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Articles avec #cinema tag

Financement participatif : Le Monde de Lovecraft

Publié le par Nébal

Illustration de Nicolas Fructus

 

Ph’nglui.

 

Une fois n’est pas coutume, j’aimerais porter à votre attention un financement participatif, dont la campagne débutera le 29 novembre, soit dans une semaine tout juste, pour un objectif de 30 000 €.

 

Le Monde de Lovecraft sera un film documentaire consacré à H.P. Lovecraft et à son œuvre.

 

Le film sera réalisé par Marc Charley, qui a déjà réalisé plusieurs métrages tournant autour de Lovecraft.

 

L’auteur, mais aussi le directeur des entretiens avec tout un ensemble de spécialistes ès lovecrafteries, sera le professeur Gilles Menegaldo, grand connaisseur de Lovecraft (et plus généralement de littérature fantastique et de science-fiction ainsi que de cinéma), que vous avez régulièrement pu croiser sur ce blog, par exemple en tant qu’éditeur de H.P. Lovecraft. Fantastique, mythe et modernité ou encore, plus récemment, de Lovecraft au prisme de l’image.

 

L’équipe comprendra également Nicolas Fructus, qui officiera en tant que directeur artistique. Vous l’avez lui aussi régulièrement croisé sur ce blog – il est entre autres l’illustrateur de Kadath : le guide de la Cité Inconnue et plus récemment l’auteur-illustrateur de Gotland, deux très beaux ouvrages lovecraftiens que je vous ai ardemment recommandés (et je continue de le faire).

Vous pourrez en apprendre plus sur ce site, ainsi que sur cette page Facebook.

 

N’hésitez donc pas à vous inscrire d'ores et déjà, et, à partir du 29 novembre, à participer au financement de ce beau projet !

 

Fhtagn !

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Enfers et fantômes d'Asie

Publié le par Nébal

Enfers et fantômes d'Asie

Enfers et fantômes d’Asie, sous la direction de Julien Rousseau et Stéphane du Mesnildot, préface de Stéphane Martin, Paris, Musée du Quai Branly Jacques Chirac – Flammarion, 2018, 266 p.

Lors de mon dernier séjour parisien, j’ai enfin fait quelque chose que je voulais faire depuis des années – c’est-à-dire tout le temps où j’ai… vécu à Paris : visiter le musée du Quai Branly Jacques Chirac (fuck yeah Jacques Chirac) et ses collections ethnographiques. Une bonne chose de faite – et une expérience très concluante : le site et le bâtiment sont beaux, les collections permanentes très intéressantes (j’avoue avoir un faible pour l’exposition océanienne, ce qui n’avait rien d’une certitude quand je m’y suis engagé).

 

Mais j’avais une raison supplémentaire d’accomplir enfin cette visite : il y avait encore, à ce moment-là, l’exposition Enfers et fantômes d’Asie, et je ne pouvais pas rater une chose pareille – je regrettais déjà suffisamment de ne pas avoir pu me rendre à cette exposition alors que je travaillais sur mon dossier consacré à Kwaidan de Kobayashi Masaki… Ça m’aurait été utile – et j’aurais pu envisager certaines questions sous un angle un peu différent, et en tout cas bien plus assuré.

 

Mais qu’importe : l’exposition. Je ne suis pas un habitué de ce genre de manifestations, loin de là – trop casanier et flemmard pour ça. Mais j’ai vraiment apprécié cette expérience, dans toutes ses dimensions – et, pas la moindre, un certain aspect ludique dans la scénographie, même s’il avait sa contrepartie : ayant visité l’exposition en même temps que des groupes scolaires très agités et très pressés, j’ai eu une vague impression de parc d’attractions – quand on franchissait la bouche de l’enfer, il était difficile de ne pas penser à un train fantôme. Ça n’est pas forcément un défaut, cela dit – d’autant que l’exposition en elle-même, si elle avait donc un côté ludique, était en même temps tout à fait sérieuse, parfois même pointue, mais jamais au point de l’intimidation. Et la scénographie la plus grotesque (immenses arbre au supplices thaïlandais, colossaux phi aux corps improbables et vampires sauteurs géants en formation d’attaque) offrait un contrepoint intéressant et rafraîchissant aux collections les plus anciennes, antiques livres et illustrations, avec souvent le cinéma et la vidéo pour faire la jonction. J’ai sans surprise été particulièrement séduit par les installations figurant des fantômes japonais, hologramme d’une Oiwa mélancolique diffusée dans la brume, ou ce fantôme féminin silencieux à la manière de la J-Horror, qui n’a pas besoin d’être davantage qu’une main apparaissant au détour d’un couloir pour procurer au Nébal, comme à bien d’autres je le suppose et l’espère, le délicieux en même temps que terrifiant frisson caractéristique des meilleurs yûrei remis au goût du jour par la « théorie Konaka » (je vous renvoie aux Fantômes du cinéma japonais, de Stéphane du Mesnildot – lequel, parce qu’il n’y a pas de hasard, a fait office de conseiller scientifique pour le cinéma dans le cadre de cette exposition, dont le commissaire était Julien Rousseau, et de codirecteur avec ce dernier du catalogue qui l'a prolongée).

 

Il faut d’ailleurs insister sur le caractère multimédia de cette exposition, qui était probablement un de ses plus grands atouts : les antiquités, picturales, littéraires ou autres, suscitaient toujours des échos contemporains, et les manuscrits et estampes côtoyaient dans l’harmonie (ou la jouissive épouvante) les jeux vidéo (dont Pacman !), tandis que les yôkai ancestraux, en passant par Mizuki Shigeru, sortaient enfin des pages des rouleaux et des mangas pour se matérialiser à nouveau, en figurines et mille avatars de Pokemon, etc. Mais le cinéma y occupait tout de même une place essentielle – au travers de photos mais aussi très souvent de vidéos, avec même des salles « pour public averti » projetant des extraits un tantinet gores ! Cette place essentielle du cinéma, quoi qu’il en soit, était sensible pour tous les thèmes traités, et pour toutes les cultures envisagées.

 

Car c’est un autre aspect essentiel de cette exposition : elle associait plusieurs cultures de l’Asie orientale, très différentes les unes des autres – essentiellement le Japon, la Chine et la Thaïlande, mais avec aussi quelques excursions au Cambodge ou au Vietnam, en Corée aussi me semble-t-il, etc. Bien sûr, un sujet aussi vaste ne permettait aucunement de viser à l’exhaustivité (qui n’est d’ailleurs jamais envisageable) : il s’agissait de piocher ici, puis là, puis là-bas, etc. Mais, en même temps, il était possible d’articuler un discours sur ce qui lie et ce qui distingue – un discours bien informé : sous cet angle, et contrairement à ce que l’on pourrait craindre vu de loin, l’exposition Enfers et fantômes d’Asie constituait bien l’antithèse des simplifications outrancières et bourrées de prénotions de Jacques Finné dans la postface de sa « traduction » du Kwaidan de Lafcadio Hearn

 

Enfin, les thèmes étaient peut-être plus variés qu’on ne le croirait d’abord ? C’est que l’exposition, conçue autour d’un itinéraire dans des couloirs obscurs, procédait en trois temps – chacun de ces grands thèmes étant illustré par les apports de diverses cultures, même si certains de ces thèmes étaient plus ou moins phagocytés par tel ou tel imaginaire plus particulièrement (fantômes japonais des estampes à Sadako, exorcistes chinois luttant contre des vampires sauteurs plus amusants qu’effrayants…) : successivement, les enfers ; les fantômes et autres variétés de revenants ; enfin ceux qui protègent les hommes contre ces manifestations surnaturelles. Or les manières d’envisager ces grands ensembles sont très diverses : il y a la religion, il y a le divertissement – le subtil et l’allusif, ou l’outrancièrement gore – le terrifiant et l’hilarant – l'élitiste et le populaire…

 

D’où peut-être un risque de dispersion ? Assez secondaire, je le crois – même si juxtaposer l'horreur la plus épouvantable et les yôkai les plus kawaii peut interloquer de prime abord. Car cette conception de l’exposition s’avérait avant tout bénéfique, tout particulièrement en ce qu’elle ouvrait au visiteur des horizons nouveaux. Et c’est peut-être là ce que j’y ai préféré ? En certains endroits, je pouvais avoir le vague sentiment, et sans doute bien présomptueux, d’être relativement en terrain connu – les fantômes japonais, tout spécialement ; dans quelques autres domaines, je pouvais au moins avoir une vague idée des caractéristiques essentielles de tel ou tel imaginaire – à titre d’exemple, les enfers chinois dominés par des juges, sur le modèle de l’empire terrestre. Mais, dans la majorité des cas, je ne savais à peu près rien – et j’ai été particulièrement séduit par ce que je découvrais de la sorte : je crois que je donnerais la palme aux enfers thaïlandais, illustrés par des films d’un ultra-gore ultra-baroque ultra-kitsch dont je ne savais absolument rien, et qui donne envie d'en savoir davantage.

 

Or cette même impression a prévalu pour le catalogue de l’exposition, très beau livre publié conjointement par le Musée du Quai Branly Jacques Chirac et les éditions Flammarion : les phi, ces revenants thaïlandais très divers, mais généralement plus charnels que les yûrei et compagnie, m’ont alors particulièrement impressionné, et notamment parce qu'ils témoignent d'un imaginaire toujours présent et prégnant.

 

Car, oui, il faut maintenant parler du catalogue de l’exposition – que je me suis immédiatement procuré sur place. C’est un beau livre d’un très grand format, abondamment illustré par le matériel de l’exposition comme de juste, et comme de juste en couleur, avec même de somptueux rabats çà et là, qui permettent de présenter au mieux les pièces les plus impressionnantes (je regrette toutefois que les installations mentionnées plus haut n’y soient pas « reproduites » d’une manière ou d’une autre – même si je conçois très bien que cela devait susciter des difficultés particulières ; il en va forcément de même pour le cinéma, si important dans l'exposition : une seule photographie ne saurait reproduire l'effet autrement saisissant d'un extrait de quelques minutes projeté sur un écran).

 

Cette iconographie à elle seule justifierait qu’on s’y arrête, mais le livre Enfers et fantômes d’Asie a davantage à proposer. En effet, il comprend nombre d’articles dus à des auteurs très divers : universitaires, conservateurs du patrimoine, journalistes, artistes, etc. Ces articles sont généralement très brefs, aussi ne peuvent-ils prétendre couvrir entièrement tel ou tel sujet, mais ce n’est tout simplement pas leur propos – en revanche, ils permettent de mieux comprendre le matériel iconographique, en y associant une perspective très appréciable, de l’histoire de l’art à l’enquête anthropologique contemporaine, éventuellement selon une approche d’observation participante.

 

Et je crois que le livre met ainsi en avant, davantage que l’exposition en elle-même, la continuité de ces imaginaires encore vivaces : ces enfers, ces revenants, ces exorcistes, ne sont pas de pures reliques du passé, cantonnées de longue date aux seules productions culturelles, qu’elles soient raffinées ou populaires : dans bien des cas, même si toute généralisation est à craindre, et tout bête jugement de valeur à proscrire, ils correspondent à une réalité d'ordre religieux qui est vécue au quotidien par nombre d’hommes et de femmes, pas spécialement dévots ou encore moins superstitieux, de ces cultures très diverses d’Asie orientale – et c’est tout particulièrement à cet égard que les développements sur les phi m’ont passionné, d’ailleurs ; l’article sur les itako, ces femmes chamanes du Japon, aurait dû me parler tout autant, mais je l’ai trouvé moins convaincant dans la forme... Il y a forcément des hauts et des bas dans un livre de ce type.

 

Mais, globalement, surtout des hauts : c’est un très bel ouvrage, qui complète utilement et même poursuit l’exposition, plutôt que de simplement la reproduire. Aussi ai-je beaucoup apprécié les deux.

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Vie d'une amie de la volupté, d'Ihara Saikaku / La Vie d'O'Haru, femme galante, de Mizoguchi Kenji

Publié le par Nébal

Vie d'une amie de la volupté, d'Ihara Saikaku / La Vie d'O'Haru, femme galante, de Mizoguchi Kenji

IHARA SAIKAKU, Vie d’une amie de la volupté – roman de mœurs paru en 1686 (3e année de l’ère Jôkyô), [Kôshoku ichidai onna 好色一代女], traduit du japonais, préfacé et annoté par Georges Bonmarchand, [illustrations par Yoshida Hambei], Paris, Gallimard – Unesco, coll. Connaissance de l’Orient – coll. Unesco d’œuvres représentatives, série Japonaise, [1686, 1975, 1987] 2014, 246 p.

Vie d'une amie de la volupté, d'Ihara Saikaku / La Vie d'O'Haru, femme galante, de Mizoguchi Kenji

Titre : La Vie d’O’Haru, femme galante

Titre original : Saikaku ichidai onna 西鶴一代女

Réalisateur : Mizoguchi Kenji

Année : 1952

Pays : Japon

Durée : 130 min.

Acteurs principaux : Tanaka Kinuyo (O’Haru), Mifune Toshirô (Katsunosuke), Matsuura Tsukie (Tomo – la mère d’O’Haru), Sugai Ichirô (Shinzaemon – le père d’O’Haru)…

DEUX VIES

 

Je reviens à Ihara Saikaku (généralement désigné sous le seul nom de plume de Saikaku), le plus fameux romancier de l’époque d’Edo, avec… ce qui est peut-être son livre le plus célèbre ? Non seulement en tant que tel, mais aussi parce qu’il a donné lieu à une adaptation cinématographique au moins aussi célèbre et probablement davantage encore… a fortiori en dehors du Japon. Le livre, c’est Vie d’une amie de la volupté (en japonais Kôshoku ichidai onna) ; le film, signé Mizoguchi Kenji, c’est La Vie d’O’Haru, femme galante (en japonais Saikaku ichidai onna) – et déjà ces deux titres originaux laissent entendre que, adaptation ou pas, nous avons affaire à deux œuvres fort différentes, très singulières.

 

SAIKAKU EN SON TEMPS

 

On ne peut pas traiter de l’œuvre de Saikaku sans la resituer dans son contexte (d’où la très longue et très pointue introduction de Georges Bonmarchand, le bien nommé, dans le présent ouvrage). Le romancier, qui fut d’abord un haïkiste particulièrement prolifique, a vécu durant la seconde moitié de notre XVIIe siècle (1642-1693) ; selon le calendrier japonais, encore qu’il soit un peu précoce à cet égard, on le rattache souvent à l’ère Genroku (1688-1704), ce qui est bien pratique pour l’associer à d’autres grands noms de la littérature de ce temps (Bashô pour la poésie, hop, Chikamatsu Monzaemon pour le théâtre, hop) – mais, de manière plus générale, nous sommes alors à l’apogée de l’époque d’Edo (1600-1868), longue période de paix et de stabilité après des siècles de chaos.

 

Le shogunat Tokugawa a mis en place une société très codifiée, où l’influence du néoconfucianisme est essentielle. Les vertus cardinales de loyauté et de piété filiale y participent énormément, qui rangent tout le monde dans un ensemble complexe en même temps que précis de relations hiérarchiques, ce qui vaut au sein de la cellule familiale (préséance des parents sur les enfants, des aînés sur les cadets, etc., et cette chronique portera essentiellement sur la condition des femmes à cet égard), mais tout autant à l'échelle de la société dans sa globalité : les guerriers, bushi, sont un ordre privilégié tout au sommet de la société – mais les roturiers sont inscrits dans une pyramide symbolique à trois niveaux, où les paysans (très largement majoritaires) sont supposés se trouver à la pointe, suivis par les artisans et enfin les commerçants, lesquels, parce qu’ils ne produisent pas, figurent donc tout en bas du tableau (qui ne prend pas en compte les parias type eta ou hinin, lesquels ne s’inscrivent pas dans cet ensemble, étant fondamentalement « hors-système »).

 

Mais le Japon change à cette époque – son immobilité n’est qu’apparente, à l’instar de son isolation ; et, de fait, les marchands officiellement si décriés constituent alors une classe bourgeoise de plus en plus riche, et de plus en plus puissante – les villes d’Edo, future Tôkyô, et peut-être surtout d’Ôsaka, toutes deux récentes mais en plein boom, l’illustrent de manière très concrète, notamment autour des quartiers de plaisir, dont ces bourgeois constituent le gros de la clientèle. Or cette nouvelle classe des chônin développe une culture qui lui est propre, laissant aux bushi dédaigneux les arts les plus raffinés tel que le théâtre nô, qui a eu tendance à se scléroser après l’âge d’or de Kan’ami et Zeami (hop), au XIVe siècle. Et cette culture bourgeoise, très diverse, forcément jugée « vulgaire » par l’aristocratie, bénéficie de progrès dans les modes de diffusion pour se répandre et marquer l’époque de son empreinte – d’où, en fait, l’idée de ces « trois grands auteurs de l’ère Genroku », dont les registres respectifs (roman ukiyo-zôshi pour Saikaku, poésie « haïku » – même si le terme est anachronique – pour Bashô, théâtres kabuki et jôruri pour Chikamatsu) s’inscrivent tous dans cette culture bourgeoise.

 

AMOUREUX DE L’AMOUR

 

C’est donc dans ce contexte que s’illustre Saikaku. Son œuvre est pléthorique, même à s’en tenir au seul genre romanesque, mais on peut y distinguer quelques grands ensembles, dont le plus fameux, idéal pour illustrer le « monde flottant » auquel renvoie le genre ukiyo-zôshi, est qualifié de kôshoku, mot qui revient souvent dans le titre même des œuvres, et qui désigne l’amour dans toutes ses dimensions – y compris, et peut-être surtout, la dimension charnelle : l’austère morale du shogunat Tokugawa devait composer avec une société japonaise guère puritaine, et « l’obscénité » ne deviendrait vraiment une obsession problématique qu’à partir de Meiji, sans doute pour partie sous l’influence des mœurs occidentales et du christianisme – mais, certes, cela n’a fait que confirmer le jugement négatif longtemps porté à l’encontre de Saikaku, auteur très populaire en son temps mais bien vite jugé d’autant plus « vulgaire ».

 

Parmi les œuvres de Saikaku les plus célèbres dans ce registre, il faut peut-être citer en priorité L’Homme qui ne vécut que pour aimer, ou Un homme amoureux de l’amour, selon les traductions (j’en avais lu quelques extraits dans l’anthologie Mille Ans de littérature japonaise). C'est semble-t-il le premier roman de l’auteur, publié en 1682, et il rencontra très vite un franc succès. Saikaku y rapporte, sous la forme de petits épisodes largement indépendants, et sur un ton assez badin, les aventures érotiques, aussi bien hétérosexuelles qu’homosexuelles (pas le moindre tabou là encore, loin de là même, et tout un pan de l’œuvre de Saikaku porte sur l’homosexualité), d’un galant particulièrement vorace (« 725 hommes et 3742 femmes »), et qui passe son temps dans les quartiers de plaisir. Le titre original du roman est Kôshoku ichidai otoko – et celui du roman qui nous intéresse aujourd’hui, postérieur de quatre ans, est Kôshoku ichidai onna ; ce parallélisme est sans doute assez éloquent, le mot variant désignant « l’homme » pour le premier, « la femme » pour le second (tant qu’on y est, on peut aussi mentionner Cinq Amoureuses, en japonais Kôshoku gonin onna, même s’il s’agit plutôt d’un recueil de cinq nouvelles que d’un roman – je vous en parlerai probablement un de ces jours).

 

Dans sa structure, Vie d’une amie de la volupté, puisque tel est son titre français, est assez proche de L’Homme qui ne vécut que pour aimer, ai-je l’impression, même si le ton diffère probablement quelque peu – le roman « masculin » étant très ludique et drôle, le roman « féminin » plus ambigu à cet égard. Mais on y trouve une même succession de petits épisodes largement indépendants – au point, à vrai dire, où le roman n’est pas toujours aisé à suivre, et ne saurait véritablement être résumé…

 

Disons simplement que nous y entendons le récit, par elle-même, d’une vieille femme que la fatalité, le hasard et éventuellement ses pulsions ont amené à connaître une vie dominée par la sexualité – et une vie chaotique, faite de hauts et de bas, même si, progressivement, de plus en plus de bas, et de plus en plus bas. Issue d’un milieu relativement privilégié, l’héroïne (anonyme) de Saikaku est amenée à devenir courtisane, d’abord de haut rang, puis à dégringoler progressivement le long de la très complexe et pointilleuse hiérarchie des quartiers de plaisir – même si, en quelques occasions, elle remonte quelques échelons, et/ou tente sa chance autrement, auprès d’un marchand amoureux ou d’un bonze guère chaste, ou ailleurs (elle voyage beaucoup, essentiellement entre Kyôto, Ôsaka et Edo). Devenue vieille femme, elle ne rechigne pas à narrer son histoire aux jeunes gens, une histoire qu’elle suppose éventuellement édifiante – ou pas, car les rares interventions de la morale dans cette histoire ne sont guère conçues pour emporter l’adhésion, et l’ironie y a probablement sa part.

 

Sur ce postulat, Saikaku brode une description par le menu, et qui évoque plus qu'à son tour une sorte de guide touristique, de la vie quotidienne dans les quartiers de plaisir (surtout) – ce qui va des mœurs à la couleur des vêtements ou au style des coiffures, en passant par les tarifs, les modes, etc., et mille autres allusions au contexte économique, social ou encore culturel de l’époque, par exemple portant sur les acteurs de kabuki les plus célébrés, de vraies stars, et pas les derniers à s’encanailler dans les maisons de courtisanes. Avouons-le, cette dimension de Vie d’une amie de la volupté, qui en fait une mine de précieux renseignements pour les historiens et les anthropologues, a de quoi faire soupirer quelque peu le lecteur, a fortiori non japonais, a fortiori du XXIe siècle, simplement en quête d’un bon roman… De fait, ce livre n’était sans doute pas le plus aisé à traduire sous cet angle – et, dans le texte de Georges Bonmarchand, cela se traduit par une surabondance de termes japonais absolument intraduisibles et dès lors laissés tels quels, qu’une surabondance de notes (il y en a tout de même 300, qui occupent une trentaine de pages, là où le roman a proprement parler fait moins de cent pages, avec ses illustrations d'époque abondantes) n’éclaircit pas toujours, voire obscurcit encore un peu plus…

 

C’est le piquant et l’ironie des tableaux qui rendent le roman malgré tout lisible dans une optique non érudite – et la verve aussi bien de l’héroïne que de ses collègues et clients. Les vives couleurs des quartiers de plaisir séduiront ou pas – un avertissement à cet égard s’impose.

LE CINÉMA FÉMININ DE MIZOGUCHI

 

Saikaku était donc très populaire de son vivant, mais il a ensuite longtemps été discrédité pour sa « vulgarité ». Tardivement, il a cependant été redécouvert par des écrivains modernes, qui l’ont révélé pour ce qu’il était vraiment : une des très grandes plumes de la littérature japonaise. Il n’est probablement pas si étonnant, dès lors, qu’on l’ait adapté au cinéma. Mais le Japon des années 1950, en l’espèce, n’était certes pas le Japon d’Edo, plus de deux siècles et demi s’étaient entre-temps écoulés – outre que l’aspect « guide des quartiers de plaisir » de Vie d’une amie de la volupté ne pouvait pas vraiment être transposé sur pellicule. Un travail d’adaptation s’imposait – au point où la parenté des deux œuvres ne saute pas forcément aux yeux, de prime abord… voire encore après coup ; en me lançant dans cette chronique, en fait, je n’étais pas si certain de ce lien partout affiché… D’autant que le titre a changé ? Mais de manière significative – car, au Japon, Kôshoku ichidai onna est ainsi devenu Saikaku ichidai onna, la mention du nom de l’auteur rendant superflue celle de l’amour ou de la volupté ; la différence/parenté des titres est peut-être moins sensible en français, pour le coup, puisque l’on est passé de Vie d’une amie de la volupté, dans la traduction (postérieure au film à vue de nez) de Georges Bonmarchand, à La Vie d’O’Haru, femme galante pour le film – mais sans doute à bon droit, car le fait de nommer l’héroïne, ce que ne faisait pas Saikaku dans son roman, est significatif en tant que tel.

 

Quand le film sort, en 1952, Mizoguchi Kenji est un des plus illustres réalisateurs japonais… au Japon, avec une longue carrière derrière lui, entamée du temps du muet – il est bien plus âgé que Kurosawa Akira, par exemple ; mais la trajectoire des deux réalisateurs à cette époque est en fait liée. En 1950 sort Rashômon : le film fonctionne bien au Japon, mais, surtout, de manière totalement inattendue, il triomphe en Occident après avoir été projeté à la Mostra de Venise en 1951, où il remporte le Lion d’or. Les Japonais découvrent stupéfaits que leur cinéma est en mesure d’intéresser d’autres audiences ! Mais, pour l’heure, les Européens et les Américains ne connaissent absolument rien du cinéma japonais… Y a-t-il quelque chose d’autre, en dehors de Kurosawa ? Oui – et Mizoguchi en fait la démonstration dès l’année suivante, justement avec La Vie d’O’Haru, femme galante, à son tour projeté à la Mostra de Venise, et à son tour primé (même si pas du Lion d’or). Pendant un certain temps, Kurosawa et Mizoguchi (tous deux enchaînant les succès par la suite, comme par exemple Les Sept Samouraïs pour le premier ou les Contes de la lune vague après la pluie, d'après les Contes de pluie et de lune d'Ueda Akinari, pour le second… et tous deux remportent le Lion d’argent !), seront les deux cinéastes japonais plébiscités à l’étranger – leur collègue Ozu Yasujirô, dont le style « contemporain » n’a pas le même vernis « exotique » qui facilite plus ou moins paradoxalement l'exportation, ne sera véritablement découvert en Occident que plus tard, rétrospectivement (alors qu’il était très apprécié, et très influent, au Japon, de longue date) ; mais l’idée d’un « triumvirat » du cinéma japonais « classique », Kurosawa-Mizoguchi-Ozu, persistera longtemps. Il y a bien quelques autres noms à s’exporter çà et là (en 1953, Kinugasa Teinosuke, là encore un vétéran, remporte la Palme d’or à Cannes pour La Porte de l’enfer), mais ceux-ci dominent. En Europe, et même plus particulièrement en France, on oppose pourtant parfois ces réalisateurs, si l’on en croit par exemple un Max Tessier (ici, sauf erreur) : au sein des revues cinématographiques telles que Les Cahiers du Cinéma ou Positif, il y a les tenants de Kurosawa, et les tenants de Mizoguchi – chaque revue choisit son camp et dénigre absurdement l’autre… Il y avait assurément, et il y a toujours, de quoi plébisciter les deux, tout en prenant en compte les différences marquées du cinéma de chacun, sensibles aussi bien dans le fond que dans la forme (à titre d’exemple, l’usage récurrent de longs plans-séquences, typique de Mizoguchi, et dont La Vie d’O’Haru, femme galante témoigne particulièrement, tranche avec le montage et les « trois caméras » de Kurosawa).

 

Quoi qu’il en soit, au Japon, Mizoguchi est alors un réalisateur installé de longue date, à la filmographie abondante. Il a traité bien des sujets, de bien des manières, mais, sur le tard, on note peut-être plus particulièrement, chez le réalisateur, un intérêt marqué pour la condition des femmes – un intérêt militant, même, prônant le suffrage des citoyennes japonaises ou dénonçant le proxénétisme, et ce ne sont là que deux exemples. Dans un Japon très patriarcal, ce n’est pas rien – même si, pour le coup, le poncif de la « femme qui endure », certes pas absent du cinéma de Mizoguchi, est très japonais. Reste que La Vie d’O’Haru, femme galante s’inscrit pleinement dans ce registre ; c’en est même peut-être la plus fameuse illustration.

 

Et c’est aussi l’occasion, pour Mizoguchi, de confier à son actrice fétiche, Tanaka Kinuyo, une des plus grandes stars féminines de toute l’histoire du cinéma japonais, muet comme parlant (et que j’avais louée sur ce blog pour sa performance dans La Ballade de Narayama de Kinoshita Keisuke, et évoquée brièvement ici, en traitant du Kwaidan de Kobayashi Masaki, car elle était une parente du réalisateur), de lui confier, donc, un rôle à sa démesure : la femme « de Saikaku », que le film doit montrer aussi bien jeune ingénue de la cour impériale que vieille prostituée décatie…

 

(Pour l’anecdote un peu gratuite, mais aussi pour le lien avec Kurosawa, on relèvera, dans la distribution du film de Mizoguchi, un Mifune Toshirô méconnaissable, dans un rôle d’une importance cruciale pour le récit, mais qui n’a guère que deux minutes au plus d’apparition à l’écran…)

 

Mais 1952 n’est pas 1686. L’adaptation du roman de Saikaku est (nécessairement) très libre, elle délaisse la succession de petits tableaux largement indépendants pour un récit plus linéaire et cohérent, et elle porte un regard tout différent sur la vie des courtisanes et les questions politiques et morales afférentes. Si le roman de Saikaku affichait sans vergogne des airs de divertissement plutôt léger et somme toute assez neutre au plan moral, du moins m’a-t-il fait cette impression, le film de Mizoguchi est résolument un drame (ce qui n’exclut pas de brefs interludes assez cocasses), et une dénonciation.

 

TRAJECTOIRES ET DIFFÉRENCES

 

Dans les deux œuvres, l’héroïne est prise dans un engrenage qui décide de la trajectoire de sa vie. Dans les deux cas, par ailleurs, cette trajectoire n’est pas unilatérale : s’il est certain que, dans le roman comme dans le film, l’héroïne finit incomparablement plus mal qu’elle n’a commencé, il ne s’agit cependant pas d’une chute « en continu » : il y a des hauts et des bas – même si, donc, de plus en plus de bas, et de plus en plus bas. Cependant, le ton très grave et déprimant du film accentue peut-être cette impression de déchéance continuelle.

 

Mais l’histoire d’O’Haru est donc plus aisée à suivre : Mizoguchi se disperse moins que Saikaku, et dégage une trame générale des péripéties de son héroïne, en diminuant le nombre de tableaux pour leur accorder plus d’espace ; certaines de ces saynètes sont bien empruntées au roman, mais pas toutes, sauf erreur.

 

Dès lors, il est possible de résumer le film plus aisément que le roman. Il s’ouvre sur le triste tableau d’une O’Haru prématurément vieillie, prostituée sans clients mais qui entend conserver une attitude relativement sereine, en dépit des innombrables malheurs qui n'ont eu de cesse de l'accabler. Le film, comme le roman, commence donc par la fin (enfin, concernant le film, pas tout à fait, car il y aura un très important épilogue) – mais là où Saikaku montre une vieille dame retirée du monde, une plus-ou-moins-nonne qui narre volontiers aux galants de passage, pour leur divertissement sinon leur édification, les accidents de sa vie, Mizoguchi dresse un tableau d’emblée plus intime et aussi plus déprimant, et c’est au spectateur qu’O’Haru fait intérieurement son récit – à moins que ce ne soit en même temps à ses collègues prostituées. De passage dans un temple bouddhique, O’Haru s’abîme en effet dans la contemplation des statues, qui lui rappellent l’origine de son drame, le visage d’un jeune homme apparaissant en surexposition sur le visage d’un bouddha : alors qu’elle était dame de compagnie à la cour impériale, O’Haru était tombée sous le charme d’un page très assidu, Katsunosuke (Mifune Toshirô) ; mais cette relation dépareillée avait scandalisé la cour, et le jeune guerrier avait été exécuté tandis qu’O’Haru était renvoyée auprès de sa famille, collectivement exilée et dégradée.

 

C’est là une autre différence majeure entre le film et le livre : Mizoguchi confère un certain rôle aux parents d’O’Haru, qui reviendront régulièrement dans le récit – la mère est douce mais impuissante, le père un répugnant bonhomme, égoïste, arrogant, cupide. Il vend littéralement sa fille pour qu’elle devienne la concubine d’un daimyô, le seigneur Matsudaira, dont les exigences en matière de femmes sont absurdes, mais qui a urgemment besoin d’un successeur. Las, une fois qu’elle a donné à son maître un prince héritier, O’Haru, bien loin d’en bénéficier, est renvoyée chez ses parents sans plus attendre, et à jamais séparée de son enfant… Et son père la vend encore : cette fois, O’Haru devient « officiellement » une courtisane – et ça se passe forcément mal. O’Haru parvient ensuite à quitter le quartier de plaisir pour servir dans un foyer « respectable », mais fait les frais de la jalousie de la maîtresse de maison ; après quoi elle rencontre un homme adorable, doux et travailleur, elle veut croire enfin au bonheur domestique… et perd tout quand son jeune amant est tué par des brigands : le sort s’acharne sur elle quoi qu’elle fasse. Elle veut se faire nonne, cherchant la rédemption dans la foi, mais souffre de la cruauté d’un marchand qui la viole peu ou prou – et, comme de juste, c’est la victime qui est châtiée pour ce crime par la supérieure du temple : l’aspirante ne sera jamais nonne. O’Haru n’a plus le moindre choix : elle doit se résoudre à la prostitution – entendre le plus bas échelon, rien à voir avec les quartiers de plaisir : de vieilles femmes hideuses qui racolent les hommes ivres dans la rue et font de l’abattage. Mais O’Haru n’y gagne pas de quoi subvenir à ses besoins – bien plutôt, on l’humilie encore davantage. Mais le seigneur Matsudaira meurt, et c’est le fils que lui a donné O’Haru qui règne désormais ! Ne craignez pourtant pas le happy end : la « turpitude » de la mère privée de son enfant depuis l’accouchement même implique, aux yeux des bushi hypocrites, de dissimuler cette « honte » irrémédiable, sans lui donner pour autant l’occasion de connaître enfin son fils, qu’elle ne peut voir que de loin, en une unique occasion – le schéma typique de ces hommes qui ne laissent d’autre échappatoire aux femmes que la déchéance de la prostitution… et qui trouvent quand même à le leur reprocher ! Mais O’Haru préfère fuir que de subir cet ultime affront.

 

Et cela a son importance : si, dans le film de Mizoguchi, O’Haru donne globalement l’image d’une victime (des hommes, de quelques femmes aussi mais parce qu’elles ne font que reproduire les façons d’être des hommes, dans une société extrêmement patriarcale), elle n’est pas pour autant, ou pas totalement, une pure victime et rien d’autre – O’Haru a un tempérament rebelle qui perce parfois, qui participe parfois à ses affres (sans les justifier, à l'évidence...). En cela, elle se rapproche finalement de l’héroïne de Saikaku – même si cette dernière, plus ouvertement rebelle (et libre ?), éventuellement malicieuse aussi (O'Haru dans le film n'en donne qu'un seul exemple, quand elle se venge de la maîtresse de maison chauve), feint régulièrement de critiquer ses « mauvais penchants », quand elle s’y soumet en fait volontiers ; une dimension totalement étrangère au personnage d’O’Haru (à moins d’y associer ses amours avec Katsunosuke puis le fabricant d’éventails, mais on n’est pas porté à les envisager de la sorte).

 

Je suppose que cela tient aussi à ce que le ton des deux œuvres varie autant – et par voie de conséquence leur signification ? J’ai l’impression que les considérations « morales » n’intéressent pas vraiment Saikaku – qu’elles soient censée jouer en faveur de son héroïne ou en sa défaveur. Si la vieille dame recommande à son auditoire (masculin) de mettre un frein aux méfaits de la volupté, on la suppose alors guère sincère, et c’est peu dire ; et tout autant Saikaku lui-même derrière elle ! En même temps, vers la fin du roman, quand la courtisane fait un cauchemar, voyant des dizaines de fantômes, et comprend qu’il s’agit des esprits vengeurs de tous les enfants dont elle a avorté au fil de sa carrière, je suppose qu’il ne faut pas y voir une condamnation de sa vie au plan moral – ce que l’on aurait déduit plus aisément dans un contexte plus puritain ; calquer à ce propos un discours contemporain sur l’avortement, et a fortiori anti-avortement dans une navrante perspective très meuwicaine, dans une époque et un pays qui ne connaissaient absolument rien de la sorte, serait bien hardi et sans doute malvenu. Décidément, je ne crois pas que Saikaku juge.

 

Mizoguchi, si – mais l’accusation, bien sûr, ne porte pas un instant sur la pauvre O’Haru, la victime dans toute cette accablante affaire : elle s’adresse aux hommes qui la malmènent sans y prêter la moindre attention – les diktats aristocratiques qui sanctionnent les mésalliances par la mort et l’exil, l’égoïsme inouï du seigneur Matsudaira qui fait d’O’Haru une concubine « jetable », tout juste bonne à être renvoyée chez ses parents une fois qu’elle a pondu un héritier, la vilenie mesquine d’un père qui vend sa fille par deux fois pour assurer son commerce (les chônin étaient les lecteurs de Saikaku, mais il ne les ménageait pas pour autant, et Mizoguchi encore moins), l’hypocrisie d’un maître de maison qui délaisse son épouse au point de la rendre folle, ce marchand plus ou moins violeur qu’une nonne ne saurait rendre coupable d’un crime dont c’est la victime qui doit en payer le prix, ce moine qui exhibe et humilie une O’Haru prématurément décatie pour détourner les pèlerins de la voie du stupre, l’ignominie enfin des samouraïs du clan Matsudaira, qui sanctionnent une mère dépossédée de son enfant pour le comportement qu’ils lui ont imposé… Oui, le film de Mizoguchi a quelque chose d’un réquisitoire. Une dimension, sinon totalement absente, du moins beaucoup moins franche dans le roman de Saikaku.

 

DU QUARTIER DE PLAISIR À L’UNIVERSEL

 

Deux œuvres finalement très différentes, donc – et qui s’adressent à des publics différents, en leur temps (fort éloigné l’un de l’autre) comme aujourd’hui.

 

Pour dire les choses, je ne me suis pas régalé à la lecture de Vie d’une amie de la volupté autant que je l’espérais, sur la base de mes quelques autres lectures antérieures de Saikaku – pas grand-chose, certes… Le prestige du roman m’encourageait à en attendre un authentique chef-d’œuvre. Mais la structure très déconcertante du récit, et surtout le caractère pointilleux de sa dimension documentaire, m’ont assez tôt… lassé, je suppose. La description par le menu des us et coutumes des quartiers de plaisir a fini par devenir laborieuse à mes yeux de lecteur – et j’ai plaint le pauvre traducteur, qui ne pouvait guère rendre en français les subtilités hiérarchiques du monde des courtisanes, ce qui impliquait donc tout à la fois de conserver un vocabulaire spécifiquement japonais en abondance, et de tenter de lui donner corps au travers d’un appareil scientifique conséquent ; ceci dit, j’ai l’impression qu’il a sa part de responsabilité dans ce ressenti un peu aride – en en faisant trop : quand le roman, au détour d'une note, tourne à l’analyse de la politique monétaire du shogunat, ou peu s’en faut, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas – en même temps, d’autres notes s’avèrent indispensables pour apprécier les nuances du discours de l’auteur… En son temps, Kôshoku ichidai onna avait sans doute été conçu comme un ouvrage de divertissement pour les chônin – l’auteur et le lecteur partageaient les mêmes codes, les mêmes références, aussi le non-dit avait-il sans doute sa part dans la manière d’approcher le récit. En français, de nos jours, cela ne saurait produire le même effet. Et tous ces éléments s’associent, qui rendent la lecture de Vie d’une amie de la volupté incomparablement plus compliquée qu’il n’était souhaité et souhaitable…

 

Le cas du film de Mizoguchi Kenji est tout autre. Le monde avait bien changé entre 1686 et 1952. On ne racontait plus les histoires de la même manière, et l’insularité du Japon avait été mise à mal depuis un siècle – le souvenir d’Edo persistait sans doute, mais, à tout prendre, il s’agissait d’un autre monde pour les Japonais eux-mêmes. Et si Mizoguchi n’a probablement pas « dilué » son film pour le rendre plus accessible aux spectateurs occidentaux (une accusation qui deviendrait vite fréquente dans certains milieux japonais, et dont Kurosawa Akira, tout spécialement, ferait à terme les frais), à une époque où l’engouement international pour le cinéma nippon débute tout juste, il a cependant livré une œuvre bien moins hermétique – ou, mieux vaut présenter les choses dans l’autre sens, il a conçu une œuvre universelle. Si la Vie d’une amie de la volupté s’inscrit dans un contexte culturel, économique, social, moral, politique, etc., spécifique, La Vie d’O’Haru, femme galante, tout en s’inscrivant dans un même Japon d’Edo envisagé avec le plus grand sérieux, rapporte une histoire à même de parler au monde entier, d’émouvoir et de révolter un Français ou un Américain au même titre qu’un Japonais.

 

Et c’est un constat qui a son revers plus déprimant, je suppose : si cette histoire nous fait l’effet d’être universelle, c’est aussi parce que les sociétés européennes traitaient et dans une certaine mesure traitent encore les femmes comme le Japon des Tokugawa traite ici O’Haru. Que le film de Mizoguchi soit un chef-d’œuvre ne rend pas exactement cette réalité moins douloureuse et révoltante…

 

(PS : Une petite remarque technique, au cas où : cette édition DVD du film de Mizoguchi est assez atroce – image bof, son encore pire, sous-titrage français lacunaire… Il mériterait mieux que ça. Je ne sais pas si c’est seulement possible, mais il mériterait mieux que ça.)

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Mon effroyable histoire du cinéma, de Kiyoshi Kurosawa

Publié le par Nébal

Mon effroyable histoire du cinéma, de Kiyoshi Kurosawa

KUROSAWA Kiyoshi, Mon effroyable histoire du cinéma : entretiens avec Makoto Shinozaki, traduit du japonais par Mayumi Matsuo et David Matarasso, Pertuis, Rouge Profond, coll. Raccords, [2003] 2008, 157 p.

Je ne me poserais pas forcément en fan du cinéma de Kurosawa Kiyoshi – je crois que je suis trop souvent passé à côté : le cas de Kairo était particulièrement flagrant, mais le regarder bourré n’était vraiment pas une bonne idée ; même chose ou presque pour Charisma, sans aucun doute très joli, sauf qu’à un moment, pour une raison ou une autre, j’ai cliqué sur « pause » et n’ai jamais repris – ça fait bien dix ans de cela... J’en ai vu quelques films pas mauvais mais pas non plus transcendants, dont j’avais pu parler ici (Séance, ou le bien plus récent Creepy) ; d’autres m’ont certes davantage parlé, comme le très plébiscité Cure ou plus récemment Shokuzai… Il faudrait sans doute que je m’y (re)mette avec davantage d’application.

 

Ceci étant, je ne doute pas que le bonhomme a des choses intéressantes à raconter. Certains aspects, liés à son propre cinéma, avaient déjà pu être mis en exergue – la double casquette, pionnier de la J-Horror et amateur de cinéma fantastique d’un côté, accepté par la critique d’art et d’essai de l’autre. Mais le présent petit ouvrage ne parle qu’assez peu du cinéma de Kurosawa Kiyoshi lui-même ; il s’agit bien plutôt de parler des films qu’il aime – et des films d’horreur essentiellement. Pour évoquer tout cela, il discute avec son ancien étudiant, accessoirement critique, et lui-même réalisateur, Shinozaki Makoto.

 

Et les deux sont à fond sur le cinéma bis qui les a formés : un cinéma fantastique japonais qui demeure largement méconnu de par chez nous (et qui est assez peu traité ici, ce que j’ai trouvé un chouia décevant – mais ce n’était pas l’objet du livre ; si je le signale, c’est parce qu’il vaut mieux savoir à quoi s’attendre à cet égard), et (surtout) un cinéma fantastique occidental qu’il n’était pas toujours facile de voir au Japon durant les années d’apprentissage de nos réalisateurs – avant les cassettes vidéo pour partie, avant en tout cas les DVD et Internet. Ce qui introduit un biais intéressant : ce qui les marque le plus n’est pas forcément ce qui a marqué le plus en Occident, même dans les « catégories » les plus pratiquées (incluant le cinéma gothique de la Hammer, etc.)

 

À vrai dire, les deux hommes, en bon geeks échangeant sur un mode décontracté leurs émois filmiques comme autant d’anecdotes de fans, sont volontiers critiques des Grands Maîtres et des Gros Succès, eux qui privilégient un cinéma d’exploitation assumé comme tel ; même dans le cas italien, par exemple, Mario Bava, Lucio Fulci ou Dario Argento ne sont qu’assez peu mentionnés et admirés, au profit de réalisateurs généralement plus obscurs. Et concernant le cinéma anglais ou américain ? De très bonnes choses chez Larry Cohen ou Bob Clark – surtout dans les paroles de Shinozaki Makoto, car Kurosawa Kiyoshi n’a pas forcément vu ces films précisément ; il en a certes vu beaucoup d’autres, parfois bien ésotériques. Mais les patrons du registre ? Hitchcock est peu ou prou détesté – trop artiste, trop abstrait, et la scène de la douche dans Psychose c’est vraiment n’importe quoi. Logiquement, dans ces conditions, DePalma est méprisé – y fait rien qu’à copier. L’Exorciste ? Non, vraiment, non… Et les grands noms de l’horreur américaine des années 1970 ou 1980 ? Faut voir… Carpenter est inégal (sans aucun doute) – et Halloween mauvais, en tout cas ; Craven, à peu près la même chose, en pire (OK) ; Romero ? Zombie est un bon film d’action, mais guère plus (tsk !), etc.

 

Il y en a cependant un qui est épargné – et plus qu’épargné : Tobe Hooper. Kurosawa Kiyoshi est un fan, à donf dans la drepou. Il adule certes par-dessus tout Massacre à la tronçonneuse, mais est aussi très… généreux, disons, avec la carrière ultérieure du réalisateur, qui me fait globalement l’effet d’être bien moins enthousiasmante, tout de même.

 

Les deux cinéastes parlent essentiellement de leurs passions – assez peu de leurs propres films. Cela arrive, cependant – côté Kurosawa comme côté Shinozaki. Et ce dernier, au fil de ces entretiens, a usé d’une technique intéressante : l’étude (un bien grand mot, c’est généralement assez bref) comparée de scènes issues de films de Kurosawa Kiyoshi et de leurs possibles influences, ou du moins parentes, dans le cinéma d'horreur occidental. À mon sens, un des passages les plus intéressants dans ce goût-là est celui qui porte sur Les Dents de la mer – ceci alors que les deux interlocuteurs ne prisent guère Spielberg dans l’ensemble (mais, Hooper oblige, Kurosawa aime Poltergeist, et suppose que le rôle de Spielberg dans ce film a été positif, en incitant Hooper à se lâcher bien plus qu’on ne l’aurait cru).

 

Tout ceci se lit assez agréablement – mais comme une conversation entre potes cinéphiles, d’une érudition bisseuse prononcée. Si le biais mentionné plus haut, sur la diffusion au Japon des films occidentaux évoqués, produit quelques résultats intéressants, on pourra regretter que le cinéma de genre japonais soit ainsi relégué à une position assez mineure. Par ailleurs, le principe même de cette conversation n’est peut-être pas sans inconvénients : on aurait tort, sans doute, pour la seule raison de la relative notoriété de Kurosawa Kiyoshi sous nos latitudes, de voir en lui un « interviewé » et en Shinozaki Makoto un « intervieweur » ; il y a certes, de la part de ce dernier, une certaine déférence, dans la relation de l’élève au maître, mais le ton est assez détendu, informel, au point en fait de l’égalité des interlocuteurs, régulièrement. Ce qui est plutôt sympathique, c'est certain ; cependant, on est tenté, de temps à autre, de trouver que Shinozaki en fait un peu trop, et, notamment, fait un peu trop le malin… Bah, c’est secondaire.

 

Oui, c’est une lecture agréable – mais relativement médiocre, et on n’y trouvera rien de renversant. Même si un enseignement peut sans doute en être tiré : pour apprécier le cinéma de Kurosawa Kiyoshi, se faire une culture dans le cinéma bis européen et américain serait sans doute une bonne idée – et je suis très, très incompétent à cet égard…

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Le Cinéma japonais, de Tadao Satô

Publié le par Nébal

Le Cinéma japonais, de Tadao Satô

SATÔ Tadao, Le Cinéma japonais, [Nihon eiga shi 日本映画史], traduction [du japonais] de Karine Chesneau, Rose-Marie Makino-Fayolle et Chiharu Tanaka, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, coll. Cinéma/pluriel, [1995] 1997, 2 vol., 264 et 324 p.

Encore un ouvrage portant sur le cinéma japonais envisagé de manière globale – mais un plus gros morceau que les précédents envisagés sur ce blog, dus à Donald Richie et, bien plus bref, à Max Tessier. C’est aussi, à titre personnel, une relecture – je m’étais fait ces deux beaux volumes lors de ma Première Phase Nippone, il y a de cela presque quinze ans… Mon souvenir était plutôt favorable – ce qu’a globalement confirmé cette relecture, même s’il me faudra apporter quelques nuances.

 

Il a de toute façon un atout indéniable : ces deux volumes au format « beaux livres », et d’un beau papier, sont très abondamment et joliment illustrés (même si seulement en noir et blanc) – les autres ouvrages consultés ne peuvent tout simplement pas rivaliser avec celui-ci à cet égard. Parcourir ces beaux objets n’en est que plus agréable, et cette illustration éclaire éventuellement des choses qui demeureraient sans doute bien trop abstraites à se voir simplement consacrer quelques lignes sans véritable référent visuel.

 

L’autre grand atout de ce Cinéma japonais du célèbre critique nippon Satô Tadao (adapté plutôt que simplement traduit de son Nihon eiga shi originel, en quatre volumes) réside à mon sens dans le premier des deux tomes : après une introduction qui a un peu tendance à partir en vrille du fait d’un plan contestable (un travers qui resurgit çà et là par la suite), nous avons droit à quelque chose comme 200 pages de développements sur le cinéma japonais de 1896 à 1945. C’est bien, bien plus que dans le bouquin de Richie, sans même parler de celui de Max Tessier – et c’est passionnant. Vous me direz : « Ouais, mais la plupart de ces films ont disparu, et/ou n’ont jamais été diffusés en dehors du Japon… » Ce qui est parfaitement exact. Seulement, l’étude de Satô Tadao est très serrée et passionnante de bout en bout, avec des focales de temps à autre sur tel ou tel sujet particulier, très appréciables – par exemple sur ces acteurs japonais partis à Hollywood et qui tournaient dans des films très « péril jaune », le plus célèbre étant Hayakawa Sesshû ; mais ce ne n’est qu’un exemple parmi tant d’autres – on pourrait parler aussi des rapports entretenus avec le kabuki, notamment via les acteurs de rôles féminins, onnagata, ou encore des effets spéciaux dans le cinéma de propagande, ou comment certains cinéastes ont trouvé à ne pas se mouiller pendant la guerre ou bien au contraire en ont fait les frais…Plein de choses passionnantes. Tout ceci étant largement inédit pour le lecteur occidental, il y a vraiment de quoi faire dans ce premier tome.

 

Cependant, le format employé jusqu’alors trouve probablement ses limites dans le tome 2 – non qu’il soit à proprement parler mauvais, il ne l’est pas… Mais il est épuisant, disons, et lacunaire. En effet, le livre de Satô Tadao, pris dans sa globalité, a un côté encyclopédique qui, tout d’abord, le sert, mais le dessert en définitive à force d’accumulation. L’analyse transversale cède éventuellement le pas à la multiplication des notices consacrées à tel film, puis tel autre, puis tel autre… C'est sans fin. À n’en pas douter, Satô Tadao évoque beaucoup, beaucoup plus de films que Donald Richie et compagnie, et par ailleurs de manière plus approfondie. Cependant, ce format, qui me paraissait approprié dans le premier tome, perd en pertinence dans le second, où l’ouverture internationale du cinéma japonais et tout autant la litanie des grands noms et des grands films connus rendent le tableau à la fois plus fatiguant à la lecture (on enchaîne les notices, et l’écueil de la paraphrase est toujours à craindre) et frustrant de par son caractère lacunaire – car, avec les centaines d’œuvres évoquées ici, on ne peut que s’étonner de certaines absences…

 

« S’étonner » ? Ce n’est peut-être pas le mot – car c’est souvent le cinéma de genre qui trinque, comme toujours. Non que Satô Tadao néglige globalement le cinéma populaire, certainement pas – et il ne se pince pas forcément le nez devant les succès commerciaux, le cas échéant ; mais voilà, s’il est très volubile concernant quantité de mélodrames ou de comédies légères, il ne dit qu’assez peu de choses, au mieux, concernant les films de yakuzas ou certains pinku eiga (la surprise, s’il doit y en avoir une, c’est qu’il loue volontiers quelques roman porno, notamment), encore moins (et là ça coince, quand même) concernant le chanbara, quasiment rien du tout à propos du cinéma fantastique ou de science-fiction… Comme d’hab’, certes. Mais c’est toujours un peu dommage, tout de même.

 

Et la multiplication des notices peut aussi, par défaut, souligner quelques absences dans un cinéma davantage tourné vers le « prestige ». En même temps, il y a comme un regrettable effet d’ « aplatissement », disons, au sens où films majeurs et curiosités très oubliables et éventuellement déjà oubliées sont traités exactement sur le même plan, fond et forme… Autant de limites de l’encyclopédisme, qui promet éventuellement l’exhaustivité, une promesse impossible à tenir, a fortiori de manière juste et satisfaisante…

 

Ajoutons un ultime défaut, qui vaut pour les deux tomes : la traduction n’est pas toujours au top. Trois traductrices ont travaillé sur cet ouvrage, en se répartissant les chapitres, et le niveau global est un peu inégal, avec un certain nombre d’imprécisions sinon de pains à proprement parler, et, régulièrement, des termes techniques plus ou moins bien compris, et des références plus ou moins bien relevées. Rien de dramatique je suppose, mais j’ai tout de même eu l’impression d’un travail pas vraiment à la hauteur de la plastique de l’ouvrage.

 

Laquelle demeure son principal atout – et, je crois, un atout suffisant, même dans ce deuxième tome qui m’a moins satisfait que le premier, lequel était davantage inédit et fouillé et enrichissant. Mais, oui, globalement, ça vaut le coup – probablement plus que les autres ouvrages consacrés au cinéma japonais dans son ensemble que j’ai pu lire, et ils n'étaient pas tous mauvais loin de là.

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A Dream of Resistance: The Cinema of Kobayashi Masaki, de Stephen Prince

Publié le par Nébal

A Dream of Resistance: The Cinema of Kobayashi Masaki, de Stephen Prince

PRINCE (Stephen), A Dream of Resistance: The Cinema of Kobayashi Masaki, New Brunswick, Rutgers University Press, [2017] 2018, VII + 323 p.

Mes connaissances en matière de cinéma japonais sont encore bien trop lacunaires, mais, parmi les quelques réalisateurs que j’ai pu aborder ces dernières années, Kobayashi Masaki occupe une place particulière : j’ai été bluffé, tout d’abord, par Harakiri et Kwaidan, puis par le monumental La Condition de l’homme ; et, sans les mettre au même niveau, Rébellion et Rivière noire m’ont beaucoup plu également. C’est un cinéaste dans lequel je me reconnais totalement, et qui éveille en moi quelques souvenirs, par exemple du temps où je découvrais (vraiment) le cinéma de Stanley Kubrick, ou plus tard celui d’Alfred Hitchcock…

 

Kobayashi Masaki, pour les films cités et quelques autres, a en son temps reçu bien des récompenses, au Japon ou à l’étranger, mais j’ai l’impression, pourtant, d’un réalisateur un peu dénigré, de nos jours – on lui reproche éventuellement sa stylisation poussée, ses angles insolites que l’on dit « vieillis », ce genre de choses… Je suis totalement hermétique à ce discours. La suprême beauté d’un Kwaidan me fascine et me captive – je ne peux tout simplement pas, dès lors, bouder mon plaisir esthétique au nom de quelque réserve un brin puritaine, je crois que cela pourrait être le mot, à l’encontre de ce qui est brillant. Quoi qu’il en soit, dans les quelques livres consacrés au cinéma japonais que j’ai pu lire, la place accordée à Kobayashi Masaki est relativement limitée – si même il y en a une ; et chaque mention s’accompagne de réserves, ou presque. Le réalisateur est donc situé loin derrière ses plus illustres confrères, et en tête l’inévitable trio Kurosawa-Mizoguchi-Ozu. Et les études qui lui sont malgré tout consacrées sont finalement bien rares – à vrai dire, le présent ouvrage de Stephen Prince est une première en langue anglaise, et il vient tout juste de paraître !

 

Ce qui est peut-être l’occasion de dissiper quelques malentendus, ou peut-être plus exactement d’éclairer sous un jour un tantinet différent certaines lectures éventuellement trop hâtives. Car il y a des biais : ainsi, en Occident, Kobayashi Masaki est avant tout connu pour trois films successifs datant des années 1960, Harakiri, Kwaidan, et, un bon cran en dessous, Rébellion – comme ce sont trois « films d’époque », trois jidai-geki, on a pu avoir l’impression d’un réalisateur très inscrit dans ce registre ; rien de plus faux pourtant, car, sur les 21 titres que compte la filmographie de Kobayashi (ce qui n'est pas forcément énorme, on verra pourquoi ; en considérant par ailleurs que La Condition de l’homme ne compte que pour un film et non trois), quatre seulement sont des jidai-geki – il était bien davantage un cinéaste du contemporain, c’est peu dire !

 

Par ailleurs, il faut se poser la question de la portée politique de ces films – elle ne fait guère de doute, et est essentiellement pacifiste ou antimilitariste, résultat direct de la triste expérience du réalisateur mobilisé en Mandchourie pendant la guerre, expérience éclairée par un précieux journal intime (il faut y ajouter, après la capitulation du Japon, quelque temps passé comme prisonnier de guerre à Okinawa). Cependant, si ces dimensions sont essentielles (sans étiquetage politique au-delà de la question du pacifisme et de l’anti-autoritarisme, cela dit), Stephen Prince entend montrer que les films de Kobayashi Masaki ont peut-être d’abord une dimension spirituelle, qui emprunterait tant au bouddhisme qu’au christianisme (au moins pour la symbolique), ceci sans que le cinéaste ne soit à proprement parler « religieux ».

 

Cette dimension spirituelle est par ailleurs concrétisée sur le plan matériel par une passion de l’art sous toutes ses formes. On insiste en effet sur le très fort lien développé par Kobayashi Masaki, tandis qu’il était étudiant à Waseda, avant la conscription, avec son (véritable) mentor, Aizu Yaichi, historien de l’art et poète, qui lui a donné notamment le goût de la statuaire bouddhique de Nara (à laquelle Kobayashi avait consacré une thèse… disparue dans les bombardements du Japon) ; au fil de sa carrière, Kobayashi rendra plusieurs fois hommage à son mentor, de manière plus ou moins allusive, et le dernier film qui lui est attribué (même s’il ne l’a techniquement pas réalisé) est un documentaire à sa gloire.

 

Si Kobayashi avait commencé à travailler pour le cinéma avant d’être appelé sur le front, c’était déjà un brin tardivement, du fait de ses études ; la guerre puis la détention font qu’il doit attendre plusieurs années pour s’y remettre – il débute donc véritablement à un âge relativement avancé, là où des gens de sa génération sont déjà des réalisateurs installés, comme par exemple Kinoshita Keisuke, dont il devient l’assistant, et qui est alors très populaire. Cependant, Kobayashi suit le cursus classique, et, après avoir acquis les connaissances nécessaires en tant qu’assistant, il passe au rang de réalisateur. Ses premiers films ont de quoi surprendre, au regard de l’image ultérieure du cinéaste, car il s’agit de films « familiaux », mélodrames sinon comédies légères, bien dans le style de son studio, la Shôchiku ; pourtant, Stephen Prince montre que, çà et là, apparaissent déjà des traits plus personnels – et notamment, donc, au regard des questions spirituelles, avec régulièrement une symbolique chrétienne qu’il paraît difficile de contester.

 

Cependant, Kobayashi a d’autres ambitions – et une certaine colère à exprimer, héritée de son expérience contrainte (et traumatique) dans l'armée. Parmi ses premiers films, La Pièce aux murs épais tranche sur le registre familial de la Shôchiku – c’est un film plus rude, consacré aux Japonais accusés de crimes de guerre et détenus par les Américains dans l’attente de leur procès ou de leur exécution ; même si le film n’est tourné qu’après la fin de l’Occupation, le sujet demeure très sensible, et la sortie du film est retardée par le studio. D’autres métrages, même moins « problématiques » à court terme, font le bilan du militarisme comme de l’après-guerre aux prismes de la misère, de l'hypocrisie et de la corruption généralisées – par exemple, Rivière noire, film qui inaugure la longue et fructueuse collaboration entre Kobayashi Masaki et son acteur fétiche, le grand Nakadai Tatsuya. Ce sont des films sévères et rudes, impitoyables même – et ils dessinent la direction empruntée par le réalisateur.

 

Une nouvelle étape est franchie avec La Condition de l’homme, projet pharaonique, un film de 9h30 – découpé cependant pour son exploitation en trois métrages d’un peu plus de trois heures chacun. Stephen Prince consacre un très long chapitre à ce seul monument, l’adaptation d’un roman fleuve de Gomikawa Jumpei, basé sur son expérience en Mandchourie durant la guerre, expérience dans laquelle Kobayashi Masaki ne pouvait que se reconnaître, en tous points. Pour lui, ce film hors-normes a constitué une forme de catharsis, et il s’est totalement identifié au personnage de Kaji – mais peut-être d’abord en raison de son impuissance ; chose que son interprète, Nakadai Tatsuya, avait très bien comprise, qui a joué le jeu, incarnant finalement aussi bien le réalisateur que le personnage central du roman. L’ensemble épique rencontre le succès, ce qui n’avait rien d’évident – d’autant que le cinéma japonais, jusqu’alors, éprouvait encore certaines difficultés à traiter des horreurs dont avait pu se montrer responsable l’armée impériale ; mais sans doute était-ce enfin la bonne période pour cela : le film est contemporain, par exemple, de Feux dans la plaine, d’Ichikawa Kon…

 

Mais l’évolution de Kobayashi Masaki se poursuit au-delà. Il entend toujours réaliser des films critiques, mais se tourne vers le jidai-geki, qu’il entend d’une certaine manière subvertir, au regard de ses traits « féodaux », et en même temps imprégner de ses passions artistiques. Son goût pour la stylisation s’affiche plus que jamais dans ces films des années 1960, et bénéficie d’une nouvelle association cruciale dans sa carrière de réalisateur, avec cette fois le compositeur Takemitsu Tôru, dont les bandes originales dénuées de mélodie et tenant davantage d’une forme d’illustration sonore, prenant cependant soin de ne jamais être redondante avec ce qui se passe à l’écran, mêlent musique savante occidentale et instrumentations japonaises classiques (l'usage du biwa, notamment), éventuellement transfigurées par l’électronique, à la façon de la musique concrète (exemple marquant dans Kwaidan) – Stephen Prince consacre à bon droit de précieux paragraphes à cette association très fructueuse, et qui, comme celle avec Nakadai Tatsuya, se poursuivra, toujours changeante, toujours pertinente, jusqu’à la mort du réalisateur.

 

Mais le jidai-geki, donc – avec tout d’abord Harakiri, ce très sévère réquisitoire contre les hypocrisies du bushido ; souvent considéré comme le chef-d’œuvre de Kobayashi Masaki, ce film lui permet aussi de commencer à s’exporter. Suivra donc Kwaidan, probablement, de ses films, celui où la stylisation est la plus poussée (notons au passage qu’il s’agit du premier film de Kobayashi Masaki en couleurs – et quelles couleurs !), constituant un ensemble sciemment irréaliste, ou présentationnel, dans lequel les histoires de fantômes rapportées par Lafcadio Hearn (qui fut le professeur d’Aizu Yaichi, tout se tient) deviennent l’occasion d’une célébration de tous les arts japonais. Le film fascine par sa beauté, en Occident tout particulièrement, mais s’avère très coûteux pour le réalisateur – dans tous les sens du terme, car il n’a jamais été suffisamment financé, et, en cette époque où la crise du cinéma japonais devient toujours plus palpable, les grands studios ne font plus confiance à Kobayashi Masaki pour gérer un budget – qu’importe s’il reçoit de bons retours critiques au Japon comme à l’international, il ne rapporte pas assez.

 

La carrière de Kobayashi Masaki en est irrémédiablement affectée : il devient un cinéaste « indépendant », au sens où il erre de projet en projet, travaillant ici pour telle compagnie, là pour telle autre – il lui faut souvent attendre plusieurs années entre chaque film, et amorcer un repli sur la télévision, comme un certain nombre de ses collègues (les difficultés de financement le rapprochent à vrai dire d'un Kurosawa Akira, les deux réalisateurs s'associant même brièvement, avec Ichikawa Kon et Kinoshita Keisuke, dans le « Club des Quatre Cavaliers », Yonki no kai, supposé permettre le financement de leurs divers projets ; mais le fiasco de Dodes'kaden met prématurément fin à l'entreprise, et Kurosawa à terme ne pourra plus réaliser de films qu'à l'aide de financements étrangers).

 

Rébellion, ainsi, qui fait partie pourtant de films de Kobayashi Masaki les plus connus en Occident, est pour lui un calvaire ; même si le fond du scénario, dû à Hashimoto Shinobu, le scénariste de Harakiri (entre autres – il a par exemple beaucoup travaillé pour Kurosawa Akira, on lui doit des films aussi fondamentaux que Rashômon ou Les Sept Samouraïs), semble convenir à ses envies d’un cinéma stylisé en même temps que critique (sur un mode nettement atténué cela dit), Kobayashi a maille à partir avec le producteur du film… qui est aussi sa star : Mifune Toshirô – lequel entend bien exercer un contrôle absolu sur le film, et sur son image. Le réalisateur regrette sa liberté passée. Le film rencontre pourtant le succès, critique et commercial, au Japon et à l’étranger, mais cela ne suffira pas pour relancer une carrière en difficulté (outre que le réalisateur n’en revient pas de ce que ce film, largement « de commande » donc, rencontre plus d’écho et soit même jugé meilleur que des films dans lesquels il s’était bien davantage investi, dont Harakiri !).

 

La suite de la carrière de Kobayashi Masaki est donc plus discrète, et davantage de temps s’écoule entre chaque film. Cela ne l’empêche pas, semble-t-il, de réaliser d’autres métrages de valeur, et Stephen Prince vante notamment le très long Kaseki, d’après un roman d’Inoue Yasushi. Cependant, le dernier grand film de Kobayashi Masaki, très long là encore, et là encore lié à la télévision, est probablement son documentaire consacré au Procès de Tôkyô – qui lui offre l’occasion de revenir sur son engagement pacifiste et anti-autoritaire, éveillant des souvenirs notamment de La Pièce aux murs épais et de La Condition de l’homme, vingt-cinq à trente ans plus tard.

 

La carrière de Kobayashi Masaki s’achèvera sur un autre documentaire, même si, donc, il ne l’a pas techniquement réalisé – un ultime hommage à son mentor Aizu Yaichi, et à la statutaire bouddhique de Nara qu’il aimait tant. À en croire Stephen Prince, l’existence même du film doit beaucoup aux efforts des amis de Kobayashi Masaki, notamment Nakadai Tatsuya, pour lui permettre, avant la fin, d’exprimer toute sa reconnaissance envers son vieux maître (qu’il n’avait cependant jamais revu après la guerre, ce qu'il a beaucoup regretté par la suite, avec un fort sentiment de culpabilité), dans une dernière synthèse de ses passions artistiques et spirituelles. Un beau cadeau.

 

L’analyse de Stephen Prince est très riche – et ce n’est pas le moindre atout de cette étude que de se pencher avec beaucoup d’attention sur le début et la fin de la carrière de Kobayashi Masaki, autant de films largement inconnus en dehors du Japon, pour l’essentiel. Il est intéressant, notamment, de voir comment, dans les films du début de sa carrière, moulés dans un « style Shôchiku » et encore marqués de l’influence du mentor cinématographique, icône de ce registre, qu'était Kinoshita Keisuke, Kobayashi Masaki parvient cependant à traiter de thèmes ou à user d’une symbolique (notamment spirituelle) qui ne sont pas autant en porte-à-faux avec le reste de sa carrière qu’on pourrait le croire. La carrière du réalisateur après Rébellion bénéficie globalement d’une même attention, même si j’ai l’impression, cette fois, que l’auteur a tout de même mis en avant certains films (essentiellement Kaseki et Le Procès de Tôkyô), en opposition à d’autres réalisations pas nécessairement inintéressantes, mais tout de même davantage mineures.

 

Quoi qu’il en soit, Stephen Prince consacre beaucoup de temps aux films qui en valent le plus la peine. Son analyse est très précise, mais, par miracle, elle parvient le plus souvent à éviter l’écueil de la paraphrase, même en étudiant des séquences peu ou prou image par image. Ce qui est tout à fait intéressant, mais aussi parfois un peu frustrant, quand ces commentaires se font, pour le lecteur, un peu « dans le vide », faute d’avoir vu les films – cela donne en même temps envie de les dénicher pour en juger par soi-même (à titre personnel, je n’ai vu, dans l’ordre chronologique, que les films suivants, tous disponibles en DVD en France : Rivière noire ; La Condition de l’homme ; Harakiri ; Kwaidan ; et Rébellion ; je ne crois pas qu'il en existe d'autres DVD français).

 

Le bilan est assurément très positif, et l’ouvrage de Stephen Prince vaut le détour – il intéressera sans peine quiconque a aimé des films de Kobayashi Masaki et souhaiterait en savoir davantage. Ceci étant, il a peut-être certaines limites, très discutables cela dit. Notamment, je trouve, mais peut-être est-ce un problème de concentration de ma part, que le texte anglais a pu aggraver, je trouve donc que l’analyse des figures de style les plus techniques, tenant par exemple au positionnement de la caméra, à ses rotations, aux travellings, etc., est parfois un peu confuse. Des procédés clefs sont identifiés : la caméra souvent placée en hauteur, qui effectue une plongée pouvant éventuellement donner une impression de « deux dimensions » ; les angles obliques ; les mouvements de pivot introduisant ces angles obliques, etc. Les figures de style sont bien identifiées, à cet égard, mais leur sens, leur objet, n’est souvent guère assuré, ai-je l’impression – voire contradictoire, d’un film à l’autre ? Outre que certaines « explications » me paraissent un peu faibles : la caméra en hauteur parce que Kobayashi Masaki a passé son enfance dans une région montagneuse, bon… Peut-être, hein, mais… Bon.

 

Il y a enfin une question centrale dans le livre, car elle constitue d’une certaine manière son armature : l’insistance sur la dimension « spirituelle » des films de Kobayashi Masaki. Là, ce sont sans doute mes préjugés qui parlent… Peut-être aussi parce que cette dimension m’avait souvent (toujours ?) échappé jusqu’à présent ? Je n’ai pu m’empêcher de me demander si Stephen Prince n’était pas un peu grenouille de bénitier, à mettre ainsi en avant ce thème… Au-delà, disons, de la relation marquée avec l’art japonais, éventuellement très ancien (le rapport à Aizu Yaichi est très pertinemment disséqué – et, disons-le, très émouvant ; même à la limite du romanesque, à vrai dire, et pourtant cela sonne juste). Mais, dans l’ensemble, je dois sans doute donner raison à l’auteur à cet égard – y compris pour ces films que j’avais vus et adorés, sans forcément percevoir cette dimension (au-delà, éventuellement, d’une certaine symbolique qui pouvait effectivement emprunter au christianisme). Son étude est argumentée, avec nombre d’exemples qui tombent sous le sens, au point de devenir incontestables – que leur inspiration soit bouddhique, chrétienne (au moins au plan de la symbolique), ou les deux tout à la fois, dans une forme de syncrétisme certes pas étrangère à la pensée japonaise. Au-delà, l’étude est sourcée, et notamment à travers le renvoi à des déclarations de Kobayashi Masaki lui-même (dont une très longue interview de « fin de carrière » par une revue de Hokkaidô – un document essentiel de cette analyse, avec le journal intime du réalisateur quand il était soldat en Mandchourie) : le réalisateur explique sans ambiguïté, par exemple, la dimension spirituelle, et qu’il juge positive, du calvaire de Kaji à la fin de La Condition de l’homme – et je dois avouer que je ne l’avais certainement pas vu sous cet angle… En fait, de ce que j’avais vu, et avec les biais mentionnés plus haut, qui sont ceux de la plupart des spectateurs occidentaux, pour de pures et navrantes raisons de distribution et d’exploitation commerciale, j’avais tendance à repérer avant tout, et à mettre en avant, la dimension politique des films de Kobayashi Masaki – pas un réalisateur nécessairement « engagé » à proprement parler, plutôt pas d’ailleurs, mais un auteur dont le discours est essentiellement critique, sur un mode généralement très rude, qui noue le ventre. Cela fait indéniablement partie du réalisateur, en tout cas pour ses films les plus célèbres, mais aussi quelques autres – mais Stephen Prince associe donc à cet aspect des préoccupations d’ordre spirituel (même si, là encore, Kobayashi Masaki n'est probablement pas plus « religieux » qu'il n'est « engagé », au sens le plus strict), et, à mesure que l’on avance dans le livre, l’image est de plus en plus celle d’un iceberg, avec la critique politique et sociale en guise de partie émergée. C’est étonnant – ou cela m’a étonné, en tout cas. Mais, au sortir de ce livre, eh bien, c’est sans doute assez juste… Il me faudra revoir ces films en prenant cet aspect en considération – comme une sorte de mise à l’épreuve expérimentale.

 

Et, si possible, voir aussi les autres films ! Ce qui s’annonce plus compliqué. Mais cela m’intéresse vraiment – car Kobayashi Masaki, quelle que soit la dimension à mettre en avant dans son cinéma, est un réalisateur qui m’intéresse énormément, responsable d’immenses chefs-d’œuvre du septième art, au-delà du seul cinéma japonais.

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Introduction to Japanese Horror Film, de Colette Balmain

Publié le par Nébal

Introduction to Japanese Horror Film, de Colette Balmain

BALMAIN (Colette), Introduction to Japanese Horror Film, Edinburgh, Edinburgh University Press, [2008, 2010] 2013, XI + 214 p.

UNE INTRODUCTION

 

Introduction to Japanese Horror Film, de Colette Balmain, à n’en pas douter, est une conséquence « académique » de l’engouement passager, au tournant du millénaire, pour ce que l’on a appelé la J-Horror, sur la base de quelques succès japonais inattendus, dans la foulée du Ring de Nakata Hideo, jusqu’à ce que la vague retombe à force de mauvais remakes américains – et, bon, sans doute aussi d’un essoufflement du genre au Japon même, à force de variations qui ne faisaient même plus l’effort de se dissimuler un chouia (je suppose que la « K-Horror » a pu aussi y avoir sa part).

 

Mais ce livre est donc exactement ça : une introduction, pas une somme. Ce qui est parfois un peu frustrant, notamment parce que cet ouvrage n’ « analyse » véritablement qu’assez peu de films, chaque chapitre se focalisant sur trois, quatre métrages jugés pertinents (ce qui n’est pas nécessairement lié à la qualité intrinsèque desdits métrages). Ma foi, les introductions ont leur utilité...

 

Mais est-ce une bonne introduction ? Je suis partagé… Parce que, si ce livre présente à mes yeux certaines qualités, qui en ont fait une lecture que j’ai globalement trouvé intéressante, et en tout cas agréable, il est indéniable qu’il présente certaines failles, qui peuvent aller jusqu’à mettre en cause sa crédibilité.

 

DES FAILLES…

 

Et, au premier chef, je suppose que l’autrice, « senor lecturer in film at Buckinghamshire New University », n’est pas japonisante. Ce qui en soi n’a bien évidemment rien d’une tare – le problème, c’est que ça l’amène à commettre quelques erreurs à même de faire hausser le sourcil même à une tanche ignare ramant en deuxième année telle que votre serviteur… Il y a un indice de tout cela dans la transcription systématiquement erronée (donc pas simplement coquillée) de concepts qui peuvent avoir une certaine importance – par exemple, « shakai-mono » est systématiquement rendu par « shakiamono », ou « tatemae » par « tateme ». En soi, ce n’est pas dramatique, je suppose – juste pas très sérieux.

 

Ce qui est plus gênant (outre un certain nombre d'erreurs factuelles qui ont pu être signalées mais que je ne suis que bien trop rarement en mesure d'identifier), c’est que certains de ces concepts sont mal compris – ainsi de la distinction entre « l’intérieur » (uchi) et « l’extérieur » (soto)… ce qui, plus gênant encore, amène l’autrice à formuler (ou à reprendre, en fait) des généralisations abusives sur la culture japonaise et la perception du monde par les Japonais – en l’espèce avec une « théorie » sur le soi et l’autre, qui prétend emprunter à ces concepts mais tout autant à la grammaire du japonais, à ceci près qu’elle les déforme jusqu’à en extraire au forceps des conséquences très, très contestables (ici, par exemple, sur la base de « l’absence de pronoms », dont Colette Balmain dérive une confusion de la première et de la deuxième personnes, déterminante dans le rapport à l’autre, qui serait « forcément différent » de ce que nous connaissons en Occident).

 

Et pointe derrière tout cela un risque que l’autrice perçoit bien, pourtant, qui multiplie les avertissements à ce propos… mais tombe malgré tout dans le piège ? Colette Balmain emprunte à l’idée d’ « orientalisme », notamment, et évoque en passant quelques « nippologies », en sens inverse – ce qui devrait constituer autant d’illustrations de ce que la tendance à vouloir opposer, en l’espèce, le Japon et l’Occident, risque de réduire le premier à une « image d’Épinal », si j’ose dire, réductrice et biaisée à force de colportages des mêmes idées reçues sur la société japonaise. Ce qui était bien compréhensible chez Ruth Benedict en 1945 est sans doute moins acceptable au XXIe siècle…

 

Il n’est certes pas facile de se débarrasser de ce genre de prénotions – et, par ailleurs, « gommer » toutes les différences dans une optique universaliste ne ferait pas plus sens qu’un culturalisme un peu outrancier ne voulant voir que ces mêmes différences en gommant les similitudes ou les rapprochements. Le discours doit être nuancé. Parfois, Colette Balmain y parvient – dans les grandes lignes du moins : l’évocation du « gothique d’Edo » patine parfois un peu mais offre une piste de recherches comparatiste intéressante, tandis que la remise en cause d’une sorte de primat de la psychanalyse dans l’horreur occidentale débouche sur des développements qui me paraissent pertinents. La réflexion récurrente sur la désintégration de la structure familiale (l’autrice parle beaucoup du système ie, mais toujours dans une optique bien plus large, elle ne le lie pas initialement à la « maison » ou même à vrai dire à la famille) me paraît difficile à contourner, par ailleurs, même si elle est riche de clichés potentiels. D’autres approches éventuellement liées, comme celles opposant féminisme et patriarcat (j’y reviendrai) ou l’idée d’aliénation due à la modernité dans le registre de la techno-horreur, produisent des réflexions plus ou moins pertinentes, je suppose – cela relève davantage de la casuistique : ici, OK, là, un peu moins…

 

Le problème, c’est que, sous-tendant ces discours, il y a donc des généralisations abusives – à la manière des nippologies. Ceci étant, ce qui manque peut-être à l’autrice, ici, au-delà d'une expérience plus concrète de la société et de la culture japonaises, dont je ne peux certes pas moi-même me targuer, c’est aussi une certaine distance – car c’est après tout la raison d’être de ces nihonjinron : elles constituent un discours des Japonais sur eux-mêmes. Le succès de ces théories auprès du public japonais justifie assurément qu’elles transparaissent dans les films japonais – et, avec une certaine distance, donc, leur examen serait sans doute riche d’enseignements, dans une optique disons de sociologie des représentations ; le problème, c’est de les prendre au pied de la lettre – parce que, connoté positivement ou négativement, ou même prétendant (faussement dans la très grande majorité des cas) à la neutralité, un stéréotype reste un stéréotype.

 

LES ORIGINES ?

 

Le livre est divisé en deux grandes parties – un plan qui m’a paru plus ou moins convaincant… Dans la première, l’autrice traite des « origines » du cinéma d’horreur contemporain – que la deuxième partie étudie au prisme des divers sous-genres de l’horreur. Mais la limite est éventuellement floue, entre les « origines » et le « contemporain », a fortiori dans la mesure où la seconde partie, avec son classement par genres, aurait finalement pu intégrer les développements de la première partie concernant le « gothique d’Edo » ou les pinku eiga fantastiques (j’ajouterais que la délimitation de ces derniers est particulièrement problématique – outre que leur examen aurait pu faire sens, au moins de manière parallèle, quand on en arrive notamment aux films de rape-revenge).

 

Mais, à vrai dire, je n’ai guère envie de m’attarder sur la première partie : le champ des « origines » en fait un nid à clichés, et très, très peu de films sont étudiés ici. Et notamment rien d’antérieur aux années 1950 – c’est fâcheux, pour des « origines », même si nombre de films antérieurs à la guerre ont disparu, certes… Même au-delà, il n’y a pas grand-chose – moi qui étais curieux d’un certain cinéma fantastique contemporain du Kwaidan de Kobayashi Masaki, je n’ai pas eu grand-chose à me mettre sous la dent (enfin, n’exagérons rien : on évoque bien trois ou quatre classiques que je ne connais pas le moins du monde…).

 

Le point d’orgue de ces « origines » réside dans une analyse comparée, pas hyper convaincante à mes yeux, de Godzilla de Honda Ishirô et des Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi Kenji (si), comme deux symptômes de la crainte de la modernité (et de la désintégration de la structure familiale, et de l’individualisme, et des nouveaux rapports entre les hommes et les femmes, etc.). Mouais…

 

Au-delà, l’idée d’un « gothique d’Edo » m’a paru intéressante dans une perspective comparatiste, mais l’examen des « histoires de fantômes érotiques », matière dont je ne sais absolument rien, certes, ne m’a pas convaincu non plus.

 

Bof bof au mieux.

GENRES

 

Heureusement, la deuxième partie me paraît plus intéressante, qui examine le cinéma d’horreur japonais contemporain au prisme de cinq sous-genres, eux-mêmes susceptibles de nouvelles subdivisions.

 

« Genre » est à vrai dire un terme ambigu, ici (en français, veux-je dire) – car l’autrice, dès la première partie, multiplie les analyses issues de la réflexion féministe sur le patriarcat et l’oppression des femmes. Il est vrai que le cinéma d’horreur constitue un champ privilégié de cette réflexion – il a comme un problème avec les femmes, parce que les hommes qui font ces films (et qui les regardent/consomment) ont un problème avec les femmes (coupable, votre honneure, supposé-je). Dans le cas du cinéma japonais, la place essentielle dans le genre fantastique/horrifique de la « femme lésée » (wronged woman) est ainsi régulièrement soulignée – avec des associations éventuelles, comme la « mère qui se sacrifie », etc. ; la simple formulation de ces deux approches du féminin dans le fantastique japonais évoque aussitôt des images, mettons, de Ring et de Dark Water, de Nakata Hideo (qui lie les deux thèmes à la « mère démissionnaire », même si je crois que Colette Balmain est un peu trop schématique quand elle analyse ses films – car ses personnages féminins sont très forts, et la critique sociale dans ses films n’est certainement pas prioritairement à leur charge).

 

Ce discours me paraît plus ou moins pertinent selon les différentes parties de l’ouvrage, même si généralement plutôt « plus » que « moins » – mais j’ai particulièrement apprécié cette approche dans l’analyse du genre rape-revenge, où elle s’accompagne de considérations plus vastes sur la réflexion féministe au regard de la pornographie, une réflexion très diverse, que l’autrice reprend avec un appréciable sens de la nuance. Je crains toutefois que Colette Balmain ne se focalise un peu trop sur les codes du rape-revenge américain, et que l’analyse concernant le cas japonais aurait pu/dû être davantage poussée – et peut-être, donc, l’examen du pinku eiga fantastique de la première partie aurait-il donc davantage fait sens ici (nombre des films étudiés, même extrêmes, sont à leur manière des pinku eiga, ai-je l’impression – par ailleurs, le liant entre l’horreur et l’érotisme, dont un Nakata Hideo, entres autres, a souvent témoigné, aurait sans doute justifié quelques développements plus « abstraits »… d’autant qu’un autre écueil de ces analyses est parfois celui de la paraphrase).

 

Cette approche revient ultérieurement, notamment quand l’autrice se penche sur les films de serial-killers/stalkers/slashers, mais peut-être avec un effet moindre. Cette catégorie est pertinente, par ailleurs, mais le besoin de subdivision a pourtant quelque chose d’éloquent : certes, il y a un monde entre La Vengeance est à moi, de Imamura Shôei, qui n’a rien d’un film d’horreur, et les variations contemporaines sur le « American slasher cycle »… Au point où l’association des thèmes montre bien vite ses limites. Ceci sans même prendre en compte le rôle ou pas du surnaturel dans ces tueries. En même temps, la distinction entre stalkers et slashers ne me parle pas vraiment – la catégorie du survival m’aurait paru plus utile, mais, certes, elle recouvre par essence bien des sous-genres de l’horreur…

 

Dont, bien sûr, celui des zombies – logiquement associés aux cannibales dans le présent ouvrage (qui n’opère par contre pas, sauf erreur, la distinction classique mais plus ou moins pertinente entre les morts-vivants et les « infectés »). Visiblement pas grand-chose à voir ici : j’ai pris mon pied devant le si « cool » (voire « super-flat ») et crétin Versus de Kitamura Ryûhei, mais les films ici développés visent clairement plus le rire que la peur – et même s’ils ne sont pas toujours exempts de critique sociale, bon, c’est pas vraiment du Romero, quoi…

 

Restent deux sous-genres qui me paraissent bien plus typiques de la J-Horror (même si quelques titres fameux du registre ont été traités dans les trois catégories précédentes – ainsi Audition de Miike Takashi, associé au rape-revenge ; ce qui ne me paraît pas si évident, mais je ne l’ai vu qu’une seule fois, il y a très longtemps…) : les films de « maison hantée », et ceux de « techno-horreur ». Un champ d’autant plus périlleux, en même temps – car ces films sont particulièrement propices aux lectures concernant, la désintégration de la structure familiale dans le premier cas, les angoisses suscitées par la modernisation (et, corollaire récurrent, la montée supposée et en tout cas redoutée de l’individualisme) dans le second ; comme dit plus haut, Colette Balmain s’en sort donc plus ou moins bien selon les films étudiés. Mais ces chapitres ont aussi quelque chose de très révélateur dans la mesure où ils mettent particulièrement en lumière les « formules » de la J-Horror

 

La discussion sur les sous-genres aurait sans doute pu être poussée un peu plus loin. Je tends à croire que certaines analyses transversales auraient pu faire sens : j’ai cité tout à l’heure le survival, mais cela pourrait être vrai également de la science-fiction, mettons – la place essentielle accordée à Godzilla dans la première partie (ses suites ne sont pas au sommaire, ce qui n’a sans doute rien que de très légitime) ne débouche à cet égard sur rien, même si quelques films çà et là (dans le registre zombie ou techno-horreur, par exemple le Kairo de Kurosawa Kiyoshi) auraient pu susciter quelques développements intéressants, je crois.

 

Je note aussi l’absence du cinéma d’animation dans ces pages – mais, là, je suis vraiment trop ignare pour en dire plus, et juger de la pertinence ou non de cette exclusion.

 

D’UN INTÉRÊT TRÈS VARIABLE

 

Bilan assez mitigé, donc, pour cet ouvrage qui, pour le coup, m’a un peu déçu. J’espérais quelque chose de plus assuré, de plus carré. Or le résultat final s’avère d’un intérêt très variable. Globalement, la première partie m’a laissé sur ma faim. La seconde est plus intéressante à mes yeux – et certains angles d’approche m’ont paru tout à fait convaincants (par exemple concernant le rape-revenge). La mise en avant des « femmes lésées » et des « mères qui se sacrifient » paraît fertile, si le discours essentialiste sous-jacent implique de manipuler ces figures avec précaution. Ce que ne fait pas toujours Colette Balmain, ici, qui succombe parfois aux oppositions « faciles » et aux clichés. C’est dommage, parce qu’en d’autres cas elle fait preuve d’un appréciable sens de la nuance…

 

Le point positif, c’est que cette lecture m’a donné envie de voir ou de revoir certains films – c’est toujours ça de pris.

 

J’ai cru comprendre qu’une deuxième édition devait paraître sous peu – j’espère qu’elle reviendra sur quelques faiblesses de celle-ci, sans en être bien convaincu.

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Le Cinéma japonais, de Donald Richie

Publié le par Nébal

Le Cinéma japonais, de Donald Richie

RICHIE (Donald), Le Cinéma japonais, [A Hundred Years of Japanese Film], traduit de l’anglais par Romain Slocombe, préface de Paul Schrader, [s.l.], Éditions du Rocher, [2001] 2005, 402 p.

Donald Richie, décédé en 2013, est un nom important dans l’histoire de la critique du cinéma japonais ; il fut en effet un des premiers critiques occidentaux (américains, en l'espèce), à s’intéresser à cette ample matière, ce depuis son arrivée dans l'archipel en 1947 au sein des troupes d'occupation, et à y intéresser l’Occident avec lui – jouant un rôle de passeur, qui lui a valu d’être comparé à un Lafcadio Hearn contemporain par Tom Wolfe, tandis que le réalisateur Paul Shrader, dans sa préface à ce volume, avance que, tout ce qui a filtré du cinéma japonais en Europe et aux États-Unis, pendant une longue période, c’était à lui qu’on le devait.

 

Donald Richie s’intéressait à bien des aspects de la culture japonaise, sa bibliographie abondante est loin de s’en tenir au seul cinéma ; toutefois, il a donc été particulièrement important dans ce domaine, et y a consacré nombre d’ouvrages – éventuellement très divers, car il s’agissait aussi bien de livres « généraux », sous forme d’ « histoires du cinéma japonais » (le premier titre du genre fut, en 1959, The Japanese Film: Art and Industry, coécrit avec Joseph Anderson, et séminal ; l’ouvrage qui nous intéresse aujourd’hui, A Hundred Years of Japanese Film – le titre français n'est guère éclairant... – en est le quatrième et dernier exemple, datant de 2001), que d’ouvrages plus spécialisés, notamment d’importants essais consacrés à Kurosawa Akira ou Ozu Yasujirô.

 

En plus de quarante ans de publication d’ouvrages consacrés au cinéma japonais, l’auteur a eu l’occasion d’envisager le médium sous divers angles – ses différentes « histoires du cinéma japonais » ont semble-t-il chacune une approche particulière, destinée à éviter les redondances. Dans le présent ouvrage, il faudrait donc mettre l’accent sur une dichotomie que l’on a pu croiser ailleurs, mais sur laquelle l’auteur insiste particulièrement : le cinéma « représentationnel » contre le cinéma « présentationnel ». Avec le risque de sombrer dans l’essentialisme, Donald Richie assimile plutôt le premier à l’Occident (il représente, il est réaliste, il prétend montrer la réalité), tandis que le médium présentationnel serait typique, sinon de l’Asie, du moins du Japon, qui ne s’embarrasserait pas de la « réalité nue », et jouerait davantage des effets de style – en relevant toutefois que des courants notables en Occident, comme l’impressionnisme ou l’expressionnisme, joueraient également de cette approche. J’avoue être un peu sceptique – même si cette problématique est régulièrement reformulée au fil de l’ouvrage, et y gagne à mon sens, en se focalisant sur la notion ambiguë de réalisme cinématographique (ou artistique, plus généralement) ; toutefois, cette opposition entre Occident et Japon, pour le coup, me paraît bien trop lapidaire.

 

Ce premier aperçu, plus ou moins convaincant, ne doit cependant pas dissuader de lire la suite ; parce que, si cet ouvrage a ses défauts (dont un plan naze – le reste, j’y reviendrai…), il brille cependant bien davantage par ses qualités, et se dévore avec un plaisir de (presque) tous les instants. Ceci d’autant plus que l’auteur sait se montrer très précis, très pointu, mais prend soin de toujours emmener le lecteur avec lui, sans jamais le perdre, au fil de développements limpides et pénétrants.

 

En témoigne peut-être surtout la très longue partie consacrée à ce cinéma muet dont nous n’avons presque rien conservé : bien loin, par exemple, de ne reléguer la question des benshi qu’au rang d’anecdote pittoresque, il livre une analyse serrée de ce phénomène, qui en dégage toute la complexité. Non que les anecdotes manquent, à vrai dire, mais elles font pleinement partie de la démonstration ; un (double) exemple (pp. 28-29) :

 

Les benshi effectuaient même des enregistrements, lesquels se vendaient bien et s’écoutaient sans l’accompagnement du film. Un des derniers benshi déclamait toujours son plus grand succès, Le Cabinet du docteur Caligari (1919) de Robert Wiene, sur la scène, mais sans projection du film ; il enregistra même un 78 tours d’une partie de son texte, et les ventes furent excellentes.

Les benshi étaient utilisés de beaucoup d’autres façons. L’un d’entre eux, par exemple, résolut un épineux problème de censure. Il s’agissait d’un film produit par la firme française Pathé, La Fin du règne de Louis XVI – Révolution française (c. 1907, non conservé), un titre incendiaire du fait que le Japon avait proclamé son propre souverain comme étant d’ascendance divine. « La veille de la projection, le film français fut retiré sous prétexte de menace pour l’ordre public. » À sa place apparut un autre film, Histoire extraordinaire de l’Amérique du Nord : le Roi des grottes (Hokubei kiden : gankutsuo, 1908, non conservé). C’était en réalité le même film, sauf que désormais Louis XVI était le « chef d’une bande de voleurs » et la populace attaquant la Bastille devenait « un groupe de citoyens loyaux aidant la police à supprimer les hors-la-loi, l’action se déroulant dans les montagnes Rocheuses ».

 

Après quoi chaque réalisateur notable se voit accorder de longs et pertinents développements (le plus souvent). Ce qui n’empêche pas l’auteur d’exprimer sa subjectivité… Du côté des « stars », Ozu et Kurosawa suscitent les développements les plus flatteurs, sans surprise, mais, par exemple, Mizoguchi beaucoup moins : Donald Richie admet qu’il a réalisé d’excellents films, mais son traditionalisme au regard des techniques de réalisation ne l’inspire guère, et les commentaires sont régulièrement sceptiques, le concernant.

 

Maintenant, le véritable atout de cet ouvrage est sans doute de mettre en lumière des réalisateurs moins connus en Occident, mais qui sont traités ici sur un pied d’égalité avec les réalisateurs les plus adulés et qui s’exportaient le mieux. Il y a vraiment des analyses passionnantes à cet égard, et qui savent aussi, le cas échéant, prendre un peu de distance, pour le mieux (ainsi dans la lecture « critique » de la « Nouvelle Vague » japonaise, pour l’auteur essentiellement un concept de marketing : des indépendants antérieurs doivent être relevés, et, si Oshima a fait une brillante et intègre carrière, c’était aussi en s’émancipant de cette désignation promotionnelle, sans renier son engagement politique). En somme, c'est une mine, et j'y ai pioché bien des références.

 

Vers la fin de l’ouvrage, cependant, les choses se gâtent – d’une manière que j’ai trouvé assez brutale et passablement navrante. Donald Richie, si pertinent jusqu’alors, me paraît sombrer un peu dans une posture de « vieux con »… Sur la base d’une lecture bancale de la notion de « cool Japan », peut-être, l’auteur n’a que mépris pour le cinéma japonais « exporté » des années 1990… De Kitano, il ne retient que l’ultraviolence – puis y associe un sentimentalisme sirupeux qui ne vaut pas mieux ; les notices en fin d’ouvrage portant sur ses films sont systématiquement méprisantes. La vague de l’horreur nippone, tout au plus peut-on en sauver (peut-être) Kurosawa Kiyoshi. Tsukamoto ? Pas le moindre intérêt – Tetsuo, c’est du « facile » fait pour plaire aux jeunes, c’est, autrement dit, du « manga »…

 

En fait, ce dernier terme revient alors régulièrement, et systématiquement de manière négative – or, en bien des endroits, on a l’impression que, pour le coup, Donald Richie ne sait absolument pas de quoi il parle. Notez, je ne m'y connais pas non plus, hein... Mais là, ça se voit. Et ça ressort d’ailleurs d’autres allusions sur la dimension commerciale et transmédiale de tous ces phénomènes (Dragon Ball est un jeu informatique, etc.). Le cinéma d’animation, qui n’avait pas du tout été traité jusqu’alors, mais l’est en bloc, de ses origines à nos jours, en fin de volume, en fait très souvent les frais – et les notices, là encore, sont éclairantes : Richie ne panait visiblement pas grand-chose à Akira, par exemple, outre que ses retours sont paradoxaux sur le plan technique.

 

Mais tout cela renvoie sans doute à une attitude de l’auteur jusqu’alors davantage implicite : un profond scepticisme, au mieux, à l’égard du film de genre. Si le chanbara et les films de yakuzas peuvent occasionnellement retenir son attention (et encore, quand c’est Kurosawa qui signe les premiers), globalement la matière est délaissée, et plus ou moins bien comprise peut-être (le cas de Fukasaku m’intrigue un peu, notamment). La science-fiction, le fantastique ? Rien ou presque : la première se limite à Godzilla, et mieux vaut donc ne pas en parler du tout ; le second, passé Les Contes de la lune vague après la pluie, point de salut (allez, peut-être Kwaidan de Kobayashi Masaki, « décoratif »). C’est fâcheux…

 

Pourtant, dans ces derniers développements, tout n’est pas non plus à jeter – car l’auteur, évacuant bien vite et dans une grimace qui en dit long les Kitano comme les Ghibli, avec la « J-Horror », Miike et Tsukamoto au milieu, consacre tout de même des développements plus amples à des réalisateurs bien moins connus de par chez nous, avec une ultime focalisation sur le documentaire qui est tout à fait passionnante.

 

Notons que le livre s’achève (donc) sur des notices de films qui étaient alors disponibles en vidéo ou DVD – la liste est bien sûr obsolète, et pas qu’un peu, mais on peut y trouver des pistes intéressantes, entre deux persiflages d'autant plus agaçants qu'ils sont ainsi lapidaires.

 

Le Cinéma japonais est globalement un bon ouvrage – longtemps passionnant car passionné, même. Mais on regrettera que, sur le tard, les préjugés de l’auteur se montrent aussi envahissants, et si souvent en dépit du bon sens. Cela reste une lecture intéressante, mais sans doute à prendre avec des pincettes…

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Le Cinéma japonais : une introduction, de Max Tessier

Publié le par Nébal

Le Cinéma japonais : une introduction, de Max Tessier

TESSIER (Max), Le Cinéma japonais : une introduction, ouvrage publié sous la direction de Francis Vanoye, [s.l.], Nathan, coll. Nathan Université – 128, série Cinéma, [1997] 2003, 128 p.

CINÉMAAA, CINÉMAAAAAAAAAAAAAA (JAPONAIS)

 

Le cinéma est probablement le médium artistique qui a tout d’abord suscité ma curiosité et mon intérêt pour la culture japonaise – je crois que la littérature n’est venue qu’ensuite, et les mangas bien plus tard encore (tout récemment, en fait), ceci alors même que j’étais pile-poil dans la génération qui s’est prise la grosse vague manga en pleine face dans les années 1990. Je serais bien en peine d’expliquer pourquoi au juste… Cela relève de la sensibilité, j’imagine, qui ne se partage pas vraiment…

 

Mais la découverte de quelques auteurs clefs – à l’époque, d’abord Kurosawa Akira bien sûr, dans une moindre mesure et un peu plus tard Oshima Nagisa, et dans un registre plus contemporain Kitano Takeshi – a façonné mes goûts, avec des attentes plus ou moins pertinentes, car tenant éventuellement à des clichés : vous savez, le côté « contemplatif » du cinéma japonais, tout ça, et en même temps un rapport particulier (en fait, divergent) quant à la violence et à la sexualité, re-tout ça… Cela ne veut pas forcément dire grand-chose, mais j’y trouvais bel et bien quelque chose que je ne trouvais pas ailleurs. Mouvement qui s’est prolongé, au tournant de l’an 2000, avec les films de la vague « J-Horror », dont je percevais sans doute la formule et l’épuisement rapide, mais en étant quand même super emballé sur le moment. Et, vers cette époque, c’est donc le cinéma qui m’a amené à la littérature – bientôt, cette dernière prendrait cependant la première place, tandis que mon intérêt général pour le cinéma (pas seulement japonais, donc) serait largement relégué en arrière pour des raisons que j’ignore, pendant des années ; je sors petit à petit de cette période « sans », mais c'est tout frais, à vrai dire un processus en cours…

 

La perspective d’un petit exercice pour la fac m’a incité à fouiller dans mes cartons pour en ressortir quelques lectures d’il y a une douzaine d’années – l’époque où j’avais déjà envisagé de me lancer dans des études de japonais, et, alors, avec une prédilection marquée pour le cinéma japonais. Je me rappelais avoir beaucoup apprécié les deux beaux volumes abondamment illustrés du Cinéma japonais de Satô Tadao, mais j’ai supposé qu’il valait mieux (re)commencer par un ouvrage beaucoup moins ample, constituant de son propre aveu « une introduction », celui de Max Tessier (l’équivalent d’un « Que sais-je ? » chez Nathan), dont je ne me souvenais pas plus que cela.

 

UNE INTRODUCTION – MAIS RICHE ; DES PARTIS-PRIS – MAIS ACCEPTABLES

 

Le Cinéma japonais : une introduction. C’est dit – mais c’est dit par Max Tessier, qui, à en juger par son omniprésence dans les bibliographies que j’ai pu consulter, a l’air d’être un des plus grands spécialistes français du cinéma japonais ? Je ne peux guère en dire plus pour l’heure, mais, en tout cas, ce premier contact a été (par deux fois) convaincant.

 

Il s’agit bien d’une introduction, mais très riche. L’auteur aborde nombre de réalisateurs et d’œuvres, que d’autres lectures ne mentionnent même pas au détour d’une simple note, alors qu’ils ont incontestablement leur importance dans cette histoire – puisque c’est là la perspective de cet ouvrage, qui déroule une chronologie ; et ça me va très bien. Oui, d’autres ouvrages, bien plus volumineux, se montrent à cet égard étrangement lacunaires… Pour autant, la densité de l’information n’est pas un problème – et le plan limpide, la plume directe et simple, rendent la lecture de cette introduction aussi agréable qu’instructive, jamais étouffante.

 

Autre point appréciable, mais qui va de soi à vrai dire : l’auteur ne se contente certes pas du cinéma japonais qui s’est exporté. Ses développements sont tout aussi amples concernant des « inconnus de par chez nous » que les grandes stars internationales comme le triumvirat de l’âge d’or des années 1950, Kurosawa-Mizoguchi-Ozu (en notant comment ce dernier ne s’est pourtant exporté que bien, bien plus tard), ou les figures davantage « Nouvelle Vague » comme Oshima ou Imamura. D’autres réalisateurs majeurs, mais d’abord au Japon seulement, sont étudiés avec une même ampleur, et nombre de films cités étaient alors totalement inconnus en France – et certains le sont peut-être encore aujourd’hui, même si les choses ont sans doute considérablement changé, ici : il faut noter que la première édition de ce livre datait de 1997, et celle que j’ai achetée, lue puis relue datait de 2003. L’auteur, dans une annexe en fin de volume (sans doute très précieuse à l’époque), livrait quelques développements sur la « vidéographie » du cinéma japonais en France, en mentionnant les principaux distributeurs – à l’époque, notamment Arte Vidéo, Fil à Film, etc. ; depuis, toutefois, l’action bienvenue de nouveaux éditeurs, en DVD, et là je pense au premier chef au boulot formidable accompli par Wild Side – Les Introuvables, mais il y en a bien d’autres, cette action donc a radicalement changé la donne, et pour le mieux ; même s’il reste encore beaucoup de choses à découvrir, je n’en doute pas.

 

Puisque j’ai mentionné cette annexe, il faut relever que ce petit ouvrage en compte d’autres, fort utiles pour défricher le champ (glossaire, bibliographie, vidéographie donc, mais aussi discographie) et pour l’approfondir sous un autre angle, éventuellement plus inattendu (études statistiques, etc.). C’est tout à fait bienvenu.

 

Maintenant, cette introduction n’est pas « froide » : l’auteur essaye autant que faire se peut de se montrer « objectif », la nature même du livre l’implique, et, globalement, il y parvient. On sent pourtant çà et là des partis-pris, mais qui n’ont rien de véritablement gênant… À l’évidence, par exemple, l’auteur est un grand admirateur du cinéma d’Ozu et de Naruse – domaine que je connais très mal (pour ainsi dire pas du tout, soyons francs – je n’en ai rien vu au-delà du seul Voyage à Tôkyô, et il va bien falloir y remédier un de ces jours…) ; cela le rend probablement moins enthousiaste pour d’autres approches du médium, diamétralement opposées le cas échéant – à titre d’exemple, moi qui adore tout ce que j’ai vu de Kobayashi Masaki, je n’ai pu que relever des commentaires régulièrement au mieux sceptiques sur ce style de réalisation qui aurait « vieilli », etc. L’auteur n’a pas l’air non plus des plus enthousiaste pour le cinéma fantastique ou SF, mettons, mais les aborde tout de même çà et là…

 

Des partis-pris, oui, des opinions – mais rien d’inacceptable ; et dès lors rien d’agaçant non plus, même quand mon point de vue est a priori totalement opposé. Le sérieux et la compétence de l’auteur, mais aussi sa manière limpide et sûre de faire découvrir tant de choses (je n’ai pas envie de parler de vulgarisation ou de pédagogie, termes dont les connotations un tantinet négatives sont ici hors de propos), m’incitent à la réception tranquille de ses commentaires et analyses, même quand je ne m’y reconnais pas à titre personnel. Je m’énerverai sur d’autres, voilà !

 

(J'ai parcouru tout récemment un autre ouvrage sur le sujet qui m'a paru très, très mauvais, mais bon, je ne peux pas en faire une chronique, alors...)

 

LE PREMIER ÂGE D’OR : LE CINÉMA MUET APRÈS LES PARTICULARISMES LOCAUX

 

Abordons maintenant cette histoire du cinéma japonais. Et c’est une histoire qui commence très tôt : très vite, à la fin du XIXe siècle, le procédé d’Edison est présenté au Japon, et arrive bientôt une équipe dépêchée par les frères Lumière, qui filme les premières images du Japon de Meiji. En cette époque où le nouveau régime a initié un ample mouvement de modernisation à marche forcée, le cinéma, même avec un léger temps de retard, est très tôt développé au Japon et progresse ensuite rapidement, au point où l’on a pu parler, pour les années 1920 et 1930, d’un véritable « premier âge d’or » du cinéma nippon, muet.

 

Un peu timidement (ou de manière parfaitement logique…), les premières réalisations du cinéma japonais empruntent souvent au registre théâtral, et notamment au kabuki – éventuellement dans une perspective où l’on échange des coups de sabre, ce qui donnera naissance au chanbara. Cette imprégnation du kabuki a des conséquences éventuellement inattendues… notamment concernant les rôles féminins, qui sont d’abord interprétés, comme au théâtre, par des hommes, les onnagata. Parmi eux, une figure notable et sur laquelle je reviendrai, mais en tant que réalisateur : Kinugasa Teinosuke – ces acteurs s’insurgent de ce que l’on donne des rôles à des femmes, au cinéma… Mais on s’y fera bien vite, ouf.

 

Ce n’est pas la seule « polémique » autochtone en la matière, et une autre est probablement bien plus importante : celle de la « dictature » des benshi. Dans les premières années du cinéma muet japonais, une part non négligeable de la population, et donc des spectateurs, était illettrée, et dès lors pas en mesure de lire les intertitres. Pour y remédier, on faisait appel aux benshi, qui étaient des comédiens racontant l’histoire en live, au fur et à mesure que le film se déroulait. Mais les benshi, très vite, ont pris des libertés avec les œuvres projetées… quitte à raconter absolument n’importe quoi, au gré de leur humeur. Les réalisateurs, scénaristes, acteurs, etc., trouvaient cela horriblement agaçant, et on les comprend. Mais les benshi rencontraient un grand succès – et l’un d’entre eux alla même jusqu’à dire dans la presse, sur un ton définitif, supposé mettre fin à toute polémique (tu parles… si j’ose dire), que, si les gens allaient voir des films, c’était avant tout voire uniquement pour entendre la voix du benshi : le benshi était le seul artiste dans cette affaire, et les films n’étaient rien et n’avaient absolument aucun intérêt sans lui. Ce discours ahurissant, heureusement, n’a pas duré éternellement, et, progressivement, le cinéma japonais s’est débarrassé de ces encombrants interprètes – même si quelques-uns ont continué leur travail bien plus tard, comme un étrange reliquat du passé (je vous renvoie notamment à cette scène hilarante des Pornographes de Nosaka Akiyuki durant laquelle un benshi est employé pour « raconter » un film porno…).

 

Une fois débarrassé des benshi, le cinéma japonais peut connaître son « premier âge d’or », qui est donc celui du muet. Notons que le muet perdurerait davantage qu’à Hollywood, au passage – Sunset Boulevard ou pas, le parlant a plus lentement conquis les studios japonais que les américains, pour des raisons techniques parfois (le rendu était initialement très mauvais), mais plus généralement pour des questions d'affinités, et certains grands réalisateurs ont eu du mal à faire la transition, ce qui inclut... un Ozu Yasujirô. Car, oui, Ozu est déjà là – Mizoguchi, aussi, et quelques autres, dont Kinugasa, évoqué plus haut mais en tant qu’acteur, et qui réalise alors des œuvres totalement barrées, passablement expérimentales, comme le phénoménal Une page folle, en 1926, que vous pouvez voir en ligne (par exemple) ; un sommet du muet qui, me concernant, vaut bien d’être cité aux côtés des chefs-d’œuvre d’un Murnau ou d’un Eisenstein (ou, maintenant que j’y pense, d’un Häxan, de Benjamin Christensen – la dimension psychiatrique est commune aux deux films, s’ils sont très différents au-delà).

 

Hélas, Une page folle a quelque chose d’une exception, même s’il y en a quelques autres… car la quasi-totalité des films muets japonais ont disparu – pour des raisons diverses, mais où les destructions ont eu leur part : le grand tremblement de terre du Kantô, en 1923, avait déjà entraîné bien des pertes – les studios étaient presque tous situés à Tôkyô, alors… Et je suppose que les bombardements américains entre 1942 et 1945 n’ont pas arrangé les choses. On « redécouvre » parfois des films que l’on croyait perdus – mais c’est rare, et leur diffusion, c’est encore autre chose : nombre de ceux qui restent sommeillent semble-t-il dans les archives des cinémathèques.

 

CINÉMA AUX ORDRES ET MODALITÉS DE LA « RÉSISTANCE »

 

Bien sûr, d’autres aspects historiques sont à prendre en compte, éventuellement liés – et notamment la prise progressive du pouvoir par les militaires ultranationalistes dans les années 1930, jusqu’à la Défaite de 1945. Depuis « l’incident de Mandchourie », mais plus encore quand la Seconde Guerre sino-japonaise débute « officiellement », puis plus encore, une fois de plus, après Pearl Harbor, les militaires attendent des cinéastes qu’ils livrent des œuvres exaltant le Japon, la dynastie impériale, l’armée, l’essence nationale. Ils veulent leurs propres Cuirassé Potemkine ou Triomphe de la volonté. Et, peut-être plus important en fait, par défaut, c’est surtout qu’ils ne veulent pas d’œuvres allant à l’encontre de cet esprit.

 

Certains réalisateurs embrassent cette nouvelle orientation sans vergogne – il est même possible que certains en aient tiré des films présentant des qualités appréciables, au-delà de leur sous-texte idéologique (comme l’a fait Eisenstein en URSS, par exemple). Mais, au-delà des éventuelles affinités ou des antagonismes politiques, les grands réalisateurs de l’époque antérieure préfèrent, au cas où, se faire plus discrets, en se consacrant à des sujets échappant à l’œil inquisiteur des militaires (des biographies, par exemple).

 

Une entreprise guère aisée, car les ultranationalistes à la tête du régime pouvaient repérer des entorses à l’esprit national dans des œuvres en apparence bien innocentes – voyez, en littérature, le cas de Tanizaki Junichirô livrant une version en japonais moderne du Dit du Genji de Murasaki Shikibu : tant pis pour les analyses de Motoori Norinaga et des « études nationales », pourtant aux sources de l’essentialisme nippon, cette œuvre monumentale est considérée peu ou prou « anti-japonaise », car fort peu virile…

 

Au cinéma, un cas l’illustre remarquablement bien – et ce sont les premières réalisations d’un certain Kurosawa Akira. Dans l’esprit réclamé par les autorités, il réalise son premier long-métrage, La Légende du grand judo, en 1942 – la biographie édifiante d’un grand artiste martial, voilà qui ne pouvait que plaire aux militaires ? Mais voilà : il y avait des passages jugés « sentimentaux » et, pire encore, « humanistes » (ce dernier qualificatif serait bientôt systématiquement associé au réalisateur), qui en tant que tels étaient « opposés à l’esprit japonais », alors même que la nation était engagée dans la « guerre de la Grande Asie orientale » – couic, on coupe ; par ailleurs, dans sa manière de filmer, Kurosawa avait quelque chose « d’américain », ce qui était plus que suspect… Il a fallu l’intervention de diverses figures (dont Ozu) pour que le film sorte enfin en 1943 – mais mutilé (définitivement). Pourtant, il rencontre un certain succès… et finalement on réclame à Kurosawa une suite ! Un pur film de commande, qu’il reniera très vite…

 

Mais le cas de Kurosawa est édifiant au-delà. En effet, au pouvoir quasi totalitaire des militaires ultranationalistes succède, après la capitulation, le pouvoir également très étendu du SCAP – c’est-à-dire de l’occupant américain. Et, aux yeux de MacArthur et de ses services, il ne fait aucun doute que le cinéma a eu sa part dans l’endoctrinement de la nation japonaise et la course à la guerre – en fait, c’est certain, il n’y a aucun doute à cet égard, on ne peut vraiment pas leur donner tort ; le problème, c’est que la politique de censure du SCAP va très loin, dans son obsession de « l’esprit féodal » qui a conduit le Japon au conflit – tout ce qui paraît « féodal » est suspect ; dès lors, tous les films « historiques », « en costumes », les jidai-geki, sont par essence suspects. Le genre, florissant dès les origines du cinéma japonais (notamment via les adaptations de kabuki), est concrètement interdit durant l’Occupation américaine.

 

Et, là encore, Kurosawa en fait les frais : peu importe son propos dans Les Hommes qui marchèrent sur la queue du tigre, film tourné immédiatement après la Défaite – le jidai-geki est « féodal », le film de Kurosawa éventuellement « dangereux », et il est donc interdit (il ne sortira que sept ans plus tard, en 1952, après le départ des Américains).

 

À vrai dire, la période de l’Occupation a sans doute eu une immense importance, dans le contexte précis de l’histoire du cinéma japonais – et, aux censures, et donc aux critiques (d’abord inaudibles mais qui se développeraient progressivement pour atteindre leur apogée dans les années 1960, via notamment la Nouvelle Vague), il faut probablement ajouter des influences, des emprunts, etc. Je préfère ne pas trop m’avancer sur ce terrain ici, cela appelle une étude beaucoup plus approfondie.

UN NOUVEL ÂGE D’OR – MAIS INTERNATIONAL

 

Mais les choses évoluent très vite – dès 1950, et, ironiquement peut-être, justement avec Kurosawa Akira. En effet, en 1950 sort Rashômon, superbe adaptation de deux nouvelles d’Akutagawa Ryûnosuke… et, l’année suivante, il remporte le Lion d’or à la Mostra de Venise.

 

Une chose impensable jusqu’alors. Le cinéma japonais d’avant-guerre, à quelques très rares exceptions près, ne s’était pas exporté. Les Japonais comme les étrangers semblaient considérer que ces « sujets japonais » n’intéresseraient personne en dehors de l’archipel, et ne tentaient pas le moindre effort pour conquérir des marchés extérieurs. Bien sûr, la guerre n’a fait qu’accentuer cette conviction de l’incommunicabilité internationale du cinéma japonais… Pourtant, cinq ans seulement après la Défaite, le film de Kurosawa – parce qu’il porte en lui une certaine universalité ? – fascinera les spectateurs lors des festivals européens. Et il ouvrira ainsi la porte du marché international aux films d’autres réalisateurs japonais, qui seront à leur tour plébiscités à Venise, à Cannes ou à Berlin ; par exemple, des vétérans du muet comme Mizoguchi Kenji, ou encore Kinugasa Teinosuke (ultime avatar de sa complexe carrière), mais aussi des nouveaux venus comme Kobayashi Masaki. Et c’est un nouvel âge d’or du cinéma japonais.

 

Ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes – car tout le monde ne bénéficie pas de cette ouverture. Aujourd’hui, quand on envisage le cinéma japonais des années 1950, ce fameux « âge d’or », on associe toujours les mêmes trois noms : Kurosawa, Mizoguchi, Ozu. Peut-être les envisageait-on ainsi à l’époque au Japon même… mais Ozu n’a en fait pas bénéficié immédiatement de cet enthousiasme européen pour le cinéma japonais : cinéaste du contemporain, du quotidien, ses films n’ont pas la patine exotico-historique qui séduit à l’autre bout du monde – aussi Ozu est-il alors largement ignoré dans les festivals européens, et tout autant par la critique européenne ; on ne le redécouvrira, en fait, qu’à partir des années 1970. Naruse, éventuellement associé à ce triumvirat, a semble-t-il vécu des difficultés semblables pour s’exporter.

 

Mais, au Japon même, il y a bientôt un effet pervers de cette reconnaissance internationale inattendue : on commence à parler de films « japonais » qui seraient « conçus » spécifiquement pour les spectateurs occidentaux… Il y en a eu, très clairement – et qui ont très légitimement été oubliés depuis. Hélas, il y a aussi eu des amalgames injustes : après les grands succès populaires qu’ont été, notamment, Les Sept Samouraïs ou Le Garde du corps (c’est-à-dire Yôjimbô), Kurosawa lui-même, qui avait ouvert la voie à tout ce cinéma, en paye le prix au Japon – son humanisme, son goût pour l’universel, son succès à l’étranger, sont autant d’éléments à charge. Il faut dire que la critique européenne, d’abord unanimement enthousiaste, use bientôt d’un discours similaire – Les Cahiers du cinéma, tout particulièrement, haïssent Kurosawa… Max Tessier consacre un encart éloquent à la critique française du cinéma japonais – une pièce de plus dans la longue histoire des facepalms des Cahiers, mais aussi au-delà… Il en résultera une longue traversée du désert, après le coûteux échec commercial de Dodes’kaden ; Kurosawa n’en sortira véritablement que grâce à des financements… eh bien, internationaux (Dersou Ouzala en URSS, puis surtout Kagemusha, Ran et Rêves, financements américains pour le premier et le troisième, français pour le deuxième), mais, heureusement, à cette époque, on commencera à revenir sur certains préjugés concernant cet immense réalisateur ; la tardive palme d’or pour Kagemusha a pu y aider.

 

Kurosawa se voit bien sûr accorder des développements conséquents ici – mais aussi ses collègues Mizoguchi et Ozu (ainsi que Naruse, dans une analyse comparative par rapport au précédent). Au-delà, Max Tessier s’intéresse aussi à des réalisateurs sans doute moins connus, mais qui valent cependant d’être cités, sur la durée parfois (tous par ailleurs n’avaient pas percé à l’étranger), et ce aussi bien dans le cinéma le plus « prestigieux » que dans les films de genre les plus populaires : Kobayashi Masaki (dont l’auteur ne raffole visiblement pas) aussi bien que Honda Ishirô (qu’il n’aime vraiment pas du tout), mais aussi Ichikawa Kon ou Fukasaku Kinji, Shindo Kaneto et Misumi Kenji, Uchida Tomu et Gosha Hideo, etc. Le film d’animation, par contre, est assez peu envisagé, même si quelques lignes sont consacrées à Tezuka Osamu.

 

Tout cela est très riche, et aiguise la curiosité du lecteur.

 

CRISE DES STUDIOS ET NOUVELLE(S) VAGUE(S)

 

À l’aube des années 1960, cependant, pour de nombreuses et parfois complexes raisons, le système traditionnel des grands studios rencontre des difficultés. Les réalisateurs phares de la décennie antérieure tentent de s’en accommoder voire de circonvenir le phénomène (la Yonki no kai de Kurosawa, Ichikawa, Kinoshita et Kobayashi), sans grand succès, tandis qu’au sein même des majors apparaissent des courants contestataires, qui se singularisent progressivement au travers d’une « Nouvelle Vague » du cinéma japonais, ainsi qualifiée – par un Oshima Nagisa, tout particulièrement – en référence à la Nouvelle Vague française. En fait, il vaudrait mieux employer l’expression au pluriel, et dans ses rapports très variables envers l’industrie cinématographique antérieure : Oshima et ses amis foutent le bordel à la Shôchiku (et c’est là que se joue cette Nouvelle Vague « au sens strict »), Imamura Shôhei à la Nikkatsu, et d’autres encore ici ou là. La crise des studios s’accompagne ainsi de l’émergence plus ou moins corrélée d’un cinéma d’auteur davantage indépendant, davantage iconoclaste aussi le cas échéant – mais un cinéma qui s’exporte plus ou moins bien, cette fois…

 

Et le mouvement a bientôt ses limites, il tend à s’essouffler. À l’aube des années 1970, après une décennie d’audaces enthousiasmantes, la Nouvelle Vague s’effondre progressivement sur elle-même, appelant à terme à un renouvellement du discours, et/ou à une approche différente des marchés nippon et international. Tandis qu’Imamura se réfugie plus ou moins dans le documentaire ou la télévision, Oshima l’agitateur participe de la révolution sexuelle à l’écran avec L’Empire des sens, production française débouchant sur un très médiatique procès pour « obscénité » ; mais, parallèlement à ce chef-d’œuvre, et dans une relation un peu ambiguë avec certains des premiers films d’Imamura semble-t-il, cette « révolution sexuelle » débouche en fait surtout sur l’industrie des « roman-porno » de la Nikkatsu. Ces films érotiques soft (ne pas se méprendre sur ce qualificatif de « porno » : la législation japonaise contre la pornographie était aussi stricte alors qu’elle l’était du temps du roman de Nosaka, et, d’une certaine manière, c’était même la raison d’être de L’Empire des sens), ces films donc étaient tournés à la chaîne et bénéficiaient d’un système d’abonnements assurant leur rentabilité immédiate – ils sont bientôt devenus la marque de fabrique de ce studio qui fut prestigieux, et ont occupé une place non négligeable (majoritaire, en fait) dans l’ensemble des productions du cinéma nippon des années 1970, voire 1980 ; il en reste semble-t-il quelque chose, d’ailleurs.

 

Le cinéma populaire de genre (à vrai dire, les roman-porno en font pleinement partie) connaît cependant encore quelques réussites, mais le ton nihiliste et outrancier aussi bien des chanbara à la Baby Cart que des films de yakuzas façon Fukasaku témoignent à leur manière délibérément excessive de la crise que connaît alors le cinéma japonais. Les kaiju-eiga dans la lignée de Godzilla (vite dénaturé en spectacle familial) sont très rapidement évoqués, et sévèrement, mais, n’y connaissant absolument rien (déjà que je ne connais pas grand-chose au reste…), je ne vais pas m’étendre sur la question. Par contre, on peut noter, dans le registre de l’animation, que, si la double révolution Akira et Ghibli n’a pas encore eu lieu, on se dirige insidieusement vers elle à la fin de cette époque troublée.

 

UN ENTRE-DEUX ? ET LA SUITE ?

 

Inévitablement, ce petit ouvrage très intéressant fait montre de quelques limites quand il aborde le cinéma précédant immédiatement sa parution (1997, réédition 2003 – à moins qu’il ne s’agisse seulement d’une réimpression ? Ce qui changerait la donne…). Car il s’est passé quelque chose dans ces eaux-là, qui ne pouvait pas vraiment être anticipé – notez que je crois qu’il y a eu des rééditions plus récentes, qui ont pu prendre en compte ces changements.

 

Quoi qu’il en soit, l’image persiste d’un cinéma japonais en crise. Pourtant, les décennies 1980 et 1990, difficiles au Japon même (enfin touché par la crise économique, la bulle spéculative des 80’s ayant finalement éclaté), s’accompagnent peut-être d’un vague renouveau international ? Le cas de Kurosawa a été évoqué, mais il faudrait peut-être aussi parler d’Imamura faisant son retour à la fiction, et y gagnant deux palmes d’or, pour La Ballade de Narayama puis L’Anguille

 

Mais le plus important est probablement ailleurs – avec l’émergence de nouveaux cinéastes, souvent résolument indépendants, et généralement méconnus de par chez nous. Avec tout de même une belle exception ? Celle de Kitano Takeshi, bien sûr – qui connaît, entre la date initiale de parution de cet ouvrage et celle de sa réédition, un pic de popularité à l’étranger, s’accompagnant comme au bon vieux temps de réussites festivalières (toujours Venise, Cannes, Berlin) sinon commerciales ; mais, de tout ça, j’avais déjà discuté à propos d’un autre ouvrage de la même époque, et dont j’avais fait l’acquisition et la première lecture dans les mêmes circonstances : Rencontres du septième art – je vous y renvoie si jamais. Mais Kitano est d’une certaine manière l’emblème des « espoirs et désillusions des nouveaux indépendants », pour reprendre le titre employé par Max Tessier…

 

Constat qui va sans doute au-delà, car le succès (au moins critique) de Kitano s’est aussi accompagné d’un mouvement plus populaire et commercial, celui de la « J-Horror », pour le coup pas le moins du monde mentionnée ici, et sans doute était-ce trop tôt pour ce faire. Dans la foulée de Nakata Hideo, on s’est intéressé à d’autres réalisateurs, au succès parfois éphémère, parfois davantage consolidé – on peut penser par exemple à Kurosawa Kiyoshi, ou, dans un tout autre registre, à Miike Takashi ; sans même compter les iconoclastes les plus frénétiques, comme Tsukamoto Shinya.

 

Mais qu’en est-il resté ? J’ai l’impression, mais peut-être biaisée, qu’il y a eu un très éphémère « troisième âge d’or », ou du moins que l’on a voulu y croire – c’était après tout celui que beaucoup au Japon appelaient de leurs vœux, et prophétisaient à l’occasion… sans en avoir fait grand-chose quand il a très brièvement acquis un semblant de réalisation matérielle. Finalement, la décennie ayant l’an 2000 pour pivot a peut-être été trompeuse, et l’engouement européen de cette période me semble avoir sacrément diminué – voire carrément disparu. Bien sûr, je ne sais pas du tout ce qu’il en est au Japon même, et peut-être de toute façon cette impression très personnelle est-elle erronée, pour une raison toute simple : à l’époque, j’allais régulièrement au cinéma… alors que cela fait des années maintenant que je n’ai pas remis les pieds dans une salle.

 

Mais il y a un sérieux bémol, indéniablement : il faut cette fois accorder une place marquée au cinéma d’animation, aussi bien les productions Ghibli de Miyazaki Hayao ou Takahata Isao, que des choses un peu plus rudes peut-être, dans la foulée du Akira de Ôtomo Katsuhiro (d’après sa propre BD) : Ghost in the Shell de Oshii Mamoru (d’après l’abomination de Shirow Masamune), ou Perfect Blue de Kon Satoshi, etc. La nouvelle approche du « Cool Japan », variation nippone sur le soft power, avait en effet débouché dans les années 1990 sur une vague incomparable de popularisation à l’étranger, à la fois des mangas et des animés – dont l’impact demeure aujourd’hui, je ne vous apprends rien. En fait, je suppose que la « J-Horror » aussi en faisait partie, mais elle en a probablement bien plus vite démontré les limites, en suscitant sa propre concurrence internationale, avec la « K-Horror » (coréenne, donc) qui a un temps pris le relais ; en fait, le cinéma coréen, et au-delà la culture populaire coréenne, ont bénéficié de ces mouvements, au point de devenir de sérieuses alternatives aux productions nippones.

 

UNE TRÈS BONNE INTRODUCTION

 

Le Cinéma japonais : une introduction, de Max Tessier, est exactement cela : une introduction. Mais une très bonne !

 

Dans son format de « Que sais-je ? ailleurs qu'aux PUF », il se montre vraiment très convaincant : limpide mais jamais au point du simplisme, dense mais jamais étouffant, relativement subjectif sans que cela soit envahissant, suffisamment objectif sans être dépassionné, ce petit ouvrage très riche remplit pleinement son objectif quand il suscite la curiosité du lecteur – ce qu’il fait presque à chaque page ; en tout cas, je suis moi-même un lecteur conquis.

 

Les occasions d’approfondissement qu’offrent les encarts et annexes sont particulièrement bienvenues, en fournissant des pistes pour creuser encore davantage cette très abondante et très enthousiasmante matière. Ce que je ne vais pas manquer de faire, au travers d’autres lectures « généralistes » mais plus amples, et d’autres études davantage ciblées. Mais c’est une très recommandable première étape.

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Rencontres du septième art, de Takeshi Kitano

Publié le par Nébal

Dessin de couverture par Honoré

Dessin de couverture par Honoré

KITANO Takeshi, Rencontres du septième art : entretiens avec Akira Kurosawa, Shôhei Imamura, Mathieu Kassovitz et Shiguéhiko Hasumi, traduit du japonais par Sylvain Chupin, présenté par Michel Boujut, dessin [de couverture par] Honoré, Paris, Arléa, [1993, 1998-1999] 2000, 90 p.

KITANO AU SOMMET

 

Une relecture… Quand paraît aux éditions Arléa ce tout petit livre, en l’an 2000, Kitano Takeshi est au sommet – en tant que réalisateur, s’entend en Occident, car notre bonhomme est hyperactif et a bien d’autres activités au Japon, la principale étant celle d’animateur de télévision, sur un mode comique et éventuellement absurde dérivé de sa carrière initiale dans le manzai ; mais il est aussi acteur, bien sûr, et peintre, et écrivain…

 

Mais le sommet dont je traite ici porte donc sur sa carrière de réalisateur. Ce recueil d’interviews en témoigne à maints égards. À vrai dire, sa composition même implique sans doute au préalable un engouement marqué pour le cinéma de Kitano au tournant du millénaire : les quatre entretiens constituant ce petit livre ont été réalisés en 1993 pour celui avec Kurosawa, et en 1998-1999 pour les trois autres – si l’on se fie à ce dernier point de référence, le réalisateur vient d’être récompensé par le Lion d’Or à la Mostra de Venise pour Hana-bi, celui de ses films dont on parle le plus ici, du coup, et il travaille sur son projet suivant, L’Été de Kikujiro. Cet engouement se prolongerait encore quelques années, avec au moins Aniki, mon frère, puis Dolls, et Zatoichi ; des films par ailleurs on ne peut plus différents les uns des autres.

 

Mais les interviews constituant ce livre ne sont pas « banales ». En effet, trois d’entre elles confrontent Kitano avec un autre réalisateur : les titans japonais Kurosawa Akira et Imamura Shôhei, le petit jeunot français Mathieu Kassovitz. Il s’agit bien, dès lors, de confronter des regards de cinéastes, ce qui peut aussi passer par l’échange de « trucs » techniques, par exemple. Le dernier entretien, un peu plus long, associe Kitano et son ami philosophe et critique Hasumi Shiguéhiko : le ton est forcément différent, et l’approche plus classique, mais cette discussion ne manque cependant pas d’intérêt. Et les quatre discussions ensemble constituent bien des Rencontres du septième art.

 

VARIATIONS DE LA CRITIQUE

 

Kitano au sommet, donc… Mais, mine de rien, parvenir à cet état de grâce n’avait rien d’évident, outre qu’il faut sans doute penser la carrière de Kitano cinéaste sous deux angles différents – au Japon, et à l’international.

 

Au Japon, longtemps, Kitano est d’abord et avant tout le guignol de la télé, et on ne le prend pas vraiment au sérieux – il le sait, il en joue même, quand il déboule, au premier jour de tournage de son premier film en tant que réalisateur, Violent Cop, en tenue de kendo, braillant à son équipe technique : « C’est moi le réalisateur, maintenant ! » Le gag fait rire quelques-uns de ces techniciens... mais pas tous, et certains prendront bien soin d’enseigner le métier à ce bonhomme de la télé qui n’y connaît rien (j’y reviendrai), et ce pendant plusieurs tournages encore. Il faut dire qu’il est devenu réalisateur un peu par hasard : pour Violent Cop, il remplace en fait au pied levé le réalisateur initialement prévu, Fukasaku Kinji, très connu pour ses films de yakuzas sans concessions, et qui conclurait sa carrière, à l’époque où paraîtrait ce livre, avec le survival dystopique Battle Royale, dont le rôle le plus marquant, de très loin, reviendrait justement à Beat Takeshi. Violent Cop choque par... eh bien, sa violence, et sa réalisation non conventionnelle – mais il intrigue, voire séduit, et connait finalement un certain succès commercial ; la critique japonaise est divisée, l'hostilité est assez marquée, mais il s’en trouve bien quelques-uns pour noter que le rigolo de la télé s’en est remarquablement tiré, finalement.

 

Pourtant, les deux films suivants de Kitano rencontrent moins de succès, à tous points de vue – au point même de l'échec commercial presque fatidique. Mais le quatrième film de Kitano, Sonatine, s’il ne fonctionne pas au Japon, séduit en Occident, où il est projeté à Cannes (une dizaine d’années plus tôt, Kitano, ou plutôt Beat Takeshi, y avait déjà fait sensation pour son interprétation incroyable dans le Furyo d’Ôshima Nagisa – on avait pronostiqué une avalanche de récompenses tant pour le film que pour l’acteur… mais il n’en a finalement rien été, et, ironiquement, c’est un autre brillant film japonais qui a été récompensé par la Palme d’or cette même année, La Ballade de Narayama, d’Imamura Shôhei – qui s’entretient par ailleurs avec Kitano Takeshi dans le présent recueil).

 

Ce demi-succès… est suivi par un autre échec, Getting Any ?, que le réalisateur lui-même ne porte pas vraiment dans son cœur. Mais Kids Return convainc davantage – et surtout, en 1997, Hana-bi, dont le démarrage au Japon est « compliqué », mais qui reçoit le Lion d’or à la Mostra de Venise, de manière très inattendue, et cela change radicalement la donne ; toutes choses égales par ailleurs, cette reconnaissance festivalière en Occident suscitant un véritable engouement global (et éventuellement rétroactif au Japon), peut rappeler, au début des années 1950, ce qui s’était produit avec le Lion d’or pour Rashômon, de Kurosawa Akira, événement-clef qui a permis au cinéma japonais, alors essentiellement confiné dans l’archipel, de se répandre à l’international, tendance confirmée très vite par le Lion d’argent attribué aux Contes de la lune vague après la pluie, de Mizoguchi Kenji. La Mostra et le cinéma japonais : une longue histoire !

 

Effet notable au Japon : Kitano, qui n’était alors que bien trop rarement pris au sérieux par la critique, en devient du jour au lendemain la coqueluche – il est ce brillant « nouveau réalisateur » indépendant qui, sait-on jamais, « sauvera » peut-être un cinéma japonais en déliquescence ? Quitte à opérer des retournements un tantinet déconcertants : au Japon, en s’appuyant sur la violence de ses films, on le compare sans cesse à « la star » (étrangère) du moment, Quentin Tarantino – alors que l’influence, si l’on y tient, doit clairement être renversée (de l’aveu même du réalisateur de Pulp Fiction, le cas échéant, qui avait notamment fait part de son intérêt pour Violent Cop) ; ce discours agace un peu Kitano (j’y reviendrai), mais, s’il a une chose à dire à propos de cette analogie perpétuelle (à l'époque) entre le cinéma de Tarantino et le sien, c’est, tout simplement, en définitive, qu’ils s’inspirent tous deux, pas tant l’un de l’autre, que des mêmes films, parfois un peu oubliés, de leurs prédécesseurs.

 

Sans vraie surprise, ces deux thèmes, plus ou moins liés, de la critique mesquine envers le réalisateur, et de la violence de ses films, sont centraux dans l’entretien avec Mathieu Kassovitz, pourtant plus crédible alors qu’il ne l’est devenu depuis, en tant que réalisateur, avec surtout La Haine et, plus particulièrement à propos ici, Assassin(s) – un film très critiquable quant au fond, à mon sens, mais dont je considère effectivement qu’il a été injustement écharpé, car il y a des choses très intéressantes dedans. Je reviendrai sur cet entretien (problématique) en ce qui concerne la question de la violence, mais on peut d’ores et déjà noter que Kitano s’y montre un spectateur attentif des films de Kassovitz (lequel, alors, n’avait vu de Kitano que Violent Cop et Hana-bi, sauf erreur, et est probablement un peu moins pertinent de son côté). Le thème de la critique et des récompenses festivalières internationales, ainsi que de leur impact, est aussi très important dans l’entretien avec Hasumi Shiguéhiko, où l’ambiance à Venise, et le ressenti de Kitano sur le vif, sont disséqués avec méticulosité, lucidité... et humour.

 

UN CINÉASTE QUI NE SAIT RIEN DU CINÉMA ?

 

Ce goût de certains films un peu oubliés, le visionnage très attentif dont Kitano est plus que capable (il se montre très précis et pertinent, professionnel en fait, en discutant notamment des derniers films, à l’époque, de ses interlocuteurs Kurosawa Akira, soit Madadayo – en 1993, qui serait son dernier film tout cours –, et Imamura Shôhei, à savoir L’Anguille, en 1997, sa deuxième Palme d’or), d’autres choses encore… Il y a comme un léger paradoxe – car Kitano se pose en cinéaste qui ne sait rien du cinéma, au fil de ces quatre entretiens, où sa posture est à la fois très humble… et pas dépourvue d’une certaine arrogance iconoclaste : c’est parce qu’il ne sait rien de ce qui a été fait et de ce qu’il « faut » faire, qu’il peut jouer au chien dans un jeu de quilles, qui chamboule tout avec une jubilation créatrice inaccessible aux réalisateurs plus « traditionnels » et (trop) conscients de leur médium.

 

Ses rares références de formation, toujours les mêmes, renvoient à des comédies qui ne semblent guère avoir perduré, pour ce qui est du cinéma japonais, et il ne s’étend guère sur le cinéma international, finalement. Homme de manzai et de télévision, bien qu’ayant une certaine carrière d’acteur de cinéma, il joue toujours, au moment de ces interviews, le rôle celui qui ne sait pas bien ce qu’il fait, au juste, quand il tourne des films.

 

Bien sûr, c’est un aspect important de ses propos concernant Violent Cop – son film de débutant. S’il l’a filmé de la sorte, et c’est bien ce qui a parlé au public, c’est à l’en croire parce qu’il ne savait tout simplement pas comment filmer, il n'en avait pas la moindre idée, et n'osait pas le montrer à son équipe technique, qui arrivait de toute façon très bien à cette conclusion toute seule... D’où ces longues scènes de « marche », ou encore cette tendance à filmer les protagonistes de face. Difficile d’imposer ce genre de « choix » à une équipe technique qui était donc persuadée de l'incompétence absolue du patron.

 

Mais cette singularité éventuellement iconoclaste ressort d’autres dimensions, où la technique cinématographique et les procédés narratifs se conjuguent de manière parfois originale – avec en tête le montage, étape particulièrement cruciale pour Kitano.

 

Ses projets de film sont souvent assez flous (et longtemps non titrés : plus précisément, le réalisateur, passé le cas particulier de Violent Cop, envisage ses films comme Film de Kitano 2, Film de Kitano 3, etc. : le titre Sonatine n’est ainsi apparu que très tardivement, vers la fin du tournage, et Kitano a longtemps voulu appeler officiellement Hana-bi sous le titre de Film de Kitano 7 ; il n’y a renoncé que sous la pression de ses collaborateurs, persuadés que c’était la pire des idées, et ce sont eux, finalement, qui lui ont soufflé le beau titre de Hana-bi – soit « feu d’artifice », mais littéralement « fleurs de feu »).

 

Si ces films ont un point commun dans leur élaboration, c’est qu’ils partent de la fin : il s’agit ensuite de trouver ce qui pourrait amener à cette fin – pour Kitano, c’est un procédé qui découle de l’art du sketch. Les bases sont donc finalement assez limitées, et très mobiles ; d’autant que Kitano apprécie une certaine spontanéité dans ses tournages, et les décisions sur le vif – alors même qu’elles peuvent totalement chambouler le projet initial.

 

De manière générale, le film « envisagé », le film tourné et le film monté peuvent être très différents – voire le sont systématiquement. Les conseils des gens compétents de son équipe technique se sont avérés ici particulièrement précieux – ainsi pour cette scripte un peu paniquée, qui suggérait de manière appuyée à un Kitano plus ou moins candide, dans ses premiers films, de prendre ici une vue d’une montagne, là une rue, etc. – c’était peut-être inutile sur le moment, mais « ça pourrait toujours servir ». Kitano l’a tôt constaté… Kurosawa, dans son interview, définit d’une certaine manière le cinéma comme un art de la transition ; mais en relevant justement que les transitions, chez Kitano, sont parfois fort étranges… C’est un compliment ! Et qui revient sous une forme un peu plus spécifique, quand les deux réalisateurs réfléchissent ensemble à la temporalité (plutôt qu’à l’écoulement du temps).

 

Hana-bi en est un exemple éloquent. L’histoire, au fond, est très simple – même si, au commencement du tournage, seule sa conclusion, ô combien brillante et terrible, était assez solidement établie (et encore : un point essentiel n'était alors pas défini, j'y reviendrai). Kitano, à son habitude, part donc de la fin, et trouve ensuite ce qui permet d’y amener – mais pas d’une manière linéaire, avec une forte relation de causalité : les flashbacks s’imbriquent dans un ensemble complexe constituant progressivement, mais à l’envers, plusieurs trames parallèles. Il faut y ajouter des plans de coupe étonnants, comme, bien sûr, ceux sur les peintures du personnage de l’ex-flic – peintures qui sont en fait celles de Kitano lui-même : rien de tout cela n’était prévu initialement, et user de ce procédé soulignait un rapport particulier du réalisateur à son film, dont il n’avait pas conscience, ou qui n’existait peut-être pas, jusqu’à ce que cette décision soit prise. Ces peintures naïves, à peine retouchées pour le film, c'est en effet Kitano qui les a peintes après son accident de moto, période de sa vie extrêmement douloureuse et riche en déceptions – soit exactement ce que vit le personnage de l’ex-flic délaissé et qui s'essaye à la peinture dans Hana-bi, et ceci alors que Kitano lui-même y incarne un autre personnage, le flic Nishi, ami du précédent... et dévoré par la culpabilité.

 

Toutes ces expériences aboutissent à ce que Kitano, couramment, essaye cinq ou six montages du même film avant de se décider pour celui qui sortira en salles. Et ces cinq ou six films, avec les mêmes images, sont totalement différents les uns des autres ; ce n'est pas une exagération, une image, mais un pur constat factuel.

 

Un autre aspect intéressant : l’adaptation du film à ses acteurs. C’est un point qui revient souvent dans les entretiens avec Kurosawa (qui raconte notamment comment il a fait pleurer la princesse de La Forteresse cachée – il n’en est pas fier, mais en a tiré des centaines de mètres de pellicule…) et Imamura – et si Kitano, lui-même acteur, explique que, dès lors, il ne s’emporte jamais contre eux, il n’en déplore pas moins que ces gens, dès qu’il y a une caméra à proximité, se mettent aussitôt à « jouer la comédie », quand lui attend de leur part des comportements plus spontanés, plus réalistes. Kurosawa et Imamura abondent tous deux... Quand il n’était qu’acteur, Kitano avait tendance à se plaindre des exigences démiurgiques des réalisateurs (ce qui va au-delà de la direction d'acteurs, mais concerne tout autant les décors, la météo, etc.) – mais, une fois passé de l’autre côté de la caméra, il a radicalement changé d’avis ! Non que la relation entre cinéastes et acteurs soit forcément mauvaise…

 

Et, parfois, tel jeu, en tant que tel pas critiquable, amène Kitano à revoir son histoire, et en profondeur le cas échéant, pour tenter quelque chose de différent – on revient toujours à cette versatilité. Hana-bi, à nouveau, en offre un exemple saisissant : Kishimoto Kayoko, qui joue le rôle de Miyuki, la femme de Nishi (Kitano Takeshi lui-même), était semble-t-il connue pour ses rôles à la télévision dans des drama assez bavards ; la comédienne était très habile dans ce registre, mais Kitano redoutait que les spectateurs l’identifient aussitôt à ces réalisations passées, au risque de nuire à la singularité et à l’ambiance de son film… Il a alors pris la décision radicale de supprimer toutes les répliques du personnage – sauf deux mots à la toute fin : le rôle initialement parlant est devenu (presque) totalement muet ; et, si vous avez vu Hana-bi, vous savez à quel point ce choix compte et s'avère pertinent, et même génial !

« TRUCS » DE CINÉASTES

 

En fait de cinéaste qui ne connaîtrait rien au cinéma, Kitano a tout de même développé une certaine acuité pour sa nouvelle profession, et quelques « trucs » qu’il échange avec ses prestigieux collègues, Kurosawa Akira et Imamura Shôhei – lesquels ont comme de juste bien des choses à lui apprendre, du fait de leur longue carrière.

 

Kurosawa, que l’on surnommait parfois « l’Empereur », se montre ici d’une extrême humilité, et traite Kitano comme son égal – en faisant montre d’une immense bienveillance et d’une grande attention pour les qualités propres de son cinéma. Nous sommes pourtant en 1993, Kitano vient à peine de sortir son quatrième film, Sonatine... Mais Kurosawa a aimé ce qu'il a vu, ce qu'il dit sans attendre au tout début de l'interview. Par la suite, avec cet interlocuteur qui dit ne rien en savoir, Kurosawa échange en toute simplicité sur l’histoire du cinéma japonais – légende vivante, il a vécu lui-même tout ce qu’il rapporte… Et raison de plus pour louer la spontanéité de « Beat », puisque c’est ainsi que le réalisateur de Rashômon l’appelle encore : il a raison de ne pas tenir compte de l’opinion bornée de ces gens qui lui disent que l’on doit filmer comme ça, pas comme ça, etc. Ceci étant, la profonde sympathie de Kurosawa pour Kitano ressort peut-être aussi des « trucs » techniques qu’ils s’échangent, mais cette fois en toute simplicité, sans en faire un dogme : si « l’Empereur » est presque logiquement amené à parler de sa légendaire technique de tournage à trois caméras, à partir des Sept Samouraïs, il s’attarde finalement au moins autant et peut-être davantage sur d’autres techniques davantage liées aux préoccupations de Kitano lui-même – en s’accordant avec lui sur le moment crucial du montage, et, donc, l’importance des transitions (plus que de l’écoulement du temps – on lui a bien trop rebattu les oreilles avec ça depuis les années 1940 !). Ainsi de ces acteurs que la présence d’une caméra perturbe systématiquement dans leur jeu : avec sa technique de caméras multiples, Kurosawa filme les répliques les plus importantes au téléobjectif – la caméra qui enregistre, soigneusement positionnée, est donc en fait celle qui se trouve le plus loin de l’acteur, et cela change tout…

 

Imamura aussi a son « truc » en pareil cas, finalement assez proche : avec un acteur particulièrement difficile à contrôler, il avait usé d’un stratagème, prétendant le filmer avec telle caméra… alors qu’elle ne tournait pas : la vraie caméra était placée ailleurs, et l’acteur n’en savait rien ! Imamura n’a pas l’air aussi commode que Kurosawa – pourtant, sa bienveillance est également marquée… et dès le départ ! Le réalisateur de L’Anguille, puisque c’est le film dont on parle le plus ici, suite à sa toute récente Palme d’or, avait écrit une lettre à Kitano des années plus tôt, pendant le tournage de Violent Cop – comme une sorte de mise en garde contre les mauvais côtés du landernau cinématographique japonais, dont le jeune réalisateur issu de la télévision ne tarderait guère à faire l’expérience, et c’était en même temps un encouragement marqué à persévérer dans cette voie. Kitano ne l’oublierait pas… Là encore, la discussion entre les deux réalisateurs peut aborder des aspects techniques : la direction d’acteurs, donc, ou l’importance du montage… Mais ils parlent aussi de la difficulté de tourner des scènes de sexe ou de violence.

 

LE MALENTENDU DE LA VIOLENCE

 

La violence, donc – on y revient. C’est un trait communément associé au cinéma de Kitano – même si, et depuis notamment, il a sans doute fait à maintes reprises la démonstration que ce n’était pas un élément nécessaire de ses films, loin de là.

 

Reste que la critique, à l'époque, revenait sans cesse sur cette violence (oubliant commodément des réalisations bien différentes comme A Scene at the Sea, que je n'ai toujours pas vu, certes). Et cela avait même débouché, donc, sur cette assimilation, qui nous paraît bien étrange rétrospectivement, entre les cinémas de Kitano Takeshi et de Quentin Tarantino… Et Kitano en était donc parfois agacé. L’entretien avec Mathieu Kassovitz n’en est que plus problématique, parce que le réalisateur français s'attarde essentiellement sur cette question. Mais Kitano ne rechigne pas à répondre pour autant – il se montre très aimable, et livre son point de vue sur la question.

 

En effet, personne, et lui-même moins que quiconque, ne saurait prétendre que la violence serait totalement absente de son cinéma… Si la filmographie de Kitano a touché bien des registres, on l’a surtout connu en Occident, au premier chef, pour ses films mettant en scène des flics rugueux et des yakuzas qui, certes, jouaient gentiment sur la plage, mais pouvaient aussi bien se livrer aux actes les plus horribles dans les minutes qui suivaient – une approche délibérée : Kitano explique qu’il est porté à faire précéder les scènes violentes de moments de calme, pour que la violence ne soit que plus sèche et plus terrible encore, par contraste. Quelques années après ces entretiens, Aniki, mon frère, mais aussi Zatoichi, bien plus léger dans le ton et dans un registre bien différent, ne manquerait pas non plus de giclées de sang (éventuellement en CGI…).

 

Ce que Kitano n’apprécie pas, c’est que, d’une part, on ne retienne que cela de ses films, autrement plus subtils, et, d’autre part, que cela s’accompagne souvent d’une condamnation morale pour ce cinéma violent qui, forcément, rendrait violent… Pour Kitano, c’est bien évidemment absurde : la violence dans ses films n’a rien de glamour, c’est une violence qui fait mal – sans doute est-elle conçue pour provoquer un effet chez le spectateur, mais ce n’est certainement pas celui de la séduction et de la tentation : la douleur l'emporte en balayant tout le reste.

 

Et si cette violence fait mal, c’est aussi, au-delà des techniques de réalisation savamment employées, parce qu’elle provient de situations très réelles : Kitano raconte comment, gamin, dans le quartier d’Asakusa à Tôkyô, il côtoyait par la force des choses de jeunes voyous qui, eux aussi, s’échangeaient des « trucs » professionnels – l’enfant Kitano entendait, sinon voyait, des choses parfaitement horribles ! Des choses qu’il a retenu, certes, et qui, pour certaines d’entre elles, sont revenues dans ses films…

 

Mais il y insiste : c’est une violence qui fait mal – et c’est pour lui le seul moyen véritablement pertinent de figurer cette violence. Pour Kitano, et je ne lui donne certainement pas tort, les films qui présentent la violence comme quelque chose de parfaitement anodin, avec des dizaines de types qui meurent par balles en tombant d’un coup sans une goutte de sang, sans un cri… Ces films-là sont bien autrement pernicieux.

 

Ceci étant, Kitano rejette plus généralement les concerts d’indignations qui voudraient bannir la violence du cinéma. Pour lui, c’est absurde : il faut bien au contraire en tirer une forme d’éducation, qui pourrait s’avérer salutaire. C’est sans doute triste, mais la violence fait partie intégrante de ce monde : refuser de la voir en s'imposant des œillères est bien plus criminel que de la montrer dans un film.

 

Et puis… Il faut se méfier de nos préconçus, sur des sujets pareils, au regard de cinéastes un peu trop hâtivement connotés. Mais, ici, c’est surtout Imamura qui en fait la démonstration ! Les deux réalisateurs échangent donc sur le sexe et la violence au cinéma, et sur la perversion qui y est éventuellement associée. Et Imamura livre cet aveu : comme Kitano, à la différence que ce dernier fait tout bonnement dans le refus d’obstacle, Imamura déteste tourner des scènes de sexe, il ne sait absolument pas quoi dire aux acteurs, et il redoute sans cesse de livrer des choses trop intimes… On parle bien d’Imamura, célébré comme un cinéaste « charnel », et dont les scènes de sexe saisissent souvent par leur caractère frontal et animal ! Voyez, sur ce blog, La Vengeance est à moi et La Ballade de Narayama, mais il y en aurait bien d’autres exemples… Nos deux réalisateurs, aiguillonnés par un tiers intervieweur qui en joue, supposent qu’il leur faudrait peut-être échanger les rôles : Kitano, mais pas avant l’âge de la retraite, attention, tournerait enfin des films érotiques « et pervers » ; Imamura, d’ici-là, tournerait volontiers quelque chose de bien violent… Il n’en a hélas pas eu l’occasion (même si, rétrospectivement, La Vengeance est à moi montrait probablement qu'il en était capable) : il est mort en 2006 sans s’y être essayé – mais en livrant comme testament cinématographique une histoire de « femme fontaine » avec De l’eau tiède sous un pont rouge

 

UN APPEL À LA DESTRUCTION ?

 

Ces Rencontres du septième art, même brèves, sont finalement assez denses et riches d’enseignements. Cependant, je suppose que je ne peux plus les lire de la même manière en 2018 qu’en… ça devait être 2003 ou 2004, si le bouquin est paru en l’an 2000.

 

Le monde a changé, depuis, qui amène à reconsidérer certaines questions. À l’époque, le cinéma japonais avait effectivement connu un certain regain à l’international, dont Kitano était sans doute l’archétype, mais aussi Imamura dans sa fin de carrière (il était certes d’une tout autre génération, mais sa dernière phase a bénéficié d’une grande attention en Occident), et bien d’autres auteurs dans bien d'autres domaines – c’était notamment l’époque de la vague « J-Horror », dans la foulée de Nakata Hideo, et qui avait pu aider à la reconnaissance internationale d’auteurs comme Kurosawa Kiyoshi, tandis qu’on s’intéressait aussi à des choses plus étranges, plus barrées, mais en même temps très diverses, aussi bien Miike Takashi dans une veine pop-trash que Tsukamoto Shinya dans un registre plus arty – sans même parler du boom de l’animation japonaise, qui avait certes commencé quelques années auparavant avec Miyazaki Hayao et Takahata Isao et plus généralement Ghibli, mais permettait aussi la découverte de choses différentes, comme Kon Satoshi, etc. Je n’ai pas l’impression que le cinéma japonais s’exporte aussi bien, depuis… Même Kitano, passé le pic de popularité de Zatoichi, s’est fait depuis bien plus discret à l’international.

 

À l’époque de ce livre, le retournement complet de la critique japonaise le concernant, suite au Lion d’or pour Hana-bi, avait eu tendance, mesquinement, à faire de Kitano, tout compte fait, le porte-parole d’une « nouvelle nouvelle vague » de cinéastes japonais, plus indépendants que leurs devanciers, et à même de « sauver » un cinéma japonais que les reliquats du système des studios plombaient toujours, sans même parler de la crise économique qui avait enfin atteint l’archipel depuis l’éclatement de la bulle spéculative. Il n’en a rien été.

 

Peut-être parce que Kitano lui-même ne voulait certainement pas de ce rôle ? Quitte à ce que, en réaction, il fasse les choses les plus folles… Même en début de carrière, il avait peu ou prou fait une tentative de suicide artistique avec Getting Any ?, que le réalisateur ne présente pas autrement dans ces entretiens, tout en admettant que c’était bien prématuré (pour lui, l’échec de son film tient surtout à ce qu’il avait voulu démonter le cinéma sans rien en connaître – on y revient toujours). Mais les films qui ont suivi Zatoichi (et que je n’ai pas vus, attention donc…), comme notamment Takeshis’, juste après, avaient peut-être un peu de cela également, sur un même mode autodestructeur sous couvert de comédie…

 

Est-ce si étonnant, de la part d’un cinéaste qui a aussi souvent traité du suicide ? On a tous en tête (si j'ose dire...) cette image de Sonatine, où il s’explose lui-même le crâne en affichant un grand sourire face caméra ; dans cette époque charnière au tournant de l’an 2000, Hana-bi, Aniki, mon frère ou encore Dolls sont autant de variations sur ce même thème…

 

La relecture de ces Rencontres du septième art, dès lors, permet peut-être de mettre en avant des thématiques que j’étais bien loin de percevoir à l’époque. Car Kitano, donc, ne veut pas être le sauveur du cinéma japonais – bien au contraire, il se décrit lui-même comme une menace, plus spécifiquement comme un cancer, selon ses propres mots. Dans un geste exceptionnellement marqué d’arrogance, Kitano Takeshi explique très sérieusement qu’il est responsable de la décadence du manzai, qu’il a littéralement tué ce registre de la comédie avec ses répliques très particulières et scandées à la mitrailleuse ; dans un même mouvement, bien loin de se poser en « sauveur » d’un cinéma japonais dont il n’a par ailleurs probablement pas grand-chose à faire (avec certes quelques exceptions, comme les notables comparses de ce livre, ou le camarade Fukasaku Kinji), il s’affiche plutôt comme une menace – une promesse de destruction, d’anéantissement : il a tué le manzai, il tuera le cinéma japonais ! Quelle part de sérieux faut-il y accorder, je ne saurais le dire – et pas davantage si ce n’est pas avant tout une prophétie d’autodestruction, même si j’ai tendance à voir les choses ainsi…

 

En témoignent peut-être son goût pour les « gags » les plus à même de le détruire ? J’avais évoqué plus haut le réalisateur se pointant en tenue de kendo au premier jour du tournage de Violent Cop, mais il y aurait bien d’autres trucs bizarres à mentionner… Et même à la remise du Lion d’or à Venise ! Kitano, ému, fait la remarque que le Japon et l’Italie se sont déjà alliés pour conquérir le monde (ouch !), et qu’ils semblent sur le point de le refaire, mais cette fois par le cinéma...

 

Non, ce n’est pas toujours facile de suivre Kitano dans ses blagues… Mais, contrairement à ce que l’on dit souvent (et je suppose souvent à juste titre), le public japonais n’y est pas forcément toujours plus disposé que le public occidental. Il a ses propres soucis à cet égard... Revenant sur Venise, le réalisateur de Hana-bi livre cette remarque, qui me paraît constituer une conclusion intéressante :

 

Un gag, c'est très difficile à réussir, parce que ce doit être une résonance avec celui qui en est le destinataire. Comme je recevais un prix de cinéma, jouer les comiques en faisant l'idiot aurait dû avoir d'autant plus de force. Par exemple, si je dis : « Appelez-moi grand maître », c'est censé être un gag énorme, mais, dans le Japon d'aujourd'hui, au lieu que les gens rient, vous risquez fort de les entendre vous répondre : « D'accord. »

 

Kitano : artiste incompris.

 

(Tant mieux ?)

 

(Bon, j'ai plein de films à voir, ça fait assez longtemps que je le dis, bordel...)

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