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Le Bouddhisme, d'Henri Arvon

Publié le par Nébal

Le Bouddhisme, d'Henri Arvon

ARVON (Henri), Le Bouddhisme, Paris, PUF, coll. Que sais-je ? – Quadrige/Grands Textes, [1951] 2007, 146 p.

 

Attention, contient en introduction de longues bêtises très personnelles...

Je m’étais procuré il y a quelque temps de cela ce petit ouvrage – un classique dans son genre, initialement paru dans la collection « Que sais-je ? » en 1951, depuis réédité plus de vingt fois dans la fameuse collection encyclopédique des Presses Universitaires de France, avant d’être repris en 2007 en « Quadrige », comme « Grand Texte ». Je me disais que, si je voulais espérer « comprendre » quoi que ce soit au Japon et à sa culture, il me fallait avoir quelques bases à ce sujet, ou me rafraîchir la mémoire – tout compte fait, parce qu’un prétexte un peu saugrenu est toujours utile, si je l’ai lu aujourd’hui, c’est en guise d’introduction à La Vie de Bouddha, de Tezuka Osamu...

 

Mais cet article ne sera probablement pas tant une chronique à proprement parler que l’occasion d’émettre quelques réflexions très personnelles, probablement un peu creuses aussi, voire risibles, mais bon. C’est que, le bouddhisme et moi… C’est une histoire… compliquée, disons.

 

Si je n’ai jamais vraiment éprouvé de sentiment religieux à proprement parler, je ne suis certes pas étranger aux crises métaphysiques, aux grandes questions existentielles, celles qui nouent le ventre et plongent dans le malaise, par exemple au spectacle des étoiles, quand on se pose LA question, qui ne trouve jamais de réponse : qu’est-ce que je fais là, bon sang ? Et comment puis-je être là ? La conscience, le temps, l’espace, l’histoire, les autres…

 

Argh.

 

Mais, donc, le bouddhisme, quand j’étais ado, suscitait ma curiosité. Si je n’ai jamais adhéré à cette foi, et ne le ferai pas davantage aujourd’hui, ça n’en était pas moins une conception du monde qui me parlait davantage, intellectuellement, que les religions du Livre, qui ont toujours suscité, au mieux mon incompréhension perplexe, au pire mon hostilité agacée : la révélation sans expérience mystique, le rapport au créateur qui doit être adoré parce que créateur, la nécessité du culte, l’idée d’un dieu « bon » quand le monde et la vie ne sont porteurs que de souffrance, l’exhortation à la soumission absolue (peu d’histoires me révoltent autant que celles du sacrifice d’Isaac ou de Job), la bigoterie dogmatique et haineuse de gens qui prétendent adhérer à une religion d’amour quand ils ne sont que des brutes trop ravies de trouver une justification à leur détestation de l’autre, les innombrables atrocités commises au nom d'un Père jaloux et tyrannique, le fondamentalisme qui récuse le discours scientifique… Entre autres choses. Beaucoup trop d'autres. J’ai voulu lire les deux Testaments et le Coran, pour le même motif de volonté de comprendre un minimum le monde occidental, pour le coup, mais, hors Nouveau Testament, et dans la douleur, je ne suis jamais parvenu bien loin, même en m'y reprenant à plusieurs fois. Et puis… Il y avait comme un sentiment esthétique, en fait : j’ai toujours trouvé ces religions laides, je crois que c’est le mot – dans leur brutalité dogmatique qui imprègne tant leur imaginaire par ailleurs si pauvre…

 

En même temps, même agnostique et athée, j’ai toujours admis que ces religions, par quelque miracle (aha), avaient pu produire de belles choses, très belles mêmes – et la Bible n’en est d’ailleurs pas exempte, qui comprend l’étonnant Cantique des Cantiques ; au-delà, les cathédrales me font vibrer, les petites chapelles aussi, et tant d’œuvres d’art et de livres en des siècles d’histoire… Et, dans ces œuvres, l’expression du sentiment religieux peut me transporter et me toucher, oui – du Durtal En route de Huysmans (je n’y croyais pas moi-même !) au qawwalî de Nusrat Fateh Ali Khan, dont, confession peut-être un peu couillonne, mais moins ironique qu’il n’y paraît, j’ai écouté les « louanges à Dieu » en boucle après chaque attentat islamiste majeur, pour me rappeler que l’Islam, comme les autres religions, pouvait certes être odieux, mais aussi être beau, sublime même – il y a hélas eu un certain nombre d’occasions de le faire ces dernières années… Le questionnement mystique, surtout, me parle en dépit du bon sens – comme de juste, c’est bien le propos ; et la lecture de Kafka, par exemple, m’a à son tour noué le ventre, comme le spectacle des étoiles quand se pose LA mauvaise question.

 

Ado naïf, le bouddhisme me paraissait exempt des tares évoquées, en tout cas – ou moins affecté par elles, du moins. Seulement… Que savais-je du bouddhisme ? En réalité, rien – je n’ose même pas écrire « pas grand-chose », ce serait déjà beaucoup trop. Le bouddhisme me séduisait parce qu’il était autre, « exotique », distant des religions du Livre qui me paraissaient si oppressantes et laides, et beaucoup trop proches. Et parce que je n’en avais qu’une image « vague ». Mais c’en était donc une conception largement infondée : le bouddhisme que je croyais trouver séduisant, c’était un bouddhisme d’Occidental, mythifié, rationalisé en même temps, au mépris le cas échéant de la complexe histoire de cette foi particulièrement multiforme ; c’était surtout ce bouddhisme athée dont on disait toujours, de manière pavlovienne, qu’il était « plus une philosophie qu’une religion ». En même temps, je ne m’y abandonnais pas, je ne pouvais tout simplement pas le faire – d’autant que je percevais plus ou moins combien ce bouddhisme à l’occidentale pouvait aisément virer, disons, au « développement personnel », par exemple sur la base d’un zen de pacotille, et le développement personnel me hérisse et m’agace au plus haut point, sans que je sois bien en mesure de dire pourquoi ; la pseudo-sagesse des aphorismes « profonds » calibrés pour les réseaux sociaux dans une égale mesure. Et si le bonhomme m’était plutôt sympathique par certains aspects, je ne me sentais certes pas de sombrer dans l’adoration du Dalaï-lama, et, pire encore, de ses apôtres français – pour le coup, l’aspect proprement religieux du bouddhisme devenait ici plus flagrant, et, si je n’étais pas certain que le Dalaï-lama était « un Jean-Paul II comme les autres », pour reprendre des mots lus sauf erreur dans Charlie Hebdo il y a bien longtemps de cela, je sentais bien qu’il y avait quelque chose qui coinçait, à titre personnel, et, derrière le bonhomme, une théocratie en exil en même temps que des superstitions déconcertantes.

 

En fait, ce trouble le concernant a joué, parce que je sentais bien qu’il ne pouvait pas être « le pape des bouddhistes », comme on le disait trop hâtivement, et que c’était forcément beaucoup plus compliqué que cela. De fait, ça l’était, ainsi que mes premières lectures sur le sujet l’ont bientôt démontré de la plus violente manière – j’ai le vague souvenir d’un petit bouquin au format plus ou moins « Que sais-je ? », mais dans une autre collection axée elle aussi sur la vulgarisation scientifique, et qui mettait l’accent sur le bouddhisme en tant que religion universelle de salut, au travers d'une analyse précise mais qu'à l'époque je ne pouvais trouver qu'intimidante ; je n’y ai pas compris grand-chose, du coup, même si la distinction entre le Petit et le Grand Véhicules, surtout, était déjà un pas de géant au regard de ma méconnaissance absolue du sujet. Quoi qu’il en soit, ce petit livre a produit un effet immédiat : si j’en ai retenu quelque chose, sur le moment, c’était surtout que le bouddhisme était bel et bien une religion, et que, de toute évidence, je n’étais pas bouddhiste, ne le pouvais pas et ne le pourrais jamais.

 

Bien plus tard, quand j’ai commencé à m’intéresser à la culture japonaise, ce rapport au bouddhisme a encore eu l’occasion d’évoluer, au regard des spécificités, nombreuses, du bouddhisme nippon. Mais, dans un premier temps, c’était clairement l’incompréhension qui dominait : je n’avais absolument rien panné aux extraits du Shôbôgenzô du moine zen Dôgen lus dans l’anthologie Mille ans de littérature japonaise, et en avais bien trop hâtivement conclu qu’il n’y avait de toute façon rien à y panner ; quant à l’amidisme, il me faisait l’effet d’un bouddhisme contaminé par le paradis livresque, et l’idée même que le salut pouvait être assuré par la simple répétition d’une formule magique vide de sens me répugnait – comme une superstition poussée à l’extrême ; Nichiren, enfin, ajoutait à cette dernière tare un exclusivisme haineux qui rapprochait encore un peu plus la spiritualité bouddhique de tout ce que je détestais dans les religions du Livre…

 

Mais des lectures et relectures plus tardives ont fait plus que nuancer ce tableau initial, elles l’ont en fait totalement invalidé : relisant Mille Ans de littérature japonaise, je n’ai certes à peu près rien panné à Dôgen une fois de plus, mais j’ai cette fois au moins compris qu’il y avait bel et bien quelque chose à y panner – quelque chose d’extrêmement subtil et avancé, témoignant bien de ce que le rapport du zen à la raison était autrement plus complexe que ce que mille anecdotes, ou mille fois la même, sur la base des mêmes kôans, tendaient à laisser croire. Quant à l’amidisme, j’ai découvert par la suite combien, dans sa simplicité apparente, il reposait sur une réflexion philosophique complexe et éventuellement subversive – ici, je renvoie notamment à l’Histoire du Japon médiéval, de Pierre-François Souyri, et à ses pages passionnantes sur l’effervescence de la pensée religieuse japonaise à cette époque (qui m’a renvoyé à ce que l’Europe avait connu aux environs des XIIIe et XIVe siècles, soit plus ou moins à la même époque, un sujet qui m’avait étonné et passionné dans une autre vie). Bon, Nichiren, par contre, toujours pas… Mais Les Notes de l'ermitage de Kamo no Chômei continuaient cependant à me fasciner, en contrepartie, magnifique exemple adapté au bouddhisme nippon d'une religion suscitant de belles choses...

 

Bref, il était bien temps de me repencher sur la question – pour me rafraîchir un peu la mémoire, et repenser certains sujets, sur la base d’un bagage un peu différent et d’une expérience forcément différente elle aussi. Ce petit livre « classique » d’Henri Arvon était-il le plus approprié pour cela ? Ça n’est pas certain… Car, aussi « classique » soit-il, cet ouvrage de vulgarisation a un biais, que l’auteur ne dissimule en rien : il s’agit d’envisager le bouddhisme comme sujet historique, et avec une certaine distance ; or le bouddhisme qui séduit le plus l’auteur, ainsi qu’il le dit d’emblée, c’est surtout la doctrine originelle : il avoue « un intérêt passionné […] au spectacle étrange d’une religion athée et d’un athéisme qui veulent étreindre l’Absolu ». De fait, le bouddhisme tel qu’il est envisagé par Henri Arvon a pour cette raison quelque chose de ce bouddhisme « d’Européen » que je mentionnais plus haut (celui qui envisage cette foi au prisme avant tout de la philosophie, certes pas celui qui a viré au développement personnel pseudo-zen !). Et le reste de la bibliographie de l’auteur va dans ce sens, lui qui a surtout été connu, en dehors de cet ouvrage, pour avoir beaucoup publié sur son sujet de prédilection qu’était l’anarchisme, mais auquel on doit également ajouter d’autres livres portant sur l’athéisme, sur Feuerbach, etc.

 

Et puis, disons-le, cet ouvrage, dont la première édition date donc de 1951, accuse un peu le poids des ans, parfois : outre que, soixante-dix ans plus tard, le monde a bien changé, on y trouve à l’occasion des stéréotypes qui ont eu la vie dure (le Chinois essentiellement conservateur et xénophobe, le Japonais qui copie sur son voisin, etc.), mais aussi des jugements de valeur pas moins troublants (dans les enthousiasmes, ainsi le bouddhisme à son apogée en Inde, comme dans les rejets, il n’est qu’à voir le mépris affiché et revendiqué avec lequel l’auteur traite le tantrisme en général et le bouddhisme tibétain en particulier).

 

(Oh, au passage, il faut noter que l’auteur consacre pas mal de pages à un thème particulier, qui est celui de la misogynie dans le bouddhisme, et ce dès l’enseignement de Bouddha lui-même, pour ce que l’on en sait ; si ces passages n’ont formellement rien de militant à proprement parler, leur récurrence, même relativement détachée, me laisse supposer que cela n’avait rien d’innocent de la part d’Henri Arvon.)

 

Une lecture à prendre avec des pincettes, donc – loin d’être inintéressante, cela dit, dès l’instant que l’on a ces biais éventuels en tête ; et l’ouvrage satisfait autrement aux critères de la collection « Que sais-je ? », en offrant un panorama assez complet de la question, vulgarisé mais pas simpliste, et à vrai dire même assez dense à l’occasion, tout particulièrement d’ailleurs dans la première partie, passionnante heureusement, qui traite du terreau dans lequel le bouddhisme originel a germé : le védisme, le brahmanisme, et les notions d’âtman-brahman, de samsâra et de karma ; au passage, tout cela s’est montré immédiatement utile dans la lecture des premiers chapitres de La Vie de Bouddha de Tezuka, ce qui tombait plutôt pas mal, puisque c’était bien le but.

 

Après quoi les passages consacrés à la… eh bien, à la vie de Bouddha, donc (en posant la question de l’existence réelle du Bouddha historique, mais pour y apporter une réponse sans l’ombre d’un doute positive – ce qui m’a rappelé un certain « débat » concernant le Jésus historique, mais c’est une autre… histoire), sont un peu déconcertants en même temps que pertinents, qui tentent de faire le tri entre faits et légendes ; car la vie de Siddharta Gautama a été rapidement mythifiée, en même temps que le sage arborait toujours un peu plus les traits un peu paradoxaux d’une divinité – pour le coup, ici, et contrairement à ce que l’on pourrait tout d’abord croire, le Petit Véhicule n’a pas forcément attendu le Grand ; il me faudra revenir sur cette question quand je chroniquerai la BD de Tezuka (en même temps que la question corollaire, plus insidieuse peut-être : aurais-je seulement pu lire une « Vie de Jésus » au même format ?).

 

Cela dit, l’exposé de la vie du Bouddha s’efface bientôt devant celui de son enseignement. Et c’est là, dans cette approche, impliquant quelques reconstitutions, de ce que pouvait être le bouddhisme originel, que se manifeste effectivement « l’intérêt passionné » de l’auteur, évoqué plus haut – le « sermon de Bénarès » offrant un socle à l’exposé des « quatre saintes vérités » : « l’universalité de la douleur, l’origine de la douleur, la suppression de la douleur et le chemin qui conduit à la suppression de la douleur ». Or ces « vérités » se passent très bien de causes premières, ou en tout cas de la nécessité d’un créateur et de l’existence de Dieu ou des dieux ; l’enseignement du Bouddha historique ne les nie pas forcément, c’est plutôt qu’il choisit de ne pas accorder d’importance à ces matières indécidables – et cette souplesse favorisera sa diffusion en Asie, dans un registre syncrétique, en même temps qu’elle pourra expliquer pourquoi « l’identification » des masses à la foi bouddhique ne sera jamais totale. Mais, pour le coup, cet agnosticisme (et éventuellement seulement athéisme), de même que le pessimisme sous-jacent (à relativiser cependant, car le salut est offert à qui prend conscience de la nature du monde, c’est-à-dire de la souffrance universelle, et agit, si c’est bien le mot, en conséquence), correspondent bien aux éléments qui me parlaient « dans l’absolu » dans les représentations que je me faisais du bouddhisme, et c’est semble-t-il donc également le cas pour l’auteur – à noter, dès ces exposés sur la doctrine originelle du bouddhisme, Henri Arvon ne manque pas d’établir des passerelles avec Schopenhauer, notamment, et indirectement Nietzsche (sans même parler de Socrate, bien sûr, mais pour de tout autres raisons – à vrai dire, des développements assez nombreux sont consacrés aux rapports avec le monde grec, via les conquêtes d’Alexandre le Grand, mais aussi un ouvrage classique du Grand Véhicule qui voit un moine bouddhiste exposer avec conviction et pertinence sa doctrine au roi grec Ménandre). Il faut enfin relever ce que le bouddhisme pouvait avoir de subversif, aussi, du temps des brahmanes, en exposant une conception du monde qui, sans forcément rejeter en bloc le système des castes (là encore, il s’agissait plutôt, ai-je l’impression, de considérer la question comme secondaire voire futile), minait pourtant de toutes parts ses soubassements idéologiques (et ça, pour le coup, c’est semble-t-il un thème central dans la BD de Tezuka, en tout cas dans les chapitres que j’en ai lu pour l’heure).

 

Mais une autre question cruciale se pose – qui entre en résonance, de manière peut-être un peu paradoxale, avec la lecture que je mentionnais plus haut et qui mettait l’accent sur l’idée du bouddhisme comme religion universelle de salut : Henri Arvon, pour sa part, outre qu’il met en avant la dimension subjective et d’une certaine manière intime du bouddhisme originel, insiste plus qu’à son tour sur le caractère essentiellement monacal de l’enseignement de Siddharta Gautama – le « sermon de Bénarès » n’est pas le sermon sur la montagne prononcé par Jésus devant une large foule, il ne s’adresse en vérité qu’à cinq moines qui se font bientôt les disciples de l’orateur, et c’est là peu ou prou la totalité de l’auditoire ; des représentations ultérieures pourront chambouler cette image, en convoquant des foules d’hommes mais aussi d’animaux (ainsi donc dans la BD de Tezuka) venus entendre la bonne parole d’un Bouddha d’ores et déjà divinisé, après avoir assisté à sa naissance mythique, mais l’auteur insiste sur cette dimension originelle, et qui laissera des traces dans l’histoire du bouddhisme – ainsi notamment au Tibet, où, nous disait l’auteur en 1951, peut-être une personne sur cinq était dans les ordres… mais la Chine maoïste venait à peine d’envahir ce qui était alors considéré comme une théocratie. Sans aller jusqu’à cet extrême bien épineux, l’idée d’un bouddhisme ésotérique (au sens de « destiné avant tout à des initiés », qui sont les moines) persistera face à des conceptions davantage universelles (l’histoire religieuse du Japon en témoigne d’ailleurs régulièrement), et les moines font bel et bien partie des « joyaux » du bouddhisme, avec le Bouddha lui-même et son enseignement.

 

À vrai dire, l’auteur montre bien comment tout cela porte en germes aussi bien les succès remportés par la foi nouvelle que les revers parfois cinglants qu’elle a subis, au cours de la longue histoire de sa diffusion. Car, et sans surprise, très tôt après la mort du Bouddha historique, et éventuellement contre ses ultimes recommandations à ses disciples, la foi évolue, et drastiquement le cas échéant. Cette évolution est envisagée en deux temps : d’abord de manière, disons, théorique (les Véhicules), ensuite de façon plus concrète au regard de l’histoire aussi bien que de la géographie.

 

Les appellations des Véhicules sont par essence biaisées : c’est le Grand Véhicule qui s’est qualifié comme tel, et qui a employé l’expression de « Petit Véhicule » pour désigner ses adversaires, avec un certain mépris. Par ailleurs, il faut une fois de plus souligner combien le bouddhisme est une religion plurielle – probablement bien plus que les religions du Livre, qui ont pourtant connu leurs lots de schismes : les Véhicules constituent des ensembles englobants, mais qui ne doivent pas faire perdre de vue combien les « sectes » (au sens d’écoles) du bouddhisme sont diverses, au point où il vaudrait bien mieux parler des bouddhismes.

 

Quoi qu’il en soit, le Petit Véhicule demeure pour ce que l'on en sait le plus proche de l’enseignement originel du Bouddha – sans lui correspondre parfaitement, car il a fallu très tôt adapter la foi nouvelle, la faire évoluer ; de fait, l’enseignement du Bouddha comporte des lacunes, et de complexes questions théologiques ou en tout cas métaphysiques se posent, au regard desquelles il peut paraître insuffisant, voire un peu embarrassé – les disciples, puis ceux de ces derniers, etc., entendent y remédier, et la littérature bouddhique se développe, avec en outre la rédaction de canons en plusieurs langues. Et ce que l’on appellera ultérieurement le Petit Véhicule développe des traits propres à une foi, pas seulement à une philosophie : la vie du Bouddha est donc très tôt mythifiée, et le développement du culte des reliques en fournit l'illustration la plus éloquente peut-être, à moins que ce ne soit seulement la plus navrante... Tout ceci sera repris par les courants ultérieurs, bien sûr. Maintenant, l’essence de la réflexion religieuse dans le Petit Véhicule demeure la même que dans le bouddhisme primitif : la souffrance universelle, etc., mais aussi le caractère monacal, le cas échéant, qui ne pénètre pas forcément les foules, du coup. L’idée maîtresse est toujours celle d’un salut sous forme de libération de la souffrance, accessible par le détachement – un salut que le dévot pourra atteindre de son vivant (un point particulièrement épineux des querelles doctrinales), mais qui est en tant que tel intime, voire subjectif : le croyant se sauve lui-même, mais il ne peut rien faire pour les autres (tout au plus leur transmettre la parole de Bouddha, à charge pour eux et eux seuls de trouver eux-mêmes le salut). L’auteur revient régulièrement sur l’idée de non-intervention, au prisme notamment de la non-violence, et il évoque nommément l’ahimsa, un concept de la philosophie indienne antérieur au bouddhisme, et que Gandhi, assassiné trois ans avant la première parution de cet ouvrage, avait contribué à populariser de par le monde.

 

C’est là une manière positive d’envisager la question… mais on peut aussi la percevoir de façon bien plus critique, et c’est la une raison essentielle au schisme qui oppose bientôt le Grand Véhicule au Petit. Les nouveaux penseurs reprochent à leurs aînés ce qu’ils perçoivent comme une forme d’égoïsme, et ils ne goûtent guère la passivité qui semble les caractériser. Ils ne peuvent certes adresser ces reproches au Bouddha historique lui-même, qui, de modèle à imiter, avait déjà et très vite tourné à la figure divinisée à adorer, de même que les bouddhas à sa suite, mais ils se focalisent dès lors sur d’autres figures : celles des bodhisattvas – soit ceux qui auraient pu atteindre l’éveil, mais ont choisi de le différer afin d'aider les autres à accéder à l’éveil. C’est une idée généreuse et touchante, si elle s’éloigne de la doctrine originelle du bouddhisme, au point éventuellement de la contradiction. Mais s’il faut revenir aux sentiments esthétiques que la religion peut susciter, j’avoue trouver cette idée… belle, depuis que j’en ai pris conscience il y a quelques années de cela ; et Henri Arvon, même porté à préférer, intellectuellement, un bouddhisme « athée » primordial, exprime ici le même sentiment, en des termes parfois lyriques à vrai dire. Cependant, mais c’est sans doute lié, cette évolution en a accompagné ou suscité d’autres, pour produire une religion au plein sens du terme, souple cela dit, mais où la notion de divinité n’était plus « écartée » désormais ; en fait, il s'agissait surtout de s'adapter aux traditions religieuses locales, où tout devait être envisagé comme compatible avec le bouddhisme, afin de le justifier, quitte à opérer un tour de passe-passe en assimilant telle ou telle divinité avec tel ou tel bouddha ou bodhisattva. À ces deux titres, le Grand Véhicule a évolué vers la religion universelle de salut évoquée plus haut, même si ce n’était peut-être pas systématique non plus, du fait de la perpétuation, même sous des oripeaux plus chatoyants, d’un bouddhisme ésotérique et d’une tradition monacale.

 

Quant au Véhicule de Diamant, ou tantrique, qui a toujours été le plus mystérieux et hermétique à mes yeux… Eh bien, il le demeure après cette lecture. C’est que Henri Arvon ne s’étend finalement guère sur la question, considérant d’une part qu’en fait de troisième Véhicule il s’agissait plutôt d’une version… disons « dégénérée » du Grand Véhicule, et d’autre part, ce que traduit cette idée de dégénérescence, qu’il s’agissait d’un mouvement fondé essentiellement sur des superstitions d’ordre magico-religieux, à vrai dire à cet égard tenant peut-être plutôt d’une autre religion que du bouddhisme à proprement parler, et a fortiori s’il s’agit de le comparer au bouddhisme primitif, ou, à défaut d’une connaissance suffisamment établie de celui-ci, au bouddhisme du Petit Véhicule. Comme dit plus haut, l’auteur ne juge pas nécessaire, quand il en traite, de faire l’économie de jugements de valeur assez cinglants : tout lui répugne dans cette foi aux antipodes des élégantes et subtiles métaphysiques des grands penseurs bouddhistes. La question demande cependant à être creusée – notamment au regard du bouddhisme tibétain, qu’avant cela je ne rattachais pas nécessairement au Véhicule de Diamant (ce qui témoigne bien de mon ignorance en la matière).

 

Les chapitres consacrés à la diffusion géographique du bouddhisme, et à son évolution historique dans des environnements très divers, sont tout à fait passionnants – même si, là encore, ils ne sont pas exempts d’opinions un peu tranchées. Toutefois, ils sont surtout empreints d’une analyse plus globale qui m’a l’air tout à fait pertinente, sur les raisons donc des succès aussi bien que des échecs du bouddhisme en Asie méridionale et orientale. À vrai dire, ce thème est d’autant plus marqué que l’auteur met en avant combien des pays où le bouddhisme, fût un temps, était particulièrement florissant, ont vu au fil des siècles cette foi dépérir et même disparaître – avec deux exemples primordiaux, qui sont d’abord et avant tout l’Inde, son terreau pourtant, ensuite l’Indonésie (je crois qu’il nous faudrait peut-être aussi nous poser la question, même en des termes un peu différents, de la Chine, mais Henri Arvon ne la traite pas sous cet angle ; j'y reviendrai). Dans le cas de l’Inde, l’auteur retrouve des accents lyriques quand il décrit la grande époque du bouddhisme dans son pays natal élargi aux dimensions d’un sous-continent, et la figure charismatique d’Açoka le Pieux répond aux docteurs de la foi les plus inspirés ; mais il relève en même temps comment le syncrétisme auquel le bouddhisme était porté a pu lui nuire dans ce contexte, autorisant une réaction hindouiste le cas échéant, tandis que l’Islam intégrerait plus tardivement l’équation, beaucoup moins conciliant (et il joue indubitablement un rôle moteur dans la disparition du bouddhisme en Indonésie, aujourd'hui le premier pays musulman au monde) ; mais il faut aussi compter avec d’autres abâtardissements peut-être plus insidieux, et Henri Arvon semble donc juger que le plus notable et en même temps le plus regrettable concerne le tantrisme – il en dérive cependant quelques paragraphes intéressants portant sur le bouddhisme tibétain mais aussi mongol, et j’aurais apprécié, pour le coup, d’en lire davantage, avec peut-être un peu moins de passion.

 

Mais le gros des développements, ici, porte sur les aires géographiques et culturelles du Petit et du Grand Véhicules. L’auteur oppose un bouddhisme méridional, du Petit Véhicule, qui domine essentiellement dans l’Asie du Sud-Est, avec la Thaïlande et plus encore la Birmanie (ou Myanmar) comme centres principaux (pour ce qui est de ce dernier, la crise des Rohingyas nous rappelle aujourd’hui que certains stéréotypes concernant les bouddhistes non-violents sont particulièrement infondés…), et un bouddhisme septentrional, du Grand Véhicule, incluant notamment la Chine, la Corée et le Japon (je ne reviendrai pas sur ce dernier, ayant eu l'occasion d'en discuter ailleurs). Mais le cas chinois est probablement le plus important, où l’auteur poursuit son analyse sur les avantages et les inconvénients de la souplesse éventuellement syncrétique du bouddhisme au regard d’autres traditions religieuses – en l’espèce, le confucianisme et le taoïsme ; cependant, si le second s’en est très bien accommodé, les deux fois pouvant être jugées complémentaires (mais l’auteur insiste avant tout sur la dimension superstitieuse et magico-religieuse du taoïsme dans des termes qui peuvent rappeler son peu d’estime pour le bouddhisme tantrique), le premier s’y est montré plus qu’à son tour hostile.

 

Or il faut prendre en compte ici les vicissitudes politiques de l’histoire de la Chine : selon l’auteur, le bouddhisme y a essentiellement prospéré durant les périodes où le pouvoir politique appartenait essentiellement à des « étrangers », en y incluant par exemple les Wei et les Yuan (ces derniers mongols), car ils étaient somme toute d'un statut équivalent eux-mêmes, tandis qu’il était amoindri voire combattu ouvertement dans les périodes où le pouvoir redevenait essentiellement chinois, quand le mouvement réactionnaire, désireux de rejeter tout ce qui n’était « pas chinois », y incluait sans l’ombre d’un doute le bouddhisme, contre lequel il jouait la carte du confucianisme – le cas le plus flagrant étant celui de la dynastie Ming, qui a eu un impact considérable en l’espèce. Cependant, je me demande si cette analyse n’a pas ses limites, puisque aux Ming ont succédé les Qing, mandchous, sans que le bouddhisme n’y effectue véritablement son retour (mais peut-être parce que la réaction Ming s’était avérée trop décisive pour qu’on y revienne).

 

Surtout, se pose la question de la Chine contemporaine, avancée plus haut : dans ses lapidaires données statistiques en annexes, Henri Arvon répond par un point d’interrogation à la question du nombre de bouddhistes en Chine (il fait de même pour la Corée et le Vietnam, ou plutôt les), mais il semble considérer sans l’ombre d’un doute que ces pays demeurent bouddhistes, voire essentiellement bouddhistes. Maintenant, ce livre date originellement de 1951 – soit deux ans à peine après la proclamation de la République Populaire de Chine, un an après l’invasion du Tibet et le déclenchement de la guerre de Corée, cette dernière ne devant s’achever que deux ans plus tard, tandis que la guerre au Vietnam se poursuivrait encore 24 années (on parlait encore d’Indochine française à l’époque, et la bataille de Diên Biên Phu n’aurait lieu que trois ans après !). Et je tends à croire, du coup, que la question se pose aujourd’hui en d’autres termes, tout spécialement dans le cas chinois – enfin, je n’en sais rien, mais ici ce « Que sais-je ? » ne nous est clairement d’aucune utilité, disons…

 

Avec ces quelques bémols, et les quelques précautions à prendre évoquées plus haut, ce petit ouvrage de vulgarisation demeure intéressant et instructif. Il m’a rafraîchi la mémoire sur certains points, un peu éclairé sur d’autres. Ce qui me laisse de la marge, c'est peu dire, mais c’était sans doute une lecture utile – a fortiori donc avant d’entamer la lecture de La Vie de Bouddha de Tezuka, on verra bien ce qu’il sera alors possible d’en dire…

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Confession d'un masque, de Yukio Mishima / Mishima ou la vision du vide, de Marguerite Yourcenar

Publié le par Nébal

Confession d'un masque, de Yukio Mishima / Mishima ou la vision du vide, de Marguerite Yourcenar
Confession d'un masque, de Yukio Mishima / Mishima ou la vision du vide, de Marguerite Yourcenar

MISHIMA Yukio, Confession d’un masque, [Kamen no kokuhaku 仮面の告白], traduit de l’anglais par Renée Villoteau, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1949, 1958, 1971, 1983] 2013, 246 p.

Confession d'un masque, de Yukio Mishima / Mishima ou la vision du vide, de Marguerite Yourcenar

YOURCENAR (Marguerite), Mishima ou la vision du vide, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1980, 1993] 2010, 120 p.

DEUX AUTEURS À DISTANCE

 

Mishima Yukio, de tous les grands écrivains japonais du XXe siècle, et il y en a eu un paquet, est probablement celui qui exerce le plus de fascination – et pour partie pour de « mauvaises raisons » : sa mort histrionique, comme un événement de la vraie vie qu’on jugerait trop outré s’il figurait dans un roman. Il serait dommage, pourtant, que la mort de l’auteur – bon sang, on ne parle même plus de sa vie à ce stade – gomme par sa folle démesure son œuvre. Ou en tout cas le meilleur de son œuvre, car cet écrivain de génie ne rechignait pas à commettre de temps en temps une petite chose alimentaire – qu’importe, les romans, recueils ou pièces de théâtre brillants ne manquent assurément pas ; et, parmi ces titres majeurs, Confession d’un masque occupe une place particulière – celle d’un déclencheur, d’une certaine manière, car, si ce n’est pas le premier roman de Mishima (c'est le second, sauf erreur), c’est néanmoins celui qui, très vite, alors qu’il n’est âgé que de 24 ans, en fait d’ores et déjà une célébrité et un écrivain reconnu et apprécié, aussi bien par la critique que par le public. C’est aussi une œuvre qui contient en germe un certain nombre d’aspects qui resurgiront par la suite, dans la vie et dans la bibliographie de Mishima – et à bon droit car il s’agit d’emblée d’un texte relativement ambigu, dont je suppose qu’il faut le rattacher au courant très nippon du watakushi shôsetsu, ou « roman du moi », une forme d’autofiction où l’autobiographie de l’auteur ne se dissimule pas totalement sous le récit romanesque, à moins qu’il ne faille prendre les choses à l’envers, et dans tous les cas en se méfiant raisonnablement de ce que l’on nous dit.

 

Il était bien temps que je lise Confession d’un masque. Mais j’ai supposé que c’était peut-être aussi le bon moment pour lire un fameux petit ouvrage consacré à l’auteur, et œuvre d’une prestigieuse consœur française : Mishima ou la vision du vide, de Marguerite Yourcenar – un essai paru initialement en 1980, soit dix ans après le suicide de Mishima, et qui en traite, forcément, mais sans oublier l’œuvre derrière le fait-divers. Confession d’un masque, comme de juste, y joue un certain rôle – même si l’académicienne s’intéresse surtout ici à la tétralogie de « La Mer de la Fertilité ». C’est une lecture que je repoussais sans cesse – parce que j’avais le sentiment de ne pas avoir suffisamment lu Mishima (notamment ladite tétralogie, d’ailleurs), et, disons-le, parce que je n’avais rien lu de Yourcenar (les Nouvelles Orientales, c’est très récent pour moi…). Mais je me suis dit, à tort ou à raison, que ce serait le bon moment pour au moins une première lecture – dans l’idée d’y revenir peut-être plus tard, quand je connaîtrais mieux aussi bien Mishima que Yourcenar.

 

MISHIMA EN ACTEUR

 

Mais, tout d’abord, Confession d’un masque. Ce roman paraît donc en 1949 – et le jeune Mishima passe aussitôt du statut d’inconnu à celui de célébrité. Ce qui, au-delà des évidentes qualités proprement littéraires de ce volume, peut surprendre un tantinet : le thème en est passablement tabou, et l’époque... « compliquée » (le Japon vient de perdre la guerre et est encore occupé par les Américains). Ceci étant, le genre watakushi shôsetsu était semble-t-il porté sur les récits où les auteurs/narrateurs « avouaient » leurs « travers », ce qui va d’ailleurs bien avec l’idée d’une « confession ». En l’espèce, Mishima, via un narrateur parfois appelé Kochan, mais c’est un diminutif affectueux qui pouvait s’appliquer à son véritable nom, Mishima donc témoigne de son éveil à la sexualité, et plus exactement à l’homosexualité, teintée de fantasmes sadomasochistes (mais probablement masochistes avant tout), dans une société qui ne prise pas exactement ces tendances ; aussi, tout en faisant l’aveu de ses « mauvaises habitudes » (c’est-à-dire la masturbation), se sentait-il contraint de porter ce « masque » de « normalité » en société. Mais l’imposture ne pouvait probablement pas durer, ainsi que l’auteur/narrateur en témoigne, même à demi-mots, à la fin du roman ; pourtant, la question de l'homosexualité de Mishima demeurerait longtemps tabou...

 

Ici, je suis tenté de faire un rapprochement qui, peut-être, n’a pas lieu d’être, et ne fait que témoigner de ce que mes connaissances en matière de littérature japonaise sont bien trop parcellaires : l’année précédant la parution de Confession d’un masque, un autre grand roman japonais avait adopté un dispositif qui me paraît assez proche – La Déchéance d’un homme, de Dazai Osamu, un auteur presque systématiquement associé au « roman du moi ». Passons sur le fait que les deux auteurs se sont suicidés (pour Mishima, cela ne se produirait que 21 ans plus tard ; et quand on voit le nombre de grands écrivains japonais qui se sont suicidés au XXe siècle, de toute façon…), mais voici deux grands textes de la littérature nippone du XXe siècle, parus en l'espace d'une année, dans lesquels les auteurs, jeunes encore voire très jeunes, exposent leur propre vie, les indices ne manquent pas, mais surtout leurs penchants jugés (par d’autres, mais aussi par eux-mêmes) les plus « immoraux », avec ce qui relève peut-être parfois d’une forme de complaisance, mais confessent avant toute chose que la société dans laquelle ils vivaient leur imposait de porter un « masque » ; le terme même, sauf erreur, revient chez Dazai, quand il pose et justifie sa figure de bouffon. Les deux auteurs usent de ces sujets parfois limites pour en extraire la meilleure littérature, mais il y a assurément une part d’exhibitionnisme dans la démarche – peut-être ne faut-il pas cependant s’attarder trop longtemps sur ce terme méprisant, car l’exposition était en même temps sincère… Reste que le texte de Dazai constitue comme un préambule à sa mort, si celui de Mishima est davantage un préambule à une carrière – et à une vie ? Car, dans Confession d’un masque, on est tenté, le lecteur contemporain est tenté, de faire quelque chose qui était forcément impossible pour le lecteur japonais de 1949 : tirer des traits, dessiner des trajectoires, anticiper tout ce qui suivrait… et pour le coup jusqu’à la mort, oui. La figure du masque, soit du personnage, à vrai dire, n’en acquiert que davantage d’importance.

 

Le roman de Mishima s’ouvre sur des tableaux saisissants d’une enfance remémorée au prisme de fantasmes divers, généralement liés, d’abord à l’art, plus tard à la littérature. Il est intéressant, à ce propos, de constater combien les références avancées par l’auteur sont généralement européennes, bien plus fréquemment en tout cas que japonaises. Quoi qu’il en soit, dans ces pages vibrantes et d’une élégance chargée de perversité, l’auteur se livre à une auto-analyse exhaustive, traquant dans les moindres souvenirs, probablement idéalisés, les sources de son être adulte – sources qui ne peuvent que témoigner de ses « mauvais penchants ». Nous voyons ainsi le petit Kochan, élevé par sa grand-mère assez « spéciale », s’enthousiasmer pour de beaux chevaliers – un, tout particulièrement, dont les traits androgynes l’émeuvent, bien avant qu’ils soient en mesure d’exciter ses hormones, jusqu’à l’instant fatidique où la vérité lui apparaît : c’est en fait le portrait d’une femme, une certaine Jeanne d’Arc… et le charme est rompu. Mais les chevaliers peuvent avoir d’autres atouts aux yeux du petit Kochan – tout particulièrement celui qui, combattant un dragon, subit mille douleurs et mille morts : Kochan, ou plus exactement son être adulte se repenchant sur son enfance de sorte à la rendre plus romanesque (un masque parmi tant d’autres), perçoit bien que ce sont ces souffrances qui lui plaisent – et quand le conte s’autorise la fantaisie de ressusciter le héros et de lui donner l’occasion de vaincre, le petit lecteur se sent floué : il relit sans cesse l’histoire, mais en n’en conservant que les passages de souffrance et de mort – c’est le reste qu’il censure, en masquant les mots malheureusement positifs de sa petite main d’enfant.

 

L’éveil à la sexualité, bientôt, changera la donne – ou, non, l’éclaircira, au fil d’un récit qui se déroule comme naturellement de causes en conséquences. Le passage, très célèbre, et tellement fort, vaut bien d’être cité (pp. 42-45) :

 

Je commençai par tourner une page vers la fin du volume. Soudain apparut, à l’angle de la page suivante, une image dont je ne pus m’empêcher de croire qu’elle était là pour moi, à m’attendre.

C’était une reproduction du Saint Sébastien de Guido Reni, qui fait partie des collections du Palazzo Rosso, à Gênes.

Le tronc noir et légèrement oblique de l’arbre servant de poteau d’exécution se détachait sur un fond de forêt sombre et de ciel crépusculaire, ténébreux et lointain, dans le style de Titien. Un jeune homme d’une beauté remarquable était attaché nu au tronc d’arbre. Ses mains croisées étaient levées très haut et les courroies qui lui liaient les poignets étaient fixées à l’arbre. Aucun autre lien n’était visible et le seul vêtement qui couvrît la nudité du jeune homme était une grossière étoffe blanche nouée lâchement autour des reins.

Je crus deviner que le tableau représentait le martyre d’un chrétien. Mais comme il était l’œuvre d’un peintre épris de beauté, appartenant à l’école éclectique issue de la Renaissance, même cette image de la mort d’un saint chrétien dégageait une forte odeur de paganisme. Le corps du jeune homme – on aurait pu le comparer à celui d’Antinoüs, le bien-aimé d’Hadrien, dont la beauté a été si souvent immortalisée par la sculpture – ne montre aucune trace des épreuves du missionnaire ou de la décrépitude qu’on trouve dans les représentations d’autres saints ; au contraire, il n’y a là rien d’autre que le printemps de la jeunesse, rien que lumière, beauté et plaisir.

Son incomparable nudité blanche rayonne sur un fond de crépuscule. Ses bras musclés, les bras d’un garde prétorien accoutumé à bander l’arc et à manier l’épée, sont levés selon un angle gracieux et ses poignets liés sont croisés juste au-dessus de sa tête. Son visage est légèrement tourné vers le ciel et ses yeux grands ouverts contemplent avec une profonde sérénité la gloire céleste. Ce n’est pas la souffrance qui erre sur sa poitrine tendue, son ventre rigide, ses hanches légèrement torses, mais une lueur d’un mélancolique plaisir, pareil à la musique. N’étaient les flèches aux traits profondément enfoncés dans son aisselle gauche et son côté droit, il ressemblerait plutôt à un athlète romain se reposant, appuyé contre un arbre sombre, dans un jardin.

Les flèches ont mordu dans la jeune chair ferme et parfumée et vont consumer son corps au plus profond, par les flammes de la souffrance et de l’extase suprêmes. Mais il n’y a ni sang répandu, ni même cette multitude de flèches qu’on voit sur d’autres représentations du martyre de saint Sébastien. Deux flèches seulement projettent leur ombre tranquille et gracieuse sur la douceur de sa peau, comme l’ombre d’un arbuste tombant sur un escalier de marbre.

Mais c’est plus tard que toutes ces interprétations et ces observations me vinrent à l’esprit.

Ce jour-là, à l’instant même où je jetai les yeux sur cette image, tout mon être se mit à trembler d’une joie païenne. Mon sang bouillonnait, mes reins se gonflaient comme sous l’effet de la colère. La partie monstrueuse de ma personne qui était prête à éclater attendait que j’en fisse usage, avec une ardeur jusqu’alors inconnue, me reprochant mon ignorance, haletante d’indignation. Mes mains, tout à fait inconsciemment, commencèrent un geste qu’on ne leur avait jamais enseigné. Je sentis un je ne sais quoi secret et radieux bondir rapidement à l’attaque, venu d’au-dedans de moi. Soudain la chose jaillit, apportant un enivrement aveuglant.

Un moment s’écoula, puis, en proie à des sentiments de profonde tristesse, je portai mes regards autour du pupitre devant lequel j’étais assis. Un érable, en face de la fenêtre, jetait alentour un reflet brillant – sur la bouteille d’encre, sur mes livres de classe et mes cahiers, sur le dictionnaire et sur l’image de saint Sébastien. Il y avait un peu partout des taches d’un blanc de nuage – sur le titre imprimé en lettres d’or d’un manuel, sur le flanc de la bouteille d’encre, sur un angle du dictionnaire. Certains objets laissaient échapper des gouttes molles, comme du plomb, d’autres luisaient d’un reflet terne, comme les yeux d’un poisson mort. Par bonheur, un mouvement réflexe de ma main pour protéger l’image avait empêché que le livre ne fût souillé.

Ce fut ma première éjaculation. Ce fut aussi le début, maladroit et nullement prémédité, de mes « mauvaises habitudes ».

 

Cette épiphanie, car l’excitant martyre lui confère d’emblée quelque chose de sacré (et, à nos yeux de lecteurs, on y voit l’origine de ce qui est peut-être la plus célèbre photographie de Mishima), cette révélation, donc, n’est peut-être pas immédiatement vécue comme telle – notamment parce que, dans la société japonaise des années 1930 plus encore qu’aujourd’hui, outre que les « mauvaises habitudes » suscitent invraisemblablement la suspicion voire la colère, comme elles le font étrangement toujours, dans cette société, donc, les inclinations de Kochan sont inavouables. Le collège, le lycée, sont des manufactures de normalité – bien hypocrites cependant : les jeux des garçons sont comme de juste imprégnés d’un érotisme, et parfois (souvent) d’un homoérotisme à peine dissimulé, qu’il serait vain de nier. Et puis, bien sûr, il y a ces figures qui excitent les fantasmes : Omi, le voyou, plus âgé que les autres, dur, beau. J’ai envie de relever combien les amitiés et attirances scolaires, dans La Déchéance d’un homme et dans Confession d’un masque, peuvent se reprendre, se refléter, ou se répondre, parfois se contredire, mais, je crois dans un même mouvement. De manière plus assurée, il apparaît que Kochan/Mishima conservera toujours une attirance pour les voyous, les brutes, dont la fin du roman témoigne, comme l’arrivée au terme d’une démonstration mathématique pas si compliquée en fin de compte. Cette fascination pour le corps masculin, peut-être héritée de la statuaire ou de la peinture, trouvera enfin à s’incarner dans l’investissement maniaque de Mishima dans le culturisme : honteux de son corps frêle, celui de Kochan, celui qui s’est fait réformer pendant la guerre, il entendra se sculpter, se parfaire – comme un livre, comme une mort.

 

Mais il y a un entre-deux – qui peut étonner. De fait, Confession d’un masque progresse initialement comme le récit de la découverte par Kochan de son homosexualité, d’abord dans les livres, puis au collège et au lycée – sans pour autant nouer de véritables relations charnelles. Mais le propos, au-delà, n’est finalement pas celui de l’acceptation de son homosexualité, pas du moins avant les tout derniers paragraphes, et pas vraiment non plus celui des souffrances que l’impossibilité sociale de s’assumer ainsi susciterait : dans toute la seconde moitié du roman, c’est bien l’idée du « masque » qui domine – mais de manière justement dépassionnée. La quatrième de couverture parle d’un « récit torturé sur la frustration du désir » ; c’est pour partie vrai, et pourtant insuffisant, je pense – car le désir même frustré n’a pas forcément beaucoup de place dans ces pages. La tentative, même condamnée d’avance, de feindre la « normalité », notamment au travers d’une amourette sciemment plate car forcément vide avec une jeune femme du nom de Sonoko, donne bien davantage le sentiment d’une neutralité fade (si le style est tout sauf ça !), ni désir, ni véritable refoulement – une mauvaise pièce de théâtre, où les acteurs portent nécessairement des masques, et feignent des émotions qu’ils seraient bien en peine de ressentir… en pleine connaissance de cause.

 

Cet entre-deux, d’ailleurs, ne concerne pas que le désir sexuel – à moins qu’il ne faille y associer, et il faut probablement le faire, les fantasmes masochistes suscités dès l’enfance par ces contes revisités où le dragon triomphe du chevalier, et d’autres plus tardifs, comme ce festin cannibale aux accents sadiens, qui contamine les rêves inavouables de Kochan en pleine tourmente molle. D’une certaine manière, le Japon en guerre est comme une hyperbole de ces fantasmes – avec moins de grandiloquence, pourtant ? Car le jeune homme, guère investi dans ses études, ne vibre alors pour rien – son masque déteint sur absolument tout le reste, atténuant les contours jusqu’à les effacer. Le Mishima de la fin des années 1960, qui dirige une société paramilitaire, et loue l’empereur à la moindre occasion, jusque devant ces étudiants gauchistes qui, ceci mis à part, lui paraissent comme des frères, est aux antipodes du Kochan des années de guerre, décrit par le Mishima de 1949. Indifférent à la guerre, tout de même trop heureux, malgré ses poses, d’y échapper en raison d’un début de tuberculose (qui lui fera honte plus tard), le jeune homme ignore les batailles perdues, et les bombardements et leurs drames, comme si ce grand suicide du Japon militariste et nationaliste n’était pas assez masochiste pour véritablement l’exciter ; je suis tenté, ici, d’établir un parallèle avec Le Pavillon d’or. Et Kochan semble perpétuellement en attente – du mariage avec Sonoko, pourraient avancer certains, dont la principale intéressée ? Non : Kochan ne poussera pas la mascarade aussi loin. Il continuera d’attendre – et reprendra en fait la mascarade d’une manière plus mesquine encore, en s’accordant des rendez-vous volés avec une Sonoko mariée ; en dernier recours, c’est à ses côtés, dans cette atmosphère pesante de faux adultère, qu’il prendra finalement conscience de ce dont il a besoin – soit tout autre chose.

 

Le récit de Mishima est assurément d’une grande force – mais il est aussi surprenant, notamment en ce que la trame attendue d’une certaine manière est en définitive remisée de côté. La frustration du désir est bien là, mais relativement à l’arrière-plan, passé les chapitres de l’enfance et de l’adolescence (qui, je ne prétendrai pas le contraire, sont de loin ceux qui m’ont le plus séduit). Le roman, à part égale, évite tout pathos pour se réfugier dans une froideur et un détachement qui relèvent probablement pour partie de l’imposture, mais ils n’en dominent pas moins le ressenti dans la seconde moitié du roman. L’auteur a traqué dans l’enfance l’être perverti qu’il croit constitutif de sa personne adulte, mais, délibérément, le portrait de l’adulte est d’abord celui d’un être tout opposé, creux, ou vide – ce qui entre peut-être (ou peut-être pas, car la spiritualité y a une part absente de ce premier chef-d’œuvre) en résonance avec le titre de la lecture de Marguerite Yourcenar. En somme, le roman de Mishima souffle le chaud et le froid exactement là où on ne les attend pas, peut-être du fait d’un certain formatage de ce type de récit : le charnel est ici du domaine de l’enfance, et irrémédiablement associé à l’art au sens large ; la froideur est caractéristique d’un adulte qui ne ressent rien, même dans un monde qui s’écroule autour de lui (et ici aussi je suis tenté de lire Dazai en parallèle, chez qui c'est un symptôme marqué de la dépression).

 

Maintenant, l’atout essentiel de l’auteur, celui qui unit ces deux moments du récit et avec un brio indéniable, réside dans sa plume. Or, ici, il y a un problème – car Confession d’un masque, comme un certain nombre d’autres œuvres de Mishima, a pâti d’une double traduction : cette version française est traduite de l’anglais, par Renée Villoteau. Telle pratique est toujours problématique : si traduire est trahir, la trahison ne peut être que plus signifiante encore quand la traduction est au carré. J’ai cru comprendre qu’une nouvelle traduction, du japonais cette fois, serait prévue pour l’an prochain ? Quoi qu’il en soit, ce texte français en l’état est bien d’une grande beauté, d’une grande élégance aussi – je suppose que l’extrait cité plus haut en témoigne. En fait, il a même quelque chose de précieux, qui apparaît souvent en décalage avec les événements rapportés – tout particulièrement, en fait, quand le Kochan enfant puis adulte, sous la plume certes du jeune écrivain Mishima, fait étalage de ses connaissances et de ses goûts en peinture comme en poésie. Mais ce décalage, sans doute, fait partie du « masque » : la confession est censée révéler ce que le masque cachait, mais, à la publication du roman, Mishima porte toujours un masque – et il le fera jusqu’au jour fatidique du 25 novembre 1970 ; une succession de personnages, en fait, plutôt qu’un seul – en dépit des redondances de façade, des explorations répétées des mêmes thèmes, des mêmes obsessions. Reste que l’écrivain Mishima naît véritablement avec Confession d’un masque : il brille dès le départ. Il a 24 ans – il a déjà vécu plus de la moitié de sa vie ; mais bien d’autres livres suivront, pour confirmer son génie.

 

YOURCENAR EN MÉDITATION

 

L’essai de Marguerite Yourcenar Mishima ou la vision du vide paraît en 1980, soit dix ans après le suicide de l’écrivain japonais. En fait, à ce que j’ai cru comprendre, il paraît peu ou prou en même temps que la traduction française de L’Ange en décomposition (L’Ange pourrit, dans le texte de Yourcenar composé un peu avant) – ce roman étant le dernier de la tétralogie de « La Mer de la Fertilité », et le dernier de Mishima tout court, puisqu’il en a fameusement envoyé le manuscrit définitif à son éditeur au matin de son suicide. La mort de l’auteur joue forcément un certain rôle dans cette lecture, elle était déjà devenue l’événement primordial à mentionner avant toute critique, mais l’autrice entend malgré tout parler des livres de Mishima – des meilleurs seulement, car elle sait bien qu’une part non négligeable de sa production était alimentaire.

 

De fait, ce court essai repose sur des choix marqués, des œuvres qu’il faut étudier, de celles sur lesquelles on peut passer. Pour ce qui est des romans, Marguerite Yourcenar traite surtout, mais assez brièvement, de Confession d’un masque donc, du Tumulte des flots, du Pavillon d’or et d’Après le banquet, assez vite cependant pour chacun d’entre eux, et surtout, bien plus massivement, de la tétralogie de « La Mer de la Fertilité » : Neige de printemps, Chevaux échappés, Le Temple de l’aube et L’Ange en décomposition (donc). Quelques nouvelles sont évoquées rapidement, individuellement plutôt qu’au travers des recueils les compilant : « Patriotisme », éventuellement, encore que Yourcenar préfère s’attarder sur le film qu’en a tiré Mishima lui-même, Yûkoku, rites d’amour et de mort, qu’elle aime (vraiment) beaucoup ; je crois me souvenir qu’elle mentionne hâtivement « Onnagata », nouvelle qui entre d’ailleurs d’une certaine manière en résonance avec Confession d’un masque. Pour ce qui est du théâtre, elle évoque à peu près dans une égale mesure (étrangement ?) Cinq Nô modernes et Madame de Sade. Concernant les essais, enfin, Le Soleil et l’acier a droit à quelques lignes – pas tant que cela Le Japon moderne et l’éthique samouraï, ceci alors même que Marguerite Yourcenar ne manque pas de mentionner que Mishima Yukio avait lu avec délectation et une grande attention le Hagakure. Autant de choix légitimes, pour un essai de cette taille, qui n’avait certes pas la prétention de se montrer exhaustif.

 

Et il me faut sans doute témoigner ici de mes lacunes : des huit romans cités, je n’en ai lu que deux ; j’ai lu les deux nouvelles que j’ai mentionnées, et j’ai vu le film Yûkoku, mais, côté théâtre, je n’ai lu que Madame de Sade, et, côté essais, que Le Japon moderne et l’éthique samouraï. Clairement, cela m’interdit de porter un jugement bien assuré sur la valeur de la lecture de Marguerite Yourcenar…

 

Disons… que je lui fais confiance ? Je suppose qu’un grand écrivain n’est pas forcément un grand critique (ne parlons même pas de l’inverse), mais ce statut autorise peut-être tout de même quelques remarques qu’un plumitif ne pourrait pas se permettre. Car Marguerite Yourcenar apprécie à l’évidence l’œuvre de Mishima – son œuvre « artistique », du moins –, mais ne lui épargne pas pour autant ses critiques, y compris dans les livres qu’elle loue le plus.

 

L’exemple le plus frappant concerne probablement le bouddhisme – et est associé ici, surtout, à « La Mer de la Fertilité » (il aurait probablement pu l’être à peu près autant au Pavillon d’or, mais, concernant ce roman, Marguerite Yourcenar ne s’attarde guère). L’autrice reproche à Mishima d’avoir, en gros, « recopié des encyclopédies » (du Houellebecq avant l’heure, diraient les mauvaises langues – et j’aime bien Houellebecq par ailleurs) pour exposer un peu lourdement le substrat bouddhique de la tétralogie, qui joue sur la transmigration des âmes ; elle affirme que le bouddhisme n’intéressait guère Mishima, davantage porté sur le shintô, et qu’il se retrouvait ainsi dans la situation d’un écrivain français contemporain athée qui voudrait écrire à propos d’un séminariste... Mais elle lui reproche en même temps d’avoir contaminé cette représentation de la réincarnation, hautement intellectuelle, avec d’autres davantage populaires et relevant de la superstition, comme les grains de beauté qui se retrouvent de génération en génération, ou les personnages condamnés à périr au même âge que leur précédente incarnation… Elle y voyait des incompatibilités franches, et des faiblesses dans la composition. N’ayant pas lu ces romans, et ne sachant pas grand-chose du bouddhisme, je suis bien évidemment incapable d’en dire quoi que ce soit, mais j’avoue ne pas être certain, pour le coup, qu’une romancière française soit la mieux placée pour expliquer à un Japonais ce qu’est le bouddhisme… Bon, je n’en sais rien.

 

Ceci mis à part… Enfin, non : on ne peut pas vraiment le mettre à part, car c’est là le cœur de la tétralogie de « La Mer de la Fertilité », soit et de loin la principale œuvre disséquée ici ; par ailleurs, l’apposition de cette lecture et du récit des derniers instants de Mishima suscite chez l’autrice de nouvelles résonances bouddhiques, ou peut-être issues aussi d’autres spiritualités orientales (elle mentionne l’hindouisme, sauf erreur, mais je suppose que le taoïsme au moins y aurait également eu sa part) : c’est bien ainsi qu’elle peut parler de ce « vide » qui n’a pas les connotations que nous lui associons instinctivement en Occident – et dont je suppose qu’il s’accommode bien du concept très japonais (mais qui a bien des sources bouddhiques) de l’impermanence des choses. L’analyse serrée des quatre derniers romans de Mishima reflète forcément le récit de sa mort – et l’on se demande dès lors qu’elle était la part de préparation consciente dans tout cela, comme on se le demandait en lisant « Patriotisme » ou en regardant Yûkoku. Marguerite Yourcenar, cela dit, ne peut pas vraiment répondre à cette question : il y faudrait un biographe autrement mieux au fait des réalités de la vie de l’auteur et du Japon de son temps et même d’avant – j’ai, dans ma pile à lire, Mort et vie de Mishima, de Henry Scott-Stokes, et il me faudra bien lire cette biographie souvent citée.

 

Peut-être à vrai dire mon rapport à ce livre sera-t-il différent de celui concernant Mishima ou la vision du vide ? A fortiori, bien sûr, si je peux lire quelques autres Mishima d’ici-là… dont « La Mer de la Fertilité ». Car mes lacunes, en lisant l’essai de Marguerite Yourcenar, se sont révélées conformes à mes craintes : je n’en savais pas assez de Mishima, ou des œuvres de Mishima, pour appréhender au mieux la pertinence de l’essai.

 

Cela n’a pas été pour autant une lecture vaine – car il y a la belle plume de Marguerite Yourcenar. Son essai n’a rien d’une sécheresse universitaire ou journalistique : il a une valeur littéraire qui lui est propre, il est une œuvre littéraire. La beauté du style suffit, avec la construction réfléchie, à conférer à cette lecture quelque chose de romanesque. Peut-être y a-t-il alors une part de « masque », dans cette évocation d’un mort ? De fait, elle ne déparerait pas tant que cela dans une pièce de nô – voire dans un des Nô modernes de Mishima ? L’impact sur le lecteur, en tout cas, est certain.

 

Quoi qu’il en soit, ces deux livres, chacun bien sûr d’une manière qui lui est propre, incitent à lire davantage de Mishima – et je compte bien le faire.

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Le Puissant Royaume du Japon, de François Caron

Publié le par Nébal

Le Puissant Royaume du Japon, de François Caron

CARON (François), Le Puissant Royaume du Japon – 1636 : la description de François Caron, introduction, traduction [du néerlandais] et notes de Jacques et Marianne Proust, Paris, Chandeigne, [1636, 1639-1641, 1648, 1664, 2003] 2018, 298 p.

UN MARCHAND HOLLANDAIS AU JAPON

 

Après La Découverte du Japon et le petit traité Européens et Japonais de Luís Fróis, voici un troisième ouvrage publié aux Éditions Chandeigne et qui porte sur les premiers contacts entre Japonais et Européens, encore que celui-ci soit un peu plus tardif que les précédents, dans la mesure où il porte sur les premières décennies du XVIIe siècle, soit l’époque d’Edo.

 

Le Puissant Royaume du Japon se distingue aussi des précédents titres en ce que sa langue d’origine n’est pas le portugais… mais, essentiellement, le néerlandais – si le nom de François Caron sonne assurément français, le personnage, né vers 1600 à Bruxelles, avait gagné les Provinces-Unies et s’était engagé très jeune au service de la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales, ou VOC, dont, parti de rien, il gravit rapidement les échelons ; et il était huguenot… Mais, comme rien n’est simple, l’aventurier, après une brillante carrière, non seulement au Japon, mais à vrai dire dans toutes les Indes Orientales, s’est plus tard mis au service du roi de France, via Colbert – ce qui a comme de juste été considéré comme une véritable trahison par ses anciens concitoyens et employeurs… Du coup, des trois textes compilés ici, les deux premiers ont été rédigés en néerlandais, mais le troisième en français.

 

Caron était donc essentiellement un marchand – ce qui orientait sans doute le regard qu’il portait sur le Japon, d’une manière différente de celle des Jésuites qui l’y avaient précédé. Mais, comme Luís Fróis, Caron a non seulement bénéficié d’une longue expérience au Japon, où il est resté une vingtaine d’années, mais il a aussi fait preuve de curiosité en même temps que de compétence dans son appréhension de la culture japonaise : il parlait la langue parfaitement, ce qui en faisait un diplomate de choix en sus d’un marchand, et il avait même épousé une Japonaise, avec laquelle il eut six enfants. Comme Luís Fróis, dès lors, il se montre un témoin globalement bien plus fiable que beaucoup, même s’il faut manipuler ses écrits avec précaution car ils ne sont pas totalement exempts d’informations erronées – mais surtout quand l’auteur s’essaye à l’histoire, et rapporte un peu légèrement des anecdotes de seconde ou troisième main (comme la rumeur de l’empoisonnement de Toyotomi Hideyoshi, par exemple, très répandue à l'époque) ; mais le reste, ce qui est le fruit de sa pratique de marchand, est globalement très pertinent – et à vrai dire assez unique en son genre.

 

Cela tient aussi aux raisons l’ayant amené à rédiger les trois textes rassemblés ici : ils ont tous une visée éminemment pragmatique – ils sont utiles dans les affaires. D’ailleurs, ils n’avaient pas été conçus pour être publiés (même s’ils l’ont été, assez rapidement, et dans plusieurs langues – hélas avec des ajouts malvenus et des traductions malencontreuses… notamment en français, et c’est pourquoi ils sont retraduits ici, par Jacques et Marianne Proust, également responsables d'un abondant et passionnant appareil scientifique) : les deux premiers de ces textes, tout particulièrement, étaient en fait des documents internes à la VOC.

 

LA VRAIE DESCRIPTION DU PUISSANT ROYAUME DU JAPON

 

Commençons donc par le premier et le plus long de ces écrits, qui donne son titre au recueil – plus précisément, il s’agit de La Vraie Description du Puissant Royaume du Japon. C'est une « commande », d’une certaine manière : la VOC avait besoin d’en savoir plus sur le Japon pour mener au mieux ses affaires sur place, et a donc posé à son représentant local, très au fait de toutes ces choses, des « questions », d’un ordre très pratique. Caron s’attache à y répondre, de manière également pratique, et sans s’autoriser de fantaisies : il s’agit de répondre aux questions que ses employeurs lui posent, pas d’aller au-delà ; notamment, il ne se permet pas (généralement...) de répondre à « d'autres questions » qui lui auraient paru pertinentes.

 

Certaines questions, d’ordre politique et commercial tout particulièrement (le pouvoir central, la monnaie, que sais-je), appellent des réponses détaillées, courant sur plusieurs pages, et au fil desquelles l’auteur se montre un observateur pointu, rigoureux, et toujours essentiellement pratique. Mais d’autres questions – par exemple concernant la pratique religieuse des Japonais – peuvent être expédiées en quatre lignes, car elles n’intéressent qu’assez peu les affaires commerciales : on voit bien ici tout ce qui distingue Caron des Jésuites comme Luís Fróis. Cependant, le tableau que François Caron dresse ainsi du Japon s’avère révélateur au-delà des seules ambitions de la VOC – ce qui lui permet, par exemple, de livrer d’assez longs et précis développements portant sur le rituel du seppuku.

 

En outre, si la pratique religieuse des Japonais n’appelle pas ici de longs développements, Caron se trouve dans l’archipel, censément déjà fermé aux Portugais et aux Espagnols, au plus fort des persécutions anti-chrétiennes (je vous renvoie comme d’habitude au roman Silence, d’Endô Shûsaku – qui cite certains personnages historiques figurant également dans les rapports de Caron) : ce qui le protège, mais dans une certaine mesure seulement, c’est que la VOC (peut-être d’ailleurs confortée dans cette approche par les rapports de Caron lui-même ?) a bien pris soin, dès le départ, de ne pas faire dans le prosélytisme – ils sont des commerçants, ils ne marchent pas main dans la main avec des évangélisateurs, à la différence des Portugais et des Espagnols, qui ont systématiquement des missionnaires jésuites dans leurs bagages. La description des supplices infligés aux chrétiens n’en est pas moins atroce – et ceci alors même que des mauvaises langues affirmaient à l'époque (sans preuves et à tort) que Caron lui-même n’était pas sans reproches dans cette affaire : on est allé jusqu’à dire que ce sont ses manœuvres qui ont définitivement mis fin aux activités (théoriquement déjà bannies, pourtant) des Portugais et des Espagnols au Japon, certains l'accusant même d'avoir pesé dans la condamnation et la mise à mort de missionnaires catholiques ! Mais le huguenot n'était probablement pas insensible au sort des chrétiens, même papistes...

 

L’absence de prosélytisme dans les entreprises commerciales de la VOC tendait à protéger quelque peu les Hollandais, mais dans une certaine mesure seulement : le principal comptoir de la VOC au Japon, à Hirado, est démantelé et les affaires de la compagnie sont cantonnées à l’îlot artificiel de Deshima (ou Dejima), en face de Nagasaki, ceci alors même que Caron est en poste – et il quitte le Japon peu après, les deux événements étant liés. Jusqu’à la fin de l’époque d’Edo (plus précisément jusqu’à l’arrivée des « vaisseaux noirs » du commodore Perry en 1853), les Hollandais conserveront quelques possibilités de commerce avec le Japon des Tokugawa, faveur dont ne bénéficieraient pas les autres nations européennes, mais dans des proportions bien différentes : le pic des relations commerciales correspondait à la présence de Caron sur place.

 

EXTRAITS DU REGISTRE JOURNALIER (1639-1641)

 

Le deuxième document consiste en extraits du Registre journalier tenu par François Caron, chef de la factorerie de Hirado (4 février 1639-13 février 1641). Encore moins destiné à la publication que le précédent, ce texte largement expurgé de ses considérations les plus banales et de peu d'intérêt pour un lecteur contemporain et non érudit, de la météorologie à l’état des stocks et au bilan comptable, en passant par le listage des daimyôs (les historiens, par contre, y ont abondamment eu recours, c'est une source très utile pour eux !), ce document, donc, s’est étrangement avéré le plus intéressant à mes yeux, pour les récits détaillés qu’il livre sur le vif des activités de Caron et de ses rapports avec les autorités japonaises, « impériales » (c'est en fait le shogunat que Caron désigne ainsi, mais il avait bien compris, et expliqué dans ses écrits, ce qui distinguait le shôgun de celui que nous appelons aujourd'hui l'empereur) comme locales (les daimyôs qu'il qualifie dans le même registre de « rois »), en même temps qu’il aborde le quotidien des Japonais sous un angle différent de la sécheresse des « réponses » dans La Vraie Description du Puissant Royaume du Japon.

 

Si ce précédent texte démontrait combien Caron était un observateur lucide et judicieux, celui-ci décrit davantage le marchand madré et le diplomate pas moins habile – les deux activités étant indissolublement liées, et impliquant abondance de cadeaux aux seigneurs appropriés (des cadeaux par ailleurs mûrement réfléchis et personnalisés avec soin : par exemple, ce daimyô féru d'astronomie serait ravi de se voir offrir un télescope, tel autre apprécie l'orfèvrerie et se réjouira de ce candélabre, etc.). Aussi était-il globalement très apprécié de ses interlocuteurs japonais – qui se félicitaient en outre de ce qu’il s’était aussi parfaitement imprégné de la langue et de la culture japonaises ; ce qui lui a été très bénéfique ! Il faut dire que ses prédécesseurs n’avaient pas toujours fait preuve d’autant de tact et de pertinence – Caron a dû travailler d’arrache-pied pour réparer les torts causés par tel ou tel imbécile arrogant totalement inconscient des réalités du terrain…

 

Parmi les passages les plus intéressants, je relève ceux où Caron fait la démonstration de mortiers et autres armes à feu qui enthousiasment ses interlocuteurs japonais – même quand les tests, une fois sur deux au bas mot, se passent très mal, faisant des blessés sinon des morts !

 

Mais Caron livre aussi de saisissants développements sur le sort des marchands et prêtres portugais, déjà censément bannis, mais qui reviennent pourtant sans cesse au Japon – n’y récoltant que le bannissement définitif, et l’exécution sommaire de ceux qui ont encore l’audace de poser le pied sur l’archipel (et qui semblent invariablement surpris de leur sort !). Blâmer Caron pour tout cela ne faisait aucun sens…

 

En parallèle, l’auteur saisit bien que la situation des Hollandais était en vérité des plus précaire également – celle des Chinois, aussi : en fait, les deux étaient d’une certaine manière liées. Quand le pouvoir shogunal se déchaîne contre les Portugais, Caron pèse bien les menaces qui planent sur les intérêts de la VOC et sur la personne de ses représentants – menaces qui prennent un tour plus concret quand « l’inquisition japonaise » obtient le démantèlement de la factorerie de Hirado et son « exil » à Dejima ; à vrai dire, « l’inquisiteur », un personnage assez charismatique qui figure dans le roman d'Endô Shûsaku, est visiblement frustré de ce que Caron, toujours d’une politesse et d’une docilité exemplaires, n’ait pas opposé la moindre résistance…

 

MÉMOIRE POUR L’ÉTABLISSEMENT DU COMMERCE AU JAPON

 

Après quoi Caron quittera le Japon, et connaîtra encore bien des aventures dans les Indes néerlandaises – il y fera des affaires brillantes, dans des opérations où le commerce s’avère indissociable des opérations militaires opposant les nations européennes (il en mène quelques-unes lui-même) ; une figure à Batavia, notamment après son second mariage (après le décès de son épouse japonaise, qu'il avait fait suivre), il obtiendra diverses récompenses, étant même pour un temps gouverneur de Formose, puis directeur général à Batavia. Mais – décidément – les rumeurs pèsent toujours sur lui : la VOC elle-même s’inquiète de certaines allégations concernant les pratiques de son fidèle employé… Il se défend très bien, mais un soupçon demeurera – quoi qu’il en soit, il doit rentrer en Europe, en 1651.

 

Et c’est alors – enfin, en 1664 – que Caron commet cette fois bel et bien une « trahison ». La France était beaucoup moins active que la plupart de ses rivales dans le commerce des Indes orientales – et Colbert, tout particulièrement, souhaitait y remédier : il voulait créer une Compagnie française des Indes Orientales, à même de rivaliser avec la VOC mais aussi avec la Compagnie anglaise des Indes Orientales, qui ne cessait de gagner en puissance. Toujours l’homme réfléchi, il prit soin tout d’abord de se documenter sur les réalités du terrain, auprès de ceux qui les maîtrisaient le mieux : le nom de François Caron s’imposa tout naturellement. Le huguenot y répondit volontiers – protégé dans sa foi « hérétique » par l’édit de Nantes, qui ne serait révoqué qu’une vingtaine d’années plus tard, et sans doute appâté par la perspective de juteux profits et d’une position d’autorité (que la VOC quelque peu méfiante tendait alors à lui refuser ; c'était aussi l'occasion de quitter à nouveau l'Europe !), et, cerise sur le gâteau, afin d’assurer ce statut, des traficotages dans les archives et autres manipulations de registres, destinés à faire tardivement de M. Caron un digne représentant d’une ancienne lignée aristocrate française…

 

Afin d’éclairer Colbert (et Louis XIV, encore jeune, mais sur le trône depuis une vingtaine d’années déjà…) sur ce qui se passait aux antipodes, ce qui pouvait y être fait, et ce qui devrait l’être, Caron rédigea (en français cette fois) un Mémoire pour l’établissement du commerce au Japon, dressé suivant l’ordre de Monseigneur Colbert par Mr Caron. Si le titre met en avant le Japon, le mémoire a en fait des vues bien plus larges, et Caron s’y intéresse probablement davantage à Madagascar et à Ceylan qu’au Japon – car ces deux grandes îles (outre l’Inde elle-même) seraient à même de fournir chacune une base arrière indispensable pour que la France puisse faire quoi que ce soit plus à l’est, où les Hollandais mais aussi les Anglais étaient en position de force, et avaient opposé leur puissance à toutes les tentatives françaises dans la région. Or c’était une question qui devait être réglée avant même que l’on s’attelle à la rude tâche de décrisper le shogunat isolationniste pour entamer de nouvelles relations commerciales avec lui, après tout ce qui s’était passé… notamment quand Caron lui-même était au Japon.

 

C’est un texte assez étrange, en vérité. Les dignes interlocuteurs de Caron ne sachant pas vraiment ce qui était envisageable dans ces contrées lointaines, et c’était bien pour cela que Colbert s’était directement référé à lui, le marchand y faisait à la fois les questions et les réponses. Cela allait même plus loin, car il était ainsi amené à rédiger, à la fin de chaque partie, et sous le nom même de Louis XIV, rien que ça, des instructions royales à lui adressées !

 

Les bons conseils de Caron s’avèreraient judicieux, et lui-même prendrait part aux opérations sur place, y compris militaires (non sans conflits avec ses « collègues »). Un coup du sort mit toutefois fin à ses entreprises : rentrant en Europe en 1673, il fit naufrage dans la bouche du Tage – et y mourut. La Compagnie française des Indes Orientales continuerait sans lui – mais le commerce français avec le Japon ne prendrait pas.

 

LE BON MARCHAND CONNAÎT SA CLIENTÈLE

 

Ces trois documents constituent un ensemble très intéressant – la figure charismatique de Caron y est pour beaucoup, mais surtout en ce que le marchand se montre d’une compétence en même temps que d’une acuité exceptionnelles : il est un commerçant avisé, et un diplomate subtil et efficace, mais il n’aurait jamais pu briller dans ces deux registres sans une connaissance pointue et curieuse du pays dans lequel il exerçait.

 

Même avec quelques boulettes çà et là, La Vraie Description du Puissant Royaume du Japon demeure une des études européennes les plus lucides et justes du Japon prémoderne – ce qui associe Caron à son étonnant prédécesseur le Jésuite Luís Fróis. En fait, ce texte resterait longtemps un des plus fiables, et peut-être le plus fiable, portant sur ce lointain pays si étrange et méconnu, et qui avait alors déjà entrepris de se replier sur lui-même – il faudrait attendre presque deux siècles après la mort de Caron pour que les échanges, en toutes matières, se développent à nouveau, au-delà de la seule « exception hollandaise » de Dejima. Ce document « professionnel » n’en est que plus important.

 

Mais les extraits du Registre journalier, dans cet ensemble, sont peut-être plus intéressants encore, en ce qu’ils adoptent une perspective plus « quotidienne » qui n’entrave en rien l’acuité des observations de Caron, bien au contraire.

 

Le Mémoire commandé par Colbert joue dans une tout autre catégorie, mais témoigne pourtant encore, à sa manière, de la compétence éclairée de Caron.

 

L’ensemble est donc particulièrement utile pour qui s’intéresse aussi bien à l’histoire du Japon, et notamment des relations entre les Japonais et les Européens avant Meiji, qu’à l’histoire du commerce des Indes Orientales.

 

Un très bel ouvrage, pointu mais toujours passionnant, et orné, ce qui ne gâche rien, de belles illustrations d’époque, incluant encore mes cartes adorées, dont bon nombre en couleur. Encore une belle et intrigante réussite des Éditions Chandeigne – qui ont publié d’autres livres sur la question, il faudra que je mette la main dessus…

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Black Sabbath – Children of the Grave, de Nicolas Merrien

Publié le par Nébal

Black Sabbath – Children of the Grave, de Nicolas Merrien

MERRIEN (Nicolas), Black Sabbath – Children of the Grave, [s.l.], Le Mot et le Reste, 2016, 261 p

J’ai rejoint tardivement le « culte de Black Sabbath » – comme j’ai rejoint tardivement le « culte de Slayer », et là je me souviens vaguement d’un article, globalement pas très pertinent mais pour le coup peut-être un peu quand même, qui enjoignait les fans de metal à mettre la pédale douce sur ces deux « cultes » précisément, jugés bien trop envahissants. Je me rends compte à quel point je suis d’une banalité affligeante à cet égard – d’aucuns iraient peut-être jusqu’à parler de caricature ? Une question que l’on se posera à l’occasion, à la lecture de cet ouvrage, et ensuite à tête reposée, quand il s’agira d’en faire le bilan.

 

Tardive ou pas, ma vénération pour Black Sabbath ne saurait faire de doute aujourd’hui. Une bonne partie des trucs que j’écoute à l’heure actuelle sont très ouvertement influencés par Black Sabbath, et la citation fait à vrai dire partie du jeu dans la (sombre et enfumée) galaxie doom-stoner-sludge – des courants qui m’excitent énormément, mais qui ne sont souvent pas à la pointe de l’innovation, il faut bien le reconnaître… Seulement, l’influence de Sabbath, cela va au-delà – bien au-delà. L’influence du Sabbath « période Ozzy », en tout cas – et, très honnêtement, frileux faut-il croire, je ne m’étais qu’à peine risqué à l’écoute des albums sans Ozzy avant de lire cet ouvrage de Nicolas Merrien, paru au Mot et le Reste, éditeur qui m’avait déjà régalé avec certaines lectures musicales (les livres de Peter Hook sur Joy Division et sur l’Haçienda, notamment – Madame Mao Abdaloff et son cousin Gérard en avaient fait le bilan à la Salle 101, si jamais). Cet essai m’a donc encouragé à traverser... les trois décennies (tout de même) passablement douloureuses des multiples incarnations du groupe sans Ozzy, et à vrai dire parfois sans qui que ce soit du line-up originel sinon Tommy « Dieu » Iommi – qui, tout Dieu qu’il soit, personne n’osera le contester, hein, PRAISE IOMMI, tout ça… se traîne tout de même quelques casseroles – ce qui est tout aussi difficilement contestable.

 

L’ouvrage de Nicolas Merrien offre donc l’occasion d’envisager tout cela avec une distance sans doute nécessaire, et une approche particulière – globalement bienvenue, une force de ce livre pour l'essentiel, mais qui occasionnellement en constitue peut-être aussi une vague faiblesse. Et c’est que l’auteur n’est pas spécialement un métalleux. Rédacteur en chef du webzine Albumrock, il a semble-t-il une approche plutôt « classic rock » qui fait assurément sens quand on parle du Sabbath des années 1970 – même si, en ce qui me concerne, j’en retiens d’abord la singularité, finalement, du son et de l’approche de Sabbath, qui explique largement pourquoi j’adore ses albums d’alors, quand les dinosaures du « classic rock » un chouia « hard » de la même époque, les Led Zeppelin, les Deep Purple, etc., m’ont toujours fait royalement chier ; je perçois bien le lien entre tous ces groupes, mais pour avoir aussitôt envie de le briser (à la hache – bien sûr) : Black Sabbath est forcément différent, et forcément meilleur.

 

En notant tout de même que, moi-même, je ne me considère pas spécialement comme un métalleux – je vous jure ! J’écoute du metal, régulièrement, ça oui, mais sans être bien certain que cela soit suffisant pour s’enrober de ce qualificatif – parce que j’écoute beaucoup, beaucoup d’autres choses, et nombre de sous-genres du metal me filent des boutons.

 

L’approche de Nicolas Merrien est à cet égard globalement pertinente, mais avec quelques bémols éventuels – notamment quand il s’agit de mettre en lumière combien la bande à Iommi a compté pour beaucoup de monde, et foin des frontières, toujours pénibles : l’auteur, à bon droit, cite d’abord et surtout le grunge, mais évoque aussi un stoner dans ce cas plus rock qu’autre chose, et pas moins enthousiasmant pour autant – le catalogue des genres et sous-genres pourrait être longuement poursuivi, et Nicolas Merrien cite à bon droit des postérités plus improbables peut-être, mais d’autant plus savoureuses : voyez cette extraordinaire reprise live de « War Pigs » par les Dresden Dolls, où Brian Viglione se pose en héritier enthousiaste de la frappe puissante de Bill Ward, ou « Changes » merveilleusement soulisé par feu Charles Bradley. J’aurais apprécié plus de développements à cet égard, à vrai dire (qui auraient utilement remplacé quelques passages à vide, en introduction et surtout en conclusion), mais, oui, c’est indéniablement pertinent. Cependant, revers de la médaille, j’ai tout de même l’impression que l’auteur a parfois une vision relativement limitée de la galaxie metal… surtout dans la mesure où, ici, il reste un peu à la surface – il cite Lars Ulrich, Rob Halford, Slash, Scott Ian, etc., et il faut les citer, mais j’aurais apprécié de voir aussi, je sais, pas, Matt Pike, Jus Oborn ou Stephen O’Malley (le plus rock Josh Homme est du lot, par contre), qui ne sont pas les derniers à afficher la filiation sabbathienne, et c’est peu dire. Et, du coup, quand, d’emblée, en conclusion de la première page, l’auteur pose que Black Sabbath « est bien moins souvent cité en termes d’héritage » que Led Zeppelin, je ne suis pas convaincu – la note de bas de page supposée en faire la démonstration, et qui introduit déjà ces pénibles classements que l'auteur semble beaucoup apprécier, ne me convaincant pas davantage. Et ce même si l'auteur, par la force des choses, relativise ensuite quelque peu cette assertion un brin cavalière. Or Led Zep, aujourd’hui, n’influence plus grand-monde, ai-je l’impression, là où des courants musicaux entiers, et divers, se revendiquent farouchement du Sabbath, au point parfois où ce seul groupe devient l’alpha et l’oméga de leurs ambitions musicales (ce qui n’est pas sans poser des problèmes d’un autre ordre, certes).

 

Cela dit, la question du rapport entre Black Sabbath et le metal doit être posée, car les réponses ne sont pas si évidentes qu’elles en ont l’air. Mais cela renvoie peut-être, me concernant, à Mon Problème Avec Le Metal, qui est pour une part non négligeable, d’ailleurs, Mon Problème Avec Black Sabbath Considéré Comme Géniteur Du Metal. Surtout quand on emploie l’appellation redoutable « heavy metal ». Quand j’entends ces menaçants deux mots ensemble, mon premier réflexe, c’est de penser… eh bien, à la New Wave of British Heavy Metal, surtout, notamment Iron Maiden – que je n’aime pas. Du tout. Et qui dit « metal » censément plus velu par la suite, mais du velu radiophonique tout de même, est censé dire Metallica – que je n’aime pas. Du tout. En fait, c’est la raison même de ma vague gêne quand on fait de Black Sabbath le pionnier du genre métallique – j’arrive bien à faire le lien entre le tube « Paranoid », que j’aime bien, certes, et les charges de cavalerie à la Maiden, et suppose qu’on peut en dériver, en forçant un peu le trait, le metal avec des chevaliers et des dragons (que mon goût pour la fantasy ne prémunit pas de ma haine plus ou surtout moins cordiale), mais c’est à peu près tout (pour le Sabbath période Ozzy, hein – période Dio, ce n’est plus une dérivation possible, c’est une assimilation totale, et là Nicolas Merrien se montre globalement convaincant, j’y reviendrai). Je ne peux tout simplement pas faire le lien entre la lourdeur délicieusement massive de Master of Reality et le pied au plancher maidenien, qui me provoque de pénibles éruptions (mais pas autant que le power metal progressif symphonique virtuose avec un dragon par solo et cinq solos par morceau). Je ne vais pas réécrire l’histoire, hein : de fait, Black Sabbath a bel et bien enfanté le heavy metal, que ça me plaise ou non. Mais (période Ozzy toujours) il a fait bien plus que ça, et, comme un certain nombre de vrais pionniers en musique, il est bien plus raisonnable en définitive de lui accorder sa propre case, indépendamment du reste et tout particulièrement de ce qui suivra (ce qui vaudrait aussi, je sais pas, pour Motörhead, mettons – associé dans cet ouvrage à la NWOBHM sans plus de nuance ; ce qui me choque, à ce stade, et plus encore d’une certaine manière, même si c’est semble-t-il Ce Que L’On A Fait). Reste quoi ? Hors une certaine science du riff, Iommi bordel, l’ambiance sombre, fantastique, « démoniaque » ? Probablement – et plutôt pour le pire que pour le meilleur, car, comme le note très justement Nicolas Merrien, pour le coup, ce qui relève de l’ambiance et de la métaphore dans les paroles de Geezer Butler, a été par la suite pris bien trop au pied de la lettre, dans le metal en général, mais y compris par certains successeurs d’Ozzy au micro maudit du Sabbath… au point où c’en devenait risible, voire embarrassant un mot qui reviendra régulièrement dans cette chronique.

 

Du coup, je me reconnais globalement dans le parti-pris de l’auteur, qui prend un peu de distance par rapport au cirque metal, et c’est bienvenu, tout en regrettant que, parfois, il s’en tienne à envisager de la sorte le cirque en bloc, sans plus de nuance, sans vraiment creuser ce qui lie et ce qui distingue, au-delà des seuls groupes les plus médiatiques. Lecture peut-être biaisée de ma part, donc, car je ne suis à titre personnel pas très certain de ce que je pense de tout ça, et peut-être aussi pas très cohérent dans mes enthousiasmes comme dans mes rejets, non exempts de caricatures à leur tour

 

En découle cependant la thèse essentielle de cet ouvrage. L’idée, en schématisant, est celle d’un groupe qui a livré des premiers albums parfaitement brillants, disons au moins jusqu’à Sabbath Bloody Sabbath, et qui a tenté ensuite de prolonger sa liberté initiale en s’aventurant dans d’autres champs (sur les albums Sabotage, Technical Ecstasy surtout et Never Say Die!), entreprise qui déplut aux fans (qui sont par définition pénibles), et qui aurait amené Iommi à se cantonner ensuite dans le genre « metal » qu’il était supposé avoir enfanté, pour satisfaire à une image qui tendrait inévitablement à se muer en prison – d’où la période Dio, la plus « heavy metal » à la façon envisagée plus haut de toute la carrière du Sabbath, mais d’où aussi nombre de compromissions plus douloureuses et beaucoup moins satisfaisantes, c’est peu dire, durant les (quand même) trois décennies qui ont suivi, avec un Iommi victime masochiste de sa légende précoce, un groupe enfermé dans les clichés qu’on a brodés sur son registre, et en voie de ringardisation rapide après les explosions du punk et ultérieurement du grunge – même si le grunge, via Kurt Cobain ou Soundgarden ou Alice in Chains, affichait justement sa révérence pour le premier Sabbath, le « vrai » Sabbath, celui qui innovait plutôt que de suivre ; celui où Iommi, Ozzy, Geezer et Ward pervertissaient délicieusement le classic rock bluesy avec une lourdeur, une rythmique très particulières, ce son gras qui a généré tant d’imitateurs par la suite, cette approche très spécifique du riff qui vise à l'impact plutôt qu'à la démonstration – l’antithèse du heavy metal finalement plus speed que heavy, qui va à fond la caisse, et se noie sous les solos virtuoses et les trémolos dans les aigus. Deux mondes, et j’ai choisi le mien.

 

Ce qui m’amène à nuancer quelque peu cette thèse globalement convaincante – peut-être en révélant mes biais, je ne le nie pas ; mais je crois donc que l’auteur en a quelques-uns également. Le premier point porte sur les « aventures » des trois derniers albums avec Ozzy. On peut praiser Iommi et compagnie pour leur désir d’évolution, objectivement, mais, dans les faits, ces albums sont tout de même bien moins convaincants que leur prédécesseurs, trouvé-je. Sabotage reste un bon album, mais déjà un bon cran en dessous de Sabbath Bloody Sabbath, bon album itou et même probablement très bon, mais que j’ai toujours trouvé bien inférieur aux quatre premiers, Black Sabbath, Paranoid, Master of Reality et Vol. 4. Technical Ecstasy, ensuite, est audacieux… mais ne me parle vraiment pas : ce tournant plus ou moins prog et – oui – « technique » représente à mes yeux un faux pas, il me fait l’impression d’une tentative sans doute bien tardive de se rapprocher en définitive du « classic rock » (le plus ennuyeux, en ce qui me concerne) au risque, en fait, d’une perte d’identité ; s’éloigner du « metal », comme l’envisage l’auteur, un genre que je suppose pourtant ne pas être encore bien défini à cette époque, était une aventure appréciable en tant que telle, mais guère concluante en l’espèce : Nicolas Merrien reproche un peu aux « fans », entendus métalliquement, de ne pas avoir suivi le groupe sur cette expérience, et de l’avoir en conséquence incité à se montrer plus timide dans sa quête de liberté par la suite, mais c’est un peu trop vite faire abstraction de ce que cet album… était, sinon totalement « mauvais », du moins guère convaincant. Never Say Die! a ensuite constitué un entre-deux un peu fade, guère à même de satisfaire qui que ce soit, et a peut-être précipité une crise qui était annoncée depuis quelque temps déjà (notamment par le volatile Ozzy et ses velléités de carrière solo).

 

Nicolas Merrien suppose dès lors que Tony Iommi a... baissé les bras, d'une certaine manière, et s’est davantage conformé à « l’image » du metal, sur les deux albums avec Ronnie Jame Dio qui suivraient. Ce qui me paraît crédible, et en même temps un peu exagéré ? Le problème est que ce metal-ci n’a pas grand-chose à voir avec le metal antérieur de Black Sabbath – et c’est un quasi-paradoxe qui n’est pas vraiment résolu dans cet ouvrage, ai-je l’impression : il s’agissait donc de satisfaire aux exigences des fans, tout en faisant quelque chose de diamétralement opposé à ce que ces mêmes fans avaient tant apprécié dans les premiers albums du groupe ? Au fond, c’est encore une évolution, de la part de Iommi... Nicolas Merrien, visiblement, n’aime pas les albums Heaven and Hell et Mob Rules. Je serais moins sévère – alors même que ce metal de chevaliers et de dragons me révulse de manière générale : de fait, ce sont de bons albums ; j’en suis convaincu pour le premier, moins pour le second, mais beaucoup de camarades le louent au moins autant. Ce n’est pas ce que j’aime, mais, dans son genre, c’est bien fait, très bien fait même. Le rythme s’accélère, la virtuosité au chant de Dio prend le contre-pied des gémissements intuitifs d’Ozzy, et Iommi multiplie et complexifie les solos – outre qu’il tend à noyer ses compositions sous les claviers malvenus, mais Technical Ecstasy, notamment, avait déjà lancé ce mouvement un peu auparavant ; ce sont là quatre points essentiels, qui me font préférer, et c’est peu dire, le Sabbath antérieur, aux antipodes à maints égards. Mais je ne parviens pas pour autant à rejeter vertueusement la période Dio – la seule que j’avais très vaguement envisagée avant de lire cet ouvrage

Car ce qui a suivi pâtissait d’une réputation tellement affligeante que je n’avais pas osé m’y risquer. Ce que j’ai finalement fait en parallèle de cette lecture – c’était devenu nécessaire. Et ce fut douloureux, oui…

 

Ces mêmes camarades qui louaient Mob Rules m’ont dit que les riffs, sur Born Again, étaient toujours bons – c'est possible, mais j'en ai surtout retenu combien Ian Gillan, au chant, était… oui, embarrassant ; et la production défaillante n’a rien arrangé à l’affaire. Je ne peux m’empêcher de trouver qu’il y a quelque chose de tristement ridicule dans ce disque. Et s’enchaînent alors les albums calamiteux, avec un line-up sempiternellement changeant, et autant de chanteurs qui peinent à trouver leur voie/voix, Iommi seul restant tout du long – et c’est à mettre à sa charge. Black Sabbath n’aurait pas dû continuer – pas en tant que tel. Et quand, bien, bien plus tard, le groupe se reformerait brièvement avec Dio, mais sous le nom Heaven and Hell, et pas Black Sabbath, cela constituerait comme un aveu tardif de ce péché originel (enfin, je suppose qu'il y avait d'autres raisons plus matérielles...).

 

Même si, en revenant dans les années 1980, les fatidiques années 1980, il faut prendre en compte qu’on a forcé la main à Tony Iommi – qui avait de gros problèmes de dettes, et a acquiescé aux mauvais conseils de mauvais conseillers, nombreux à graviter autour de lui. Comme sa couverture (moche, mais le Sabbath a enchaîné les couvertures abominables dans toutes ses incarnations sans exception) le montre à sa manière, Seventh Star n’avait pas été conçu comme un album de Black Sabbath – et n’aurait jamais dû être un album de Black Sabbath ; ceci étant, un autre nom ne l’aurait pas rendu meilleur en tant que tel : c’est affreux de soupe FM.

 

The Eternal Idol est un peu moins terrifiant de nullité, et contient même de bons riffs sur le tard, mais difficile de louer cette nouvelle erreur discographique. Après quoi Headless Cross et son hard FM saturé de clichés probablement déjà ringards à l’époque enfoncent le clou : Sabbath aurait dû mourir, l’acharnement thérapeutique n’est jamais une solution. Tyr fait peut-être moins saigner les oreilles, mais reste d’un ennui mortel. Le nom demeure, mais Sabbath est fini… Ou pas tout à fait ? Dehumanizer, avec Dio et Butler de retour, remonte quand même pas mal le niveau, c’est peu dire – rétrospectivement, on voudrait en conclure que le purgatoire de Iommi touchait à sa fin… mais Cross Purposes en fait déjà douter un peu… et Forbidden, proprement calamiteux (production très malavisée incluse), est un album à nouveau très embarrassant – de l’avis de tous ceux qui ont participé à la chose, un album ni fait ni à faire : c’est beau, la lucidité, mais bien tardif.

 

Long hiatus, enfin – trop tard. Après une première décennie admirable en tous points, et l’interlude Dio raisonnable (voire plus ?) à sa manière, Iommi a enchaîné pendant 25 ans les mauvais albums. Le miracle, ici, est peut-être que cela n’a pas suffi à anéantir la bonne réputation du groupe, tenant à ses géniaux premiers disques. Or, durant ce hiatus, pour plein de raisons, dans plein de genres différents, on revient à ce premier Sabbath, le « vrai » Sabbath (TRVE, comme disent les blackmétalleux) – peut-être cela n’aurait-il pas été possible si Iommi avait continué à massacrer sa propre légende ? Quoi qu’il en soit, une quinzaine d’années (tout de même) après le terrible Forbidden, l’expérience Heaven and Hell, envisagée plus haut, se montre semble-t-il autrement convaincante – et plus… sereine ?

 

C’est un sentiment que j’associe volontiers à la fin (?) de Black Sabbath, avec l’album 13 qui ramène Ozzy, et la tournée The End qui suit. Nicolas Merrien raconte que, quand l’idée de livrer un ultime album de Black Sabbath avec Ozzy a commencé à devenir plus concrète, le (légendaire) producteur Rick Rubin a fait se poser les membres du groupe… et leur a passé leur premier album éponyme, en mode : « Ça, c’est vraiment toi. »

 

(Pour avoir glissé cette allusion à Téléphone dans un article sur Black Sabbath, je serai éternellement plongé dans le Lac de Feu en enfer.)

 

Du coup, on a dit : « Fan service. » Et… oui, probablement. Mais en tant que, eh bien, fan, j’ai mordu à l’hameçon. C’était le retour du Sabbath lent et lourd – mais aussi étrangement serein, donc. Les parrains du metal semblent avoir enfin compris (?) que leur postérité la plus authentique ne résidait pas dans les compos pied au plancher, les solos virtuoses, le chant aigu débordant de trémolos « héroïques » et l’imaginaire démoniaque à dix sous ; mais dans la lourdeur, la gravité, la lenteur oppressante et enfumée, éventuellement la noirceur thématique (si elle pouvait s’accommoder de fringues hippies) – celles du révolutionnaire morceau « Black Sabbath » et de Master of Reality, celles qui ont généré aussi bien le grunge que le doom, le stoner ou le sludge. Et le groupe semble aussi retrouver à cette occasion sa puissance scénique – même avec un Papy Ozzy à l’extrême limite du gâtisme, dont le pied de micro tient lieu de déambulateur et qui chante faux une fois sur deux ; j’en retiens de préférence Tonny Iommi et Geezer Butler super classes (tout de noir vêtus, par contre) et… heureux ? Sereins, oui ? Il était assurément bien temps.

 

Nicolas Merrien explore par le menu cette discographie comprenant aussi bien le meilleur que le pire, et hélas probablement davantage du second que du premier. Littéralement : les chapitres correspondent pour l’essentiel aux albums – ce qui se tient, mais bride peut-être occasionnellement l’analyse. Et chaque chapitre obéit peu ou prou à la même structure : contexte et rapide bio des nouveaux intervenants (détaillée comme de juste dans le premier chapitre, qui s’attarde sur l’enfance et l’adolescence de nos quatre prolos préférés de Birmingham), la vie des membres du groupe à cette époque (au passage, les carrière solo sont très brièvement évoquées, à peine, on reste vraiment focalisé sur Black Sabbath), les circonstances de l’écriture de l’album, de son enregistrement et des concerts qui le suivent, l’album décortiqué piste par piste, la réception critique et commerciale.

 

Je trouve ce schéma parfois un peu inutilement contraignant – l’analyse de chaque morceau, notamment, qui a un aspect technique appréciable si un peu abscons, mais qui s’égare le plus souvent dans une « description » faisant appel à un lexique passablement répétitif, et pas toujours très éclairant. À vrai dire, côté style, plus généralement, ce Black Sabbath – Children of the Grave ne brille guère, et patine même plus qu’à son tour (un décoquillage plus poussé aurait par ailleurs été appréciable).

 

L’évocation des (généralement mauvaises) critiques est plus intéressante (et bon sang que ces piliers de la critique rock tels Lester Bangs ou Nick Tosches ont pu se montrer à côté de la plaque quand ils rendaient compte des albums de Black Sabbath...), même si j'en aurais bien repris du rab, là où l’évocation des succès comme des échecs commerciaux a ses limites, en s’en tenant pour l’essentiel à des classements globaux au Royaume-Uni et aux États-Unis – et Nicolas Merrien aime semble-t-il les classements, lui qui conclut son livre par des choses du genre : « Tony Iommi est classé 57e meilleur guitariste du monde et de tous les temps sur tel site Internet, 94e sur tel autre, 39e sur celui-ci qui ne concerne que les gauchers, 2e sur celui des guitaristes gauchers mutilés », etc. Ce qui n’est guère éloquent, et encore moins utile.

 

En fait, cela traduit peut-être une autre dimension de cet ouvrage qui m’a laissé parfois perplexe : je le trouve relativement peu sourcé – et il fait essentiellement appel, hors bouquins des membres du groupe eux-mêmes, à des sources sur Internet plus ou moins pertinentes (au-delà de ces seuls classements, qui n’ont le plus souvent aucun sens). Pour les articles initiaux sur le site Albumrock, ça faisait probablement l'affaire, mais, dans le cadre de ce livre, oui, ça me laisse un peu perplexe.

 

Il y a par contre une dimension que je trouve très appréciable dans ce Black Sabbath – Children of the Grave : Nicolas Merrien parle de musique avant toutes choses. Ça paraît peut-être con, dit comme ça, mais j’entends par-là que vous ne trouverez ici pas grand-chose concernant les frasques du Madman Ozzy, l’abus de drogues endémique, et autres mini-scandales professionnels comme privés qui, trop souvent, constituent l’argument de vente de semblables ouvrages prétendument musicaux : on évoque ce qui a des conséquences, parce que ça fait partie du truc (d’une manière ou d’une autre, on ne pourra pas parler de Black Sabbath sans parler de drogue), mais on ne s’y attarde pas crapuleusement. Sex, drugs and rock’n’roll s’il le faut, mais sans racolage – ça fait des vacances après certaines lectures que j’avais trouvé, certes amusantes, mais souvent bien creuses, et parfois même un peu puantes à force de complaisance puérile dans le so shocking : oui, Please Kill Me, c’est (entre autres) de toi que je parle ! Même si les autobiographies dans le domaine, y compris probablement celles de Tony Iommi et d’Ozzy Osbourne donc, sources primales de Nicolas Merrien, ne sont certes pas les dernières à jouer de cette carte…

 

Que penser, en définitive, de ce Black Sabbath – Children of the Grave ? Je dirais « bof plus », ou « bien mais pas top ». Le périple est intéressant – même quand il est douloureux. L’approche « la musique avant tout » est très appréciable. Quand l’auteur sort des faits purs pour livrer une interprétation plus personnelle, c’est le plus souvent à bon droit. Cependant, il y a des défauts çà et là – développements « objectifs » finalement inutiles en certaines occasions (satanés classements ! Mais il y a bien d’autres choses dans ce goût-là), des œillères « non-metal » qui valent parfois bien les œillères metal, une perspective historique relativement limitée, notamment au registre de la postérité du groupe, un goût de trop peu à certains égards (la critique, les vies et les carrières parallèles des musiciens en dehors du seul scandale, ce genre de choses...), une plume un peu lourde, enfin. Mais c’est une lecture globalement appréciable, si certainement pas l’essai définitif sur ce groupe majeur.

 

Et je lui dois de m’avoir incité à écouter enfin les albums du groupe allant de Mob Rules à Forbidden.

 

Pas un cadeau – mais merci quand même !

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Notes de Hiroshima, de Kenzaburô Ôé

Publié le par Nébal

Notes de Hiroshima, de Kenzaburô Ôé

ÔÉ Kenzaburô, Notes de Hiroshima, [Hiroshima nôto ヒロシマ・ノート], traduit du japonais par Dominique Palmé, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1965, 1996] 2012, 271 p.

En 1963, le futur prix Nobel de Littérature Ôe Kenzaburô n’est âgé que de 28 ans – pourtant, il est déjà un écrivain reconnu, récompensé par le prix Akutagawa cinq ans plus tôt ! Sur le plan personnel, toutefois, il est alors dans une mauvaise passe – notamment du fait de la naissance de son fils Hikari, lourdement handicapé, et dont les chances de survie paraissent très faibles. C’est dans ce contexte difficile qu’il se voit confier par une revue la tâche de couvrir la neuvième Conférence mondiale contre les armes nucléaires, à Hiroshima – la ville ravagée par le premier bombardement atomique de l’histoire de l’humanité, dix-huit ans seulement auparavant. Le romancier se fera journaliste – et connaîtra là-bas une expérience tenant presque de la révélation religieuse, et qu’il sera amené à reporter sur le tragique cas de son frêle enfant.

 

Ces deux événements conjoints décident en effet pour une large part de la carrière ultérieure de l’auteur – qui mettra sans cesse en scène un père confronté au handicap de son enfant, tout en éclairant cette relation au prisme d’une éthique supérieure que l’auteur a décelé dans la vie même des hibakusha, les victimes irradiées du bombardement atomique. Mais, au-delà de la seule littérature de fiction, les voyages accomplis par l’auteur à Hiroshima entre 1963 et 1965 (il y en aura bien d’autres par la suite) décident également de son engagement militant : il a trouvé, dans le sort des hibakusha, une cause qu’il fait dès lors sienne, et qui s’étendra progressivement – contre les armes atomiques, contre la guerre, contre le nucléaire civil, contre le révisionnisme, etc. Les Notes de Hiroshima, qui compilent les sept reportages rédigés entre 1963 et 1965, agrémentés d’une introduction et d’une conclusion, sont dès lors un titre crucial dans la bibliographie de l’auteur : le reportage « de commande » est tôt devenu passionnel, vibrant, et le lecteur le ressent dans sa chair, comme sans doute l’auteur lui-même ; la communication de cette puissante émotion n'est pas le moindre atout de ce livre étonnant.

 

Le reportage initial, en août 1963, est pourtant passablement désolant. Le tableau dressé par Ôe Kenzaburô est même parfaitement navrant – et hélas pas si surprenant ? C’est que la Conférence mondiale, qui a lieu tandis que se négocie un traité de désarmement partiel qui accroît en fait les tensions idéologiques, est aussitôt victime de dissensions – avant même son ouverture officielle ! En effet, les « socialistes » (entendre les pro-soviétiques) et les « communistes » (entendre les pro-Chinois) ne peuvent pas se blairer et se foutent sans cesse sur la gueule ; l'autre grande faction présente à la conférence est syndicaliste, et plus indécise (les conservateurs, à l’initiative du PLD, ont leur propre organisme, absent de la Conférence). Mais ces trois sous-groupes sont semble-t-il d’accord sur un point : ils considèrent que, le pire du pire, ce sont les syndicats étudiants... Et j'ai l'impression que le jeune auteur est plutôt de leur bord (sans surprise ?). Quoi qu'il en soit, ces petits cons n'étaient pas prévus au programme, mais improvisent pourtant une intervention sur le vif – alors les « communistes » font appel à la police, laquelle charge les jeunots en train de chanter L'Internationale… Par la suite, pendant des décennies, les factions antagonistes ne se réuniront plus – chacune tenant son propre événement, dans des villes et à des dates différentes. Oui, le tableau est navrant – cocasse à sa manière, mais navrant.

 

Mais Ôe Kenzaburô remarque que tout ceci ne prend nullement en compte les victimes du bombardement atomique, les hibakusha. Le jeune auteur a la conviction qu’ils devraient être au centre des événements, mais, dans les faits, on les ignore largement – par pudeur, par lâcheté, par mesquinerie ? L’intérêt politique seul domine, au prisme des seuls clivages idéologiques, où la mauvaise foi le dispute au fanatisme. Or les irradiés, en 1963, sont là (encore… certains d'entre eux...), sous les yeux mêmes des ardents délégués, qui ne les voient pas car, sans doute, à la vérité ils s'en moquent. Mais Ôe Kenzaburô revient à Hiroshima un an après le fiasco de la Conférence mondiale, dans l’idée de donner la parole aux victimes de la bombe ; les six mois suivants correspondront à autant de voyages et de reportages, qui déboucheront sur la publication de ces Notes de Hiroshima en 1965.

 

Mais Ôe Kenzaburô comprend vite que faire parler les hibakusha, même avec les meilleures intentions du monde, que sont assurément les siennes, n’est pas sans soulever quelques difficultés. De fait, pour reprendre la formule, les atomisés « sont écartelés entre le "devoir de mémoire" et le "droit de se taire" ». Ces deux tendances antagonistes sont au cœur même de la question des hibakusha. Aussi ne peut-on se contenter, quand on est un étranger à Hiroshima tel l'auteur, de débouler dans la ville avec ses gros sabots – fleur au fusil, mais fusil justement. Les bonnes intentions, comprend l’auteur, peuvent se montrer aussi agressives que les coupables maladresses de ceux qui ne perçoivent pas bien toute la portée du problème – ainsi du cas rappelé, à plusieurs reprises, de ce journaliste qui, en reportage à Hiroshima, demandait aux hibakusha ce qu’ils pensaient de son plan génial consistant à lancer deux ou trois bombes atomiques sur la Corée pour régler le problème…

 

C’est que, Ôe Kenzaburô en est convaincu, quand on n’est pas un hibakusha, on ne perçoit pas bien l’ampleur du drame qui s’est joué le 6 août 1945 à Hiroshima. Rapidement après l’explosion de Little Boy, le nom de la ville est connu dans le monde entier, et dès lors irrémédiablement associé à la bombe atomique. Mais, aux yeux de l’auteur, on n’évoquait en fait de la sorte que la puissance incroyable de l’arme nucléaire – pas la tragique réalité des malheurs qu’elle avait provoqués ; or c’est bien de cela qu’il faut parler. Il faut parler des victimes de Hiroshima comme on parle des victimes d’Auschwitz (sans qu’il s’agisse de faire la course entre les deux cauchemars, espérons-le) : et, à en croire Ôe Kenzaburô, ce n’est tout simplement pas le cas au milieu des années 1960.

 

Pour cela, il ne faut pas seulement parler des victimes, mais parler avec elles, et leur laisser la parole – si elles le souhaitent, donc. Or la censure américaine pendant l’occupation, puis la pudibonderie intéressée des autorités japonaises ensuite, ont instauré une chape de plomb sur les événements de Hiroshima – parler de tout cela était difficile, sinon impossible. Exceptionnellement, un Hara Tamiki (voyez Hiroshima, fleurs d’été) avait pu s’exprimer, mais la « littérature de la bombe atomique » (genbaku bungaku) des premiers temps rencontrait bien des difficultés avant publication – la mairie même de Hiroshima, sous la pression des politiques, soucieux de ne pas déplaire à l'ami américain, avait dû renoncer à faire paraître un éloquent recueil de témoignages. Cette censure plus ou moins franche, un journaliste du nom de Kanai la subissait de plein fouet, et il s’était dédié à la dénoncer. C’est un des « héros » de ce livre, d'autant que son activisme dépassait le seul champ journalistique.

 

L’autre héros, plus marquant encore, est le Dr Shigetô, irradié lui-même, et qui mène les opérations au sein de « l’hôpital de la bombe atomique » à Hiroshima ; lui et ses collègues mènent les premières recherches sur les séquelles du bombardement atomique – et notamment sur les très nombreux cas de leucémie qui ont suivi, dans un contexte de totale ignorance, ou presque, quant aux effets de l’irradiation. Au-delà des soins apportés aux victimes – il en meurt toujours plus, des hibakusha à proprement parler, mais aussi leurs enfants, pas encore nés le 6 août 1945, et c’est bien là le plus terrible dans cette histoire (Ôe Kenzaburô conclut son essai en mentionnant les récits de science-fiction apocalyptiques où la génétique même des hommes est bouleversée par l’holocauste nucléaire) –, au-delà des seuls soins, donc, l’approche scientifique du problème implique de se livrer à des études statistiques, rendues compliquées par le manque d’implication des autorités ; d’autant qu’elles semblent ne pas « comprendre » que le problème dépasse les seules villes de Hiroshima et Nagasaki : les hibakusha ont pu bouger après le drame – ils sont nombreux à avoir gagné Tôkyô, Ôsaka, que sais-je, et, dans ces villes, on ne sait rien du mal des atomisés, on ne le prend pas en compte car on ne sait tout simplement pas de quoi il s’agit ! Il n'y a en effet aucune communication ou presque à cet égard dans la communauté médicale, les articles sont rares, et l'administration plus que frileuse... La situation est encore pire à Okinawa : les Ryûkyû sont toujours sous le contrôle des Américains à cette époque… Et lesdits Américains, à Hiroshima même, ont certes mené des études sur les effets de l’irradiation, avec une institution dédiée, mais à relativement court terme, et dans une perspective purement « documentaire », disons, détachée de tout soin. Les hommes tels que Kanai ou Shigetô se battent sur tous ces fronts – pour comprendre, pour informer, pour traiter, pour prévenir.

 

Cependant, si l’admiration de l’auteur pour ces deux hommes et quelques autres vibre dans ces pages, la révélation peu ou prou mystique de Ôe à Hiroshima est d’un autre ordre – c’est au contact des autres hibakusha, les plus ou moins anonymes, qu’elle s’accomplit. Les femmes défigurées par les chéloïdes qui tiennent la revue Hiroshima no kawa, par exemple... Ce vieil homme alité dans son hôpital, mais qui sort brièvement pour bénir la Conférence mondiale contre les armes nucléaires – en laquelle il voudra croire jusqu’au bout... Ce jeune homme qui, malgré la leucémie, travaille comme un fou, avec une application presque maniaque – mais qui épouse aussi une jeune femme, tous deux sachant qu’il ne fera pas long feu…

 

De fait, la veuve se suicide rapidement après le décès prévisible de son époux. Dans un autre lit de l’hôpital, il y a cet autre vieil homme qui a multiplié les tentatives, échouant toujours et, bougon, contraint d’attendre que la maladie l’emporte. La question du suicide s’immisce dans le drame de Hiroshima – inévitablement. Et pas seulement, supposé-je, en raison d’une morbidité censément particulière à la culture japonaise (je vous renvoie à La Mort volontaire au Japon, de Maurice Pinguet), même si Ôe Kenzaburô note qu’il est heureux, si l’on ose dire, que Hiroshima ne soit pas une ville de culture chrétienne – vilipendant le suicide comme une atteinte inqualifiable aux droits du créateur… Les hibakusha ont le droit de partir comme ils le souhaitent. Mais ce n’est pas seulement cela, donc – peut-être sa connaissance de la littérature française contemporaine et de la philosophie notamment existentialiste a-t-elle joué ? Je ne m’y connais guère pour ma part, et dis donc peut-être des bêtises, mais, à la lecture de certains passages de ces Notes de Hiroshima, j’ai pensé, du moins, aux mots de Camus dans Le Mythe de Sisyphe : « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. » Et il s’agit bien, pour Ôe Kenzaburô, d’un problème philosophique – et à dimension morale. Car l'auteur, sans condamner le moins du monde ceux qui se suicident (et il rapporte avec émotion et compassion bien des cas, on l’a vu), voue une profonde admiration à « ceux qui ne capitulent jamais ».

 

Son expérience de Hiroshima le bouleverse dans ses conceptions morales – et il écrit pour partie au moins dans l’espoir que d’autres vivent à sa suite la même expérience. C’est qu’il a trouvé, en la personne des hibakusha, l’archétype même de la « dignité humaine » ; par surprise – il n’est pas dit qu’il croyait auparavant qu’une telle chose puisse exister. Mais oui : les irradiés sont l’humanité dans ce qu’elle a de plus « authentique », un qualificatif qui revient souvent – notamment, mais pas seulement, pour désigner l’excellent Dr Shigetô. Leur souffrance, et la variété de leurs réponses à cette souffrance, sont autant d’exemples à bien appréhender – c’est dans leur abnégation que l’auteur croit reconnaître ce qui devrait, à ses yeux, constituer, s’il en faut une, l’essence même du Japon. La communication de leur expérience n’en est que plus salutaire – et Ôe Kenzaburô est d’autant plus disposé à répandre l’évangile muet des irradiés que ces échanges avec autant de morts en sursis (une humanité au carré, sous cet angle ?) ont rejailli sur sa situation personnelle : le rapport à Hikari, l’enfant handicapé, et qui ne survivra probablement pas…

 

(Non seulement il survivra – il est toujours vivant –, mais il deviendra un compositeur apprécié.)

 

On adhérera, ou pas, à ce discours. Pour ma part, il est bien des points, dans l’argumentaire d’Ôe Kenzaburô, qui me laissent au mieux sceptique – peut-être en partie parce que je n’ai pas un Hikari sous les yeux, certes. Je n’ai en tout cas pas fait d’expérience m’amenant à appréhender de la sorte la dignité humaine – et n’attache pas de plus-value éthique à l’abnégation de « ceux qui ne capitulent jamais » ; à la limite, ça serait même plutôt le contraire, enfin, je ne sais pas... Quand le discours de l’auteur verse un tantinet dans l’essentialisme, même connoté positivement, je ne peux tout simplement pas le suivre – et son insistance sur le caractère « unique » et pire que tout du drame de Hiroshima ne me convainc pas toujours, a fortiori quand l’auteur met Auschwitz dans la balance.

 

Cependant, tout cela n’est absolument d’aucune importance – car cela ne m’empêche pas de saisir combien Notes de Hiroshima est un grand livre, et un beau livre. Il est ici un point sur lequel je me dois d’insister : à la lecture de ce seul compte rendu malhabile, on pourrait croire que la philosophie de l’auteur mériterait bien des guillemets – qu’elle ne serait finalement qu’un énième et fade avatar de tant de « perles de sagesse » à dix balles, comme en commettent tant de pseudo-sages pseudo-littérateurs, les Paulo Coehlo, les Bernard Werber, les Pierre Rabhi dans un autre registre, tous les tâcherons du « développement personnel » et j’en passe. Rien de plus faux : la réflexion d’Ôe Kenzaburô dans ce livre est bien autrement subtile, d’une manière que je ne saurais tout simplement pas rendre dans pareil compte rendu de lecture.

 

Mais il est un autre élément à prendre en compte, crucial à mes yeux : Notes de Hiroshima est un grand livre au plan littéraire – il est bien l’œuvre d’un grand écrivain. Dans la forme comme dans le fond, ce livre vibre d’une passion de tous les instants – l’émotion résonne dans le style, et l’ensemble émeut profondément ; non pas sur le mode d’un pathos presse-bouton (le sujet même n’était pas sans risque à cet égard), mais avec une sincérité parfaite et admirable. J’y ai trouvé, alors que je ne m’y attendais pas vraiment, la valeur proprement littéraire qui m’avait échappé, récemment, dans Hiroshima, fleurs d’été de Hara Tamiki.

 

Notes de Hiroshima est un très beau livre – plus subtil qu’il n’en a l’air, et puissamment émouvant. Sous le reportage journalistique perce l’expérience philosophique qui décide d’une carrière, et d’une vie familiale. Un ouvrage très touchant, et probablement crucial dans la bibliographie du jeune alors Ôe Kenzaburô, bien loin de deviner sans doute qu’il serait un jour le second prix Nobel de Littérature japonais – or les Notes de Hiroshima ont probablement leur part dans cette prestigieuse récompense.

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Hiroshima, fleurs d'été, de Tamiki Hara

Publié le par Nébal

Hiroshima, fleurs d'été, de Tamiki Hara

HARA Tamiki, Hiroshima, fleurs d’été, [Natsu no hana 夏の花], récits traduits du japonais par Brigitte Allioux, Karine Chesneau et Rose-Marie Makino-Fayolle, avant-propos de Rose-Marie Makino-Fayolle, Arles, Dagorno – Actes Sud, coll. Babel, [1947, 1949, 1986, 1995] 2007, 127 p.

Je ne vous apprends rien : les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945, ont profondément traumatisé le Japon – sur le moment, ils ont décidé pour une large part de la capitulation sans condition de l’empire, mais la singularité de ce drame, même dans un pays qui avait été très durement éprouvé par les bombardements « normaux », dont les victimes se comptaient déjà en centaines de milliers, la singularité de ce drame donc a eu un impact particulier, et notamment dans les milieux artistiques et culturels, un impact peu ou prou immédiat, mais qui a perduré jusqu’à nos jours.

 

En fait, en littérature, l’évocation des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki est rapidement devenue un genre à part entière, dit genbaku bungaku (« littérature de la bombe atomique »), qui comprendra quelques titres célèbres, comme Pluie noie d’Ibuse Masuji, à l’origine du superbe film éponyme d’Imamura Shôhei, ou encore divers écrits du prix Nobel de littérature Ôe Kenzaburô ; mais ce sont là des auteurs relativement tardifs, et qui n’avaient pas vécu eux-mêmes les événements. Au contraire, la première génération des auteurs de genbaku bungaku était davantage composée d’individus qui avaient directement assisté à ces drames, des hibakusha, et qui avaient ressenti le besoin d’en parler – ainsi Hara Tamiki, parmi les plus célèbres et les plus séminaux. Leur tâche était d’autant moins aisée que la censure des autorités d’occupation américaines voyait d’un très mauvais œil l’évocation de Hiroshima et Nagasaki, et avait plus ou moins mis en place une sorte de tabou implicite sur la question – ce qui explique pourquoi le genre n’a vraiment décollé qu’à partir des années 1950, soit après le départ du SCAP. Cependant, durant l’occupation, il s’était déjà trouvé des auteurs pour évoquer frontalement ces questions, ainsi qu’en témoigne ce petit ouvrage de Hara Tamiki, comportant trois « récits » datant de 1947 pour deux d’entre eux et de 1949 pour le dernier.

 

Hara Tamiki, né en 1905, était avant tout un poète. Mais deux événements successifs vont changer l’orientation de sa carrière, et tout d’abord, en 1944, le décès de son épouse, des suites d’une maladie qui s’était déclarée en 1939. D’un tempérament dépressif, Hara Tamiki ne comptait semble-t-il pas lui survivre très longtemps. Mais, l’année suivante, un peu avant l’anniversaire de la mort de sa femme, dont il souhaitait fleurir la tombe, Hara se trouve chez ses parents à Hiroshima – il est là le 6 août, quand Little Boy explose. L’horrible événement le traumatise, le mot n'est pas trop fort, et suscite en lui le besoin de témoigner de ce qu’a été, pour les hibakusha, l’expérience sur le vif du bombardement atomique – d’où les trois « récits », largement autobiographiques, qui seront rassemblés dans le recueil Fleurs d’été (le titre original se passe de la mention de Hiroshima). Mais ce traumatisme a d’autres implications – surtout, une profonde crainte que l’histoire soit bientôt amenée à se répéter : le déclenchement de la guerre de Corée inquiète l’auteur – va-t-on à nouveau employer la bombe ? L’hypothèse était alors plus que crédible… MacArthur lui-même, l'ancien chef des autorités d'occupation, y était favorable ! Et il semblerait que cette crainte a joué un certain rôle dans le suicide de Hara Tamiki, qui s'est jeté sous un train le 13 mars 1951 – mais il était notoirement fragile, et avait déjà fait des tentatives de suicide, y compris avant le bombardement atomique.

 

Hiroshima, fleurs d’été est un bref recueil de trois « récits », donc – avant, pendant et après. Si la première nouvelle (qui est en fait la plus tardive, et de loin la plus longue) est à la troisième personne, et n’implique pas explicitement l’auteur (mais quelques allusions çà et là s’avèrent assez transparentes), les deux suivantes sont à la première personne, et n’en donnent que davantage le sentiment d’être des témoignages, très personnels, et somme toute assez peu « littéraires » ; ce qui peut à la fois constituer une force et une limite de l’exercice, je suppose.

 

Mais je crois que c’est mon problème avec ce bref recueil. Objectivement, il est important – nécessaire, même. Comme un témoignage éloquent du crime de Hiroshima. À cet égard, il n’a pas besoin d’être « littéraire » pour être pertinent, et pour compter. Comme document, il remplit son office, et mérite d’être lu. Les deux derniers récits, ceux de « pendant » (« Fleurs d’été ») et d’ « après » (« Ruines »), sont terribles et glaçants – le dernier l’est peut-être plus encore, à vrai dire, car il exprime bien davantage la singularité du bombardement atomique : ces gens qui continuent de mourir bien après l’éclair, dans un Japon par ailleurs contraint de réaliser qu’il a perdu la guerre, et qui découvre son unique héritage dans cette affaire, l’irradiation comme punition (pas moins injuste, comme la plupart des punitions : ce sont des innocents qui en font les frais) pour les entreprises criminelles et mensongères de l’armée impériale : le récit s’ouvre peu ou prou sur l’allocution radiophonique de l’empereur, une première, annonçant la capitulation sans condition, le 15 août, soit neuf jours à peine après Hiroshima.

 

Cependant, globalement, je crois que j’attendais autre chose de Hiroshima, fleurs d’été – pour je ne sais quelle raison ? La comparaison est peut-être absurde, mais je suppose que, d’une certaine manière, je m’attendais à lire, disons, une sorte de Si c’est un homme – toutes choses égales par ailleurs. Ce que n’est finalement pas ce recueil – cela n’invalide en rien sa portée et son intérêt en tant que témoignage, mais le poète Hara Tamiki ne s’embarrasse pas de faire dans le style.

 

Le premier récit, pourtant, « Prélude à la destruction » (qui date de 1949, les deux autres récits datent de 1947), en adoptant la troisième personne, correspond peut-être davantage à ce que j’attendais ; il n’a par définition rien de l’horreur insoutenable, et frontale, des récits « pendant » et « après », mais il m’a finalement bien plus touché – avec le portrait de cette famille en crise, dans une ville qui connaît sans cesse les alertes de bombardement, et multiplie les évacuations, mais passe peu ou prou toujours au travers, les B-29 ayant en fait d’autres objectifs ; bien sûr, le lecteur, lui, sait très bien ce qu’il en est, nul besoin d’attendre la conclusion pour cela… Mais ceci aussi fait partie de ce qui touche davantage dans cette nouvelle. Et l’évocation de cet homme qui revient (au pire moment, donc) à Hiroshima, et se promène indolent dans la ville encore intacte, donne paradoxalement davantage l’impression d’un poète égaré dans un champ de ruines… D’autant que ce poète, amorphe témoin d’une guerre qui n’a déjà que bien trop duré, et que l’on commence timidement à appréhender comme perdue, cherche un certain réconfort dans la littérature – étrangère – et dans les sciences…

 

Pareilles considérations étaient sans doute hors de propos dans « Fleurs d’été » et dans « Ruines ». Il n’en reste pas moins que « Prélude à la destruction » est le texte littéraire dans l’ensemble du recueil. Il n’est pas, cependant, sans présenter à son tour quelques difficultés – et j’avoue, notamment, l’avoir trouvé un peu confus.

 

Mais ceci – et le reste aussi, si ça se trouve – n’est peut-être pas, en vérité, imputable au seul Hara Tamiki. Je tends à croire que la traduction y est en effet pour quelque chose… Certes, sans pouvoir me référer au texte original, et je me sens comme toujours un peu mal à l’aise en avançant cette éventualité. C’est d’autant plus problématique, à vrai dire, que, dans cette édition, chacun des trois récits est traduit par une traductrice différente : dans l’ordre, Rose-Marie Makino-Fayolle, qui livre également un bref avant-propos, Brigitte Allioux et Karine Chesneau. Mais ces trois traductions m’ont fait régulièrement l’effet d’être trop… littérales ? Peut-être, pour le coup, le texte japonais bénéficie-t-il d’une certaine attention stylistique qui n’a que trop rarement survécu à la traduction… Je ne sais pas.

 

Quoi qu’il en soit, mon opinion, même très embarrassée, et c'est peu dire, demeure : on ne perd pas son temps, quand on lit Hiroshima, fleurs d’été ; ce témoignage a une valeur propre, qui suffit à assurer la nécessité de son édition et de sa lecture. Mais, à ma grande déconvenue, même passablement gênée, le bref recueil de Hara Tamiki n’est justement pas autre chose qu’un témoignage. Ce livre n’est donc certainement pas mauvais, et, historiquement, il est d’une importance indéniable, mais, me concernant, pour les plus vaines et les plus incongrues des raisons, il ne m’a pas parlé autant qu’il l’aurait dû. Or il est à prendre pour ce qu'il est, forcément...

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Le Clou qui dépasse, d'André L'Hénoret

Publié le par Nébal

Le Clou qui dépasse, d'André L'Hénoret

L’HÉNORET (André), Le Clou qui dépasse : récit du Japon d’en bas (récit d’un prêtre-ouvrier au Japon), nouvelle introduction de l’auteur, préface de Jean-François Sabouret, Paris, La Découverte, coll. La Découverte/Poche – Essais, [1993] 1997, 174 p.

Le clou qui dépasse ? On tape dessus, dit le proverbe – qui connaît semble-t-il des variantes, y compris quant à son origine culturelle, mais ce n’est certes pas la première fois que je le croise dans un ouvrage consacré au Japon. Celui-ci est assez particulier, qui tient du témoignage, et doublement engagé – car André L’Hénoret (qui est mort il y a quelques jours à peine, le 21 avril dernier, et je n’en avais pas idée en entamant ma lecture) était un prêtre-ouvrier, et ce petit volume composé à partir de son journal relate son expérience du milieu ouvrier japonais durant les vingt années où il s’y est inséré, dans les décennies 1970 et 1980.

 

Ce qui appelle déjà quelques remarques. Tout d’abord, ce « Japon d’en bas » dont parle le sous-titre est d’une certaine manière circonscrit : c’est celui des ouvriers japonais, et plus particulièrement ceux de la sous-traitance. Je suppose que ce sous-titre peut vaguement induire en erreur, surtout, à vrai dire, associé à l’idée de « clou qui dépasse » : l’auteur ne s’intéresse guère au sous-prolétariat, les travailleurs journaliers des yoseba ne sont qu’à peine mentionnés, de même pour les burakumin toujours discriminés malgré la loi (étudiés notamment par le préfacier Jean-François Sabouret, ce qui peut contribuer à induire en erreur), le cas des travailleurs immigrés (coréens notamment – avec tout ce que « l’immigration » peut avoir de mesquin les concernant, d’ailleurs) n’est traité qu’épisodiquement, ce genre de choses. Il s’agit par ailleurs d’un monde d’hommes – on ne croise que bien peu de femmes dans ces pages, qui, durant ces deux décennies, étaient certes plus encore cantonnées au seul foyer qu’elles ne le sont aujourd’hui, même si l’idée d’un travail à temps partiel bien moins rémunéré que celui des hommes était déjà une réalité alors. Ce clou qui dépasse, finalement, concerne peut-être avant tout l’activisme syndical, bien davantage que tout autre statut ou toute autre autre forme de revendication politique, sociale ou sociétale.

 

Par ailleurs, le prêtre-ouvrier rapporte ce qu’il a vécu au Japon dans les années 1970 et 1980 – soit avant la crise ; l’éclatement de la bulle spéculative, la fin du modèle toyotiste, la remise en cause de l’emploi à vie, les subprimes – autant d’éléments clefs de l’évolution économique et sociale du Japon qui ne sont survenus qu’ultérieurement ; on peut se demander comment notre auteur aurait traité de ces divers éléments, ou, par exemple, envisagé le cas des freeters, ces jeunes qui refusent de s’enfermer dans un emploi, et préfèrent multiplier les expériences précaires mais libres… jusqu’au jour où ce choix n’en est plus un. Ce n’est qu’un exemple… mais, oui, le Japon d’aujourd’hui est à maints égards très différent de celui décrit par l’auteur ; et l’évolution, s’il faut la « juger », n’a probablement pas été très positive...

 

Et il s’agit donc du récit d’un prêtre-ouvrier. Il y a forcément du curé dans ces pages – comme le note, dans ces termes, l'éminent sociologue japonisant Jean-François Sabouret dans sa très amicale préface (il est semble-t-il celui qui a convaincu André L’Hénoret d’écrire ce livre) ; et il y a dans une égale mesure du syndicaliste – André L’Hénoret cite dans un même mouvement les Évangiles et Marx, ce qui pourra irriter ceux dont l’engagement est plus unilatéral, dans un sens ou dans l'autre. Je ne cacherai pas qu’en certaines occasions, votre serviteur a haussé un sourcil perplexe devant tel message christique généré par une journée de travail sur un chantier… Ce qui n’est pas un constat si inintéressant, en même temps – le statut même de prêtre-ouvrier peut interloquer ; il le fait assurément dans le milieu fréquenté par l’auteur durant ces vingt années : ses collègues japonais ne comprenaient absolument pas pourquoi il faisait cela… Il choisissait de travailler comme ouvrier dans la sous-traitance ? Mais il aurait pu se contenter d’être prêtre ! Ou être professeur ! Et il choisit en plus de ne pas se marier ? Etc. André L’Hénoret a parfois bien du mal à leur expliquer sa double vocation et les choix qui en découlent ; mais ces explications s’adressent en même temps aux lecteurs français, ou à un nombre non négligeable d’entre eux – ce statut de prêtre-ouvrier a bien quelque chose d’insaisissable pour le Français lambda plus mollement engagé et pas catholique pour un sou (en tout cas, serviteur, bis).

 

Comme prêtre et comme syndicaliste, l’auteur témoigne – et avec talent ; il fait preuve d’une empathie certaine, mais aussi d’un certain don pour exprimer au travers des scènes croquées sur le vif des préoccupations sociales (et spirituelles) autrement essentielles et englobantes. Les courts chapitres du Clou qui dépasse usent habilement de ce procédé, de sorte que, justement, il ne fasse pas l’effet d’un procédé – en résulte une peinture très juste de ses collègues et du travail qu’ils accomplissent en commun, avec ses peines (nombreuses) et ses joies (il y tient ; quant à moi, le fait d'envisager ainsi le travail me dépassera toute ma vie), La justesse du tableau tient donc pour partie à l’empathie dont fait preuve l’auteur, mais aussi à sa connaissance très intime des réalités sociales japonaises. Quand il s’est rendu dans l’archipel, à l’invitation de l’évêque de Yokohama, il n’en savait pas forcément grand-chose, mais il a appris sur le tas, et très vite, avec une grande efficacité – ne serait-ce que la langue, mais cela allait bien au-delà. La conjonction de ces deux éléments fonde la qualité du témoignage, et sa valeur – il ne s’agit pas de simplement noter une expérience, mais d’en tirer des leçons ; et cette deuxième étape ne coule certes pas de source dans le registre du témoignage.

 

Or ce livre a une fonction précise, au regard de ses lecteurs français – qui va bien au-delà du reportage vaguement exotique sur le mode de la tranche de vie. Quand André L’Hénoret se rend au Japon, en 1970, le pays vient tout juste de connaître la phase la plus dynamique de la « haute croissance » ; en l’espace d’une décennie, les objectifs fixés par les gouvernants ont été pulvérisés et le Japon, littéralement en ruines 25 ans plus tôt à peine, s’est dès lors hissé à la deuxième place, juste après les États-Unis, parmi les économies capitalistes. Ce « miracle » (qui n’en est pas tout à fait un, mais ce n’est pas ici le lieu d’en discuter) fascine en Occident ; et, s’il effraie parfois, réactivant de vieux fantasmes du « péril jaune », il intrigue et séduit en même temps. On est porté, alors, à envisager un modèle japonais, tôt assimilé au « modèle Toyota » (le « zéro défaut », le « juste-à-temps », etc.), comme une alternative au taylorisme et au fordisme emblématiques des « Trente Glorieuses », ceci alors même qu’elles s’achèvent en Occident ; le Japon n’est pas indifférent à cette crise, il subit lui aussi les chocs pétroliers, auxquels il faut ajouter d’autres « chocs » plus spécifiques (les « chocs Nixon » notamment), mais il semble bien mieux tenir le coup – l’idée d’un « miracle économique » japonais, finalement, en est réactivée, et les essayistes et journalistes européens et américains, quand ils ne sont pas terrorisés par la puissance économique japonaise, en louent les vertus, prônant l’importation du modèle toyotiste.

 

La tâche d’André L’Hénoret, dès lors, est de montrer le revers de la médaille à ce prétendu « modèle ». Et il le fait certes selon un prisme bien particulier, celui, donc, du « Japon d’en bas », c’est-à-dire pour lui des ouvriers de la sous-traitance ; il y aurait également beaucoup à dire sur la situation des autres Japonais, et qui a été dit ailleurs (l’aliénation des cadres, notamment), mais le prêtre-ouvrier s’en tient au milieu dans lequel il a vécu et travaillé. Et le tableau qu’il en dresse n’a certes rien d’un modèle ! Enfin… Je suppose que si, pour les acharnés du néo-libéralisme à la mode et au pouvoir depuis bien trop longtemps… Quoi qu’il en soit, André L’Hénoret dénonce le mythe d’un Japon « socialement homogène », constitué autour d’une classe moyenne hégémonique (un mythe abondamment répandu par les Japonais eux-mêmes, notamment au travers de la sociologie imprégnée de « nippologies » ou nihonjinron, ainsi chez Nakane Chie). Car ce modèle n’en est pas un : la société japonaise est clivée, et le fantasme toyotiste, avec tous les autres éléments, bien au-delà, associés par les Japonais eux-mêmes à leur conception du travail en entreprise, notamment le fameux emploi à vie, la rémunération à l’ancienneté et la prise en charge par l’employreur des dépenses de sécurité sociale, etc., ne signifient absolument rien pour les ouvriers de la sous-traitance : eux connaissent une situation très précaire et totalement dénuée de ces avantages que l’on prétendait voir partout ; l’État ne se substituant pas aux entreprises, au nom même de ce prétendu modèle, ces ouvriers sont pour ainsi dire démunis. La situation est d’autant plus tragique que ces hommes du « Japon d’en bas » effectuent les pires des travaux, ceux que l’on désigne par les « trois K » : kiken (dangereux – on ne compte pas, dans ce livre, les témoignages d’accidents du travail, et souvent graves, l'auteur lui-même en faisant d'ailleurs les frais), kitanai (sales) et kitsui (éprouvants).

 

Que faire, pour améliorer les choses ? La réponse du prêtre-ouvrier, doublement convaincu comme tel qu’il est possible de changer la donne, coule de source : l’action syndicale. C’est une dimension essentielle du livre, très régulièrement mise en avant. Mais les difficultés de cette action occupent l’essentiel de ces développements… Le syndicalisme d’entreprise fait partie du « modèle » japonais de l'entreprise – ce, depuis Taishô… quand il s’est agi de détourner les travailleurs des syndicats « rouges » un peu trop envahissants. André L’Hénoret évoque des entreprises dans lesquelles on trouve souvent deux syndicats : le « premier » est un vrai syndicat, très minoritaire, les mains liées ; le « second » est le syndicat « jaune », aux ordres de l’entreprise, laquelle impose régulièrement à ses employés d’y adhérer (le taux de syndicalisation au Japon est très élevé, bien plus qu’en France, mais il n’a absolument pas les mêmes connotations…). Dans ce contexte, toute véritable action syndicale est compliquée, l’entreprise ne cessant de mettre des bâtons dans les roues des militants ; et la législation japonaise sur le travail étant très souple, les risques encourus par les syndicalistes sont non négligeables : les ficelles ne manquent pas qui permettent de sanctionner ou licencier les plus combatifs. Les entreprises se passent très souvent de respecter la loi, de toute façon : un exemple revient sans cesse dans ces pages, celui des heures supplémentaires, rendues « obligatoires »… et moins bien payées que les heures « normales » ! Sous ces deux angles, c'est pourtant illégal au regard de la législation japonaise du travail, même très timorée. Par principe, André L’Hénoret refuse d’exécuter ces heures supplémentaires dans ces conditions – et, ce faisant, il stupéfie absolument ses collègues… L’indifférence de ces entreprises quant aux (rares) injonctions de la loi, notamment des entreprises « maîtresses » qui usent dans cette optique de la sous-traitance (flexibilité, vous connaissez le refrain, hélas), ne débouche que bien rarement sur des procès – et ceux-ci sont très longs et très coûteux pour les travailleurs ; toutefois, ils débouchent parfois sur des victoires, célébrées comme il se doit par les camarades.

 

Reste que l’action syndicale est problématique. Elle l’est d’autant plus que, à cette époque du moins, mais je ne suis pas certain que les choses aient bien changé à cet égard, elle n’était pas du tout dans les mentalités des travailleurs eux-mêmes. J’ai déjà cité l’exemple des heures supplémentaires, mais il y en aurait bien d’autres… André L’Hénoret revient régulièrement, à titre d’illustration, sur le fait que les ouvriers se refusent à peu près systématiquement à communiquer à leurs camarades le montant de leur salaire – « ça ne se fait pas » ; mais, dans ces conditions, comment se mobiliser pour des négociations salariales ? Mais André L'Hénoret veut espérer ; il croit en ses camarades ouvriers, et en l'amélioration de leur sort.

 

J’ai beaucoup parlé de l’ouvrier, jusqu’alors – mais qu’en est-il du prêtre ? Il est là, et bien là – mais plus ou moins aisé à saisir pour qui ne baigne pas dans la foi chrétienne… Cependant, oui, André L’Hénoret cite régulièrement la Bible, et ne fait pas mystère de sa mission évangélisatrice ; cependant, il témoigne plus qu’il ne cherche à convertir activement – pas de prosélytisme dans les paroles, s’il doit inciter à la conversion, ce sera par l’exemple : tel est son rôle de prêtre-ouvrier. Comme noté plus haut, il laisse souvent perplexe ses camarades japonais – et à vrai dire tout autant le Nébal… On lui reconnaîtra son ouverture d’esprit, et somme toutes peu de passages à même de faire grincer des dents à cet égard (même s’il y a un très bref passage assez limite concernant l’avortement…). Je suppose qu’un lecteur catholique aurait une lecture bien différente ; à vrai dire, il en irait sans doute de même pour un militant socialiste, au niveau politique ou au niveau syndical – au fond, je ne suis ni l’un ni l’autre…

 

(Y en a des bien.)

 

Le Clou qui dépasse est un ouvrage très intéressant – mais il a peut-être la limite inhérente aux témoignages ; 25 ans se sont écoulés depuis la première édition de cet essai, et le monde, pas seulement le Japon, a beaucoup changé depuis. Cependant, je suppose qu’il contient suffisamment d’éléments pertinents pour fournir au moins un socle de réflexions préalable au traitement de ces mêmes questionnements dans le contexte du Japon contemporain. En l’état, le témoignage bénéficie cependant de l’empathie marquée de son auteur, un destin singulier à l’origine d’un livre qui ne l’est pas moins.

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Lapsus clavis, de Terry Pratchett

Publié le par Nébal

Lapsus clavis, de Terry Pratchett

PRATCHETT (Terry), Lapsus clavis : articles et textes hors fiction, [A Slip of the Keyboard], traduit de l’anglais par Patrick Couton, préface de Neil Gaiman, Nantes, L’Atalante, coll. La Dentelle du Cygne, [2014] 2017, 333 p.

Ma chronique se trouve sur le blog de Bifrost, dans la rubrique « Objectif Runes en plus » du Bifrost n° 90, ici.

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Les Évaporés du Japon, de Léna Mauger et Stéphane Remael

Publié le par Nébal

Les Évaporés du Japon, de Léna Mauger et Stéphane Remael

MAUGER (Léna) et REMAEL (Stéphane), Les Évaporés du Japon : enquête sur le phénomène des disparitions volontaires, Paris, Les Arènes, 2014, 253 p.

Le phénomène n’est peut-être pas spécifique au Japon, mais il y est particulièrement marqué – et en même temps presque insaisissable car largement tabou : chaque année, dans l’ensemble de l’archipel, 86 000 personnes en moyenne disparaissent, d’elles-mêmes ; il y a eu un pic dans les années 1990, où l’on a atteint voire dépassé les 100 000 disparitions par an. Du jour au lendemain, ils ne sont plus là. Beaucoup disparaissent sans vraie préparation – des hommes (les cas illustrant ce phénomène sont très majoritairement des hommes) qui se rendent au travail le matin, mais n’y arrivent jamais, et que l’on ne revoit plus ; ils n’ont rien dit à leur épouse, à leurs enfants, à qui que ce soit – ils n’ont pas davantage laissé de lettre expliquant leur geste. D’autres, mais plus rares, se préparent davantage – et fuient la nuit, éventuellement avec l’assistance d’un « déménageur » ; parfois, dans ce cas, ce sont des familles entières qui disparaissent.

 

Ce phénomène est appelé là-bas « évaporation », jôhatsu 蒸発, un mot qui renverrait, selon la légende, au comportement de ces Japonais, ces « évaporés », qui se rendraient alors dans les stations thermales, onsen, pour y prendre un ultime bain chaud purificateur, avant de disparaître… parfois radicalement : un tiers d’entre eux se suicideraient, et généralement dans les deux ou trois jours suivant leur disparition. Mais d’autres, donc, et a priori une majorité, sans forcément s’embarrasser de ce genre de symboles (sans forcément quitter la ville non plus : les évaporés tokyoïtes restent le plus souvent à Tôkyô, ils se noient dans la mégalopole, qui favorise leur oubli), d’autres, donc, « refont leur vie ». Mais halte aux fantasmes souvent associés à cette expression, à Hollywood ou ailleurs : leur sort n’a rien d’idéal… Dans la très grande majorité des cas (les exceptions sont bien rares, et de toute façon jamais mirobolantes), les évaporés se retrouvent à la rue ou dans ces quartiers tel San.ya, à Tôkyô, ou Kamagasaki, à Ôsaka, qui ne figurent même pas sur les cartes – ce sont les marchés des travailleurs journaliers, où personne d’autre ne se rend, sinon les yakuzas. C’est une vie de misère, très rude – absolument rien d’un rêve.

 

Pourquoi font-ils une chose pareille ? Les explications varient selon le cas ; il y a des causes économiques, des causes sociales, bien sûr non exclusives… Liées le cas échéant à l'idée de perdre la face. L’endettement, et l’impossibilité d’y faire face, sont des raisons très fréquentes, et c’était tout particulièrement le cas lors du pic des années 1990, en pleine crise – or le petit crédit à la consommation, au Japon, est largement dans les mains de la pègre, qui peut se montrer « intimidante »… Mais l’aliénation due au travail peut produire des effets similaires – ou un mariage désastreux, etc. Dans le cas des femmes évaporées (très minoritaires), cette dernière cause est fréquente – mais aussi les violences conjugales.

 

On peut a priori s’étonner que, dans un pays ultra-moderne, ultra-technologique et ultra-connecté, et saturé de caméras de vidéosurveillance, etc., tel que le Japon, il soit simplement possible de disparaître de la sorte, et d’autant plus en masse. Mais il y a des explications à cela : la honte associée à l’évaporation (alors même que, pour l’évaporé lui-même, le geste peut avoir quelque chose d’une ultime protestation de son honneur et de son sens des responsabilités ; ici les conceptions japonaises et occidentales demeurent sans doute mutuellement hermétiques), le fait aussi que l'administration japonaise ne centralise pas ses données, et enfin l’inaction de la police. Celle-ci n’enquête pas en l’absence de suspicion de crime ; par ailleurs, quand elle enquête malgré tout, et qu’elle met la main sur l’évaporé, dès l’instant qu’il est majeur et que son geste est volontaire, elle le laisse en paix s'il ne veut pas revenir : on a le droit de disparaître. Cela pose bien sûr des problèmes, notamment en matière de successions ou de situation matrimoniale, mais certaines législations visent à y remédier.

 

La police ne faisant rien, les familles, du moins celles qui entendent retrouver le disparu (le tabou fait que certaines ne veulent plus en entendre parler), n’ont d’autre choix que de se tourner vers les détectives privés, qui ont mis en place un véritable business autour des évaporés – et leurs tarifs sont très élevés. Certains cependant offrent leurs services à titre bénévole, dans un contexte associatif – généralement parce qu’ils ont eux-mêmes été confrontés à des cas d’évaporation, et notamment dans leur famille (ce qui a de quoi susciter des vocations).

 

Certains évaporés sont retrouvés, oui. Ils n’ont pas pour autant l’envie de renouer des liens avec ceux qu’ils ont abandonné parfois plusieurs décennies auparavant… Il y en a qui le font – mais c’est rare, et une expérience souvent douloureuse, pour tout le monde.

 

Avec 86 000 cas par an en moyenne, le phénomène de l’évaporation n’a rien d’anecdotique. Il n’a pourtant été qu’assez peu traité – notamment par les autorités japonaises, ou, à vrai dire, par les sociologues. Certaines œuvres moins « scientifiques » ont pu mettre ce thème en scène, comme par exemple le film d’Imamura Shôhei L’Évaporation de l’homme, en 1967 (tout de même), dont je vais probablement vous parler un de ces jours. Mais, oui, le tabou demeure, ce qui renforce l’intérêt de ce livre français qu’est Les Évaporés du Japon (qui a d’ailleurs été traduit en anglais, ce qui n’arrive pas forcément tous les jours pour un ouvrage de ce type), résultant d’une longue enquête journalistique, menée sur plusieurs années par la reporter Léna Mauger et le photographe Stéphane Remael. Partis au Japon, à l’origine, pour un reportage sur un tout autre sujet, ils ont été confrontés au phénomène jôhatsu et se sont mis à enquêter ; il en est résulté d’abord un premier « récit » pour la revue XXI, en 2009, puis ce livre en 2014.

 

Il contient des témoignages précieux – et même inédits, car les deux auteurs font intervenir aussi bien les familles des disparus… que certains disparus eux-mêmes, qu’ils ont pu retrouver, interviewer, photographier ; il n’y a sans doute pas beaucoup de précédents. Le travail d’enquête illustre aussi bien la variété des cas (par exemple en introduisant le propos avec un évaporé qui s’est fait « déménageur » pour aider d’autres personnes en souffrance à s’évaporer – parce qu’il sait à quoi elles sont confrontées et désire les secourir) que ce qui les unit malgré tout (la pauvreté, les logements insalubres, le travail journalier mal payé et dangereux – exemple ultime avec les travaux de déblaiement à Fukushima ! –, les pressions de la pègre, etc.), et contient nombre de récits poignants (certains évaporés racontent leur histoire dans des chapitres dédiés, à la première personne – procédé un peu « littéraire » dont j’avoue qu’il me laisse un peu sceptique). On indique toujours ou presque depuis combien de temps l’évaporation a eu lieu ; dans maints cas, cela se chiffre en décennies. Les parcours sont rudes, les réponses diverses ; la plupart ont tiré un trait sur leur précédente vie – certains, après tout ce temps, se sentent cependant prêts à revoir ceux qui furent les leurs, mais ils sont assez peu nombreux, et cela n'engage à rien pour l'avenir.

 

Et les familles, justement ? Là aussi, divers tableaux, souvent poignants, parfois édifiants : ceux qui souffrent de l’évaporation d’un proche, et sans doute le tabou joue-t-il en la matière, tendent à s’égarer, à refuser le fait, à refuser d’en rechercher les raisons. Ainsi de cette famille qui en est convaincue : leur fils a été enlevé par la Corée du Nord – une association la confirme dans cette interprétation des choses, qui dénonce des dizaines, des centaines de milliers d’enlèvements par le régime de Pyongyang (il y en a bel et bien eu quelques cas par le passé, mais qui se chiffrent au plus en dizaines d'individus : ici, on est clairement dans le domaine du fantasme).

 

Il y a aussi les détectives – comment ils enquêtent, quel rapport ils entretiennent avec ces affaires, avec les familles, avec les évaporés… surtout quand ils ont eux-mêmes souffert de cas d’évaporation parmi leurs proches.

 

Mais il y a aussi, derrière, le Japon global, en lui-même, en tant que société. Car quelques aperçus nous en sont livrés, qui dépassent les seuls cas d’évaporation, mais peuvent, directement ou indirectement, contribuer à les expliquer – ainsi de ce « camp de l’enfer » où les salarymen « déficients » se voient « rééduqués » à la Full Metal Jacket, mais avec un R. Lee Ermey (RIP) relevant davantage du gourou d’une secte confite dans l’adoration des divinités Travail, Performance, Argent et Sacrifice. Ce qui est proprement terrifiant.

 

Pourtant, j’avouerais que le récit, ici, m’a parfois fait le sentiment de s’égarer un peu – et notamment dans certains clichés ? Nécessités du reportage peut-être, il a parfois recours, avec plus ou moins de pertinence, aux figures et références universelles d’un Japon idéal – que ce soit celui des samouraïs ou de Murakami Haruki.

 

Ces bémols s’imposent, mais le récit journalistique demeure d’une qualité plus qu’appréciable, témoignant d’une longue et difficile enquête, menée avec sérieux et implication. Mais à la plume de Léna Mauger répondent les photographies de Stéphane Remael – et, en matière d’implication, son prologue évoquant des pulsions suicidaires, car le lien est d’emblée établi entre le suicide et l’évaporation, ce prologue donc noue d’emblée les tripes.

 

Mais parlons donc de son travail de photographe – qui est beau et impressionnant. Bien sûr, là aussi, le caractère précieux des témoignages doit être souligné – car certains évaporés (pas tous, loin de là) ont accepté d’être photographiés, ce qui n’avait rien de gagné et a probablement quelque chose d’inédit là encore. Mais les familles, les détectives, etc., passent également sous l’objectif de Stéphane Remael – et, aussi importants, les lieux où errent les évaporés. Un très beau travail, dont vous pouvez avoir quelques aperçus ici.

 

Un ouvrage assez unique, au final – intéressant, riche, poignant parfois, beau aussi, déprimant régulièrement. Un reportage fascinant sur un phénomène qui ne l’est pas moins, et qui appellerait bien davantage d’études.

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Mon effroyable histoire du cinéma, de Kiyoshi Kurosawa

Publié le par Nébal

Mon effroyable histoire du cinéma, de Kiyoshi Kurosawa

KUROSAWA Kiyoshi, Mon effroyable histoire du cinéma : entretiens avec Makoto Shinozaki, traduit du japonais par Mayumi Matsuo et David Matarasso, Pertuis, Rouge Profond, coll. Raccords, [2003] 2008, 157 p.

Je ne me poserais pas forcément en fan du cinéma de Kurosawa Kiyoshi – je crois que je suis trop souvent passé à côté : le cas de Kairo était particulièrement flagrant, mais le regarder bourré n’était vraiment pas une bonne idée ; même chose ou presque pour Charisma, sans aucun doute très joli, sauf qu’à un moment, pour une raison ou une autre, j’ai cliqué sur « pause » et n’ai jamais repris – ça fait bien dix ans de cela... J’en ai vu quelques films pas mauvais mais pas non plus transcendants, dont j’avais pu parler ici (Séance, ou le bien plus récent Creepy) ; d’autres m’ont certes davantage parlé, comme le très plébiscité Cure ou plus récemment Shokuzai… Il faudrait sans doute que je m’y (re)mette avec davantage d’application.

 

Ceci étant, je ne doute pas que le bonhomme a des choses intéressantes à raconter. Certains aspects, liés à son propre cinéma, avaient déjà pu être mis en exergue – la double casquette, pionnier de la J-Horror et amateur de cinéma fantastique d’un côté, accepté par la critique d’art et d’essai de l’autre. Mais le présent petit ouvrage ne parle qu’assez peu du cinéma de Kurosawa Kiyoshi lui-même ; il s’agit bien plutôt de parler des films qu’il aime – et des films d’horreur essentiellement. Pour évoquer tout cela, il discute avec son ancien étudiant, accessoirement critique, et lui-même réalisateur, Shinozaki Makoto.

 

Et les deux sont à fond sur le cinéma bis qui les a formés : un cinéma fantastique japonais qui demeure largement méconnu de par chez nous (et qui est assez peu traité ici, ce que j’ai trouvé un chouia décevant – mais ce n’était pas l’objet du livre ; si je le signale, c’est parce qu’il vaut mieux savoir à quoi s’attendre à cet égard), et (surtout) un cinéma fantastique occidental qu’il n’était pas toujours facile de voir au Japon durant les années d’apprentissage de nos réalisateurs – avant les cassettes vidéo pour partie, avant en tout cas les DVD et Internet. Ce qui introduit un biais intéressant : ce qui les marque le plus n’est pas forcément ce qui a marqué le plus en Occident, même dans les « catégories » les plus pratiquées (incluant le cinéma gothique de la Hammer, etc.)

 

À vrai dire, les deux hommes, en bon geeks échangeant sur un mode décontracté leurs émois filmiques comme autant d’anecdotes de fans, sont volontiers critiques des Grands Maîtres et des Gros Succès, eux qui privilégient un cinéma d’exploitation assumé comme tel ; même dans le cas italien, par exemple, Mario Bava, Lucio Fulci ou Dario Argento ne sont qu’assez peu mentionnés et admirés, au profit de réalisateurs généralement plus obscurs. Et concernant le cinéma anglais ou américain ? De très bonnes choses chez Larry Cohen ou Bob Clark – surtout dans les paroles de Shinozaki Makoto, car Kurosawa Kiyoshi n’a pas forcément vu ces films précisément ; il en a certes vu beaucoup d’autres, parfois bien ésotériques. Mais les patrons du registre ? Hitchcock est peu ou prou détesté – trop artiste, trop abstrait, et la scène de la douche dans Psychose c’est vraiment n’importe quoi. Logiquement, dans ces conditions, DePalma est méprisé – y fait rien qu’à copier. L’Exorciste ? Non, vraiment, non… Et les grands noms de l’horreur américaine des années 1970 ou 1980 ? Faut voir… Carpenter est inégal (sans aucun doute) – et Halloween mauvais, en tout cas ; Craven, à peu près la même chose, en pire (OK) ; Romero ? Zombie est un bon film d’action, mais guère plus (tsk !), etc.

 

Il y en a cependant un qui est épargné – et plus qu’épargné : Tobe Hooper. Kurosawa Kiyoshi est un fan, à donf dans la drepou. Il adule certes par-dessus tout Massacre à la tronçonneuse, mais est aussi très… généreux, disons, avec la carrière ultérieure du réalisateur, qui me fait globalement l’effet d’être bien moins enthousiasmante, tout de même.

 

Les deux cinéastes parlent essentiellement de leurs passions – assez peu de leurs propres films. Cela arrive, cependant – côté Kurosawa comme côté Shinozaki. Et ce dernier, au fil de ces entretiens, a usé d’une technique intéressante : l’étude (un bien grand mot, c’est généralement assez bref) comparée de scènes issues de films de Kurosawa Kiyoshi et de leurs possibles influences, ou du moins parentes, dans le cinéma d'horreur occidental. À mon sens, un des passages les plus intéressants dans ce goût-là est celui qui porte sur Les Dents de la mer – ceci alors que les deux interlocuteurs ne prisent guère Spielberg dans l’ensemble (mais, Hooper oblige, Kurosawa aime Poltergeist, et suppose que le rôle de Spielberg dans ce film a été positif, en incitant Hooper à se lâcher bien plus qu’on ne l’aurait cru).

 

Tout ceci se lit assez agréablement – mais comme une conversation entre potes cinéphiles, d’une érudition bisseuse prononcée. Si le biais mentionné plus haut, sur la diffusion au Japon des films occidentaux évoqués, produit quelques résultats intéressants, on pourra regretter que le cinéma de genre japonais soit ainsi relégué à une position assez mineure. Par ailleurs, le principe même de cette conversation n’est peut-être pas sans inconvénients : on aurait tort, sans doute, pour la seule raison de la relative notoriété de Kurosawa Kiyoshi sous nos latitudes, de voir en lui un « interviewé » et en Shinozaki Makoto un « intervieweur » ; il y a certes, de la part de ce dernier, une certaine déférence, dans la relation de l’élève au maître, mais le ton est assez détendu, informel, au point en fait de l’égalité des interlocuteurs, régulièrement. Ce qui est plutôt sympathique, c'est certain ; cependant, on est tenté, de temps à autre, de trouver que Shinozaki en fait un peu trop, et, notamment, fait un peu trop le malin… Bah, c’est secondaire.

 

Oui, c’est une lecture agréable – mais relativement médiocre, et on n’y trouvera rien de renversant. Même si un enseignement peut sans doute en être tiré : pour apprécier le cinéma de Kurosawa Kiyoshi, se faire une culture dans le cinéma bis européen et américain serait sans doute une bonne idée – et je suis très, très incompétent à cet égard…

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