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Black Wings II, de S.T. Joshi (ed.)

Publié le par Nébal

Black Wings II, de S.T. Joshi (ed.)

JOSHI (S.T.) (ed.), Black Wings II – New Tales of Lovecraftian Horror, Hornsea, PS Publishing, 2012, IX + 321 p.

Retour à la série d’anthologies lovecraftiennes Black Wings, dirigée par l’éminent critique S.T. Joshi, et éditée initialement chez PS Publishing – de beaux bouquins hardcover à jaquette.

 

Bon, je suppose qu’il n’est pas vraiment nécessaire de vous refaire ici le pitch de la série, je m’étais suffisamment étendu à ce propos en traitant du premier volume (sous son titre « rallongé », et problématique, caractéristique des rééditions : Black Wings of Cthulhu… soit exactement ce que l’anthologiste souhaitait éviter – notez que, depuis, ce premier volume a été traduit en français, chez Bragelonne, sous le titre plus problématique encore si ça se trouve Les Chroniques de Cthulhu)… et, en fait, j’avais déjà auparavant chroniqué Black Wings III, qui était le premier volume de la série que j’avais lu (et je vais le relire).

 

Bref : ici, autant se lancer directement dans les nouvelles. Et je ne me sens pas vraiment de jouer le jeu des catégories, pas forcément très pertinent ici – je vais donc évoquer chaque nouvelle dans l’ordre où elle figure dans le recueil.

 

Nous commençons avec John Shirley et « When Death Wakes Me to Myself » : un psychiatre vient de s’installer dans une nouvelle demeure à Providence, mais, très vite, un jeune homme visiblement dérangé cherche à y pénétrer par tous les moyens. Et ce jeune homme exprime bien des traits du Lovecraft historique, dans sa manière de parler par exemple… Pas mal – de la mesure dans les effets, étonnamment, et c’était probablement indispensable pour que ça fonctionne ; cerise sur le gâteau, la fin, à bon droit, n’est pas totalement celle à laquelle je m’attendais, et s’avère bien plus fine. Oui, ça fonctionne assez bien. Je relève au passage que, contrairement à ce qui s’était passé dans Black Wings of Cthulhu, le procédé consistant à faire figurer Lovecraft lui-même en tant que personnage, dans cette deuxième livraison, est beaucoup plus rare – à vrai dire, en dehors de cette nouvelle précisément, je n'en vois qu’un seul autre exemple, l’excellente nouvelle de Rick Dakan, dont je vous parlerai le moment venu.

 

Ensuite nous avons Tom Fletcher, avec « View » : un couple visite une vieille maison, guidé par un agent immobilier enthousiaste et/ou menaçant – mais la bâtisse a d’étranges propriétés, d’ordre plus ou moins géométrique… et en tout cas beaucoup trop d’étages ou de semi-étages. La nouvelle fait sans doute référence à « La Maison de la sorcière », mais on pense surtout à M.C. Escher à sa lecture. Hélas, l’effet s’amenuise à force d’insistance – la nouvelle aurait gagné à être considérablement écourtée, clairement, et ce qui fonctionne initialement finit par sombrer dans la platitude (si j’ose dire). Dommage.

 

« Houndwife », de Caitlín R. Kiernan, est d’un tout autre niveau. Difficile de résumer cette nouvelle, notamment du fait de sa narration explicitement non linéaire, mais circulaire… On y accompagne une femme qui se cherchait et qui s’est (peut-être) trouvée dans quelque chose, quelque part entre le sexe et l’occulte – ce dernier devant le rester. Le titre et certains aspects de l’intrigue renvoient au « Molosse », aucun doute là-dessus, mais d’autres éléments, pas moins importants en ce qui me concerne, évoquent plutôt « Le Festival » ou « Celui qui hantait les ténèbres » ; cependant, ces références explicites sont en fait relativement secondaires, et le plus important est ce jeu sur la temporalité et la narration – d’autant qu’il se double, dans une perspective finalement bien plus lovecraftienne que le clin d’œil du pastiche, d’un profond sentiment d’horreur cosmique, encore que « horreur » ne soit probablement pas le mot le plus juste ici. Disons-le, je n’y ai probablement rien panné… et ça ne m’a pas empêché d’adorer, non, le mot n’est pas trop fort – belle plume, aussi, faut dire. En fait, je tends à croire que c’est ma nouvelle préférée de ce volume II de Black Wings. Quoi qu’il en soit, dans mes lectures lovecraftiennes modernes, Caitlín R. Kiernan tend vraiment à se singulariser comme bien au-dessus du lot.

 

Suit Jonathan Thomas, avec « King of Cat Swamp » : un couple d’une banalité très banale reçoit la visite d’un intrus envahissant – un certain Castro… La nouvelle brode (lointainement) sur « L’Appel de Cthulhu », au travers de ce personnage croisé initialement dans le bayou bien des décennies plus tôt, et qui pouvait assurément être développé comme Lovecraft ne l’avait pas fait ; enfin, la pertinence du procédé est en fait à débattre, car celui qui était simplement fou et, très probablement, se leurrait quant aux intentions du Grand Poulpe du Pacifique, dans la nouvelle de Lovecraft, devient ici par la force des choses un puissant sorcier (soit… l’antithèse du discours habituel de S.T. Joshi ?). Bon, tout ceci n’est pas sérieux : le registre est semi-parodique, et, oui, sur le moment, c’est plutôt amusant, mais c’est le genre de truc qu’on oublie sitôt la page tournée.

 

« Dead Media », de Nick Mamatas, m’a bien plus intéressé, même si cette nouvelle n’est probablement pas sans défauts. Il s’agit d’une sorte de « suite » à « Celui qui chuchotait dans les ténèbres ». Des étudiants de l’Université Miskatonic, de nos jours, entendent percer le vieux mystère de la fac – le récit par Wilmarth de ses aventures dans le Vermont. Sauf que lire le disque envoyé par Akeley au professeur nécessite un matériel archaïque particulier, et c’est déjà un problème… En même temps, le transfert de l’enregistrement sur un support plus moderne permettrait peut-être de percer à jour la supercherie ? Cet aperçu de « médias morts » est déjà en soit intéressant, mais je suppose que ce titre a aussi quelque chose de plus métaphorique, concernant le caractère aujourd’hui multimédia de l’œuvre de Lovecraft ? Ou pas. Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé la « rupture » vers la fin de la nouvelle un peu trop sèche (en fait un problème survenu à plusieurs reprises durant ma lecture de cette anthologie), même si « l’épilogue » est loin d’être inintéressant, en donnant davantage de perspective à l’ensemble, avec une ampleur cosmique que les premières pages ne laissaient pas vraiment entrevoir. Oui, pas parfait, mais j’ai vraiment bien aimé.

 

« The Abject », de Richard Gavin, par contre, je n’ai vraiment pas accroché… La nouvelle est globalement très convenue, avec des trentenaires ou quadragénaires qui se retrouvent pour faire de la rando dans la forêt tout à l’ouest du Canada, autant dire au bout du monde (d’ailleurs, c’est dit), et là il y a une montagne bizarre, que les Indiens n’aimaient pas, etc., etc. Le récit, central, de la misère sentimentale du couple (hétéro et en crise) qui motive l’histoire n’en est pas moins convenu, hélas, au point où c’en devient pénible. Puis l’auteur nous inflige (précisément) une de ces ruptures « sèches » dont je viens de parler, une à vrai dire qui aurait pu faire un sacré effet, mais il s’y prend tellement mal, et tellement lourdement, qu’il ne parvient guère à susciter chez le lecteur qu’un soupir désabusé. La nouvelle aurait pu, et dû, être terrible – et touchante en même temps (et, par ailleurs, elle se serait peut-être très bien passée de connotations fantastiques). Elle n’est hélas ni l’une, ni l’autre. Un des points faibles du recueil – probablement le pire en ce qui me concerne.

 

« Dahlias », de Melanie Tem, est un (court) texte à part dans cette anthologie. Et qui ne m’a pas vraiment convaincu non plus... C’est que la nouvelle entend pour l’essentiel exprimer le sentiment d’horreur cosmique dans un cadre très quotidien – au travers d’une vieille dame qui va mourir et n’attend certainement rien après. Le texte a quelque chose d’une fable, mais il est un peu trop lourdement démonstratif…

 

Après quoi, John Langan nous livre « Bloom », une nouvelle assez sympathique, même si je peine à définir exactement les intentions de l’auteur. Le point de départ de la nouvelle a quelque chose d’une blague (délibérément mauvaise), avec ce couple qui ramène à la maison un container frigorifique malencontreusement égaré, et cette dimension aura l’occasion de revenir par la suite, mais on y trouve en même temps des choses plus sérieuses, dont quelque scènes… eh bien, oui, horrifiques… et un jeu avec les thèmes et textes de Lovecraft qui s’avère plus subtil (et peut-être même parfois plus profond) que dans bien d’autres nouvelles de ce recueil et a fortiori d'autres, des nouvelles qui se la pètent probablement bien davantage. Le manque d’unité du récit (dans le ton, du moins) me laisse encore un peu indécis, mais c’était globalement assez sympa, oui.

 

« And the Sea Gave Up the Dead », de Jason C. Eckhardt, est un texte très joueur et savoureux – et qui m’a beaucoup plu. Il s’agit là encore d’une variation sur « L’Appel de Cthulhu », mais qui se présente comme un document originel annoté par un chercheur – en l’espèce, le journal d’un naturaliste ayant accompagné l'amiral Cook dans le Pacifique, et tout spécialement à l’endroit que vous savez… Je ne sais pas ce qu’il en est, pour un anglophone, de l’anglais un peu archaïque et contourné de ce texte, mais je l’ai trouvé très amusant, oui, et plutôt bien fait – même si sa conclusion manque forcément d’ampleur, puisque nous savons très bien, nous autres lecteurs, ce qui se cache là-bas. Mais je n’ai pas trouvé ça problématique, et cette nouvelle figure parmi les textes du recueil que j’ai trouvés les plus savoureux.

 

Don Webb livre ensuite « Casting Call », qui fonctionne assez bien également. Même si je suis sans doute passé à côté de pas mal de trucs, car la nouvelle tourne autour des émissions télévisées de Rod Serling, au-delà de la seule Quatrième Dimension (que je ne peux pas vraiment prétendre connaître non plus, honte sur moi…) – il me manque donc sans doute pas mal de choses pour pleinement apprécier ce récit. Mais j’en ai apprécié l’approche, assez clairement comique, et même grotesque, mais futée dans ce registre – même quand il s’agit de mêler à tout ça l’ambition très « Actors Studio » d’un jeune acteur latino qui entend incarner au mieux une goule dans l’esprit du « Modèle de Pickman ». Ce qui est amusant, mais pas seulement – outre que, là aussi, nous avons un aperçu du caractère multimédia du corpus lovecraftien, en soi pas inintéressant. Certes, ma méconnaissance du contexte exact de la nouvelle joue contre elle, mais pas au point d’en amenuiser véritablement l’intérêt, trouvé-je.

 

On passe à (attention !) « The Clockwork King, The Queen of Glass and The Man with the Hundred Knives » (ouf), de Darrell Schweitzer. C’est une nouvelle étonnante et singulière à plus d’un titre – notamment parce que c’est la seule, ici, à jouer pleinement du registre onirique de Lovecraft, à la façon de la fantasy baroque des « Contrées du Rêve ». Et, à cet égard, c’est autrement plus convaincant que… eh bien, à peu près tout ce que j’avais pu lire dans La Clé d’Argent des Contrées du Rêve (sans même parler, obviously, des abominations de Brian Lumley). Ceci, surtout, dans la mesure où la nouvelle garde en même temps une assise « terrestre » et invite sans ambages à questionner la santé mentale des principaux protagonistes, narrateur éventuellement non fiable inclus comme de juste. Et, enfin, cet onirisme est radicalement perverti dans une optique pleinement cauchemardesque. Vraiment un texte intéressant, singulier, et qui produit son effet – parmi ce qu’il y a de mieux dans cette anthologie, en ce qui me concerne.

 

Nicholas Royle, avec « The Other Man », livre une variation sur le double, pas spécialement lovecraftienne (même si on laisse entendre qu’il y a de « Je suis d’ailleurs » dans tout ça), et un peu terne… Non, je suppose que c’est plus qu’honnête dans son genre, mais, très franchement ça ne m’a pas emballé – à l’instar de sa nouvelle « Rotterdam » dans Black Wings. Ça m’ennuie d’autant plus que mon premier contact avec cet auteur, sa nouvelle « Le Leurre » dans le n° 21 du Visage Vert, m’avait bien autrement séduit. Je suis convaincu qu’il y a quelque chose de très intéressant chez lui, mais je passe décidément à côté de pas mal de ses textes…

 

J’ai davantage adhéré à « Waiting at the Crossroads Motel », de Steve Rasnic Tem, nouvelle qui suinte le mal à l’état pur. Nous y suivons un personnage proprement répugnant, qui accomplit avec sa pauvre famille foutue depuis le départ une sorte de halte rituelle dans un motel aussi répugnant que lui-même. On y devine une forme de généalogie morbide typiquement lovecraftienne, qui peut renvoyer à Dunwich comme à Innsmouth (ou à la Kingsport du « Festival »), mais « modernisée » dans le plus bassement matérialiste des contextes – lequel est pourtant en même temps teinté de vagues cultes ancestraux, quelque part entre le décorum et la substance, qui contribuent en même temps à la perpétuation du « mauvais sang » (et renforcent à mes yeux le lien avec « Le Festival »). C’est le type même du texte poisseux, qui suinte, oui, et qui inspire un vague dégoût – et c’est une vraie réussite dans ce registre.

 

Suit « The Wilcox Remainder », de Brian Evenson, ultime variation sur « L’Appel de Cthulhu », comme son titre le laisse entendre. Le narrateur y a maille à partir avec une petite statuette (exactement celle que vous supposez) qui refuse de le laisser tranquille ; la nouvelle, dès le départ, laisse entendre que ledit narrateur pourrait bien être fou, et donc non fiable – un classique du genre qui, du coup, peut renvoyer davantage à d’autres nouvelles de Lovecraft, moins « cthuliennes », notamment « Le Modèle de Pickman » et « Le Monstre sur le seuil ». C’est bien fait dans son genre, ça fonctionne. Pourtant, je ne peux m’empêcher de ressentir une vague déception – à vrai dire la même qui s’empare toujours de moi quand je lis une nouvelle d’horreur de Brian Evenson, et peine à y reconnaître l’auteur d’Inversion, de La Confrérie des mutilés, éventuellement même de Baby Leg ou de Père des mensonges… Davantage celui d’Alien : No Exit, pour le coup ? Enfin, non, quand même pas : c’est bien quand même, oui. C’est juste que, comme toujours, j’en attendais davantage…

 

« Correlated Discontents », de Rick Dakan, est une nouvelle bien autrement ambitieuse – et peut-être cela m’a-t-il encore davantage incité à baisser la note de la nouvelle de Brian Evenson, à vrai dire. Comme le récit de Darrell Schweitzer un peu plus haut, celui de Rick Dakan bénéficie de sa singularité dans cette anthologie – mais si « The Clockwork King, The Queen of Glass and the Man with the Hundred Knives » jouait de la carte de la fantasy, « Correlated Discontents » joue de celle de la science-fiction – même un peu « TGCM », certes. L’idée est celle d’un programme informatique empruntant une interface humaine, et supposer rendre la personnalité de feu Howard Phillips Lovecraft après avoir ingurgité, analysé et digéré toute sa correspondance – qu’il s’agit ensuite de régurgiter, via donc un homme de chair et de sang, pour donner des réponses « authentiques » dans un contexte de conversation, en piochant pourtant dans des citations d’un objet parfois fort éloigné. L’idée est assez fascinante en soi – et la fin de la nouvelle est dans la droite lignée du postulat –, mais le récit ne met pas tous ses œufs (j’ai failli écrire « ses yeux »…) dans le même panier : lors de la démonstration publique du procédé, fans et non-fans amenés à questionner « Lovecraft » et à se réjouir de la parfaite authenticité de ses réponses biaisent bien vite le propos de l’expérience en interrogeant le personnage sur son racisme – frontalement. Le sujet est délicat, mais joliment amené – et ce d’autant plus qu’il faut intégrer dans l’équation « l’interface humaine », un jeune étudiant, et plus ou moins toujours un fan, qui est ainsi amené à prononcer les propos les plus outrancièrement racistes… tout en se laissant progressivement submerger par la personnalité de synthèse de Lovecraft. En même temps, il ne s’agit pas d’un texte bêtement à charge, c’est même tout sauf ça ; il sait se montrer assez subtil à tous ces égards, pertinent de bout en bout. Il y a bien plus de substance dans cette histoire que dans un bon millier sinon million de « débats » sur le racisme de Lovecraft. En même temps, ce n’est pas la même approche que celle de Victor LaValle dans La Ballade de Black Tom, mais elle me paraît tout aussi pertinente. Vraiment, j’ai trouvé ça très intéressant – casse-gueule, mais en fait d’autant plus intéressant.

 

Donald Tyson, avec « The Skinless Face », joue dans un tout autre registre, bien autrement classique – en fait un qui peut rappeler celui de Brian Evenson ? Avec tout de même un côté « grosse horreur qui tâche » autrement prononcé… De fait, l’histoire est somme toute assez banale : une expédition archéologique qui fait une dangereuse découverte du côté de la Mongolie, ce qui ne manque pas de rappeler Les Montagnes Hallucinées ou encore « Dans l'abîme du temps »… Cela dit, dans son genre, c’est vraiment très bien fait – et assez effrayant, oui, avec un vague malaise quand se révèle la nature de la statue dégagée des sables… C’est le moment pulp de l’anthologie, disons – et une réussite dans son domaine. Un texte qui ne brille ni par l’ambition ni par l’originalité, mais on s’en cogne, c’est un bon moment de lecture pour qui aime l’horreur pas-seulement-lovecraftienne-même-si-ici-très-lovecraftienne-pour-le-coup.

 

« The History of a Letter, as related by Jason V Brock » convainc beaucoup moins : il s’agit… eh bien, d’une lettre, auteur inconnu, destinataire inconnu et propos inconnu. Peut-être s’agissait-il de traiter de l’indicible lovecraftien, peut-être s’agissait-il en même temps de parodier la manière lovecraftienne, ou, piste au moins aussi valable, la critique lovecraftienne (avec le procédé de l’annotation inutile…), mais, pour le coup, nous avons essentiellement un texte qui ne mène nulle part, en fait une blague, et, oui, un peu mauvaise (mais pas de celles qui emportent l’adhésion), une blague en tout cas qui dure sans doute bien trop longtemps et s’avère d’un intérêt très, très limité. Une fausse note.

 

Et l’anthologie de se conclure sur « Appointed », de Chet Williamson, une nouvelle là encore relativement classique, encore que dans une veine de l’horreur rappelant bien davantage Stephen King que Lovecraft. Son contexte, à vrai dire, est ce qu’il y a de plus intéressant, avec ces conventions geekissimes, où se retrouvent sans cesse des acteurs de seconde zone, qui ont « brillé » il y a des décennies de cela dans tel ou tel film d’horreur à petit budget, éventuellement de la lovecrafterie à gros sabots, et qui, trente ou quarante ans plus tard, en sont réduits à mendier quelques piécettes en échange de leur autographe sur un DVD qu’ils n’ont aucune envie de s’infliger. La nouvelle a dès lors quelque chose de doux-amer, plus que de véritablement drôle, qui touche étonnamment, même quand il s’agit de mener l’histoire à son terme en accumulant les codes du genre. Ceci tout en jouant (de nouveau, ça revient décidément souvent dans cette anthologie) de la popularité multimédia de Lovecraft. Oui, une réussite !

 

Bilan ? Allez, essayons de classer tout ça, du moins bon au meilleur…

 

Dans le moins bon, je relève quatre nouvelles : celle de Tom Fletcher, « View » ; celle de Richard Gavin, « The Abject » ; celle de Melanie Tem, « Dahlias » ; et enfin celle de Jason V Brock, « The History of a Letter ». Je serais tenté de mettre à part celle de Melanie Tem, tout de même, qui n’est probablement pas mauvaise, mais m’a laissé de marbre, c’est tout… « The Abject » est en fait la seule nouvelle du recueil que j’ai vraiment envie de qualifier de « mauvaise » ; et ceci d'autant plus qu'elle aurait pu s'avérer très intéressante avec un peu plus de constance et de compétence dans la narration. Le reste est, soit un peu trop médiocre, soit indifférent en ce qui me concerne.

 

Après quoi, j’ai envie de rassembler quatre nouvelles qui fonctionnent tout à fait, si elles ne m’emballent pas des masses non plus – disons des nouvelles « honnêtes », mieux que médiocres, mais peut-être pas au point où je pourrais les qualifier véritablement de « bonnes » sans sourciller : « When Death Wakes Me to Myself », de John Shirley ; « King of Cat Swamp », de Jonathan Thomas ; « Bloom », de John Langan ; et enfin « The Other Man », de Nicholas Royle. Le cas de « Bloom » est un peu litigieux : à certains égards, j’aurais envie de faire figurer cette nouvelle dans la catégorie au-dessus, mais, j’ai beau tourner ça dans tous les sens, j’ai le sentiment, pas bien assis du tout, qu’il y manque pourtant quelque chose, un je-ne-sais-quoi qui… Bon, bref.

 

Viennent maintenant six nouvelles que je qualifie de « bonnes », voire plus, sans l’ombre d’une hésitation : celle de Nick Mamatas, « Dead Media » (même s'il y a indéniablement à y redire) ; celle de Don Webb, « Casting Call » ; celle de Steve Rasnic Tem, « Waiting at the Crossroads Motel » ; celle de Brian Evenson, « The Wilcox Remainder » ; celle de Donald Tyson, « The Skinless Face » ; et enfin celle de Chet Williamson, « Appointed ». Les cas de Brian Evenson et de Donald Tyson sont un peu limites à leur tour, car il s’agit de deux textes trèèèès classiques (outre que mon ressenti concernant Evenson est donc un peu biaisé), et en même temps très efficaces – ce sont des textes « pro », ce qui n’est souvent pas exactement un compliment, mais je ne peux nier avoir pris un certain plaisir à leur lecture, alors autant ne pas chipoter. En même temps, dans cette catégorie, je suis tenté de mettre en avant les contributions de Steve Rasnic Tem et de Chet Williamson – qui sont à l’extrême limite de mériter la classification dans la catégorie au-dessus…

 

Mais j’ai voulu distinguer les quatre textes qui m’ont le plus emballé : il s’agit de « Houndwife », de Caitlín R. Kiernan ; « And the Sea Gave Up the Dead », de Jason C. Eckhardt ; « The Clockwork King, The Queen of Glass and The Man with the Hundred Knives », de Darrell Schweitzer ; et enfin « Correlated Discontents », de Rick Dakan. Ce sont en même temps des textes assez différents – ceux de Darrell Schweitzer et de Rick Dakan ont gagné leur place dans cette ultime catégorie de par leur ambition et leur singularité, et ce pourtant de manière on ne peut plus différente ; tandis que « And the Sea Gave Up the Dead » a fini ici par son côté très ludique, disons même fun. Mais ce qui m’apparaît clair, oui – et ce alors même qu’il ne s’agit pas exactement d’une nouvelle très claire… c’est que la palme, dans Black Wings II, revient (une fois de plus ?) à Caitlín R. Kiernan.

 

Quoi qu’il en soit, le niveau est globalement élevé voire un peu plus que ça – incomparablement plus en tout cas que dans l’anthologie lovecraftienne ou para-lovecraftienne-truc lambda. J’ai dans l’ensemble lu cette deuxième livraison de Black Wings avec beaucoup de plaisir – et vais poursuivre, prochainement, en (re)lisant (pour le coup) Black Wings III. Restez tunés…

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Black Wings of Cthulhu, de S.T. Joshi (ed.) (relecture 2018)

Publié le par Nébal

Black Wings of Cthulhu, de S.T. Joshi (ed.) (relecture 2018)

JOSHI (S.T.) (ed.), Black Wings of Cthulhu : Twenty-One Tales of Lovecraftian Horror, London, Titan Books, [2010] 2012, 507 p.

 

[EDIT 22/07/2018 : je viens de relire cette anthologie, un peu plus de deux ans après en avoir rédigé la chronique ; il ne me paraissait pas utile de refaire une chronique, mais je vais éditer l'originale, ce qui permettra de voir où et comment mon regard a pu changer depuis. Ces ajouts seront en italiques et entre crochets, comme le présent paragraphe.]

Où je reviens sur la série d’anthologies lovecraftiennes « Black Wings », dirigée par S.T. Joshi (je n’en avais pour l’heure lu que la troisième livraison, que j’avais bien appréciée – la série compte quatre volumes parus pour le moment, mais un cinquième de ne devrait pas tarder [il en existe six à ce jour, que je compte tous lire dans les mois qui viennent]). Le critique a donc bel et bien évolué, faut croire, quant à la perception du « Mythe de Cthulhu » en tant que genre à part entière. Même si pas tout à fait, hein : pour le fond théorique je vous renvoie à son essai The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos, comme d’hab. Mais justement : nous parlons ici de récits « lovecraftiens », pas de récits « du Mythe de Cthulhu ». Distinction sans doute essentielle pour l’anthologiste, et peut-être quelques-uns de ses auteurs, et l’on regrettera d’autant plus, comme étant tout de même bien révélateur, le traficotage du nom de la série : ce premier volume, ainsi que les suivants, était originellement paru chez l’éditeur PS Publishing (à noter, Joshi avait semble-t-il d’abord Arkham House en tête, mais ça ne s’est pas fait ainsi) sous le titre Black Wings – faisant référence à une citation de Lovecraft tirée de Supernatural Horror in Literature, laquelle ne comprenait bien évidemment aucune allusion au Poulpe en chef… Rajouter à ce titre original, pour la reprise de ce volume (et ultérieurement des suivants) chez Titan Books, cet incongru « of Cthulhu », a donc quelque chose d’une vague trahison quant aux intentions de tout le beau monde écrivant dedans, ou du moins en déforme le propos…

 

[Par ailleurs, cette trahison s'est poursuivie... en français, puisque cette première anthologie a été traduite chez Bragelonne sous le titre Les Chroniques de Cthulhu.]

 

Mais bon, on ne va pas non plus en faire une maladie ; le fait est que le « Mythe de Cthulhu », au-delà du seul cercle de la critique lovecraftienne qui entend démonter le machin pièce par pièce depuis au moins 1972, est une notion qui a toujours et même sans doute plus que jamais un écho indéniable au-delà ; le nom « Cthulhu » fait vendre, à bon droit ou pas (jusqu’à des peluches kawaï ou des sextoys qui ne le sont pas moins, après tout) – alors, si cette petite trahison peut amener des lecteurs à découvrir, à prendre conscience de ce qu’est, bien plus au fond, le genre « lovecraftien », et à dépasser les bêtises d’August Derleth et Brian Lumley et compagnie, pour percevoir combien le « Mythe » (de Lovecraft, donc ?) s’insinue dans des textes absolument dénués de la moindre référence (ouverte, mais même au-delà parfois) à Cthulhu, au Necronomicon ou à Arkham, alors, ma foi…

 

C’est à vrai dire un trait saillant de cette anthologie (de manière peut-être plus marquée encore – disons « manifeste », je crois que c’est le mot – que dans la troisième livraison ?) : les références au lexique lovecraftien y sont somme toute très rares. Certes, on y trouve, comme souvent, plusieurs textes où Lovecraft lui-même est un personnage – avec plus ou moins de réussite. On y trouve aussi des récits s’appuyant sur un texte précis : en l’espèce, trois de ces vingt-et-une nouvelles se fondent sur « Pickman’s Model » – c’est une exception flagrante dans l’anthologie, aucun autre nouvelle de Lovecraft ne s’y voit accorder un tel honneur ; or ce n’est justement pas un récit relevant du « Mythe de Cthulhu » ! Au-delà, cependant, « dieux », livres et lieux ne sont finalement guère empruntés à la lovecrafterie « classique ». Pas plus mal.

 

Mais il est bien temps d’aborder le contenu du recueil, morceau par morceau. J’ai hésité quant à la forme la plus appropriée, mais peut-être, finalement, vaut-il mieux garder l’ordre des récits tel qu’il a été conçu par l’anthologiste…

La première nouvelle, signée Caitlín R. Kiernan, est « Pïckman’s Other Model (1929) »… et je l’avais déjà lue, dans New Cthulhu : The Recent Weird, même si je l’avais totalement oubliée… Elle est sans doute mieux passée cette fois : je n’en avais pas vraiment saisi l’intérêt alors, mais ai bien davantage apprécié ce texte à la relecture. Comme le titre l’indique assez, il s’agit d’une suite à la nouvelle de Lovecraft « Pickman’s Model », sans doute parmi les plus célèbres hors « Mythe » (on trouvera ultérieurement, comme mentionné plus haut, deux autres « suites »). Le narrateur en est un ami de Thurber, qui était quant à lui le narrateur de « Pickman’s Model », mais s’était suicidé après coup, non sans avoir tenu auparavant un discours délirant à son ami, sur les sources de la peinture macabre du génial Richard Upton Pickman. Bien évidemment, l’idée demeure la même – la révélation que Pickman peint d’après nature n’en est pas une pour quiconque a lu Lovecraft, et le pastiche de Kiernan en joue forcément. Si la conclusion est peut-être un peu terne de ce fait (mais ça se discute, il y a quand même un apport personnel non négligeable), la nouvelle fonctionne bien : son jeu assumé sur le narrateur « non fiable » (d’un à-propos essentiel, et qu’on retrouvera plus tard, à sa manière, dans la variation de Brian Stableford sur le même sujet), son évocation du cinéma hollywoodien de « l’âge d’or » du muet via la mystérieuse starlette Vera Endecott, impliquée dans un scandale à la Roscoe « Fatty » Arbuckle, mais forcément lourd de connotations encore plus sinistres dans un cadre pareil, enfin la vulgarité associée en définitive à ladite actrice, que ce soit au travers d’un déconcertant et répugnant métrage pornographique ou plus frontalement dans son langage à mille lieues de la préciosité affectée du narrateur, sont autant d’éléments bien vus qui tirent cette nouvelle vers le haut.

 

[A la re-relecture, c'est encore mieux passé. Cette nouvelle est très futée, très bien conçue, et son ambiance est remarquable ; c'est une des meilleures nouvelles de l'anthologie, je crois, vraiment un pastiche de qualité.]

 

Après quoi Donald R. Burleson, que je connais décidément plus en tant que critique qu’en tant qu’auteur de fictions (même s’il me laisse souvent sur le bas-côté, avec sa déconstruction-truc…), livre « Desert Dreams », nouvelle dans laquelle un homme résidant à Providence, et même à Benefit Street tant qu’à faire, est assailli de rêves récurrents (ou plutôt d’un unique rêve se déployant et poursuivant au fil de nouveaux épisodes) le transportant dans un désert qu’il connaît à la perfection (alors qu’il n’a jamais mis les pieds dans quelque désert que ce soit), où il découvre auprès d’étonnants Indiens ce qui ressemble fort à un culte secret d’un dieu méconnu et ô combien inquiétant – et tout ceci s’avère bien sûr absolument vrai… L’idée n’est pas inintéressante, et le pastiche fonctionne en gros, à ceci près que la fin est probablement beaucoup trop ouverte : arrivé au bout, on est plus frustré qu’autre chose… Ceci étant, cette nouvelle est bien meilleure que celle que l’auteur livrera plus tard dans Black Wings III.

 

[Mais ça n'a vraiment rien d'extraordinaire ; c'est même décidément très médiocre, pas désagréable, mais sans vrai intérêt.]

 

Mais « Engravings », de Joseph S. Pulver, Sr., est moins convaincante [bah, classer les deux n'a pas de sens...] – et exactement ou presque pour les mêmes raisons qui m’avaient fait trouver sa contribution à Black Wings III peu ou prou insupportable… Nous y voyons une petite frappe effectuer une « livraison » pour un inquiétant personnage entouré de chats ; bon… Dans le fond, la nouvelle joue de la généalogie morbide, avec quelque chose qui n’a pas été sans m’évoquer Angel Heart ; mais le problème est que, dans la forme, elle appuie lourdement sur la confusion mentale du délinquant – au point où c’est plus indigeste que véritablement pertinent, à mes yeux en tout cas… Il y a vraiment une affectation dans le style, comme un désir de se compliquer la vie autant que celle du lecteur, pour sonner arty ; hélas…

 

[En fait, ça sonne d'autant plus faux que l'histoire est indigente et caricaturale ; on est à la limite du ridicule, en définitive, et je ne sais pas quelle était au juste la part de la volonté de l'auteur dans ce résultat...]

 

On passe à quelque chose d’autrement intéressant à mon sens avec « Copping Squid », de Michael Shea. Ricky Deuce, dans l’épicerie de nuit où il travaille à San Francisco, a maille à partir avec un jeune Noir au comportement étrange, un certain Andre, qui l’agresse au couteau. Normal, quoi… Mais il s’avère bien vite que le bonhomme a des motivations bien plus étonnantes qu’une simple pulsion d’agression pour gagner quelques billets… Quand Ricky l’entaille au bras avec son propre couteau, il se montre étonnamment satisfait, même s’il a encore des choses à demander au vendeur ; celui-ci, intrigué par la tournure incompréhensible des événements, en vient même à abandonner son poste pour accompagner le jeune homme en voiture… qui finit par lâcher que, ce dont il a vraiment besoin maintenant, c’est d’un témoin. Et Ricky sera ainsi amené à vivre cette expérience terrible, de voir « des choses » (« some shit » dans le texte, ça revient tout le temps), sans même être bourré (il n’a pas bu une goutte d’alcool depuis trois ans)… Au premier abord, je n’étais pas tout à fait certain de ce que je pensais au juste de cette nouvelle. Mais, en définitive, je l’ai plutôt appréciée [et même plus que ça], même si ça coince [vaguement] à l’occasion (les motivations de Ricky, notamment, sont tout de même un brin problématiques – mais peut-être faut-il y voir la personnification du lecteur curieux de récits « weird » ?). J’ai cependant trouvé nombre de choses bien vues – notamment l’atmosphère ultra-prolo-sordide [et communautaire], qui, dans les premières pages du moins, a sans doute quelque chose d’humoristique (à vrai dire, la nouvelle, par bien d’autres aspects, a des traits parodiques), mais qui me paraît acquérir, au fur et à mesure, des traits plus essentiels et profonds, et inquiétants ; on passe ainsi du T-shirt illisible d’Andre (qu’on comprend, bien avant Ricky comme de juste, arborer « Cthulhu Rules » ; on pense forcément à des logos tordus de groupes de black metal, ce genre de choses… [C'est par ailleurs le seul moment de l'anthologie où apparaît le nom du Grand Ancien, et à vrai dire de n'importe quel Grand Ancien]), à une tirade illuminée au milieu d’un cercle d’adorateurs, qui évoque peut-être davantage, mais à bon droit, les prêches enflammés de pasteurs américains fondamentalistes plutôt que les traditionnels délires cultistes (l’idée étant bien sûr de questionner la différence supposée entre les deux) ; si la « vision » en elle-même ne m’a pas transcendé, ses implications ultérieures – mêlant doute et fascination – sont assez intéressantes, le culte prenant des atours de virus n’affectant que des « initiés », pleinement volontaires ou pas (Ricky ne manque pas de se poser la question de son implication dans tout ça) ; la conclusion appuie d’ailleurs à nouveau sur la dimension ultra-prolo-sordide, et probablement raciale aussi (difficile de ne pas penser cela, d’emblée, avec le personnage d’Andre, et peut-être plus encore avec sa gouaille évoquant quelque ersatz contemporain de Zadok Allen transmuté par des clichés gangsta rap), qui fournit un contrepoint moderne intéressant aux obsessions de Lovecraft.

 

[Cette nouvelle est très bien passée à la relecture, j'ai vraiment apprécié son humour, son ambiance, et ce qui se terre derrière la légèreté de façade...]

 

Puis nous avons « Passing Spirits », de Sam Gafford, qui m’a vraiment plu. Nous y suivons un homme en phase terminale de son cancer, qui est hanté par le spectre de H.P. Lovecraft (à moins qu’il ne s’agisse que de sa conscience ?), puis, de plus en plus, par ses personnages – à mesure que le narrateur, conscient de sa mort prochaine, rêve plus profondément, intégrant pour sa part les récits du gentleman de Providence, vécus sur le moment. En résulte une nouvelle saturée de références – ce qui, au début, peut effrayer un peu –, mais finalement à bon et même très bon escient, et permettant d’envisager beaucoup de choses d’une manière très « fan », que ce soit, presque prosaïquement, dans le rapport du lecteur à son idole et à ses textes (avec de l’analyse critique en prime, notamment des liens avec Dunsany ou Hodgson, l’auteur étant un spécialiste de ce dernier), ou, plus globalement, dans l’échappatoire bienheureuse du fantastique et de l’horreur : les monstres et fantômes devraient être plus terrifiants que des maladies, dans l’idéal… La nouvelle est sans doute semée d’allusions un peu « gags » (par exemple quand le narrateur s’entretient avec Lovecraft des biographies respectives de Lyon Sprague de Camp et de S.T. Joshi), ce qui lui permet de ne pas sombrer dans un pathos pourtant difficile à éviter avec pareil sujet (la nouvelle s’ouvre sur le narrateur au chevet de Lovecraft à l’agonie – situation qui s’inverse bien sûr plus tard) ; et, au milieu de ce thème global par essence morbide, elle conserve ainsi quelque chose d’étonnamment lumineux, en fait – jusqu’à une très jolie conclusion. Oui, ce texte a quelque chose de « fan », mais avec subtilité, et sans user de l’inévitable quincaillerie des pastiches ; c’est vraiment très bon.

 

[Même avis après relecture.]

 

Une grosse déception ensuite, avec Laird Barron et « The Broadsword », une longue nouvelle que d’aucuns (Joshi inclus) considèrent comme un authentique chef-d’œuvre (en fouinant sur les critiques de l’anthologie, c’est presque systématiquement le récit qui est mis en avant et loué par-dessus tout)… mais je suis largement passé à côté, et ça me travaille. Je reconnais qu’il y a sans doute quelque chose dans le style, soigné et témoignant d’une voix toute particulière, mais le propos m’a laissé parfaitement froid. La dimension lovecraftienne s’affiche par moments (si elle est dénuée de renvois clairs au lexique lovecraftien, comme la plupart du temps ici), et renvoie sans doute – pour ce que j’ai cru en comprendre – à certains aspects de « The Shadow over Innsmouth », mettons, mais, au-delà des revendications d’ordre cosmique, la nouvelle, pour employer la troisième personne, me paraît en fait insister sur la dimension psychologique – le point de vue est clairement biaisé, d’une manière évoquant un narrateur non fiable. Le personnage point de vue est un homme vieillissant, vivant seul – il a une compagne, mais ils ont chacun leur logis – dans une résidence, vieillissante elle aussi, mystérieusement appelée « The Broadsword » ; Laird Barron prend soin de poser longuement l’ambiance, avec une certaine réussite sans doute dans un premier temps : le vieux bâtiment décrépit, la vague de chaleur qui touche la ville d’Olympia, dans l’État de Washington, où se déroule l’histoire, le personnage rongé par le remord et obsédé par la mort de son épouse et peut-être plus encore d’un collègue qui s’était égaré lors d’une opération en forêt, sa relation avec un cercle de petits vieux toujours battants dans son genre… Puis on commence progressivement à évoquer un comportement étrange de sa part, des visites impromptues d’une inconnue dans son appartement, des coups de fil déstabilisants, et il entend bientôt des voix… clairement menaçantes. Tout donne l’image d’un homme en train de perdre la raison, et – horreur suprême à certains égards – qui s’en rend plus ou moins compte ; le balancement avec l’idée qu’il soit en fait un être à part, amené à intégrer les us et coutumes d’une espèce ancestrale cachée au milieu de l’humanité (violemment maléfique, à mes yeux – le sadisme des voix me paraît aller dans ce sens, si le comportement de base peut conserver une dimension d’indifférentisme cosmique), espèce dont il ferait partie, ne m’a toutefois pas convaincu et, globalement, je n’ai pas tardé à m’ennuyer jusqu’à la fin… Mais c’est sans doute moi : je suis passé à côté. D’aucuns, nombreux, ont loué ce texte entre autres pour son originalité, par ailleurs, et là je dois dire que ça me dépasse tout particulièrement… Déception. Incompréhensible.

 

[Même constat après relecture : je ne vois tout simplement pas ce que ce texte a de si brillant. Il n'est pas mauvais, mais je le trouve tout de même bien banal ; à vrai dire, son caractère lovecraftien ne coule pas forcément de source, de toute façon. Pourquoi ce texte est-il si unanimement loué ? Je n'en sais rien, il faut donc croire que je passe toujours à côté...]

 

Passons à William Browning Spencer et « Usurped ». Un homme qui entretient une relation fusionnelle avec son épouse affligée d’un cancer est soudain attaqué par une nuée de guêpes alors qu’il roule dans quelque coin paumé du sud-ouest américain. Il survit à l’accident qui en résulte, encore qu’en sale état, et sa femme aussi, peu ou prou indemne pour sa part… voire mieux que ça... mais il ne la « ressent » plus. Le sentiment que l’accident ne s’est pas produit comme il aurait dû se produire assaille Brad – et un ex-universitaire [ou juste un tocard] passablement excentrique lui raconte bientôt des inepties à propos des conditions du drame, qui ne serait pas le seul à s’être produit sur ce coin précis de route… Brad, déphasé, se retrouve bientôt entraîné dans un piège cosmique – révélant ce qu’est le monde et ce qu’est sa destinée. Plutôt une bonne nouvelle, où les divers éléments – psychologiques, cosmiques – se marient bien. Le texte garde un certain côté « pulp », sans se montrer naïf pour autant.

 

[Il y a surtout un côté conspi à la X-Files vraiment sympa, et de l'étrangeté qui fait plaisir. Un bon texte.]

 

David J. Schow, dans « Denker’s Book », une nouvelle assez brève, évoque un scientifique de génie, lauréat du Prix Nobel, qui a la mauvaise idée de « tricher » dans ses recherches sur l’espace, le temps et les dimensions, en ayant recours à un livre anonyme et protéiforme (pour le moins évocateur du Necronomicon), qui a le pouvoir de changer la réalité – le « sorcier », en conséquence, est déchu de ses prestigieuses récompenses… Toutefois, son orgueil n’est sans doute pas le seul à en souffrir, le livre maudit pointant une nature de la réalité que la science ne peut concevoir, et qu’il ne vaut mieux pas mettre en évidence, d’une manière ou d’une autre… L’idée est bonne, mais l’écriture un peu terne, et je ne suis pas certain que l’auteur en fasse vraiment quelque chose en définitive – il y avait là de la matière, pourtant…


[Je serai plus sévère à la relecture : cette nouvelle est ratée, vraiment ratée. La bonne idée de base est bâclée, le texte ressemblant en définitive, bien plus qu'à une fiction, à rien d'autre qu'un très mauvais et très ridicule pamphlet occulto-mes-couilles dégoté sur Internet, le genre de merdouille obscurantiste qui réjouit les amateurs de conspirations anti-scientifiques, antivax, platistes, intelligent design et (navrante) compagnie. C'est peut-être volontaire de la part de l'auteur, mais ça n'en sonne pas moins aussi bêtasse, au point de l'extrême lassitude. Impossible d'apprécier l'idée de la sorte. C'est d'autant plus ennuyeux que les implications apocalyptiques de la fin de la nouvelle auraient pu être vraiment très intéressantes.]

« Inhabitants of Wraithwood », de W.H. Pugmire, est cité par S.T. Joshi comme étant une des trois nouvelles tournant autour de « Pickman’s Model » figurant dans l’anthologie, mais c’est d’une manière très particulière, très personnelle, et revendiquant haut et fort sa singularité. Nous y suivons un criminel en cavale, dont l’expression commune si ce n’est vulgaire ne doit cependant pas nous tromper : le bonhomme, pour être une petite frappe, n’est pas sans culture en matière d’art et de littérature (merci Maman). Le sort l’amène à se réfugier dans un endroit pour le moins « weird », fréquenté par d’étranges individus plus « weird » encore – en fait, d’une certaine manière, des œuvres d’art vivantes, dans la lignée des terribles sujets représentés d’après nature par feu Richard Upton Pickman. La nouvelle tient du cauchemar (la plupart des sections s’ouvrant sur un réveil du narrateur, qu’on est parfois tenté de remettre en cause), et en même temps de la farce macabre, portée par un humour étrange et hautement déconcertant. Un bon texte avec une belle ambiance – même si j’ai trouvé qu’il s’éternisait peut-être un peu trop.

 

[Sentiment plus mitigé à la relecture. C'est correct, mais ça ne m'a pas passionné, loin de là.]

 

Mollie L. Burleson livre quant à elle « The Dome », une nouvelle très courte, très banale, très vide, à l’instar de celle qui figurait dans Black Wings III, et qui m’avait fait supposer un copinage éhonté, tant le niveau était drastiquement inférieur à tout le reste de l’anthologie ou presque – et c’est exactement la conclusion à laquelle j’aboutis ici… Avec peut-être un peu moins de sévérité, admettons.

 

[Il y a pire dans la présente anthologie, mais c'est quand même un texte totalement inutile, sans le moindre intérêt, et assez puéril, en définitive.]

 

Après quoi « Rotterdam », de Nicholas Royle, m’a laissé au mieux perplexe. Il faut dire que j’en attendais sans doute beaucoup, une fois de plus (de l’auteur, je n’avais sauf erreur lu qu’une seule nouvelle, dans Le Visage Vert, mais qui m’avait vraiment séduit, et donné envie d’en lire davantage – l’occasion ne s’était toutefois pas présentée…), ce qui peut expliquer au bout du compte une certaine frustration, et la conviction d’être passé à côté du truc… Nous y suivons deux hommes, travaillant sur une éventuelle adaptation cinématographique de « The Hound », de Lovecraft, faire du repérage à Rotterdam (cadre de la nouvelle, même si cela n’a en fait aucune espèce d’importance chez Lovecraft). Le personnage point de vue est intéressant (un écrivain déprimé et parfois colérique qui aimerait bien que le producteur achète les droits de son roman pour en faire un film), et l’arrivée de son comparse, qui entretient un jeu ambigu avec lui (érotique, notamment, c'est assez clair), bénéficie à l’ambiance travaillée du récit (qui tournait jusqu’alors sur l’absence d’âme de la ville, détruite pendant la guerre et reconstruite après coup, perturbée cependant par des installations artistiques incongrues ; quant à la référence à la nouvelle de Lovecraft, elle pose sans doute des questions d’ordre esthétique autant que pratique, sur la signification du décor, la liberté de transposition, etc.). Et puis… on passe à tout autre chose, et ça ne m’a plus parlé du tout. Sans doute suis-je passé à côté, oui – ça ne serait pas la première fois, hein… Impression de gâchis, quand même.

 

[Oui. Il y a une bascule dans la banalité qui me laisse très perplexe. Sentiment vigoureux d'être passé à côté de quelque chose... Mais, du coup, non, je n'ai pas aimé ; toujours pas. Et c'est bien une déception, à titre personnel au moins aussi frustrante que celle concernant « The Broadsword »...]

 

Au rang des textes loués mais qui ne m’ont pas convaincu pour une raison ou une autre, il faut maintenant mentionner « Tempting Providence », novelette de Jonathan Thomas, qui traite d’un artiste exposant ses œuvres, dans les pires conditions, à Providence – et qui découvre, dès le lieu même de l’exposition, combien la ville a (horriblement) changé depuis le temps de Lovecraft ; impression confirmée, bien sûr, quand le fantôme de Lovecraft entre dans la partie. Eh bien… j’ai trouvé ça très chiant ; mais sans doute est-ce que je suis passé à côté, encore une fois… Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé le texte bavard au point d’en être vraiment ennuyeux, tandis que son canevas me laissait pour l’essentiel parfaitement froid : le fantôme de Lovecraft est ici nettement moins intéressant que celui que l’on avait croisé, plus haut, dans « Passing Spirits », de Sam Gafford, nouvelle qui m’avait vraiment botté, tandis que le discours décadence-blah-blah-c’était-mieux-avant-blah-blah-ils-ne-respectent-donc-rien-blah-blah, même tempéré avec un soupçon d’humour (plus ou moins drôle à vrai dire), m’a tenu éloigné du texte. Plutôt loué par ailleurs, j’ai donc l’impression, mais certes pas par moi…

 

[Sentiment plus sévère à la relecture. Là aussi, le côté pamphlet, mais dans un esprit très réac, m'a vite lourdé, et la répétition des mêmes récriminations sur le mode navrant du « c'était mieux avant » m'a même carrément agacé ; la puérilité du narrateur aussi. Quelle est la part de volonté dans tout ça ? Je ne m'avancerai pas à ce propos, mais c'était vraiment très pénible...]

 

J’ai bien davantage apprécié « Howling in the Dark », de Darrell Schweitzer, nouvelle autrement courte et concentrée, d’une extrême noirceur lourde de « cosmicisme » – et peut-être au sens le plus lovecraftien du terme, dans la mesure où le texte tourne autour de la vaine quête de sens à laquelle succombent si souvent les humains, dans un monde qui s’en fout, mais surtout joue de l’injonction terrible de « laisser les choses derrières soi », de « continuer à avancer », pour en exprimer toute l’horreur et l’impossibilité. Le tout dans un cadre familial oppressant, qui en suscitera presque nécessairement un autre, sous la houlette d’une sombre figure, une sorte de variation sur « l’ami imaginaire » qu’ont souvent les gosses, variation qui, cependant, procède sans doute bien différemment du mini-lutin-Dieu habituel, en confrontant les gniards puis les adultes à leurs fautes et à leurs regrets. Très noir, et très bien vu en ce qui me concerne.

 

[L'ambiance est remarquable, horriblement pesante ; ça fonctionne vraiment très bien.]

 

On en arrive à Brian Stableford, avec « The Truth About Pickman » (la troisième et dernière nouvelle de l’anthologie à prolonger « Pickman’s Model » de Lovecraft), un récit qui ne se contente pas d’être palpitant (en dépit d’une fin un petit peu terne, peut-être), mais est aussi bien plus rusé qu’il n’en a l’air, sans doute. L’ambiance est joliment travaillée – le cadre improbable d’une maison paumée dans quelque endroit infréquentable de l’île de Wight a beau être contemporain, la manière évoque bien davantage, mais délibérément, quelque chose de typique de l’horreur littéraire des années 1920 ou 1930, dimension cependant pondérée par l’accent qui y est mis sur la science la plus récente (en l’espèce, Stableford fait mumuse avec la génétique). Cette simple conversation entre deux érudits que tout oppose est lourde de non-dits, voire de menaces… L’astuce, ici, consistant pour une bonne part à jouer sur le procédé (affectant à sa manière « Pickman’s Model ») du « narrateur non fiable », mais d’une manière très bienvenue. C’est habile et ça fonctionne parfaitement.

 

[Oui, c'est vraiment bien. Le jeu sur le narrateur non fiable est particulièrement astucieux, en manipulant les préventions du lecteur, et l'investigation scientifique du texte est étonnamment palpitante. Une réussite marquée, dans un registre finalement inattendu, car transformant un « conte macabre » très poesque en un étonnant thriller SF, en même temps imprégné de policier feutré, peut-être à la Agatha Christie. J'ai vraiment beaucoup aimé.]

 

« Tunnels », de Philip Haldeman, est tout aussi efficace, si moins rusé – voire banal. L’ambiance est très chouette (c’est d’autant plus appréciable qu’elle se fonde sur un présupposé cthonien qui aurait pu évoquer le sinistre Brian Lumley…), avec ce gamin de narrateur qui fait des sales rêves, et, tout autour de lui, une bande disparate de petits vieux… qui ont la bougeotte. Sans doute à bon droit – même si cela peut aussi évoquer une sorte de délire sectaire, vu de loin ; mais le lecteur sait bien, lui, que la menace est là et bien là… En fait de Brian Lumley, du coup, j’ai trouvé à cette nouvelle un côté un peu Stephen King – et c’est de suite tout autre chose, hein…

 

[Cette fois, ça m'a bien moins parlé à la relecture. Le côté « secte » est très intéressant, tout autant cette fatalité qui plonge une famille dans la terreur, et donc forcément l'ambiguïté entre ces deux manières d'envisager ce qui se produit, mais... Je ne sais pas, il manque quelque chose pour que ça fonctionne vraiment. Je suppose que ça demeure correct, mais je suis visiblement bien moins enthousiaste.]

 

Une grosse surprise ensuite, avec « The Correspondence of Cameron Thaddeus Nash », qui, bien sûr, n’est pas une nouvelle écrite par Ramsey Campbell – simplement la divulgation de documents qu’il annote çà et là (et à peine, encore)… Surprise, parce que c’est un texte largement humoristique, et que j’ai en tout cas trouvé hilarant (le terme n’est pas trop fort, non) – je n’attendais vraiment pas l’auteur sur ce terrain, mais il est vrai que je ne le connais pas plus que ça… Il s’agit donc d’une correspondance jamais publiée, et dont nous n’avons ici que les envois du mystérieux Cameron Thaddeus Nash, un « rêveur » anglais – nous n'avons pas les réponses de son « idole » Lovecraft. Sauf que le fan transi des premières missives – s’il dérape déjà çà et là, de manière amusante d’ailleurs (Houdini !) – se transforme bientôt en un infect personnage, de plus en plus désagréable au fur et à mesure que les missives s’accumulent ; d’une arrogance invraisemblable, il abuse (comme tant d’autres l’ont fait ?) de la gentillesse du gentleman de Providence, jamais avare d’encouragements et de conseils à ses jeunes correspondants désireux de devenir écrivains… Nash lui soumet donc ses propres textes, mais certainement pas pour qu’il les retouche – pour qui se prend-il ?! Par contre, Nash accepte volontiers l’offre de Lovecraft – ou plutôt la force-t-il… – de faire circuler ces textes tels quels pour en assurer la publication – à fins d’édification de la racaille des pulps. Dont Lovecraft lui-même, bien vite – n’a-t-il pas eu le culot de « l’oublier » dans sa liste des auteurs contemporains admirables dans son essai sur la littérature d’imaginaire ? Inadmissible ! Ce qu’il produit est pourtant au-dessus de tout ! Voilà ce qu’un authentique rêveur peut écrire, à mille lieues des sinistres et ineptes pulperies dont Lovecraft et ses dégénérés de fans aux ridicules prétentions littéraires sont coutumiers, et dont le monde gagnerait assurément à se passer… La psychose devient de plus en plus flagrante, et, si la nouvelle demeure avant tout drôle (en étant par ailleurs saturée de gags biographiques et autres allusions en rien cryptiques pour qui s’intéresse au sujet), elle parvient pourtant à véhiculer, au fil des pages, une certaine gêne, vaguement inquiétante… et peut-être même, à terme, une forme de révolte futile à l’encontre d’un troll avant l’heure, qui, en tant que tel, ne mérite pourtant certainement pas qu’on lui réponde (voyez ce que cet abject connard écrit à propos du suicide de Robert E. Howard, pardon, « Rabbity Coward » !). La pirouette ultime, en pleine conscience, a quelque chose d’un ultime gag rattachant en définitive mais par la bande ce qui précède au fantastique le plus grotesque, mais l’intérêt est ailleurs, dans ce jeu habile et pertinent sur l’érudition lovecraftienne, riche en savoureux gags. Peut-être y a-t-il cependant quelque chose de plus ? Nash n’est-il pas à certains égards une sorte de reflet de Lovecraft lui-même dans un miroir déformant – un Lovecraft de caricature, qui aurait décidé de faire l’impasse sur la gentillesse et le dévouement dont il était coutumier dans ses lettres à ses amis, et qui s’en serait tenu à l’image « aristocratique » de l’écrivain rêveur ne conspuant jamais assez la lie des pulps ? Les jeux de mots sur les noms ne manquent pas d'y faire penser... Et, par ailleurs, dans les virulentes critiques adressées par Nash à quantité de récits lovecraftiens, n’y a-t-il pas un peu de Ramsey Campbell lui-même, qui fut sauf erreur fan, puis contempteur – son rejet ayant été à la mesure de son adoration –, puis bienveillant à nouveau, d’une manière plus sereine ? Nash, bien sûr, n’a quant à lui jamais atteint cette sage dernière étape… Plus prosaïquement, enfin, Ramsey Campbell semble avoir dit qu’il avait lui-même eu maille à partir avec un sinistre individu de cet acabit… Je m’égare peut-être, mais, quoi qu’il en soit, j’ai beaucoup aimé, vraiment, ce texte à part dans l’anthologie – et il est rare qu’un récit délibérément humoristique, dans le sous-genre tout particulièrement périlleux des lovecrafteries rigolotes, me convainque autant…

 

[Oui, c'est hilarant ! Un vrai bonheur que ce texte, totalement inattendu, mais vraiment très drôle, et qui sonne tellement juste à l'heure des trolls d'Internet... et des écrivains auto-édités qui savent qu'ils sont les meilleurs de tous, quel scandale que tel blog minable refuse d'en rendre compte, par jalousie et bêtise à l'évidence...]

 

Changement d’ambiance radical avec Michael Cisco et « Violence, Child Of Trust ». L’histoire est légère, le cadre minimaliste… Mais cette fratrie dégénérée, finalement davantage échappée de La Colline a des yeux ou Massacre à la tronçonneuse plutôt que de Dunwich ou Innsmouth, et qui sacrifie quand le besoin s’en fait sentir des femmes, sans en avoir une à disposition quand c’est de nouveau nécessaire, a quelque chose de profondément dérangeant – effet sans doute renforcé par le choix d’alterner le récit entre les trois frères, le simplet Crover, le violent Julius et le discret visionnaire Todd. Rien de bien stupéfiant d’inventivité sans doute, mais, là encore, ça marche.

 

[Oui. Mais la dimension lovecraftienne est assurément très limitée.]

 

Suit une nouvelle de Norman Partridge intitulée « Lesser Demons » (que, là encore, j’avais déjà lue dans New Cthulhu : The Recent Weird ; et, à l’instar de « Pickman’s Other Model (1929) », j’en avais tout oublié, et cette relecture s’est avérée autrement satisfaisante…). À première vue, pas grand-chose de très lovecraftien dans ce survival apocalyptique évocateur avant toutes choses de nombreux films de zombies (ou d’infectés, comme vous voulez), avec juste une touche un poil plus baroque dans les « mutations » des humains et autres animaux anthropophages – lorgnant peut-être davantage vers Clive Barker ? On peut penser à Stephen King, aussi – quelque part entre « Les Enfants du maïs » (peut-être) et « Brume » (plus probablement). J’étais quand même bien sceptique au départ… mais je me suis pris au jeu, et, sur un canevas pareil, qu’on pourrait supposer forcément convenu, « Lesser Demons » m’a en fait très agréablement surpris (c’est dire si je me souvenais de ma première lecture, broumf…), en instillant dans le récit juste ce qu’il faut d’originalité – l’occasion, finalement, de bel et bien rejoindre Lovecraft, même par la bande. Nous y suivons un shérif (le narrateur) dans un bled paumé des États-Unis, secondé par son adjoint, alors que le monde s’effondre – du moins le supposent-ils : un aspect essentiel de la situation, après tout, est la rupture des communications avec « l’extérieur »… Ce qui, à mon sens, fait la valeur de la nouvelle, c’est le rapport qu’entretiennent les deux personnages (et d’autres, en définitive…) avec la compréhension de ce qui est en train de se produire autour d’eux : le shérif est un plouc aux manières brutales, pour qui la compréhension n’a pas lieu d’être – qu’on lui montre où il doit tirer, c’est bien suffisant ; son adjoint, par contre, est d’un naturel curieux, a même quelque chose d’un rat de bibliothèque ou d’un scientifique (citation éloquente d’un personnage secondaire, vers la fin : « I met a scientist once […] I put a bullet in his head. »), et se lance dans une enquête approfondie sur le phénomène, ses causes et ses conséquences – notamment en fouinant dans de vieux bouquins incompréhensibles et vaguement inquiétants, dont les mots illisibles semblent entrer en résonance avec ceux que les « possédés » se gravent eux-mêmes sur le corps… Chose qui dépasse donc totalement le narrateur, pour qui cette attitude de « chercheur » est au mieux inutile, au pire dangereuse. Mais qui, dès lors, deviendra le monstre : celui qui cherche à comprendre ce qu’il affronte, au risque peut-être de se mettre à ressembler à son ennemi, ou celui qui se contente de tirer dans le tas, évacuant tout questionnement pour s’assurer des nuits raisonnables ? Il y a là une vraie question, plutôt subtilement posée dans un texte qui, par ailleurs, adopte la crudité de son narrateur en ne s’embarrassant délibérément pas de joliesses… Et là, pour le coup, ce rapport au savoir, et ce questionnement du lien nécessaire entre connaissance et peur, me paraissent vraiment bienvenus – rejoignant finalement le questionnement cosmique d’un Lovecraft tel qu’il s’exprime notamment dans le célèbre premier paragraphe de « The Call of Cthulhu », mais en l’appliquant à hauteur d’homme, ce qui rajoute de l’éthique dans la problématique – tout en jouant la carte de l’action, avec compétence. Bonne surprise, vraiment.

 

[Oui, c'est très bien. Mais parce que c'est aussi... révoltant ? Concrètement, depuis cette chronique, il s'est passé pas mal de choses aux USA, et... Bon, disons-le : cette apocalypse zombie me paraît une plongée terrifiante dans l'Amérique de Trump, de la NRA, etc. Au sens où le narrateur est bien plus inquiétant que les démons qu'il massacre. Dans la forme et dans le fond : la manière dont le narrateur s'exprime... C'est affligeant ; vous savez, ce bon sens du cowboy ou du shérif ou du fermier, qui cause simplement, naturel, ne s'embarrassant pas des complications des snowflakes libéraux de la côte Est... Un chat est un chat, he tells it litke it is, etc. Terrifiant et affligeant, oui.]

 

Tout autre chose avec « An Eldritch Matter », d’Adam Niswander… qui tient largement de la blague : nous y voyons un homme (le narrateur) qui se transforme brusquement en poulpe, dans la douleur d’abord, dans la joie ensuite. En fouinant ici ou là, j’ai vu qu’on avait régulièrement comparé cette brève nouvelle à « La Métamorphose » de Kafka ; peut-être par certains aspects (la tonalité absurde, non dénuée d’humour, encore que d’un autre ordre ; la réaction presque « normale » d’un collègue assistant au phénomène), mais, euh, oserai-je dire que c’est « un peu moins bon » ? Pis bon, hein, on a beau le répéter : le poulpe ne fait pas le lovecraftien…

 

[Cette comparaison avec Kafka, si elle a été avancée avec un tant soi peu de sérieux, est proprement sidérante. Ce texte est nul, absolument dénué du moindre intérêt, dans le fond comme dans la forme. C'est puéril et creux, probablement ce qu'il y a de pire dans ce recueil ; ou en tout cas de plus inutile.]

 

Michael Marshall Smith livre ensuite « Substitution », une nouvelle qui m’a laissé pour le moins perplexe… Notre « héros » est un éditeur/correcteur qui travaille chez lui, et réceptionne et trie les commandes passées par son active épouse au supermarché du coin. Passionnant, n’est-ce pas ? Et, un jour – horreur ! Il y a eu une erreur, on a livré les mauvais paquets… Terrible indeed. La vraie destinataire est cependant de suite identifiée, mais notre héros y voit une occasion de sortir de sa routine, en traquant et épiant la dame – construisant autour de ladite d’étonnants fantasmes… Je suppose que ce résumé traduit autant que faire se peut la quasi-totale absence d’événements de la nouvelle, et son caractère longtemps parfaitement prosaïque. La « révélation » finale est supposément « horrible », mais peut-être seulement dans la lignée des fantasmes du narrateur, quand bien même ils en sont chamboulés ? Le plus étonnant est cependant que cette histoire pleine de vide… m’a bien plu. Sans doute parce que Michael Marshall Smith est un artisan doué, qui sait narrer une histoire (voire ici une absence d’histoire), en jouant notamment de la psychologie, parfois bien tordue – sans autre connotation horrible –, de ses personnages…

 

[Oui, ça se lit très bien. Il ne s'y passe à peu près rien, mais ça fonctionne. C'est léger, drôle même. Mais je m'interroge vraiment sur son caractère lovecraftien ; franchement, ça n'a guère sa place ici... Pas du tout, même.]

 

L’anthologie se conclut sur la brève nouvelle de Jason Van Hollander intitulée « Susie ». C’est Susan Phillips qui est ainsi désignée, la mère de Lovecraft – reléguée dans un asile, où elle ne tardera pas à périr. Son rapport à son fils fournit les meilleurs moments du texte – car les plus dérangeants, sans nécessité de faire intervenir le fantastique : je pense notamment à sa conviction que son fils était hideux, difforme… Le portrait, dès lors, est intéressant ; mais les « Iä ! Iä ! » me paraissent superflus, à ce stade.

 

[C'est une bonne nouvelle, quoi qu'il en soit, mais sur un mode assez rude, qui noue le ventre... Oui, une réussite, sur un thème particulièrement casse-gueule.]

 

Bilan ? Assurément positif. Encore que peut-être pas autant que pour Black Wings III ? Je ne sais pas… Les textes qui m’ont le moins plu (à savoir ceux de Joseph S. Pulver, Sr., et de Mollie L. Burleson – tiens, y a de la continuité, exactement comme dans Black Wings III… Mais [il faut y ajouter au moins David J. Schow et Adam Niswander, et] il y en a un autre sur lequel je reviens de suite), ces textes donc sont sans doute plus médiocres que mauvais à proprement parler. Le reste est souvent bon à très bon… Mais je relève quand même une chose qui me tracasse un brin : ces « déceptions » par rapport à des textes (plutôt longs, le plus souvent), unanimement loués par ailleurs, mais qui m’ont laissé au mieux froid ou perplexe – je pense tout particulièrement à « The Broadsword », de Laird Barron, ou encore à « Tempting Providence », de Jonathan Thomas (qui est peut-être bien, en définitive, la nouvelle de cette anthologie que j’ai le moins aimée [c'est-à-dire en faisant la part des récits simplement médiocres et inutiles]). En fait, de ces longs récits, seul « Inhabitants of Wraithwood », de W.H. Pugmire, m’a séduit à la mesure de sa flatteuse réputation… [Peut-être même pas, en fait ; j'ai apprécié la nouvelle, mais tout de même pas à ce point non plus...] Je relève aussi que deux de mes textes préférés de cette anthologie, à savoir ceux de Caitlín R. Kiernan et Norman Partridge, m’étaient complètement sortis de la tête après une première lecture qui ne m’avait pas vraiment convaincu ! [Par contre, lors de cette nouvelle relecture, je m'en souvenais bien, et de pas mal d'autres textes de cette anthologie, à vrai dire.] J’imagine que je change, mon point de vue avec, ce qui vient relativiser toute entreprise critique… Je suppose aussi que les circonstances y ont leur part (j’étais dans un très sale état quand j’ai lu New Cthulhu : The Recent Weird, sauf erreur…). Cette chronique, j’imagine, doit donc être envisagée comme étant un point de vue particulier, à un instant « t »...

 

[Ce qui justifie, je crois, cette édition de ma première chronique suite à ma relecture deux ans plus tard...]

 

Mais, un de ces jours, je vais poursuivre avec Black Wings II.

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Black Wings III, de S.T. Joshi (ed.) (relecture 2018)

Publié le par Nébal

Black Wings III, de S.T. Joshi (ed.) (relecture 2018)

JOSHI (S.T.) (ed.), Black Wings III. New Tales of Lovecraftian Horror, introduction by S.T. Joshi, Hornsea, PS Publishing, 2014, IX + 338 p.

 

[EDIT 22/12/2018 : ainsi que je l'avais fait précédemment avec le premier volume de cette série, Black Wings of Cthulhu, plutôt que de livrer un nouvel article pour cette relecture, je vais revenir sur celui que j'avais rédigé il y a... pas loin de quatre ans de cela. Il faut peut-être noter que c'était le premier volume de cette série que je lisais, alors.]

Je ne vous apprends rien : du vivant même de Lovecraft, nombre de ses camarades (de correspondance, du moins) ont écrit des nouvelles à sa manière et usant de ses thèmes et procédés, voire de son lexique. Ces textes – compilés plus tard par August Derleth sous le nom de « Légendes du Mythe de Cthulhu » – se montraient certes plus ou moins pertinents et convaincants (notamment en ce qu’ils émanaient d’auteurs plus ou moins compétents, les plus célèbres ici étant probablement Robert E. Howard et Clark Ashton Smith – le jeune Robert Bloch n’était pas encore un auteur confirmé), mais ils avaient reçu la bénédiction de Lovecraft, qui n’a d’ailleurs pas hésiter à piocher lui-même dans les apports de ces pastiches. Et ils ont ainsi initié un jeu littéraire qui a largement survécu au pauvre HPL, encouragé peut-être par August Derleth, qui a copyrighté l’expression « Mythe de Cthulhu » et a lui-même mis la main à la patte, notamment au travers de ses prétendues « collaborations posthumes » de sinistre mémoire. Et d’autres auteurs, nombreux, ont ultérieurement fait dans le pastiche lovecraftien, dont certains qui sont devenus célèbres par la suite (comme Ramsey Campbell, bien sûr… ou Brian Lumley, malgré la nullité terrifiante de son « cycle de Titus Crow » ; plus récemment, on citera évidemment des gens comme Neil Gaiman ou Charles Stross, entre autres), si beaucoup sont restés dans un relatif anonymat – n’excluant pas une éventuelle reconnaissance fandomique, on est ici à un tout autre niveau.

 

Aujourd’hui plus que jamais, l’horreur lovecraftienne est devenue un genre à part entière. L’amateur tel que votre serviteur, qui reste curieux même s’il peste souvent devant le résultat, n’est plus en mesure de lire tout ce qui se publie en la matière, et depuis un bail. Fanzines et anthologies, confidentielles ou de diffusion plus large, se multiplient sans cesse. Et, dans tout cela, il y a à boire et à manger, le pire comme le meilleur… mais probablement un peu plus souvent le pire que le meilleur : c’est que l’exercice est délicat, a fortiori si l’on tient compte de l’évolution de l’exégèse lovecraftienne, qui a tendu ces dernières années à gommer les aspects « derlethiens » du « Mythe de Cthulhu » pour revenir à ce que l’on appelle parfois, un peu par défaut, « Mythe de Lovecraft ». Certes, tout le monde est loin d’en tenir compte, et les derletheries – plus que lovecrafteries – sont toujours abondantes ; pourquoi pas, après tout ? sauf que le résultat est rarement convaincant, à mon sens tout du moins.

 

Certaines de ces anthologies, néanmoins – je ne parle même pas ici des romans et recueils signés d’un seul auteur, dans lesquels on a pu trouver de très bonnes choses, qu’elles s’affichent comme étant clairement « lovecraftiennes » via le lexique, comme Les Furies de Boras d’Anders Fager, ou évacuent cet aspect pour s’en tenir aux thématiques et aux ambiances, comme La Peau froide d’Albert Sánchez Piñol, pour m’en tenir à deux exemples tout à fait recommandables) –, peuvent se montrer plus alléchantes que la moyenne. Et j’avais ainsi un bon a priori sur la série des « Black Wings », éditée par S.T. Joshi chez PS Publishing… Parce que S.T. Joshi, à l’évidence, sait de quoi il parle, en bon spécialiste de Lovecraft qu’il est (d’une veine probablement moins « pop » qu’un Robert M. Price, disons, même si celui-ci a pu également éditer des choses intéressantes – je le trouve cependant un peu trop « bon client », mais c’est moi, hein…) ; et parce que les noms au sommaire m’intriguaient : en effet, outre quelques noms d’auteurs connus, j’y ai rencontré pas mal de gens que j’avais connus en premier lieu en tant que critiques lovecraftiens, et non nouvellistes – souvent dans le fanzine Lovecraft Studies. Des potes à Joshi donc, ce qui n’excluait pas un certain risque de copinage (et il y en a bien à mon sens un triste exemple dans le présent volume, mais un seul, heureusement [Bon, disons deux, et liés...]), mais me paraissait garantir une approche à la fois moderne, respectueuse, et en même temps détachée de la quincaillerie à laquelle on limite trop souvent le genre. Ça se tentait, en tout cas ; et comme je ne fais pas toujours les choses à l’endroit, j’ai commencé par le troisième volume (le plus récent, paru l’an dernier ; il semblerait qu’un quatrième soit en préparation [nous en sommes à six volumes, sauf erreur]), quand bien même j’avais (un peu par hasard…) mis la main sur le deuxièmele premier ne devrait pas être trop dur à se procurer [d'autant qu'il a été réédité chez Titan Books et même traduit en français, sous le titre Les Chroniques de Cthulhu].

 

Et le bilan me semble tout à fait satisfaisant, disons-le tout de suite. Certes – inévitablement ? – tout n’est pas bon, et il y a même là-dedans un texte dont la publication a quelque chose de criminel à mes yeux [l'expression est un peu forte, je vais la pondérer plus loin...] ; mais la plupart de ces nouvelles sont au moins correctes… et souvent plus que ça : on en compte même plusieurs de vraiment très bonnes, qui figurent à mon sens largement parmi les meilleures lovecrafteries qu’il m’a été donné de lire ; des textes qui remplissent parfaitement le contrat, constituant des variations modernes bienvenues d’une œuvre bien comprise et appréhendée de manière pertinente.

 

Passons donc au détail. Bon, j’évacue la première nouvelle – qui du coup m’a fait un peu peur pour la suite, mais à tort heureusement –, « Houdini Fish » de Jonathan Thomas, dense et complexe, qui se fonde plus ou moins sur « From Beyond », mais à laquelle, je plaide coupable, je n’ai absolument rien panné. Je ne suis donc pas en mesure de la qualifier de « mauvaise »… mais elle ne m’a vraiment pas du tout parlé, voilà qui est certain. [Même constat à peu près lors de la relecture en 2018. Je sens qu'il peut y avoir des choses rigolotes dedans, mais, globalement, je passe à côté...]

 

J’évacue aussi la nouvelle la plus catastrophique de cette anthologie, à savoir « Hotel del Lago » de Mollie L. Burleson (l’épouse de Donald R. Burleson, exégète lovecraftien qui m’a parfois laissé un brin perplexe, et qui a commis une petite chose ici aussi également) : mais qu'est-ce que ça fout là, cette horreur ? Ce machin (très court, heureusement, mais c'est en soi éloquent, dans un sens) est vraiment consternant, on dirait la pathétique tentative d'un wannabe écrivaillon de douze ans pour faire du Lovecraft – c'est-à-dire copier maladroitement du Lovecraft, sans y apporter quoi que ce soit (et certainement pas quelque chose d’aussi superflu que le style). Sans intérêt aucun. Que ce « texte » figure dans cette anthologie, par ailleurs de bonne voire très bonne tenue donc, ne peut se « justifier » que par un triste copinage, un peu trop flag' pour le coup... [Je serais moins indigné aujourd'hui : le texte est plus fondamentalement inutile que révoltant... Même si je m'en tiens à l'idée d'un pastiche de Lovecraft écrit laborieusement par un gamin de douze ans.]

 

Deux autres nouvelles sont franchement pas terribles, voire plutôt mauvaises, mais pour des raisons opposées. Ainsi, Donald R. Burleson (…), avec « Dimply Dolly Doofy », livre une mauvaise blague à base d’enfant du démon, qui fait plus penser à La Malédiction (en plus nanardesque encore) qu’au pauvre Lovecraft, qui n’en demandait certainement pas tant. Dans un genre radicalement différent, je n’ai pas aimé non plus la nouvelle de Joseph S. Pulver, Sr, « Down Black Staircases » ; mais ce n’est pas ici le fond qui est en cause (même si cette halte qui tourne – forcément – mal dans la bourgade désertée de Kingsport n’a pas grand intérêt), mais avant tout la forme « folle » : ce style affecté à base de pseudo-expérimentations mal placées m’a paru franchement insupportable. [Aujourd'hui, s'il y a une nouvelle dans cette anthologie que je dois juger catastrophique, ça serait bien plus probablement celle-ci ; et, pour avoir lu depuis quelques autres nouvelles de Joseph S. Pulver, Sr, ces traits sont assez caractéristiques, débouchant sur des textes systématiquement hermétiques, prétentieux, et profondément chiants.]

 

On trouve inévitablement pas mal de textes « intermédiaires », disons, allant du plutôt médiocre au assez correct, mais qui pèchent un peu pour convaincre pleinement, tout en se lisant sans trop renâcler. Jason V. Brock, avec « The Man with the Horn », fait ainsi une sorte de variation un peu convenue sur « La Musique d’Erich Zann », [en même temps qu'une référence à une nouvelle de T.E.D. Klein que je n'ai pas lue ; bon, ça passe...]. Don Webb, dans « The Megalith Plague », confronte un médecin raté revenu par défaut dans son bled natal du Texas à une « épidémie » d’ensembles mégalithiques à la Stonehenge ; l’ambiance très Wicker Man n’est pas désagréable, mais c’est quand même un peu médiocre, notamment sur le plan formel [je serais plus positif aujourd'hui, c'est un texte amusant et peut-être plus malin qu'il n'en a tout d'abord l'air]. Dans « The Turn of the Tide », Mark Howard Jones traite d’un curieux ménage à trois, témoin d’encore plus curieux phénomènes lors de vacances dans un cottage en bord de mer… mais le plus curieux est que tout cela m’ait laissé passablement indifférent, là où il y avait sans doute moyen d’en tirer quelque chose de bien plus puissant. [Le sentiment persiste plus ou moins ; j'ai envie d'aimer cette nouvelle, mais il y manque quelque chose...] « Thistle’s Find », de Simon Strantzas, est une histoire de goules, et on la résumera à cette citation éloquente : « I wondered how many men might pay for the experience of fucking an animal shaped like a teenage girl. Then when I realized the answer I wondered just how much they would pay. » Tout est dit ? Mouais... En ce qui me concerne, lisez plutôt La Peau froide d'Albert Sánchez Piñol, on y trouve cette thématique de manière bien plus convaincante, et d’autres choses en prime. On conclura cette catégorie en mentionnant « Further Beyond » de Brian Stableford : comme le titre le laisse entendre, il s'agit d'une suite à « From Beyond » (la dernière nouvelle de l'anthologie répondant ainsi à la première), avec le même narrateur, qui fait face aux « vautours » désireux de mettre la main sur la dernière invention de Crawford Tillinghast, sans savoir au juste de quoi il s'agissait ; il y a des choses intéressantes et même très pertinentes dans cette nouvelle, mais elle est à mon sens bien trop longue et bavarde. [Je serais beaucoup plus positif concernant cette nouvelle aujourd'hui : c'est un pastiche très habile, bien conçu, et qui joue avec adresse de certains codes sans pour autant faire dans l'exercice de style ; la tension progresse admirablement, et les implications de la fin sont remarquables. C'est une très bonne nouvelle, à l'instar d'autres pastiches lovecraftiens que j'ai lus de l'auteur, et je placerais aujourd'hui cette nouvelle parmi les plus grandes réussites de ce troisième volume de la série.]

 

Un bon cran au-dessus, mais sans encore atteindre l’excellence, « Underneath an Arkham Moon », de Jessica Salmonson & W.H. Pugmire, est une nouvelle contournée et grandiloquente à base de freak grotesque, qui joue sur l’atmosphère gothique et… ben, « weird », c’est le mot le plus approprié ; sans aller jusqu’à casser des briques, c’est d’autant plus sympathique que c’est délicieusement excessif. [C'est surtout très rigolo !] « Waller » de Donald Tyson traite d’un cancéreux en phase terminale qui découvre la vérité sur sa maladie, bien plus horrible que tout ce que l’on pourrait imaginer ; objectivement, ce texte a tout pour être ridicule de bout en bout, et fonctionne pourtant très bien (si c’est pas lovecraftien, ça !). [Je continue de beaucoup aimer cette nouvelle, qui flirte à chaque paragraphe avec le mauvais goût le plus consternant, en associant ainsi lovecrafterie et quelque chose de davantage mainstream horror, disons.] On glissera aussi dans cette catégorie, un peu à regrets, « China Holiday », du pasticheur expérimenté Peter Cannon : un touriste américain bourré de préjugés [c'est peu dire] – et obsédé par les toilettes – fait un voyage en Chine avec sa femme, désireuse d’y adopter une petite fille… et découvre la sinistre vérité derrière le projet de Barrage des Trois Gorges ; c’est amusant, comme on pouvait s’y attendre, mais surtout bien plus malin que ce que l’on pourrait croire ; dommage que ce soit en l’état un peu frustrant (car abrupt, surtout)… [Là encore, on flirte avec le mauvais goût, de manière très réjouissante ; le touriste xénophobe est parfait dans son genre.] Enfin, dans « Weltschmerz », Sam Gafford évoque un comptable en open space qui se fait draguer par une jeune geekette fan de Lovecraft ; une bonne occasion de prendre conscience, s’il en était encore besoin, de son insignifiance, mais aussi de celle du monde qui l’entoure… On dirait un peu du Houellebecq, comme ça, non ? Mais si j’aime beaucoup le début, la fin, qui coule de source, m’a un peu déçu… [Aujourd'hui, je rétrograderais cette nouvelle dans la catégorie en dessous ; elle fonctionne au départ du fait de son style nerveux et piquant, mais, assez rapidement, cela ne suffit pas à masquer le vide derrière...]

 

Et puis il y a les quatre meilleurs textes, qui m’ont paru franchement très bons, et permettent en définitive de tirer un bilan hautement favorable de cette anthologie. Le premier à m’avoir vraiment marqué est « The Hag Stone » de Richard Gavin, très beau récit sur un jeune couple qui sombre dans l’horreur, la demoiselle ayant voulu tenter l’expérience d’influencer ses rêves en glissant sous son oreiller une étrange pierre – comme l’avait fait le rêveur patenté Lovecraft en son temps, lui avait-on dit dans une boutique d’occultisme… mais la perception du monde qui en résulte est cauchemardesque ; tout cela est très émouvant, très juste, vraiment bien vu (si j'ose dire). [Il est intéressant de revenir à cet avis, maintenant que j'ai lu la nouvelle de Richard Gavin dans Black Wings II, que j'ai plus ou moins détestée ; dans le fond, elles sont proches, en définitive, mais celle-ci m'a paru beaucoup plus juste et inventive, là où l'autre était bien trop démonstrative et artificielle dans ses efforts pour impliquer émotionnellement le lecteur. Du coup, je ne vois pas vraiment de contradiction à maintenir ce jugement drastiquement opposé quant à ces deux nouvelles.] Darrel Schweitzer, avec « Spiderwebs in the Dark », dresse le portrait d’un étrange écrivain pour le moins excentrique, révélant à un libraire qui a raté sa vie l’infinité des dimensions ; c’est bien écrit, drôle puis terrifiant, toujours pertinent, et en prime une belle histoire d’amitié. [Même avis aujourd'hui, cette nouvelle m'apparaît clairement au-dessus du lot.] Caitlín R. Kiernan joue dans un tout autre registre avec « One Tree Hill (The World as Cataclysm) », où une journaliste scientifique se rend dans un Village paumé du New Hampshire pour y enquêter sur un curieux phénomène météorologique ; mais ce qui compte vraiment ici est l’atmosphère déprimante, absolument remarquable, et bien servie par la plume de l’autrice [toujours aussi admirable] et une construction parfaite. [Je suis vraiment en train de devenir un fan !] Dans « Necrotic Cove », enfin, Lois Gresh traite d’une femme hideuse, qui n’a pas vraiment eu de chance dans sa lamentable vie, et qui va, à la veille de sa mort, faire trempette dans un endroit interdit, en compagnie de sa meilleure – sa seule – amie, son exacte opposée ; un texte parfois douloureux, souvent dérangeant, et étrangement beau. [C'est avant tout rude, voire viscéral ; mon sentiment très positif demeure, mais cette nouvelle est probablement un bon cran en dessous de celles que je viens de citer, et peut-être aussi de celle de Brian Stableford ?]

 

Au final ? Quatre très bons textes, quatre autres qui sont au moins bons, cinq qui se lisent même s’ils n’ont rien d’exceptionnel… Le peu qui reste est d’autant plus négligeable. Pour moi, c’est du coup une très bonne surprise, je n’en attendais franchement pas autant de cette anthologie, malgré un bon a priori. On trouve vraiment là, au milieu de choses plus faibles mais inévitables et généralement encore supportables, ce qui se fait de mieux en matière de pastiches lovecraftiens, qui renouvellent intelligemment l’horreur cosmique propre au Maître de Providence, ou jouent avec astuce sur ses thèmes les plus « orthodoxes ». C’est incomparablement meilleur que 90 % au moins de ce qui se produit dans ce sous-genre aussi florissant que consternant (le plus souvent du moins). Du coup, je ne vais certes pas m’arrêter là, et compte bien lire prochainement les autres volumes de cette série, les deux précédents… et ceux encore à venir, puisqu’il semble qu’on puisse en espérer de nouveaux. [Yep, un bon cru, d'une bonne série. Bientôt, je vous causerai de Black Wings IV...]

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