CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (01)
Première séance du scénario pour L’Appel de Cthulhu intitulé « Au-delà des limites », issu du supplément Les Secrets de San Francisco.
Vous trouverez les éléments préparatoires (contexte et PJ) ici.
Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Bobby Traven, le détective privé ; Eunice Bessler, l’actrice ; Gordon Gore, le dilettante ; Trevor Pierce, le journaliste d’investigation ; Veronica Sutton, la psychiatre ; et Zeng Ju, le domestique.
0 : PROLOGUE
Il s’agit d’une simple amorce qu’il m’a fallu imposer pour justifier tant bien que mal l’implication de ce groupe assez conséquent de six PJ ; comme cela tourne autour du personnage de Gordon Gore, j’en avais fait part à son joueur avant la partie.
[0-1 : Gordon Gore : Timothy Whitman] Gordon Gore, c'est notoire, aime à se distraire en enquêtant de manière totalement bénévole (pour lui...) et dilettante sur des affaires intéressant la bonne société de San Francisco. Son nom a pu circuler dans ce milieu, et aboutir à ce que le banquier Timothy Whitman, richissime patron de l'American Union Bank, le contacte pour une affaire nécessitant la plus grande discrétion. Whitman n'a rien de commun avec Gore : grand bourgeois austère et même puritain, il méprise à l'évidence le dilettante dépensier et décadent, mais les références indéniables de ce dernier ont emporté la décision du banquier, qui se veut avant tout un homme de « bon sens », pragmatique.
[0-2 : Gordon Gore : Timothy Whitman ; Clarisse Whitman] Lors de leur première entrevue à ce propos, la veille au soir, en privé, Whitman a rechigné à se montrer très précis sur ce qu'il attendait au juste. Gore lui a fait la remarque qu'il aurait besoin de davantage d'éléments pour accepter l'enquête, et Whitman a commencé, à regrets, à évoquer quelques éléments plus précis – il s'agit de retrouver sa fille cadette, Clarisse, qui a disparu depuis plusieurs jours ; et qui sait dans quel guêpier elle a pu se fourrer... Mais, pour lui, c'est davantage qu'une simple fugue : il n'a rien lâché de plus précis, mais il dispose sans doute d'éléments en ce sens, et c'est bien pourquoi il considère qu'une enquête s'impose, une enquête n'impliquant pas la police, ni, directement du moins, un ou des détectives privés, affiliés à Pinkerton notamment, car il n'a pas confiance... Le profil de Gore, par contre, le rend approprié pour régler cette affaire au mieux.
[0-3 : Gordon Gore : Timothy Whitman] Gore sait qu'il manque encore d'éléments, mais, sur la base de ces premiers échanges, il a néanmoins pu constituer une équipe qu'il juge adéquate, et qu'il compte bien imposer à Whitman quoi qu'il en soit, d'où ce rendez-vous à l'American Union Bank, dans Financial District, le lundi 2 septembre 1929, à 10 h. Whitman, mis devant le fait accompli, n'en sera que plus furieux, suppose Gore, mais le banquier devra admettre qu'il n'a pas vraiment le choix, et accueillir tout ce petit monde dans son bureau.
[0-4 : Gordon Gore : Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce, Veronica Sutton ; Clarisse Whitman, William Randolph Hearst] Pour Gore, il allait de soi que sa compagne du moment, la très délurée et active Eunice Bessler, serait mêlée à l'affaire – et d'autant plus, mais cela il le garde pour lui, qu'elle pourrait ressembler d'une certaine manière à Clarisse Whitman ? De même en ce qui concerne son vieux domestique chinois, Zeng Ju, dont il sait qu'il dispose de ressources insoupçonnées au regard de sa fonction de majordome... À plusieurs reprises, Gore a eu recours aux services du détective privé Bobby Traven et du journaliste Trevor Pierce ; il pense qu'ils pourraient être utiles en cette affaire, tout en étant suffisamment discrets – Pierce n'est ainsi pas du genre à susciter un scandale de mœurs, ce sont les affaires politico-financières qui l'intéressent, et il déteste Hearst... Bien sûr, ces deux-là doivent être payés – Traven n'est pas regardant, mais, pour Pierce, il a fallu davantage que de l'argent : la promesse de confidences sur les filouteries de certains membres de la bonne société san-franciscaine – et à la mairie... Ce « paiement » aura lieu à la fin de l'affaire. Enfin, Gore a eu l'occasion de constater qu'une approche plus « intellectuelle » était souvent fructueuse, et le profil de Clarisse l'a incité à requérir les services de sa propre psychiatre, Veronica Sutton ; celle-ci était extrêmement réticente au départ – ce genre d'enquêtes, ce n'est absolument pas son monde, et Gore est son patient ! Mais il a su lui faire miroiter des sujets d'étude intéressants (la personnalité de Clarisse au premier chef), et se montrer vraiment très généreux financièrement... Sutton n’a rien de cupide, mais l’idée de disposer de fonds suffisants pour mettre en place une institution psychiatrique d’avant-garde n’a pas manqué de la séduire, aussi a-t-elle bien voulu remiser, au moins temporairement, ses préventions de côté, et participer à l'entretien à l'American Union Bank, sans pour autant s'engager plus avant ; cela convient très bien à Gore, qui ne doute pas qu'une fois accrochée, elle s'intègrera d'elle-même et volontairement dans leur petit groupe d'investigateurs…
I : LUNDI 2 SEPTEMBRE 1929, 10H – AMERICAN UNION BANK, 105 MONTGOMERY STREET, FINANCIAL DISTRICT, SAN FRANCISCO
[I-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce, Veronica Sutton] Les personnages ont rendez-vous, à 10 h, à l’American Union Bank. La plupart sont à l’heure, ayant pris soin de venir avec un peu d’avance, d’abord le petit groupe constitué par Gordon Gore, Eunice Bessler et Zeng Ju, ensuite et séparément Bobby Traven et Trevor Pierce. Mais Veronica Sutton, elle, a choisi d’avoir quelques minutes de retard – pas grand-chose, mais c’est une manière pour elle de signifier qu’elle n’a rien d’un larbin à qui on donne des ordres ; tout spécialement en pareil cas : l’initiative de son patient Gordon Gore la laisse pour le moins perplexe…
[I-2 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Daniel Fairbanks ; Timothy Whitman] Ils patientent dans une luxueuse salle d’attente attenante au bureau de Timothy Whitman. À 10 heures tapantes, ils sont rejoints par un jeune homme au port hautain, qui, de manière très explicite, jette un œil à sa montre en pénétrant dans la pièce. Sans dire un mot, il consacre deux, trois minutes à dévisager successivement les investigateurs – ce qui donne le temps à Veronica Sutton d’arriver, et il s’attarde quelque peu sur elle… Mais la psychiatre suppose que c’est aussi, pour lui, une manière de signifier qu’il sait qui elle est. Le jeune homme se présente enfin : Daniel Fairbanks, le secrétaire particulier de M. Whitman, lequel va les recevoir.
[I-3 : Gordon Gore, Bobby Traven : Daniel Fairbanks ; Timothy Whitman] Toutefois, il lui faut d’abord spécifier quelques détails, d’ordre très pragmatique : le salaire journalier sera de 25 $ par personne, plus les frais, mais seulement sur présentation de factures dûment complétées (« Nous sommes dans une banque, nous sommes des gens sérieux, et attendons à cet égard autant de sérieux de votre part. ») ; il y aura un bonus de 300 $ par personne si l’affaire est réglée de manière satisfaisante en moins d’une semaine, soit d’ici au lundi 9 septembre. « Posons les choses : si vous n’êtes pas d’accord avec ces conditions, inutile d’ennuyer M. Whitman, vous êtes libres de vous en aller. » Il arrête son regard sur Gordon Gore. Lequel se lève, et se tourne vers ses associés : « Les banquiers, qui préparent tout à l’avance et avec le plus grand soin... », leur dit-il avec un sourire ; mais admettons, ce n’est pas ce qui les intéresse, après tout ? Bobby Traven se lève à son tour : il n’est pas d’accord avec cette allégation désinvolte de son employeur, et le lui fait comprendre… Toutefois, il sait, d’expérience, que le tarif proposé est à vue de nez tout à fait raisonnable, et même généreux – dans l’absolu, tant qu’ils ne savent rien de plus quant au sujet même de leur enquête… Presque par réflexe, il demande toutefois davantage ; mais Gordon Gore, d’un ton plus sérieux, le rassure – il sait très bien ce qu’il en est, ils ont déjà travaillé ensemble… Le tarif proposé par Fairbanks lui paraît correct, mais il est près à rallonger la sauce pour son employé au langage guère châtié ; ce qui convient parfaitement à Bobby, souriant. Gore a un geste de la main traduisant un vague agacement pour ces questions d’argent ; si M. Fairbanks veut bien les introduire auprès de M. Whitman ? Le secrétaire les dévisage tous une dernière fois, regarde à nouveau sa montre – très chère –, puis ouvre la porte du bureau attenant et invite les investigateurs à y pénétrer.
[I-4 : Gordon Gore, Zeng Ju, Eunice Bessler : Timothy Whitman, Daniel Fairbanks] Gordon Gore approche de la porte et fait signe à ses amis d’entrer, il fermera la marche. Voyant que son maître s’est débarrassé de sa veste, Zeng Ju offre aussitôt de la prendre. Situé au dernier étage d’un gratte-ciel, le bureau de Timothy Whitman est une grande pièce des plus luxueuse, offrant une impressionnante vue panoramique sur la Baie de San Francisco ; mais l’aménagement intérieur n’a finalement rien de clinquant. Assis à son poste de travail, Timothy Whitman est en train d’étudier avec le plus grand sérieux des dossiers quand les investigateurs pénètrent dans la pièce. C’est un homme assez imposant et rebondi, affichant un air perpétuellement sérieux, et impeccable dans son costume de qualité (mais sans épate) ; affligé d’une calvitie déjà avancée, il arbore une moustache soigneusement entretenue qui n’est pas pour rien dans l’aura de sévérité qui émane de sa personne. Il ne fait pas attention à ses invités tandis qu’ils le rejoignent et que Daniel Fairbanks les invite à prendre place dans six fauteuils visiblement confortables, spécialement disposés à leur intention – mais Zeng Ju, à son habitude, préfère rester debout juste derrière son maître. Une fois tout le monde installé, et après avoir jeté lui aussi un œil à sa montre (encore plus luxueuse, incomparablement, que celle de son zélé secrétaire), Timothy Whitman lève enfin la tête, et dévisage à son tour les investigateurs – avec un air sévère, donc ; il s’attarde un peu plus sur Gordon Gore, avec une vague moue de scepticisme, mais ignore presque totalement la souriante Eunice Bessler…
[I-5 : Gordon Gore, Zeng Ju, Eunice Bessler : Timothy Whitman ; Louise Whitman, Clarisse Whitman, Dorothy Whitman] Le banquier prend enfin la parole : inutile de faire les présentations, il s’en moque ; Gordon Gore lui a assuré que les investigateurs étaient des gens compétents, capables de régler cette affaire au mieux, le reste ne l’intéresse pas. Il regarde sa montre, puis lâche un bref soupir : « Une chose quand même... Je vous parle en tant que père, et non en tant que banquier. » Il s’interrompt brutalement, puis, regardant tous ses interlocuteurs : « Est-ce que vous avez des enfants ? » A priori, seul Zeng Ju est dans ce cas, mais il n’en fait pas état – conformément à son rang. Devant l’absence de réponse positive, le banquier grommelle : « Mais qu’est-ce qui ne va pas, chez vous... » Après quoi, dans un nouveau soupir, il adresse un regard assez inquisiteur à Eunice Bessler. Puis il reprend : « Bon. Moi, je suis père. J’ai deux filles. Il y a Louise, l’aînée, adorable, belle, gentille… Je compte bien sûr la marier à un beau parti, et prochainement ; elle ne s’intéresse pas trop aux hommes que je lui présente, mais… Bon. Il y a Louise, et il y a Clarisse. » Il s’attarde à nouveau sur Eunice. « Clarisse, elle… elle est effrontée, défiante ; elle a des avis sur tout et n’importe quoi, et ne se prive pas d’en faire part à tout bout de champ. Et ses… relations… Des hommes, oui, beaucoup – et aucun de convenable ! Des "artistes", des "musiciens", des "auteurs"... » On entend les guillemets méprisants dans sa voix. Il bloque à nouveau, et dévisage ses invités : « Est-ce qu’il y a des "artistes" parmi vous, de ces gens qui ont la… la "fibre artistique", comme ils disent ? » Eunice, avec un grand sourire, lui dit être une actrice (les autres ne pipent pas mot). Le banquier reprend : « Une "actrice"… Ouais… Ce pays court à sa perte. Hollywood, hein ? Les "fantaisies" artistiques… Une perte d’espace, de temps, et donc d’argent. Qui ne remboursera jamais les sommes absurdes investies dans ces sottises… L’idée de voir ma Clarisse traîner en pareille compagnie de parasites... » Nouveau soupir, plus profond que les précédents. Et il reprend : « Clarisse… Elle a disparu. Et je veux qu’elle revienne avant de se fourrer dans les ennuis. Des ennuis sérieux. Ma femme et moi ne l’avons pas vu depuis cinq jours, maintenant – et… Oui, je suis inquiet. Comprenez bien : ce n’est pas la première fois qu’elle quitte la maison sans autorisation – des sorties nocturnes… Elle trouvait même à quitter sa chambre, inutile de l’enfermer. Elle rentrait tard dans la nuit, le lendemain matin parfois… Mais elle n'est jamais partie aussi longtemps. Cinq jours. Je suis inquiet... Elle a des mauvaises relations, et… je crains le pire. C’est bien pour cela que je vous ai contacté, M. Gore. Clarisse est une fille difficile – mais c’est ma fille, et je veux qu’elle retourne à la maison.»
[I-6 : Veronica Sutton : Timothy Whitman] Veronica Sutton intervient : a-t-il envisagé que sa fille souhaitait simplement vivre sa vie sans lui ? « Madame… J’ai fait plus que l’envisager, et je vous l’ai dit : ce n’est pas une bête escapade comme les autres, même le mot de "fugue"… Avec toutes les fadaises que l’on répand de nos jours, l’idée de "s’émanciper", forcément… Qu’importe : elle a 18 ans, elle est mineure, je suis son représentant légal ; sa place est dans ma maison. »
[I-7 : Gordon Gore : Timothy Whitman, Daniel Fairbanks ; Clarisse Whitman, Dorothy Whitman] Gordon Gore demande un cigare à Timothy Whitman, d’une manière très désinvolte qui surprend le banquier ; il a quelques questions à lui poser… Peut-il se montrer plus précis quant aux « fréquentations » de Clarisse ? A-t-il des noms à leur soumettre ? Sans doute ces bons-à-rien ont-ils des noms, mais il n’a jamais pris la peine de s’en enquérir, à quoi bon… Après un temps de réflexion, il semble envisager quelqu’un de plus précis, puis secoue la tête : non, il ne sait pas ; peut-être sa femme pourra-t-elle les renseigner ? Il pourrait de toute façon être utile à Gore et à son équipe de rendre une visite à la Résidence Whitman : « Fairbanks peut vous organiser un rendez-vous pour cet après-midi, 15 heures. » Le banquier regarde à nouveau sa montre.
[I-8 : Gordon Gore, Bobby Traven : Timothy Whitman] Puis Gordon Gore invite le détective privé Bobby Traven à poser des questions à Timothy Whitman : c’est sa partie, après tout ! « Merci coco. » Quant le banquier a-t-il vu pour la dernière fois sa fille, et où ? Il y a cinq jours, à la maison. Et il n’appelle Gore qu’après cinq jours ? Bizarre, son histoire… Brusqué, Whitman lâche que « les circonstances sont… particulières ». Et la police, qu’est-ce qu’elle fait ? Elle n’est pas au courant – et le banquier entend bien que cela reste ainsi, c’est pourquoi il a fait appel aux services de M. Gore, qui a la réputation de pouvoir régler ce genre d’affaires discrètement, et il tient à la discrétion. « Ouais… C’est quoi que la police doit pas savoir, y a quoi là-dessous ? De la drogue ? De la prostitution ? » Whitman commence à s’énerver : la police de San Francisco est notoirement inefficace et corrompue, il n’attend rien d’elle ! Le détective est-il aussi compétent que le prétend M. Gore ? Peut-il trouver sa fille, ou pas ? Gordon Gore répond de lui. Le banquier regarde à nouveau sa montre : « Bon, vous avez d’autres questions ? J’ai du travail ! »
[I-9 : Gordon Gore, Zeng Ju, Eunice Bessler : Timothy Whitman ; Clarisse Whitman] Gordon Gore coupe court et suppose qu’ils n’apprendront rien de plus utile ici – effectivement, autant se rendre à la Résidence Whitman à 15 heures. Il propose donc de s’en tenir là pour l’heure. Mais oui : mieux vaut pour M. Whitman ne pas leur mettre la police dans les pattes, il est sans doute possible de régler cette affaire discrètement. Zeng Ju sort de sa réserve habituelle : M. Whitman pourrait-il leur confier une photographie de Mlle Clarisse ? Oui, bien sûr, le banquier leur en tend une, qu’il sort du tiroir de son bureau. Une jeune fille pétillante, un brin espiègle, assurément charmante… Gordon Gore la regarde, puis se tourne vers Eunice Bessler, souriant : « Elle vous ressemble à s’y méprendre ! » Et précise en chuchotant : « En moins jolie, toutefois. » L’actrice le remercie, et joue son jeu : « Elle pourrait sans doute percer à Hollywood ! » Gore, taquin, suppose qu’ils pourront lui en parler quand ils l’auront retrouvée – si son père le veut bien, naturellement… Whitman ne goûte pas la plaisanterie : « Vous me ferez le plaisir d’avoir ces conversations ailleurs que dans mon bureau. Fairbanks, raccompagnez-les, et voyez avec eux pour… la paperasse. » Après un nouveau coup d’œil à sa montre, le banquier s’attelle de nouveau à la lecture de ses dossiers.
[I-10 : Gordon Gore, Zeng Ju, Trevor Pierce, Bobby Traven, Eunice Bessler, Veronica Sutton : Daniel Fairbanks ; Timothy Whitman, Dorothy Whitman] Daniel Fairbanks les reconduit dans la salle où ils avaient patienté. Il faut faire les choses en bonne et due forme : il a préparé les contrats – libre à eux de les lire en détail, mais ils devront être signés avant qu’ils ne quittent cette pièce. Par ailleurs, concernant les honoraires, M. Whitman l’a autorisé à leur verser à chacun une avance de 50 $. Il va de ce pas s’occuper du rendez-vous de cet après-midi (et en donne l’adresse, à Pacific Heights) ; il insiste sur leur ponctualité : Mme Whitman est tout aussi exigeante que son époux à cet égard. Enfin, il exige un rapport téléphonique quotidien, chaque matin à 9 heures précises, témoignant des avancées de l’enquête, et, le cas échéant, des frais engagés – mais il rappelle au passage la nécessité de factures en bonne et due forme. Gordon Gore persiste sur le goût des secrétaires pour la précision, et n’a guère envie de perdre du temps à lire quelque chose d’aussi ennuyeux qu’un contrat – peut-être Zeng pourrait-il s’en charger ? Mais il n’y connaît rien… Trevor Pierce est plus compétent – et ne comptait certainement pas signer quoi que ce soit sans le lire au préalable ; Bobby Traven non plus. Tous deux constatent que les contrats ont été conçus avec sérieux et application, probablement davantage que ce à quoi le détective privé est habitué. Mais le journaliste comprend autre chose, suite à se lecture méticuleuse : le contrat est conçu de telle sorte que rien de fâcheux ne pourra impliquer M. Whitman en cas de soucis des investigateurs avec la justice, tout spécialement – il est totalement protégé en pareil cas, et ne serait d’aucun secours à des maladroits se retrouvant en cellule ou devant le juge… Ce n’est pas forcément une clause inhabituelle, mais on y a apporté un soin particulier. Bobby Traven n’en est que davantage convaincu qu’il y a anguille sous roche – une dimension proprement criminelle à l’affaire, dont Timothy Whitman n’a pas fait état ; il en fait part, discrètement, à Gordon Gore – pour lui, ça justifierait bien un supplément, d’ailleurs… Mais le dilettante, une fois de plus, prend sur lui de payer la différence. La paperasse l’ennuie, il a hâte de quitter la banque et de se mettre à enquêter ; il signe donc le contrat sans plus attendre, avec son très luxueux stylo-plume, et invite ses camarades à ne pas faire davantage de chichis – ils signent à leur tour, Eunice Bessler lui empruntant son stylo au passage. Veronica Sutton prie Fairbanks de bien vouloir lui adresser un double à son cabinet.
[I-11 : Bobby Traven, Gordon Gore : Daniel Fairbanks ; Clarisse Whitman, Dorothy Whitman, Timothy Whitman] Bobby Traven ne compte toutefois pas partir sans un dernier et brutal coup d’éclat, et prend violemment à partie Fairbanks : ça ne serait pas lui qui aurait vu la petite pour la dernière fois ? Il a un comportement très suspect ! Le secrétaire en tombe des nues – ce qui efface sur son visage son habituelle moue arrogante… Il regarde le détective les yeux exorbités, puis se tourne, presque désespéré, vers Gordon Gore – lequel se contente de vanter la « rafraîchissante gouaille populaire de M. Traven »… Mais Fairbanks s’insurge : c’est de la diffamation ! Il ferait bien d’adopter un comportement plus séant – tout particulièrement quand il se rendra à la Résidence Whitman : Mme Whitman ne sera pas aussi coulante que lui face à pareilles allégations grossières ! Par ailleurs, le secrétaire a du travail – vont-ils enfin quitter les lieux ? Gordon Gore se montre sarcastique : un travail plus important que retrouver la fille de M. Whitman ? Fairbanks se raidit : « Le monde n’a pas cessé de tourner, M. Gore. » Le dilettante concède que c’est tout à fait vrai – la chose la plus pertinente que Fairbanks ait jamais dite. Il tend au secrétaire son cigare à peine entamé – Fairbanks ulcéré lui indique un cendrier d’un signe de la tête… Gore y dépose nonchalamment le mégot, et ils prennent tous la direction de la sortie.
[I-12 : Gordon Gore, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce : Timothy Whitman, Dorothy Whitman, Clarisse Whitman, Daniel Fairbanks] En chemin, Gordon Gore demande à son domestique Zeng Ju ce qu’il pense de tout cela. Le vieux Chinois ne saurait dire en l’état – et il se rangera à son avis ; comme toujours… Avant le rendez-vous de 15 heures, Gordon Gore incite Bobby Traven à fouiner dans ses dossiers, voir s’il ne trouverait rien concernant la famille Whitman - aussi bien Timothy Whitman ou son épouse que Clarisse. Le détective privé est sceptique – en tout cas, gérer « la haute », c’est l’affaire du patron ; lui, son truc, c’est les bas-fonds ! Mais si la petite fréquentait bien des « aaaaaartistes », il ne doute pas qu’il lui faudra bientôt enquêter dans des « trous pourris ». Il embarque d’autorité la photo de Clarisse ; il va la montrer à quelques contacts du Tenderloin, et d’ores et déjà Chez Francis, où il a ses habitudes… enfin, il le fera à l’ouverture, dans la soirée. En fait, il est persuadé que « la petite » se terre quelque part dans un trou, désireuse de changer de vie, peut-être fait-elle déjà « la danseuse »… Il pense pouvoir mettre la main sur elle dans les vingt-quatre heures au plus ; il chuchote d’ailleurs à Gordon Gore qu’il ferait bien traîner un peu les choses, histoire d’être correctement payé, puisque le salaire est journalier... Le dilettante, bien loin de s’en offusquer, lui répond en souriant que ce serait terriblement décevant : pour l’amour du sport, il faut aller vite ! Mais Bobby s’en moque totalement, du « sport »… Trevor Pierce, de son côté, compte lui aussi compulser ses dossiers personnels, très amples et bien informés : le banquier n’a-t-il pas trempée dans des affaires louches ? Peut-être aussi l’arrogant Fairbanks… Le journaliste également est convaincu qu’il y a anguille sous roche.
[I-13 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Timothy Whitman, Clarisse Whitman, Dorothy Whitman, Louise Whitman] Veronica Sutton va rentrer chez elle en taxi – elle a des chats à nourrir, et retrouvera le petit groupe à Pacific Heights. Mais Gordon Gore, qui savait que la psychiatre était la seule dont l’engagement n’était pas acquis, la retient un bref instant : « Une affaire excitante, n’est-ce pas ? » La psychiatre prend son temps pour répondre – ce qui, elle le sait très bien, vaudra acceptation ou refus de l’affaire. Mais elle concède que le portrait fait par M. Whitman de sa fille Clarisse l’intéresse ; en fait, elle a hâte de rencontrer Dorothy Whitman, et éventuellement aussi Louise… Gordon Gore en est ravi, c’est parfait ! « À tout à l’heure, ma chère ! »
II : LUNDI 2 SEPTEMBRE 1929, 15H – RÉSIDENCE WHITMAN, 32 LYON STREET, PACIFIC HEIGHTS, SAN FRANCISCO
[II-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Veronica Sutton, Bobby Traven, Trevor Pierce : Clarisse Whitman, Timothy Whitman] Les investigateurs n’ont pas forcément eu le temps de faire grand-chose d’ici au rendez-vous à la Résidence Whitman : tandis que Gordon Gore et Eunice Bessler déjeunaient dans un restaurant huppé de Downtown (l’actrice confiant à son amant qu’elle se reconnaît un peu dans le portrait de Clarisse Whitman), Zeng Ju est rentré à la Résidence Gore, sur Nob Hill, pour y effectuer ses tâches domestiques. De retour à son appartement, Veronica Sutton s’est essentiellement occupée de ses chats. Bobby Traven, frustré qu’il soit trop tôt pour aller Chez Francis, son « restaurant français » fétiche du Tenderloin, est passé faire un tour à son agence, mais ses dossiers ne contenaient rien pouvant concerner la disparition de Clarisse Whitman – de toute façon, ce n’est pas sa manière d’enquêter... Trevor Pierce, enfin, n’a guère eu davantage de chances de son côté : le nom du richissime banquier revient bien régulièrement dans ses dossiers, et il ne doute pas que ce « gros poisson » soit mêlé à des affaires louches ; il compte bien l’avoir un de ces jours, mais n’a rien trouvé de probant…
[II-2 : Gordon Gore, Bobby Traven : Timothy Whitman, Clarisse Whitman, Dorothy Whitman, Louise Whitman] Tous les investigateurs se retrouvent donc à la Résidence Whitman, une demeure cossue de Pacific Heights – très riche à l’évidence, mais sans le clinquant des manoirs de Nob Hill tel que celui de Gordon Gore. Bobby Traven sonne sans plus attendre, et c’est un majordome qui leur ouvre – très strict à l’évidence. Ils ont été annoncés – s’ils veulent bien le suivre ? Il les conduit dans un salon assez luxueusement décoré – mais essentiellement avec du mobilier ancien : pas de tableaux ou de sculptures, plutôt du fonctionnel ; quelques photos de famille tout de même, très dignes, guère souriantes : les investigateurs y reconnaissent aisément Timothy Whitman ainsi que Clarisse, et peuvent supposer que les deux autres femmes qui reviennent le plus souvent sont Dorothy et Louise. Le majordome leur dit qu’il va de ce pas prévenir Mme Whitman… mais, un peu nerveux, « préfère les prévenir » que cela pourra prendre un peu de temps, il faut que Madame se prépare. Il va leur amener des rafraîchissement en attendant – une excellente limonade ; à moins qu’ils ne préfèrent du thé ? Mais Gordon Gore l’interpelle : on a insisté sur leur ponctualité, y a-t-il un imprévu ? Non, rien de la sorte ! Madame va les recevoir sous peu, c’est simplement… Mais justement, il vaut mieux qu’il aille la prévenir ! Bobby réclame un whisky, ce qui lui vaut un sourire crispé du majordome, lequel ne s’attarde pas davantage : « Si vous voulez bien m’excuser... »
[II-3 : Veronica Sutton : Montgomery Phelps, Dorothy Whitman, Louise Whitman ; Clarisse Whitman] L’attente dure vingt minutes. Le majordome était revenu entre temps pour les rafraîchissements (non, pas de whisky…), mais il les invite alors à le suivre dans une autre pièce, où « Madame et Mlle Louise » vont les recevoir. Il les conduit dans un autre salon, au premier étage (et avec une vue imprenable sur le Présidio ; les fenêtres sont ouvertes, une petite brise agréable de fin d’été baigne la pièce) ; la pièce est assez similaire à la précédente, mais avec un bureau derrière lequel est assise Dorothy Whitman, tandis que la sœur aînée de Clarisse se tient debout à ses côtés. Veronica Sutton perçoit très vite, avant même la moindre parole, que Mme Whitman est nerveuse, et elle a son idée sur la raison de cet état : la dame a passé vingt minutes à se préparer pour être parfaitement impeccable, et elle l’est, mais, en dépit du caractère attendu de cette réception, elle se sent prise au dépourvu… Mme Whitman remercie « Phelps », qui peut disposer. Le majordome se retire et ferme la porte derrière lui.
[II-4 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler : Dorothy Whitman] Dorothy Whitman fait alors part de ce que son époux l’avait prévenue de cette visite, et remercie les investigateurs de leur présence. Pourraient-ils, cependant, attester de leur identité ? On n’est jamais trop prudent… Gordon Gore se présente, et la loue pour sa mise parfaite ; il l’assure que les autres personnes dans cette pièce ont été spécialement choisies par lui-même, et qu’elle peut avoir en eux tous pleine et entière confiance ; toutefois, il peut témoigner de son identité – et, suppose-t-il, ses associés de même. On tend quelques cartes… mais, et c’est une évidence tout spécialement pour Veronica Sutton, Mme Whitman ne sait tout simplement pas quoi en faire : elle aurait accueilli avec la même satisfaction de façade une carte de bibliothèque périmée… Dès lors, elle s’adresse essentiellement à Gordon Gore, à l’évidence l’homme qui présente le mieux dans cette pièce – elle a noté la présence de Veronica, mais la psychiatre a vite compris qu'elle avait pour elle quelque chose d’un peu gênant : en fait, dans les banalités précédant le cœur de l’entretien, Veronica a pu constater que Mme Whitman ne s’adressait jamais à elle, pas plus qu’à Eunice Bessler ; elle a son opinion sur la place des femmes en bonne société, et c’est là une affaire d’hommes – d’une certaine manière, à ses yeux, toutes deux accaparent la place traditionnellement dévolue à des hommes…
[II-5 : Bobby Traven, Gordon Gore : Dorothy Whitman, Montgomery Phelps] Ces banalités se poursuivent jusqu’à ce que le majordome revienne avec du thé et des cookies ; il ressort aussitôt, et les choses sérieuses vont pouvoir commencer. Toutefois, Bobby Traven, qui ne se sent pas forcément à sa place dans ce salon feutré, se lève alors et fait mine de rejoindre Phelps. Mais Dorothy Whitman, profondément surprise, presque choquée, l’interpelle aussitôt : « Monsieur ? » Le détective se retourne : oui ? « Nous avons à discuter, Monsieur, je vous prie de bien vouloir rester dans cette pièce. » Bobby répond que son « représentant, M. Gordon Gore », est là pour elle – quant à lui, il a besoin d’aller aux toilettes, sans doute Phelps pourra-t-il les lui indiquer, et… « Est-ce une envie si pressante, Monsieur ? Je pense que vous pourriez attendre que nous ayons discuté concernant cette affaire… Après quoi Phelps pourra vous accompagner, certes, mais pour l’heure nous sommes occupés ici, n’est-ce pas ? » Bobby obtempère et se rassied en maugréant…
[II-6 : Veronica Sutton : Dorothy Whitman, Louise Whitman ; Clarisse Whitman, Timothy Whitman] Dorothy Whitman évoque enfin l’affaire qui les intéresse, et Clarisse. Pour l’essentiel, elle reprend exactement les termes de son époux, mais en appuyant peut-être encore davantage sur l’idée que la jeune fille disparue n’a conscience, ni de son rang dans la société, ni de la place qui est la sienne eu égard à son sexe – chose qui importe énormément aux yeux de Mme Whitman. D’où une profonde honte pour la famille dans son ensemble, bien mal payée de tout l’amour prodigué au fil des année à Clarisse ! Par ailleurs, Dorothy Whitman ne cesse de comparer ses deux filles, dressant l’éloge de Louise, qui se trouve à ses côtés… mais sans jamais lui laisser la parole, et, finalement, l’impression n’en est que plus grande qu’elle n’en parle que comme d’un objet – chose qui n’échappe certes pas à Veronica Sutton. En fait, Louise se contente d’être là – les yeux baissés sur le plancher, le visage fermé, sans dire un mot.
[II-7 : Trevor Pierce, Eunice Bessler : Dorothy Whitman, Louise Whitman ; Clarisse Whitman] Trevor Pierce, qui sent l’agacement pointer, interrompt le discours confus et répétitif de Mme Whitman : à l’entendre, Clarisse était un tel poids, pourquoi alors s’inquiéter de ce qu’elle a quitté leur vie ? Dorothy Whitman est profondément choquée par cette remarque à laquelle elle ne s’attendait pas ; elle assure le journaliste et ses collègues qu’elle aime bien évidemment sa fille cadette, quoi qu'il en soit, mais, presque aussitôt, insiste avant tout sur le scandale qui pourrait rejaillir sur la famille Whitman – d’autant plus que se pose la question de « ces hommes » que Clarisse fréquente… Or la jeune fille, mineure par ailleurs, leur en veut visiblement – pour Dieu sait quel tort imaginaire qu’elle impute à ses parents. Dorothy Whitman ne doute pas que sa fille disparue serait ravie du scandale, l’espèrerait même, voire ferait tout pour le provoquer… L’idée de souiller la réputation immaculée des Whitman par Dieu sait quelles turpitudes l’excite probablement (Eunice Bessler contient difficilement un éclat de rire) ! « C’est toute la différence avec Louise, voyez-vous » ; et elle remet le même disque…
[II-8 : Gordon Gore, Bobby Traven, Eunice Bessler : Dorothy Whitman] Gordon Gore, appuyé par Bobby Traven, entreprend de rassurer (et de calmer) Mme Whitman. Ce qui lui est arrivé est tout à fait tragique,et ils déploieront tous leurs efforts pour lui restituer sa fille. Concernant la suite, le dilettante avance aussi que « d’excellents établissements » sont spécifiquement destinés à « redresser » les jeunes filles « difficiles », il pourra lui communiquer quelques bonnes adresses et la recommander – il pense notamment à une institution à la réputation admirable, située à New York… C’est du baratin : Eunice Bessler, d’abord un peu perplexe, le comprend vite, mais Dorothy Whitman est pour sa part tout à fait réceptive ; Gordon a acquis sa confiance – de tous les investigateurs, il est le seul avec qui elle soit relativement à l’aise.
[II-9 : Gordon Gore, Eunice Bessler : Dorothy Whitman ; Clarisse Whitman, Timothy Whitman, « Johnny »] Gordon Gore pousse son avantage : d’ici-là, afin de retrouver Clarisse, il faut leur communiquer des informations utiles – et confidentielles, le cas échéant ; il assure à nouveau Mme Whitman de leur discrétion – et ils sont liés par leur contrat. M. Whitman n’a pas su leur répondre, mais peut-être pourrait-elle leur en dire plus sur les « artistes… licencieux et aux mœurs dégradées » que fréquentait Clarisse ? Le vocabulaire n’y est sans doute pas pour rien : une larme coule sur la joue de Mme Whitman. Il y en a eu tant… Elle ne retenait pas vraiment leurs noms – guère le temps de toute façon. Tout récemment, cependant, elle a entendu le simple prénom de « Johnny » ; encore un « artiste », mais elle n’en sait pas davantage… ou du moins est-ce ce qu’elle prétend – mais il est facile de deviner qu’il y a encore autre chose, qu’elle n’ose pas dire. Eunice Bessler lui demande de quel type d’artiste il s’agissait : un acteur, peut-être ? Non, elle croit plutôt que c’était un peintre… ou un photographe, elle ne sait plus.
[II-10 : Gordon Gore : Dorothy Whitman, Louise Whitman] Mais Gordon Gore entend lui faire cracher le morceau, même si ses paroles sont très douces et élégantes : il faut tout leur dire, absolument tout. Dorothy Whitman se tourne alors vers sa fille Louise : « Louise, peux-tu… Tu as quelque chose à faire, je crois ? » Louise se contente de hocher la tête, sans dire un mot, et sort du bureau.
[II-11 : Bobby Traven, Gordon Gore : Louise Whitman, Dorothy Whitman ; Clarisse Whitman] Mais Bobby Traven se lève à nouveau pour la suivre… Mme Whitman est plus stupéfaite encore que la première fois : « Monsieur ! Monsieur ! Nous avons à discuter ici ! C’est déjà assez pénible pour moi de… de remuer toute cette boue, je vous prierais de ne pas en rajouter, s’il vous plaît ! » Elle est à deux doigts des sanglots. Bobby compatit tout d’abord… puis son ton se fait soudainement plus dur : c’est justement qu’il entend retrouver sa fille, il va falloir que « la vieille » le laisse travailler ! Gordon Gore le saisit par le bras et l’enjoint à se calmer ; il présente aussi ses excuses à Mme Whitman, ulcérée par le « comportement inacceptable » de son employé. Elle est sur le point d’exiger que le détective privé quitte la pièce et même la maison… mais comprend soudain, car elle n’est pas si idiote que cela, que c’était exactement ce qu’il attendait ! Elle est placée devant un dilemme des plus délicat… Finalement : « Monsieur, j’exige que vous restiez ici ! » Bobby lui dit qu’alors, elle ferait bien d’en venir au fait ; Gordon avance que c’était bien ce qu’elle allait faire… et Mme Whitman ajoute qu’ils ne devraient pas « hurler quand il s’agit de discuter de matières aussi sensibles »…
[II-12 : Bobby Traven : Dorothy Whitman ; Louise Whitman, « Johnny », Clarisse Whitman] C’est tout le problème – et c’est bien pour cela qu’elle ne voulait pas en parler devant Louise… Ce « Johnny », on lui a dit qu’il vivait dans... ces « maisons de rendez-vous » du Tenderloin ! Bobby Traven affiche un grand sourire : « Voilà, on y est ! » Est-ce qu’elle a un nom à leur donner ? Si c’est le cas, il y descend direct et la lui ramène, sa fille… Toujours agacée, Mme Whitman n’apprécie pas le ton du détective, mais, de toute façon, elle ne dispose donc que du seul prénom de « Johnny ». Un artiste, dans le Tenderloin… Mais elle suppose qu’il peut y avoir là-bas beaucoup d’artistes qui s’appellent « Johnny », enfin, elle n’en sait rien…
[II-13 : Trevor Pierce, Eunice Bessler, Veronica Sutton : Dorothy Whitman ; Clarisse Whitman] Trevor Pierce demande alors à Mme Whitman s’il leur serait possible de jeter un œil à la chambre de sa fille : ils pourraient y trouver des indices… Les jeunes filles font cela, n’est-ce pas ? Tenir un journal intime, ce genre de choses… Puisqu’il est visiblement difficile à Mme Whitman de répondre à leurs questions, peut-être qu’en menant l’enquête d’une autre façon… Elle a un temps d’attente, puis suppose que le journaliste a raison. Elle va d’abord y jeter un œil elle-même, après quoi elle permettra à « une de ces dames » d’y pénétrer – sans doute le journaliste comprend-il qu’il est hors de question d’introduire un homme dans la chambre d’une jeune fille, ça ne serait pas convenable…
[II-14 : Zeng Ju, Gordon Gore, Bobby Traven : Dorothy Whitman ; Clarisse Whitman, « Johnny », Louise Whitman] Le toujours très discret Zeng Ju prend alors sur lui d’intervenir, mais son rang lui suggère de s’adresser à son maître Gordon Gore plutôt qu’à Mme Whitman directement : peut-être pourrait-on déterminer les lieux que Mlle Whitman fréquentait, ou apprendre les noms de quelques-uns de ses amis, qui pourraient détenir des renseignements précieux ? Gore comptait bien poser cette question – si Traven l’avait laissé parler… Mme Whitman pourrait-elle citer quelques endroits, quelques personnes ? Rien de précis, hélas… Les « maisons de rendez-vous » du Tenderloin, c’est tout à fait récent, Dieu soit loué ; mais avant cela… Sans doute de ces lieux où se trouvent des artistes, imagine-t-elle. On dit qu’ils sont nombreux du côté de North Beach, non ? Ou Russian Hill ? Et il y a ces institution, du côté du Présidio, croit-elle savoir, ou peut-être du Golden Gate Park… Elle ne peut pas se montrer plus précise. Gordon Gore lui demande si « Johnny » exposait quelque part, dans un de ces endroits : Clarisse avait bien mentionné une exposition, mais elle ne saurait dire où ; c’était tout récent, en tout cas, un mois au plus. Et saurait-elle quel est son style de peinture, à ce « Johnny » ? Une marque de fabrique, peut-être ? « Je ne sais rien de tout cela, M. Gore ; je suppose qu’il utilise des pinceaux... » Le nom d’une personne à qui Clarisse aurait pu confier d’éventuels soucis, alors ? Sa sœur, peut-être ? Elle ne sait pas – et Louise et Clarisse sont si différentes… Gordon Gore lui demande si elle leur permettrait de discuter avec Louise – en se montrant discrets, bien sûr, et en maintenant secret le scabreux de l’affaire… Dorothy Whitman n’y voit pas d’inconvénient – tant que c’est en sa présence.
[II-15 : Gordon Gore, Veronica Sutton : Dorothy Whitman ; Clarisse Whitman] Gordon Gore se tourne vers ses associés : ont-ils d’autres questions ? Veronica Sutton prend la parole et demande à Mme Whitman si, outre ces mauvaises fréquentations, il ne se serait pas passé quelque chose de « particulier » dans les quelques jours ayant précédé la disparition de Clarisse. Non, elle n’a rien constaté de spécial… La psychiatre se montre pressante : elle a donc disparu comme ça, d’un seul coup ? Eh bien, elle sortait déjà en cachette la nuit avant cela… Mais Dorothy Whitman n’a rien vu de spécial, non.
[II-16 : Trevor Pierce, Gordon Gore : Dorothy Whitman ; Timothy Whitman, Clarisse Whitman] Trevor Pierce intervient à son tour : pourquoi avoir attendu cinq jours pour signaler cette disparition à quelqu’un – et donc pas à la police ? Ou des recherches ont-elles déjà été menées par les Whitman en amont ? « Quatre jours. M. Whitman a contacté M. Gore hier. Nous voulions croire que ce ne serait qu’une autre des petites escapades de Clarisse, simplement un peu plus longue que d’habitude… Mais maintenant nous ne pouvons plus nous bercer de ce genre d’illusions. »
[II-17 : Eunice Bessler, Gordon Gore : Dorothy Whitman ; Clarisse Whitman, Louise Whitman] Eunice Bessler demande alors à Mme Whitman si elle pourrait les éclairer sur les circonstances de sa dernière rencontre avec sa fille. Elle ne sait pas s’il y a grand-chose à en dire… « Dites toujours ! » Eh bien, elles s’étaient disputées… À quel motif ? Rien de spécial : son caractère impossible, son refus d’obéir à ses parents, son mépris pour la bienséance, tous ces hommes, ces « bohémiens », alors que Louise, si admirable, ne manquerait pas d’épouser sous peu un homme bien sous tous rapports… Clarisse avait alors éclaté de rire ! Gordon Gore chuchote à l’oreille de sa maîtresse que « cette petite » lui plaît, décidément – elle a de l’humour ! Eunice se retient de pouffer, mais n’en pense pas moins.
[II-18 : Veronica Sutton, Eunice Bessler : Dorothy Whitman, Montgomery Phelps ; Clarisse Whitman, Louise Whitman] Devant l’absence d’autres questions, Mme Whitman suppose qu’il est temps de jeter un œil à la chambre de Clarisse. Mais, elle y tient, elle s’y rendra d’abord seule – après quoi Mlle Sutton pourra la suivre. Eunice Bessler les accompagne – elle sait qu’elle met Dorothy Whitman encore plus mal à l’aise que Veronica, mais la convainc qu’elle ferait aussi bien de les accompagner pour mettre toutes les chances de leur côté. Mme Whitman appelle Phelps « pour qu’il tienne compagnie à ces messieurs », puis guide les deux femmes au 1er étage, où se trouve la chambre de Clarisse. Tandis qu’elle peine dans l’escalier, Veronica demande à son hôte pourquoi elle tenait tant à ce que Louise assiste au début de leur entretien, alors qu’il ne fallait visiblement pas qu’elle entende certaines choses ? Dorothy Whitman ne pouvait certes pas parler devant sa fille aînée de ces « maisons de rendez-vous » où se serait rendue Clarisse ; toutefois, l’exclure des discussions portant sur sa sœur n’aurait pas été vraiment justifiable dans l’absolu. Veronica fait la remarque que Louise n’a pas dit un mot : « Certes, elle n’est pas très… communicative. » Et ses rapports avec sa sœur ? « Je ne crois pas qu’elle m’en ait jamais fait part, mais, ma foi, je suppose qu’il s’agissait de rapports normalement entretenus par deux sœurs… Louise est assurément trop douce pour s’emporter sur le comportement inconvenant de sa cadette ; mais je suppose qu’elle n’en pense pas moins, après tout, elle est une Whitman. » Veronica aimerait s’entretenir avec elle : elle connaît bien la psychologie des jeunes filles… Dorothy Whitman revient à sa réponse originelle : elle y consent, mais en sa présence.
[II-19 : Eunice Bessler, Veronica Sutton : Dorothy Whitman ; Clarisse Whitman] Eunice Bessler et Veronica Sutton, guidées par Mme Whitman, arrivent devant la chambre de Clarisse. Mme Whitman pénètre seule à l’intérieur, ferme la porte derrière elle, la verrouille même, et se met à fouiller – on l’entend qui déplace des cintres, ouvre des tiroirs, etc. Eunice Besller colle son oreille à la porte pour essayer de comprendre ce qui se passe à l’intérieur – difficile à dire avec plus de précision, cependant.
[II-20 : Veronica Sutton : Louise Whitman, Timothy Whitman, Dorothy Whitman] Veronica Sutton, pendant ce temps, jette un œil aux autres pièces de l’étage – simplement pour en avoir un aperçu, pas pour fouiller à proprement parler. Une chambre à côté doit être celle de Louise Whitman. Plus loin, une chambre plus grande, avec un lit immense qu’elle aperçoit car la porte a été laissée entrouverte, est selon toutes probabilités celle des époux Whitman. De l’autre côté, une seule pièce occupe la majeure partie de l’étage ; Veronica y jette un œil rapidement, et suppose qu’il s’agit du bureau de M. Whitman – aux dimensions proprement impressionnantes, avec de nombreuses étagères croulant sous de volumineux dossiers, toutefois classés avec une méticulosité remarquable : on travaille dans cette pièce, mais elle est tenue aussi impeccablement que tout autre.
[II-21 : Eunice Bessler : Dorothy Whitman ; Clarisse Whitman] Cela fait maintenant près de dix minutes que Dorothy Whitman fouille la chambre de sa fille – et de plus en plus frénétiquement, à en croire les bruits qu’entend Eunice Bessler toujours l’oreille collée à la porte. Elle décide de toquer : « Mme Whitman ? Tout va bien ? » Elle l’entend répondre que oui, oui, tout va très bien, elles vont bientôt pouvoir rentrer – mais la voix de Dorothy Whitman n’est guère assurée et, exactement au même moment, Eunice perçoit le bruit d’une chasse d’eau... Une minute plus tard, des bruits de pas se font entendre, et Mme Whitman ouvre la porte de la chambre. Elle est d’une extrême pâleur… D’une voix tremblotante, elle engage ces dames à « faire ce qu’elles ont à faire ».
[II-22 : Eunice Bessler, Veronica Sutton : Clarisse Whitman, Dorothy Whitman, Bobby Traven] Eunice Bessler et Veronica Sutton pénètrent dans la chambre de Clarisse, et ferment derrière elles – Mme Whitman ne les a pas suivies. C’est une chambre de jeune fille riche, à l’évidence. Comme les autres pièces de la résidence, elle est luxueuse, mais dans une optique fonctionnelle – pas d’œuvres d’art de quelque sorte que ce soit ; il y a toutefois une toute petite bibliothèque ; concernant les autres meubles, une grande commode, une grande penderie, un petit secrétaire juste sous la fenêtre (très belle vue sur le Présidio), et une table de chevet. Une salle de bains avec toilettes est attenante à la chambre. Eunice et Veronica ont toutes deux le même réflexe, et jettent d'abord un œil à la bibliothèque ; il y a peu de livres, mais sans doute ont-ils été lus – tous sont en anglais, mais autrement assez divers, sans qu’il soit possible de dégager une ligne générale : quelque essais ou manuels, rien de bien pointu, davantage de romans, plutôt à l’eau de rose… Veronica parcourt les livres, en quête d’annotations, de papiers glissés, etc., mais cela ne donne rien. Eunice se rend pendant ce temps dans la salle de bains ; elle constate bien que la chasse a été tirée peu de temps avant, mais ne remarque rien d’autre. Veronica fouine dans les vêtements de la jeune fille, nombreux, luxueux, mais rien à en retirer – simplement, cette garde-robe n’a rien d’excentrique, qui aurait pu coller au caractère de Clarisse. Eunice va à la fenêtre, et regarde le secrétaire – sur lequel se trouve un carnet de notes, un stylo, des enveloppes et des timbres ; elle examine le carnet de notes, sans succès, puis le tend à Veronica – qui n’y repère rien de plus. Mais Eunice pense à un récent tournage – un film policier plutôt médiocre, mais où le détective révélait un texte absent en usant de la technique du frottage avec une pièce de monnaie… Ne préférant pas tenter quoi que ce soit de la sorte, elle « emprunte » le carnet de notes – sans doute Bobby Traven saura-t-il qu’en faire… La table de chevet comprend des tiroirs – l’un d’entre eux témoigne d’une « absence », en laissant de la place pour une sorte de boîte rectangulaire, peut-être un peu plus grande qu’une boîte à cigares ? Eunice, emportée par le souvenir de son tournage, suppose qu’il pourrait y avoir une latte du parquet amovible, ou quelque autre chose du genre, mais ce n’est pas le cas ; elle regarde aussi sous le lit, mais il ne s’y trouve rien – pas même de la poussière. Elles ne pensent plus trouver quoi que ce soit dans la chambre, et en sortent. Mme Whitman patientait devant la porte. Elles n’ont rien trouvé ? « Malheureusement, non », répond Veronica. « C’est bien ce qu’il me semblait », conclut Mme Whitman – elle a récupéré une certaine contenance.
[II-23 : Bobby Traven, Gordon Gore, Trevor Pierce : Montgomery Phelps ; Dorothy Whitman, Clarisse Whitman, Timothy Whitman] Pendant ce temps, les quatre hommes patientent dans la pièce où Mme Whitman les a reçus, sous la bonne garde du majordome Phelps – elle l’a clairement envoyé là à cette fin, et c’est un rôle qui ne le met pas à l’aise… Bobby Traven a enfin l’occasion de lui parler ! Que sait-il donc des habitudes de Mlle Clarisse ? « Vous l’avez vue sortir la nuit en cachette, hein, et vous n’avez rien dit à Madame... » Phelps est visiblement très gêné. Bobby poursuit : « Je sais que Clarisse vous a demandé de garder le secret. Mais bon… Et puis la vieille est sortie… Nous, on veut juste retrouver la petite. Dites-nous ce que vous savez, ça ira plus vite. Il ne vous arrivera rien, et ça sera mieux pour elle... » C’était la bonne approche : de toute la maison, le majordome est probablement celui qui s’inquiète le plus pour Clarisse – à la différence de tous les autres, elle s’adressait à lui comme à un être humain, et peut-être même comme à un égal... Parler devant Mme Whitman était impossible, mais, dans ces conditions… Phelps ne sait pas ce qu’il pourrait leur apprendre d’utile ; le détective lui répond que tout est utile. Mais, disons, quand est-ce qu’elle est sortie, qui elle voyait, où elle allait, ce qu’elle faisait… Gordon Gore entend par ailleurs le rassurer : rien ne remontera à cette « pisse-froid » de Mme Whitman (expression qui choque quand même un peu le majordome – c’est un dragon, mais ça reste sa patronne…). Phelps le reconnaît : oui, il était bien au courant des escapades nocturnes de Clarisse – et depuis bien plus longtemps que ses employeurs. Quand elle sortait par sa fenêtre du premier étage, elle utilisait la solide gouttière juste à côté pour descendre – et arrivait ainsi juste devant la fenêtre de la petite chambre du majordome : il savait quand elle partait et quand elle revenait. Mais pas cette fois… Bobby lui demande comment elle se sentait en revenant de ces excursions. Eh bien... Le sentiment de vivre ; une excitation que son existence feutrée de jeune bourgeoise aurait autrement prohibée… Elle était en quête d’expériences – et oui, cela incluait les hommes. Gordon intervient : est-ce que ça n’incluait pas aussi des stupéfiants ? Phelps baisse la tête : « Si, Monsieur. Mlle Clarisse fume de l’opium. Je le sais depuis longtemps, mais je ne crois pas que Mme Whitman soit au courant, et il vaut sans doute mieux qu’elle ne le soit pas... » Décidément, « la petite » plaît à Gordon. Trevor Pierce demande au majordome s’il pourrait les renseigner sur les lieux que Clarisse fréquentait. « Eh bien, de ces endroits où vont les jeunes – ces cafés tout près des universités, ceux des artistes à North Beach... » Mais Phelps ne peut pas citer de noms. Il n’a pas la rigidité de ses employeurs quant aux mœurs de la jeune fille – qu’elle vive tant qu'elle le peut ! Il n’en est pas moins très inquiet. Et concernant Louise ? Une jeune fille effacée – elle ne parle pas, ne sourit pas, s’ennuie, toujours engoncée dans les tenues que lui impose sa mère et qui la desservent… Est-elle aussi respectable que le prétend sa mère ? Il le suppose – mais n’a jamais eu avec elles les mêmes relations qu’avec Clarisse, il ne saurait dire.
[II-24 : Eunice Bessler, Veronica Sutton : Dorothy Whitman, Montgomery Phelps, Louise Whitman ; Clarisse Whitman] Dorothy Whitman raccompagne Eunice Bessler et Veronica Sutton auprès de « ces messieurs » à ce moment-là. S’adressant à tous : « Je suppose que vous n’avez plus rien à faire ici ? » Mais Veronica lui rappelle qu’elle avait sollicité un bref entretien, en sa présence, avec Louise – ce qui agace un peu la maîtresse de maison, visiblement pressée de les voir tous déguerpir. Mais certes : que Phelps demeure encore un peu avec ces messieurs, et… Mlle Bessler. Mme Whitman conduit Veronica jusqu’à un petit bureau où, bien loin d’avoir quelque chose à faire, Louise se contentait d’attendre. « Louise chérie, cette dame aurait quelques questions à te poser, concernant Clarisse… Je t’en prie, parle en toute liberté. » Mais elle reste là… Veronica avance que Louise doit être accablée par la disparition de sa sœur ; mais à peine la jeune fille ouvre-t-elle la bouche pour répondre que sa mère le fait à sa place : « Eh bien, oui, à l’évidence, c’est une certitude. » Veronica dit alors comprendre que Mme Whitman ait souhaité assister à cet entretien, mais pourrait-elle laisser répondre sa fille ? « Mais je la laisse parler, voyons ! N’est-ce pas, Louise ? » Cette dernière baisse la tête. Veronica reprend : n’a-t-elle rien remarqué dans les jours et les semaines ayant précédé la disparition de Clarisse ? À peine la jeune fille a-t-elle le temps d’avancer un timide « non » que sa mère la coupe à nouveau : « Bien sûr que non, sans quoi elle m’en aurait parlé. » Veronica, agacée, insiste : Louise est-elle bien certaine de n’avoir rien à lui dire ? Elle regarde la jeune fille dans les yeux – pour lui faire comprendre qu’elle peut lui faire confiance. Louise a visiblement envie de dire quelque chose, mais regarde brièvement sa mère (qui n’y prête pas attention), et baisse à nouveau la tête : « Je ne crois pas avoir grand-chose de plus à dire... » Et Mme Whitman à Veronica : « Vous voyez bien, elle n’a absolument rien à vous dire. » Veronica comprend bien qu’elle n’obtiendra rien de la sorte, et se dit prête à partir, en remerciant Louise pour ses réponses... Mais, en se levant de son fauteuil, elle fait en sorte de faire tomber sa canne pour détourner l’attention de Dorothy Whitman. Louise a le réflexe de s’avancer vers elle, mais s’interrompt aussitôt. Veronica ramasse sa canne et suit Dorothy Whitman dans le couloir – mais elle a profité de ce que la mère l’ait précédée pour laisser derrière elle une carte de visite à l’attention de Louise... Mme Whitman n’y a vu que du feu. Elle la reconduit auprès des autres.
[II-25 : Gordon Gore : Dorothy Whitman, Montgomery Phelps ; Clarisse Whitman] « Bien ! Maintenant je suppose que vous en avez fini ici. » Et ce n'est plus une question. Gordon Gore lui demande, affable, si elle est bien sûre de tout leur avoir dit – c’est le cas. Pourrait-elle leur fournir d’autres photographies de Clarisse ? Oui – deux, sans prendre la peine d’en chercher davantage. « Phelps, veuillez raccompagner nos invités. » Ils s’en vont.
III : LUNDI 2 SEPTEMBRE 1929, 18H – RUES DE PACIFIC HEIGHTS, SAN FRANCISCO
[III-1 : Eunice Bessler, Bobby Traven, Trevor Pierce, Gordon Gore : « Johnny »] Les investigateurs partagent leurs informations respectives et discutent de la marche à suivre dans les rues de Pacific Heghts, avant de se séparer pour la soirée. Eunice Bessler suppose qu’il faudra traquer ce « Johnny » dans le Tenderloin, mais ce serait encore un peu « à l’aveuglette », tant qu’ils n’en savent pas davantage... Toutefois, le Tenderloin est le terrain de jeu de Bobby Traven – il s’en charge (et Eunice lui tend le carnet de notes qu’elle a dérobé dans la chambre de Clarisse, en lui suggérant d’user de la technique du frottage, ce qui le laisse un peu pantois...). Ce « Johnny », en outre, est censé être un artiste, et on parlait d’expositions récentes, c’est une autre piste à creuser, qui pourrait rendre le suspect plus « concret » ; la presse en a peut-être fait état, et Trevor Pierce fouinera donc dans les (rares) pages culturelles des numéros du San Francisco Call-Bulletin depuis un peu plus d’un mois, mais Gordon Gore a sans doute aussi quelques contacts à faire jouer dans le milieu de l’art, et envisage de visiter quelques expositions – en compagnie de Eunice, bien sûr.
[III-2 : Gordon Gore, Zeng Ju : Clarisse Whitman] Gordon Gore rappelle aussi qu’ils savent maintenant que Clarisse consommait de l’opium – il y a peut-être quelque chose à faire à ce sujet ? Zeng Ju intervient : peut-être ses amis à Chinatown pourraient-ils le renseigner ? Trouver son fournisseur, par exemple ? Il propose de s’y rendre illico. Gordon Gore suppose que c’est une piste intéressante, et Zeng Ju le laisse donc – il le retrouvera plus tard au manoir de Nob Hill.
[III-3 : Gordon Gore, Veronica Sutton : Louise Whitman, Dorothy Whitman] Et concernant Louise, demande Gordon Gore à Veronica Sutton ? L’entretien en présence de sa mère n’a rien donné – elle étouffe beaucoup trop la jeune fille. Mais cette dernière semble avoir quelque chose à dire, oui : Veronica a fait en sorte de lui laisser un moyen de la contacter – mais il faudra attendre… Elle fatigue un peu, par ailleurs ; elle va rentrer chez elle – et consulter à tout hasard les dossiers de certains patients liés d’une manière ou d’une autre au milieu de l’art.
IV : LUNDI 2 SEPTEMBRE 1929, 19H – CHEZ FRANCIS, 59 O'FARRELL STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO
[IV-1 : Bobby Traven : Eugénie ; Francis] Bobby Traven passe brièvement par son bureau de Mission District, mais ne s’y attarde pas : son « restaurant français » fétiche du Tenderloin, Chez Francis, est maintenant ouvert (comme tous les établissement de sa catégorie, il n’ouvre en principe pas avant 18 h). Habitué des lieux, il est accueilli avec un large sourire par les « serveuses ». Il s’assied à une table et fait un signe à « Eugénie » pour qu’elle lui apporte un whisky – la Prohibition n’est nulle part plus laxiste que dans ce genre d’établissements, que la police corrompue au possible n’embête en principe pas. Ils échangent des banalités ; « Francis » est disponible ? Sans doute : Bobby connaît le chemin… Il se rend dans son bureau, qui se trouve au rez-de-chaussée, au bout d’un couloir à côté des cuisines.
[IV-2 : Bobby Traven : Francis ; Clarisse Whitman] Bobby Traven s’enquiert pour la forme des affaires de Francis, un homme affable dont il se doute qu’il se nomme en fait « John » ou quelque chose comme ça, mais qui s’est pleinement adapté à sa façade du Tenderloin : pour tout le monde, il est « Francis », on ne l’appelle pas autrement. Mais le détective passe bien vite à autre chose – un truc bizarre qu’il a appris, ça gratte peut-être le patron derrière l’oreille ? Il cherche… « une fille » ; y a pas des « nouvelles » ? Ça dépend : de quel genre ? « Ce genre-là », dit Bobby en montrant la photo de Clarisse Whitman. Francis s’y attarde : « Ouais, mignonne… Ça sent le pognon, ça… Du coup, ça ressemble pas vraiment aux filles qu’on emploie ici. Qu’est-ce que tu cherches au juste avec elle ? » Eh bien, Francis est un homme de bon sens et de bon goût, et… « Te fous pas de moi, Bobby : tu sais très bien qu’une fille comme ça va pas travailler pour moi. » Mais Francis n’a rien d’agressif en disant cela – il fait juste comprendre à Bobby qu’il n’est pas dupe de ses intentions, et qu’il ne pourra pas l’aider s’il n’en sait pas davantage. Une fille pareille, on chercherait plutôt ça du côté de Nob Hill, non ? Bobby lui demande juste d’ouvrir l’œil – avançant même que, s’il la trouve lui d’abord, et si elle intéresse Francis… « Pourquoi pas, si elle a du savoir-faire. » Mais il éclate de rire aussitôt : « Bobby, franchement, on se connaît depuis un bail, je pourrais t’imaginer faire plein de choses dans la vie, mais mac, non, ça te va pas ! » Bobby l’admet : Francis le connaît, c’est qu’il y a quelqu’un qui cherche la fille… Le détective lui laisse 20 $ : si Francis la croise ou entend parler d’elle, il le prévient ? Le patron va garder les yeux ouverts – et montrer la photo aux filles. Bobby ajoute qu’un certain « Johnny », un peintre à ce qu’il paraît, lui serait lié – et il zonerait dans le coin. Là aussi, si Francis en entend parler… Il y aura d’autres billets verts à la clef : « Mon sponsor est blindé… Par contre, si tu me files un faux tuyau, c’est mon .45 qui va parler ! » Ils éclatent tous deux de rire : « Arrête tes conneries... » Bon, Bobby va faire un petit saut à l’étage, histoire de se distraire un peu…
V : LUNDI 2 SEPTEMBRE 1929, 19H – BOUTIQUE DE XIANG HAI, 13 STOCKTON STREET, CHINATOWN, SAN FRANCISCO
[V-1 : Zeng Ju : Xiang Hai] Zeng Ju se rend donc de son côté à Chinatown. Il a conservé de sa jeunesse « tumultueuse » des contacts dans la pègre du quartier – outre sa loyauté toujours acquises aux Combattants Tong. Il sait que les fumeries d’opium de Chinatown ne sont guère fréquentées par les Blancs, et ne pense donc pas y trouver des renseignements dans l’affaire qui l’intéresse. À vrai dire, il manque tellement d’éléments que cela revient à chercher une aiguille dans une botte de foin… Mais s’il est un endroit où il pense pouvoir dénicher quelques informations, c’est sans doute la boutique de Xiang Hai – pas tant une fumerie d’opium qu’une sorte de « grossiste » en stupéfiants, qui gère une partie non négligeable de l’approvisionnement en opium des fumeries hors Chinatown, et éventuellement des transactions privées.
[V-2 : Zeng Ju : Xiang Hai ; Gordon Gore, Ling, Clarisse Whitman, Timothy Whitman, « Johnny », Lin Chao] La boutique de Xiang Hai ne paye pas de mine : en dehors d’une petite salle de réception où conclure les affaires, elle relève à vrai dire plutôt du petit entrepôt. Mais Zeng Ju est accueilli avec un large sourire par le maître des lieux : « Cela faisait quelque temps... » Ils discutent un peu – de Gordon Gore, de Ling… Mais Zeng Ju en vient bien vite au fait : M. Gore enquête sur une disparition – celle de la fille cadette du banquier Timothy Whitman, Clarisse, dont on n’a plus de nouvelles depuis cinq jours. Xiang Hai a une vague idée de qui est ce M. Whitman, mais guère plus que ce qu’il a pu lire dans les journaux. Mais Zeng Ju poursuit : la fille a des mœurs dissolues, et ils ont pu apprendre qu’elle consommait de l’opium. Cela pourrait être une piste pour la retrouver, croit-il. Xiang Hai pourrait-il l’orienter vers des personnes susceptibles de lui avoir fourni de la drogue ? Bien sûr, il ne s’agit certainement pas de leur causer des ennuis… Simplement de retrouver la fille. Xiang Hai commence par une évidence : une jeune fille de bonne famille ne se fournit pas elle-même à Chinatown. Zeng Ju acquiesce. Mais alors, envoie-t-elle quelqu’un se fournir ici, ou bien se fournit-elle elle-même ailleurs ? Or Xiang Hai ne traite pas ce genre d’affaires au détail… Pour lui, Zeng Ju ne trouvera pas de réponse à Chinatown ; peut-être… du côté de North Beach, ou Russian Hill ? Ce sont des quartiers « bohèmes », on y trouve forcément des consommateurs d’opium. Ou sinon le Tenderloin, sans doute… Ce genre de quartiers… Xiang Hai est sincèrement désolé, il aimerait faire plus pour aider son vieux camarade, mais, en l’état… Zeng Ju, toutefois, réagit à la mention du Tenderloin : voilà qui l’intéresse – on a mentionné ce quartier à propos d’un… « ami de cette jeune personne ». Xiang Hai pourrait-il lui recommander quelqu’un sur place – quelqu’un, par exemple, qui y vendrait de l’opium ? Le trafiquant dit qu’il y a plusieurs revendeurs qui font le tour des « restaurants français »… Il faudrait en savoir plus. Mais peut-être peut-il d’ores et déjà s’adresser à un certain Lin Chao ? C’est un jeune homme ambitieux, qui a délaissé Chinatown pour s’installer là-bas ; Xiang Hai donne son adresse à Zeng Ju, qui le remercie – le trafiquant s’excuse de n’avoir pas pu faire davantage, mais le domestique pense qu’il lui a bel et bien fourni une piste intéressante, et précise qu’il saura s’en souvenir – s’il a besoin d’aide, qu’il n’hésite pas. Le domestique prend congé.
VI : LUNDI 2 SEPTEMBRE 1929, 19H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO
[VI-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Trevor Pierce] Gordon Gore et Eunice Bessler sont rentrés au manoir du dilettante sur Nob Hill, et ont invité Trevor Pierce à les suivre. Ils ont pris le temps de se poser un peu (façon de parler en ce qui concerne le journaliste, que tant de luxe met mal à l’aise...), mais n’ont pas oublié leur mission pour autant.
[VI-2 : Gordon Gore : Howard Sanford ; Jonathan Colbert] Gordon Gore compte jouer de la piste « artistique » ; il suppose qu’un de ses contacts, un critique d’art du nom de Howard Sanford, pourrait l’éclairer, et il lui passe donc un coup de fil. Son ami répond aussitôt. Pourrait-il lui parler des plus récentes expositions – à North Beach ou Russian Hill, par exemple ? Et connaîtrait-il un jeune peintre qui serait susceptible de se faire appeler « Johnny » ? Sanford réfléchit un instant, ça lui dit quelque chose : « Johnny, Johnny… C’est quoi son nom déjà… Ah ! Jonathan Colbert, peut-être ? Oui, on en a pas mal parlé ces derniers temps… Il a eu quelques "petits soucis" avec ses expositions... » C’est-à-dire ? Sanford n’a pas les détails en tête – mais ça ne remonte pas à très longtemps, un mois, guère plus ; les journaux s’en sont fait écho, et pas seulement ceux s’intéressant à l’art – on avait annoncé en grande pompe une exposition au Palace of Fine Arts, dans le Présidio ; le couplet habituel : un jeune prometteur, avec de très bonnes recommandations… Mais les commissaires de l’exposition se sont emballés, et ont été surpris par les… « thèmes » traités ; des peintures « licencieuses »… Gordon Gore se dit intéressé. « Je m’en doute, que tu l’es… Il s’agissait de nus, assez explicites – des prostituées avaient posé pour Colbert… Aucune idée de ce que ça pouvait bien valoir – artistiquement s’entend. Mais la bonne société de San Francisco a été choquée – l’autre "bonne société de San Francisco", celle dont tu ne fais pas partie… Bon, bref, l’exposition a été fermée. Je crois qu’il a essayé de la recycler, dans une galerie de North Beach, mais où précisément… En tout cas ça a été fermé à nouveau. Je ne me souviens pas des détails, mais ça se trouvera facilement dans la presse. » Gordon Gore le remercie – c’est pour une de ses « aventures », il va essayer de jeter un œil à ces peintures scandaleuses… Si Sanford apprend quelque chose sur ce « Johnny », qu’il n’hésite pas à lui faire signe !
[VI-3 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Trevor Pierce : Jonathan Colbert] Gordon Gore résume sa conversation téléphonique à Eunice Bessler et Trevor Pierce ; il se tourne plus particulièrement vers ce dernier – il faudrait qu’il fouine dans les journaux, remontant au pire à, disons, cinq semaines, des éléments concernant un certain Jonathan Colbert, un jeune peintre qui a défrayé la chronique avec ses nus (le dilettante sourit) : rien de sûr, mais ça pourrait bien être leur « Johnny ». Toute information est donc la bienvenue : avant de mettre la main sur lui, il faut sans doute en savoir un peu plus sur qui il est. Trevor acquiesce et s’en va aussitôt.
VII : LUNDI 2 SEPTEMBRE 1929, 20H – RÉDACTION DU SAN FRANCISCO CALL-BULLETIN, 207 NEW MONTGOMERY STREET, SOUTH OF MARKET, SAN FRANCISCO
[VII-1 : Trevor Pierce : Howard Sanford, Jonathan Colbert, Gordon Gore] Arrivé à la rédaction du San Francisco Call-Bulletin, dans le quartier de South of Market, Trevor Pierce se plonge aussitôt dans les archives. Un peu sceptique tout d’abord, car son journal n’est pas très pointu en matière culturelle, il trouve pourtant les articles mentionnés par Howard Sanford – lapidaires, avec un évident parfum de scandale, mais qui comportent quelques éléments intéressants. Trois articles récents traitent donc de Jonathan Colbert. Le premier remonte à quatre semaines :
Le deuxième à trois semaines :
Le troisième et dernier à la semaine précédente seulement :
Ces informations notées, Trevor Pierce retourne aussitôt au manoir de Gordon Gore à Nob Hill.
VIII : LUNDI 2 SEPTEMBRE 1929, 22H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO
[VIII-1 : Gordon Gore, Zeng Ju, Eunice Bessler] Tous ont le même réflexe de se rendre chez Gordon Gore pour faire le point sur l’avancement de l’enquête après cette première journée et échanger leurs informations respectives. Zeng Ju, rentré un peu plus tôt après son enquête à Chinatown, s’est aussitôt rendu en cuisine pour y faire des miracles, à son habitude. Eunice Bessler prend quant à elle bien soin de se repoudrer… le nez. Bobby Traven préfère un whisky – ça ne pose aucun problème chez Gordon Gore.
[VIII-2 : Veronica Sutton, Gordon Gore] Veronica Sutton est venue elle aussi, et Gordon Gore s’en félicite : « Elle est définitivement mordue ! » Par contre, ses recherches sur ses patients artistes n’ont sans surprise débouché sur rien de vraiment probant… Elle a bien de tels patients – et en nombre : sa profession, son sexe, ses idées, sont autant de raisons expliquant cette relative disproportion. Mais, ne disposant alors d’aucun nom…
[VIII-3 : Gordon Gore, Bobby Traven, Trevor Pierce, Eunice Bessler : Daniel Fairbanks, Jonathan Colbert, Timothy Whitman, Dorothy Whitman] Gordon Gore s’interroge : dans quelle mesure le rapport qu’ils doivent soumettre le lendemain matin, 9 heures, à Daniel Fairbanks, doit-il être exhaustif ? Il n’a guère confiance en leurs employeurs… Bobby Traven lui rétorque aussitôt qu’il a confiance en leurs dollars, c’est bien suffisant – et Trevor Pierce rappelle qu’ils sont liés par un contrat très rigoureux. Eunice Bessler suppose qu’ils pourraient très bien se contenter d’un lapidaire « Nous sommes sur une piste... » De toute façon, c’est sans doute à Gordon Gore de s’occuper de ce genre de choses. Mais justement : le dilettante avance qu’il vaudrait peut-être mieux, pour l’heure, garder pour eux le nom de Jonathan Colbert. Trevor Pierce ajoute que cette idée de peinture de nus risquerait d’effrayer un peu trop les Whitman… Mais Bobby répond justement sur ce thème : lui non plus n’a pas confiance en les Whitman, mais c’est bien le problème – ils ne leur ont sans doute pas tout dit, et il est possible qu’ils soient parfaitement au courant de cette histoire de nus, voire du nom de Jonathan Colbert ; peut-être, de leur part, est-ce un test ? Il faut se montrer prudent… Gordon Gore admet qu’il n’a pas tort – il va y réfléchir.
[VIII-4 : Trevor Pierce, Eunice Bessler, Bobby Traven, Gordon Gore : Irena Kreniak, Jonathan Colbert, Nicolas Robinson] Mais comment procèderont-ils demain, après le rapport à Fairbanks ? Sur la base des articles qu’il a trouvés, Trevor Pierce avance qu’il serait sans doute utile de rendre une petite visite à Irena Kreniak, la propriétaire de la dernière galerie où Jonathan Colbert a exposé, a priori. À en croire le troisième article, elle semble proche du peintre, ou du moins favorablement disposée envers son travail, à la différence des gens du Palace of Fine Arts. Eunice Bessler a aussi noté le nom du professeur de Jonathan Colbert, un certain Nicolas Robinson – lui aussi, cela pourrait être intéressant de lui rendre visite… Trevor relève par ailleurs qu’il n’a jamais été possible d’obtenir des commentaires du peintre à la suite de ses déboires avec la bonne société san-franciscaine : doit-on en déduire que lui aussi à disparu ? Quant à Bobby Traven, il évoque sa virée dans le Tenderloin, mais il ne disposait pas alors du nom de Jonathan Colbert, seulement de « Johnny »... Toutefois, dit-il à Gordon Gore, ça lui a déjà coûté 20 $, alors si Monsieur veut bien faire une « facture »… Gordon Gore se dit « fatigué » par le matérialisme du détective privé, mais il fera ce qu’il pourra... En fait, Trevor est sans doute celui qui s’y connaît le mieux en droit et en comptabilité dans le petit groupe – Bobby le sait, le lui dit, et l’assure qu’il pourra lui réserver une très bonne « table » Chez Francis ! Et Trevor, surpris, ne dit pas non…
[VIII-5 : Bobby Traven, Eunice Bessler, Gordon Gore : Clarisse Whitman] Bobby Traven semble prêt à repartir… mais Eunice Bessler l’interpelle : et le bloc-notes de Clarisse Whitman ? Ça a donné quelque chose ? Le fait est que Bobby l’avait totalement oublié… Il l’a toujours sur lui – et le manoir de Gordon Gore est un endroit aussi approprié qu’un autre pour faire usage de cette technique du « frottage » dont avait parlé l’actrice… Cela révèle en effet l’empreinte d’une lettre (non datée) :
[VIII-6 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Veronica Sutton, Bobby Traven, Zeng Ju, Trevor Pierce : Clarisse Whitman, Lin Chao, « Johnny », Irena Kreniak, Daniel Fairbanks] Cette histoire d’ « ombre », ou de « noirceur », excite Gordon Gore, qui ne s’attendait pas à ce genre de choses ; Eunice Bessler ne comprend pas bien en quoi c’est excitant – des clochards qui sont sales, c’est dans l’ordre des choses... Veronica Sutton, elle, déplore la naïveté de la jeune Clarisse… mais, en tant que psychiatre, elle suppose que cette insistance, concernant les clochards, exprime peut-être une certaine tendance à la paranoïa ? Bobby Traven lui rétorque sèchement que le whisky ou l’opium seraient des explications plus simples... Zeng Ju va dans son sens, et explique ce qu’il a fait à Chinatown ; il lui faudra rendre visite à ce Lin Chao. Le détective privé revient à la lettre, et relève qu’Ellis Street se trouve bien dans le Tenderloin, et que la lettre fait clairement allusion aux « restaurants français » ; raison de plus d’y retourner ! Trevor Pierce l’approuve (intéressé ?), car ce « Johnny » lui fait l’effet d’être un maquereau… Mais Gordon Gore ne veut pas trop précipiter les choses : en ce qui le concerne, il faut d’abord voir au moins Irena Kreniak – ce qui repousse au lendemain, et après le rapport, la galerie ne sera pas ouverte avant (Bobby Traven envisage « une expédition nocturne », mais Gore ne prête pas la moindre attention à cette suggestion). Veronica Sutton, enfin, précise qu’elle ne poursuivra l’enquête que si on lui donne l’assurance qu’il n’en résultera rien de fâcheux pour Clarisse Whitman ; Gordon Gore la rassure, pour lui, cela va de soi – et il aura cette obligation à l’esprit quand il fera son rapport à Daniel Fairbanks. Zeng Ju rappelle aussi que son maître devra faire attention s’il évoque la question de l’opium : il ne faut pas mouiller ses contacts à Chinatown...
[VIII-7 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Veronica Sutton, Bobby Traven, Trevor Pierce] Gordon Gore suppose qu’ils s’en tiendront là pour la soirée. Il offre d’héberger ceux qui le souhaitent (la question ne se pose pas pour Eunice Bessler et Zeng Ju). Mais Veronica Sutton décline l’invitation – elle préfère rentrer chez elle, à Fisherman’s Wharf, auprès de ses chats (et déplore avec un sourire moqueur le goût atroce de Gordon en matière de décoration intérieure… Il répond sur le ton de la blague, mais est un peu vexé, il y a quand même quelques tableaux auxquels il tient !). Quant à Bobby Traven, il ne compte pas se coucher de suite : c’est le moment d’aller enquêter dans le Tenderloin ! Trevor Pierce, assez excité, offre de l’y accompagner.
IX : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 1H – RUES DU TENDERLOIN, SAN FRANCISCO
[IX-1 : Bobby Traven, Trevor Pierce : Clarisse Whitman] Bobby Traven, suivi de Trevor Pierce, retourne donc dans le Tenderloin, dans l’idée de patrouiller le coin, puis de se rendre Chez Francis. Le quartier se partage en avenues bien éclairées et très fréquentées, et ruelles autrement sombres – le domaine de ces sans-abris nombreux dans les environs, mais auxquels on ne fait jamais attention. Peut-être est-ce l’effet de la lettre de Clarisse Whitman ? Toujours est-il que tous deux remarquent en même temps, dans une ruelle sordide, un attroupement de clochards plus conséquent que d’habitude… Du bruit provient de leur groupe, c'est ce qui a attiré Bobby et Trevor – des bruits de coups ? Ils sont une dizaine de clochards, qui leur tournent le dos ; et ils sont tous armés de gourdins improvisés – planches cloutées, tuyaux de plomb… Ils ne cessent de porter des coups, très mécaniquement, de haut en bas et sur un rythme lent et monotone. Pour Bobby, aucun doute : ce son mat lui confirme qu’ils tabassent quelqu’un ! Mais nul gémissement de la part de la victime… Bobby et Trevor s’avancent discrètement – les clochards ne font pas attention à eux. Mais le détective remarque que chacun des coups qu’ils portent suscite une grande gerbe de sang, qui repeint les murs, voire se répand sur les sans-abri, lesquels n’en tiennent absolument pas compte… Bobby s’avance un peu plus – pour voir ce sur quoi ils tapent. Trevor reste en arrière, et pose une main nerveuse sur ce revolver qu’il fait suivre partout et dont il n’a jamais fait usage… Mais le détective privé n’y tient plus – leur victime est peut-être une de ces filles du quartier ! Il se fraie un passage, sans plus chercher à se montrer discret, et écarte sans ménagement plusieurs clochards crasseux, qui ne prêtent aucune attention à lui. Écartés de la scène, les yeux hagards et sombres, ils se contentent de marmonner des choses incompréhensibles. Bobby voit enfin ce sur quoi les clochards tapaient : il s’agit d’un chien – pas encore mort, mais qui le sera bientôt, à l’évidence : il a deux pattes cassées, des marques de coups partout sur le corps, le ventre crevé, dont jaillissent ses intestins, un œil réduit à de la pulpe sanglante à force d’être perforé mécaniquement par un tuyau de plomb… L’animal est trop faible pour gémir, et n’en a plus pour longtemps. La scène impressionne Trevor, qui en a un aperçu maintenant que les vagabonds se sont écartés – et ce qu'il voit le rend furieux... Bobby, lui, rassuré de voir que la victime n'est pas un être humain, s’en désintéresse : un nouveau jeu pour les clochards, qu’est-ce que ça peut bien lui faire… Ils se contentent maintenant de rester debout, un peu chancelants, dans les environs, en émettant des borborygmes : « Ai...m...s'il...ait, je p...er...ez...oi… yo...th...m'a...is... » Bobby voit cependant que Trevor réagit mal, et suppose qu’il est bien temps de quitter les lieux. Il hausse le ton pour disperser les clochards – et remarque alors comme des « taches d’ombre » sur leurs visages, surtout autour des yeux, mais aussi ailleurs… Dans la faible luminosité de la ruelle, Bobby n’est sûr de rien, mais il a l’impression que ce n’est pas de la crasse, ou même du maquillage, mais… comme si le peu de lumière dans la ruelle se reflétait différemment ? C’est une sensation assez étrange… Le détective s’approche de l’un d’entre eux, intrigué. Mais tous lâchent alors leurs « armes »… et se précipitent sur le chien pour le dévorer à pleines dents – du moins, celles qu’il leur reste. Ils s’amassent sur l’animal, beaucoup plus vifs qu’ils ne l’étaient jusqu’alors, et mordent à même la chair, en se repoussant mutuellement pour s’assurer une place au festin aux dépends des moins solides ; certains engloutissent les intestins, l’un d’entre eux gobe avec délectation l’œil qui restait... La scène, cette fois, stupéfie Bobby – et Trevor encore un peu plus, qui est pris de nausée. Le détective est convaincu que les clochards sont fous à lier, et qu’il faut partir d’ici : aucune envie de jouer du pistolet dans cette foule, et il redoute que les vagabonds ne leur laissent pas beaucoup plus longtemps le choix. Mais, alors que Bobby lui fait signe de partir, Trevor, captivé, est interpellé par un détail : certains clochards, repoussés par les autres, ne semblent pas avoir la force de se battre et s’effondrent contre le mur, hagards, en grommelant… mais une femme, parmi eux, remarque alors une flaque d’eau juste à côté d’elle ; dans un grognement, elle s’approche à quatre pattes, et se met à laper à même le sol défoncé l’eau de pluie crasseuse ! Bobby sidéré fait signe au journaliste de partir – il en a assez vu pour ce soir… Son métier l’a habitué à voir des comportements scabreux, mais ça… Vingt mètres plus loin à peine, ils se retrouvent dans les avenues éclairées et fréquentées du quartier – contraste saisissant avec le spectacle répugnant dans la ruelle, au point où ils ne sont plus sûrs de ce qu’ils ont vu… mais sans pour autant chercher à s’assurer de ce que les clochards sont toujours là. Bobby traîne presque Trevor jusque Chez Francis : ils ont bien besoin d’un remontant !
X : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 1H30 – CHEZ FRANCIS, 59 O'FARRELL STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO
[X-1 : Bobby Traven, Trevor Pierce : Eugénie ; Clarisse Whitman, Jonathan Colbert] Bobby Traven et Trevor Pierce, qui ne se connaissaient guère auparavant, se sentent liés par ce qu’ils viennent de voir. Assis à une table Chez Francis, immobiles devant leurs verres de whisky (que vient de leur servir Eugénie, trop occupée pour s’attarder à discuter), ils demeurent muets quelque temps, puis ne cachent plus leur stupéfaction. Le détective demande au journaliste s’il a déjà vu une scène pareille ; ce n’est bien sûr pas le cas – même si ça évoque à Trevor des anecdotes sur les époques de famine... Mais à San Francisco, en 1929 ? Tentant désespérément l’humour, Bobby dit : « À Chinatown, au moins, il les font cuire... » Mais il n’a pas le cœur à rire, au fond : qu’est-ce qui peut bien expliquer pareil comportement ? Une nouvelle drogue, peut-être ? En tout cas, il confirme au journaliste qu’il n’a jamais vu ça lui non plus… Et ils sont trop choqués pour penser encore à Clarisse Whitman ou Jonathan Colbert.
[X-2 : Bobby Traven, Trevor Pierce : Eugénie] Bobby Traven alpague tout de même Eugénie entre deux commandes, et lui demande si les clochards du coin n’ont pas un… « comportement inhabituel », ces derniers temps. Mais la « serveuse » est interloquée : « Les clodos ? Non… Enfin, c’que j’en sais… C’est des clodos, on s'en fout... »