SIDNEY-FRYER (Donald), The Sorcerer Departs: Clark Ashton Smith (1893-1961), foreword of the publisher [Philippe Gindre], Dole, La Clef d’Argent, coll. Silver Key Press, [1963, 2007] 2008, 64 p.
KLARKASH-TON, ENFIN !
C’était il y a peu encore une de mes plus scandaleuses lacunes dans le domaine des littératures de l’imaginaire (je ne vois guère que celle concernant Robert Silverberg pour rivaliser... et perdurer là maintenant) : je n’avais pour ainsi dire quasiment jamais lu quoi que ce soit de Clark Ashton Smith – et le « quasiment » a quelque chose de passablement mesquin à ce stade. Certes, il y avait bien eu une nouvelle ici, une autre là, mais vraiment pas grand-chose : sauf erreur, je n’avais jamais lu de lui, à cette date, que ses deux nouvelles figurant dans Tales of the Cthulhu Mythos, à savoir « The Return of the Sorcerer » (titrée « Talion » chez nous) et « Ubbo-Sathla », lues en français il y a fort longtemps de cela, et, unique volume à son nom, bien plus récemment, La Flamme chantante.
Il faut dire que, lire Smith, en France… On avait bien édité un certain nombre de ses œuvres il y a quelques décennies de cela (au mieux à partir de la fin des années 1960, l’auteur était déjà mort), notamment chez NéO : autant de livres épuisés depuis fort longtemps et jamais réédités. Si l’on excepte quelques publications, essentiellement d’ordre poétique, à La Clef d’Argent, éditeur pour le moins confidentiel (qui a donc également publié, mais en anglais, le petit livre dont je vais vous parler aujourd’hui), et l’étrange et coûteux petit volume de La Flamme chantante chez Actes Sud (oui) en 2013, il était devenu peu ou prou impossible de lire Smith dans la langue de Bernard Werber. Certes, j’aurais pu le lire en anglais… Mais…
Et puis l’événement tant attendu s’est enfin produit : Mnémos, qui a décidément adopté ces dernières années une ligne très patrimoniale, a lancé un financement participatif pour une nouvelle édition des récits de Clark Ashton Smith consacrés à ses principaux univers récurrents, Zothique tout d’abord, puis Averoigne, Hyperborée et Poséidonis. Le trouvage de corbeau a connu un beau succès, qui a débouché sur la publication d’un très beau coffret comprenant trois très beaux volumes, reliés, avec signet, illustrés, absolument superbes, trois volumes dans lesquels les quatre dits univers sont exhaustivement abordés, ainsi que quelques autres récits de fantasy en guise de bonus, et dans de nouvelles traductions (les anciennes étaient semble-t-il très critiquables – ce qui ne me surprend pas vraiment).
L’occasion rêvée de lire – enfin ! – Clark Ashton Smith en français. Occasion que j’ai aussitôt saisie, même en prenant mon temps pour déguster (je n’ai pas fait dans le binge-reading, comme on dit) : j’ai ainsi achevé il y a peu la lecture du premier de ces trois volumes, consacré aux univers de Zothique et d’Averoigne, et le résultat a été à la hauteur de mes attentes – ou, non : mieux que ça ! Je vous en parlerai très bientôt ici même…
Toutefois, avant de m’étaler, avec plus ou moins de compétence, sur Zothique et Averoigne, il m’a paru opportun de consacrer un article préalable à l’auteur et à son œuvre. Deuxième effet Kiss Cool : la parution du beau coffret chez Mnémos m’a donc aussi incité à ressortir de ma bibliothèque de chevet ce petit ouvrage paru à La Clef d’Argent, ou plutôt Silver Key Pess, puisqu’il a été publié en anglais, oui, petit ouvrage qui prenait la poussière depuis bien trop longtemps, et dont je ne doute pas qu’il constitue une introduction utile à l’œuvre littéraire de Clark Ashton Smith – ce, sous toutes ses formes.
DE MENTOR À DISCIPLE
L’auteur est Donald Sidney-Fryer, sans doute un des plus fameux, voire le plus fameux, des connaisseurs de la vie et de l’œuvre de Clark Ashton Smith. Un nom, dès lors, que j’avais régulièrement eu l’occasion de croiser dans mes lectures portant sur la critique lovecraftienne – après tout, on juge souvent Smith indissociable de Lovecraft, et, si l’on y adjoint Robert E. Howard, nous avons ainsi « les Trois Mousquetaires » de Weird Tales ; par ailleurs des amis de plume, qui ont beaucoup correspondu, s’ils ne se sont jamais rencontrés. J’avais donc lu quelques articles ici ou là, dus à notre auteur – pas grand-chose, mais suffisamment pour m'en faire une vague idée, ou plus raisonnablement pour intégrer son association essentielle avec Clark Ashton Smith ; par exemple en le reconnaissant dans un des personnages figurant dans le roman de Fritz Leiber Notre-Dame des Ténèbres.
Contrairement à la plupart des autres critiques smithiens semble-t-il, Donald Sidney-Fryer a pour sa part rencontré Clark Ashton Smith, à deux reprises, dans les quelques années précédant sa mort en 1961. Deux rencontres marquantes, qui ont pu donner au jeune poète qu’il était alors l'impression d’avoir trouvé un mentor – peu ou prou le sentiment que ledit mentor avait pu ressentir, une cinquantaine d’années plus tôt, avec George Sterling. Ce lien très fort a décidé de la carrière de notre auteur, tant poétique (et ce jusqu’à nos jours, s’il faut sans doute mettre en avant ses Songs and Sonnets Atlantean, mais aussi ses performances scéniques) que critique (essentiellement en rapport avec Clark Ashton Smith, mais pas uniquement, car l’auteur s’est aussi intéressé à d’autres des « romantiques californiens », incluant notamment George Sterling et Nora May French, ainsi qu’à d’autres sujets encore, comme le ballet, etc.).
En 1963, soit environ deux ans après la mort de Smith, et probablement du fait de l’indifférence généralisée à l’égard de ce décès tant dans les milieux poétiques que dans ceux de la science-fiction et de la fantasy, constat rageant, Donald Sidney-Fryer a livré « The Sorcerer Departs », qui est probablement le premier article « bio-bibliographique » d'ampleur consacré au Barde d’Auburn, et qui reste une référence importante aujourd’hui. À l’époque, l’article figurait dans une anthologie hommage intitulée In Memoriam: Clark Ashton Smith, mais il a ensuite été réédité, sous forme de livre indépendant, en 1997, chez la maison bien nommée Tsathoggua Press, puis, dix ans plus tard, sous la forme du présent petit volume, à l’enseigne française de La Clef d’Argent. L’essai initial a connu quelques retouches éparses à fins d’actualisation, mais l’essentiel n’a pas bougé – et l’essentiel, ici, c’est l’enthousiasme, la passion proprement dévorante.
LE POÈTE D’ABORD
La vie de Clark Ashton Smith a été globalement banale, pour ne pas dire terne – ce qui n’en fait sans doute pas un sujet idéal pour une biographie. Au point, en fait, où rien ne semble offrir une prise adéquate pour « mythifier » le quotidien du poète, comme on l’a fait, plus ou moins consciemment, pour Lovecraft, et probablement aussi, encore qu’à un tout autre degré, pour Howard. Le relatif ermitage à Auburn, Californie, État rarement quitté ; un épisode mêlant tuberculose et dépression qui aurait ses conséquences sur le long terme ; un mariage très tardif… Admettons, mais pas grand-chose à se mettre sous la dent – du moins dans le registre sensationnaliste.
Mais la biographie littéraire se passera très bien de ce registre. Il y a bien des choses à dire, concernant la vie et l’œuvre de Smith – mais dans une optique sensiblement différente, ai-je l’impression, que ce dont on a l’habitude avec les deux autres « mousquetaires ».
Cela tient peut-être à l’extraction culturelle du personnage ? Car, bien plus que Lovecraft ou Howard, Smith était un poète avant que d’être un conteur – un conteur hors-pair, certes… Mais les avis semblent unanimes : Smith était d'abord et surtout un immense poète ; et c’est bien pour cela que George Sterling l’a pris sous son aile, tout jeune homme. Dans les années 1910, dès la parution de son premier recueil, The Star-Treader and Other Poems, le jeune barde californien suscite l’attention plus que bienveillante de la critique – d’aucuns voient bientôt en lui l’égal de Keats. Deux autres recueils, ultérieurs, confirmeront cette première impression, Ebony and Crystal en 1922, et Sandalwood en 1925. Son long poème The Hashish-Eater, en 1920, est porté au pinacle comme une œuvre d’une parfaite conception, d'un imaginaire incomparable, et d’une force immense, n'ayant d'égale que son importance.
Mais personne ne s’y trompait à l’époque – et certainement pas Smith lui-même, mais Sterling pas davantage : le jeune poète, si « différent », s’envisageant lui-même comme plus anachronique encore que Lovecraft (avec qui il entre en contact au début des années 1920 via Samuel Loveman), ne pouvait probablement pas rencontrer le succès qu’il méritait, a fortiori de son vivant. En 1922, The Waste Land de T.S. Eliot bouleverse la poésie anglo-saxonne, et, davantage dans l’air du temps peut-être, suscite un écho dont n’aurait jamais pu rêver Smith pour son Hashish-Eater. Ceci dit, l’air du temps… Smith avait son opinion à ce propos : « The true poet is not created by an epoch; he creates his own epoch. » Il n’a à vrai dire rien fait pour arranger les choses : aussi célébrés par les critiques soient les recueils Ebony and Crystal et Sandalwood, leur diffusion très confidentielle, et c’est peu dire, ne pouvait tout simplement pas aider à sa reconnaissance en tant que grand poète.
Ce qu’il était pourtant – et d’une manière qui lui était propre : qui pouvait emprunter à Poe, l’idole de l’auteur comme elle l’était pour Lovecraft, qui pouvait aussi évoquer Sterling, mais était bien avant tout Clark Ashton Smith, et rien d’autre. L’auteur a semble-t-il tout particulièrement brillé, même si bien moins abondamment qu'en vers (on compte dans les 800 poèmes, ici), dans le registre du poème en prose (surtout dans Ebony and Crystal), registre jugé plus « français » qu’ « anglo-saxon », via l’influence déterminante de Baudelaire – l’autre grande idole de Smith, qui l’a même traduit à plusieurs reprises… alors même qu’il venait tout juste de se mettre à l’étude du français par ses propres moyens ! En fait, il a également écrit des poèmes en français, et plus tard, dans les mêmes conditions, en espagnol...
Baudelaire, bien sûr, fait le lien avec Poe – en qui on a pu voir le premier maître du poème en prose. Mais les admirations françaises de Clark Ashton Smith ne s’en tiennent pas à l’auteur des Fleurs du Mal et (surtout ?) du Spleen de Paris (ou Petits Poèmes en prose...). Lovecraft, entre autres, ne s’y trompait guère, qui voyait derrière le poète tant d’auteurs décadents (surtout) et symbolistes, voire des Parnassiens ; mais aussi, probablement, le Flaubert pré-décadent de La Tentation de saint Antoine, ou un Hugo, ou un Verlaine, ou un Rimbaud (on a pu avancer que le nom du continent de Zothique empruntait à l’Album zutique de ce dernier, œuvre méchamment parodique, mais, euh, je ne sais pas trop, quand même, ça sonne comme une blague…). Autant de références que Donald Sidney-Fryer, que sa page Wikipédia qualifie de « francophile », cite volontiers lui-même.
La singularité essentielle de Smith demeure – et son statut de poète avant tout.
LE CONTEUR DANS LA CONTINUITÉ DU POÈTE
Mais Clark Ashton Smith n’avait rien d’un personnage unilatéral. Sa bonne presse, même confidentielle, dans le milieu de la poésie n’excluait pas d’autres approches de l’écriture, ou même d’autres arts : le poète était aussi sculpteur (mais plutôt vers la fin de sa vie) et dessinateur, outre qu’il ne rechignait pas le moins du monde aux tâches manuelles.
Il donne un peu l’impression, à tort ou à raison, d’un homme plus ou moins lunatique, ou en tout cas prompt à s’investir à fond dans une tâche pour un temps, avant de la remiser de côté brutalement pour s’impliquer de toutes ses forces dans une autre chose encore, etc. Il y a donc des phases dans la biographie artistique de Smith : après une période, dans les années 1910 et l’essentiel des années 1920, où Smith écrit et publie beaucoup de poésie, ce qui n’exclut certes pas l’évolution (ainsi bien sûr de l’intérêt pour la forme rare du poème en prose, mais cela peut valoir également, semble-t-il, pour son emploi des alexandrins, tout aussi rare en langue anglaise), il consacre environ une décennie à l’écriture de fictions (entre 1928 et 1938), exercice qu’il avait déjà pratiqué dans ses années de formation longtemps auparavant (dans un registre sous haute influence des Mille et Une Nuits et du Vathek de William Beckford, ce qui perdurerait – noter ici encore que ces mêmes références ont été cruciales pour Lovecraft), mais totalement abandonné depuis ; ces dix années lui suffisent à produire pas loin de 140 nouvelles, soit la quasi-totalité de ses fictions sur l’ensemble de sa carrière ! Mais, pour quelque raison que ce soit là encore (on a pu avancer que la mort rapprochée de ses parents ainsi que de H.P. Lovecraft aurait joué un rôle), Smith met à nouveau de côté la fiction à l’aube des années 1940 pour ne quasiment plus y revenir jusqu’à sa mort en 1961 ; il écrit encore de la poésie durant ces vingt années, mais beaucoup moins que dans les années 1910 et 1920, et confesse alors volontiers prendre bien plus de plaisir à sculpter des formes étranges…
Mais cette inconstance, que l’on serait très tenté d’établir, est peut-être trompeuse ? Si Donald Sidney-Fryer, poète lui-même, voit avant tout en Smith un grand poète, ce n’est certainement pas pour dénigrer ses récits de science-fiction et de fantasy (la plupart des premiers étant publiés par Hugo Gernsback dans Wonder Stories, la quasi-totalité des seconds dans Weird Tales, en dépit d’un Farnsworth Wright plus qu’à son tour frileux – et même parfois scandalisé par ce que le Barde d’Auburn, volontiers grivois, lui soumettait !) ; il a des mots éloquents à l’encontre d’une certaine intelligentsia littéraire portée à la détestation des pulps. De toute façon, les récits de Smith n’ont guère besoin d’être ainsi défendus : leur brio parle pour eux – je ne vais pas m’attarder sur le sujet ici, cela attendra bien mon retour sur Zothique et Averoigne.
Mais voilà : pour Donald Sidney-Fryer, séparer ces deux pans de l’œuvre de Clark Ashton Smith ne fait pas vraiment sens. À l’en croire, les poèmes en prose à partir d’Ebony and Crystal préparaient le terrain aux nouvelles de Zothique et compagnie – au point, en fait, où ces récits de fantasy devraient être envisagés comme des « développements » sur une base de poèmes en prose… voire, tout simplement, comme des poèmes en prose par eux-mêmes. Il est vrai que l’auteur, retournant à Poe via Baudelaire, célèbre notamment « Le Masque de la Mort Rouge » comme semblable poème en prose, et peut-être le meilleur de tous. À ce compte-là, « L’Empire des Nécromants » pourrait très bien être considéré comme un poème en prose, certains textes comme « Le Sombre Eidolon » affichant plus encore cette tendance, en brodant paradoxalement sur la référence possible à La Tentation de saint Antoine, même si le meilleur exemple, pour nous en tenir encore au cycle de Zothique, serait peut-être l’excellent « Xeethra »… Hors Zothique, on pourrait probablement citer « Ubbo-Sathla », etc.
Il est vrai par ailleurs qu’il y a une identité de méthode, notamment dans l’usage délibéré de cette langue très riche, sonore, rythmée, porteuse d’hallucinations grandioses et de périples fantastiques, dont le propos est, de l’aveu même de l’auteur, de « transporter » le lecteur ailleurs via le choc délicieux d’un exotisme radical, peu ou prou extraterrestre, et soigneusement élaboré.
Pour autant, je ne suis pas tout à fait convaincu, ici – sans doute parce que, à tort ou à raison, j’ai du mal à adopter l’expression « poèmes en prose » pour qualifier des textes qui, aussi beaux, musicaux et chatoyants soient-ils, sont tout de même construits sur la base d’une narration… même en ayant bien conscience de ce qu’elle ne constitue régulièrement qu’un prétexte. Alors, oui, peut-être...
RECONNAISSANCE
Je ne me sens pas de m’étendre davantage sur le sujet ici : il sera bien temps d’y revenir, et en détail le cas échéant, au fil de mes chroniques des trois tomes de « l’Intégrale Clark Ashton Smith » (qui n’en est pas une, mais fait tout de même son poids) parue chez Mnémos ; très bientôt, donc, Zothique et Averoigne.
Mais justement : je n’ai eu l’occasion de lire ces textes en français que tout récemment, précisément du fait de cette salutaire entreprise éditoriale. Et la situation n’est pas forcément meilleure en Anglo-saxonnie, si ça se trouve… Le constat dépité de Donald Sidney-Fryer, déplorant le silence mesquin autour de la mort de Clark Ashton Smith en 1961, est peut-être toujours valable ? Espérons que cela na durera pas.
Car il est tout de même fâcheux qu’un auteur aussi visiblement doué, et dans tant de registres, ne soit plus guère « connu » aujourd’hui que comme étant « le type avec qui Lovecraft correspondait, là » (et c’est un fan de Lovecraft qui écrit ça, oui ; un fan, par ailleurs, qui ne s'est pas comporté autrement jusqu'alors, mea culpa). Mon premier vrai contact avec l’œuvre smithienne, aussi tardif soit-il, m’a très tôt persuadé de l’injustice de cette situation : pareil corpus mériterait bien d’être connu et loué pour lui-même ! Ceci, en outre, pour les seules fictions de l’auteur ; or Donald Sidney-Fryer, le disciple, n’est certes pas le seul à porter au pinacle la poésie de Smith ! C’est là un domaine qui me dépasse, je plaide coupable… Mais il y a donc du boulot, globalement.
Le petit livre de Donald Sidney-Fryer peut s’avérer très utile dans cette tâche. Je n’ai pas eu l’impression, à le lire, d’un travail d’une finesse critique extrême ; et qui ne s’intéresserait qu’aux seules fictions de Klarkash-Ton pourrait renâcler devant cette étude qui met clairement la poésie en avant. Toutefois, c’est je suppose une bonne voire une très bonne introduction à la vie et à l’œuvre d’un auteur singulier et brillant, dont on ne peut qu’espérer qu’il resurgisse enfin en pleine lumière : il le mérite assurément, et nous l’avons trop longtemps oublié.
L’Appel de Cthulhu (V7) : Le Sens de l’Escamoteur, [Call of Cthulhu: The Sense of the Sleight-of-Hand Man], Sans-Détour, [2013] 2017, 139 p.
RÊVE D’OPIOMANES
Retour à l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve, pour la septième édition française de L’Appel de Cthulhu: après Les Contrées du Rêve à proprement parler, et Kingsport, la cité des brumes, deux suppléments de bonne à très bonne tenue, mais quelque peu antiques le cas échéant, on passe à tout autre chose avec Le Sens de l’Escamoteur, une campagne cette fois, conçue par Dennis Detwiller (qui a écrit le supplément mais a aussi semble-t-il réalisé la majeure partie de ses illustrations, dans un style qui m’a laissé perplexe au départ mais que j’ai fini par trouver finalement assez sympathique) en 2013 pour Chaosium, et qui demeurait inédite en français.
Le Sens de l’Escamoteur est une campagne forcément différente de la quasi-totalité de celles au riche catalogue de L’Appel de Cthulhu, dans la mesure où elle se passe presque entièrement dans les Contrées du Rêve – si l’on excepte un bref prologue et un tout aussi bref a priori épilogue – lesquels sont censés prendre place à New York en 1925, même si je suppose qu’une autre grande ville pourrait faire l’affaire, et peut-être aussi une autre date. Noter une chose, cependant, même si elle n’est explicitement avancée qu’en toute fin de volume : cette campagne pourrait éventuellement constituer une sorte de prologue assez bizarre à la grosse campagne Les Masques de Nyarlathotep (laquelle doit ressortir bientôt chez Sans-Détour, adaptée à la septième édition française de L’Appel de Cthulhu, mais en même temps que Le Jour de la Bête, campagne autrefois titrée Les Fungi de Yuggoth, qui peut jouer ce même rôle avec davantage d’ampleur ; je suppose à vue de nez que ces deux options sont incompatibles, mais à vrai dire je n’en sais rien).
Reste que le Monde de l’Éveil est largement hors-sujet dans Le Sens de l’Escamoteur. D’ailleurs, même les personnages qui y sont spécialement créés en tout début de partie… sont en fait rapidement laissés de côté, compétences intellectuelles mises à part (sauf erreur). En effet, ces PJ, qui ont un point commun, celui d’être toxicomanes (a priori opiomanes, mais des aménagements sont envisageables), sont violemment propulsés de manière « physique » dans les Contrées du Rêve, où ils occupent de nouveaux corps... Sur cette base, leur tâche est toute trouvée : leur mode spécifique d’arrivée dans les Contrées leur interdit d’en partir comme un rêveur lambda – il leur faut trouver un moyen « physique » de regagner le Monde de l’Éveil. D’où leur « quête », dans cet univers de fantasy très coloré et chatoyant : trouver comment partir.
Et c’est bien d’une campagne de fantasy qu’il s’agit, où les réflexes habituels d’investigation n’ont guère leur place. Les personnages vont devoir voyager énormément, et, au cours de ces périples plus ou moins maîtrisés, ils feront quantité de rencontres terribles et merveilleuses… Par ailleurs, il s’agit d’une campagne souple, globalement non linéaire, où les opportunités de voyages et de rencontres sont très diverses – peut-être la dimension la plus agréable de la campagne, d’ailleurs.
Allez, explorons tout ça. Et, cela va de soi, je vais bien évidemment SPOILER comme un porc, tenez-vous-le pour dit...
APPROCHE...
Les toxicos abandonnées dans les Contrées... Un point de départ intéressant, non ? Je le crois. Reste que la première approche de la campagne n’est guère aisée, notamment du fait d’une présentation un peu déconcertante – c’est peut-être secondaire, mais un petit effort, ici, aurait été très appréciable (et niveau traduction et relecture aussi, comme d'hab', quoi...).
En effet, la campagne s’ouvre sur trois brefs « scénarios » (« Deux Esprits semblables », « Les Tong et M. Lao » et « La Vie dans un rêve »), qui n’en sont en fait pas du tout. Ces pages mélangent indications générales sur la campagne, dimension narrative propre au prologue new-yorkais et règles spécifiques dans le contexte des Contrées du Rêve, d’une manière passablement bordélique, et vraiment pas claire… Les redondances sont nombreuses, tandis que certains points essentiels ne sont que très hâtivement exposés au détour d’un ligne perdue au milieu d’une page. Et c’est dommage, parce qu’il vaut mieux avoir les idées claires concernant tout ceci, avant de se lancer véritablement dans l’aventure. C’est un souci de rédaction, pas insurmontable sans doute, mais vaguement ennuyeux tout de même.
Une chose à noter : comme souvent avec les scénarios impliquant les Contrées du Rêve, j’ai l’impression,Le Sens de l’Escamoteur prend régulièrement quelques distances avec le background censément canonique figurant dans le supplément Les Contrées du Rêve. En tant que tel, ça n’est pas forcément un problème. Par contre, il faut relever que cela peut avoir certaines conséquences plus ou moins techniques – par exemple, concernant les langues des Contrées.
… ET ENCOCHES
Mais, surtout, il y a un point de règles qui change considérablement par rapport au supplément Les Contrées du Rêve, et qui concerne la Compétence « Rêver » – soit celle dont font usage les rêveurs pour modifier la nature même du Rêve autour d'eux, à la manière d’un « rêve dirigé ». Dennis Detwiller n’est pas satisfait par le système très simple employé jusqu’alors, dont il recommande expressément de ne pas faire usage, et il en propose un autre, dont la pertinence me laisse tout de même un peu sceptique : c’est le système des « encoches ».
L’idée, en gros, est que les investigateurs ne peuvent véritablement influencer le Rêve qu’en fonction de leur prise de conscience de ce que leur environnement est malléable ; dès lors, leur perception d’infimes changements dans le décor leur donne le pouvoir de susciter d’autres changements. Dans le principe, ça me paraît assez intéressant, mais je crains qu’en pratique cela ne devienne vite artificiel, et peut-être même lourd… Car le Gardien a la main, ici. C’est à lui de glisser dans ses descriptions de subtils changements censés mettre la puce à l’oreille des joueurs. Quand le Gardien perçoit qu’un PJ a remarqué une variation, il lui accorde une encoche ; plus il a d’encoches, et plus ses tentatives ultérieures de modeler le Rêve auront des chances de réussir – mais, plus drastiquement, il faut de toute façon un nombre minimum (mais variable) d'encoches pour s’y essayer : la capacité à façonner le songe, pour les PJ, n’existe donc pas en toutes circonstances.
Ce qui complique potentiellement la donne, c’est que tout ceci est censé se faire de manière implicite. Le Gardien gère tout cela, et doit agir avec subtilité – le but n’est certainement pas que le PJ braille : « Hey, là, truc bizarre, encoche ! » Le Gardien doit comprendre que le joueur a remarqué l’altération, mais sans qu’aucun des deux ne le dise expressément. D’ailleurs, les joueurs ne sont censés rien savoir des encoches et de leur utilité, pas même le nombre d’encoches dont ils disposent, dont le compte est secrètement tenu par le Gardien, et encore moins le nombre d’encoches dont ils ont besoin pour modeler le Rêve, en fonction de leurs intentions…
Je redoute, à vue de nez, que les modifications subtiles de l’environnement (dont quelques exemples sont suggérés en tête de chaque scénario) ne finissent par alourdir inutilement les descriptions, tandis que l’indécision générale quant à ce qui est faisable et dans quelles conditions viendrait tout bonnement diminuer drastiquement voire anéantir la possibilité même du rêve dirigé. Ce que je trouverais un peu dommage, parce que c’est une particularité amusante de l’idée même des Contrées du Rêve…
Bien sûr, ce n’est qu’une impression d’après lecture, et je peux très bien me tromper – vos retours d’expérience sont bienvenus, si jamais.
DE NEW YORK À SARKOMAND
Mais approchons maintenant le récit. La campagne est donc censée débuter à New York en 1925. Les personnages sont tous des toxicomanes, et lourdement endettés auprès de leur fournisseur commun, le fourbe M. Lao. À noter : en dépit de ce lien qui les rapproche, les personnages ne sont alors pas censés se connaître ; ils ne sont que des clients, mutuellement indépendants.
Avoir des dettes auprès d’un trafiquant de drogues associé aux Tong, et au service duquel nombre de gorilles sont prêts à poutrer les clients indélicats, n’est déjà pas, à la base, une très bonne idée. Pourtant, la vérité est bien pire – car M. Lao est un adorateur de Nyarlathotep, en cheville avec les Hommes de Leng et les Bêtes Lunaires des Contrées du Rêve ! Et les clients à sec tels que les PJ sont une aubaine pour lui – car sa vraie tâche sur Terre consiste à exiler à Sarkomand des individus dotés d’un certain potentiel (concrètement, un niveau de POU élevé), dont les plus sinistres habitants des Contrées sauront assurément quoi faire… Et le Chaos Rampant lui-même a semble-t-il ses plans, certes incompréhensibles, concernant les PJ !
Aussi M. Lao force-t-il ces derniers à découvrir les effets d’une nouvelle drogue, appelée « bywandine » (aucune idée de comment ça se prononce), laquelle les projette dans les Contrées, de manière « physique », au sens où ils n’y sont pas seulement en rêvant eux-mêmes, et n’ont d’autre possibilité pour retourner dans le Monde de l’Éveil que de trouver un portail leur permettant de faire « physiquement » le voyage en sens inverse. Ils ne sont pas censés le savoir à ce moment-là de la partie, mais leurs « vrais » corps sont d'ores et déjà désintégrés, et ils ne les retrouveront jamais… D’ici-là, ils atterrissent donc dans un horrible charnier de Sarkomand, au milieu d'une pile de corps sans âme : tous occupent un nouveau réceptacle, donc, avec ses caractéristiques (notamment) physiques propres, et l’expérience peut assurément s’avérer déstabilisante.
Mais ils ne peuvent pas rester là sans rien faire, aussi déboussolés soient-ils. A priori, ils ne savent alors rien des Contrées du Rêve et de leur mode de fonctionnement, mais ils comprendront rapidement qu’il leur faut fuir les terribles menaces qui pèsent sur eux dans les ruines de Sarkomand – où il ne ferait pas bon s’attarder, surtout la nuit…
Ce n’est toutefois que progressivement qu’ils prendront conscience de leur « quête » : trouver ce portail leur permettant de retourner dans le Monde de l’Éveil (et, croient-ils, les pauvres fous, ah, ah, ah, de réintégrer leurs « vrais » corps…). À cette fin, ils pourront croiser divers personnages à même de les éclairer quelque peu sur tout cela. Déjà, à Sarkomand, ils peuvent rencontrer semblable personnage, appelé Le Percepteur, un esclave veule et guère aimable, mais non sans ressources, ne serait-ce que parce que lui, au moins, sait ce que sont les Contrées.
Mais, dans l’immédiat, il s’agit donc de quitter Sarkomand. Comment ? Et pour quelle destination ? C’est tout le propos, ma bonne dame : la campagne, non linéaire, après ce préambule à Sarkomand, et avant l’étape finale, qui sera très certainement le Bois Enchanté à côté d’Ulthar, où tout le monde sait qu’il se trouve un portail comme celui que cherchent les PJ, la campagne donc propose d'ici-là divers modes de déplacement, alternatifs ou successifs, ainsi que diverses destinations, en fait probablement des étapes. Le Gardien est régulièrement incité à alambiquer le périple des PJ, en variant les plaisirs, avec éventuellement de très fâcheux retours en arrière, mais, en tout cas, rien n’impose aux rêveurs d’emprunter les trois modes de déplacement, pas plus que de se limiter à un seul, ou de se rendre ou pas aux quatre destinations autres qu’Ulthar.
La souplesse est essentielle, et l’improvisation a son importance ; heureusement, le supplément est probablement bien mieux conçu à cet égard que ce que les trois premiers « scénarios » pouvaient laisser craindre. J’imagine cependant que le Gardien ferait bien d’être un minimum expérimenté avant de s’y lancer, car il faut manier pas mal de choses différentes et faire preuve de souplesse, donc, tandis que les joueurs n’ont pour leur part pas forcément besoin d’être très capés – en notant cependant que l’adversité est assez conséquente, où que se rendent les PJ, d’autant qu’il y a régulièrement des « erreurs fatales » impossibles à rattraper : l’éventualité de ce que l’un ou plusieurs des personnages périssent dans leur quête est relativement élevée, et, pour le coup, la possibilité de fournir des PJ de remplacement n’est pas toujours si évidente...
TROIS MANIÈRES D’ERRER
Quelques mots, sans me montrer trop exhaustif, sur les différents modes de déplacement offerts aux PJ – au nombre de trois, qui ont chacun leur propre « scénario » (qui n’en est peut-être pas tout à fait un, mais tout de même bien plus que les trois « scénarios » du préambule).
À Sarkomand, les PJ peuvent donc emprunter un des trois moyens suivants pour fuir la ville : ils peuvent partir par la mer, en « empruntant » une galère noire des Hommes de Leng (ah, ouais, quand même…) ; ils peuvent partir à pied, et probablement tenter de gagner Inquanok, la ville humaine la plus proche ; ou ils peuvent s’aventurer dans le Monde Souterrain… à leurs risques et périls.
Mais les chapitres consacrés à ces divers modes de déplacement ne concernent pas que les seuls voyages partant de Sarkomand. En fait, le Gardien est incité à y piocher des éléments par-ci par-là, et il en restera normalement bien assez pour un autre voyage, impliquant un tout autre point de départ, et une tout autre destination ; multiplier les approches du voyage serait incontestablement un plus.
En bateau
La première opportunité de voyage à être développée consiste à prendre la mer – et très probablement en « empruntant » une galère noire des Hommes de Leng, donc. Ce qui, disons-le, n’a rien d’évident – ou ne devrait rien avoir d’évident… J’ai du mal à envisager cette éventualité comme crédible, et ça s’applique aussi, bien sûr, à la capacité des PJ à manœuvrer le bateau.
Mais admettons. Au-delà de cette difficulté initiale, ce n’est pas la pire des solutions… Il y a certes des dangers en mer, incluant une flotte pirate psychopathe et une titanesque créature appelée Chimère des Nuages, mais c’est aussi l’occasion de mettre la main sur une sorte d’ « artefact » qui n’en est pas un, à savoir l’Œil de Nodens, qui pourra s’avérer très utile par la suite ; eh, c'est qu'il faut au moins ça pour affronter Nyarlathotep et ses sbires...
Le vrai souci pour les PJ, concernant ce procédé, est peut-être ailleurs – et, pour le coup, il ne figure donc pas dans ce chapitre de voyage. Et c’est que les diverses cités des Contrées du Rêve, le plus souvent, voient d’un très mauvais œil les galères noires des Hommes de Leng… Certaines sont disposées à commercer avec ces esclaves des Bêtes Lunaires (car ils n'ont pas idée de ce qu'il en est, en principe), mais d’autres auront tendance à leur fermer l’accès à leurs ports, sinon à tirer à vue… Mais, là, la situation diffère pour chaque « destination ».
À pied (en surface)
Le voyage à pied est également envisageable. À s’en tenir au seul chapitre qui lui est consacré de manière générale, c’est probablement le mode de locomotion le plus sûr. Nombre de rencontres sont décrites, incluant des choses très inquiétantes et des brigands en guise d’ersatz des pirates, mais aussi d’autres figures beaucoup plus sympathiques. En fait, ce moyen de locomotion est probablement le plus à même de faire prendre conscience, hors les murs, de ce que les Contrées du Rêve sont à la fois fascinantes, belles, apaisantes, etc., et terribles, redoutables, cauchemardesques. Quelques voyages à pied seraient donc très appropriés – mais justement : rien n’impose que les rêveurs empruntent toujours le même mode de déplacement, aussi peut-on les panacher au fil de la campagne…
Mais ce caractère relativement paisible, de manière générale, doit régulièrement être pondéré par les spécificités des villes faisant office de destinations, dont les chapitres adéquats consacrent régulièrement quelques paragraphes au voyage, par voie de terre ou autre, dans leur direction. Ainsi, dans l’hypothèse où les joueurs choisiraient de fuir Sarkomand à pied, et probablement pour se rendre à Inquanok, la grande ville humaine la plus proche, il faudrait également se pencher sur le chapitre consacré à Inquanok pour déterminer comment se déroule le voyage, car il pose les principes de la traque des PJ par des Hommes de Leng, ou, pire encore, évoque leur rencontre potentielle avec des Araignées de Leng bien plus redoutables…
Mais je vous le garantis : il y a bien, bien pire.
Via le Monde Souterrain
Oui, bien, bien pire, c’est le Monde Souterrain… Avec un périple qui peut facilement s’éterniser, et dans les pires des conditions – dont l’obscurité n’est pas la moindre, propice à bien des scènes d’horreur percutantes. C’est un aspect très particulier des Contrées du Rêve – et très enrichissant : au moins une excursion dans le Monde Souterrain serait sans doute très bienvenue dans la campagne, par principe. Mais attention, c’est mortifère… Et tout cela pourrait facilement virer à l’interminable course-poursuite dans les ténèbres, avec, tapis dans l’ombre, quantité de goules, de ghasts et de gugs ; ces derniers sont peut-être tout particulièrement à craindre, car ils représentent une menace littéralement colossale, et ont des spécificités qui en font des antagonistes de choix dans la perspective d’un survival désespéré dans le noir.
Les PJ peuvent certes croiser des personnages plus aimables dans le Monde Souterrain : la goule Madaeker peut jouer un grand rôle dans la campagne (y compris à sa toute fin), en fournissant nombre d’informations pertinentes aux rêveurs ; et il faut sans doute aussi mentionner Graal l’Ancien, dans un registre bigger than life qui ne devrait pas laisser indifférent.
Reste que c’est le mode de déplacement le plus dangereux – et de loin. Le Sens de l’Escamoteur fait partie de ces suppléments pour L’Appel de Cthulhu, relativement nombreux j’ai l’impression, qui aiment bien semer dans leurs paragraphes des remarques du genre : « Si les investigateurs sont assez stupides pour faire ceci ou cela », etc. Cela revient particulièrement souvent dans ce chapitre, même si également dans quelques autres ; et, dans tous les cas, les PJ, à la suite de mauvais choix, risquent plutôt deux fois qu'une de se retrouver dans une situation inextricable, dont ils n’ont absolument aucune chance de se tirer vivants. Et, pour le coup, intégrer des personnages de remplacement n’a décidément rien d’évident...
QUATRE DESTINATIONS (OU ÉTAPES)
Quel que soit le mode de déplacement choisi par les joueurs, et qui peut donc changer régulièrement, la campagne décrit quatre villes (plus ou moins habitées…) où les PJ peuvent aboutir – sans jamais d’obligation. Chacune de ces « étapes » a sa singularité, en proposant généralement comme une sorte de « sous-quête » (ou plusieurs), permettant aux Rêveurs de se rapprocher à terme de leur but, le Bois Enchanté situé près d’Ulthar (cette dernière destination, à la différence des quatre autres, étant en principe obligatoire, je n’en traiterai qu’ultérieurement et séparément). Ces quatre destinations sont plus ou moins « probables », fonction des choix des joueurs, mais toutes offrent d’appréciables opportunités d’aventure – et de bien cruels dilemmes, souvent.
Inquanok
On commence donc par Inquanok, la ville la plus proche de Sarkomand. Du coup, le moyen le plus logique de s’y rendre serait, en tout début de campagne, à pied depuis la ville maudite ; c’est d’ailleurs la seule ville accessible à pied dans ces conditions, l'océan sépare Sarkomand et Inquanok des autres villes développées dans la campagne. Comme dit plus haut, ce périple peut s’annoncer difficile, car Hommes de Leng et Araignées de Leng seront probablement de la partie, à ce stade ; mais ce n'est certes pas insurmontable.
Une fois à Inquanok, trait relativement récurrent, les rêveurs, du fait de leur statut particulier en tant qu’allogènes par excellence, se verront offrir la possibilité d’intervenir dans la politique de la cité en tranchant un bien complexe débat qui demeure au point mort. Mais, pour cela, il leur faudra accomplir une « quête », consistant à se rendre auprès d’un oracle mécanique aux environs du sinistre plateau de Leng… Un moyen sans doute un peu artificiel mais qui vaut ce qu’il vaut, pour les PJ, de poser au sage à vapeur des questions qui les intéressent plus directement – et au premier chef, bordel, comment quitter cet endroit ! Heureusement, le dilemme politique de base est assez intéressant – et quand les PJ devront choisir, il faudra faire en sorte qu’ils en pèsent bien les conséquences, éventuellement redoutables… dans les deux cas.
Outre les rencontres de Sarkomand à Inquanok, ce chapitre décrit donc aussi plusieurs rencontres entre Inquanok et l’oracle. Certaines sont intéressantes, que ce soit au regard de l’ambiance ou de l’action, mais une est à mon sens de trop – des morts-vivants qui me paraissent trop balaises, au risque d’anéantir très tôt le groupe (puisqu’il y a de fortes chances que l’aventure d’Inquanok arrive vite dans la campagne, à vue de nez, si elle doit arriver).
Globalement, avec ce petit bémol, c’est assez intéressant – en fait, cela confirme une chose déjà sensible dans les chapitres de « voyage » : les rencontres intéressantes ne manquent pas, dans l'ensemble de la campagne, PNJ ou vilaines bébêtes dans une égale mesure.
Lhosk
Le chapitre consacré à Lhosk est de loin le plus long de l’ensemble du volume, et donc des quatre « destinations ». Il faut dire que c’est une ville commerçante, en tant que telle propice aux potins et aux échanges de toute sorte – avec des boutiques très bien achalandées, où faire de bonnes affaires, ou de très mauvaises, et où apprendre beaucoup de choses.
Là encore, les PJ pourront être amenés à intervenir dans la politique de la ville, dans une atmosphère de complots particulièrement sordides au cœur même de la puissante famille Tha ; mais, à la différence de ce qui peut se passer à Inquanok, on ne vient pas les chercher à cet effet : c’est à eux de décider s’ils interviennent ou pas. Cependant, certaines découvertes antérieures peuvent leur forcer un peu la main…
Mais un point crucial des aventures dans cette ville concerne la relation ambiguë qu’entretient le port de Lhosk avec les Hommes de Leng et leurs galères noires – une question en fait directement liée à l’intrigue politique au sein de la famille Tha. Du coup, si les PJ arrivent en ville à bord d’une galère noire volée, forcément, la suite des opérations en sera impactée, en bien ou en mal… Mais c’est surtout l’occasion, en dehors du seul trajet oppressant entre Sarkomand et Inquanok, de mettre en avant la traque impitoyable que les Hommes de Leng imposent aux PJ. Car les Hommes de Leng, du fait des bon soins de la branche corrompue de la famille Tha, ont largement infiltré la ville…
Ce qui débouche sur une idée très intéressante, plus ou moins en forme de dilemme. Fonction des choix des PJ, ceux-ci pourront être amenés à révéler à la populace de Lhosk cet horrible secret : les Hommes de Leng ne sont pas ce qu’ils prétendent ! En fait, ils ne sont même pas humains ! Le problème, c’est que cette révélation a de fortes chances de déboucher sur des émeutes très sanglantes… Se débarrasser de ses ennemis n’est jamais sans conséquences !
Ilek-Vad
L’atmosphère est bien différente à Ilek-Vad, la Cité du Crépuscule, issue des rêves de son créateur et roi, Randolph Carter, peut-être le plus grand des rêveurs de la Terre… Bien plus que Lhosk, et encore bien plus qu’Inquanok, Ilek-Vad est l’occasion, avant Ulthar, de plonger les PJ dans la féerie urbaine des Contrées du Rêve, qui est d’un autre registre que la féerie rurale qu’ils ont pu apprécier en voyageant à pied ; cette féerie urbaine peut aussi rappeler à leurs bons souvenirs les magnifiques récits de Lord Dunsany…Dans tous les cas, l’ambiance onirique et paisible de cet univers est très joliment rendue. Et, bien sûr, encore qu’il y ait un risque d’artificialité à soigneusement prendre en compte, une rencontre aussi hors-normes que celle de Randolph Carter peut déboucher sur quantité d’informations utiles aux PJ quant aux Contrées du Rêve, à leur histoire et à leur culture ; rares sont ceux qui maîtrisent aussi bien le sujet que le Roi du Crépuscule.
Mais ce scénario est aussi celui qui met le plus le « Mythe » en avant. Dennis Detwiller a choisi de broder sur la biographie de Carter postérieure à celle du « cycle » qui lui est associé chez Lovecraft, longtemps connu sous le titre de Démons et merveilles de par chez nous (en y adjoignant même « L’Indicible », allons bon). Et ce Randolph Carter-ci, sans le moins du monde s’en rendre compte, et ses sujets pas davantage, est en proie aux machinations de Nyarlathotep – car le Chaos Rampant est rancunier, et n’a certes pas apprécié d’être dupé par le rêveur dans ses aventures oniriques en quête de Kadath l’inconnue… Or c’est là un ennemi commun avec les PJ, qui devraient toujours un peu plus s’en rendre compte. Mais libérer Randolph Carter de cette insidieuse menace (qui est tout autant son addiction à une drogue appelée pazu – ce qui devrait parler aux PJ...) ne sera guère aisé. Bien sûr, il ne s’agit certainement pas de se battre avec L’Homme Noir… Mais plus probablement d’accompagner le Roi Du Crépuscule dans un redoutable voyage onirique orchestré par le Grand Ancien – et de lui fournir l’opportunité de se battre, lui. Bien sûr, ce n’est pas sans péril : c’est, après le Monde Souterrain, à nouveau un moment de la campagne où les stup… les mauvaises décisions des PJ peuvent très vite s’avérer irrémédiablement fatales. Prudence, donc…
Mais, à condition de faire attention à ce caractère mortifère, et à pondérer les informations reçues de Carter afin qu’elles ne tournent pas à l’encyclopédisme lassant d’exhaustivité, ce scénario s’avère assez intéressant, et doté d’une très belle ambiance – reproduisant vraiment l’atmosphère si particulière des récits « dunsaniens » de Lovecraft ; ce qui, on ne le répètera jamais assez, n’a décidément rien d’évident.
Sarnath
Le cas de Sarnath est sans doute un peu à part : cette ville dont il ne reste plus que des ruines depuis fort longtemps ne sera probablement accessible qu’à des PJ choisissant de voyager par le Monde Souterrain, en principe.
Mais le propos est bien de confronter les PJ à un nouveau dilemme, directement hérité de la nouvelle de Lovecraft « La Malédiction de Sarnath » ; plus exactement, l’idée est que la malédiction de Bokrug et des Êtres d’Ib continue de peser sur les descendants des habitants de Sarnath, et au premier chef ceux du grand-prêtre de l’époque de la destruction d’Ib. La ville d’Ilarnek, non loin, où se sont réfugiés les rares descendants de Sarnath, a donc instauré une pratique barbare de sacrifice humain annuel, censé en outre leur assurer la prospérité. Et le sacrifié, quand les PJ arrivent sur place, juste à temps pour le sauver sans vraiment savoir ce qu'ils font, est un très sale type… Il s’agit donc de voir si les PJ vont interférer avec cette pratique, et si oui comment.
Mais j’avoue n’avoir pas été totalement convaincu par ce scénario, où les options des joueurs sont finalement bien plus limitées qu’elles en donnent tout d'abord l’impression. Il y a quelques scènes d’horreur sympathiques par-ci par-là, impliquant le cas échéant Bokrug lui-même, mais ça reste à mon sens « l’étape » la plus faible de la campagne.
ET D’ULTHAR...
Les trois chapitres de voyage et les quatre étapes présentés jusqu’ici avaient donc, d’une certaine manière, un caractère « optionnel ». Mais la fin de la campagne est destinée à rassembler les ficelles d’une manière qu’on ne qualifiera pas pour autant de dirigiste, car les PJ disposent de plusieurs options pour envisager leur retour dans le Monde de l’Éveil ; cependant, il leur faudra pour ce faire emprunter forcément le portail situé dans le Bois Enchanté, ce qui impliquera très probablement de passer d’abord par la ville d’Ulthar toute proche.
Comme Ilek-Vad un peu plus haut, Ulthar est l’occasion de plonger dans la féerie urbaine typique des récits les plus « dunsaniens » de Lovecraft – et, comme Ilek-Vad, Ulthar est un endroit paisible, plus propice à l’émerveillement qu’à la terreur. Bien sûr, les chats sont omniprésents (et il est possible que les joueurs, à Ilek-Vad, se soient lié d’amitié avec un félin paria, ce qui pourrait joliment pimenter le séjour), mais les PJ auront aussi l’occasion de croiser quelques personnages charismatiques autant que sympathiques, dont le bourgmestre et le mystérieux « Gardien des Rêves ».
L’aventure se charge à nouveau d’inquiétude et de danger au sortir de la ville, ou plus exactement quand les PJ gagnent le Bois Enchanté où se trouve le portail qui leur permettra de rentrer chez eux. Mais ils ne pourront s’y rendre la fleur au fusil, car pénétrer le bois est censément impossible (les rêveurs sont nombreux à en provenir, et fournissent une partie de son cachet à la région, à errer de par les Contrées un sourire béat sur les lèvres, mais le voyage en sens inverse est complètement différent), idée dont je ne sais trop que penser.
Surtout, les PJ auront à composer avec les manœuvres des fourbes zoogs, bien plus redoutables qu’ils n’en ont l’air. Il y a ici une idée que je trouve très intéressante, consistant à orchestrer pour certains PJ tombés dans un piège des petites créatures un « faux retour » à New York, pas totalement faux cependant… car pouvant d’une certaine manière avoir des conséquences bien réelles lors de leur « vrai retour » ultérieur ! Gérer ce phénomène n’est sans doute pas très évident, et procurera quelques suées au Gardien, mais le résultat me paraît devoir être tout à fait pertinent et ludique.
… À NEW YORK
Et les PJ parviennent enfin à rentrer chez eux ! Mais dans d'autres corps que les leurs, une fois de plus… Ce qui ne manquera pas de les perturber à nouveau, voire bien plus que cela. D’autant qu’ils se « réveillent » dans un asile, ayant intégré la dépouille de patients catatoniques, et sortir de là, puis se rendre à New York même (ils sont dans l’État, pas dans la ville), ne s’annonce guère aisé.
Mais cette ultime phase de la campagne, passé cette bonne idée de départ, ne me paraît pas très satisfaisante. En fait, elle me semble illustrer une difficulté récurrente : comment finir véritablement une campagne ? Cela n’a rien d’évident de manière générale – et je ne vous parle même pas de mes soucis dans les scénarios que j’improvise, arf… Finalement, ici, retrouver M. Lao et se venger ne procure aucune satisfaction. La frustration est sans doute une émotion à ne pas mépriser en pareil cas, mais je ne suis pas bien certain que cela fonctionne vraiment ici ; peut-être… Quant au fait d’honorer le « pacte » éventuellement passé avec la goule Madaeker, il induit une scène certes joliment cracra, mais qui manque de panache pour une conclusion, et me paraît plutôt fonctionner à la manière d’un « stinger », disons. C'est bien sûr à débattre.
Reste cependant cette suggestion, voulant que Le Sens de l’Escamoteur puisse d’une certaine manière constituer un prologue à la grosse campagne des Masques de Nyarlathotep; terrain que je ne me sens pas d’explorer plus avant, d’autant que je suis supposé bientôt jouer ladite mythique campagne (pas maîtriser, hein : jouer), et j’ai hâte !
HEUREUX QUI COMME ULYSSE
Le bilan en fin de lecture est très correct. Si l’on veut bien ne pas trop s’attarder sur quelques faiblesses çà et là (car il y en a : pour résumer, une présentation un peu confuse au départ, le système des encoches plus ou moins pertinent, le caractère parfois trop mortifère de certaines séquences – surtout quand une seule mauvaise décision s’avère vite irrémédiablement fatale –, un scénario à Sarnath un peu terne, une fin qui présente le risque de ne pas se montrer à la hauteur de ce qui précède), l’aventure proposée est assez séduisante, elle ne manque pas de bonnes idées et de rencontres colorées, et en cela elle parvient étonnamment bien à conjuguer la terreur et l’émerveillement, comme dans les récits de Lovecraft situés dans les Contrées du Rêve.
J’apprécie aussi la souplesse de la campagne, avec ses différents modes de voyage et ses différentes étapes, toutes riches de possibilités, et pour le coup intelligemment agencées et présentées.
Clairement, maîtriser cette campagne, je n’en ferais pas une priorité, mais l’exercice de la campagne située peu ou prou intégralement dans les Contrées du Rêve s’annonçait très périlleux, et le résultat est probablement meilleur que ce que je pensais – car inventif et usant au mieux de la singularité de ce contexte qu’il serait bien trop navrant de réduire à un énième univers d’heroic fantasy comme les autres.
Pas indispensable, non, mais intéressant.
Je continuerai d’explorer l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve prochainement – probablement avec le recueil de scénarios français et inédits Murmures par-delà les songes. Stay fhtagn !
Vous trouverez les éléments préparatoires (contexte et PJ) ici, et la première séance là. La précédente séance se trouve quant à elle là.
Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Bobby Traven, le détective privé ; Eunice Bessler, l’actrice ; Gordon Gore, le dilettante ; Trevor Pierce, le journaliste d’investigation ; Veronica Sutton, la psychiatre ; et Zeng Ju, le domestique.
I : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 1H – ST. MARY’S HOSPITAL, 450 STANYAN STREET, HAIGHT, SAN FRANCISCO
[I-1 : Veronica Sutton : Bridget Reece ; George Hanson]Veronica Sutton a accompagné les policiers et la jeune fille qu’elle suppose être Bridget Reece au St. Mary’s Hospital, dans le quartier de Haight. Il y a de cela quelque temps, elle avait exercé dans ce gros hôpital, où elle a conservé de nombreux contacts – dont le Dr. George Hanson, qu’elle avait appelé pour qu’il s’occupe de la jeune clocharde que les investigateurs avaient rencontrée quelques heures plus tôt, en état d’extrême faiblesse, et dont l’identité n’a pour l’heure pas été établie. L’hôpital est très actif, même au cœur de la nuit, et les couloirs sont encombrés par les brancards ou parfois les lits de patients attendant un examen.
[I-2 : Veronica Sutton : Bridget Reece] Durant le trajet en camion du Petit Prince au St. Mary’s Hospital, Veronica Sutton a examiné la jeune femme hagarde, et est parvenue à la sortir vaguement de son état comateux – même si elle demeure perdue, et n’a guère pu que lui confirmer se prénommer Bridget, mais sans savoir le moins du monde ce qu’elle faisait là et ce qui lui était arrivé. Il sera impossible d’en apprendre davantage tant qu’elle n’aura pas récupéré, aussi doivent-ils la confier aux bons soins du personnel de l’hôpital, qui va tâcher de la maintenir éveillée pendant quelque temps, pour éviter tout risque lié à la perte de conscience – une fois sa situation stabilisée, il sera bien temps, pour elle, de véritablement dormir.
[I-3 : Veronica Sutton : Bridget Reece]Les policiers ont bien conscience de ce que la présence de Veronica Sutton auprès de la jeune droguée s’est avérée des plus utile – peut-être même cela lui a-t-il sauvé la vie ? Un des deux agents s’était montré très sec, et au mieux sceptique, devant la requête de la psychiatre désireuse de les accompagner, mais l’autre avait choisi de lui faire confiance : tous deux s’en félicitent désormais, et celui qui s’était montré réservé présente même ses excuses à Veronica. A-t-elle pu en apprendre davantage sur sa… « patiente », durant le trajet ? Pas grand-chose : Veronica explique qu’elle disait se prénommer Bridget (elle se doute qu’il s’agit de Bridget Reece, mais ne donne pas le patronyme aux policiers) ; à l’évidence, par ailleurs, elle n’a rien à voir avec les prostituées typiques du Petit Prince – pour la psychiatre, il ne fait guère de doute que la jeune femme détonnait dans ce milieu, et qu’elle est issue d’une « bonne famille ». Les policiers en prennent bonne note : ils vont se renseigner, consulter notamment le registre des disparitions… Ils remercient encore Veronica, et font mine de partir – ils n’ont plus rien à faire ici.
[I-4 : Veronica Sutton] Mais Veronica Sutton les interpelle : pensant peut-être profiter de la bonne impression qu’elle a faite aux policiers, elle évoque ses « amis » qui ont été embarqués au poste… Jusqu’alors, les policiers n’avaient pas associé la psychiatre à ces types louches qui se sont battus dans le Petit Prince, et avec des armes à feu – elle le leur révèle donc, d’une certaine manière… Et, aussitôt, le policier qui s’était montré initialement sceptique retrouve ses préventions à l’encontre de Veronica ! Il commence à la presser de questions embarrassantes sur son rôle dans cette affaire et ses liens avec les suspects, d’un ton très sec – mais son collègue, avec une tape amicale dans le dos, le convainc à nouveau de ne pas insister : après ce que le Dr. Sutton a fait… L’autre veut bien se montrer conciliant, mais ses traits sont sévères. Il avait déjà dit à Veronica qu’on la contacterait pour déposer sur cette affaire – et il y a maintenant une raison de plus de le faire… On la joindra très rapidement, dans les quelques jours qui viennent – et mieux vaut pour elle ne pas jouer à la plus maligne ! Le policier plus sympathique entraîne son collègue vers la sortie…
[I-5 : Veronica Sutton : George Hanson]Veronica Sutton ne sait donc pas où sont ses associés – elle se doute qu’ils ont été conduits au commissariat du Tenderloin, mais sans avoir la moindre idée de leur sort. Toutefois, tant qu’elle est ici, elle a des choses à faire : elle sait que son ami le Dr. George Hanson est de service, et il ne lui faut guère de temps, à se promener dans les couloirs encombrés des urgences, pour le trouver. Hanson est très occupé et visiblement épuisé – le lot commun aux urgences du St. Mary’s Hospital –, mais il affiche un large sourire quand il aperçoit Veronica, et s’octroie une pause cigarette pour discuter avec sa consœur à l’extérieur, à l’entrée de son service.
[I-6 : Veronica Sutton : George Hanson ; Zeng Ju] Tous deux échangent d’abord les banalités d’usage, évoquant notamment la pression des urgences, avant que la psychiatre oriente la conversation sur un sujet qui la préoccupe davantage : le sort de la jeune « clocharde » qu’elle avait recommandée à son collègue. Elle est bien arrivée ici, et Hanson s’en est lui-même occupé ; elle a été placée dans une chambre, où elle se repose, sous surveillance régulière et perfusion – mais il a été impossible de s’entretenir avec elle, elle est bien trop faible et trop déboussolée pour cela… Aucune idée de son identité, par ailleurs – et Veronica n’en sait pas davantage de son côté. Par contre, la psychiatre saisit l’opportunité de parler avec son confrère de cette expression dont avait fait part Zeng Ju, comme désignant, chez les sans-abris du Tenderloin, la maladie dont la jeune femme est visiblement affligée : ils parlent de la « Noire Démence »…
[I-7 : Veronica Sutton : George Hanson ; Hadley Barrow]George Hanson affiche un sourire un peu las : oui, il connaît cette expression… Elle désigne, par la force de la coutume, un phénomène étrange, auquel est habitué le personnel des urgences du St. Mary’s Hospital, mais sans vraiment le comprendre… C’est que l’hôpital comprend le Tenderloin dans son secteur – et, bizarrement, ce petit quartier semble être l’unique foyer de ce que l’on serait pourtant tenté d’envisager comme une épidémie, ou du moins une maladie contagieuse ; par ailleurs, ses victimes, au sein même de la population du quartier, présentent un profil spécifique : ce sont, littéralement, « des gens qui vivent dans la rue », essentiellement des clochards, ou quelques prostituées proposant leurs services en dehors du seul cadre des « restaurants français », le cas échéant. L’expression « Noire Démence » traduit la complexité de cette affliction hors-normes : il y a en effet, tout d’abord, un symptôme physique, ces « taches », noires, ou plus exactement sombres – à mesure que la maladie progresse, cette ombre se propage sur tout le corps du malade. Mais l’aspect « démence » doit probablement être mis en avant : les malades sont totalement détachés du monde, ils ne semblent tout simplement pas le percevoir – ceci, alors que leurs organes sensoriels sont en parfait état. Le problème est donc d’ordre psychique ou neuropsychique. En fait, les « taches » mises à part, la maladie ne présente pas directement d’autres symptômes physiques – de manière dérivée, cependant, les malades sont toujours d’une extrême faiblesse, résultant de la sous-alimentation ; mais c’est probablement une conséquence de l’affection psychique plutôt qu’un symptôme à proprement parler. Et c’est pourquoi on tend à considérer la Noire Démence comme une pathologie essentiellement mentale. Du coup, Hanson n’en sait pas beaucoup plus, car les patients ne s’attardent guère au St. Mary’s Hospital : on les adresse très vite au Napa State Hospital, la plus grande institution psychiatrique de la Bay Area – et c’est bien ce que l’on fera, dès le lendemain, avec cette nouvelle victime dénichée par Veronica. Si le sujet l’intéresse, Hanson lui suggère de se rendre sur place pour s’y entretenir avec le Dr. Hadley Barrow : s’il y a un « spécialiste » de la Noire Démence, c’est sans doute ce psychiatre. Enfin, « spécialiste » autant qu’il est possible en pareil cas… Le fait est que la littérature scientifique est totalement inexistante en la matière. Au St. Mary’s Hospital comme au Napa State Hospital, on sait que la Noire Démence existe, mais elle est trop incompréhensible, trop bizarre, trop impossible à vrai dire, pour que qui que ce soit ose publier une étude sérieuse sur la question : c’est un coup à ruiner une carrière. Hadley Barrow, à cet égard, est comme tous ceux qui ont eu vent d’une manière ou d’une autre de cette maladie défiant la science médicale ; mais il est probablement celui qui en sait le plus à ce propos, si tant est qu’on puisse en savoir quoi que ce soit ; du moins en a-t-il l'expérience.
[I-8 : Veronica Sutton : George Hanson]George Hanson présente ses excuses à Veronica Sutton, mais il ne peut pas prolonger cette appréciable pause outre-mesure : le devoir l’appelle… Il a été ravi de revoir sa collègue, ceci dit ! Hanson retourne à son travail, et Veronica rumine ce qu’elle vient d’apprendre auprès de lui… et elle prend conscience d’une chose très étrange : la discussion est restée relativement vague à ce sujet, mais donnait l’impression que la Noire Démence était une maladie contagieuse, et opérant probablement par le contact physique. Mais, d’après Hanson, cela fait des années, des décennies peut-être, que des malades transitent, au moins, par le St. Mary’s Hospital. Là, par la force des choses, ces victimes de la Noire Démence entrent forcément en contact avec des aides-soignants, des infirmières, des médecins, que leur travail oblige à les manipuler… Mais le personnel soignant dans son ensemble ne semble pas le moins du monde avoir jamais été affecté par la maladie, sans quoi Hanson l’aurait mentionné – d’autant que, du fait de son poste aux urgences, cela aurait très bien pu être son cas ! Une « impossibilité » de plus, concernant cette maladie incompréhensible…
II : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 2H30 – ST. MARY’S HOSPITAL, 450 STANYAN STREET, HAIGHT, SAN FRANCISCO
[II-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce : Veronica Sutton] Pendant ce temps, Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven et Trevor Pierce sortent enfin du commissariat du Tenderloin, après avoir tous déposé et fait les frais des lenteurs narquoises de la police de San Francisco. Gordon, tout spécialement, est très agacé par la tournure des événements : son nom, cette fois, ne l’a pas totalement protégé, et il a fallu y adjoindre une somme plus que conséquente pour éviter d’avoir des ennuis avec la justice ; et, réputation ou pas, ils ont tous perdu leurs armes au passage, confisquées « temporairement » par ordre du commissaire… Ils n’ont aucune idée de ce qu’a fait Veronica Sutton depuis qu’ils ont été embarquées dans le « panier à salade », par ailleurs. Toutefois, Bobby est dans un sale état – il a à peine été hâtivement rafistolé au commissariat avant de déposer ; et Zeng Ju lui aussi a pris quelques coups dans la bagarre au Petit Prince. Des soins s’imposent, et, en dépit de l’heure tardive,Gordon décide, ainsi que Eunice et Trevor, d’accompagner leurs camarades blessés à l’hôpital le plus proche – qui se trouve être le St. Mary’s Hospital où s’est rendue Veronica…
[II-2 : Veronica Sutton, Bobby Traven, Zeng Ju, Eunice Bessler, Gordon Gore, Trevor Pierce : George Hanson, Jonathan Colbert, Andy McKenzie] C’est ainsi qu’ils se retrouvent tous au St. Mary’s Hospital – en fait, peu ou prou à l’entrée des urgences, où Veronica Sutton venait de conclure il y a peu sa discussion avec le Dr. George Hanson. Tandis que Bobby Traven et Zeng Ju vont se faire soigner, Eunice Bessler souhaitant leur tenir compagnie, Gordon Gore et Trevor Pierce restent donc avec la psychiatre, et font le bilan de ce qui leur est arrivé. Gordon tient tout particulièrement à revenir à Jonathan Colbert, qu’il avait aperçu devant le Petit Prince au moment de monter dans le « panier à salade ». Veronica explique qu’elle l’a suivi et interpellé, ce qui a certes permis de déterminer que c’était bien le peintre, mais ils n’ont guère... discuté, et la psychiatre n’en a donc rien obtenu de probant. Par contre, Colbert était accompagné d’un autre homme, et tout indique qu’il s’agissait d’Andy McKenzie. Les deux hommes n’ont pas l’air de s’entendre, mais sont tout de même partis ensemble, l’escroc pressant le peintre, bien plus insouciant que lui-même, de filer sans plus attendre.
[II-3 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Bridget Reece, Mack Hornsby, Byrd Reece, Jonathan Colbert, Andy McKenzie, Clarisse Whitman] Mais il y a plus intéressant, suggère Veronica Sutton : les policiers ont déniché, à l’étage du Petit Prince, une jeune femme lourdement droguée qui est très probablement cette Bridget Reece dont avait parlé Mack Hornsby, et qu’avait déjà croisée Gordon Gore… Et c’est d’ailleurs pour cela que la psychiatre est venue au St. Mary’s Hospital : elle a accompagné la jeune fille, et s’est occupée d’elle, avec la bénédiction de la police. Toutefois, il est clairement impensable d’aller la voir maintenant, et sans doute est-elle encore trop déboussolée pour leur être d’un quelconque secours. Mais Gordon entend bien la voir dès le lendemain, et sans doute également contacter son père, Byrd Reece : cette disparition, impliquant Jonathan Colbert au moins, et probablement aussi Andy McKenzie, est forcément liée à celle de Clarisse Whitman !
[II-4 : Bobby Traven, Zeng Ju, Eunice Bessler : Gordon Gore, Veronica Sutton] De leur côté, Bobby Traven et Zeng Ju, veillés par une Eunice Bessler très maternelle, reçoivent les soins dont ils avaient besoin. Pour le domestique, cela ne prend guère de temps, et il ne tarde ensuite pas à retrouver son employeur Gordon Gore. Le cas de Bobby est toutefois plus compliqué : il n’est pas nécessaire de l’hospitaliser (il n’y tient certes pas), mais il faut tout de même passer un certain temps à panser ses plaies et ses bosses. Le détective badine avec l’infirmière, et l’actrice le voit faire, amusée… Mais ils en profitent pour se renseigner concernant la jeune « clocharde » anonyme qu’ils ont adressée à l’hôpital. Cependant, au-delà de quelques généralités et remerciements d’usage (mêlés d’une vague gêne tenant au secret médical – l’infirmière a un peu de mal à manier cette notion…), ils se heurtent vite à un mur – plus encore que Veronica Sutton avant eux. Seule chose de certaine : personne ne peut aller voir la jeune femme maintenant, elle n’est pas en état de rencontrer qui que ce soit.
[II-5 : Bobby Traven, Eunice Bessler, Gordon Gore, Zeng Ju, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Daniel Fairbanks]Ses associés attendent tous poliment que l’on libère Bobby Traven, mais il est bien tard quand cela se produit, près de 4h du matin, et ils sont tous horriblement fatigués – notamment, outre le détective, Eunice Bessler, qui presse Gordon Gore pour qu’ils rentrent à la maison ; Zeng Ju les accompagne, bien sûr, mais aussi Trevor Pierce : Gordon peut héberger tout le monde dans son manoir de Nob Hill, et renouvelle son offre – d’autant qu’il faudrait qu’ils se retrouvent tous vers 8h pour décider du contenu du rapport téléphonique à Daniel Fairbanks, qui doit avoir lieu à 9h… Mais Bobby, têtu, refuse : il se rend de ce pas à son domicile (pas très éloigné, certes, du côté ouest de Mission District), et s’effondre aussitôt dans son canapé. Quant à Veronica Sutton, elle a bien trop négligé ses chats, aujourd’hui… Elle gagne donc par ses propres moyens Fisherman’s Wharf.
III : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 8H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO
[III-1 : Gordon Gore : Daniel Fairbanks, Timothy Whitman, Clarisse Whitman, Bridget Reece] Tous les investigateurs se retrouvent à 8h chez Gordon Gore. Le repos a été bien court – tout au plus quatre heures d’un sommeil très bienvenu… Mais ils doivent faire leur rapport quotidien à Daniel Fairbanks, et Gordon préfère qu’ils en discutent d’abord tous ensemble. Se pose notamment une question particulièrement délicate : doivent-ils tenir au courant le secrétaire de Timothy Whitman de ce qui s’est passé la veille au Petit Prince ? Ils pèsent le pour et le contre – mais en définitive le dilettante y est plutôt favorable : Fairbanks l’apprendra sans doute d’une manière ou d’une autre, autant que ce soit par eux ; par ailleurs, raconter ce qui s’est passé permettra de bien montrer que l’enquête avance – car, outre Clarisse Whitman, ils peuvent maintenant rapporter qu’au moins une autre jeune fille riche était liée à l’affaire, Bridget Reece, et peut-être une troisième, dont ils n’ont pu encore établir l’identité… Tous finissent par se rallier à l’opinion de Gordon.
[III-2 : Gordon Gore : Daniel Fairbanks ; Eunice Bessler, Bobby Traven, Timothy Whitman]À 9h pile, Gordon Gore téléphone donc à Daniel Fairbanks, qui décroche aussitôt : « M. Gore. » Le dilettante procède ainsi qu’il a été convenu. Fairbanks laisse passer un silence avant de répondre, pesant visiblement sa décision. Il finit par concéder que c’est un avancement significatif de l’enquête – aussi peut-il fermer les yeux sur les ennuis des investigateurs avec la police… D’autant que M. Gore semble s’en être bien tiré, sans impliquer le moins du monde son employeur. Le secrétaire laisse planer un nouveau silence… Puis il dit qu’en décrochant le téléphone quelques minutes plus tôt, il était à peu près persuadé de mettre fin au contrat – car on lui a rapporté une activité très suspecte à la Résidence Whitman, hier matin ; Mlle Eunice Bessler s’est nommément présentée à la porte, tandis qu’un individu doté d’une forte carrure, et arborant pour il ne sait quelle raison des sous-vêtements féminins sur le visage, en a de toute évidence profité pour pénétrer par effraction dans la demeure, ou du moins tenter de le faire – un individu qu’il est aisé d’identifier comme étant « votre gorille, ce M. Traven»… Quand M. Whitman l’a appris, il est bien sûr devenu furieux, et les instructions de Fairbanks étaient sans ambiguïté. Mais le secrétaire prend bonne note de l’avancement de l’enquête, donc, et va tenter de ménager la colère de son employeur ; il espère toutefois que ce genre d’incidents ne se reproduira pas, de quelque manière que ce soit : il ne se montrerait certainement pas clément une deuxième fois... Gordon n’insiste pas ; par contre, il évoque la « Noire Démence » afin de compléter son rapport, mais le secrétaire lui répète, « une dernière fois », qu’il n’est intéressé que par les faits – pas ce genre de spéculations saugrenues, hors-sujet et qui ne mènent nulle part. Gordon, de plus en plus agacé par la tournure de la conversation et la suffisance menaçante de Fairbanks, y coupe court en raccrochant brusquement. Sa colère est palpable.
[III-3 : Bobby Traven, Gordon Gore : Daniel Fairbanks]Bobby Traven, s’il n’a pu intervenir dans la discussion téléphonique entre Gordon Gore et Daniel Fairbanks, a cependant fait de son mieux pour la suivre. Quand le dilettante raccroche, furibond, le détective revient à son intuition depuis le début de cette affaire : le secrétaire de Timothy Whitman n’est pas seulement agaçant, il est éminemment suspect… Et, en tout cas, il ne dit pas tout ce qu’il sait, il garde des choses peut-être cruciales pour lui. Gordon partage cet avis – mais ne voit pas bien ce qu’ils pourraient faire à ce propos, pour l’heure du moins.
[III-4 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler, Zeng Ju, Trevor Pierce, Bobby Traven : Bridget Reece, Hadley Barrow] Il est temps pour les investigateurs de décider de leur emploi du temps pour la journée. Tout d’abord, Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler et Zeng Ju vont retourner au St. Mary’s Hospital, pour prendre des nouvelles des deux jeunes femmes qu’ils ont rencontrées dans le Tenderloin, Bridget Reece et celle dont ils ne savent pas le nom. Après quoi Veronica Sutton, au moins, se rendra au Napa State Hospital pour s’entretenir avec le Dr. Hadley Barrowà propos de la Noire Démence – on verra le moment venu si quelqu’un doit l’y accompagner. Pendant ce temps, Trevor Pierce va fouiner dans les archives de la rédaction du San Francisco Call-Bulletin, essentiellement dans la presse, en quête d’informations pertinentes pour leur affaire – et Bobby Traven, en piètre état, choisit de l’assister dans cette recherche. Gordon, avant de partir, prend soin d’accéder à sa réserve, où il conservait un autre Luger modèle P08, pour lui-même, ainsi qu’un Derringer cal. 25 pour Eunice.
IV : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 10H – ST. MARY’S HOSPITAL, 450 STANYAN STREET, HAIGHT, SAN FRANCISCO
[IV-1 : Veronica Sutton, Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Bridget Reece] Arrivés au St. Mary’s Hospital, les investigateurs, dans la foulée du Dr. Sutton qui y a ses entrées, prennent bientôt des nouvelles des deux jeunes filles qu’ils y ont amenées, celle dont l’identité demeure inconnue, et Bridget Reece. Concernant la première, il n’y a pas grand-chose à en dire : elle est toujours très faible et hébétée ; elle sera transférée au Napa State Hospital dans la journée. Concernant la seconde, son identité a bel et bien été confirmée, elle va mieux, et ne devrait pas tarder à rentrer chez elle ; elle est pour l’heure toujours dans sa chambre, et libre au Dr. Sutton de la voir.
[IV-2 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler : Byrd Reece, Bridget Reece]À ceci près que la chambre de la riche jeune fille est gardée, par un homme qui n’est de toute évidence pas du personnel, et pas non plus un policier. Gordon Gore comprend sans peine qu’il s’agit là d’un employé de Byrd Reece ayant pour mission d’assurer la sécurité de sa fille Bridget. Une hâtive présentation le confirme. L’homme, certes pas hostile, après s’être assuré de l’identité de Veronica Sutton, et lui avoir prodigué quelques remerciements au nom de son employeur, l’autorise à pénétrer dans la chambre, accompagnée de Eunice Bessler. Bridget va visiblement mieux, mais elle dort pour l’heure – elle en a bien besoin. Mieux vaut la laisser tranquille…
[IV-3 : Gordon Gore : Edward Flanagan ; Byrd Reece, Bridget Reece, Veronica Sutton, Mack Hornsby] Pendant ce temps, Gordon Gore discute avec le garde du corps, un certain Edward Flanagan, qui l’a d’ailleurs reconnu. Byrd Reece a été mis au courant de l’affaire, et il tient à récompenser ceux qui lui ont permis de retrouver sa fille Bridget – soit le Dr. Sutton, et, par une heureuse coïncidence, son vieil ami Gordon Gore. Le dilettante, bien sûr, lui répond qu’une récompense n’est en rien nécessaire le concernant, il n’en a certes pas besoin, mais Flanagan lui fait comprendre qu’il ne s’agit pas que de cela – tout autant de garder le secret sur ce qui s’est passé, et les circonstances de la découverte de la jeune fille ; du côté de Mack Hornsby, cela ne devrait pas causer de problème, et quelques billets bien placés au commissariat du Tenderloin devraient suffire à acheter le silence des policiers. Mais… Gordon Gore l’interrompt : il sera parfaitement discret, bien sûr. Toutefois, peut-être lui faudrait-il tout de même s’en entretenir avec son vieil ami Byrd Reece ? Un chauffeur ne devrait guère tarder à arriver, pour reconduire Bridget chez elle. Flanagan sera du voyage – M. Gore pourrait peut-être les accompagner ? Le dilettante accepte.
[IV-4 : Veronica Sutton, Eunice Bessler, Zeng Ju, Gordon Gore : Bridget Reece, Byrd Reece, Hadley Barrow] Et concernant le Dr. Sutton ? La psychiatre vient tout juste de sortir de la chambre de Bridget Reece, accompagnée de Eunice Bessler. Désire-t-elle les accompagner à la Résidence Reece ? Son rôle dans cette affaire le justifierait, et sans doute Byrd Reece aimerait-il la remercier de vive voix… Mais Veronica décline l’invitation : elle a du travail, il lui faut se rendre au Napa State Hospital pour s’entretenir de la Noire Démence avec le Dr. Hadley Barrow ; et, entre le ferry et le train, cela prendra bien trois heures pour s’y rendre, autant pour en revenir… Eunice Bessler choisit de l’accompagner – mais aussi Zeng Ju, qui en fait la « proposition » assez brutalement, ce qui surprend un peu tout le monde, tant il colle d'habitude à Gordon Gore comme une ombre, d’autant qu’il est d’un naturel effacé et soumis ; il ne dit rien de ses motivations, mais personne n’ose le contredire : il se rendra donc au Napa State Hospital avec Veronica et Eunice, tandis que Gordon se rendra seul chez Byrd Reece.
V : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 10H – RÉDACTION DU SAN FRANCISCO CALL-BULLETIN, 207 NEW MONTGOMERY STREET, SOUTH OF MARKET, SAN FRANCISCO
[V-1 : Trevor Pierce, Bobby Traven] Trevor Pierce, accompagné de Bobby Traven, se rend à la rédaction de son journal, le San Francisco Call-Bulletin, dans le quartier de South of Market, pour y faire quelques recherches dans les archives, notamment concernant la presse. On trouve non loin, dans le quartier de Downtown, et plus précisément à Civic Center, divers établissements publics pouvant également contenir des documents intéressants, et faire l’aller-retour entre les deux est parfaitement envisageable.
[V-2 : Bobby Traven, Trevor Pierce] Avant de se lancer dans les rayonnages, les deux investigateurs décident d’abord de leurs axes de recherche. Bobby aimerait déterminer l’identité de la jeune clocharde qu’ils ont trouvée hagarde dans une ruelle du Tenderloin – et qui n’était probablement pas une clocharde il y a peu encore. Trevor, de son côté, va chercher des informations sur la Noire Démence. Enfin, à l’instigation d’un Bobby pourtant pas très clair quant à ce qu’il souhaite fouiller exactement, tous deux envisagent, mais ensuite seulement, de chercher la trace d’autres « phénomènes bizarres » à San Francisco. Bien sûr, c’est une grande ville : du bizarre, il y en a tous les jours… Mais « pas ce genre de bizarre. Des trucs vraiment bizarres, à la Charles Fort, tout ça »… Trevor est plus que sceptique, mais plus tard, peut-être…
[V-3 : Bobby Traven, Trevor Pierce : Lucy Farnsworth, Arnold Farnsworth, Clarisse Whitman, Bridget Reece, Timothy Whitman, Byrd Reece]Bobby Traven se montre extrêmement efficace dans la détermination de l’identité de la jeune clocharde : les bons recoupements dans les bons registres le mettent sur la piste d’une certaine Lucy Farsnworth, la fille d’un riche magnat du fret de San Francisco, Arnold Fansworth. Quelques recherches supplémentaires permettent bientôt de confirmer que Bobby a vu juste – car il tombe sur des photos de la jeune fille faisant ses débuts dans la bonne société san-franciscaine. Lui ne l’avait jamais vue, mais il fait signe à Trevor Pierce, qui interrompt brièvement ses propres recherches, et l’assure qu’il s’agit bien de la même jeune femme qu'il avait vue dans la rue – sa condition physique s’est bien dégradée depuis la photographie, pourtant récente, mais il n’y a aucun doute : c’est bien elle. Tous deux relèvent que cette Lucy Farnsworth présente un profil social très proche de celui de Clarisse Whitman et Bridget Reece. Bobby cherche des éléments concernant la disparition de ces dernières, mais il n’y a absolument rien. Tout indique que, s’ils sont pu trouver dans les archives la trace de Lucy Farnsworth, c’est parce qu’Arnold Farnsworth a signalé à la police la disparition de sa fille, ce que n’ont pas fait Timothy Whitman et Byrd Reece.
[V-4 : Trevor Pierce : George Hanson, Veronica Sutton, Curtis Ashley] Les recherches de Trevor Pierce sont plus compliquées, car autrement abstraites. En fait, la remarque de George Hanson à Veronica Sutton se confirme bientôt : il n’y a tout simplement pas de littérature scientifique, en tout cas médicale, sur ce phénomène incompréhensible qu'est la Noire Démence, car personne n’est prêt à risquer sa carrière dans un article un tant soit peu aventureux. Et, au-delà de la presse scientifique, il n’y a quasiment rien de plus – éventuellement quelques allusions ici ou là, cryptiques, et sur lesquelles on ne s’étend de toute façon pas. La matière aurait pourtant un certain potentiel journalistique, ne peut s’empêcher de se dire Trevor… Mais non : rien. Et peut-être pour des raisons politiques ? Qui s’intéresserait au sort des clochards du Tenderloin, de toute façon, pense le journaliste socialisant… Ce qui le met sur une autre piste – et lui permet enfin de trouver quelque chose de plus intéressant, dans une feuille socialiste san-franciscaine à très petit tirage, et qui ne paye vraiment pas de mine, le Worker’s Sunset… S’y trouve un article long et fouillé, signé Curtis Ashley ; un article résolument engagé (et qui tire la même conclusion que Trevor de ce que les autres journaux n’en parlent pas : ils se moquent de ce qui peut bien arriver aux pauvres), mais qui adopte en même temps, dans une optique sans doute marxiste, un ton très scientifique : l’approche est économique et sociologique, mais avant tout statistique. Et c’est justement ce qui permet d’identifier le phénomène de la Noire Démence (l’article use expressément de ce terme) comme une épidémie. En fait, la maladie en elle-même n’est pas directement décrite, ce n’est pas ce qui intéresse l’auteur : il tient avant tout à établir son existence indéniable en tant que fait social. En compulsant les archives du St. Mary’s Hospital où sont donc envoyés les malades du Tenderloin, l’auteur a pu relever des pics de l’épidémie en 1877, 1889, 1894, 1911 et 1920 (l’article date de cette dernière année). Entre ces pics, la maladie n’est pas totalement absente, mais beaucoup moins virulente et fatale. L’article comprend aussi une étrange mention d’ordre comparatiste : l’auteur dit avoir cherché à établir l’existence de ce phénomène en d’autres endroits, mais être peu ou prou rentré bredouille – à une exception près : il a pu déterminer qu’une maladie probablement similaire, ou, en tout cas, présentant les mêmes symptômes, a été signalée en 1898… à Clifton Hill, en Australie. Un cas unique, mais l’auteur se montre ici moins rigoureux qu’il le prétend : cela lui suffit pour affirmer que le phénomène de la Noire Démence n’affecte pas que San Francisco, mais a tous les traits d’une pandémie. Rien de plus, hélas – d’autant que cet article figurait dans le dernier numéro du Worker’s Sunset, et Trevor n’a pas trouvé trace d’autres articles de Curtis Ashley.
VI : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 11H – RÉSIDENCE REECE, 223 GEARY BOULEVARD, RICHMOND DISTRICT, SAN FRANCISCO
[VI-1 : Gordon Gore : Bridget Reece, Jeremy Blackwell, Franklin Gay, Edward Flanagan ; Veronica Sutton, Zeng Ju, Eunice Bessler, Byrd Reece]Gordon Gore patiente devant la chambre de Bridget Reece, au St. Mary’s Hospital, mais guère longtemps : une demi-heure environ après le départ de Veronica Sutton, Zeng Ju et Eunice Bessler, arrivent à l’étage Jeremy Blackwell, le chauffeur de Byrd Reece (un bonhomme un peu sec…), ainsi qu’un infirmier privé qui se présente comme étant Franklin Gay. Tous deux sont au courant de ce que Gordon Gore va les accompagner, car ils ont été prévenus par Edward Flanagan, qui a passé un bref coup de fil après le départ des associés de Gordon ; Byrd Reece est donc lui aussi au courant, et tout à fait ravi de cette visite. Gay réveille doucement Bridget, puis ils descendent tous au rez-de-chaussée.
[VI-2 : Gordon Gore : Jeremy Blackwell, Edward Flanagan, Franklin Gay, Bridget Reece ; Byrd Reece] Ils montent dans la luxueuse voiture de Byrd Reece, Jeremy Blackwell bien sûr au volant, Edward Flanagan à la « place du mort », les trois autres à l’arrière, Gordon Gore et Franklin Gay entourant Bridget Reece. La jeune fille n’est pas très bien réveillée, mais Gordon tente tout de même de discuter avec elle. Il est toutefois repris (courtoisement mais sèchement) par le chauffeur, qui, sans se retourner, dit qu’il vaut mieux attendre d’arriver à la résidence pour parler de tout cela – avec Byrd Reece. Gordon obtempère.
[VI-3 : Gordon Gore : Byrd Reece, Bridget Reece, Franklin Gay, Edward Flanagan]Ils arrivent à la Résidence Reece, une belle propriété dans Richmond District. C’est un Byrd Reece ému et souriant qui les accueille, et qui fait démonstration de sa reconnaissance envers Gordon Gore. Il demande cependant au dilettante de patienter quelques minutes dans le salon, où on lui servira du thé, le temps qu’il veille en personne à l’installation de sa fille Bridget Reece dans sa chambre à l’étage – il y monte, accompagné de Franklin Gay ainsi que d’Edward Flanagan. Gordon ne connaissait pas Byrd Reece plus que cela, mais son amour paternel paraît sincère, il a visiblement craint le pire pour Bridget. Le dilettante se rend donc dans le salon, qui fait aussi office de bibliothèque, et attend sans rien faire de spécial – il n’est certes pas ici pour fouiner.
[VI-4 : Gordon Gore : Byrd Reece ; Veronica Sutton] Environ un quart d’heure plus tard, Byrd Reece redescend et retrouve Gordon Gore dans le salon. Les deux hommes richissimes échangent pour la forme quelques courtoisies de rigueur, mais en viennent bien vite à des sujets autrement importants – et le dilettante comprend qu’il a le propriétaire foncier dans la poche : Byrd Reece a confiance en Gordon, il lui est très reconnaissant de ce qui s’est passé (ainsi qu’envers le Dr. Sutton, qu’il mentionne à plusieurs reprises), et est tout disposé à lui confier bien davantage qu’à qui ce soit d’autre, incluant la police et l’agence Pinkerton…
[VI-5 : Gordon Gore : Byrd Reece ; Bridget Reece, Timothy Whitman] Le début du récit de Byrd Reece correspond en tous points à celui de Timothy Whitman : Bridget était une jeune fille un peu délurée, rebelle, qui faisait des bêtises… Byrd Reece plaide coupable : il n’y prêtait guère attention, alors que c’était sans doute un appel du pied, de la part de sa fille, pour qu’il s’intéresse davantage à elle – et il a bien compris la leçon. Quoi qu’il en soit, elle fréquentait des hommes, dont Reece serait bien en peine de dire le nom… Gordon Gore l’interrompt : est-ce que les noms de Jonathan Colbert, ou peut-être Andy McKenzie, lui diraient quelque chose ? Absolument pas. Il note ces noms, cela sera sans doute utile, mais il lui faut d’abord poursuivre son récit – justement parce qu’il fait intervenir des individus douteux qui pourraient bien être ces deux-là… En effet, très vite après la disparition de Bridget, alors que Byrd Reece hésitait sur les initiatives à entreprendre, et notamment celle de contacter la police, avec le risque d’un scandale à la clef, il a reçu une lettre anonyme, qu’il n’hésite pas à montrer à Gordon, ayant suffisamment confiance en lui pour cela (une confiance qu’il n’avait pas éprouvée à l’égard de l’agence Pinkerton).
[VI-6 : Gordon Gore : Byrd Reece ; Bridget Reece, Mack Hornsby]La lettre anonyme était effectivement accompagnée de photographies pour le moins « salées », que Byrd Reece préfère, cette fois, de honte à l’évidence, ne pas montrer à Gordon Gore. Mais la crainte du scandale était ainsi devenue très concrète… Il en allait toutefois de même de l’inquiétude de Byrd Reece à l’égard du sort de sa fille Bridget, visiblement entre de très mauvaises mains – et Gordon perçoit bien qu’il est tout à fait sincère, et rongé par un profond sentiment de culpabilité. Le propriétaire foncier ne pouvait pas rester sans rien faire – mais il se méfiait bien trop de la police notoirement corrompue de San Francisco pour lui confier l’affaire ; il s’est donc tourné, un peu par défaut, vers l’agence Pinkerton, qui a mis sur le coup un détective du nom de Mack Hornsby – et Gordon explique l’avoir rencontré ; Reece fait part de ce qu’il n’a pas reçu de rapport de l’agence quant aux événements de la veille… Finalement, elle n’a absolument rien accompli. De toute façon, l’affaire est conclue, les concernant – même si par quelqu’un d’autre ; Byrd Reece explique en effet qu’il n’avait confié à l’agence que la seule tâche de retrouver sa fille – il n’avait pas osé mentionner le chantage…
[VI-7 : Gordon Gore : Byrd Reece : Bridget Reece, Veronica Sutton] Mais, dans les faits, l’affaire n’est bien sûr pas terminée : Bridget a été retrouvée, et c’est une immense joie, mais les maîtres-chanteurs courent toujours. D’ailleurs, l’implication de la police dans cette affaire a changé, avec l’identification de Bridget au Petit Prince – elle a contacté Byrd Reece, qui ne pouvait plus dissimuler l’affaire de chantage, car on a découvert une chambre à l’étage du « restaurant français » spécialement aménagée en studio photographique, et c’est là que Bridget a été retrouvée, inconsciente… Mais la police n’a pas fait mentions de photographies ou de négatifs – et il faut les trouver pour mettre fin au chantage ! Byrd Reece s’interrompt, fixant Gordon dans les yeux – car c’est ici qu’intervient le dilettante, dont il sait qu’il apprécie de mener des enquêtes pour se distraire… De toute évidence, il était engagé dans une affaire du même ordre ? Tout à fait – Gordon l’admet sans la moindre hésitation, mais explique à un Byrd Reece très réceptif qu’il ne peut bien évidemment pas lui donner le nom de son commanditaire… Cela va de soi, Reece ne comptait certainement pas obtenir ce renseignement. Par contre, il est prêt à payer lui aussi Gordon et ses associés (au premier chef le Dr. Sutton, il y revient) pour qu’ils retrouvent les photographies et les négatifs. Gordon y est tout à fait disposé : il ne réclame pas d’argent pour lui-même, mais ne doute pas que ses associés apprécieront le geste ; et comme il n’y a pas de conflit d’intérêts…
[VI-8 : Gordon Gore : Byrd Reece ; Bridget Reece, Veronica Sutton]Gordon Gore demande à Byrd Reece s’il serait possible de s’entretenir avec sa fille Bridget ; mais le propriétaire foncier explique que sa fille est encore bien trop hagarde pour pouvoir soutenir pareille conversation. Toutefois, elle devrait se remettre assez rapidement. Tout laisse à croire qu’elle sera autrement plus réceptive en fin d’après-midi, si le dilettante souhaite repasser – avec ses associés le cas échéant (« dont Mme Sutton») ; c’est entendu !
VII : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 14H – NAPA STATE HOSPITAL, 2100 CALIFORNIA STATE ROUTE 221 (NAPA VALLEJO HIGHWAY), NAPA
[VII-1 : Veronica Sutton, Eunice Bessler, Zeng Ju : Hadley Barrow]Veronica Sutton a donc décidé de rendre une visite au Dr. Hadley Barrow, le « spécialiste » de la Noire Démence, qui exerce au Napa State Hospital, tout au nord de la Baie de San Pablo. À cette époque où le Pont du Golden Gate n’est pas encore construit, ce qui implique de prendre le ferry puis le train, le trajet entre San Francisco et Napa prend bien trois bonnes heures. La psychiatre est accompagnée par Eunice Bessler, toujours curieuse, mais aussi par Zeng Ju, ce qui a un peu surpris l’ensemble du groupe, même si personne n’en a fait ouvertement la remarque. Mais il a ses raisons pour effectuer le voyage – raisons qu’il ne confie pour l’heure qu’à la seule Veronica, à bord du ferry. C’est qu’il se demande s’il n’aurait pas été lui-même contaminé par la Noire Démence… Il n’a pas encore repéré de « taches » sur son corps, mais a tout de même l’impression que sa perception, notamment visuelle, connaît quelques « ratés » depuis ce matin… C’est difficile à décrire ; mais tout lui semble… plus flou ? Vague ? Les couleurs, notamment ; la météo est plutôt clémente aujourd’hui, mais c’est comme si les couleurs autour du domestique étaient toutes ternes – comme sous la pluie… Et ces teintes changent : il a l’impression d’un monde, disons, « grisâtre »… Et Zeng Ju se souvient bien sûr des clochards du Tenderloin, qui lui intimaient de ne toucher personne. Mais il est sans doute trop tôt pour sauter aux conclusions. Le Dr. Sutton remercie Zeng Ju de lui avoir fait confiance, prend bonne note de ses inquiétudes, et, pour l’heure, l’assure qu’elle n’en fera pas écho.
[VII-2 : Veronica Sutton, Eunice Bessler, Zeng Ju : Hadley Barrow]Veronica Sutton, en tant que psychiatre, ne se voit opposer aucune difficulté pour pénétrer à l’intérieur du Napa State Hospital, la plus grosse institution psychiatrique de la Bay Area, et cette faveur s’étend à ses compagnons. Le tableau fourni par l’asile ne surprend hélas guère Veronica : elle est bien placée pour savoir qu’en cette époque où continue de s’opérer la longue transition passant d’une psychiatre destinée à cloître et contrôler, à une psychiatrie vouée à soigner, la Californie, même si elle a certaines ambitions appréciables, n’a pour l’heure guère obtenu de résultats concrets – par la force des habitudes, et (surtout ?) le manque de moyens. Elle sait cependant que la situation ici est globalement un peu meilleure que partout ailleurs, mais il faudra encore bien du travail pour changer véritablement les choses. Habituée de par sa profession à fréquenter des individus tourmentés, elle sans doute quelque peu immunisée à ce que la scène peut avoir de plus inquiétant – Eunice Bessler et Zeng Ju, s’ils parviennent à se contenir, sont probablement bien plus affectés par le triste spectacle des patients hagards, car lourdement sédatés, qui déambulent la mort dans l’âme et les yeux vides dans des couloirs austères et des services visiblement surchargés. Il y a peu d’espoir que nombre de ces malades retrouvent un jour une vie « normale » – et, comme tout le monde le sait, la crainte que ces pathologies mentales soient héréditaires a servi à justifier une politique de stérilisation de masse des malades mentaux, ce qui en dit long à sa manière sur la perception de ces pathologies.
[VII-3 : Veronica Sutton : Hadley Barrow] Veronica Sutton, davantage focalisée sur sa tâche, demande à l’accueil si elle peut rencontrer le Dr. Hadley Barrow. Celui-ci achèvera bientôt sa tournée, et pourra la recevoir ainsi que ses amis dans son bureau, d’ici quelques minutes. Ils patientent un petit moment dans une petite salle d’attente plus que sobre, puis sont rejoints par un médecin d’allure relativement jeune, un peu échevelé, et souriant – c’est le Dr. Barrow, et il sera ravi de discuter avec le Dr. Sutton dans son bureau, une pièce minuscule, encombrée de dizaines de dossiers, et où le ménage laisse à désirer. Barrow libère quelques chaises pour ses invités, puis s’assied derrière son bureau, plus souriant que jamais. Quelques banalités d’usage permettent déjà de poser le caractère du personnage : compétent probablement, mais aussi (paradoxalement ?) ambitieux ; son sens de l’humour très pince-sans-rire séduit facilement ses interlocuteurs (et Eunice Bessler, surtout, est d’emblée acquise à sa cause – elle est d'ailleurs fascinée par la discussion parfois très pointue des deux psychiatres), en même temps qu’il peut donner une impression, fondée ou pas, de cynisme, au sens où sa considération à l’égard de ses patients paraît globalement assez limitée – ce que perçoit bien davantage Veronica, sans bien sûr en faire la remarque. Zeng Ju est tout ouïe, mais encore moins disposé à intervenir que d’habitude.
[VII-4 : Veronica Sutton : Hadley Barrow ; George Hanson] La conversation porte bientôt sur la Noire Démence – le Dr. Barrow affiche un grand sourire quand le Dr. Sutton avance cette qualification, et admet avec une fausse pudeur être probablement « le spécialiste » de cette pathologie, s’il doit y en avoir un – mais, bien sûr, sans que cela ait jamais pu déboucher sur une publication scientifique, qui aurait eu pour effet de hisser le jeune psychiatre hors de l’anonymat dans lequel il végète ; le risque de ruiner sa carrière était autrement plus probable... Dans les grandes lignes, Veronica obtient ainsi de Barrow la confirmation, point par point, des éléments que lui avait avancé George Hanson, avec quelques détails plus précis, d’ordre pleinement médical, qui passent complètement au-dessus de la tête de Eunice Bessler et Zeng Ju, lesquels ne pipent mot. Puis Veronica demande au Dr. Barrow combien de patients atteints par la Noire Démence sont actuellement soignés au Napa State Hospital. Barrow, après un temps d’arrêt, affiche un sourire plus éclatant que jamais – et un peu malsain, cette fois ? Il semblerait bien que le Dr. Sutton ne sache pas vraiment de quoi elle parle… Nulle offense, car c’est tout à fait normal, au regard du flou entretenu autour de la Noire Démence. Bref : il n’y a pour l’heure qu’une seule victime de la Noire Démence au Napa State Hospital – et depuis peu, puisqu’il s’agit de la jeune clocharde que le Dr. Sutton avait confiée aux bons soins de George Hanson, au St. Mary’s Hospital. Nul autre – même s’il y en a eu beaucoup. Et il y a une explication très simple, quoique fort triste sans doute, à cela : les victimes de la Noire Démence… ne durent pas. Incapables de s’alimenter par elles-mêmes, et guère plus sensibles aux tentatives pour les nourrir de force, y compris par intraveineuse, elles sombrent bientôt dans l’anémie, et meurent en une ou deux semaines au plus, de sous-alimentation. Veronica, un peu surprise, demande s’il n’y a jamais eu d’exceptions, mais non… « À moins, bien sûr, d’accorder quelque crédit aux rumeurs idiotes voulant que des victimes de la Noire Démence survivent des années durant dans les rues du Tenderloin... » Ce qui ne saurait faire sens, de quelque manière que ce soit.
[VII-5 : Veronica Sutton : Hadley Barrow ; George Hanson] Ce qui amène les deux psychiatres à envisager des questions connexes : l’improbable localisation très spécifique de l’épidémie, tout d’abord. Le seul Tenderloin... C’est bien un des nombreux éléments incompréhensibles en rapport avec cette pathologie hors-normes : pour le Dr. Barrow, rien ne saurait l’expliquer – c’est tout bonnement absurde. Autre question liée, le mode de propagation de la maladie : Veronica Sutton fait part à Hadley Barrow de sa réflexion, au sortir de son entretien avec George Hanson, concernant l’absence d’infection constatée chez le personnel soignant, au sens large, du St. Mary’s Hospital, où semblent être envoyés toutes les victimes de la Noire Démence infectées, a priori par contact, dans les rues du Tenderloin. Le Dr. Barrow confirme qu’elle a vu juste, et, affichant un sourire pour le coup des plus déconcertant, il relève la manche gauche de sa chemise : « Vous voyez une de ces "taches d’ombre" ? Pas la moindre ! Et je manipule des patients atteints par la Noire Démence depuis des années, et en nombre – en fait, personne n’en a autant touché que moi, c’est sûr. Mais pas la moindre tache ! Enfin, à ce bras, comme vous pouvez le constater… Je puis vous assurer que l’ensemble de mon corps en est vierge, mais peut-être voulez-vous que je vous montre et voir par vous-même ? » Veronica Sutton écarquille les yeux, stupéfaite par la légèreté vaguement grivoise du Dr. Barrow… Visiblement content de son petit effet, le psychiatre redevient cependant sérieux : effectivement, c’est tout aussi inexplicable que la localisation très spécifique de l’épidémie… Veronica le reprend : il y a forcément une explication, peut-être même plusieurs ! C’est simplement qu’ils ne cherchent pas dans la bonne direction, en se laissant impressionner par l’apparence d’absurdité du phénomène. Hadley Barrow perçoit bien que le Dr. Sutton, d’une certaine manière, le remet à sa place ; mais il riposte en souriant, plus narquois que jamais : « Je vois ! La méthode Sherlock Holmes, hein ? Comment est-ce, déjà… Ah ! Oui : “Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité.” Pourquoi pas ! Avez-vous quelques idées à ce propos ? » Il se trouve que oui – elle y a réfléchi : on pourrait concevoir, par exemple, l’effet d’une substance, quelle qu’elle soit, spécifique au Tenderloin, et qui serait à la base de l’épidémie, sans impliquer, comme on le croyait, le contact ; cette substance, peut-être le résultat d’une pollution, mettons, pourrait même entretenir un rôle plus ambigu, à la fois en infectant les clochards, mais en leur fournissant en même temps un mode d’alimentation spécifique, ce qui expliquerait à la fois l’anémie générale des malades, a fortiori au Napa State Hospital, si loin du foyer de l’épidémie… et la rumeur voulant qu’au Tenderloin des malades vivent malgré tout pendant des années ! Hadley Barrow est bien obligé de reconnaître que cette théorie, aussi gratuite soit-elle, demeure plausible et en même temps parfaitement rationnelle : le Dr. Sutton l’a « coincé », dans un sens… Mais il prend cette suggestion à la blague : « Oui, cela pourrait être une explication valable… J’en prends bonne note ! Quand je rédigerai enfin mon grand article sur la Noire Démence, je ne manquerai pas de vous citer dans les remerciements ! »
[VII-6 : Veronica Sutton, Zeng Ju : Hadley Barrow]Trêve de plaisanterie : mieux vaut revenir à des choses plus concrètes, et laisser là les spéculations, pour l’heure. Le Dr. Sutton et le Dr. Barrow discutent donc des symptômes de la Noire Démence. La question est plus compliquée qu’il n’y paraît – car les patients qui sont accueillis au Napa State Hospital sont le plus souvent à un stade déjà assez avancé de la maladie ; ce n’est qu’alors qu’on les « remarque »… « Enfin, si on les remarque : ce sont des clochards, nous avons tous l’habitude bien compréhensible de ne pas leur accorder beaucoup d’attention. » Au niveau physique, il n’y a pas forcément grand-chose – si l’on excepte, bien sûr, ces « taches d’ombre » fort curieuses, qui se répartissent progressivement sur tout le corps, mais à un rythme variable, et avec une intensité tout aussi variable. L’anémie, quant à elle, est probablement davantage une conséquence qu’un symptôme – « même si cela peut favoriser l’identification des malades, oui ». Les troubles de la perception sont probablement davantage cruciaux – mais justement : sur le plan physique, rien à signaler à cet égard : les yeux, les oreilles, etc., bref, tous les organes sensoriels, fonctionnent parfaitement – et pourtant les victimes ne voient pas, n’entendent pas, ou, plus exactement, elles semblent ignorer ces signaux, ce qui induit donc la part psychique ou neuropsychique de la pathologie. Mais les témoignages des malades – quand ils sont repérés assez tôt pour que l’on puisse tenter d’en discuter avec eux, et c’est très rare – se recoupent, à cet égard : tous parlent d’un monde subtilement différent, de l’impression de naviguer au milieu de… « sphères », grisâtres le plus souvent, en même temps que toutes les couleurs de leur environnement sont progressivement atténuées… Zeng Ju, qui avait fait de son mieux pour rester stoïque, ne peut cette fois se retenir de tousser. Les deux psychiatres s’interrompent brièvement, Hadley Barrow adressant au domestique chinois un regard interloqué, mais Veronica Sutton le ramène aussitôt à leurs échanges médicaux. Ces « symptômes », il y a donc des patients qui ont pu en faire part… Oui. Mais guère, car rares sont ceux qui sont hospitalisés à ce stade précoce de la maladie. Et, après, pour s’entretenir avec eux… C’est un aspect de ces troubles de la perception, après tout : ils ignorent le médecin qui aimerait leur poser quelques questions, ils ne le voient pas, ne l’entendent pas… Dans la très grande majorité des cas, du moins. Très exceptionnellement, un patient peut, et de manière très brusque, revenir temporairement « parmi nous », mais c’est très fugace, et le retour à la catatonie est tout aussi brutal… Hadley Barrow se lève et va fouiller dans un tiroir, dont il extrait bientôt une unique feuille : « Ceci pourra vous intéresser, Dr. Sutton… Il s’agit de la transcription d’un entretien – fort bref, comme vous pouvez le constater – que j’ai eu avec un malade temporairement revenu de sa catatonie, il y a quelque années de cela. Et… C’est assez éloquent. »
[VII-7 : Veronica Sutton, Eunice Bessler, Zeng Ju : Hadley Barrow] Le Dr. Barrow laisse au Dr. Sutton le temps de lire, puis, quand il constate son effarement, il reprend aussitôt : « Texto. Il n’a pas dit un mot de plus. Plus jamais. Il a aussitôt sombré de nouveau dans la catatonie, n’a cessé de dépérir dans les jours qui ont suivi, puis est mort d’anémie dans la semaine. » Veronica Sutton tend la retranscription à Eunice Bessler et Zeng Ju. La comédienne est très intriguée : « "Yog-Sothoth" ? Qu’est-ce que c’est ? » Eh bien, le Dr. Barrow n’en a pas la moindre idée… Déjà, c’est une reconstitution phonétique de ce qu’il a cru entendre – pour autant qu’il s’en souvienne, cela sonnait comme ça… Probablement, croit-il, une construction aléatoire, un borborygme sans vraie signification. Non, fait-il au Dr. Sutton, il n’a pas pris cela à la légère, il a fait quelques recherches – peut-être cela signifiait-il quelque chose dans une autre langue que l’anglais ? Car ce n’était certainement pas de l’anglais… Le malade, un clochard san-franciscain pure souche, n’avait sans doute jamais parlé d’autre langue, tout au plus baragouiné deux ou trois mots d’espagnol, mais ce n’était pas davantage de l’espagnol, à l’évidence. Et nulle autre langue pour autant qu’il le sache : ses recherches n’ont rien donné. Ergo : du délire à l’état pur. Mais Eunice ne lâche pas l’affaire, maintenant qu’elle a osé s’immiscer dans la conversation entre les deux savants : ce « mot », n’est-il pas revenu dans d’autres entretiens auprès d’autres malades ? Ces entretiens ont de toute façon été fort rares – mais non, ce « Yog-Sothoth» n’a jamais été émis que par le patient en question : raison de plus d’y voir un borborygme sans queue ni tête, le délire d’un homme très malade et qui ne tarderait plus à mourir.
[VII-8 : Eunice Bessler, Veronica Sutton : Hadley Barrow] Eunice Bessler se penche à nouveau sur la transcription : « Et cette allusion, à la fin, cette histoire de "chaman du grizzly"... » Effectivement, Mlle Bessler a raison : cette mention, ou d’autres du même ordre, sont récurrentes, cette fois – pour autant que cela soit significatif, tant ces entretiens ont été rares. Mais oui, plusieurs patients ont évoqué ce genre de choses, à connotation « indienne »… « Faut-il s’en étonner ? Nous sommes aux États-Unis – même à San Francisco. Dans ce foutu pays, au moindre truc un peu bizarre, on est comme compulsivement tenté d’y voir la patte des Indiens… Je dois avouer que ce n’est guère mon domaine – même si j’ai entendu parler, à l’occasion, je ne sais plus bien où ni comment ni pourquoi, de ces "chamans du grizzly", qui semblent associés à la protohistoire de la Bay Area. Mais je ne suis pas compétent, ici. Si vous voulez en apprendre davantage à ce sujet, eh bien, les anthropologues ne manquent pas dans la région – mais je suis convaincu que vous perdrez votre temps : c’est du pur délire. » Eunice n’ose pas en dire plus – elle baisse les yeux sur la transcription, en se demandant, elle qui vient de la côte Est, si l’ours figurant sur le drapeau de la Californie pourrait être un grizzly [et c’est bien le cas]. Le Dr. Sutton prend bonne note des dernières remarques du Dr. Barrow : pour sa part, elle s’intéresse fort à l’anthropologie, et suppose qu’il pourrait être intéressant de suivre cette piste ; elle qui a beaucoup pratiqué Le Rameau d’or de Frazer, elle est à peu près persuadée, maintenant qu’on lui en a fait la remarque, qu’elle y trouvera quelque chose à ce propos – ce qu’il faudra sans doute approfondir à partir d’études plus spécifiques à l’histoire indienne de la Californie, qui, effectivement, ne manquent pas.
[VII-9 : Veronica Sutton, Eunice Bessler, Zeng Ju : Hadley Barrow]Veronica Sutton sait qu’elle n’en apprendra pas davantage ici, et prend congé du Dr. Barrow. Eunice Bessler et Zeng Ju lui emboîtent le pas – ce dernier affichant un air vaguement inquiet qui ne correspond guère à sa nature. Il leur faudra trois bonnes heures pour retourner à San Francisco…
VIII : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 14H – RÉDACTION DU SAN FRANCISCO CALL-BULLETIN, 207 NEW MONTGOMERY STREET, SOUTH OF MARKET, SAN FRANCISCO
[VIII-1 : Trevor Pierce, Bobby Traven] Pendant ce temps, Trevor Pierce et Bobby Traven continuent leurs recherches, essentiellement dans les archives du San Francisco Call-Bulletin. Ils ont un troisième et dernier (pour l’heure) axe de recherches à creuser, auquel Bobby tient particulièrement, tandis que Trevor se montre davantage sceptique. Le détective a l’impression, sur la base de la Noire Démence si fondamentalement incompréhensible, qu’il faudrait peut-être se pencher sur les trucs « bizarres » ayant eu lieu à San Francisco et sa région, ces phénomènes que l’on qualifierait de « paranormaux »… « Le genre de machins dont parle Charles Fort, quoi... » Ce qui laisse Trevor plus que perplexe : San Francisco est une grande ville, et passablement bohème – le « bizarre » y est la norme… Le détective l’admet, mais il veut croire qu’il y a des choses à dénicher sous les couches de potins et autres billevesées faussement ésotériques.
[VIII-2 : Trevor Pierce, Bobby Traven] Alors Trevor Pierce s’attelle à la tâche, en affichant une moue sceptique… Dans un premier temps, ses trouvailles ne font que confirmer ses craintes : quantité de sottises à la façon des articles dits « insolites » qui servent de bouche-trous dans la presse locale, et quelques pseudo-polémiques impliquant des sociétés plus ou moins secrètes telles que la Franc-Maçonnerie, bien sûr, qui a en fait pignon sur rue, la Théosophie, même si son heure de gloire est passée depuis pas mal de temps déjà, ou encore les Rose-Croix de l’AMORC… Mais, au moment où il songeait à arrêter les frais, il tombe sur quelque chose qui pourrait s’avérer plus intéressant : l’évocation, dans quelques articles épars, d’une collection de livres et artefacts occultes semble-t-il fort importante, mais pas moins secrète, et qui se trouverait quelque part dans la Bay Area – la collection dite « Zebulon Pharr », du nom d’un singulier personnage qui, au XIXe siècle, et notamment dans la région de San Francisco, avait acquis une certaine réputation en tant qu’anthropologue et philologue, tout ce qu’il y a de sérieux, mais dont les recherches poussées l’avaient conduit à s’intéresser toujours un peu plus à l’occultisme, jusqu'à rassembler cette colossale somme d'objets et de documents. Mort sans héritier, il avait légué l’ensemble de ses biens à une fondation. Les articles sont assez évasifs, et ne permettent même pas de localiser cette « Collection Zebulon Pharr », si ce n’est pour dire qu’elle se trouverait bel et bien quelque part dans la Bay Area. Mais cela paraît bien plus solide à Trevor que tout ce qu’il avait pu trouver autrement dans ses recherches. Certes, il ne s’agit pas à proprement parler des « phénomènes étranges » qui suscitaient la curiosité de Bobby Traven, mais cela pourrait être un endroit où poser des questions, et où trouver des réponses, concernant lesdits phénomènes, si l'on veut y croire…
IX : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 19H – RÉSIDENCE REECE, 223 GEARY BOULEVARD, RICHMOND DISTRICT, SAN FRANCISCO
[IX-1 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler, Trevor Pierce : Zeng Ju, Bobby Traven, Bridget Reece, Jonathan Colbert, Andy McKenzie] En fin d’après-midi, la plupart des investigateurs se retrouvent chez Gordon Gore, à Nob Hill, où ils font le point sur leurs découvertes. Gordon suppose qu’il est maintenant possible de retourner à la Résidence Reece, où Bridget Reece devrait pouvoir se montrer plus réceptive à leurs questions ; Veronica Sutton, Eunice Bessler et Trevor Pierce décident de l'y accompagner, tandis que Zeng Ju, qui ne s’y sentirait guère à sa place, préfère arpenter les rues du Tenderloin pour dénicher quelque indice sur la localisation de Jonathan Colbert et Andy McKenzie (Bobby Traven se livre à ses propres occupations de son côté).
[IX-2 : Veronica Sutton : Byrd Reece, Bridget Reece, Franklin Gay, Edward Flanagan] Arrivés à destination, dans Richmond District, les investigateurs sont accueillis chaleureusement par Byrd Reece, qui tient à remercier plus particulièrement et en personne Veronica Sutton pour ce qu’elle a fait. Effectivement, Bridget a un peu récupéré, et son père suppose qu’un entretien avec elle pourrait s’avérer fructueux, tout en comprenant très bien que sa fille ne se sentira pas aussi libre de parler s’il est lui-même présent, ou quelque autre de ses employés de maison. Il guide donc les investigateurs à la chambre de Bridget, à l’étage, et redescend aussitôt, accompagné du garde-malade Franklin Gay et du garde du corps Edward Flanagan, autrement affectés à la surveillance de la jeune fille.
[IX-3 : Veronica Sutton, Gordon Gore, Trevor Pierce, Eunice Bessler : Bridget Reece, Byrd Reece]Bridget Reece va effectivement beaucoup mieux, même si elle est encore fatiguée. Elle accueille « ses invités » avec un sourire resplendissant, et se confond en remerciements pour leur aide. Mais, à la différence de son père, il devient vite très clair qu’elle ne compte pas s’attarder outre mesure sur les soins pourtant très concrets que lui a prodigués Veronica Sutton : c’est Gordon Gore qu’elle rend responsable de tout cela, et elle n’a d’yeux que pour le jeune et beau dilettante. En fait, tous à l’exception de Trevor Pierce, un peu aveugle en la matière, comprennent au fur et à mesure de leurs échanges que la jeune fille est follement amoureuse : elle a d’ores et déjà réinterprété son vécu récent comme un conte de fées où Gordon tient le rôle du prince charmant… Ce dernier s’en rend compte, et n’hésite pas à en jouer, mais Eunice Bessler, d’abord très bien disposée à l’égard de la jeune fille (au cours du trajet, elle parlait déjà de la présenter à quelques producteurs hollywoodiens…), perçoit de plus en plus Bridget comme une rivale potentielle : elle en est peut-être la première surprise, d’autant qu’elle sait que la situation a quelque chose d’un peu absurde, mais elle est bel et bien dévorée par la jalousie…
[IX-4 : Gordon Gore, Veronica Sutton : Bridget Reece ; Jonathan Colbert, Clarisse Whitman, Lucy Farnsworth] Mais il est bien temps de passer à des choses plus sérieuses, et les investigateurs commencent à interroger Bridget Reece. Celle-ci est d’abord un peu réticente à s’exprimer, surtout devant tant d’étrangers, mais Gordon Gore use de son avantage pour la faire parler. Elle explique enfin qu’elle sortait avec Jonathan Colbert depuis quelque temps déjà (elle semble incapable de se montrer plus précise), mais avait appris, ces derniers jours, qu’il voyait au moins une autre fille, et peut-être d’autres encore ! Elle ne connaît pas l'identité de ces rivales : on lui suggère les noms de Clarisse Whitman et Lucy Farnsworth, mais cela ne lui dit absolument rien. Que faisait-elle avec ce « Johnny » ? Eh bien, selon les propres termes du peintre, elle « apprenait à être libre »… Au fil de soirées qu’elle admet avoir été « un peu coquines », en rougissant, et sans vouloir en dire davantage. Mais elle aimait bien ça, oui… Et le fait de poser nue ? Bridget, un peu embarrassée, demeure d’abord évasive, puis prétend que Jonathan Colbert l’avait droguée dès le départ à son insu. Mais elle ne sait pas mentir, et personne dans la chambre n’y croit… Non, elle consommait bien, et tout à fait volontairement, un peu d’opium : « Tout le monde le fait, après tout... » Quant à l’idée de poser nue, dans l’absolu, elle ne la choquait pas, et même l’excitait, à vrai dire. Elle jouait de ses caprices en la matière auprès du peintre, soufflant le chaud et le froid... Pour elle c’était somme toute une forme de badinerie « un peu piquante »… Mais elle a ensuite seulement appris qu’il comptait, avec ces photos, faire chanter son père – elle n’en avait pas idée, et, pour le coup, elle dit vrai ; elle ne s’en est rendue compte que tout récemment, en même temps que le fait que son amant voyait « d’autres filles »… Ce qu’il a bien compris. Alors même que Bridget jouait avec lui la scène de la rupture, il a su l’amadouer, lui suggérer de consommer un peu d’opium et de reparler plus calmement de « ses fantaisies »… sauf que cette fois il a forcé la dose – d’où l’état lamentable dans lequel l’ont trouvée les policiers et le Dr. Sutton.
[IX-5 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Veronica Sutton : Bridget Reece ; Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Mais il s’agit maintenant de mettre la main sur ce Jonathan Colbert, il faut l’empêcher de nuire – aussi les investigateurs ont-ils besoin de la collaboration de Bridget Reece, il faut qu’elle leur dise absolument tout ce qu’elle sait de lui, car tout pourrait s’avérer utile. Par exemple, a-t-elle vu Jonathan Colbert ailleurs qu’au Petit Prince ? Un endroit où, peut-être, il conserverait photographies et négatifs ? Car rien de la sorte n’a été retrouvé à l’étage du « restaurant français »… Effectivement : la chambre au Petit Prince n’était qu’un studio de photographie, Colbert n’y vivait pas – il était installé ailleurs, avec son comparse, « Andy », un type répugnant… Où ça, précisément ? Eh bien, elle n'y est pas allée très souvent ; c’était dans un appartement minable qu’ils venaient tout juste de louer - « Johnny » lui avait dit auparavant, en colère, qu’ils étaient obligés de changer de logis en permanence… C’était dans le Tenderloin, oui… Plus exactement ? Bridget se creuse la tête… Elle n’y avait pas vraiment fait attention, et avoue qu’elle n’était pas forcément très lucide lors de ses excursions là-bas… Elle retrouve cependant le nom de la rue : Geary Street. Mais impossible de se souvenir du numéro ; et c’était à un étage, oui, mais lequel… Le troisième ? Peut-être – elle n’est pas sûre. Et à quoi cela ressemblait-il ? Un endroit horrible, hideux, sordide – et sale ; en fait, elle n’aurait jamais cru possible qu’on puisse vivre dans pareille décharge… Des choses plus spécifiques, peut-être ? Oui – les tableaux... Pas les nus, elle en avait vu au Petit Prince et en d’autres occasions. Non, d’autres tableaux – qui représentaient pour la plupart... une sorte de vieil Indien. En fait, elle n’a compris qu’il s’agissait d’un Indien qu’après coup : il portait une peau d’ours, mais le tableau donnait l’impression que ce n’était pas un vêtement, mais bien la véritable tête du personnage représenté ! Toute une série de tableaux très déconcertants – et très proches les uns des autres, mais en même temps subtilement différents. Les titres ? Mon cauchemar 1, Mon cauchemar 2, Mon cauchemar 3, etc. Évoquer ces peintures met la jeune fille visiblement mal à l’aise – il y a plus, mais Gordon Gore doit intervenir pour qu’elle veuille bien en parler : il y avait encore un autre tableau… Le pire de tous ! Elle ne se souvient pas du titre – un truc incompréhensible… Mais il ne représentait rien à proprement parler, c’était comme… un entassement de… de sphères, ou de bulles… et comme en mouvement ; ces sphères donnaient même parfois l’impression d’être… des yeux ? On la presse de poursuivre, et elle confesse en rougissant qu’elle avait eu l’impression d’être aspirée par le tableau, de ne pas le regarder depuis l’extérieur, mais de se retrouver piégée à l’intérieur, environnée par ces sphères, ces yeux ! Une sensation très désagréable, qui lui a paru durer mille ans, mais n’a en fait pas dépassé quelques secondes, à en croire Jonathan Colbert. Qui n’a pas voulu en dire davantage – et Bridget avait mis cela sur le compte de la drogue… Mais cette description intéresse particulièrement Eunice Bessler, qui en fait part à Gordon et à Veronica Sutton : cela rappelle ce qu'ils ont appris au Napa State Hospital...
[IX-6 : Gordon Gore : Bridget Reece ; Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Il leur faut maintenant d’autres renseignements, plus pratiques : Jonathan Colbert est-il armé ? Non – ça ne serait vraiment pas son genre… Et « Andy » ? Lui, oui – en tout cas, Bridget Reece l’a vu à plusieurs reprises brandir un couteau à cran d’arrêt, pour un oui, pour un non… Il faut dire qu’ils se disputaient tout le temps, « Johnny » et lui – ils se détestaient visiblement ; ils n’étaient associés que pour l’argent, parce qu’ils n’avaient pas le choix, ce qui les mettait encore plus en colère, car ils se haïssaient. Elle n’est certes plus du tout amoureuse de « cet horrible peintre », mais Colbert était à l’évidence d’une certaine classe ; en comparaison, le petit escroc « Andy » n’en paraissait que plus minable. Il ne faisait pas du tout peur à « Johnny », en tout cas – même quand il prétendait recourir à ses contacts parmi les Combattants Tong : cela faisait rire le peintre, qui n’était pas dupe : un raté et un médiocre comme McKenzie n’avait assurément rien à voir avec les Tong – c’était juste un de ses trucs pour intimider les gens, mais il faudrait être totalement stupide pour croire une bêtise pareille…
[IX-7 : Gordon Gore, Eunice Bessler : Bridget Reece]Bridget Reece n’a sans doute pas grand-chose de plus à leur dire… Gordon Gore remercie chaleureusement la jeune fille, et lui assure qu’ils mettront la main sur les photographies, les négatifs, et Jonathan Colbert, qui paiera pour ses méfaits ; Bridget fond littéralement d’adoration pour l’héroïque dilettante… Les investigateurs quittent la pièce, mais Eunice revient brièvement en arrière, se penche sur Bridget, et lui chuchote à l’oreille : « Gordon est à moi ! Pas touche ! » Puis elle se retire à son tour, laissant Bridget stupéfaite.
MASTERTON (Graham), Manitou, [The Manitou], traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par François Truchaud, Paris, Bragelonne – Milady, [1975, 2007] 2009, 380 p.
PAS TOTALEMENT UNE DÉCOUVERTE (PUTAIN…)
On ne peut pas lire que des bons livres, hein ? Et la chronique d’aujourd’hui portera donc sur un très mauvais livre – ce qui ne l’a certes pas empêché de très bien se vendre en son temps et même depuis, au point où il a suscité toute une carrière et plusieurs suites, et continue visiblement d’être porté au;pinacle par une horde de fans dont les arguments me dépassent totalement. Et il s’agit donc de Manitou, le premier roman du Britannique Graham Masterton.
Je l’avais depuis un bail dans ma bibliothèque de chevet : oui, le bouquin était célèbre, difficile de passer à côté sans jamais en entendre parler. Et j’ai lu, ici ou là, plein de critiques étrangement élogieuses… même si je me doutais un peu que mon propre avis risquait d’être un peu moins unilatéral. Surtout parce que j’avais en tête, vaguement, le retour plus que négatif de S.T. Joshi dans The Rise, Fall, And Rise Of The Cthulhu Mythos ? Mais je ne me souvenais de rien de plus précis – et notamment concernant le contenu censément « lovecraftien » du roman, en fait… Mais ça, j’y reviendrai plus tard. Même si, ne nous voilons pas la face, cette dimension censément « lovecraftienne » a pesé dans ma décision de lire enfin Manitou…
De toute façon, il était bien temps de lire enfin quelque chose de Masterton, hein ! De le découvrir !
…
Sauf qu’un aimable camarade m’a très justement fait remarquer que j’avais déjà lu un Masterton, et que j’en avais même parlé sur ce blog. Et il avait raison, le bougre… Oui, j’avais lu Démences, il y a cinq ans de cela, certes pas dans les meilleures conditions – et j’avais tout oublié de cette lecture. Sérieux. Même quand on m’a signalé ce fait, et que j’ai relu ma propre chronique, je n’en avais absolument plus aucun souvenir. Au point, en fait, de supposer avoir été la cible d’un complot. Il est parfaitement impossible que j’aie lu Démences et l’aie chroniqué, puisque je ne m'en souviens pas. C’est donc que quelqu’un d’autre a rédigé ce compte rendu, à mon insu et en se faisant passer pour moi ! Et…
Bon, d’accord.
Mais retenons-en tout de même une chose : ma chronique de Démences mentionnait que le roman louchait plus qu’un peu sur le navet, et parfois aussi (heureusement ?) sur le nanar. Même avis, globalement, concernant ce Manitou. Mais il y a pourtant une grosse différence : au sortir de Démences, tout en reconnaissant l’évidence, à savoir que ce n’était « pas bien bon », je me disais prêt à prolonger l’expérience avec d’autres bouquins de Masterton (j’ai notamment Rituel de chair dans ma bibliothèque de chevet), car il est vrai que je n’ai certes rien contre le gros bis qui tache à l’occasion. Mais, au sortir de Manitou, je suis plutôt porté à brailler :
« PLUS. JAMAIS. ÇA. »
LA GROSSE HORREUR
Contexte. Nous sommes au milieu des années 1970, et, depuis L’Exorciste, roman de William Peter Blatty (1971) et film de William Friedkin (1973), l’horreur cartonne, en littérature et au cinéma. Dans ce dernier médium, c’est « l’âge d’or » américain, d’une certaine manière, avec les premiers films des Tobe Hooper, Wes Craven, John Carpenter, etc. En littérature, c’est peut-être un peu plus compliqué ? J’ai l’impression, du moins, qu’on peut davantage faire la distinction entre d’authentiques auteurs talentueux (Stephen King perce dès 1974 avec Carrie), et quantité de faiseurs et autres tâcherons… « beaucoup moins » talentueux.
Parmi ces derniers, à l’évidence, Graham Masterton. Le futur maître (?!) de l’horreur, à l’époque, faisait office de « journaliste », essentiellement pour la presse dite « pour adultes ». Il a notamment été le rédacteur en chef de l’édition britannique de Penthouse pendant des années, et gagnait alors beaucoup d’argent, mais alors beaucoup, beaucoup, semble-t-il, en pondant à la mitrailleuse des ouvrages « de conseils sexuels ». Mais, à l’époque, il a été pris de l’idée saugrenue de tenter autre chose, pour voir, mais dans une perspective pas moins commerciale, et donc de pondre cette fois un de ces romans d’horreur qui se vendaient très bien.
La « légende » dit qu’il a écrit Manitou en une semaine (et je veux bien le croire, au vu du résultat) – un roman passablement putassier d’ailleurs (même si pas du tout dans la dimension sexuelle, ce qui m’a un peu surpris), car, à tout prendre, c’est juste un mauvais remake de L’Exorciste, et qui ne se cache même pas vraiment… Le manuscrit traîne quelque temps, puis Masterton, à la bourre pour un énième livre de théorie et pratique du sexe, le soumet en lieu et place à son éditeur anglais.
Qui l’accepte. Le roman est publié… et rencontre bientôt un très improbable succès, notamment quand il est repris en poche par un éditeur américain (avec une fin différente, j'y reviendrai) : c’est un vrai best-seller, qui remporte encore plus de pognon que les bouquins de cul, a fortiori quand il est adapté au cinéma, dès 1977 (et pour un résultat visiblement gratiné, starring Tony Curtis…), au point de décider d’une carrière – Masterton, sans pour autant laisser totalement de côté les livres de fesses, sera dès lors connu d’abord et avant tout en tant qu’écrivain d’horreur, de cette très grosse horreur qu’on dirait parfois « mainstream » et dont il a vendu des palettes entières. Et il reviendra sans cesse à ce premier succès qu’avait été Manitou, lui suscitant des suites ; on a longtemps parlé de « trilogie Manitou », mais d’autres titres se sont ajoutés depuis : en tout, à l’heure où je vous écris, la série compte semble-t-il six romans et une nouvelle.
Et, putain, ça sera sans moi.
PLUS NAZE, TUMEUR
Pitchons la chose (indicible).
Nous sommes à New York. Le roman s’ouvre sur un prologue à la troisième personne, qui voit une jeune femme du nom de Karen Tandy consulter Jack Hughes, un jeune docteur, néanmoins considéré comme le deuxième (parce qu’il est humble) spécialiste mondial des tumeurs, à propos d’une grosseur dans la nuque, et très étrange – elle semble… avoir une vie propre ? Se déplacer ? Et en tout cas elle grossit à une vitesse inouïe… Par ailleurs, un examen radiologique semble déterminer qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’une tumeur – on dirait plutôt… un fœtus ! Qui se développe sur la nuque de la jeune femme, et à toute vitesse ! Il va falloir lui ôter ça… si la créature en germe le veut bien.
Puis le roman passe à la première personne, jusqu’à la fin. Notre narrateur est un certain Harry Erskine, prétendument un « voyant », en fait un charlatan de bas étage dans sa robe verte assortie d’un chapeau pointu (si !). Il escroque gentiment des vieilles dames riches qui viennent lui confier leurs frustrations comme à un curé ou à un psy… Parmi elles, la tante de Karen Tandy, laquelle lui rend elle aussi visite à la veille de son opération. Pas si cynique, Erskine ne se contente pas d’être étonné par la « tumeur », il l’est tout autant du rêve que lui narre la jeune femme, et qui ressemble énormément à celui que sa tante lui a continuellement évoqué : une côte, une île probablement, et à l’horizon un de ces vieux bateaux à voiles, un galion disons… Quand une autre des clientes du charlatan lui fait une improbable et fatale scène de possession démoniaque, Erskine, convaincu d’être mouillé jusqu’à l’os dans une bien étrange et redoutable histoire, troque volontiers sa robe verte ridicule contre les atours plus sobres d’un détective de l’étrange…
Cette mise en condition achevée, le roman peut sans doute être découpé en deux phases. Dans la première, on assiste à l’agrégation progressive d’un groupe de sous-héros, tous sans épaisseur aucune, mais bien décidés à lever le mystère sur cette affaire – et à sauver Karen Tandy, dont la tumeur croît à un rythme exponentiel : le Dr. Hughes ne peut pas la lui retirer, car cela tuerait aussitôt la jeune femme… L’association entre Erskine et Hughes est déjà globalement improbable, avec un médecin qui, tout scientifique qu’il soit, adhère bien vite au discours ésotérique du faux spirite (lequel se présente toujours, devant qui que ce soit, comme l’escroc qu’il est bel et bien, sans que cela lui nuise jamais), mais d’autres sous-héros s’y associent sans cesse, sans plus de vraisemblance ; certains très temporairement (ici une copine médium d’Erskine, là un distingué professeur d’anthropologie), d’autres de manière plus décisive, au premier chef le medicine man Singing Rock (outre Marino, un flic bourrin et con).
Parce que, à ce stade, les sous-héros ont parfaitement compris ce qu’il en est, bien sûr – et sans guère s’en étonner, au fond : la prétendue tumeur est bel et bien un fœtus, celui d’un vieux sorcier indien du nom de Misquamacus, qui vivait il y a trois siècles de cela, à l’époque où les Hollandais ont débarqué dans le coin pour fonder la Nouvelle-Amsterdam. Et il veut se venger des Blancs qui ont massacré son peuple ! Même s’il a donc disparu avant l’extermination des Indiens d’Amérique du Nord, et ne semble pas comprendre, à terme, ce qu’impliquent les trois siècles de son absence, notamment concernant ce génocide… D’autant qu’il avait semble-t-il eu l’intuition de ce que les maladies propagées par ces Blancs qu’il n’avait jamais vus joueraient un rôle essentiel à cet égard, mais sans bien comprendre de quoi il s’agissait, et sans même y croire – un élément crucial de la fin originelle du roman, en grand format britannique, mais squeezé dans la fin alternative, celle de l’édition de poche américaine, depuis devenue « canonique » (cette édition chez Bragelonne – Milady, pour la première fois en France, comprend les deux fins du roman, « l’originelle » après « l’alternative/canonique », ce qui implique son lot de redites), mais cela n’empêche pas le roman « retouché » de s’étendre longuement sur ce sujet dans les chapitres précédant la bascule, et pas le moins du monde revus et corrigés : Manitou est littéralement saturé d’incohérences, c’est ici un cas très voyant, mais il y en a bien d’autres…
Mais passons, pour l’heure – car il y a donc la seconde phase du roman, qui consiste en un plus ou moins long combat contre Misquamacus jailli de la « tumeur », à l’hôpital privé où exerce Jack Hughes et où Karen Tandy a sombré dans le coma quand son opération s’est révélée impossible. La fin « originelle », pour un roman sensiblement plus court ai-je l’impression, ne s’y attarde pas outre-mesure, et donne même l’effet d’avoir été salement précipitée ; elle est aussi passablement niaise, et j'y reviendrai. La fin « alternative/canonique » est plus ample, et plus tournée vers l’action, en renforçant l’idée initiale d’un véritable combat entre manitous (au sens d’esprits),mais elle n'est pas moins idiote, hélas – et, bien sûr, il faut donc prendre en compte de très nombreuses incohérences dont l’auteur et son éditeur semblaient se foutre complètement.
« LOVECRAFT », EUH
Mais Lovecraft, alors ? Que vient-il faire dans tout cela ? Pourquoi S.T. Joshi mentionnait-il ce vilain navet de grosse horreur dans The Rise, Fall, And Rise Of The Cthulhu Mythos? Je n’en avais plus aucun souvenir en entamant ma lecture de Manitou – d’où une certaine surprise quand j’ai lu le paragraphe en exergue du roman, mentionnant le sorcier indien Misquamacus, et signé « H.P. Lovecraft ». Ce qui ne me disait absolument rien. Et pour cause : ce passage est extrait du Rôdeur devant le seuil, une des prétendues « collaborations posthumes » Lovecraft/Derleth, en fait dues essentiellement et presque intégralement au seul August Derleth, même si ces bouquins globalement navrants ont longtemps été édités, sinon sous le seul nom de Lovecraft (mais je crois que c’est arrivé), du moins en mettant Lovecraft en avant et en minimisant « l’apport » de Derleth, jusqu’à l’absurde. Mais, à en croire S.T. Joshi, Masterton a ici eu du bol, sinon du nez : le paragraphe cité est semble-t-il bel et bien de Lovecraft, il fait partie des 1200 mots du roman que l’on peut attribuer au gentleman de Providence (contre 49 000 mots écrits par Derleth…).
En tant que tel, cela ne suffit probablement guère à conférer un caractère « lovecraftien » à Manitou. À vrai dire, rien n’y suffit – mais cela n’empêche pas Masterton de charger un peu la barque par la suite, et plus encore dans la fin « alternative/canonique », plus ample, mais aussi beaucoup plus explicite à cet égard que la fin « originelle ». L’auteur n’a pas eu le mauvais goût, en dehors de l’exergue, de citer nommément Lovecraft et son univers, livres maudits et pseudo-divinités tentaculaires – et ce dans un livre dont le mauvais goût est pourtant une caractéristique essentielle. Mais ses « allusions » sont donc malgré tout explicites, et au fond tout aussi malvenues. Masterton nous décrit les manitous auxquels fait appel Misquamacus, avec quelques mises en bouche, puis, surtout, via le medicine man Singing Rock terrorisé, il nous explique que Misquamacus compte invoquer un manitou d’un ordre supérieur, dont le nom varie selon les peuples amérindiens (avec des « C » et des « L »), mais que l’on peut désigner de manière générale comme étant « le Grand Ancien » ; lequel est présenté, de manière guère pertinente et c’est peu dire, comme l’équivalent de Satan pour les Indiens (nouvelle incohérence marquée : Singing Rock avait commencé par dire que ce genre d’analogies ne faisait aucun sens ; il disait même que l’appui de la religion, chrétienne ou indienne, ne serait d’aucun poids face à pareille créature, et pourtant voyez la fin « alternative/canonique » du roman…). Une lecture derléthienne, oui… Car, quand ce manitou apparaît, ses traits ne laissent guère de doutes quant à son identité : c’est probablement Cthulhu lui-même, sinon une larve de son type… Cthulhu, oui, qui rôde dans les couloirs d’un hôpital comme un alien de seconde zone, et que notre charlatan Harry Erskine n’aura finalement guère de difficultés à contrer et même bannir, puisque c'est de bannir qu'il s'agit…
Disons-le : au-delà de ces quelques allusions, et de l’emprunt guère significatif du nom de Misquamacus à un fragment signé Lovecraft, tiré d’un roman en fait écrit par Derleth, Manitou n’a absolument rien d’un roman « lovecraftien » : c’est un roman d’horreur lambda, où les allusions « mythiques » éparses n’ont pas la moindre épaisseur, se contentant d’être des clins d’œil superflus et guère pertinents.
Le vrai problème est cependant ailleurs, et c’est que Manitou n’est pas seulement un roman d’horreur lambda – c’est un très mauvais roman d’horreur lambda : mal foutu, crétin, et même vaguement puant.
MAL FOUTU, CRÉTINET VAGUEMENT PUANT
Commençons par ce qui saute très vite aux yeux : Manitou est incroyablement mal écrit, avec une plume de plomb qui s’égare plus que de raison, des descriptions creuses et ineptes, des dialogues aussi percutants que ceux de Plus belle la vie, et balancés avec le même naturel, sans même parler des mauvaises blagues récurrentes, qui laisseraient perplexe même un fan hardcore de Nicolas Canteloup.
La responsabilité initiale de l’auteur est manifeste – mais on avouera que la traduction de François Truchaud n’arrange probablement rien à l'affaire… Le bonhomme a été un grand passeur dans l’édition d’imaginaire française, on peut et on doit sans doute lui reconnaître cela. Mais il m’a toujours fait l’effet d’un traducteur au mieux médiocre, et parfois bien pire encore. Dans le cas de Manitou (une traduction récente, d'ailleurs, puisque datant de 2007, bien après le pic d'activité du traducteur), c’est proprement catastrophique – presque un cas d’école (notes de bas de page intempestives incluses). Le roman en anglais n’était sans doute pas brillant, mais le passage en français est semble-t-il miraculeusement parvenu à le desservir encore, ai-je l’impression.
Avec quelques savoureuses boulettes à l’occasion ? Par exemple : « Tout ce qu'il vous faut, c'est suffisamment de force pour modifier sa course de 360 degrés. » Je ne peux pas me prononcer avec certitude quant au responsable, certes… Mais ce n’est qu’un exemple, et il y en aurait bien d’autres.
De manière générale, de toute façon, le roman est absurdement mal foutu. J’ai déjà évoqué certaines de ses incohérences – elles sont très nombreuses, tout particulièrement si l’on prend en compte les deux fins du roman, incompatibles ; or la fin « alternative/canonique » ne pourrait faire éventuellement sens qu’à la condition de remonter aux premiers chapitres du roman, pour assurer une cohésion d’ensemble ; mais ni Masterton, ni son éditeur américain ne s’en sont préoccupés : ça saute aux yeux, et, à ce stade, pareil je-m’en-foutisme relève de l’insulte.
Mais le roman ne nécessite certainement pas qu’on se livre à ce genre de pinaillages, si c’est ce que vous voulez y voir, pour afficher son caractère fondamentalement stupide. Il est saturé d’idées idiotes, et pourtant souvent prévisibles, pour un rendu assurément bisseux, mais sans rien de réjouissant hélas, sauf quand l’auteur lâche tout pour se complaire dans la nanardise. Un exemple ? SPOILER, mais j’apprécie particulièrement celui-ci, propre à la fin « alternative » : pour combattre Misquamacus et le manitou du Grand Ancien, Erskine et Singing Rock font appel à la technologie moderne – ce qui était pour le coup très prévisible. Ils usent donc d’un ordinateur de la police appelé Unitrak – qui a un manitou, car tout a un manitou, y compris les cailloux, le vent, ou, comme ici, les produits de l’inventivité humaine. Bon, admettons… Même si les scène impliquant alors Unitrak sont à la fois ridicules et invraisemblables (on lui pose carrément la question, en lignes de code : comment vaincre le Grand Ancien ?). Il y a une part d’humour volontaire, à l’évidence, mais, à ce stade de bêtise, ça ne change plus grand-chose au résultat… Le vrai souci, cependant, c’est au moment de la confrontation ultime entre ce manitou technologique et celui du Grand Ancien… quand la victoire d’Unitrak est assurée parce que le manitou de l’ordinateur, invoqué par Erskine, est « blanc » (?!) et... « chrétien » ?! Oui, oui, l’esprit d’une machine ! Et qu’importe si Singing Rock avait sans la moindre ambiguïté expliqué plus haut que l’implication religieuse chrétienne ne serait d’aucune utilité face au manitou du Grand Ancien, qui s’en moquait complètement, d’ailleurs il n’avait rien à voir avec Satan, sauf que, euh, tout compte fait, si, mais alors, euh…
Ce qui nous amène à un dernier point – même si l’on pourrait se contenter d’y voir simplement une autre forme de bêtise : Manitou est un roman qui pue quand même un peu. Je ne sais pas l’impression que cela pouvait donner en 1975, mais, en 2017, c’est quand même assez troublant. À maints égards, le roman semble avoir un postulat au moins vaguement antiraciste : Misquamacus réclame vengeance pour les siens, que les Blancs ont exterminé, et Erskine et ses copains admettent que oui certes, il a ses raisons d'être furax, et hop. Mais, dans les faits, ce postulat est en fait perpétuellement mis à mal par le comportement effectif des personnages et les pensées que leur prête l’auteur. Dans les répliques, ils disent donc parfois que le comportement de Misquamacus est bien compréhensible, mea culpa, blah blah blah mais, systématiquement, trente secondes plus tard, la conclusion demeure : il faut poutrer la gueule à ce sauvage – et limite dans ces termes. La figure même de Misquamacus manque à cet égard de cohérence, en étant tour à tour, et parfois dans le même paragraphe, une victime, un homme légitimement rancunier, un homme essentiellement maléfique, un démon, un héraut de l’apocalypse, etc. Même dans les mots de Singing Rick, l’Indien de service !
Et la manière de s’en débarrasser, dans les deux fins, est pour le moins éloquente… SPOILERS, les gens : j’ai déjà dit comment, dans la fin « alternative/canonique », le vilain Peau-Rouge est défait par le manitou blanc et chrétien d’un ordinateur américain – et c’est pour le moins gratiné. Mais que dire alors de la fin « originelle » ? Elle fait usage, avec une ironie tout de même étonnante, du principe de la contamination des Amérindiens par des germes inconnus – qui est censée avoir été la raison pour laquelle Misquamacus a effectué son rituel lui permettant de renaître trois siècles plus tard, et donc sans vraiment qu’il ait été en contact avec les Hollandais débarquant à Manhattan. Erskine, via Hughes, récupère donc un virus de la grippe, qu’il balance à la gueule de Misquamacus, bravo… Noter que, dans la fin « alternative/canonique », le roman consacre pas mal de paragraphes à cette idée du virus – mais qu’elle est finalement abandonnée laconiquement et sans plus jamais y revenir dès l’instant où la « nouvelle fin » choisit d’aborder le problème de l’élimination de Misquamacus sous un autre angle… Incohérences... Mais revenons à la fin « originelle », car il y a du lourd : elle dresse en effet un portrait moins unilatéralement « méchant » de Misquamacus, avec un gentil Erskine qui lui explique que le monde a changé, oui, certes, les Indiens ont été massacrés, par exemple à l’aide de maladies (comme celle que je t’envoie dans la gueule, PAF !), mais nous pouvons vivre tous ensemble, hey, etc. Et Erskine fait en sorte, une fois Misquamacus quasi tué par la grippe (soit en l’espace d’une demi-heure, le temps d'une poursuite tellement molle qu'elle a quelque chose de burlesque et parodique), de tout faire pour lui sauver la vie, etc. C’est le versant « hippie » du roman, mais avec armes bactériologiques quand même – et je ne sais pas si c’est avant tout niais ou condescendant. Mais pas forcément plus ridicule qu’un ordinateur blanc et chrétien, certes...
Le vrai problème, en fait, c’est de toute façon que le roman se complait dans les stéréotypes, au point où ça en devient parfois quelque peu nauséeux – ou drôle, certes… Les Indiens vus par Masterton, ce n’est pas exactement de l’anthropologie de compétition : on est en gros aux antipodes d’un Tony Hillerman. Seuls les clichés intéressent l’auteur : le simplisme est à ses yeux un atout, pouvant assurer la plus grande diffusion de son bouzin horrifique. Je ne connais certes pas grand-chose aux cultures amérindiennes, mais suffisamment pour m’apercevoir de ce que Masterton leur inflige un traitement à la truelle, même en abusant de la pseudo-caution intellectuelle du personnage anthropologue de service, et, bien sûr, du personnage indien de service.
Et les stéréotypes raciaux dépassent même parfois le seul cas des Indiens. J’ai halluciné (et beaucoup ri, j’avoue) à la lecture de cette imparable réplique : « Nous faisons peut-être fausse route, dit Amelia. Il s'agit peut-être de l'esprit de quelqu'un vivant encore de nos jours. Un nez recourbé ne signifie pas forcément qu'il s'agit d'un Indien. C'est peut-être un juif. » Eh oui, quand même… Au passage, ça vous donne une idée du niveau de l’enquête dans la première phase du roman. C'est du pointu (pas aquilin). Et ça peut vous donner aussi une idée de la traduction de François Truchaud, qui s'accommode visiblement très bien des répétitions.
Enfin, peut-être (...) faut-il dire quelques mots des femmes dans le roman ? Ce que l’auteur lui-même ne fait guère, et c’est bien le souci. J’adore, à cet égard, cette scène, au tout début du roman, où une femme, une radiologiste, vient faire passer un examen à Karen Tandy, on nous le dit… mais nous ne l’entendons pas, et ce sont ses collèges masculins qui dissertent plus ou moins doctement de la nature de la tumeur/fœtus, devant la radiologiste mais en faisant comme si elle n’était pas là : elle n'a visiblement aucun mot à dire de cet examen qui relève pourtant de sa spécialité. Les autres personnages féminins ? Karen Tandy fait l’effet d’une gentille idiote, avant de sombrer dans le coma. Les clientes de Harry Erskine sont de vieilles veuves superstitieuses, et rien d’autre. Et le vague élément féminin du groupe de sous-héros traquant la vérité occulte est donc la perspicace Amanda que j’ai citée au paragraphe précédent, médium de son état. Masterton, toutefois, nous épargne en gros toute romance (encore que Karen Tandy et Harry Erskine ont, au tout début et à la toute fin, l’occasion de flirter un brin), et toute scène de fesses (ce qui m’a surpris, pour le coup). Alors si l'on est porté à se contenter de peu...
90 % NAVET, 10 % NANAR
Mais oui, donc : Manitou est un roman mal écrit, mal foutu, idiot et parfois un peu puant. C’est une bisserie, au mieux, mais plate et convenue (je suppose que c’était déjà le cas en 1975, tant ce roman doit visiblement beaucoup à L’Exorciste, mais je peux me tromper), accumulant les mauvaises idées, accomplie avec l’implication d’un poisson rouge, et le sérieux d’un escroc. C’est un très mauvais roman d’horreur, dont le succès à l’époque a quelque chose d’incompréhensible, et la réédition aujourd’hui plus encore. C’est, globalement, un navet – mais aussi parfois un nanar, au fil de quelques scènes particulièrement gratinées, où la part de l’humour volontaire et involontaire n’est pas toujours aisée à établir.
On ne peut pas lire que des bons livres. Mais ce n’est pas une raison pour s’en infliger d’aussi mauvais. Et, à l’instar de M. Joshi, dont je ne partage pas toujours les enthousiasmes comme les dégoûts, mais pour le coup tout à fait, je n’ai aucune envie de prolonger le calvaire en m’enquillant les suites de Manitou.
Je vais tâcher aussi, cette fois, de me souvenir de ma lecture de ce roman effectivement horrible, pour ne pas m’enliser dans une autre mastertonerie dans les années à venir. Autre chose à foutre. Souviens-toi, Nébal, souviens-toi ! Le navet premier et dernier.
HOKAZONO Masaya et SATOMI Yu, Nuisible, vol. 2, [蟲姫, Mushihime], traduit [du japonais] et adapté en français par Pascale Simon, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2015] 2017, 202 p.
INSECTE ASOCIAL
Le premier tome de Nuisible, manga scénarisé par Hokazono Masaya et illustré par Satomi Yu, laquelle faisait ainsi ses débuts en bande dessinée, ne m’avait pas enthousiasmé autre mesure, néanmoins suffisamment séduit pour que je me lance dans la lecture du tome 2 – sachant que la série ne compte que trois volumes en tout : ça fait partie de son intérêt, tant les titres qui s’éternisent au point de perdre tout ce qui faisait leur saveur sont légion.
Retour, donc, à cette BD mêlant romance lycéenne et horreur lycéenne aussi (mais vraiment horrible), qui n’était pas sans me rappeler certaines œuvres d’Itô Junji, et sans doute plus particulièrement Tomié – tant le personnage de Kikuko, ici, combine son incroyable pouvoir de séduction avec une horreur sous-jacente qui a le potentiel de saisir aux tripes.
Hélas, la tournure de ce deuxième volume, en dépit de quelques moments fort réussis, m’a globalement plutôt déçu… Tâchons de voir en quoi – et en relevant d’emblée qu’il se partage assez nettement entre deux parties très différentes l’une et l’autre, la première assez longue, la dernière plus courte mais bien trop dense, avec entre les deux une transition aux frontières plus ou moins floues.
NID D’AMOUR
Comme le premier tome, et pourtant de manière très différente mais avec un effet certain, ce deuxième volume s’ouvre sur un cauchemar du jeune et beau Takasago Ryôichi, où l’horreur n’est pourtant pas tant graphique que psychologique : le jeune homme erre dans les rues de sa ville, et réalise avec horreur qu’il est devenu incapable de communiquer avec ses amis – ou à vrai dire qui que ce soit ; une belle idée d’illustration pour exprimer cette étrangeté : les phylactères obscurcis par des taches sombres et brouillonnes qui ont quelque chose d'aussi menaçant que frustrant…
Hélas pour Ryôichi, se réveiller s’avère plus cauchemardesque encore ! Car le jeune homme est littéralement séquestré chez lui par l’étrange autant que séduisante Munakata Kikuko, cette jeune beauté qu’il avait déjà croisée dans ses rêves, avant de la rencontrer en tant que nouvelle au lycée… Et Kikuko n’est pas à une horreur près, elle, la fille insecte si déphasée dans le monde des hommes – ce qui participe au moins pour partie de son ambiguïté (même si, ai-je trouvé, de manière moins convaincante que dans le tome 1) : elle a beau commettre des atrocités, tuer, torturer, Kikuko n’est pas nécessairement « maléfique » à proprement parler – simplement, elle ne comprend pas la portée de ses actes, car elle manque de critères de référence humains.
Si les séquences suivant immédiatement le rêve introductif sont globalement assez médiocres, la BD atteint peu après d’étonnants sommets – quand la passion dévorante de Kikuko pour Ryôichi détourne le huis-clos sous la forme d’un délire érotique glauque, et assez franc : dans ces pages, le dessin de Satomi Yu, focalisé sur une Kikuko qui relève plus que jamais du fantasme inquiétant, et qui « bouffe l’écran », appuie insidieusement l’horreur perverse des tableaux, en mêlant sans cesse excitation et dégoût – dimension qui devient plus oppressante encore à mesure que l’aimable romance adolescente, même tordue, du premier volume, se mue plus ouvertement en harcèlement et même en viol – certes pas dans le sens « habituel » (...), et j’imagine qu’il y aurait des choses à dire à ce propos, mais je ne me sens pas armé pour cela.
Ce sont, et de très loin, les meilleurs moments de ce tome 2 : là, il y a effectivement des pages très fortes, horribles et dérangeantes, mais aussi d’une certaine manière excitantes, au point de la fascination plus ou moins bien admise, voire du dégoût de soi. Je suppose que l’on pourrait renvoyer au célèbre film de Miike Takashi Audition, qui ne m’avait pas plus convaincu que cela à l’époque, mais peut-être devrais-je retenter l’expérience ? La torture de Ryôichi par Kikuko est certes plus psychologique que physique – même avec la dimension de viol latent, mais il y a peut-être de ça, oui. En tout cas, dans cette BD, ça fonctionne très bien.
D’une certaine manière, j’aurais envie de dire que ces pages suffiraient à justifier la lecture de la BD, car elles prennent aux tripes… sauf que probablement pas – car le reste, ce qui constitue l’essence de la deuxième partie de ce volume, et est amorcé dans une longue transition plus ou moins aboutie, est nettement moins bon, pas vraiment satisfaisant au mieux… et hélas parfois à la lisière du ridicule.
Plaçons la balise SPOILERS ici, juste au cas où...
DU HUIS-CLOS AU MACROCOSME
Avant d’en arriver à ces scènes guère convaincantes, il nous faut donc opérer une transition, impliquant de sauver Ryôichi de Kikuko. Tomomi, son amoureuse frustrée mais plus inquiète que véritablement jalouse de la nouvelle du lycée, y joue sa part, finalement minime – mais le personnage décisif est pourtant le scientifique plus ou moins psychopathe Kuzumi Akihiko, qui n’y va pas par quatre chemins, sachant quant à lui ce à quoi il a affaire : hop ! Fusil. Il a promis à quelqu’un de tuer l’étrange Kikuko… et se présente volontiers comme un avatar japonais de Van Helsing. Ce qui ne le rend pas moins inquiétant – et poursuit donc sur les impressions du premier volume, où ce vilain bonhomme avait quelque chose de vaguement maléfique, et peut-être plus que sa proie insectoïde, même en prenant en compte toutes les atrocités perpétrées inconsciemment par cette dernière.
Quant à Kikuko, rejetée elle ne sait pourquoi (et « rejetée » est un euphémisme, pour une décharge de fusil à pompe à bout portant), elle semble abandonner toute ambition de jouer à l’humaine, déduisant de ses déboires la nécessité d’une misanthropie globale, jusqu’à la pulsion génocidaire. Et ses compagnons insectes envahissent toujours un peu plus la ville, le monde même, et d’ici-là les planches...
Jusqu’alors, admettons ; c’est moins saisissant que l’érotisme glauque qui précède, mais la hideur morale du scientifique, de moins en moins sous-jacente, suffit à maintenir l’intérêt du lecteur – avec en plus quelques planches un chouia gores pour le principe ; quant à la crise misanthrope de Kikuko, elle est graphiquement bien conçue, et, oui, porte en elle quelque chose de terrifiant.
LE(S) GRAND(S) SECRET(S)
Mais c’est ensuite que les choses dégénèrent… quand le scénariste semble supposer qu’il est bien temps, un peu après le milieu de la brève série, de fournir des « explications » quant à ce qui se passe. Alors il en donne – mais plein, vraiment plein, plus ou moins sérieuses sans doute (c’est Kuzumi qui balance la sauce, et on n’est pas forcément porté à l’envisager comme particulièrement fiable…), et avec un rythme totalement frénétique, une densité qui à de faux (?) airs de vacuité ; car on reste toujours à la surface des choses, on ne creuse jamais vraiment, et c’est d’autant plus sensible que les dimensions de « l’explication » sont variées et éventuellement antagoniste. C’en est au point où ça en devient très artificiel, très pénible aussi, et cela suscite même une bien légitime overdose… n’excluant certes pas les déceptions et les soupirs.
En fait, les « explications » de Kuzumi empruntent trois axes différents, qu’on supposera parallèles autant que possibles – mais donc à envisager avec plus ou moins de sérieux.
Le premier axe, de manière très déconcertante, s’avère… mythologique. Le savant au rictus agaçant reprend un vieux mythe shinto, présenté comme figurant dans le Nihon shoki (ou « Chroniques du Japon ») achevé en 720, mais figurant déjà, me suis-je souvenu, dans l’ouvrage parent, et juste un peu antérieur, qu’est le Kojiki, compilé en 712 – un mythe qui ne manque pas d’interpeller le lecteur occidental, car il est très proche de celui, grec, d’Orphée et d’Eurydice. Sans doute ne faut-il pas ici prendre le savant au pied de la lettre – car c’est un savant –, mais la portée de cette analogie demeure dans tous les cas problématique, et, pour dire les choses autrement, je me suis vraiment demandé ce que ça venait foutre là… Bon, peut-être y a-t-il bel et bien quelque chose, et peut-être le troisième et dernier tome permettra-t-il de revenir là-dessus. Peut-être.
Kuzumi évoque aussi, en contrepoint, « l’explication » que nous attendions bien davantage, la « scientifique ». Le premier tome avait développé toute une théorie (guère approfondie cela dit) sur le réchauffement climatique et l’évolution des insectes en réaction. C’était plus ou moins convaincant, mais… Oui, admettons. Ici, cette dimension demeure présente, mais finalement guère appuyée (et, sauf erreur, si l’évolution des insectes est toujours au cœur du propos, le réchauffement climatique n’est pas le moins du monde mentionné cette fois). Le scénario introduit une nouvelle « explication », plus précise que l’hypothèse du réchauffement climatique, quand Kuzumi évoque le projet Biosphère, repris à la sauce japonaise sous une forme en fait tout autre et pour le moins brutale : il s’agissait de tester les capacités de régénération d’un écosystème en le polluant délibérément… et c’est cela qui aurait forcé l’évolution, voire la mutation, des insectes. Moyen de revenir à la thématique écologique qui était déjà celle associée à l’hypothèse du réchauffement climatique, hélas là encore avec plus ou moins de conviction. Car – et c’est bien le problème de tout ce volet « scientifique » des explications, et il y avait déjà quelque chose de cela dans le premier tome – on reste une fois de plus à la surface des choses, donc. C’est fade et (très) convenu au mieux, un peu fainéant peut-être, et éventuellement désagréable – en tant que lecteur, j’ai tout de même eu l’impression qu’on se moquait un peu de moi...
Hélas, il y a pire, et bien pire – quand Kuzumi, porte-parole du scénariste, « explique » la dimension, disons, « humaine », de l’affaire… en recourant au cliché prohibé par la Convention de Genève du « frère jumeau inconnu et probablement maléfique », permettant « d’expliquer » l’attirance réciproque de Kikuko et Ryôichi par une sombre histoire de phéromones héritées d’une ADN commune, mouais… Mouais au mieux. Très franchement, j’ai trouvé ça parfaitement ridicule. Est-ce Kuzumi, qui se moque, ou Hokazono Masaya ? Hélas, j’ai bien peur que ce soit ce dernier… Et ce n’est plus sympathiquement bisseux, à ce stade, ça louche sur la zèderie – qu’il s’agisse d’un nanar volontaire ou pas.
PRONOSTICS DÉJOUÉS
Quoi qu’il en soit, je relève que nombre de mes impressions, voire de mes « pronostics », suite à la lecture du premier tome, ont été ici déjoués. Ce qui peut témoigner de bien des choses, incluant l’astuce du scénario et mon incompréhension fondamentale de con de Nébal. Alors...
Bon. Kikuko, d’abord. Outre son illustration sur le mode de l’idéal, j’y reviendrai, son principal atout, dans le tome 1, résidait clairement dans son caractère anti-manichéen. Le personnage était présenté comme un monstre inhumain, sous ses atours de charmante lycéenne, mais cette inhumanité lui permettait justement d’échapper aux sanctions réflexes d’une morale que l’on qualifiera de « conventionnelle ». Kikuko blessant et tuant n’était donc pas foncièrement maléfique – simplement inadaptée, même si les conséquences de cette inadaptation incitaient à barder le qualificatif de guillemets en forme d’euphémismes. Je suppose que c’est toujours le cas ici – jusque dans les plus sordides développements de la séquestration de Ryôichi. Mais j’ai quand même le sentiment que cette dimension essentielle du personnage a été largement remisée de côté… Ainsi, les pleurs de Kikuko tuant ne sont plus de la partie, et la virulence de sa passion glauque pour sa victime Ryôichi, peut-être justement parce qu’elle relève du désir charnel, accentue étrangement la distance entre le lecteur et le personnage de la fille insecte – bien plus en fait que les meurtres commis dans le premier tome (et au tout début de celui-ci) ; ce qui en tant que tel n'est pas inintéressant... Sans doute est-ce parce que l'on est incité à s’identifier à Ryôichi qui, même sur le mode angoissant de la victime, a bien quelque chose du « héros » de la série, et en même temps de ce véhicule d’empathie – c’est sa fonction. Une question compliquée, donc : à cet égard, le deuxième tome se montre peut-être plus fin, parfois, que le premier, ou plus outrancier, à l’opposé, mais trop d’éléments, en même temps, m’ont fait l’impression d’une dimension du récit que je jugeais essentielle mais que le scénariste a traité finalement bien trop à la légère. C’est plus du domaine du ressenti que de l’argumentaire, je le concède, mais je ne parviens pas à me débarrasser de ce sentiment...
Ma grosse erreur, ceci dit, c’était cette impression que Ryôichi, à côtoyer Kikuko, était d’une certaine manière contaminé par la fille insecte, et que cette contamination se traduisait dans le dessin par une nouvelle attention au jeune homme (et à sa beauté) dont la BD n’avait jusqu’alors fait preuve que pour l’étrange lycéenne. De toute évidence, ce n’était en fait absolument pas le cas, comme les premières pages de ce volume le montrent très vite. Kikuko conserve cette aura presque « hollywoodienne » qui la faisait tant briller par rapport à tous les autres personnages de la BD, mais Ryôichi ne l’a en rien acquise ; en fait, cantonné au rôle de victime dès le départ, il ne se singularise peut-être (peut-être, hein…) que par sa fatigue éloquente et sa souffrance palpable (pour le coup, je renverrais bien à Itô Junji une fois de plus, mais il faut décidément que j’apprenne à me montrer plus prudent dans mes délires…).
Enfin, mais inutile d’y revenir dans le détail, j’ai déjà noté les évolutions parfois très improbables dans le registre de « l’explication scientifique » du phénomène Kikuko. Au sortir de ce tome 2, j’ai eu peu ou prou l’impression que tout ce que j’avais pu retenir, ou avait cru retenir, de la lecture du premier volume, ne tenait tout simplement pas la route, et/ou n’avait aucune espèce d’importance – ce que je ne peux m’empêcher de trouver fâcheux, tout de même.
DESSIN EN HAUTS ET BAS
Qu’en est-il alors du dessin ? Pour le coup, cette fois, mon ressenti du premier tome demeure. Satomi Yu brille en tant qu’illustratrice, dans les intertitres et dans la figuration hors-normes de Kikuko, qui dépasse à mes yeux les canons de la BD. Son caractère marqué de fantasme érotique glauque accentue encore sa supériorité graphique en suscitant son lot de frissons ambigus, et, par un intéressant jeu des contraires, cela rend plus encore l’horreur quand c’est cette dernière dimension qui doit être mise en avant.
Le reste est globalement médiocre – du moins tant qu’il s’agit d’exprimer une narration lambda. Les personnages sont fades et simplistes, le décor urbain globalement tout aussi terne et minimal. Et tout cela manque d’âme.
L’impression demeure d’une dessinatrice qui ne brille véritablement que quand le propos lui permet exceptionnellement de se lâcher. Et, ici, c’est surtout le cas dans la représentation des nuées d’insectes. Jeu des contrastes, là encore, car elle use de deux méthodes a priori antagonistes mais en fait subtilement complémentaires pour figurer cette invasion – qui, pour le coup, contamine (oui, cette fois je reprends ce terme, soyons fous) les planches : parfois, la nuée est indistincte, consistant en taches noires mobiles qui parcourent les cases et étouffent les personnages engagés dans une course d’obstacles pour les dépasser ; d’autres fois, par contre, l’auteure prise bien au contraire l’hyperréalisme et le sens du détail le plus pointilleux pour livrer des planches extrêmement précises qui rendent l’invasion des nuées d’insectes autrement concrète – et joue ainsi d’un autre registre de la terreur, celui qui montre, frontalement. Ici, Satomi Yu accomplit sans doute un bon travail – mais le reste, hors Kikuko bien sûr, est donc tristement fade.
BOF…
Bilan au mieux mitigé – et sans doute globalement négatif, en fait. La séquestration de Ryôichi par une Kikuko aux désirs dévorants produit des moments forts, et la représentation de l’étrange lycéenne est irréprochable ; mais le reste est bien convenu et bien plat, le plus souvent.
J’aurais pu, comme dans le premier tome, tenter d’en faire relativement abstraction pour me contenter de mettre en avant ce qui était réussi, mais je ne m’en suis pas senti capable – la faute, surtout, aux « explications » malvenues et parfois risibles que Hokazono Masaya nous inflige à la mitraillette je-m’en-foutiste, via l’agaçant Kuzumi (mais « agaçant » dans le plus mauvais sens du terme).
Je ne me sentais pas de recommander cette série sur la base du seul premier tome. Au sortir du second, c’est bien pire – et sans doute puis-je maintenant, plus frontalement, ne pas la recommander.
Cela dit, ne reste plus qu’un tome… Et il y a malgré tout eu des choses intéressantes dans Nuisible… Alors je n’exclus pas de pousser jusqu’à la conclusion. Parce que je suis faible. Et malgré tout curieux.
Mais je suppose que vous pouvez allègrement vous en passer, si jamais.
Vous trouverez les éléments préparatoires (contexte et PJ) ici, et la première séance là. La précédente séance se trouve quant à elle là.
Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Bobby Traven, le détective privé (parti cependant un peu avant la fin de la séance) ; Eunice Bessler, l’actrice ; Gordon Gore, le dilettante ; Trevor Pierce, le journaliste d’investigation ; Veronica Sutton, la psychiatre ; et Zeng Ju, le domestique.
I : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 17H – DEVANT L’APPARTEMENT DES COLBERT, 1120 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO
[I-1 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler, Trevor Pierce, Zeng Ju : Bobby Traven ; Harold Colbert, Judith Colbert, Jonathan Colbert, Andy McKenzie, Parker Biggs]Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessleret Trevor Pierce sortent de l’appartement de Harold et Judith Colbert, et retrouvent Zeng Ju, qui les attendait en bas, gardant la Rolls-Royce Phantom I du dilettante. Il est environ 17h, et la suite se déroulera probablement au Petit Prince, « restaurant français » du Tenderloin, où ils espèrent trouver Jonathan Colbert ou du moins son « associé » Andy McKenzie, sinon le patron de l’établissement, un dur du nom de Parker Biggs. Gordon se rend dans un café tout proche pour téléphoner à Bobby Traven, qui, après sa déconvenue à la Résidence Whitman, dont il n’a guère parlé aux autres (et Eunice guère plus), était retourné à son agence dans Mission Districtpour se remettre et faire le point. À demi-mots seulement, Gordon a compris que les choses s’étaient mal passées à Pacific Heights, et craint qu’ils aient été « grillés »… Mais Bobby fait celui qui ne voit pas de quoi il parle. A-t-il quelque chose de spécial à faire ? Quant à eux, ils vont se rendre au Petit Prince… Or le détective privé est un habitué du Tenderloin – il en fait état, et propose de les retrouver au « restaurant français » dans une heure ou deux (le temps que l’établissement ouvre, vers 18h ou 19h).
II : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 18H – RUES DU TENDERLOIN, SAN FRANCISCO
[II-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce, Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Harold Colbert, Clarisse Whitman]Le Tenderloin n’est guère éloigné de Nob Hill. Le restaurant n’étant pas encore ouvert, tous ceux qui se trouvaient chez Harold Colbert décident donc de s’y rendre à pied – paisiblement, car Veronica Sutton, qui aime ce genre de promenades et en fait une tous les soirs en principe, vers Fisherman’s Wharf, ne peut cependant pas marcher à un rythme soutenu très longtemps avec sa mauvaise jambe. À mesure qu’ils approchent du quartier, ils sont amenés à porter une attention particulière, et sans doute inédite, aux clochards qui y résident – dans les ruelles sombres tranchant sur les avenues très passantes. Trevor Pierce, tout particulièrement, ouvre l’œil, après son expérience déconcertante de la nuit dernière, mais tous ont par ailleurs en tête les remarques étranges faites par Clarisse Whitman au sujet des sans-abris du quartier. Le Petit Prince n’est pas encore ouvert, aussi font-ils le tour du Tenderloin en attendant, aux aguets.
[II-2 : Trevor Pierce, Veronica Sutton, Zeng Ju : Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Et Trevor Pierce a une idée : Jonathan Colbert ayant semble-t-il disparu depuis quelque temps, ne serait-il pas devenu lui aussi un de ces clochards du Tenderloin ? Veronica Sutton ayant obtenu une photo du jeune homme, peut-être faudrait-il la montrer à des sans-abris, et… Mais Zeng Ju, courtoisement, l’interrompt : ça ne lui paraît pas être une bonne idée ; concernant le peintre, la piste de son associé Andy McKenzie semble plus fructueuse, et, s’ils posent trop de questions dans les environs, ça pourrait remonter au petit escroc… qui ne s’en méfierait que davantage, et ça pourrait anéantir leurs chances de mettre la main sur lui. Trevor, un peu séché par la réplique du domestique, n’insiste pas, et Gordon admet que Zeng Ju dit vrai. Pour l’heure, ils vont se contenter de flâner dans le quartier – attentifs sans être indiscrets…
[II-3 : Zeng Ju, Veronica Sutton] C’est l’heure où les « restaurants français » commencent à ouvrir ; les principales artères sont donc relativement animées, même si elles le seront bien plus quelques heures plus tard. Mais, déjà, quelques passants sont visiblement un peu éméchés… C’est plus pittoresque qu’autre chose. Le quartier est tout en contrastes, avec ces grandes rues passantes et bien éclairées, comme Ellis Street, sur laquelle donne la façade du Petit Prince, tandis qu’à l’arrière, mais parfois juste à la lisière, se trouve un réseau de ruelles plus sombres (mais le soleil ne s’est pas encore couché à cette heure), où la population n’est clairement pas la même. Les minutes passent, sans que la moindre scène sorte de l’ordinaire du quartier… Mais ils sont tous plus attentifs au comportement des sans-abris qu’ils ne l’auraient été encore la veille, à la différence des autres passants de la grande rue, etZeng Ju, de manière plus précise, remarque enfin quelque chose d’étrange – qu’il désigne sans un mot à Veronica Sutton, juste à côté de lui. Vers le milieu d’une ruelle toute proche se trouve un petit rassemblement de sans-abris – hommes, femmes, jeunes, vieux, c’est très disparate, mais ils suintent tous la misère ; cependant, le domestique entraperçoit, au niveau du sol, les jambes d’une jeune femme assise, avec des bas certes en mauvais état, mais qui étaient sans doute luxueux il y a peu encore : clairement pas ce que l’on attend comme vêtements pour une clocharde. De là où ils se trouvent, il est cependant impossible d’apercevoir le torse et la tête de la jeune femme, car d’autres sans-abris sont dans le champ – seulement ses jambes, avec ces bas donc et par moments sa jupe, relativement courte (ou remontée ?), mais cela a suffi à interpeller Zeng Ju.
[II-4 : Veronica Sutton, Gordon Gore, Zeng Ju]Veronica Sutton remercie Zeng Ju d’un hochement de tête, puis, leur petit groupe s’étant arrêté à leur suite, elle fait signe à Gordon Gore qu’elle va jeter un coup d’œil de plus près. « En aucun cas toute seule, Madame ! » lui dit le domestique – qui ajoute à l’attention du dilettante qu’il va accompagner la psychiatre ; les autres resteront en arrière, prêts à intervenir le cas échéant, mais débouler en masse dans la ruelle risquerait autrement d’inquiéter les clochards. Veronica s’engage donc lentement dans la ruelle, en accentuant un peu sa claudication, et Zeng Ju la suit à quelque distance. La psychiatre remarque que les sans-abris de ce petit groupe diffèrent par leur comportement : certains sont visiblement en piètre état, mais clairement « présents », attentifs à ce qui les entoure – et intrigués, sans être hostiles, par cette dame entre deux âges qui les approche ; d’autres par contre, et tout particulièrement ceux qui entourent directement la jeune fille assise, sont beaucoup plus dans le vague, hagards, hébétés… Veronica continue d’avancer vers la jeune fille – en faisant avec plus ou moins de conviction celle qui ne sait pas vraiment où elle se trouve et qui cherche son chemin… Puis un des clochards du premier groupe s’adresse à elle – d’une voix alourdie par la boisson : « F’faire attention, M’dame. Y en a… Z’approchent trop... Et paf ! Disp'rus ! » Puis il éclate de rire, et s’éloigne dans une autre ruelle, en titubant un peu. Les autres sans-abris, quels qu’ils soient, ne réagissent pas – même si certains ont tourné la tête en entendant ces paroles. Gordon Gore n’est pas rassuré par cette interpellation, et adresse un regard inquiet à Zeng Ju, qui se rapproche de la psychiatre.
[II-5 : Veronica Sutton : Trevor Pierce ; Clarisse Whitman, Jonathan Colbert, Bobby Traven]Veronica Sutton arrive maintenant à portée de la jeune femme : elle constate qu’elle est effectivement vêtue d’atours luxueux, même si souvent effilés, etc. – en tout cas, sa jupe et ses collants font cette impression. Par contre, c’est comme si on avait entassé sur elle, en tout cas sur son torse, d’autres vêtements, très divers, un pull troué, une chemise masculine, etc. visiblement récupérés dans des poubelles ou ce genre de choses, comme pour lui tenir chaud. Mais la psychiatre ne voit toujours pas le visage de la jeune femme, qui est totalement immobile (mais elle respire, sa poitrine se soulève sous les hardes), car elle a la tête penchée en avant, presque entre ses jambes ; Veronica ne voit donc que sa chevelure noire et bouclée, et sans doute permanentée il y a peu encore. Elle s’agenouille à côté d’elle, sans susciter la moindre réaction chez les clochards, et lui relève lentement la tête, avec une grande douceur. Ce n’est pas Clarisse Whitman – impossible de se méprendre ; par contre, elle a probablement le même âge, et la psychiatre suppose, à ses traits, sa coiffure et surtout à ses « vrais » vêtements, même s’ils sont en très mauvais état, qu’elle est d’une extraction sociale comparable. La jeune fille est totalement absente, les yeux dans le vide – et Veronica constate qu’elle présente ces « taches » étranges et obscures dont parlait Clarisse dans sa lettre à Jonathan Colbert, et également mentionnées par Bobby Traven et Trevor Pierce faisant le récit de la scène déconcertante à laquelle ils avaient assisté durant la nuit dans ce même quartier : ce n’est pas de la saleté, ou même du maquillage – c’est comme s’il s’agissait d’une ombre, d’un effet de réflexion de la lumière...La psychiatre a une réaction instinctive de recul. Toutefois, nul besoin d’un examen médical approfondi pour comprendre que la jeune fille est dans un état de faiblesse extrême, dû de toute évidence à la malnutrition – et il faut l’hospitaliser d’urgence.
[II-6 : Veronica Sutton, Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Clarisse Whitman] Veronica Sutton se relève sans rien dire, et revient auprès de ses associés – alors même que les clochards « présents » s’esquivent discrètement, dans toutes les directions, visiblement guère désireux d’être mêlés à ce qui se passe ici ; les sans-abris qui ont le regard dans le vide, par contre, n’ont pas le moins du monde réagi, et conservent la même attitude hagarde : ils n’ont pas prêté la moindre attention à Veronica. Laquelle explique à Gordon Gore ce qu’elle a trouvé – en insistant sur le fait que la jeune fille doit être hospitalisée immédiatement : c’est une question de vie ou de mort. Elle présente par ailleurs de nombreuses similarités avec Clarisse Whitman, et la psychiatre suppose donc qu’elle est liée à leur affaire. Le dilettante lui intime de faire attention – peut-être son état est-il contagieux… Il faut contacter les urgences par téléphone : Le Petit Prince doit être ouvert maintenant, ils vont s’y rendre pour appeler – dont Veronica, afin de livrer un diagnostic précis aux ambulanciers. Mais il ne faut pas laisser la jeune femme seule : Eunice Bessler se porte volontaire pour la veiller… mais ne cache pas son inquiétude – Zeng Ju la rassure : de toute façon, il comptait rester lui-même jusqu’à l’arrivée de l’ambulance. Le domestique en profite d’ailleurs pour suggérer qu’ils ne forment pas un seul groupe dans le « restaurant français » : mieux vaudrait pour eux se répartir en deux tables différentes – si cela devait « mal tourner » pour un groupe, l’autre serait toujours en mesure d’agir. Gordon Gore lui adresse un grand sourire, puis dit à la cantonade : « Vous voyez ? La voix de la sagesse ! Ça, c’est ce bon Zeng ! » Mais qu’il prenne garde – le quartier est mal famé… Bien sûr, le domestique est armé ? « Une arme ? Jamais, Monsieur ! » lui répond-il avec un sourire de connivence. Trevor Pierce signale un peu benoîtement qu’il est armé, lui, il pourrait peut-être rester également, au cas où… et Eunice lui dit de ne pas s’inquiéter : elle aussi est armée ! Un petit Derringer ! Et elle sait s’en servir ! Zeng Ju dit qu’il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter, visiblement conscient de que leur compétence avec des armes est au mieux suspecte, s’il n’en fait pas état, mais le journaliste choisit de rester quand même. Gordon et Veronica se rendent donc seuls au Petit Prince – la psychiatre presse le pas, il y a urgence…
III : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 18H30 – LE PETIT PRINCE, 282 ELLIS STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO
[III-1 : Bobby Traven]Bobby Traven se trouve déjà au Petit Prince – il s’y est rendu dès l’ouverture. Il connaissait vaguement l’établissement, mais sans l’avoir jamais vraiment fréquenté, ayant ses habitudes Chez Francis. Bobby s’avance lentement vers la réception, qui fait aussi office de bar, visiblement, en jetant un œil à la décoration du restaurant – nombre de tableaux, pour l’essentiel des nus un tantinet grivois : la clientèle n’en est en rien choquée, Le Petit Prince à cet égard n’a rien à voir avec la Russian Gallery, encore moins avec le Palace of Fine Arts… Mais ce qui attire le plus l’attention n’a pas grand-chose à voir : c’est, au-dessus du comptoir, un portrait de l’Empereur Norton Ier, figure très populaire que tous les San-franciscains connaissent, même s’il est mort il y a déjà une cinquantaine d’années. Une décoration disparate, donc – mais Bobby en retire l’impression d’un établissement qui a une certaine tenue… Dans sa catégorie, bien sûr. Un coup d’œil à la carte renforce ce sentiment : les prix sont raisonnables, les plats plus divers et même plus « sophistiqués » que Chez Francis, à vue de nez – mais, les cuisines venant d’ouvrir, Bobby ne peut pas encore juger de leur aspect. Les tables sont nombreuses, enfin : Le Petit Prince peut facilement accueillir dans les quatre-vingt clients au rez-de-chaussée, c’est bien plus que Chez Francis.
[III-2 : Bobby Traven : Jeanne] Derrière le comptoir s’affaire une jolie jeune femme, qui se présente comme étant « Jeanne », avec un faux accent français à couper au couteau. Que peut-elle faire pour le client ? Bobby explique qu’il a ses habitudes Chez Francis (la serveuse fait la moue : « un concurrent, oui »), mais avait envie d’essayer autre chose pour une fois. Il la baratine sur le portrait de l’Empereur Norton, pour engager la conversation – il est venu ici, peut-être ? La serveuse glousse : le restaurant n’était certainement pas ouvert de son temps… Mais c’est quelqu’un que les gens aiment bien, et puis, un empereur, un prince… Qu’importe : il a bien fait de venir, Le Petit Prince est un établissement de qualité, bien plus que Chez Francis ; il prodigue les meilleurs plats et les meilleurs… « services » en tous genres, à l’étage… Bobby se montre enthousiaste : il a hâte de voir ça ! Mais, en lui souriant, Jeanne lui explique qu’il faut y mettre les formes : voici la carte, qui comprend également (elle chuchote, mais pour la forme) « des boissons alcoolisées » ; si le client veut bien s’installer à une table et « consommer », il passera à n’en pas douter un excellent début de soirée, ce qui lui permettra ensuite de gagner l’étage pour prolonger l’heureuse expérience – il lui suffit pour cela de payer le « supplément chambre », d’un dollar pour chaque plat ou autre consommation, et cela lui donnera accès aux « merveilles qui se trouvent à l’étage » ; bien sûr, plus il consomme en payant le supplément, et plus « la deuxième partie de la soirée » sera satisfaisante à tous points de vue – notamment « en termes de durée », mais pas uniquement. Bobby se dit ravi, il va faire comme ça, alors ! Et… il a des amis qui pourraient être intéressés aussi, ils ne devraient pas tarder, y aurait-il moyen de… « vivre cette expérience ensemble » ? Un tarif de groupe, peut-être ? Sans répondre précisément à cette dernière question, Jeanne, qui glousse plus que jamais, l’assure que « tout est envisageable », dès lors que l’on paye ce qu’il faut et que l’on se comporte comme il faut. Bobby glisse un billet d’un dollar à la serveuse, qui le range dans son soutien-gorge avec une moue aguicheuse.
[III-3 : Bobby Traven : Tiffany ; Clarisse Whitman, Jeanne, Jonathan Colbert]Bobby Traven va s’installer à une table – en pesant son choix pour faire face à toute éventualité ; craignant les fenêtres, il choisit de se placer à l’angle opposé de l’escalier menant à l’étage, ce qui lui permet de le surveiller, ainsi que le couloir du fond, à côté du bar, qui semble conduire aux réserves ; il est ainsi à l'autre bout de la pièce mais en face de la porte à double battant des cuisines – enfin, il se trouve ainsi non loin de la sortie. En attendant que ses amis le rejoignent, il jette un œil aux tableaux de nus, très photo-réalistes, en se demandant si l’un d’entre eux pourrait représenter Clarisse Whitman, mais ce n’est pas le cas. Quand une autre serveuse que Jeanne se rend à sa table pour prendre sa commande, une très jeune fille très délurée qui se présente comme étant Tiffany, il lui demande, en désignant les tableaux, si ça ne serait pas l’œuvre d’un certain « Johnny » ? Il en a entendu parler, et songe à lui commander quelque chose – il aimerait bien avoir ce genre de tableaux pour chez lui… La serveuse a l’air un peu étonnée : « Non, je ne suis pas bien sûre... » Le sujet semble la mettre mal à l'aise. Mais Bobby n’est pas encore prêt à commander, non – il lui faut étudier la carte. Tiffany s’éloigne, se rendant auprès d’autres clients.
IV : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 19H – LE PETIT PRINCE, 282 ELLIS STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO
[IV-1 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Bobby Traven : Jonathan Colbert]Gordon Gore et Veronica Sutton ne tardent plus guère. La psychiatre a hâte de téléphoner à l’hôpital – le dilettante lui avait demandé si elle ne préférait pas le laisser faire, mais non : elle a des contacts là-bas, et devra probablement signifier quelques informations d’ordre médical. Elle voit que le téléphone se trouve à côté du comptoir, et s’avance dans cette direction sans plus tarder ; tous deux ont repéré Bobby Traven, et réciproquement – le détective les hèle, en fait, et Gordon le rejoint, laissant Veronica s’occuper du téléphone. Le dilettante, quand il voit les tableaux, peut, à la différence de Bobby, constater qu’ils sont d’un style très évocateur des peintures de Jonathan Colbert qu’il avait vu le matin même à la Russian Gallery.
[IV-2 : Veronica Sutton : Jeanne, George Hanson] Veronica Sutton se rend donc à la réception, et demande à Jeanne l’autorisation d’user du téléphone du restaurant – pour une affaire médicale urgente. La serveuse est un peu surprise par cette précision, mais, tant que la cliente paye la communication, cela ne pose aucun problème. Veronicajoint l’Hôpital St. Mary, qui se trouve dans le quartier de Haightet est le plus gros établissement médical des environs – elle y avait exercé, il y a quelque temps de cela, et elle connaît toujours nombre de membres du personnel. Désireuse d’accélérer le processus, elle contacte directement le Dr. George Hanson, qu’elle connaît bien, et lui explique la situation ; les frais d’hospitalisation ne sont pas un problème, elle est liée à quelqu’un qui paiera sans y regarder à deux fois ; mais il faut envoyer une ambulance de toute urgence (elle précise l’adresse exacte, et que plusieurs de ses amis attendent là-bas l’arrivée des secours). Hanson s’en charge illico – Veronica lui fournit d’emblée quelques renseignements d’ordre médical afin que les ambulanciers s’occupent au mieux de la jeune femme : faiblesse extrême, signes de grave malnutrition, catatonie… Elle aimerait avoir des nouvelles au plus tôt – elle donne donc à son collègue le numéro du Petit Prince, où elle se trouve pour l’heure, sinon, Hanson connaît le numéro de son cabinet.
V : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 19H – RUES DU TENDERLOIN, SAN FRANCISCO
[V-1 : Zeng Ju,Eunice Bessler, Trevor Pierce]Pendant ce temps, Zeng Ju, Eunice Bessler et Trevor Pierce patientent aux côtés de la jeune femme, à l’orée d’une ruelle donnant sur Ellis Street ; les autres clochards hagards sont toujours là. Eunice se penche sur la malade… qui ouvre soudainement les yeux, mais sans voir l’actrice pour autant, semble-t-il ; elle lève bien un bras, qui erre comme pour la toucher, mais sans y parvenir, et elle le repose presque aussitôt. Eunice recule instinctivement : courageuse mais pas téméraire, elle s’inquiète de ce que ces « taches » sombres soient contagieuses…
[V-2 : Zeng Ju]Les autres clochards semblent alors prendre conscience de la présence des investigateurs, petit à petit ; ils sont toujours hébétés, mais réagissent un minimum à leur environnement. Zeng Ju s’approche d’eux, il aimerait leur parler : « Cette jeune fille est en piteux état… Sauriez-vous ce qui lui est arrivé ? » Pour toute réponse – car ils répondent, d’une certaine manière –, des marmonnements incompréhensibles ; ils réagissent vaguement au son de la voix du domestique, mais leurs yeux errent dans le vide, sans se fixer sur lui. Les marmonnements s’étendent, toutefois : un clochard, puis deux, puis cinq… Et la jeune fille se joint à eux, même si elle est très faible – bien plus que les autres, qui ne sont pourtant pas d’une santé resplendissante.
[V-3 : Trevor Pierce] Pendant ce temps, Trevor Pierce jette un œil aux affaires autour de la jeune femme. Des vêtements très divers, donc – dont elle ne semble pas s’être habillée elle-même, c’est plutôt qu’on les a entassés sur elle. Mais il y a quelques autres objets – notamment, une petite bouteille de lait, débouchée, à porté de main de la jeune femme ; mais elle ne contient pas du lait : plutôt de l’eau, semble-t-il, guère plus qu’un fond… et très sale. Autre chose – de l’autre côté, et que le journaliste ne voit que parce que la jeune fille fait un petit mouvement, se tournant dans la direction de la bouteille : deux cadavres de petits oiseaux, comme des moineaux… ou plutôt ce qu’il en reste, car ils ont visiblement été mangés pour l’essentiel.
[V-4 : Zeng Ju]Zeng Ju, frustré de ne pas obtenir de réponses intelligibles, guette un autre clochard qui se montrerait plus réceptif – mais tous ceux qui restent semblent dans le même état. Les autres, qui étaient plus lucides, ont tous déguerpi… Mais, tandis que le domestique balaye des yeux les environs, un des sans-abris hébétés, de manière étonnamment brusque, le saisit par le cou – il ne serre pas vraiment, pas au point de l’étrangler en tout cas, mais s’y accroche, d’une certaine manière, en braillant, cette fois, plus en marmonnant, des choses incompréhensibles. D’un geste vif, Zeng Ju se dégage de l’emprise guère assurée du clochard, qui n’insiste pas – mais ses borborygmes ont alors quelque chose de… déçu ? Il ne fait plus du tout attention au domestique, et s’éloigne en titubant, à très petits pas.
[V-5 : Zeng Ju, Eunice Bessler, Trevor Pierce : « Jane Doe »] Quelques minutes plus tard, l’ambulance arrive enfin, qui se gare dans Ellis Street, au bout de la ruelle. Deux infirmiers avec un brancard en sortent et s’avancent vers le petit groupe ; il s’occupent très professionnellement de la jeune fille tout en posant des questions aux investigateurs – s’ils ont quelques précisions à fournir concernant l’état de la jeune femme ? Pas vraiment... Les ambulanciers confirment à Zeng Ju qu’ils vont emmener la jeune fille à l’Hôpital St. Mary. Eunice Bessler leur demande s’il leur sera possible de lui rendre visite. Sans doute… Ils n’ont aucune idée de son identité, au fait ? Pas la moindre… Tant pis : disons « Jane Doe » pour le moment, on fera avec… Ils les remercient et ne s’attardent pas davantage, elle a besoin de soins urgents. Trevor Pierce remarque qu’ils ne se sont pas embarrassés des « affaires » de la jeune femme, ils ont laissé les vêtements qui étaient entassés sur elle, ainsi que la petite bouteille de lait, qu’ils n’ont pas touchée ; le journaliste la ramasse, un peu perplexe…
[V-6 : Trevor Pierce, Zeng Ju, Eunice Bessler : Veronica Sutton] Mais, tandis que Trevor Pierce fouillait dans les affaires de la clocharde et que l'ambulance s'en allait, Zeng Ju et Eunice Bessler ont remarqué qu’un sans-abri, à l’angle d’une ruelle, les épiait – celui qui, un peu plus tôt, s’était adressé à Veronica Sutton. Il comprend que les investigateurs l’ont vu, ce qui le fait trembler. Eunice l’interpelle : ils aimeraient lui parler ! Mais le clochard, visiblement très effrayé, crie dans son sabir d’ivrogne : « F’pas l’enl’ver ! F’pas ! Va crever, va CRE-VER ! » Puis il détale aussi vite qu’il le peut. Zeng Ju se lance à sa poursuite ; il patine un peu, mais le sans-abri, paniqué et sans doute un peu ivre, perd quand même du terrain – d’autant qu’il s’arrête à chaque intersection, hésitant visiblement toujours sur la route à prendre… En deux ou trois croisements à peine, le domestique parvient à rattraper le clochard – qui s’est finalement engagé dans une ruelle obstruée par des déchets, pas une impasse à proprement parler, mais il est peu ou prou dos au mur quand Zeng Ju l’atteint. Il est terrifié : « L’ssez moi ! L’ssez moi ! » Mais le domestique lui enjoint de se calmer : il veut seulement lui parler, rien d’autre. Il semble savoir ce qui est arrivé à la jeune fille, et s’en inquiéter – peut-il lui en dire plus ? Paniqué, le clochard lui répond cependant : « A fait c’qu’on a pu p’r l’aider ! L’avait froid ! Froid et faim ! F’pas l’emm’ner ! Va crever, va crever si l’est pas ici ! » Zeng Ju tente de l’interrompre à plusieurs reprises, mais le sans-abri parle en continu. Le domestique parvient cependant à lui dire qu’il lui semblait plutôt que c’était si elle restait ici qu’elle crèverait… « Non ! Non, l’danger ! L’est f’tue… Ç’la, ç’la… LA NOIRE DÉMENCE ! » Il a clairement fait un effort pour articuler ces derniers mots. Zeng Ju intrigué lui demande : « La "noire démence" ? Qu’est-ce que c’est ? Ces taches noires sur sa peau, c’est ça la "noire démence" ? » L’homme semble acquiescer mais balbutie plus que jamais. Zeng Ju n’identifie que quelques mots çà et là : « manger », « des visions »… Puis : « C’est ça, c’est ça, ç’chez nous ! » Mais comment est-ce que ça s’attrape ? Le clochard baisse le ton, il semble se calmer un peu : « F’pas t’cher. F’pas t’cher. T’touches… Disp’rais ! Paf ! T’es là t’es pas là ! » Toucher… aux taches ? Le clochard écarquille soudain les yeux… et tente de s’enfuir. Zeng Ju glisse en essayant de le maîtriser… mais le sans-abri se vautre dans une flaque. Voyant le domestique l’approcher, il hurle, terrifié : « T’chez pas ! T’chez pas ! » Le Chinois l’assure qu’il n’a rien à craindre… Mais le clochard semble alors se résigner, et, d’une toute petite voix gémissante : « F’tu, f’tu... » Zeng Ju lui dit qu’il semble avoir besoin d’aide – il pourrait peut-être appeler une autre ambulance ?
[V-7 : Zeng Ju] Mais Zeng Ju remarque alors une vieille clocharde qui s’avance lentement derrière lui – en rien agressive, elle semble exprimer le même fatalisme que le sans-abri qui geint par terre. Elle, cependant, s’exprime tout à fait clairement, même si avec des trémolos dans la voix : « Faut l’laisser, M’sieur… C’est… C’est déjà assez dur comme ça, faut l’laisser... » Zeng Ju est intrigué : pourquoi cela ? Il veut seulement l’aider ! Il ne faut pas le laisser là, comme ça ! « Vous allez pas l’aider. Nous… Nous on va s’occuper d’lui. C’est ç’qu’on fait toujours. Mais pas vous. Vous... » Elle s’interrompt, puis : « Ne touchez personne. J’vous en prie » Alors peut-elle lui en dire plus sur cette histoire de… « de folie noire » ? « La Noire Démence. C’est comme ça qu’ils disent à l’hôpital. » Elle affiche un étrange sourire triste, empreint d’ironie : « Un truc… très local. » Quoi ? Le quartier ? « Oui… Mais faut d’mander aux méd'cins. Sauf qu’y z’en savent pas beaucoup plus.. Mais y a juste un truc qu’est certain : les gens d’ici qui sont touchés… Ils sont là et ils sont plus là. Et… Et ça s’finit mal. » Nouveau silence, puis : « Faut… Faut nous laisser, Monsieur. » Zeng Ju est très surpris par tout cela – mais décide de les laisser tous deux en paix et de s’en aller. La clocharde se rend alors auprès du sans-abri qui pleure, et adresse une dernière remarque à Zeng Ju : « Monsieur… Ne touchez personne. S’il vous plaît. »
[V-8 : Eunice Bessler, Trevor Pierce, Zeng Ju] Eunice Bessler et Trevor Pierce n’ont pas osé emboîté le pas à Zeng Ju poursuivant le clochard, ils sont restés dans la ruelle, et attendent le retour de leur ami. Quelques minutes s’écoulent – Eunice est morte d’inquiétude ; ce sans-abri avait l’air moins amorphe que les autres… Mais Zeng Ju revient enfin, et l’actrice l’assaille aussitôt de questions : va-t-il bien ? Oui, oui – et il a rattrapé le clochard, qui lui a tenu un bien étrange discours… Mais une femme sans-abri s’est montrée plus loquace, ou en tout cas plus compréhensible. Il ne sait pas ce qu’il faut en retenir, mais tous deux ont parlé d’une « noire démence », une affliction à les en croire propre à ce quartier, et qui fait disparaître ses victimes peu à peu… Une maladie contagieuse, semble-t-il – et elle lui a répété de ne toucher personne. La jeune femme avait ces taches étranges, peut-être était-ce à cela qu’ils faisaient allusion… Voyant Trevor la bouteille de lait à la main, Zeng Ju lui dit qu’il devrait faire attention, ce n’est peut-être pas très prudent de la manipuler davantage… Mais Eunice fait la remarque que le domestique a été touché par un de ces clochards. C’est exact… et ça l’inquiète : quand cette femme lui a dit de ne toucher personne, était-ce pour éviter qu’il ne soit contaminé… ou qu’il ne contamine les autres ? Il va faire très attention à… ne toucher personne. Peut-être ne s’agit-il que de fantasmes sans guère de sens... Il faudra contacter l’Hôpital St. Mary, voir ce qu’ils diront de leur nouvelle patiente – et peut-être auront-ils des médicaments ? Contrairement à ce que semblent penser les clochards du Tenderloin… Trevor redoute cependant que le seul résultat soit qu’on les mette en quarantaine. Perspective qui n’effraie pas Zeng Ju : « Si cela doit être fait… Je ne voudrais pas être à l’origine d’autres cas. » Mais il est maintenant temps de rejoindre les autres au Petit Prince. Le domestique rappelle qu’il vaut mieux qu’ils ne se mettent pas à leur table, mais en prennent une autre.