surprise, là – mais Leiber ne se montre pas vraiment enthousiaste… Quoi qu’il en soit, sa réponse n’est pas beaucoup plus convaincante que les autres, en définitive… Les quatre participants, en fait, témoignent d’un certain embarras, chacun à sa manière. Suit un retour tardif de James Van Hise, dont je retiendrai surtout une chose assez juste : à l’époque de cette petite controverse fandomique, si, à en croire Brunner, on présentait Lovecraft comme un grand auteur du genre, c’était dans le milieu très restreint des lecteurs les plus curieux de l’imaginaire ; on peut comprendre, dès lors, que Brunner, à cette époque, ait prétendu que Lovecraft, en triste et poussiéreuse relique d’un passé qui n’a rien de glorieux (et là je veux bien le rejoindre : cette tendance des fans a toujours se tourner vers un supposé « Âge d’Or » est aussi vaine qu’agaçante), ne manquerait pas de sombrer bientôt dans les limbes… alors que c’est justement durant la décennie suivante qu’il émergera de plus en plus, jusqu’à bénéficier d’une célébrité posthume inouïe, et l’on voit bien ce qu’il en est maintenant.

 

Un dernier article en guise de postface : « Amateur Affairs », signé par Hyman Bradofsky, et publié durant l’été 1937, peu après la mort de Lovecraft. Cet article, non exempt d’une certaine maladresse à l’occasion, et qui s’étend sur l’investissement de Lovecraft dans le milieu du journalisme amateur, s’avère pourtant étonnamment juste et lucide (par exemple en mettant en avant la dimension « scientifique » de l’auteur, et en subodorant les trésors de sa correspondance d’une manière qui n’est pas sans évoquer les allégations de S.T. Joshi plus haut dans le recueil) – et, bien sûr, il se montre aussi assez touchant…

 

Ces derniers articles, en y incluant cette « postface », mettent bien l’accent sur une dimension essentielle de cet ouvrage : il émane du fandom, et s’assume pleinement en tant que tel, avec même un certain zèle tenant peu ou prou de l’apologie sinon de la croisade. Mais c’est un aspect intéressant de la chose et qui, finalement, se mêle très bien à l’exégèse érudite des articles les plus pointus le composant ; en même temps, dès le départ, Will Murray nous gâtait avec son long article sur Lovecraft et les pulps… La boucle est ainsi bouclée, et d’une manière, non seulement pertinente, mais aussi tout à fait sympathique. The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft est une très chouette anthologie critique, et même mieux que ça. Très recommandable.

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Barbarians of Lemuria

Publié le par Nébal

Barbarians of Lemuria

Barbarians of Lemuria, Ludospherik, 2016, 212 p.

 

DON’T BELIEVE THE HYPE ?

 

Ça ne m’arrive pas tous les jours, mais là j’ai succombé à la hype rôlistique (celle du forum Casus NO, du moins).

 

Ces derniers mois (vraiment les tout derniers, le bouquin, dans le cadre d’un financement participatif vite livré, est paru en décembre 2016), cette nouvelle édition française du jeu de rôle de Simon Washbourne Barbarians of Lemuria, dite « Mythic » comme la réédition anglaise sur laquelle elle se base, a beaucoup fait parler, et systématiquement en bien, voire très bien, voire plus encore.

 

Je suis passé à côté de la chose pendant un moment, mais c’était peine perdue : à terme, l’enthousiasme unanime (à une exception près, eh eh…) pour le jeu ne me permettait pas de lui échapper. Curieux, puis séduit, je me suis procuré la chose, et n’ai finalement guère tardé à la lire, contrairement à mes habitudes… d’autant que je l’ai lue très vite, j’entends par-là qu’une fois entamé, je n’ai plus lâché le bouquin – et ça c’est pas tous les jours, en jeu de rôle…

 

SWORD & SORCERY

 

Je n’avais qu’une vague idée, à la base, du contenu… Même si le thème ne faisait guère de doute : Barbarians of Lemuria ? C’est forcément un jeu de sword & sorcery, hein.

 

Eh bien, oui… Le jeu convoque aussitôt toute une imagerie héritée de Conan ou du « cycle des épées », entre autres – avec éventuellement aussi de la « Terre mourante » (avec moins d’humour), et bien d’autres choses tout aussi colorées.

 

 

Et parfois un peu effrayantes ? La première version de Barbarians of Lemuria s’inspirait en effet du Thongor de Lin Carter – le genre de bouquins que je n’ai a priori pas du tout envie de lire : le bonhomme a semble-t-il été un éditeur très important dans le domaine de la fantasy, mais, en tant qu’écrivain, pour ce que j’en ai tâté… Une chance que Simon Washbourne n’ait pas pu en récupérer les droits, alors ? Il a dû livrer son propre univers, du coup – pas forcément grand-chose d’original dans tout ça, et c’est peu dire, mais ce n’est sans doute pas le propos : les codes sont partie intégrante du projet, après tout.

 

Quoi qu’il en soit, ce background participe en fait de la singularité de Barbarians of Lemuria, en tant que « jeu complet » plutôt que système générique destiné à jouer sword & sorcery – ou plus exactement disons que l’on peut envisager ensemble ces usages alternatifs.

 

Le genre sword & sorcery est par ailleurs plus que correctement disséqué dans le livre, en quelques pages simples mais pertinentes (avec quelques retours ultérieurs en temps utile), détaillant pour ceux qui ne sauraient pas trop dans quoi ils s’engagent, ou rappelant sans les saouler aux vieux briscards, ce qui fait l’essence du genre – des personnages rugueux et d’une moralité douteuse, engagés non dans quelque affrontement eschatologique mais dans la seule survie au quotidien, déjà assez compliquée comme cela dans un monde violent, des héros picaresques, par ailleurs, qui changent de « profession » comme de chemise, et qui luttent, mais par la force des choses, contre quantités de monstres improbables (avec ici une prédilection pour les « dinosaures ») et à peine moins d’odieux sorciers que leur connaissance des arcanes a irrémédiablement corrompu… Si quelques développements complémentaires, sur la place des femmes par exemple, sont peut-être à débattre, ça demeure globalement du bon boulot.

 

Une précision quand même à cet égard : si le jeu a donc une orientation sword & sorcery marquée, il laisse la porte ouverte à quelques variantes un peu plus personnelles, peut-être, mais à la discrétion du MJ et de ses joueurs. Par exemple, il autorise, même si avec des précautions, les joueurs à incarner des personnages non humains (mais, dans la plupart des cas, ça ne me paraît pas une très bonne idée…), et même à incarner des sorciers, le cas échéant, alors qu’ils sont typiquement cantonnés au seul registre antagoniste dans les classiques du genre… mais les PJ désireux de se livrer à des rites impies devront bel et bien faire face à la corruption qui va avec ce statut.

 

UN DE PLUS ?

 

Alors, vous me direz : un jeu de sword & sorcery de plus ? Eh bien, oui… Mais qui a sa valeur propre.

 

Il est vrai que j’avais déjà des choses du genre chez moi, à lire (Conan d20…) ou déjà lus (La Lune et Douze Lotus…). Mais Barbarians of Lemuria me paraissait, au vu des retours, constituer précisément l’entre-deux que je recherchais, l’équilibrage entre patine sword & sorcery travaillée, et mécanique simple.

 

J’avais vraiment beaucoup aimé à la lecture La Lune et Douze Lotus, et vous le recommande toujours, mais je me suis rendu compte que je ne savais pas vraiment comment m’y prendre avec (et avec qui y jouer, le cas échéant) ; rien n’est exclu pour la suite, mais, donc, ça m’autorisait à fouiner ailleurs au cas où – d’autant que le Conan d20, à l’autre bout du spectre en termes de mécanique, prenait la poussière dans ma ludothèque, mais justement parce que je n’avais guère de doutes quant au fait que je ne pourrais probablement jamais jouer sur cette base OGL 3.5, j’avais déjà donné à la lecture de Pathfinder – un boulot fascinant, oui, incontestablement « bien fait », mais beaucoup trop « simulationniste » pour ma pomme, je ne peux tout bonnement pas gérer tous ces paramètres, je ne suis pas câblé pour…

 

Ce que je cherchais, je crois, c’était un système simple mais pas simpliste, avec une fiche de perso tenant en quelques items mais (et c’est un « mais » crucial) suffisante pour exprimer néanmoins une personnalité véritablement singulière, et des règles adaptées, rapidement intégrées, et privilégiant la souplesse, mais (même chose pour ce nouveau « mais ») sans verser pour autant dans l’arbitraire ou le laconisme.

 

Et j’ai peut-être bien trouvé ça…

 

UN BOULOT IRRÉPROCHABLE

 

Mais là il me faut commencer par parler de la forme.

 

Ce nouveau Barbarians of Lemuria bénéficiait de louanges unanimes quant à la qualité du produit livré (et rapidement livré – d’autant plus, si ça se trouve) ; on vantait notamment les illustrations d’Emmanuel Roudier (connu notamment pour Würm, que j’ai mais n’ai toujours pas lu, honte sur moi), qui s’est chargé de mettre en images l’intégralité du bouquin, et en abondance, même si sans excès : pile poil ce qu’il faut, là encore. Si je n’irais pas jusqu’à partager l’orgasme de certains commentateurs enthousiastes, je ne peux que reconnaître (et m’en féliciter) que c’est effectivement un très, très bon boulot – et, en fait, je pourrais reprendre cette réponse pour l’appréciation globale du jeu, en définitive… Mais, pour l’heure, restons-en à l’objet livre : côté illustrations (et mise en page, tant qu’on y est), il est beau de part en part, lumineux et aéré, et sait user au mieux de son format A4 noir et blanc pour incarner son propos avec pertinence, sagesse et qualité.

 

La finition est remarquable bien au-delà : nous avons là un jeu visiblement bien écrit, assurément bien traduit (éventuellement corrigé, ai-je cru comprendre, ou du moins réagencé pour une lecture plus fluide), bien relu et corrigé, et d’une lecture plus qu’agréable – un texte qui n’en dit à peu près jamais trop mais toujours assez, et qui sait habilement concilier mécanique et « illustration » pour exprimer au mieux la substantifique moelle du genre sword & sorcery, puisque tel est son propos ; « fluff » ou « crunch », comme disent les barbares (enfin, d’autres barbares…), c’est peu ou prou parfait.

 

Pourquoi m’étendre ainsi sur la question, avant même d’aborder le fond du bouquin ? Eh bien, parce que c’est un boulot irréprochable, d’une finition admirable, donc. Et peut-être d’autant plus dans la mesure où Ludospherik, qui publie le jeu, n’est à la base pas un éditeur, mais un site de vente en ligne ; sauf erreur, cette édition « Mythic » de Barbarians of Lemuria (dont une première édition française avait été publiée aux Livres de l’Ours en 2009) est le premier ouvrage publié par Ludospherik – et c’est une réussite sur toute la ligne : un livre bien écrit, traduit et relu, d’une lecture agréable et accrocheuse, enthousiasmante à chaque page, car elles débordent toutes d’idées et de concepts pertinents ; un livre aussi très joliment illustré et d’une manière on ne peut plus cohérente ; un livre enfin maniable et pratique, même sur une base (maudite !) de A4, avec une couverture softcover mais amplement assez rigide pour protéger les pages intérieures quant à elle d’un papier de qualité, sans pour autant ruiner les bras du lecteur guère porté sur la musculation…

 

Bien des éditeurs qui s’affichent comme tels pourraient en prendre des leçons, qui mettent sur le marché, et à quel prix, tant de livres traduits avec les pieds, jamais relus, bourrés de pains et j’en passe… Suivez mon regard – ou plutôt mes regards, parce qu’ils sont Légion, hélas.

 

Chapeau, donc, et longue vie à Ludospherik éditeur ! Bien du bonheur pour la suite !

UNE FICHE SIMPLE, UNE MÉCANIQUE SIMPLE

 

Mais j’en arrive (enfin) à la mécanique. La création des personnages doit probablement être envisagée en même temps que le système de base – plus encore que d’habitude, si ça se trouve, et je vais donc me livrer à quelques allers-retours dans les pages « techniques » du livre. Il est très bien ordonné, hein ! Ce n'est certainement pas L'Anneau Unique (dans sa première édition du moins)... Mais pour présenter la chose, je préfère ici faire à ma manière.

 

D'ailleurs, rendons-nous d’emblée à la dernière page. Un coup d’œil à la fiche de perso nous permet en effet déjà de prendre la mesure de la simplicité de la mécanique – qui n’est pas révolutionnaire à proprement parler, mais propose des solutions bienvenues pour concilier « tradition » et davantage de « modernité » (avec donc plein de guillemets aux deux). Tentons de disséquer tout ça.

 

LES ATTRIBUTS ET LES APTITUDES DE COMBAT

 

Nous avons tout d’abord quatre Attributs, qui sont, de manière assez classique, la Vigueur, l’Agilité, l’Esprit et l’Aura – les noms sont suffisamment éloquents. Mais ces Attributs servent pour les actions hors combat ; quand il s’agit de se latter la gueule, on se reporte en fait à quatre Aptitudes de Combat, indépendantes des Attributs, et qui sont l’Initiative, la Mêlée, le Tir et la Défense. Ces huit caractéristiques chiffrées ont comme de juste un niveau variable, mais généralement compris entre 0 et 3, 0 étant le score de l’humain lambda. Des scores supérieurs peuvent être envisagés, mais ils sont l’apanage des plus grands héros… ou antagonistes.

 

Concrètement, lors de la création de personnage, le joueur répartit quatre points dans les Attributs, et quatre points dans les Aptitudes de Combat, sur une base de 0. Le joueur peut choisir de diminuer une de ces caractéristiques à - 1 pour en augmenter une autre d’un point supplémentaire, mais ce n’est pas sans dangers…

 

LES CARRIÈRES

 

Il faut maintenant envisager les Carrières, qui sont probablement un des plus grands atouts de la mécanique de Barbarians of Lemuria, sans doute même le plus grand, à mes yeux de béotien du moins : c’est une solution que j’aurais envie de dire élégante (oui, même pour un jeu barbare, pourquoi pas), qui permet tout à la fois de dépasser un système rigide à base de Classes et d’éviter les fastidieuses et souvent redondantes listes de Compétences, mais (toujours ce « mais » crucial !) tout en laissant envisager sur la fiche même, dans sa technique, l’évolution complexe d’une personnalité, le passif du personnage, bien plus probablement que dans nombre de systèmes à base de Traits, sans même parler des mécaniques s’affichant minimalistes à cet égard, etc. J’avoue bien aimer quand il y a quand même un peu de chair et d’âme sur la fiche… Du coup, ça me paraît un très bon compromis.

 

Un personnage, au départ, choisit donc quatre Carrières (dans une liste de 26, avec des sous-catégories éventuelles) et investit quatre points dedans, ce qui détermine leur Rang (sachant qu’il y aura probablement des Carrières à 0, du coup, mais peu importe : même à 0, le personnage a quand même ladite Carrière, elle fait partie de sa personnalité et pourra, même à ce Rang le plus bas, lui bénéficier en certaines occasions).

 

Prenons à tout hasard… allez, OK, Conan. Il a beaucoup bourlingué… Au fil de sa tumultueuse carrière, il a à peu près tout fait – ou disons plus exactement qu’il a pu exercer plusieurs « professions », dont il a retiré un bagage global, qui lui est propre, et se distingue en tant que tel du bagage de tout autre personnage. Du coup, on va investir des points dans quatre Carrières : par exemple, mmmh, Barbare, OK, Mercenaire, Voleur, et, allez, Pirate.

 

Concrètement, ces expériences diverses sont chiffrées, elles ont un Rang, mettant en avant les apprentissages parallèles du héros. Notre Conan avait sans doute un bon score en Barbare à ses débuts, mais, depuis, ses autres Carrières ont pu évoluer davantage ; toutefois, si Amra le Lion a certes été Pirate, notre héros a globalement davantage été Voleur et Mercenaire. Disons, pour un personnage avancé (je distribue ici neuf points contre quatre à la création de personnage « normale », c’est un exemple un peu outré pour rendre le système plus parlant, et rien d’autre), disons donc Barbare 3, Mercenaire 3, Voleur 2, Pirate 1.

 

Ces Carrières lui offriront des bonus dans les actions qui peuvent s’y rapporter, ou, parfois, seront même nécessaires pour les autoriser (sans forcément qu’un jet de dés s’impose). Mais il n’y a pas de listes de quelque ordre que ce soit : c’est le bon sens qui tranche.

 

Par exemple, Conan, désireux de cambrioler la Tour de l’Éléphant, pourra bénéficier de sa Carrière de Voleur pour avoir un bonus à la discrétion, ou manier son grappin pour escalader la Tour. Peu après, contraint de fuir, des zélotes furieux aux fesses, il gagne précipitamment le port (ses Carrières peuvent d’ailleurs l’y aider, notre homme est pour le moins « physique »), et saute dans une embarcation : sa Carrière de Pirate, même limitée, lui permettra de manœuvrer le frêle esquif bien mieux que quiconque n’est jamais monté à bord d’un bateau… Peut-être même lui permettra-t-elle de s’orienter aux étoiles ? Ceci dit, il n’est pas aussi bon Pirate que Voleur : sa compétence en la matière est donc moindre que dans sa tentative de cambriolage de la Tour. Quelques épisodes plus tard, Conan, ayant finalement rejoint une troupe de mercenaires, saura user de son bagage afférent, conséquent, et obtenir ainsi un statut de vétéran, à même de donner les ordres pertinents pour que la racaille établisse le camp, pour disposer des sentinelles, etc.

 

J’aime beaucoup, vraiment : simple, pertinent, efficace. Pas de listes : du bon sens, et de la souplesse.

 

LES CARRIÈRES ET LE RESTE

 

Noter que la phase de définition des Carrières est clairement essentielle dans la création de personnage : il faut en fait commencer par en avoir au moins une vague idée, avant de déterminer tout le reste, globalement plus « fluff » (en dehors des Attributs et Aptitudes de Combat, bien sûr, mais ils sont intimement liés aux Carrières envisagées).

 

L’Origine culturelle, ainsi, a certes son importance, mais pas vraiment en termes techniques (sauf pour la détermination des Avantages et Désavantages, j’y arrive).

 

Noter à ce propos que les Origines prévues normalement sont humaines – il est possible, le cas échéant, de jouer des non-humains, comme les géants appelés Céruléens ou les Hommes-Oiseaux, mais c’est au choix du MJ et, si je salue cette ouverture, je doute d’en faire usage moi-même : à plein de niveaux, je trouve que ça ne colle pas.

 

Un dernier élément doit alors être pris en compte dans la création de personnage, qui est les Langues parlées et/ou lues par le héros, mais là encore il n’y a pas de dimension proprement technique.

 

Mais c’est bien la conjonction de tout cela, là encore avec les Carrières au premier chef, qui constitue le background du personnage : dans Barbarians of Lemuria, un PJ a forcément un passé, et des expériences diverses – et cela apparaît bien sur sa fiche. Ce que je souhaite de manière générale.

 

AVANTAGES ET DÉSAVANTAGES

 

Or reste un dernier point technique de la création de personnage, qui concerne les Avantages et Désavantages.

 

Ceux-ci, de manière générale, consistent pour l’essentiel à attribuer des dés de bonus ou de malus lors des actions, mais ils ont aussi régulièrement d’autres implications – jamais cependant au point de verser dans l’excès de précision justifiant toujours plus de règles spécifiques : un Avantage ou un Désavantage se résume en deux ou trois lignes, c’est amplement suffisant.

 

À la création de personnage, le PJ naissant bénéficie d’un Avantage gratuit, qu’il choisit dans une liste dépendant de son Origine culturelle (pas de Races ici, avec du + 2 en Force et - 4 en Intelligence, etc.). Par exemple, un natif des Montagnes de l’Axos, bien barbare comme il faut, peut choisir parmi « Colosse », « Cri de guerre », « Montagnard », « Ouïe fine », etc. Il peut ensuite prendre un Désavantage (dans la même liste : pour notre exemple, cela peut être, « Illettré », « Inadapté à la chaleur », « Méfiance envers la sorcellerie », etc.), qui l’autorisera à prendre un Avantage supplémentaire (cette fois dans la liste générale, pas uniquement dans celle de son Origine culturelle), et l’opération pourra être répétée encore une fois (en choisissant dans la liste générale, cette fois tant pour le Désavantage que pour l’Avantage) ; éventuellement, on peut jouer sur le niveau de Points d’Héroïsme (j’y viens, un peu de patience) à cet effet.

LE JET DE BASE

 

On en arrive au jet de base. Le principe est le suivant (hors combat, hein) :

1) On jette 2d6.

2) On y ajoute l’Attribut approprié : par exemple, si je veux convaincre une foule de faire quelque chose, je vais employer mon Aura ; elle est de 2, je rajoute donc 2 au résultat des 2d6.

3) On y ajoute ensuite, le cas échéant, une Carrière appropriée : pour poursuivre dans cet exemple, mon personnage dispose de la Carrière de Marchand au Rang 3, il est habitué à baratiner et à vendre des biens comme des idées, je rajoute donc encore 3 au résultat du jet ; noter qu’une autre Carrière pourrait être utilisée pour un effet comparable, comme Ménestrel, Noble ou Courtisane, ou d'autres encore, en fonction du contexte et de la manière dont s’y prend le joueur.

4) Enfin, à la discrétion du MJ, des modificateurs de circonstances pourront être appliqués à l’action : le héros veut calmer une foule avinée, c’est plus difficile, et donc - 1 ; au contraire, il jouit d’une certaine réputation dans ce quartier et est plusieurs fois venu en aide à ses habitants, qui lui en sont reconnaissants, c’est plus facile, et donc +2.

 

Et hop ! on additionne. Sur cette base, il s’agit d’obtenir 9 ou plus – et c’est toujours 9 ou plus, le seuil ne varie pas : si on y parvient, c’est une réussite, sinon c’est un échec. Hop ! vous dis-je.

 

Cas particuliers, mais tout à fait classiques : un 12 naturel est toujours un succès, un 2 naturel est toujours un échec. En usant des Points d’Héroïsme, dans une inspiration pulp et/ou épique, on peut obtenir des Succès dits Héroïques voire Légendaires, qui procurent des avantages marqués ; on peut aussi choisir de convertir un 2 naturel en échec critique, et d’en subir les conséquences pires encore que pour un échec simple, mais dans l'idée d'en retirer un avantage plus tard, sous la forme d’un Point d’Héroïsme gratos.

 

C’est aussi là que peuvent intervenir les Avantages et les Désavantages : si on a un dé de bonus (Avantage), on jette 3d6 au lieu de 2d6, et on conserve les deux meilleurs résultats ; si on a un dé de malus (Désavantage), on jette là encore 3d6, mais on conserve cette fois, bien sûr, les deux dés les plus mauvais. Rien de plus simple.

 

LE JET DE COMBAT

 

Et en combat ? C’est, dans les grandes lignes, la même chose – avec des petites variantes, mais rien de bien compliqué.

 

On détermine, une fois pour tout le combat en cours, l’initiative : 2d6 + Esprit + Initiative + modificateurs de circonstances éventuels. Globalement, les PJ sont un peu favorisés par rapport aux antagonistes – eh, ce sont des héros !

 

Quand vient son tour d’agir :

1) On jette toujours 2d6 (sauf bonus ou malus, voir plus haut).

2) On y ajoute en principe l’Agilité (mais le MJ peut décider que la Vigueur est plus appropriée, en fonction de l’attaque envisagée – par exemple, si Conan balance un coup de poing à un chameau de passage…).

3) On y ajoute ensuite l’Aptitude de Combat adaptée, soit Mêlée ou Tir.

4) On enlève la Défense de la cible.

5) Et le MJ ajoute ou soustrait des modificateurs de circonstance s’il le souhaite.

 

9 ou plus ? C’est un succès, etc.

 

On constate que, cette fois, les Carrières ne sont pas de la partie ; ce qui m’étonne un peu, à vrai dire… Même si, bien sûr, usant déjà d’un Attribut et d’une Aptitude de Combat dans le jet, et non d’un Attribut seul, on ne pourrait pas conserver le seuil de 9 en prenant en outre en considération une Carrière… Mais… Bon.

 

Le combat peut impliquer d’autres règles (de rares coups spéciaux, notamment), mais rien d’étouffant.

 

Notons seulement que les dégâts, suite aux attaques réussies, se répercutent sur une jauge de Vitalité, dont le score est de 10 + Vigueur. À la lecture de Barbarians of Lemuria, cette jauge semble bouger très vite, mais dans un sens comme dans l’autre (la récupération après chaque combat est déjà conséquente), ce qui contribue à conférer une certaine dimension pulp au jeu. On ne meurt par ailleurs pas à 0 (inconscience), mais à - 5 ; on est mourant de - 1 à - 4, et on perd alors 1 Point de Vitalité par round, jusqu’à stabilisation… ou mort ; mais c’est là, entre autres, qu’interviennent les Points d’Héroïsme.

LES POINTS D’HÉROÏSME

 

Les PJ disposent d’une jauge de Points d’Héroïsme, en évolution constante (les PNJ n’en ont normalement pas, mais les plus puissants d’entre eux, les Rivaux, ont une jauge de Points de Vilénie aux effets comparables).

 

En principe, au départ, les joueurs ont 5 de ces points (éventuellement moins en raison de traficotages dans les Avantages et Désavantages) ; ce score ne peut pas être dépassé, sauf si l’on gagne un point « temporaire » en assumant un échec critique. On enlève un point à chaque utilisation, bien sûr… mais on les récupère tous en fin d’aventure – ne pas hésiter, donc, à en faire usage ! Ils ne s'accumulent pas, et on les récupère rapidement...

 

Or c’est un bon moyen de colorer l’aventure, ou de résoudre une situation de manière inattendue. Par exemple, on peut dépenser un Point d’Héroïsme pour invoquer un « Coup de chance » : le joueur suggère un détail non mentionné dans la description du MJ, mais raisonnable, et qui peut influer (positivement) sur le cours des événements (exemple donné dans le bouquin : « Tiens, cette pierre du mur de ma cellule semble pouvoir être retirée ? L’enlever ne me permettra pas de fuir, il n’y a pas de tunnel derrière, hein… mais quand le geôlier se ramènera, ça pourra faire office d’arme ! ») ; on n’est pas à proprement parler dans de la « narration partagée », le MJ est seul juge, mais si le joueur « joue » véritablement la suggestion, et une suggestion qui ne chamboule pas tout au mépris du bon sens, il y a tout lieu de lui accorder ce qu’il souhaite, si c’est intéressant ! « Négocier avec le MJ » est une autre option dans ce goût-là, mais plus englobante (à vrai dire, c’est la catégorie « et tout le reste », en tant que telle non définie ; attention à ce que la chicane ne tourne pas à l'antijeu, j'imagine...).

 

On peut aussi utiliser les Points d’Héroïsme pour en rajouter dans la dimension… héroïque du jeu. C’est ainsi que le joueur peut avoir des « Succès Héroïques », voire des « Succès Légendaires », en cours de baston – laquelle y gagne là aussi en couleur, car cela débloque des potentialités particulières et d'essence épique.

 

Quatre options, enfin (moins enthousiasmantes sans doute, mais concrètement très utiles…), constituent des protections contre un destin funeste ; la « Faveur divine » est du côté de l’action, qui permet de retenter un jet de dés raté, mais on trouve surtout trois utilisations défensives, « Juste une égratignure », « Parade in extremis », et… « Défier la mort ».

 

LE COMBAT DE MASSE

 

L’édition « Mythic », côté règles, se distinguait notamment de la précédente en proposant des règles de combat de masse, reprises dans cette deuxième édition française. C’est un peu étonnant, dans un contexte de sword & sorcery, où ce n’est peut-être pas un thème très fréquent… Ceci dit, Conan à lui tout seul suffit à faire mentir cette impression, c’est vrai.

 

Deux cas sont à distinguer, selon que l’affrontement a lieu sur terre ou sur mer.

 

Dans le premier cas, le système proposé s’insinue assez naturellement dans la mécanique générale de Barbarians of Lemuria, ou, plus exactement, et c’est en fait ça l’essentiel, dans son « esprit ». On n’est donc pas noyé sous la technique : il s’agit simplement de mettre en place un système souple, permettant d’assurer le caractère aléatoire des affrontements de masse, mais en prenant en compte des paramètres utiles pour éviter tout sentiment d’arbitraire ; dans ce contexte, les PJ sont amenés à influer sur le cours de la bataille en se livrant à telle ou telle action individuelle – héroïque, comme de juste. Pourquoi pas, dès lors ?

 

Par contre, le système de combat naval me paraît carrément hors-sujet : plus évocateur d’un jeu de plateau voire d’un wargame que d’un jeu de rôle tel que Barbarians of Lemuria, privilégiant la souplesse et l’ambiance au travers d’une mécanique simple et incitant à la narration, il me paraît bien trop compliqué en l’espèce (distance, manœuvre, effectifs, etc.), et somme toute guère enthousiasmant ; j’imagine qu’en bossant la chose, ça pourrait donner un truc amusant, exceptionnellement, mais c’est bien du boulot pour un résultat rien moins que garanti ; en fait, adapter les règles du combat terrestre, si l'on y tient, est sans doute faisable et globalement plus pertinent, si moins précis.

 

 

Mmmh, en fait de deux cas, il y en a trois – puisque les combats aériens sont vaguement envisagés, en raison des Nefs Volantes de Satarla ; mais c’est un cas bien particulier, et, finalement, on n’en retire pas grand-chose ici…

 

FACULTÉS SURNATURELLES (OU PRESQUE)

 

En matière de « cas particuliers », mais d’un usage autrement probable, il faut mentionner les diverses « facultés surnaturelles » des habitants de la Lémurie – on pourrait dire la « magie », globalement.

 

Mais pas tout à fait, notamment en ce que le premier cas concerne les Alchimistes. Leurs décoctions et poisons, ou les objets qu’ils fabriquent (éventuellement des armes, etc.), ne sont pas forcément magiques à proprement parler… mais faut voir, dans un monde pareil (et faut peut-être surtout voir comment le barbare d'à côté le percevra...). Pour élaborer tout cela, les Alchimistes disposent de Points de Création, qui ne figurent pas sur la fiche de personnage – je suppose que c’est parce qu’ils ne sont pas utilisés en cours de partie, mais entre les aventures. Avec du temps et de la ressource, l’Alchimiste use de ces points pour créer des potions, etc., dont plusieurs exemples sont donnés, mais il ne faut pas y voir une liste restrictive : le système de « magie » de Barbarians of Lemuria, de manière générale, est assez « freeform » (si on dit bien comme ça ?). Concernant les Alchimistes, en tout cas, il me paraît simple et pertinent : les réalisations les plus miraculeuses demandent beaucoup de temps et d’application, mais pas au point d’être parfaitement inenvisageables – c’est bien, quand les règles sont utiles…

 

Mais cette approche est peut-être davantage sensible concernant les Prêtres et les Druides – et attention ! Ces derniers, ici, ne sont pas de pénibles hippies give-peace-a-chance en communion avec la nature, mais des gros connards priant les Dieux Sombres pour en obtenir des avantages diaboliques… Prêtres et Druides, cependant, ont un fonctionnement assez similaire (eh) : à partir du Rang 1, ils doivent se choisir une divinité tutélaire (il y en a une liste détaillée dans la partie background), et participer à son culte – vraiment, pas juste en récitant hâtivement « Enter Sandman » avant d’aller se coucher. Ces dévotions leur confèrent des Points de Foi (un par heure passée à se livrer exclusivement au culte ; niveau maximum, le Rang du PJ dans la Carrière adéquate), dont ils pourront ensuite faire bon (ou mauvais…) usage – en cramant lesdits points, qu’ils ne regagneront qu’en priant à nouveau, etc. La suite des opérations est très libre : la dépense d’un Point de Foi permet d’obtenir un bref avantage ou désavantage, en rapport avec la sphère de pouvoir de la divinité tutélaire. Ce qui a l’air assez amusant, en fait… C’est, là encore, un appel tout à fait bienvenu à l’inventivité du joueur, qui l’implique davantage dans la narration ; ça me paraît bien vu et enthousiasmant.

 

Reste le cas des Sorciers… Cas problématique en sword & sorcery, on le sait. Mais les PJ peuvent donc incarner des Sorciers. Par contre, la magie est donc fondamentalement corruptrice… En fait, elle l’est tellement que je doute qu’un PJ puisse avancer bien loin dans la Carrière, tant les contraintes sont énormes : les sorts les plus puissants (deuxième ou a fortiori troisième cercle) risquent donc de lui demeurer inaccessibles – d’autant plus que les conditions pour les jeter sont assez restrictives (ne serait-ce qu’en terme de temps, souvent – alors si on y ajoute des complications « morales »…) ; la question ne se pose évidemment pas de la même manière concernant les PNJ. Mais peut-être notre hypothétique PJ Sorcier peut-il néanmoins faire mumuse avec des sorts du premier cercle, voire de simples charmes, autrement accessibles et qui peuvent s’avérer intéressants, avec un peu de créativité… Là encore, si des exemples et des procédures sont données, la forme est passablement libre ; à travailler un peu plus que les autres formes de « magie », peut-être ? C'est plus complexe, oui ; mais ça peut être amusant…

 

LES XP ! LES XP !

 

Un ultime point de règles : l’expérience. On pouvait s’en douter (enfin, je crois), on ne convertit pas ici les Gobos en XP, on ne se livre pas à des comptes d’apothicaire en fonction du body count, il n’y a pas de complexe tableau d’évolution des niveaux à la Donj’. Ouf.

 

Il y a un principe de base : tout PJ, quel qu’il soit, gagne normalement deux Points d’Expérience à la fin de l’aventure.

 

Mais il y a ensuite une petite règle amusante… On part de la distribution des trésors : conseil au MJ, ne surtout pas lésiner sur les richesses découvertes par les PJ dans tel temple oublié au fond de la jungle perdue ! Mais sans excès de précision, hein : l’équipement, envisagé dans la création de personnage, n’implique pas de longs développements, et on ne s’embarrasse certainement pas de choses aussi superflues que l’encombrement ou la valeur monétaire exacte des biens… Une fois de plus, Barbarians of Lemuria fait appel au bon sens de tout un chacun, et c’est pas plus mal.

 

Mais ce sont des héros de sword & sorcery… Ils ne sont pas à même de conserver ces fortunes : dans un grand potlatch d’ivrognes, ils se doivent de tout dépenser entre deux aventures ! Certaines de ces dépenses peuvent être « rationnelles » (achat d’une arme, d’une galère ou d’une demeure, règlement d’une dette, etc.), et elles sont parfois nécessaires, mais ce ne sont pas les plus typiques du registre, et certainement pas les plus amusantes ; la débauche est autrement indiquée… Oui, et même surtout quand le richissime aventurier d’hier redevient ainsi le pouilleux sans le sou (et avec un mal de crâne carabiné) qu’il était avant-hier ! On ne capitalise pas, en sword & sorcery… Rien n’est plus éloigné du puritain façon Max Weber. C’est un point assez bien vu, qui m’a rappelé, en matière rôlistique, les principes de Dying Earth en mode « Cugel », tout à fait à propos.

 

Mais ça ne s’arrête pas là : les joueurs doivent alors raconter ce qu’ils ont fait de cette fortune, comment ils l’ont employée, où elle a disparu ; plus l’histoire est amusante (et à propos, bien sûr), et mieux c’est ! Une bonne histoire, dans cette optique, sera récompensée par un Point d’Expérience supplémentaire (pas rien, donc). J’aime bien, sur le papier en tout cas… Mais à voir si ça tient sur la durée (sans susciter de jalousies ?).

 

Ensuite, on peut bien sûr dépenser ces points de plusieurs manières : acquérir un Avantage, supprimer un Désavantage, améliorer un Attribut, une Aptitude de Combat ou une Carrière, enfin recruter des Suivants (cette dernière option ne me botte pas du tout). Tout cela implique sa narration et sa logique eu égard aux événements vécus.

 

Et, là, oui, on peut capitaliser ces points pour une dépense (plus conséquente) ultérieure. Normal.

UN APERÇU DE LA LÉMURIE

 

On en vient au background. Simon Washbourne s’est donc débarrassé du monde de Thongor, et il lui a fallu créer « son » monde. En même temps, il se devait sans doute d’obéir à une palanquée de codes propres au genre, le genre de choses que l’on s’attend à y retrouver, ou même, à vrai dire, que l’on souhaite y retrouver.

 

Et donc la Lémurie, avec une jolie carte. Son nom « archaïque » ne doit pas nous tromper, il s’agit en fait d’un monde futuriste, avec une dimension post-apocalyptique – mais à la manière de la « Terre mourante » de Jack Vance : autant dire que nous sommes si loin dans le futur que toute référence à notre monde n’a en fait pas lieu d’être dans cet autre monde, par ailleurs magique.

 

La carte est jolie, donc, et contient tout ce qu’il faut : montagnes colossales, jungles impénétrables, ruines maudites ici, là et encore là, et sans parler d'ailleurs, des centres urbains avec leurs guildes de voleurs et d’assassins (voire de magiciens, c'est suspect...), et des plaines, des déserts et autres étendues fondamentalement barbares entre tout ça. La carte, par ailleurs, n’est pas entièrement « explicitée » par le texte de background, très succinct de toute façon : nombre d’éléments qui y figurent ne sont pas le moins du monde décrits, et certaines régions ont clairement pour fonction de constituer autant de « blancs » (métaphoriques) sur la carte.

 

Amplement de quoi faire pour nos héros, sans doute amenés à voyager plus que de raison – les barbares, après tout, quittent leurs régions barbares pour ne plus y revenir, et c’est un bon moteur de l’histoire…

 

L’histoire ? Ou : l’Histoire ? On en sait somme toute assez peu, passé la dimension futuriste avancée plus haut. Mais c’est un monde de magie, et un monde où les dieux sont très concrets – l’escalier pour rejoindre les cieux figure sur la carte, après tout… Le livre nous fournit un panthéon assez étendu, où « les Vingt Dieux » (positifs, enfin, autant que faire se peut…) côtoient des « Dieux Sombres » ma foi plus explicites quant à leur rôle dans tout ça.

 

Mais son trait essentiel, à cette histoire, renvoie donc comme de juste à la sorcellerie : la Lémurie a longtemps gémi sous la botte implacable des Rois-Sorciers (présentés comme pas vraiment humains – mais je ne sais pas s’ils ont toujours constitué une race à part, ou ont ainsi évolué en raison de leur corruption). Face à eux, des héros se sont levés – comme toujours ; avec l’aide des dieux (et un bon score en Mêlée, et une arme appropriée), ils ont défait les Rois-Sorciers – plusieurs fois, en fait : les bougres ont une fâcheuse tendance à revenir…

 

Mais, à l’heure actuelle, cela fait quelque temps qu’on ne les a pas vus. Parler d’une ère de paix et de prospérité, dans le cadre cruel de la Lémurie, serait sans doute bien abusif, ceci dit… Et, quoi qu’il en soit des Rois-Sorciers (dont on ne croit sans doute guère qu’ils aient été définitivement bannis), les dangers abondent dans ce monde rugueux et violent. Autant de bonnes raisons pour nos héros de se tirer les doigts du cul, et d’aller chasser le dino pour dénicher, dans quelque cité perdue envahie par une végétation luxuriante (et suspecte), quelque trésor fabuleux, à boire sitôt rentré dans ce que l’on nomme ici « civilisation » !

 

Rien que de très commun, donc. Les Nefs Volantes de Satarla ne suffisent sans doute pas à pousser des cris de joie devant tant d’inventivité, le bestiaire pas davantage, même si l’on croise çà et là d’amusantes bestioles. L’important, c’est que ça fait le job.

 

J’aurais préféré davantage de matériel, ici, mais bon, c'est moi, ça... Allez, au boulot, MJ ! Il y a de quoi faire, et de quoi, ensuite, faire mieux ; je veux le croire, en tout cas.

 

BESTIAIRE ET PNJ

 

En parlant de bestioles, jetons un œil au bestiaire, relativement conséquent – et laissons l’œil jeté s’y attarder, parce qu’Emmanuel Roudier, ici, s’est lâché : la plupart des bébêtes sont représentées, et de manière éloquente – or, dans pareil cas, une image en dit souvent bien plus et bien plus vite et explicitement qu’un long discours…

 

On commence par les animaux, pour lesquels la taille est un élément assez important (size matters), décidant de bien des caractéristiques. On y trouve un peu de tout : le jeu semble prendre bien soin de s’éloigner autant que possible de tout référent directement terrestre, mais, pour l’essentiel, il joue de chimères aisées à se figurer. La dimension reptilienne est assez prononcée, façon dinosaures, mais les hybridations (naturelles, vraiment ?) sont quand même le trait dominant.

 

Deux annexes du bestiaire envisagent des antagonistes un peu différents, à savoir les morts-vivants, et les démons ; concernant les premiers, rien de bien particulier à dire, c’est expédié sans vraie personnalité ; les démons sont plus intéressants, mais aussi plus complexes – leur hiérarchie, leur fourberie essentielle, peuvent sans doute, avec un peu d’application, aboutir à des choses assez amusantes ; d’ailleurs, un des scénarios en fin de volume montre très bien ce que l’on peut construire de tout à fait intéressant sur cette base.

 

Il faut enfin envisager les PNJ humains (ou peu s’en faut). C’est en fait ici qu’apparaissent les règles essentielles sur les PNJ, qui s’appliquent aussi aux animaux, morts-vivants et démons envisagés juste avant, à savoir leur classement en trois catégories : par ordre de puissance croissant, la Piétaille, les Coriaces, et enfin les Rivaux. Or les différences entre ces catégories sont très, très sensibles – les caractéristiques ici fournies à titre d’exemple en témoignent, ça saute à la gueule.

 

Disons-le : la Piétaille, qui ne représente à peu près aucun danger (à moins d’être une véritable horde ?), n’est là que pour se faire massacrer par paquets de 2d6 – cela contribue, dans la violence et la tripaille, à la dimension héroïque du jeu… dans une perspective sword & sorcery s’entend.

 

Les Coriaces (le sergent pas complètement abruti ?) peuvent apporter un peu plus de challenge, mais sont globalement gérables.

 

Quand on en arrive à la catégorie des Rivaux, ça se complique – éventuellement de manière très, très radicale ; au mieux dotés de caractéristiques comparables à celles des PJ (ils sont construits sur les mêmes bases et disposent de Points de Vilénie symétriques aux Points d’Héroïsme des aventuriers), au pire bien, bien plus puissants, ils sont typiques de ces salopards increvables qui ont une fâcheuse tendance à revenir quand on espérait naïvement s’en être débarrassé une bonne fois pour toutes… C’est même la raison d’être d’une utilisation essentielle des Points de Vilénie ! Pratique pour les sagas…

SAGAS ET SCÉNARIOS

 

Classiquement, le bouquin donne des conseils de création de scénarios et de sagas (scénarios reliés entre eux). Le genre sword & sorcery est le plus souvent associé à des nouvelles, et on peut donc s’attendre à des scénarios globalement indépendants ; mais il doit bien être possible, le cas échéant, de lier un peu plus tout cela – la meilleure option étant sans doute, pour ce faire, de compter avec les backgrounds des PJ et l’inventivité des joueurs : sur ce terrain-là, je devrais donc pouvoir m’en accommoder, moi qui suis quand même plus « chronique » (ou « campagne ») que « one shot ».

 

Notons qu’avant les tables récapitulatives et la fiche de perso, le livre, sous le titre « Krongar et le générateur de sagas », produit une série de tables permettant le cas échéant de créer une histoire sur le pouce à partir de quelques tirages (je suis toujours un peu sceptique, et en même temps curieux : ça se tente), ou, peut-être, de dégager justement un liant potentiel tout à fait bienvenu. À parcourir, en tout cas, c’est assez drôle, pour le coup ! Le risque étant peut-être que le « scénario » ainsi produit soit trop « second degré » pour qu’on le prenne vraiment au sérieux…

 

Le livre est parcouru d’idées d’aventures, parfois formalisées en un paragraphe ou deux. Mais il se conclut sur cinq scénarios complets. Deux sont tirés de la version originale (« Krongar et les plaines de la mort », et « Krongar et les voleurs de Malakut », l'idée étant que le nom de Krongar soit remplacé par celui d'un PJ), qui sont à en croire l’équipe derrière l’édition française les meilleurs des cinq initialement proposés ; mais ladite équipe a donc fourni trois scénarios de remplacement, un peu plus amples (et sans doute bien plus intéressants) que les deux d’origine, pour parvenir à ce même chiffre de cinq scénarios.

 

Je ne vais pas rentrer ici dans les détails – parce que j’aimerais bien les jouer, en fait, quelques-uns du moins… Quelques mots rapides ?

 

Je fais largement l’impasse sur « Krongar et les plaines de la mort », très sommaire (même si j’ai lu et, hélas, joué bien pire) ; c’est vraiment du test de la mécanique, et je ne suis pas preneur (pour des raisons exposées il y a peu dans un tout autre registre, quand j’avais causé de Sombre, n° 2).

 

« Krongar et les voleurs de Malakut », où tout est dans le titre, est à son tour très convenu, mais l’ambiance me parle tout de même davantage – de quoi, peut-être, faire un interlude correct en milieu urbain.

 

Les trois scénarios français sont quand même bien meilleurs, dans l’ensemble : « Les Larmes de Jouvence » est ainsi « faussement simple », dans la mesure où, sous l’éventuel cliché, se dissimule en fait quelque chose d’un peu plus subtil, à base de dilemme moral intéressant – exploration et action n’en sont pas moins au rendez-vous, mais le cocktail n’en est que plus savoureux.

 

Mais c’est probablement « La Faim justifie les moyens » qui me parle le plus, probablement le scénario le plus ample du bouquin (même s’il demeure assez bref de manière générale, une session peut suffire), et qui sait susciter une assez belle ambiance, et mitonner quelques surprises – à la lecture, c’est par ailleurs assez amusant, même si je suppose qu’il faut le maîtriser « sérieusement », ou disons « au premier degré », pour qu’il fonctionne vraiment : il s’agit, après tout, au moins en partie, ou en théorie, de remuer et effrayer les PJ… On en rigolera éventuellement le moment venu, mais c’est-à-dire après. Oui, c’est bien le scénario qui me tente le plus !

 

Le dernier scénario français, « L’Île de Métunga », est un bon cran en dessous, et davantage dans la lignée des deux « Krongar » : pulpissime, il empile cliché sur cliché, délibérément, mais pour un résultat qui à vue de nez me laisse un peu sceptique… Too much, disons. Il y a sans doute de quoi en faire quelque chose, mais j’ai du mal à concevoir qu’il puisse susciter des souvenirs impérissables, en l'état du moins…

 

Bilan globalement correct pour ces scénarios, même si « Les Larmes de Jouvence » dépasse tous les autres d’une bonne tête, à l’exception de « La Faim justifie les moyens », qui dépasse celles qui restent de deux bonnes têtes.

 

Tranchées, comme de juste.

 

J’AI ENVIE DE JOUER, PAR CRO… PAR CHARKOND !

 

Mais le bilan global ? Vous vous en doutez : très bon.

 

Sachons raison conserver : je ne vais pas hurler au chef-d’œuvre en amidonnant mon caleçon devant tant de génie – l’enthousiasme casusNOien en fait un peu trop à mon sens.

 

(Oui, c’est moi qui dis ça, moi qui suis d’un enthousiasme tellement envahissant pour plein de bouquins…)

 

Néanmoins, je remercie, et ô combien, ledit enthousiasme, parce qu’il m’a permis de découvrir un très bon jeu, vraiment bien fait – et constituant pour le coup pleinement ce que je cherchais depuis quelque temps, avec moult hésitations : un bon jeu de fantasy, qui est aussi un bon compromis (mais au sens le plus positif de ce terme souvent tristement connoté), un système simple mais pas simpliste, des personnages qui ont d’emblée de la chair et de l’âme sans se noyer sous les caracs, un cadre guère original mais qui a le mérite d’être là et dont je suis persuadé qu’on peut en tirer quelque chose de très intéressant, des scénarios plus que corrects pour découvrir la bête… Et, j’y reviens en dernier ressort, oui, décidément, un très beau produit, superbement réalisé, tout à fait à la hauteur du contenu.

 

Autant dire que, PAR CRO… PAR CHARKOND, J’AI UNE PUTAIN D’ENVIE D’Y JOUER !

 

Oh, oui.

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"Munchkin Cthulhu 3 : La Crypte de l'Indicible"

Publié le par Nébal

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Munchkin Cthulhu 3 : La Crypte de l’Indicible

 

Vite fait, en passant.

 

Vous vous, rappelez, il y a peu, je vous avais parlé de Munchkin Cthulhu et, tant qu’à faire, de son extension Munchkin Cthulhu 2 : De mal en pis ! À cette occasion, j’avais évoqué l’existence d’une extension dessinée par François Launet, aka Goomi, le responsable de l’excellent BD-blog Unspeakable Vault (Of Doom), dont j’attendais une traduction française en écumant de bave tel un cultiste agité de soubresauts. Ce que je ne savais pas, pauvre imbécile, c’est que cette extension avait déjà été traduite en français, sous le titre pourtant éloquent de Munchkin Cthulhu 3 : La Crypte de l’Indicible

 

Alors ça y est. J’ai la bête.

 

(Façon de parler, bien sûr.)

 

Un petit regret pour commencer, il n’y a quasiment pas de nouveau concept introduit dans ces 56 nouvelles cartes, à part deux « détails insignifiants d’ordre vestimentaire » (c’est pas moi qui le dis) concernant les cartes « Tête gluante » et « Pieds tentaculaires »… tout simplement parce que ce ne sont pas des objets, mais des mutations. Mouais, ça fait quand même un peu léger.

 

Une bonne chose, par contre, c’est que l’on trouve cinq nouvelles démences, dont quatre phobies, ce qui permet de donner un peu plus de relief à ce nouveau concept de jeu introduit par Munchkin Cthulhu 2 : De mal en pis ! Il y a bien en outre un nouveau « Grand coup sur la tête » (qui est bien, je le rappelle, une des cartes les plus puissantes du jeu...) et un nouvel « Anneau de souhait ». Il existe enfin une carte « trésor » appelée « Maîtriser ses peurs » qui permet, au choix, soit de gagner un niveau, soit de se débarrasser de toutes ses phobies.

 

Quelques cartes rigolotes ? Allez. Du côté des « trésors », je note « l’Ouvre-boîte », qui donne un bonus de + 2, immunise contre le « Corned-beef », mais donne un bonus de + 10 si c’est vous qui utilisez ledit « Corned-Beef » ; le « Gramophone », gros objet à une main qui donne un bonus de + 4 dans n’importe quel combat, qu’on y soit impliqué ou non, mais seulement aux munchkins et pas aux monstres ; une carte d’utilisation rare, mais pour le principe, « Donner vos amis à manger à Quethoulhou » : « Si vous jouez cette carte immédiatement après que le grand Quethoulhou (ou le Grand Cthulhu) a attrapé un autre joueur, elle vous autorise même à gagner le dernier niveau et à remporter la partie au mépris des règles. Ia ! Gagnez un niveau. » « Miam Miam ! », quant à elle, jouée dans un combat avant que quiconque ait tenté de déguerpir, rajoute à l’incident fâcheux « vous mourrez », et ce monstre poursuit désormais tout le monde. En carte débile, nous avons le « Shoggy gelé », qui donne + 4 à n’importe quel camp lors d’un combat, mais il faut jeter un dé : sur un résultat de 1, il est troublé et attaque le mauvais camp…

 

Du côté des cartes « porte », maintenant (plus nombreuses, évidemment). Toutes les démences sont assez chouettes : « l’Autophobie » donne un malus de – 4 si on combat un monstre sans aide, mais un bonus de + 1 dans le cas contraire ; la « Bibliophobie » empêche d’être « Professeur » et d’être aidé par un « Professeur », tout comme elle empêche d’utiliser tout objet marqué « livre » ou se terminant par « -icon » ; mais si on défausse ce genre d’objet, on peut tirer une carte « porte » face cachée ; beaucoup de démences fonctionnent sur ce principe. La « Dipsophobie », ainsi, procède de même avec les ichor ou les potions (perso, je trouve que c’est un avantage…). La « Phobophobie » empêche d’aider ou d’être aidé par quiconque a une phobie, mais si on rejette une phobie, etc. Reste enfin la méchante « Pyromanie », qui donne un malus de – 4 à tous les combats si on n’a pas d’objets de feu ou de flammes, mais si on en a un, il compte double (NB : il y en a un dans l’extension, « Feux d’artifice », qui fait normalement + 3…). Je ne vais par contre pas détailler les monstres… sauf un. Mon chouchou. « ‘Zathoth » : « Niveau 18, 2 niveaux, 5 trésors. + 2 contre les Cultistes. Ne poursuit aucun personnage de niveau inférieur ou égal à 4. Incident fâcheux : vous êtes maudit ! Quiconque joue immédiatement une malédiction contre vous peut tirer deux cartes face cachée du paquet de son choix. » Je ne sais pas si ça peut vraiment être efficace, mais dit comme ça, c’est au moins rigolovicieux…

 

Et puis il y a, tout de même, ce qui constitue peut-être le principal intérêt de cette extension, à savoir les illustrations du sieur Goomi. Et elles sont excellentes, bien représentatives du meilleur de ce que le Monsieur nous prodigue régulièrement sur son site. C’est avec un grand plaisir que l’on retrouve ici ses personnages. D’où un seul petit regret – de pur pinaillage éhonté, je plaide coupable – à cet égard : la francisation de quelques termes, pas vraiment nécessaire, je trouve : « Quethoulhou » au lieu de « Cthulhoo », « Miam Miam ! » au lieu du légendaire « Yum Yum ! »… Bon. Admettons.

 

 N’empêche, je sens qu’il y a de quoi bien s’amuser là-dedans…

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"Titan", de Stephen Baxter

Publié le par Nébal

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BAXTER (Stephen), Titan, [Titan], traduit de l’anglais par Stéphanie Ravez, Paris, J’ai lu, [1997, 2001, 2007] 2008, 700 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 70, dans le guide de lecture consacré à Stephen Baxter (pp. 151-153).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant quelque temps.

 

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop :

 

Deuxième tome de la « trilogie de la NASA », Titan poursuit le questionnement de la conquête de l’espace, et notamment des vols habités, entrepris dans Voyage. Mais pas d’uchronie, cette fois : Stephen Baxter se livre ici à une anticipation à très court terme (à tel point que c’est déjà en partie du passé pour nous) ; et si le résultat est à nouveau vertigineux (plus encore, dans un sens), l’optique est cependant bien différente. Autant le dire d’emblée : tout ceci n’est pas très joyeux, et, à bien des égards, Titan sonne comme un requiem…

 

Tout commence en 2004, par deux événements concomitants et fondamentaux. D’une part, la sonde Cassini-Huygens fournit des renseignements sur Titan, l’un des satellites de Saturne ; et d’aucuns en déduisent que la lune en question pourrait bien abriter une forme de vie, quoique fort différente de ce que nous connaissons. D’autre part, la navette Columbia se crashe en rentrant d’une mission, tuant deux des astronautes à son bord ; accident qui ne manque pas de rappeler le drame de Challenger, témoigne de l’état de délabrement du programme spatial américain, et pourrait bien en sonner le glas…

 

Paula Benacerraf, une des survivantes de Columbia, se voit en effet confier la dure charge de la gestion des dernières navettes spatiales de la NASA, l’idée sous-jacente étant le démantèlement à court terme. Mais elle fait une rencontre déterminante en la personne de Rosenberg, un jeune chercheur passablement autiste, de toute évidence gros lecteur de science-fiction, qui lui suggère une idée hautement farfelue, un ultime défi en forme de tour d’honneur ; il s’agit d’utiliser les dernières ressources dont dispose la NASA (menacée à brève échéance par l’élection attendue/redoutée d’un républicain de tendance dure et fondamentaliste chrétien à la présidence des Etats-Unis) pour lancer un dernier vol, du genre à renouveler et même dépasser l’alunissage historique d’Apollo 11 : un aller-simple à destination de Titan, à bord de la navette Discovery légèrement modifiée. Parce que Titan, donc – il en est persuadé –, est susceptible d’abriter la vie ; mais aussi parce que la lune de Saturne, bien plus que notre satellite ou que Mars, est à ses yeux la clef de la conquête du système solaire (pour tout un tas de raisons scientifiques passablement complexes qu’il serait vain de vouloir résumer ici).

 

Un projet complètement fou : un voyage de six ans en microgravité, et aucune chance de retour… Mais Benacerraf finit par être convaincue, et réunit une petite équipe pour préparer cette nouvelle odyssée de l’espace. Et, à la date prévue, c’est-à-dire 2008, Discovery quitte l’orbite terrestre à destination de la géante gazeuse aux célèbres anneaux, avec à son bord Benacerraf, Rosenberg, et trois autres astronautes.

 

Une fois cette date fatidique franchie, le roman suit deux lignes narratives : d’une part, nous suivons nos héroïques aventuriers de l’espace dans leur long périple semé d’embûches ; d’autre part, nous jetons régulièrement un coup d’œil à ce qui se passe sur Terre.

 

Or le tableau n’est guère réjouissant : le cow-boy texan intégriste est élu président, et s’empresse de mettre en place une politique populiste, isolationniste et réactionnaire à même de faire passer son compatriote George W. Bush pour un libéral ultra-progressiste. L’Air Force prend enfin sa revanche sur la NASA, qui ne sert plus désormais que les projets de militaires paranoïaques tout droit sortis de Docteur Folamour (là, pour le coup, c’est assez franchement ridicule…). Et la situation internationale n’est pas plus enthousiasmante, l’Occident, les Etats-Unis en tête, flippant comme c’est pas permis devant la puissance chinoise (qui s’est elle aussi autorisée un programme spatial, tardif et risqué, et aux terribles conséquences)…

 

On peut légitimement trouver que notre auteur britannique en fait « un peu trop ». Mais cela sert le propos d’ensemble qui, dans les deux trames, est franchement à se pendre… Le message, ici, prend en quelque sorte le pas sur la crédibilité de Voyage. Si Titan, aussi dingue semble-t-il à première vue, relève bien de la « hard science », et constitue à nouveau un roman très technique s’appuyant sur une documentation parfaitement sérieuse, on est cependant en droit d’y voir avant tout un constat désabusé sur un programme spatial moribond et une planète qui ne l’est pas moins, constat et avertissement aux allures de fable, pour ne pas dire de parabole.

 

 Aussi Titan, plus ou moins pertinent, plus ou moins lucide, n’a probablement pas le brio de Voyage. Les vagues regrets qui teintaient ce précédent roman se muent ici en franche dépression ; malgré le caractère fou de l’odyssée vers Titan, on ne peut pas dire que l’enthousiasme débridé soit caractéristique de ce deuxième tome de la « trilogie de la NASA », peinture avant tout de lendemains qui déchantent. Mais il reste vertigineux – Baxter était décidément d’ores et déjà un maître en matière de « sense of wonder » –, et tout à fait recommandable ; simplement, le rêve plus ou moins régressif prend ici des couleurs de cauchemar….

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"Le Pistolero", de Stephen King

Publié le par Nébal

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KING (Stephen), Le Pistolero, [The Gunslinger], texte revu et enrichi par l’auteur, nouvelle traduction de l’américain par Marie de Prémonville, illustrations de Michael Whelan, Paris, J’ai lu, [1982, 1992, 2004] 2010, 254 p. [+ 8 p. de pl.]

 

Tiens, ça faisait vraiment une éternité que je n’avais rien lu de Stephen King. La preuve, je n’en ai jamais parlé sur ce blog jusqu’à aujourd’hui. Ce fut pourtant un de mes auteurs cultes, notamment lors de mon adolescence, quand je me régalais avec ses chefs-d’œuvre de l’horreur ; c’est d’ailleurs un des rares auteurs (voire le seul, même si Lovecraft, peut-être…) à m’avoir réellement foutu les boules rien que par la magie de sa plume (la pire expérience à ce niveau, et donc la meilleure, je me souviens que ce fut Jessie, bouquin au pitch particulièrement diabolique, que j’avais eu la mauvaise, et donc excellente, idée de lire en écoutant une compil’ de dark ambient…).

 

Mais je n’avais jamais trouvé la motivation nécessaire pour me lancer dans son fameux cycle de « La Tour Sombre ». Plusieurs raisons à cela : d’une part, donc, chez King, c’était quand même surtout l’horreur qui m’intéressait, et notamment dans son versant fantastique (même si je lui reconnais quelques jolies réussites en science-fiction, voire en fantasy), or je savais que « La Tour Sombre » n’appartenait pas vraiment au genre (je peux cependant dire, maintenant, que les scènes d’horreur, voire de gore, répondent à l’appel dans ce premier volume, même si elles n’en constituent pas l’essentiel) ; d’autre part et surtout, j’ai toujours eu tendance à préférer King dans ses textes les plus courts, et, même si je me suis régalé avec certains de ses romans les plus longs (Ça, Le Fléau, Bazaar, dans une moindre mesure Insomnie), j’avais une certaine propension à redouter cet interminable (mais terminé) cycle s’étendant (alors) sur sept romans, dont certains passablement monstrueux en eux-mêmes… Certes, King lui-même définissait « La Tour Sombre » comme étant « la Jupiter du système solaire de [son] imaginaire », mais justement, cette affirmation me faisait un peu peur (pas pour les bonnes raisons…). Les choses ont changé récemment, grâce à Jules Abdaloff, la caution morale et intellectuelle de la  Salle 101, qui a fait récemment  une critique dithyrambique et convaincante du cycle dans sa globalité. Je me suis donc dit qu’il était bien temps, au moins de faire l’essai avec le (bref, d’ailleurs) premier volume ; je me suis procuré Le Pistolero et en ai vite entamé la lecture.

 

King, dans son introduction et son avant-propos, revendique deux influences majeures pour ce cycle entamé alors qu’il avait à peine 20 ans : d’une part, Le Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien, ouvrage qui l’avait fasciné à l’époque hippie (putains de hippies), et qu’il avait envie, avec une arrogance qu’il revendique comme essentielle à la jeunesse, de « dépasser » (mais pas de « copier », ce qui explique qu’il ait quand même attendu un peu de se forger son univers ; d’autres auraient été bien inspirés de faire de même…) ; d’autre part, Le Bon, la brute et le truand de Sergio Leone, immortel chef-d’œuvre du western spaghetti (même si, à compter les cadavres dans ce premier tome, notamment lors de la scène du massacre de Tull, on aurait peut-être plutôt envie, dans le registre, de le comparer à Django ; ce qui n’est pas une critique, hein). D’où ce cycle d’une ampleur considérable, et qui donne, du moins dans ce premier volume, dans le western post-apocalyptique baigné de magie.

 

En effet, « le monde a changé » – cette phrase revient régulièrement, à la manière d’un leitmotiv. Le Pistolero se déroule pour l’essentiel dans un futur indéterminé mais passablement glauque, dans un endroit qui pourrait être les États-Unis, et pour une bonne partie en plein désert (on pense effectivement très fort aux décors du western spaghetti). On notera cependant ici ou là quelques liens avec notre époque, et, ce qui m’a surpris, avec le reste de l’œuvre de King (qui évoque à plusieurs reprises le « shining »…).

 

« L’homme en noir fuyait à travers le désert, et le Pistolero le suivait. » C’est ainsi que débute le cycle, et il faut avouer que, tout en étant très sobre, cette phrase claque quand même pas mal. Le Pistolero – qui n’est très longtemps désigné que sous cette appellation –, c’est Roland Deschain de Gilead, le dernier de son espèce ; longtemps, on ne saura rien de ses motivations : pourquoi piste-t-il l’homme en noir ? On n’en sait rien… puis commence à se dessiner, mais de manière encore très floue, le mystérieux motif de la Tour Sombre, dont l’homme en noir serait dans un sens la clef ; aussi la Tour constitue-t-elle (mais, là encore : pourquoi ? et de quoi s’agit-il au juste ?) le véritable but de la quête de Roland, l’homme en noir n’étant au final qu’un passage obligé sur le chemin.

 

À notre tour, nous suivons le Pistolero dans le désert. Et c’est au travers d’incessants flash-backs, parfois d’authentiques récits dans le récit dans le récit, s’emboîtant à la manière de poupées russes, que nous en apprendrons un peu plus sur lui – mais guère sur le monde dans lequel il évolue, qui reste passablement abstrait (là encore, ce n’est pas une critique). La structure du Pistolero est à cet égard tout à fait remarquable : ce fix-up, lorgnant sur le roman-feuilleton, se construit progressivement, au fil de rencontres marquantes et de « palabres », sans que jamais King ne verse dans le didactisme (même si le roman a tout naturellement une dimension initiatique – nous y assistons d’ailleurs au passage de Roland à l’âge adulte). C’est ainsi que s’élabore lentement l’univers, et que s’ébauche la personnalité complexe du Pistolero, lequel, pour être le héros du roman, n’est franchement guère sympathique (non, ce n’est toujours pas une critique), étant prêt à tout sacrifier sur son chemin pour parvenir au terme de sa quête. Mais cet épisode n’est que « la fin du commencement »…

 

Et ça marche très bien. J’étais au tout début assez sceptique quant au style – on sent l’auteur débutant, malgré la révision, et, toujours malgré la révision, on peut émettre des réserves quant à la traduction… Mais, assez rapidement, j’ai été conquis. Essentiellement du fait de l’atmosphère si particulière du Pistolero. Un western post-apocalyptique baigné de magie, disais-je plus haut (oui, j’adore m’auto-citer, je trouve que c’est un peu la classe, quand même) ; et ce cadre, pour être encore assez flou, n’en est pas moins fascinant. Le travail sur l’ambiance est tout à fait remarquable, et dénote déjà chez le jeune Stephen King un réel talent d’écrivain. C’est avec un plaisir rare que l’on erre dans ces terres désolées en compagnie de Roland ; on a véritablement l’impression d’y être, et c’est fort, très fort.

 

Aussi ai-je été parfaitement convaincu par ce premier tome ; à vrai dire, et même si je vais laisser passer un peu de temps histoire de me consacrer tout de même à d’autres lectures, j’ai déjà hâte de poursuivre l’expérience avec Les Trois Cartes… J’y reviendrai donc un de ces jours, et remercie d’ores et déjà l’indispensable Jules Abdaloff de m’avoir persuadé de sauter le pas.

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"Le Cycle de Shub-Niggurath", de Robert M. Price (dir.)

Publié le par Nébal

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PRICE (Robert M.) (dir.), Le Cycle de Shub-Niggurath, [The Shub-Niggurath Cycle], traduit de l’anglais par Philippe Poirier, Montiny-les-Metz, Oriflam, coll. Nocturnes, [1994] 1998, 279 p.

 

« Iä ! Iä ! Shub-Niggurath ! La Chèvre Noire des Bois ! Iä ! Iä ! La Chèvre aux Mille Chevreaux ! »

 

Tout amateur de Lovecraft et de lovecrafteries connaît nécessairement cette litanie ô combien récurrente. Iä ! Pourtant, Shub-Niggurath, dans les textes du Maître, n’apparaît guère que sous cette forme, et il y a un étonnant vide dans les récits du Mythe quant à cette figure pourtant célèbre, et c’est tout juste si l’on sait que ce Grand Ancien est associé à la fertilité et, bien sûr, à la forme caprine. Cela n’a pas empêché Robert M. Price de souhaiter rassembler une anthologie de texte consacrés à la Chèvre aux Mille Chevreaux, même si, comme on aura l’occasion de le constater, même chez les héritiers, celle-ci n’apparaît guère le plus souvent qu’en filigrane.

 

Passons donc sur la couverture atroce, contentons-nous de signaler que la traduction est au mieux et le plus souvent médiocre, au pire ignoble (l’introduction de Robert M. Price est tout bonnement illisible), et passons immédiatement aux textes.

 

L’anthologie s’ouvre sur trois récits que l’on dira « para-lovecraftiens », et donc à la limite du hors-sujet : seule la présence d’un démon caprin justifie leur présence ici, ce qui est un peu faible, tant l’image de ce genre de démons est répandue… « La Corne de Vapula » de Lewis Spence est ainsi un texte assez court et, disons-le, sans grand intérêt, sur une sorte de gargouille qui s’anime la nuit venue. On y préfèrera largement « La Chèvre démoniaque » de M.P. Dare, récit étonnamment lovecraftien jusque dans son outrance, et non dénué d’humour ; pas mal. Reste « La Chèvre de Glaramara » de J.S. Leatherbarrow, récit à la structure relativement complexe, mais qui tombe un peu à plat.

 

C’est – sans surprise ? – avec Ramsey Campbell et sa vallée de la Severn que l’on attaque vraiment le sujet. « Le Cristal lunaire » n’est au fond qu’un pastiche – pour ne pas dire plagiat – du « Cauchemar d’Innsmouth » à Goatswood, mais ça n’en est pas moins un récit très efficace, qui se lit tout seul.

 

« L’Anneau des Hyades » de John Glasby est nettement moins convaincant, et n’entretient qu’un rapport lointain avec Shub-Niggurath (le Grand Ancien de service est plutôt Hastur). Un récit onirique très convenu, sur lequel on pourra très légitimement faire l’impasse.

 

C’est ensuite à Robert M. Price de livrer sa version de Shub-Niggurath avec « Les Mille Chevreaux », nouvelle qui a pour ambition d’unir Sade à Lovecraft, et dont la conclusion n’est pas sans évoquer Society de Brian Yuzna. L’idée n’est pas forcément mauvaise, mais l’exécution indubitablement maladroite…

 

On change complètement de registre avec « La Semence du Dieu-étoile » de Richard L. Tierney, nouvelle façon péplum biblique s’inscrivant dans un cycle dont le héros n’est autre que Simon le Magicien. Alors, forcément, tout cela est très pulp, et évoque nettement plus Howard que Lovecraft, mais ça n’est pas forcément désagréable…

 

Ça ne soutient cependant pas la comparaison avec la nouvelle qui suit, « Le Blues de Harold » de Glen Singer, très certainement la meilleure nouvelle de cette anthologie. Interview d’un bluesman sur un autre bluesman de l’époque héroïque, c’est là un texte doté d’une superbe ambiance, et qui ne manquera pas d’évoquer les mânes de quelques célébrités du genre. Vraiment une belle réussite.

 

Après quoi, « Le Cauchemar de la maison Weir » de Lin Carter paraît nécessairement un peu falot… Récit très classique d’emprise onirique débouchant sur la folie, c’est un peu lu et relu, et ne laisse guère d’impressions vivaces. Quant aux « Visions de Yaddith » qui suivent, il s’agit de poèmes plutôt navrants fondant la base d’un nouveau tome du cycle. Sans intérêt.

 

M.L. Carter livre ensuite ce qui constitue probablement la pire nouvelle de cette anthologie avec « La Proie de la chèvre », mauvais remake de L’Exorciste et de Rosemary’s Baby avec Shub-Niggurath à la place du Diable. Lamentable.

 

Heureusement, « Le Sabbat de la chèvre noire » de Stephen M. Rainey remonte le niveau. Shubby n’y apparaît qu’à la marge, mais cette histoire de résurgence de la sorcellerie (la « vraie » qui s’immisce dans celle des wiccans) bénéficie d’une ambiance plus que correcte, malgré une chute un tantinet prévisible.

 

Suit un texte étrange, « Le Curé de Temphill » de Robert M. Price & Peter H. Cannon, où l’on retrouve le cadre de la vallée de la Severn, avec une louche de Templiers par-dessus. Shub-Niggurath n’y apparaît en fait pas, ce qui ne joue pas en faveur de la présence du texte dans l’anthologie. Si ce texte est indubitablement lovecraftien par certains de ses mécanismes, et plutôt intéressant par ailleurs, il finit néanmoins un peu trop en queue de poisson à mon goût.

 

« Grossie » de David Kaufman, qui ne mentionne pas davantage Shubby (…), est une évocation de la monstruosité reposant intégralement sur l’atmosphère et les sensations. C’est à cet égard plutôt réussi, et n’est pas sans rappeler, au-delà de Lovecraft, certains textes courts de Stephen King, ai-je trouvé.

 

Et l’anthologie de se conclure sur « Nettoyer la Terre » de Will Murray, récit très pulp et en même temps très Delta Green, empruntant un cadre antarctique plutôt sympathique ; mais, là encore, en faire un texte se rapportant à Shub-Niggurath, c’est aller un peu loin… Rigolo, un peu ridicule aussi, mais correct, sans plus.

 

Au final, ce Cycle de Shub-Niggurath est, sans surprise, une anthologie fort médiocre, au sens strict. On n’y trouve rien de véritablement scandaleux (à part peut-être – sans doute ? – le navet de M.L. Carter), mais pas grand-chose de vraiment bon (si ce n’est « Le Blues de Harold », à mes yeux en tout cas). Les amateurs de lovecrafteries dotés d’une certaine tolérance et d’un esprit bon public pourront le lire sans trop de regrets, mais bon, ça casse quand même pas trois tentacules à un shoggoth…

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"Le Peuple du tapis", de Terry Pratchett

Publié le par Nébal

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PRATCHETT (Terry), Le Peuple du tapis, [The Carpet People], traduit de l’anglais par Patrick Marcel, Paris, J’ai lu, coll. Science-fiction, [1992] 1997, 188 p.

 

Le Peuple du tapis est le premier roman de Terry Pratchett, qui l’avait écrit à l’âge de dix-sept ans. L’auteur, qui avait entre-temps connu le succès avec « Les Annales du Disque-monde », a révisé ultérieurement ce péché de jeunesse longtemps indisponible pour le soumettre à nouveau à publication, devant les demandes insistantes de ses fans. Et c’est en quoi ce livre a bel et bien deux auteurs, ainsi que Pratchett l’explique lui-même dans une brève note précédant le roman.

 

Quoi qu’il en soit, on trouvait déjà dans ce premier ouvrage bien des traits typiques du créateur de Rincevent et compagnie. Le goût pour la fantasy parodique, bien sûr, ici particulièrement exacerbé peut-être puisque c’est la high fantasy à la Tolkien qui trinque, dans un sens ; le goût pour les univers inattendus, aussi, le Disque-monde étant ici présagé par un simple tapis où se nichent entre les poils bien des êtres farfelus ; et puis, déjà (à moins que ce soit l’effet de la révision ?), ce ton très particulier, où des considérations fort sérieuses (notamment d’ordre religieuses, philosophiques et politiques) se mêlent à l’humour le plus fantasque et burlesque, pour donner au final un roman éminemment pratchettien.

 

Nous sommes donc dans un tapis, au milieu des poils et de la poussière ; des cendres y tombent, du sucre, des pièces de monnaie. Mais c’est aussi un écosystème très riche, où vivent bien des êtres intelligents (ou presque). Le tapis est largement sous la domination de l’empire dumii (qui a inventé un truc aussi phénoménal que l’argent pour maintenir sa domination, ça aide). La tribu des Munrungues n’en subit à vrai dire pas vraiment le joug, se contentant de se faire recenser de temps à autre et de verser un impôt à cette occasion, ce qui satisfait tout le monde. Mais, un jour, les agents du recensement ne se présentent pas ; il faut dire que leur ville a été ravagée par le grand Découdre, bien étrange phénomène de destruction massive, qui entraîne dans son sillage des hordes de moizes chevauchant des snargues (ce qui peut effectivement rappeler quelque chose…).

 

Les frères Glurk et Snibril Orkson, à la tête de la tribu, secondés par le chaman excentrique Forficule, philosophe rationaliste, conduisent donc leur peuple dans un long et dangereux périple, et entendent bien faire la lumière sur les agissements des moizes et la nature du grand Découdre. En chemin, ils tomberont sur des compagnons remarquables, tels le général dumii Fléau ou le roi des Fulgurognes Brocando (parce que Terry Pratchett croyait encore à l’époque que la fantasy devait s’embarrasser de rois et tout le baltringue ; mais ils prennent cher, quand même…). Et, sous le regard apaisé des Vivants qui se souviennent du futur, ils vont contribuer à changer le monde, en construisant eux-mêmes leur destin et en écrivant l’histoire ; et pour ça, il faut survivre. Ce qui n’est pas gagné.

 

Le Peuple du tapisest ainsi, sous ses dehors incongrus et burlesques, une épopée, une véritable saga, du genre de celles qui ont inspiré Tolkien pour Le Seigneur des Anneaux et plus encore Le Silmarillion. Rien n’y manque, absolument rien ; quelques glissements du vocabulaire ne sauraient dissimuler les influences profondes de ce court roman, pas plus que l’humour omniprésent, qui ne fait cependant pas toujours mouche. On prend cependant dans l’ensemble beaucoup de plaisir à participer à cette grande aventure microscopique, et l’on s’attache volontiers aux pas des protagonistes (avec en ce qui me concerne une mention spéciale pour le philosophe Forficule et l’excité Brocando ; tous les personnages n’ont pas leur épaisseur, si j’ose dire).

 

Mais, à l’évidence, donc, tout Prachett est déjà là, ce qui est en soi assez impressionnant. L’univers est foisonnant, même s’il n’a sans doute pas l’originalité du Disque-monde ; il est cependant tout à fait charmant, et l’on s’amuse bien à fouler le tapis, dénicher une allumette au milieu des poils, ou escalader une pièce à l’effigie d’Elizabeth II. L’histoire, donc, n’est en elle-même pas vraiment originale, mais peu importe ; à vrai dire, comme souvent chez Pratchett, c’est ailleurs que se situe l’intérêt, et notamment dans ce ton très particulier que j’évoquais plus haut, et qui, à certains égards, fait davantage de l’auteur un science-fictionneux qu’un fantaisiste (une histoire de boulons…).

 

À titre documentaire, Le Peuple du tapis est donc tout à fait intéressant, et il y a fort à parier qu’il saura convaincre les fans du Disque-monde et compagnie. On n’en fera certes pas du très grand Pratchett, on ne prétendra pas que ce coup d’essai était déjà un coup de maître, mais cela reste une lecture des plus sympathique, passablement rafraîchissante. Pour ma part, je n’en demandais pas davantage. Et comme davantage il y a malgré tout…

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