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Articles avec #fantastique tag

Une cosmologie de monstres, de Shaun Hamill

Publié le par Nébal

 

HAMILL (Shaun), Une cosmologie de monstres, [A Cosmology of Monsters], traduit de l’anglais (États-Unis) par Benoît Domis, Paris, Albin Michel, coll. Imaginaire, 2019, 404 p.

 

Parfois, pour quelque raison indicible, les étoiles s’alignent et un premier roman devient un événement avant même sa (putain de) sortie : tel est bien le cas pour Une cosmologie de monstres, signé Shaun Hamill, bouquin dont le projet d’adaptation en série TV est antérieur à sa date de publication. Et, à propos de celle-ci, il faut relever que la présente traduction française, due à Benoît Domis, est sortie « officiellement » quelque chose comme deux semaines seulement après la version originale.

 

Cerise sur le gâteau, le Maître Stephen King himself adoube le jeune auteur et son roman dans un blurb plus qu’élogieux (et on notera au passage que la quatrième de couverture s’en tient à ce blurb – il n’y a pas le moindre résumé du roman, et ça n’est pas plus mal, au fond). Bon, maintenant, avec toute l’estime que j’ai pour le grand Stéphane Roi, je me méfie un peu de ses blurbs… Non que je doute forcément de leur sincérité, hein ! C’est plutôt qu’il me fait l’effet d’avoir l’enthousiasme un peu expansif, parfois, et du coup plus ou moins lucide (qui suis-je pour le lui reprocher…) – un peu comme son confrère Neil Gaiman, disons, dont le nom figure, durant la bonne saison, sur trois bandeaux rouges sur cinq. En fait, à cet égard, j’ai sans doute abordé la lecture d’Une cosmologie de monstres avec un biais un tantinet fâcheux, hérité de, par exemple, Les Mortes-Eaux d’Andrew Michael Hurley (même si j’avais oublié, et le nom du bouquin, et le nom de l’auteur, bordel, et c’est en soi éloquent) : soit la crainte d’un soufflé qui retombe vite… Un roman certes pas mauvais, globalement, mais pas génial non plus, et qui ne restera pas.

 

Bien sûr, il y a ici une accroche supplémentaire : la référence à Lovecraft. Il est partout, hein ? Pour autant, Une cosmologie de monstres ne relève probablement pas de la lovecrafterie à proprement parler. Aussi la (très belle) couverture d’Aurélien Police (l'excellent Aurélien Police) a-t-elle pour cette raison suscité quelques haussements de sourcils… De fait, les tentacules de la couverture sont grosso merdo absents du roman – comme ils le sont de la majeure partie de l’œuvre de Lovecraft, à vrai dire… Mais qu’on associe pavloviennement Lovecraft et tentacules en dit peut-être plus sur les lecteurs que sur l’auteur, et si l’illustrateur et l’éditeur en jouent, ma foi… Pourquoi pas ? C’est de la référence en biais, dans un livre assurément très référentiel, et ça se tient – on n’est pas obligé d’y voir de la putasserie (et je la vois pourtant volontiers, de manière générale). Je l’aime bien, moi, cette couv… Et, thématiquement, je la trouve en fait appropriée. Mais je reviendrai sur le contenu lovecraftien (ou pas) du roman un peu plus tard.

 

Commençons en présentant un chouia l’histoire – sans aller trop loin non plus, encore que je ne pense pas qu’Une cosmologie de monstres soit un roman « à spoilers ». C’est l’histoire d’une famille, sur cinq décennies environ – au Texas ; et rappelez-vous que seuls les fourmis et les Texans survivront à l’hiver nucléaire ! Mais je m’égare…

 

Nan, notre histoire commence en 1968 environ, et nous parle tout d’abord d’amûûûr. Margaret, une jeune fille issue de la petite bourgeoisie WASP par essence coincée du cul, choque ses géniteurs en même temps que son milieu social en convolant, plutôt qu’avec le quarterback bon chrétien et héritier de la fortune de papa de service, avec l’excentrique Harry, geek jusqu’au bout des pulps et des comics plastifiés, et véhicule idéal à la projection du lecteur de SFFF mâle (dit-il d'expérience). Le couple Turner s’installe dans sa petite banlieue médiocre (on voit très bien les palissades blanches et le gazon impeccable), et pond des gosses, parce que c’est comme ça qu'il faut faire – chronologiquement, deux filles, Sydney la danseuse sarcastique qui a comme un petit souci de complexe d’Électre, Eunice la nerd tourmentée, et plus tard Noah, le mini-Harry qui nous raconte tout ça. Las, Papa a des soucis, puis ses filles, et tout ceci dégénère mollement au fur et à mesure que les années passent. Ce qui pourrait être le tableau parfaitement banal d’une petite famille américaine parfaitement banale.

 

À ceci près que.

 

Tout d’abord, Harry… est un fan de Lovecraft, et plus généralement d’horreur, qu’il cultive et savoure dans les pulps comme dans les salles de cinéma de quartier. Ses goûts vont de La Famille Addams à Yog-Sothoth en passant par Les Contes de la Crypte et Rosemary’s Baby, ce qui couvre un large spectre (si j’ose dire). Il aime probablement aussi les citrouilles d’Halloween, et se découvre en définitive une vocation : il bâtira dans son jardin une maison des horreurs, une sorte de train fantôme sédentaire, où les banlieusards du coin, pour une modique somme, viendront éprouver quelques frissons amusants. En fait, la passion pour l’horreur qui caractérise Harry dévie de sa voie la famille entière, jusqu’à constituer pour elle une norme dont il faudra bien s’accommoder – ce dont le roman se fait nécessairement l’écho.

 

Mais ensuite… Eh bien, rien que de très naturel, au fond : le petit Noah a un copain imaginaire – c’est le cas de nombre d’enfants, paraît-il, et de la totalité des croyants, alors bon.

 

 

Il est forcément imaginaire, hein ?

 

Mais ce qui ne l’est pas, ce qui pèse de tout son poids sur la famille maudite des Turner, c’est la réalité affreusement concrète de la mort et de la souffrance. Oh, oui.

 

Sur ces bases… Eh bien, on ne s’étonnera pas vraiment que Stephen King ait aimé. Les Turner pourraient aussi bien vivre à Castle Rock, Maine, et Shaun Hamill consacre l’essentiel de son roman à nous narrer par le menu la destinée de cette famille. Ce qu’il fait globalement très bien, je suppose – encore que je doive aussitôt préciser qu’à titre tout personnel, le thème de la famille, ben, de manière générale, je m’en bats copieusement les glaouis… Et l’amûûûr… Bon. Mais, oui, ça fonctionne, indéniablement – et la plume fluide y est pour beaucoup.

 

En fait, à certains égards, le sort des Turner pourrait relever avant tout d’une sorte de soap opera deluxe, un peu tordu certes, le fantastique n'en constituant qu’un soubassement (même si comme tel fondamental) ; pendant une bonne partie du roman, le fantastique et a fortiori l’horreur relèvent plus de la citation que de l’expérience authentiquement vécue ; puis le surnaturel s’immisce dans le récit – en même temps qu’une horreur très humaine s’insinue çà et là, qui à vue de nez tiendrait plus du thriller que du fantastique : l’horreur surnaturelle, ce sera pour les dernières pages du roman seulement. Du coup, j’ai lu quelques retours sceptiques à cet égard – éventuellement liés d’ailleurs aux critiques adressées à la couverture tentaculaire : Une cosmologie de monstres ne serait pas très horrifique, etc. Peut-être… En même temps, paradoxe du jour, et de tous les jours qui ont précédé, l’horreur littéraire ne me paraît que rarement très horrifique… Pour frissonner à la lecture d’un bouquin, j’ai besoin du talent des meilleurs : Lovecraft ou King, oui, ou Dan Simmons, ou Clive Barker… Au-delà, le fantastique n’a pas à se montrer nécessairement horrifique, et l’horreur me paraît souvent opérer au mieux quand elle est ponctuelle – en conclusion d’un récit, mettons. Ce en quoi Une cosmologie de monstres me paraît remplir son contrat, et à vrai dire d’une manière assez… banale. Le King lui-même a souvent procédé de la sorte – assez récemment encore dans le plutôt lovecraftien également Revival, par exemple.

 

Mais justement : et Lovecraft, dans tout ça ? Eh bien, à s’en tenir à cette brève présentation du roman, il est très, très, trèèèèèès loin de tout ça. Je veux dire… Bordel : les gens, les sentiments, la famille ?! On ne fera pas plus anti-lovecraftien – le gentleman de Providence aurait trouvé tout cela parfaitement répugnant. Et à bon droit, bien sûr. Alors que les tentacules non-euclidiens, ça va. Et ça va avec tout. Ceci dit, il n’y en a guère ici – et pourtant il y a bien Lovecraft.

 

Mais il y est, durant la majeure partie du roman, essentiellement sous forme de citations. Souvent explicites, d’ailleurs : les titres des différentes parties du roman renvoient tous à des nouvelles de Lovecraft – « L’Image dans la maison déserte », « La Tombe », « Le Monstre sur le seuil », « Celui qui chuchotait dans le noir », « La Cité sans nom », « La Maison maudite », « Celui qui hantait les ténèbres » enfin. Shaun Hamill balaye (devant sa porte) un large spectre (toujours) : il évoque de la sorte aussi bien la première nouvelle « adulte » de Lovecraft, soit « La Tombe », que la dernière, « Celui qui hantait les ténèbres » ; entre les deux, on a du « conte macabre » aussi bien que du « Mythe de Cthulhu ». Ces titres sont globalement pertinents, même s’ils m’ont régulièrement fait l’effet d’être un peu trop forcés. Mais la citation explicite ressort également de passages commentés des œuvres de Lovecraft – plutôt critiques, d’ailleurs, comme il se doit : je ne vous détaille pas le blabla « mal écrit », « personnages ineptes », etc., vous le trouverez dans 95,2 % des romans et nouvelles de la « nouvelle littérature critique lovecraftienne ». Avec pertinence le plus souvent, mais disons que ça se répète. En cela aussi le roman de Shaun Hamill est somme toute banal.

 

Y a-t-il du Lovecraft au-delà, dans Une cosmologie de monstres ? Au-delà notamment de ce titre pour le moins connoté, d'ailleurs, veux-je dire ? Probablement – mais de manière un peu plus subtile cette fois : dans les procédés, et dans les thèmes. Encore qu’en fait de subtilité… Car le premier procédé à évoquer est probablement celui de l’attaque en force. Une cosmologie de monstres, passé l’exergue associant Bradbury à Lovecraft (eh, Weird Tales bro), s’ouvre sur une sentence pour le moins perturbante : « Je me suis mis à collectionner les lettres de suicide de ma sœur Eunice à l’âge de sept ans. » Difficile ici de ne pas penser à la fameuse ouverture du « Monstre sur le seuil », j’ai logé tout un chargeur dans la trogne à mon pote mais je vais vous expliquer qu’en fait je ne l’ai pas tué… C’est assez grotesque, bien sûr – et plus ou moins honnête ; mais de manière pertinente, le cas échéant, car, comme dans la nouvelle de Lovecraft, cette entrée en matière tient du gros panneau rouge clignotant affichant « LE NARRATEUR DE CETTE HISTOIRE N’EST PAS FORCÉMENT TRÈS TRÈS FIABLE ». D’autres techniques de ce genre ponctuent le roman, même s’il est parfois plus difficile de faire le tri entre ce qui relève de la référence lovecraftienne consciente… et de la mécanique passablement aseptisée du thriller pondu en atelier d’écriture (on y reviendra). À moins que cela ne fasse justement partie du jeu ?

 

Cela dit, en définitive, je tends à croire que, au-delà de la citation et des procédés techniques, c’est du côté des thématiques que le roman de Shaun Hamill affiche bel et bien une certaine parenté, si j’ose dire, avec Lovecraft. Car si le gentleman de Providence ne prisait guère les sentiments humains en littérature, il pouvait certes lui arriver, et assez régulièrement, de traiter pourtant de la famille – mais sous l’angle perverti de la généalogie morbide, de l’ascendance maudite et qui marque nécessairement de son empreinte funeste les générations suivantes, en guise d’héritage imposé sans bénéfice d’inventaire (ce qui est plutôt approprié, ici, pour le rapport de Noah à son père Harry). Si Une cosmologie de monstres, pour l’essentiel, ne fait pas vraiment dans le « Mythe de Cthulhu », et s’en tamponne en tout cas le coquillard des divinités extraterrestres indicibles et des cultes impies et non-euclidiens qui les révèrent, en revanche, dans son approche de la famille, il suscite de nombreux échos lovecraftiens – des textes comme, parmi ceux qui ont fourni les titres des parties du roman, « Le Monstre sur le seuil » (bis – en fait, le titre de cette nouvelle est sans doute le plus pertinent à l’égard du roman dans son ensemble ; oui, on gratouille à votre fenêtre en ce moment même, à défaut d’émettre des borborygmes aqueux) ou « La Maison maudite » (qui souligne l’ambiguïté fondamentale des murs dans lesquels demeurent et travaillent les Turner), mais aussi, en vrac, L’Affaire Charles Dexter Ward, « Les Rats dans les murs », « Le Festival », « Le Cauchemar d’Innsmouth », « Faits concernant feu Arthur Jermyn », « La Peur qui rôde »… C’est en fait un thème extrêmement fréquent, chez Lovecraft – et qui, oui, a éventuellement ses connotations génético-racistes, pour le coup absentes (eh) du roman de Shaun Hamill. Et ça, yep, c’est très bien fait, et ça fonctionne très bien – c’est là, pour moi, l’âme de cette histoire, et ce qui rend la référence lovecraftienne pertinente en définitive. Sans le supplément de tentacules – on s’en passe très bien.

 

Car il y a bien aussi, en dernier ressort, cette histoire d’un monde derrière le voile, qui permet enfin à l’horreur véritable et véritablement surnaturelle de s’immiscer dans le récit, mais ça me paraît à ce stade secondaire. Cela suscite certes quelques images plutôt fortes, mais probablement pas autant que la conclusion de Revival (donc) de Stephen King, dans un registre très proche – je relève au passage que cette dimension du roman de Shaun Hamill m’a beaucoup, beaucoup fait penser à la nouvelle « Waller », de Donald Tyson (dans l’anthologie lovecraftienne Black Wings III, éditée par S.T. Joshi), même si celle-ci joue à donf de la carte du grotesque en flirtant ouvertement avec le ridicule, là où Une cosmologie de monstres se veut à ce stade parfaitement sérieux, et joue davantage du pathos.

 

Reste à causer rapidement de la forme – et c’est lié, car l’émotion est au premier plan : dans l’ensemble, ouais, ça marche bien, très bien même, et on ressent véritablement les personnages des Turner, leurs sentiments, etc. Ils sont humains, authentiques, on est régulièrement amené à s’y identifier, bref, ils sont parfaitement pas lovecraftiens du tout, donc. On n’est pas à l’abri, cependant, de l’excès de pathos occasionnel – et, lors de certaines séquences, j’avais au fond du crâne ces putains de violons sirupeux, ou ces pas moins putains de ballades folk fades, que l’industrie cinématographico-télévisuelle américaine se sent obligée de nous balancer à la moindre « séquence émotion », ce que j’ai toujours trouvé excessivement pénible (oui, c’est de toi que je parle, calamiteux dernier épisode de The Haunting of Hill House – entre autres – beaucoup trop d’autres).

 

Mais, dans l’ensemble, oui, tout cela se lit très bien – c’est fluide, on tourne les pages sans y penser, on se rend compte un peu tard qu’on a prolongé le séjour chez les Turner jusqu’à une heure indécente et qu’il serait bien temps d’éteindre la lumière, ce genre de choses. Shaun Hamill écrit plutôt bien, son traducteur Benoît Domis aussi, en tout cas ça coule tout seul.

 

Maintenant, ici, Une cosmologie de monstres a peut-être les défauts de ses qualités… Il y a cette critique qui revient de temps en temps, et qui, de tel ou tel texte, consistera à dire : « C’est un pur produit formaté des ateliers d’écriture à l’américaine. » Et cette critique me laisse plus qu’à mon tour perplexe. Mais là… Ouais. Là, ouais. Grave. De fait, Shaun Hamill a bien travaillé son roman en atelier, et s’étend copieusement à ce sujet dans les remerciements d’usage en fin d’ouvrage. Et, pour le coup, ça se sent. Ça fonctionne, oui, c’est très pro pour un premier roman, mais, justement, ça l’est peut-être un peu trop. Parce que, du coup, ça a quelque chose d’un peu mécanique parfois, d’un peu fade trop souvent, car finalement assez convenu… Lovecraft, si décrié pour son adjectivite et compagnie, avait néanmoins un style qui lui était propre, comme le relevait très justement Le Terrible Michou.

 

Cela dit, en faisant la part des choses, oui, Une cosmologie de monstres est un bon roman, et se lit très bien. Vraiment très bien. C’est bien fait, c’est réfléchi, ça touche, bref, ça fonctionne. Ça n’est pas un chef-d’œuvre. Ça ne mérite probablement pas tout ce battage événementiel. Mais c’est bien – au-dessus du lot à n’en pas douter. Une lecture recommandable, donc, à condition de ne pas trop en attendre non plus : Shaun Hamill n’est pas le messie, avec ou sans tentacules.

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Le Dessin au sable, de Nosaka Akiyuki

Publié le par Nébal

 

NOSAKA Akiyuki, Le Dessin au sable et l’apparition vengeresse qui mit fin au sortilège, [Sunae shibari gonichi no kaidan 砂絵呪縛後日怪談], traduit du japonais par Jacques Lalloz, avant-propos de Jacques Lalloz, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier poche, [1971, 2003] 2013, 132 p.

 

Nosaka Akiyuki a eu une vie compliquée, et une carrière littéraire chaotique. Si certaines obsessions demeurent sans doute d’un bout à l’autre ou presque, et ce Dessin au sable en témoignera, le ton, le propos, peuvent différer profondément. Le Dessin au sable n’est pas pour autant une anomalie dans cette œuvre : à vrai dire, il m’a beaucoup fait repenser à La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés, que j’avais adorée. Mais qui ne connaîtrait Nosaka Akiyuki que pour La Tombe des lucioles (sans même parler du hélas médiocre Nosaka aime les chats, dans un tout autre registre) pourrait bien être surpris par ce petit livre ; et si l’obscénité y règne comme dans Les Pornographes, une obscénité tellement extrême qu’elle suscite un rire nerveux, le ton me paraît assez différent – mais ça se discute.

 

Pour ce que j’en ai compris, Le Dessin au sable et l’apparition vengeresse qui mit fin au sortilège, pour donner le titre complet, n’a pas été publié au Japon sous forme de livre indépendant, mais en tant que récit figurant dans un recueil de nouvelles – c’est une longue nouvelle, certes. Je ne saurais dire du coup comment elle s’insère dans le recueil, sinon dans la bibliographie de l’auteur.

 

Mais, à vue de nez, c’est un texte assez singulier de manière générale : déjà parce que c'est un récit historique, situé durant l’époque d’Edo, et dépeignant un monde passablement sordide, où la misère la plus crasse et la prostitution jouxtent la bourgeoisie en plein essor et très portée à faire étalage de sa vulgarité caractéristique – un univers en fait qui m’a pas mal fait penser à celui des récits de Saikaku, et je suppose que cela n’est pas un hasard (les deux auteurs exposent, mais ne jugent pas forcément, par ailleurs).

 

En même temps, Le Dessin au sable est un récit fantastique, et en cela il fait davantage penser à des récits un tout petit peu plus tardifs, même si datant toujours de l’époque d’Edo, ces histoires de fantômes qui étaient en vogue durant notre XVIIIe siècle, et dont les Contes de pluie et de lune d’Ueda Akinari sont probablement le plus fameux exemple – la matière dans laquelle piocherait ultérieurement Lafcadio Hearn pour son Kwaidan. Ceci dit, l'approche graveleuse de Nosaka évoque les plus populaires de ces récits, dont la tradition remonte peut-être à la partie profane des Histoires qui sont maintenant du passé ? D'où une parenté plus moderne avec certains contes d'Akutagawa Ryûnosuke, si ça se trouve...

 

Ces deux aspects se mêlent pour justifier un style assez alambiqué, aux longues périodes, plutôt baroque à vrai dire, même si mêlé de savoureux dialogues louchant plus qu’un peu sur l’argot le plus gouailleur. Ce dernier point mis à part, on est aux antipodes des Pornographes, mettons – mais peut-être pas tant que cela de La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés.

 

Tout commence par une histoire d’amour triste des plus classiques : la charmante Koto était amoureuse d’un beau jeune homme du nom de Yoshinosuke, qui désirait devenir peintre, mais tout conspirait contre leur union – les amants ont été séparés, non toutefois sans avoir eu l’occasion de concevoir une fille du nom de Tomi, qui n’a du coup jamais connu son père, lequel n’était probablement même pas au courant de son existence. Koto a dû se résoudre à une carrière de courtisane, qui l’a amenée à rencontrer bien des hommes, la plupart plus répugnants les uns que les autres. Mais, l’âge passant, Koto, qui n’a jamais oublié, et qui regrette que Tomi n’ait jamais connu son père, décide de partir sur le Tôkaidô avec elle pour retrouver l’amant perdu.

 

Las, Koto affaiblie meurt en chemin – non sans avoir confié à sa fille un bien étrange talisman, un dessin que nous qualifierons… d’intime. L’ex-courtisane assure Tomi que cette œuvre d’art d’un goût très particulier lui permettra de retrouver son père.

 

Mais voici la jeune Tomi seule dans un monde hostile. L’adolescente naïve ne sait rien de la cruauté des hommes et des femmes, elle est une Justine japonaise, en somme, et en paiera le prix comme sa contrepartie française. Trop confiante, elle atterrit entre les mains cruelles d’un certain Senkichi-des-lavoirs-aux-morts, qui gagne sa vie, notoirement, en profanant des sépultures, et d’une certaine O-Roku, faiseuse d’anges (qui était censée avoir « fait passer » Tomi des années plus tôt, et avait visiblement raté son coup – une coïncidence parmi tant d’autres dans ce récit qui en est forcément riche), prostituée et proxénète aussi, vaguement chamane et/ou apothicaire, escroc dans tous les cas. Deux compères pas exactement étouffés par la morale, et qui comptent bien tirer de l’argent, beaucoup d’argent, du véritable don du ciel qu’est cette sotte beauté.

 

L’affaire dérape, on s’en doute. Je n’ai pas envie de trop en dire ici, pour le principe, mais sachez du moins que le plan d’O-Roku pour faire fortune est probablement bien plus sordide et grotesque que vous ne l’imaginez…

 

Tant de méfaits, toutefois, appellent une cinglante et irrépressible vengeance : tandis que le dessin rapproche Tomi de son père (d’une certaine manière…), l’apparition du sous-titre fait un sort aux coupables, tous les coupables, les châtiant par où ils pèchent – ce qui laisse un certain nombre d’options, si la quéquette et le porte-monnaie sont assurément des cibles prioritaires.

 

Le sexe et la mort. Nosaka n’est certes pas le premier ni le dernier écrivain à être obsédé par les rapports entre les deux, mais c’est visiblement un thème important pour lui : La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés en témoignait particulièrement, mais c’est encore plus vrai du Dessin au sable, d’autant que la coloration fantastique du récit lui permet de mettre au premier plan ce duo, de la manière la plus frontale et premier degré qui soit.

 

Il en résulte un conte baignant en permanence dans l’obscénité la plus sordide, parfaitement outrancière, et tant d’excès suscitent donc comme un rire plus ou moins nerveux chez le lecteur, et à vrai dire un peu gras aussi à l’occasion – et si on se pince parfois le nez en détournant les yeux, c’est avec un certain ravissement plus qu’un peu pervers.

 

Nosaka prise l’obscénité – comme Imamura Shôhei, qui l’a adapté au cinéma avec Le Pornographe (introduction à l’anthropologie). Tous deux, par ailleurs, et dans la lignée de Saikaku peut-être, apprécient ce monde interlope et miséreux, notamment celui qui se situe à la frange de la classe marchande urbaine. Cela contribue, pour partie, à rendre la dimension morale du texte un peu ambiguë : sans doute, le caractère fantastique du récit, qui est donc en définitive celui d’une apparition vengeresse, implique un dénouement « moral » au sens où les coupables sont châtiés. Pour autant, l’auteur se délecte à mettre en scène la vilenie de ses personnages, très humains dans leur abomination, et le lecteur, idéalement, s’en délecte aussi – et si l’apparition peut se permettre de « juger », au fond l’auteur ne le fait pas vraiment, ou pas plus que ça… Il a visiblement une certaine sympathie pour Senkichi – et peut-être même pour la Merteuil du caniveau qu’est O-Roku, encore qu'avec bien plus de réserves. Les bourgeois qui profitent de leurs services, c’est peut-être une autre histoire… Maintenant, cette sympathie pour l’ordure et le crime, qui est bien plus flagrante que la compassion chargée de pathos pour la pauvre Tomi j’imagine, rapproche Nosaka d’un Sade ; mais, d’une certaine manière, et peut-être plus pertinente, la « morale » du Dessin au sable, c’est un peu, et assez logiquement au fond, celle du rape and revenge au cinéma : oui, elle est passablement ambiguë, voire nauséeuse, car la satisfaction des bas instincts les plus coupables prime sans doute sur le châtiment un tantinet hypocrite des méfaits.

 

Le style a sa part dans l’effet produit par le récit : le contexte historique incite donc Nosaka à broder sur la manière du temps, et il en résulte une forme bien plus contournée et baroque que d’usage. C’est assez savoureux, pour le coup – et de même, on l’a dit, pour ces répliques grasses et vulgaires qui caractérisent tous les échanges de Senkichi et O-Roku, et quelques autres, représentants typiques du bas peuple, le plus authentique qui soit, tandis que les bons bourgeois, à peine extraits de la fange, en présentent parfois encore les symptômes dans leur conversation. Je suppose que la traduction de Jacques Lalloz est plutôt bonne, si j’ai l’impression qu’il en fait parfois un peu trop, au risque notamment de susciter la confusion du lecteur en abusant des longues périodes. Mais, oui, c’est assez savoureux.

 

Le Dessin au sable, pour peu que l’on ne soit pas rétif à son approche particulièrement sordide du récit historico-fantastique, est un bon livre. Toutefois, pour ce que j’en ai lu, je ne le placerais certainement pas au sommet de la bibliographie de Nosaka : Le Dessin au sable n’émeut pas comme La Tombe des lucioles, à l’évidence, et ça n’était pas le moins du monde le propos, il n’est pas aussi vigoureusement hilarant que Les Pornographes, il ne produit pas la même fascination baroque que La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés – en revanche, il est incomparablement plus convaincant que le très dispensable Nosaka aime les chats (mais ça n’était pas placer la barre bien haut).

 

Pas une lecture incontournable, donc, mais ceux qui apprécient Nosaka, et ils ont bien raison de le faire, pourront y jeter un œil pour découvrir, au milieu des réminiscences thématiques, une approche formelle éventuellement surprenante chez cet auteur.

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La Loterie et autres contes noirs, de Shirley Jackson

Publié le par Nébal

 

JACKSON (Shirley), La Loterie et autres contes noirs, nouvelle traduction de l’anglais (États-Unis) par Fabienne Duvigneau, Paris, Rivages, coll. Noir, 2019, 250 p.

 

Ma chronique de cet excellent recueil de nouvelles a été publiée dans le Bifrost n° 95, dans le cahier critique, pp. 100-101.

 

Le moment venu, elle figurera sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici, en même temps que j’en ferai une vidéo.

 

EDIT 12/11/2019 : voilà, la chronique est en ligne sur le blog de Bifrost, ici.

 

Mais, d’ores et déjà, vos commentaires, critiques, etc., sont les bienvenus, comme d’hab’.

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La Maison hantée, de Shirley Jackson / La Maison du Diable, de Robert Wise

Publié le par Nébal

 

 

JACKSON (Shirley), La Maison hantée, [The Haunting of Hill House], traduit de l’anglais (États-Unis) par Dominique Mols et révisé par Fabienne Duvigneau, Paris, Payot & Rivages, coll. Rivages/Noir, [1959, 1979] 2016, 269 p.

 

Titre : La Maison du diable

Titre original : The Haunting

Réalisateur : Robert Wise

Année : 1963

Pays : Royaume-Uni

Durée : 114 min.

Acteurs principaux : Julie Harris (Eleanor Lance), Claire Bloom (Theodora), Richard Johnson (Dr. John Markway), Russ Tamblyn (Luke Sanderson)…

Il faut croire que c’est mon moment Shirley Jackson ! De l’autrice, je n’avais lu jusqu’à présent (et beaucoup aimé) que le roman Nous avons toujours vécu au château. Mais Rivages a publié tout récemment un excellent recueil de nouvelles sous le titre La Loterie et autres contes noirs, que j’ai chroniqué pour Bifrost. Et j’en ai profité pour lire aussi La Maison hantée, une chose que je voulais faire depuis un bail, et dont j’avais causé il n’y a pas si longtemps en chroniquant la très, très libre adaptation en série The Haunting of Hill House, sur Netflix. Et, tant qu’à faire, je me suis dit que c’était une excellente occasion de revoir la superbe adaptation cinématographique qu’en avait livré Robert Wise en 1963, sous le titre The Haunting, ou, de par chez nous, La Maison du Diable (et, non, je n’ai pas jugé bon de voir le film réalisé par Jan de Bont en 1999, parce que bon). Cette chronique portera avant tout sur le roman de Shirley Jackson, mais avec quelques aperçus du film de Robert Wise.

 

À vrai dire, il me paraît particulièrement pertinent d’envisager les deux ensemble, car cela a des conséquences notables sur la définition même des deux œuvres – notamment au regard de la question du fantastique « psychologique ». Il est très tentant d’inscrire aussi bien le roman que le film dans ce registre, et je suppose qu’il n’y aurait rien d’outrancier à inscrire Shirley Jackson, ici, dans la filiation du Tour d’écrou de Henry James – outre que l’autrice a eu plusieurs fois recours au procédé emblématique du genre qu’est le narrateur non fiable, comme en témoignent le roman postérieur Nous avons toujours vécu au château, mais aussi certaines nouvelles de La Loterie et autres contes noirs. Ici, La Maison hantée se distingue tout de même, en n’ayant pas recours à la première personne, mais j’y reviendrai.

 

Quoi qu’il en soit, quand Robert Wise et son scénariste Nelson Gidding ont développé le projet d’adaptation cinématographique, ils ont dérivé du roman une lecture particulièrement orientée dans cette optique – l’idée avait même été évoquée de rendre plus explicite ce traitement, en « révélant » que l’héroïne était internée dans un hôpital psychiatrique, que ses compagnons étaient des soignants ou des patients, ce genre de choses ; finalement, le film n’est pas allé jusque-là, et c’est sans doute tant mieux, car il a pu dès lors jouer avec bien plus de pertinence sur l’incertitude permanente. Mais les deux hommes voulaient en discuter avec Shirley Jackson : à ce qu’il semblerait, l’autrice aurait trouvé que le traitement psychologique de son roman était une bonne idée – mais que, à ses yeux, le roman qu’elle avait écrit était « objectivement surnaturel ». Et ces développements peuvent surprendre, peut-être – car, lisant le roman puis revoyant le film, j’avais à vrai dire tendance à juger le premier plus « psychologique » que le second… outre que mes autres lectures de Shirley Jackson ne jouaient que très exceptionnellement du surnaturel.

 

Essayons de résumer l’histoire – en mettant de manière générale le roman en avant (et en relevant que, pour quelque raison, les noms des personnages varient parfois entre le livre et le film). Hill House est une riche demeure très fantasque sise dans un coin paumé de Nouvelle-Angleterre (Lovecraft approved), le caprice d’un riche industriel « victorien » du nom de Hugh Crain – et il s’y est passé bien des choses étranges et morbides… Hill House n’a pas manqué de développer la réputation d’être une maisons hantée.

 

Ce qui suscite l’intérêt du Dr. John Montague (le Dr. John Markway dans le film, où il est campé par Richard Johnson), un scientifique un peu hétérodoxe qui souhaite apporter la preuve de l’existence du surnaturel. Il obtient des propriétaires de Hill House la permission de louer la vieille bâtisse pendant quelques semaines, pour y habiter avec son équipe d’ « experts » triés sur le volet ; les propriétaires lui imposent cependant la compagnie de Luke Sanderson (incarné par Russ Tamblyn dans le film), un jeune homme de leur famille (à leur corps défendant…) qui doit hériter un jour de Hill House, et veillera donc à ce qu’on n’y fasse pas n’importe quoi ; mais sa réputation est plutôt douteuse – celle d’un petit escroc, disons (dans le livre, c’est un personnage spirituel et à vrai dire plutôt charmeur, même si la romancière nous a mis en garde contre ses impostures, ce qui biaise forcément le regard du lecteur d’une manière très amusante ; dans le film, disons-le, c’est un imbécile et un lâche, un matérialiste au sens le plus vulgaire du terme…).

 

Mais, des « experts » contactés par le Dr. Montague, seuls deux, finalement, ont répondu à l’appel – deux jeunes femmes que tout oppose. Il y a tout d’abord Theodora, ou Theo – car elle se fait un point d’honneur de ne pas porter de patronyme (elle est jouée par Claire Bloom dans le film – qui porte des vêtements spécialement conçus par Mary Quant, ce qui contribue à la distinguer de tous les autres). La très « libre » et jolie demoiselle, à la langue acérée, est supposée bénéficier de dons de perception extrasensorielle – à moins bien sûr qu’elle ne soit qu’extrêmement perspicace. Il me paraît utile de relever une chose : ni le roman, ni le film, n’en font des caisses à ce sujet, mais tous deux font plus que suggérer qu’elle est lesbienne (ou bisexuelle, peut-être, le roman du moins semble plutôt pointer dans cette direction) – ce qui n’était peut-être pas très courant dans la littérature (populaire ?) ou le cinéma de l’époque, du moins dès l’instant qu’il ne s’agissait pas d’en dériver des « antagonistes » caricaturaux. Et ce trait n’est pas gratuit, car il joue un rôle non négligeable dans les relations entre les deux personnages féminins principaux de cette histoire, mais tout autant celles qu’elles entretiennent avec leurs deux comparses masculins. Une anecdote au passage : si le film ne laisse donc guère de place au doute quant à l’orientation sexuelle de Theo (la série Netflix toute récente pouvait bien sûr se montrer autrement explicite, autres temps, autres mœurs), il semblerait toutefois que la production aurait « incité » Wise et Gidding à limiter autant que possible les occasions de « contact physique » entre les deux femmes ; j’avoue ne pas trop savoir qu’en penser, car il y en a tout de même quelques exemples dans le film…

 

Mais passons à l’autre jeune femme – qui s’avère en fait « l’héroïne » de cette histoire : Eleanor Vance (Eleanor Lance dans le film – où c’est Julie Harris qui joue son rôle). Si Theo est flamboyante, excentrique, très consciente de sa beauté, Eleanor, ou Nell, est discrète, effacée, timide, horriblement mal à l’aise en société à vrai dire, et une collection de névroses. Il y a peu encore, elle vivait avec sa vieille mère, sacrifiant « ses plus belles années » pour l’assister au quotidien – mais la vieille peau, qu’elle en était venue à exécrer, est morte il y a peu, et Eleanor n’a pas encore digéré ce bouleversement de sa situation (et sa responsabilité éventuelle dans tout ça). L’invitation du Dr. Montague (car, enfant, elle aurait été très liée à un phénomène de poltergeist) lui fait l’effet d’une délivrance – des vacances, enfin ! Après s’être accrochée avec sa très condescendante sœur et le mari de cette dernière, Nell fuit avec sa (pour moitié) voiture, et se rend à Hill House.

 

Là-bas, ces quatre personnages (Montague, Luke, Theo et Eleanor) découvrent une bâtisse totalement folle et proprement hideuse à force de surcharges rococo ou néo-gothiques – un mauvais caprice architectural conçu selon des angles étranges, un vrai labyrinthe, dont les portes se ferment toutes seules, certains endroits étant traversés par de glaçants courants d’air, etc. Mais le petit groupe s’installe, et le Dr. Montague détaille l’histoire de la demeure, ses intentions quant à ce séjour, et la méthode scientifique qu’il entend mettre en œuvre.

 

Mais Hill House est une maison décidément étrange – et à la hauteur de sa réputation de hantise. Des phénomènes toujours plus étranges se produisent… Mais sont-ils vraiment le fait de la maison ? Ici, le roman comme le film, mais à des degrés divers et selon des procédés qui leur sont parfois propres, sèment le doute. Bon nombre de ces apparitions étranges, ces manifestations souvent sonores par exemple, semblent être « objectives », dans la mesure où plusieurs personnages y assistent en même temps. À ce compte-là, la maison pourrait effectivement en être responsable – et devrait de toute façon être envisagée comme un personnage elle aussi, dans une ronde de relations complexes entre les psychés si différentes des deux hommes, des deux femmes et de leur résidence temporaire. La maison contamine ses antagonistes, éventuellement au point de la possession dans le cas d’Eleanor.

 

Seulement, le cas d’Eleanor doit être singularisé – car la jeune femme, très anxieuse, entretient d’emblée une relation très particulière avec Hill House, jusqu’à ce que l’horreur architecturale devienne « chez elle ». C’est que Nell, avec toutes ses névroses, est un personnage assurément peu fiable... Eleanor est possédée par un puissant désir de susciter l’attention, et dévorée par un besoin maladif d’amour, y compris, mais pas seulement, au sens de ses romances rêvées, essentiellement avec Luke dans le livre, et plutôt le très attentif et réconfortant Dr. Markway dans le film – là où le Dr Montague est autrement plus distant : lui ne demande jamais à ce qu’on l’appelle simplement « John », il tient à son titre, et cela rejaillit sur son épouse, comme on le verra… Mais, dans les deux cas, une chose est certaine, qui est que la présence de Theo vient parasiter le bovarysme de Nell. Dont les soucis vont bien au-delà : ses remords quant au sort de sa vieille mère, ses rancunes envers sa sœur et son beau-frère, bien d’autres choses encore, tout cela se combine pour fausser le jugement de la jeune femme, et l’incite à de menus mensonges, qui prennent parfois des dimensions inattendues. Eleanor ment (sur son appartement, notamment), à ses interlocuteurs, mais elle se ment aussi à elle-même, aussi ses voix intérieures en viennent-elles en définitive à mentir au lecteur/spectateur – qui le perçoit bien, et subit de la sorte quelque chose comme un malaise intime, qui renforce l’identification pour le personnage tout en la rendant plus problématique et gênante à chaque page (ou scène, car cette ambiguïté vaut tout autant pour le film). Si Hill House contamine ses résidents et au premier chef Eleanor, celle-ci, ses fantasmes (si l’on ose dire), ses mesquineries, ses espoirs forcément déçus, ses remords, tout cela contamine le récit et en définitive le lecteur/spectateur. À la différence notamment de Nous avons toujours vécu au château, La Maison hantée n’est pas un roman à la première personne – mais le point de vue d’Eleanor, même à la troisième personne, produit un effet parfaitement comparable, et peut-être en fait d’autant plus saisissant, de narrateur non fiable.

 

D’autant que cette éventualité est envisagée par les personnages eux-mêmes, et jusqu'à Eleanor : dans le roman comme dans le film, elle plaisante avec le Dr. Montague/Markway – peut-être tout cela n’est-il que dans sa tête, peut-être même le Dr. Montague, Theo et Luke ne sont-ils que des inventions de son esprit malade ? Elle dit cela avec le sourire, mais le scientifique ne goûte pas exactement la plaisanterie : si Eleanor développe ce genre d’idées, il vaudrait mieux, pour tous, y compris elle-même, qu’elle quitte Hill House au plus vite…

 

Mais cette ambiguïté n’est pas qu’un tour de passe-passe essentiellement ludique, si cette dimension est sans doute présente – car elle relève en même temps d’un profond malaise, intimement ressenti. Et, cette fois, ce ressenti un peu nauséeux est probablement davantage mis en avant dans le roman. Ce qui n’est pas si étonnant – du moins à en juger par mes autres lectures de Shirley Jackson : ce malaise, intime ou au cœur des relations sociales, est à certains égards comme une marque de fabrique, et en même temps bien davantage, car c’est tout sauf un artifice creux. Le contexte de la maison hantée y incite – et notamment sa dimension de huis-clos, pourtant moins accentuée dans le roman (où plusieurs séquences, et parfois très importantes, se déroulent dans le parc – dans le film, on s’aventure rarement au-delà de la façade de Hill House, tout au plus Eleanor cherche-t-elle l’angle le plus approprié pour observer du dehors la tour de la bibliothèque, mais le parc, en tout cas, est hors-concours… sauf, bien sûr, dans les déplacements en voiture au début et à la fin du film). Quoi qu’il en soit, tout l’art de Shirley Jackson s’exprime dans les relations forcément un peu tendues, voire plus que cela, entre les quatre protagonistes principaux (et quelques autres) : tous leurs échanges sont chargés d’insinuations cruelles (la très perceptive Theo, surtout, étant une orfèvre en la matière – Luke aussi mais de manière moins affirmée, davantage entre deux eaux), de non-dits, de menaces voilées, d’ententes de circonstances, d’accusations blessantes, etc. Et le tableau est probablement plus noir dans le roman, qui souligne tout ce que cette cohabitation forcée, fantômes ou pas, a de malaisant…

 

Ce qui redouble à vrai dire le caractère tragique de cette histoire, qui ne fait bientôt guère de doute. Les hésitations du Dr. Markway, plus prononcées que celles du Dr. Montague, accentuent à vrai dire cette dimension dans le film. Mais l’identification douloureuse avec Eleanor, dans tous les cas, pèse sur le lecteur/spectateur – et il n’était sans doute pas si évident de forcer un ressenti aussi intime sur la base d’un personnage présenté d’emblée comme étant « sévèrement perturbé ».

 

Il y a cependant un point sur lequel, je crois, le roman et le film diffèrent assez profondément – et c’est que le livre de Shirley Jackson « relâche » un peu la tension de temps à autre, avec quelques moments humoristiques, qui parviennent pourtant à ne pas dénaturer le récit de manière contradictoire. Les reparties spirituelles de Luke (dans le roman seulement) et de Theo y participent, mais l’autrice en rajoute, de manière à vrai dire tout à fait jubilatoire, au travers de personnages secondaires : tout d’abord, les Dudley, le couple qui entretient Hill House – les menaces de Mr Dudley, sorte de bully bouseux qui en a visiblement après « ceux de la ville », inquiètent tout d’abord, mais le complément apporté par son épouse suscite bientôt le rire nerveux : Mrs. Dudley est un disque rayé, un robot qui répète toujours les mêmes phrases, concernant son emploi du temps rigide, ou l’assurance que personne ne pourra venir au secours des occupants de Hill House « in the night… in the dark... » ; le film choisit là encore de renforcer le côté inquiétant de ce comportement – le sourire de Mrs. Dudley a de quoi glacer le sang ! Même si la situation est assurément assez grotesque pour susciter un rire nerveux. Mais le roman est plus léger, ici, et franchement drôle.

 

Mais le contraste à cet égard est surtout marqué plus loin dans le récit, à un moment où le roman et le film divergent de manière particulièrement franche (là où, jusqu’alors, l’adaptation était globalement fidèle, si le film donne une impression de narration davantage condensée et précipite résolument les événements inquiétants dans Hill House). En effet, au bout d’un certain temps, dans le roman, deux personnages viennent compléter le petit groupe des résidents de Hill House : l’épouse de Montague, un dragon et une haïssable bourgeoise incroyablement hautaine, et son « compagnon », qu’on devine être une sorte d’amant serviable, même pas dissimulé mais tout bonnement imposé au bon docteur quoi qu’il en pense, un imbécile ridicule du nom d’Arthur Parker. Mrs. Montague humilie dès que possible son époux, c’est visiblement elle qui porte la culotte, comme on dit étrangement, et elle s’impose dans l’expérience scientifique – qu’elle prétend gérer de manière bien plus efficace, car Madame se pique d’être une spirite, communiquant avec les défunts au travers d’une planche oui-ja… Et elle obtient forcément des résultats, à la hauteur de sa personne et de sa science : parfaitement grotesques. L’irruption de ces deux intrus, dans le roman, produit des scènes très drôles – mais c’est là encore un sacré témoignage de l’art consommé de Shirley Jackson de ce que ces variations dans le sentiment d’oppression ne contreviennent pas à la cohérence du récit, et même, d’une certaine manière, renforcent le malaise qui sourd toujours sous les incongruités de Mrs Montague et de son « ami », a fortiori telles qu’elles sont perçues et interprétées par Eleanor.

 

Ici, le film se montre très différent : Mrs Markway seule débarque à Hill House, sans « compagnon » – et de manière totalement inopinée, là où l’arrivée de Mrs Montague, dans le roman, offrait un exceptionnel repère chronologique à des personnages qui ne savaient autrement plus où ils en étaient, pour avoir passé un certain temps déjà dans Hill House. Mrs Markway a ceci de commun avec Mrs Montague, que, quand elle arrive sur place, elle chapitre de manière assez humiliante son époux, sur le ton de maman qui gronde affectueusement (mais en public…) son petit garçon. Au-delà, les deux personnages sont drastiquement opposés – car là où Mrs Montague est une spirite de seconde zone, parfaitement ridicule, et d’autant plus horripilante, Mrs Markway est quant à elle une sceptique, toute dédiée à faire abandonner à son pauvre époux ses lubies de collégien qui a lu trop de romans… Ce qui l’amène par ailleurs à jouer un rôle plus prononcé dans le film, même avec très peu de présence à l’écran, car, par deux fois, elle est (involontairement) celle qui précipite la catastrophe – de manière sans doute un peu forcée, pour être honnête.

 

Ce vague souci mis à part, et quelques autres notamment dans l’introduction (le film choisit de montrer d’emblée l’histoire tragique de Hill House plutôt que de la faire raconter ultérieurement par le Dr. Markway – et les morts des deux Mrs Crain successives convainquent plus ou moins, si j’aime beaucoup, dans le second cas, cette caméra qui tombe brutalement au sol, à l’envers…), l’adaptation réalisée par Robert Wise est une immense réussite – et demeure un des plus grands films de l’histoire du cinéma fantastique, et aussi, étrangement ou pas, 56 ans plus tard, un des plus effrayants… probablement bien davantage que le livre, à vrai dire.

 

Là où le cinéma fantastique de l’époque, via la Hammer, Amicus ou Roger Corman, prisait le flamboiement des couleurs et les brumes gothiques, Wise, qui avait exigé de tourner en noir et blanc (et à bon droit : c’est un très beau noir et blanc), avait probablement d’autres références en tête, plus sobres : le cinéma fantastique à petit budget et essentiellement allusif de Jacques Tourneur et Val Lewton (notons d’ailleurs que le premier film de Robert Wise en tant que réalisateur, The Curse of the Cat People – que je n’ai pas vu, hein –, était une suite à La Féline, et produite par ledit Val Lewton…). En même temps, la manière de filmer Hill House, pour le coup suffisamment dégoulinante pour être gothique, tendait à jouer des angles incongrus dans une perspective renvoyant probablement davantage à l’expressionnisme allemand, je suppose. Et avec succès là encore : la bâtisse est indiciblement mais indéniablement menaçante – ce qui contribue là encore à en faire un personnage à part entière de cette histoire.

 

Pour ce qui est des autres personnages, le casting s’est avéré plus que concluant : Richard Johnson compose un Dr. Markway un peu grotesque, mais en même temps bien plus sympathique, car empathique, que le Dr. Montague dans le roman ; Russ Tamblyn est parfait dans le rôle de ce petit con de Luke ; la très jolie Claire Bloom, avec ses tenues singulières, est idéale en Theo – et, bien sûr, Julie Harris porte une bonne partie du film sur ses épaules, en interprétant remarquablement une Eleanor fragile et perturbée, qui suscite tour à tour voire en même temps la compassion et… un sacré embarras.

 

Et c’est merveilleux de constater à quel point ce film, aujourd’hui encore, peut se montrer effrayant – et, à la Tourneur/Lewton, sans débauche d’effets spéciaux. Pour l’essentiel, Robert Wise fait appel au son : le « boum… boum… boum... » qui résonne dans le couloir et terrifie Theo et Nell en est un exemple saisissant, mais tout autant cette autre scène où un visage apparaît dans les frises du mur, tandis qu’Eleanor terrorisée entend comme les geignements d’un enfant sous les marmonnements d’un homme, dont on hésite à supposer qu’il chante, là où le contexte laisse plutôt supposer qu’il récite sur le mode de la litanie quelque passage de la bible destiné à terrifier sa pauvre fille, cette litanie évoquant bien plutôt de la sorte quelque rituel satanique… Rare effet visuel, il faut aussi mentionner cette très oppressante séquence qui voit les murs et les portes de Hill House gonfler et se dégonfler, comme au travers d’une respiration – un effet qui aurait pu se montrer risible dans bien des circonstances, mais s’avère ici incroyablement juste et efficace.

 

Mais les autres effets visuels du film tiennent uniquement au maniement de la caméra – et Wise est virtuose, tentant des choses très audacieuses, comme cette chute de la caméra mentionnée plus haut, ou son déplacement félin et en même temps vertigineux dans les marches de tel ou tel escalier, notamment celui de la tour. Les jeux d’ombre et de lumière sont bien sûr très travaillés, qui alternent la pleine lumière dans les pièces saturées au point d’en être hideuses qui forment l’essentiel de Hill House, et des ombres qui peuvent renvoyer aussi bien, et de manière très cohérente, aux menaces impalpables qui rôdent entre les murs de Hill House… et à la psyché torturée d’une Eleanor qui entre en symbiose maladive avec l’abjecte demeure. Le montage très sec, avec des cuts brutaux, est une technique récurrente dans le film quand survient l'horreur, mais, en d’autres occasions, Robert Wise a su concocter des plans-séquences remarquables et parfois même virtuoses – souvent en jouant des miroirs, et parfois des « espaces » laissés dans le décor, ainsi quand Eleanor danse devant l’horrible statue de la famille Crain, et que ses pas sont entrevus sous l’aisselle du vieil industriel, ou à hauteur des yeux de la pauvre petite Abigail – en même temps sous le regard austère de « la compagne » de ses vieux jours, que tous tendent à identifier avec Eleanor…

 

Oui, le film de Wise est un chef-d’oeuvre – à la hauteur du roman de Shirley Jackson, et pourtant en s’en démarquant sur un certain nombre de points non négligeables. La Maison hantée vaut assurément d’être lue encore aujourd’hui, de même que La Maison du diable vaut toujours d’être vue ; les deux conservent leur supériorité sur les tentatives ultérieures de broder sur l’un comme sur l’autre – mis à part le scandaleux dernier épisode, The Haunting of Hill House, la série Netflix, était plutôt une réussite, mais, de toute évidence, avec Shirley Jackson comme avec Robert Wise, nous sommes dans la catégorie au-dessus.

 

Bien au-dessus.

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Il y avait un homme qui demeurait près du cimetière, de Montague Rhodes James

Publié le par Nébal

 

JAMES (Montague Rhodes), Il y avait un homme qui demeurait près du cimetière – Histoires de fantômes complètes, premier tome, [Ghost Stories of an Antiquary (extraits)], préface de Jean-Pierre Ohl, postface de H.P. Lovecraft [extrait d’Épouvante et surnaturel en littérature], traduit de l’anglais [par Anne Baronian, Alain Dorémieux, Françoise Martenon et Roland Stragliati, et Xavier Perret, et de l’anglais (États-Unis) par Bernard Da Costa], Bordeaux, L’Éveilleur, coll. Étrange, 2019, 237 p.

La possibilité de lire les écrits fantastiques de M.R. James en français, enfin ! Parce que cet auteur, une figure dans son genre, dans l'Angleterre du début du XXe siècle, n’a guère été publié de notre côté de la Manche – un « antiquaire » pouvait éventuellement se reporter à quelques vieilles éditions chez NéO, mais pas des plus faciles à dénicher… Et les Histoires de fantômes complètes remontaient tout de même à 1990.

 

Or j’avais vraiment envie de lire cet auteur – tout en me montant trop feignasse pour tenter l’expérience en anglais (eh). C’est que Montague Rhodes James faisait partie des quatre « maîtres modernes » du fantastique admirés par Lovecraft dans son essai Épouvante et surnaturel en littérature – les trois autres étant Arthur Machen, Lord Dunsany et Algernon Blackwood. Trouver des traductions françaises de ces trois-là n’était pas toujours évident, mais néanmoins faisable (merci Terre de Brume et L’Arbre Vengeur, pour l’essentiel), et il en allait de même pour quelques autres auteurs auxquels Lovecraft consacrait des pages significatives de son fameux essai (comme mettons William Hope Hodgson, re-merci Terre de Brume, ou Robert W. Chambers, merci Malpertuis et le Visage Vert). Mais M.R. James ? Nope, rien depuis 1990...

 

La publication d’Il y avait un homme qui demeurait près du cimetière chez L’Éveilleur Étrange (décidément un éditeur d’utilité publique) est donc une excellente nouvelle – plus encore, la précision qu’il s’agit là du premier tome d’une édition intégrale des histoires fantastiques de l’auteur, qui en comprendra deux : James n’a pas été très prolifique, et ce premier tome fait d’ailleurs moins de 250 pages.

 

C’est qu’il avait d’autres choses à faire, sans doute : l’éminent Montague Rhodes James écrivait des « histoires de fantômes » en dilettante, et avait parallèlement une belle carrière professorale (c’était un médiéviste reconnu) et administrative, en tant que recteur du King’s College de Cambridge, puis principal du Collège d’Eton ; amateur de vieux livres et de fouilles, il a mis à jour quelques belles pièces – et tout cela se retrouve dans ses nouvelles : les « héros » en sont des « antiquaires », souvent de distingués professeurs, parfois davantage des amateurs, mais toujours érudits et issus de la bonne société ; ces chercheurs sans véritable vie de famille, et dont l’univers est exclusivement masculin ou peu s’en faut, se passionnent pour de vieux ouvrages obscurs, lus en latin dans le texte, et le décor typique des histoires de James est une cathédrale renfermant bien des secrets pas toujours si chrétiens – sous un moche verni de rénovations néo-gothiques, entreprises tardivement et sans le moindre goût.

 

Et si tout cela est généralement so British, jusque dans les références affichées des histoires et des personnages, Montague Rhodes James n’en a pas moins une manière qui lui est propre. Le passé mystérieux piège les érudits qui entendent le déchiffrer, mais, au-delà, deux points distinguent le fantastique de M.R. James de ses devanciers gothiques : d’une part, l’incertitude, le flou savamment entretenu, et qu’il ne s’agira jamais de circonvenir en recourant à l’expédient des « explications », qui agaçaient tant Lovecraft dans les écrits d’Ann Radcliffe ; d’autre part, et cela peut sembler contradictoire mais seulement à première vue, le fait que les « fantômes » de James sont souvent très matériels – non des apparitions fugaces au plus enveloppées d’un drap de circonstance, mais des créatures de chair plutôt que d’esprit, avec quelque chose de batracien parfois, et en tout cas résolument non humaines au-delà des apparences.

 

Et sur tous ces points – les « héros », le cadre des récits, leurs « ustensiles » et connaissances d’antiquaires, le mystère, la matérialité –, on ne s’étonnera guère de ce que Lovecraft appréciait l’œuvre de James. La parenté, à vrai dire, peut parfois devenir véritable inspiration, très concrète : on sait que Lovecraft prisait la nouvelle « Le Comte Magnus », par exemple, qui a pu inspirer certains aspects de L’Affaire Charles Dexter Ward, notamment – et si, dans la nouvelle de James, le « pèlerinage noir » entrepris par le cruel aristocrate suédois n’est jamais explicité de quelque manière que ce soit, on avouera que la lecture préalable de Lovecraft génère à elle seule bien des images quand ces deux mots tombent sous les yeux du lecteur ; ceci, bien sûr, outre une forme de cousinage spirituel entre Magnus et Joseph Curwen. Nuls Grands Anciens chez James sans doute, c’est là l’apport très personnel de Lovecraft, mais, oui, les passerelles ne manquent pas entre les deux écrivains, pour peu qu’on s’y attarde un brin.

 

D’ailleurs, cette parenté peut éventuellement se prolonger au regard du style. La manière généralement sobre et élégante de James (en anglais du moins – cette édition reprend hélas d’anciennes traductions qui m’ont régulièrement paru perfectibles, et celle de l’extrait d’Épouvante et surnaturel en littérature, par Bernard Da Costa, m’a paru tout bonnement affreuse), cette manière donc paraît aux antipodes de la frénésie adjectivale d’un Lovecraft en roue libre, mais, sur d’autres procédés, les auteurs se ressemblent davantage : dans sa préface, Jean-Pierre Ohl souligne un procédé récurrent chez James, consistant en une distanciation du récit, opérée par plusieurs niveaux de narration, et même très concrètement par plusieurs « je », dont justement « Le Comte Magnus » fournit un saisissant exemple ; mais c’est là une chose qu’on retrouve chez Lovecraft, et qui m’intéresse bien chez lui – l’exemple de ce procédé le plus virtuose mais aussi saisissant et pertinent résidant dans « L’Appel de Cthulhu ».

 

Pour autant, il y a au moins un aspect, je crois, au regard duquel les deux auteurs se distinguent et même s’opposent, et ce sont les implications de la peur. Chez Lovecraft, elle se mue bien vite en terreur, qui constitue un péril objectif pour les personnages, qu’il soit de nature physique et/ou mentale. Cela me paraît assez rarement être le cas chez James – du moins dans les dix nouvelles rassemblées dans le présent volume ; certes, « Le Comte Magnus », encore une fois, est une exception marquée, mais, généralement, James me paraît plus du côté de l’angoisse et du frisson que du péril et de la terreur. À tout prendre, les personnages de « Mezzo-tinto », par exemple, ne risquent « pas grand-chose » (et c’est probablement ma nouvelle préférée dans tout Il y avait un homme qui demeurait près du cimetière), et, généralement, le simple constat de ce qu’il y a une créature étrange suffit à constituer l’argument de la nouvelle, sans qu’elle ait à se montrer menaçante au point du danger mortel. On dépasse la simple suggestion du surnaturel, il est parfois de nature indéniablement objective, mais, pour James, il n’est généralement pas nécessaire d’aller plus loin – Lovecraft, lui, va jusqu’au bout, de la terreur matérielle d’une part, mais aussi d’autre part de ses implications disons métaphysiques. À ce compte-là, la manière de James est sans doute plus feutrée, sobre, et, si l’on y tient, « britannique », classique en tout cas – Lovecraft, c’est cette fois tout autre chose.

 

Maintenant, si M.R. James est du côté du frisson et de l’angoisse, il est assurément compétent dans sa partie ; même une vignette aussi banale, au fond, que « Près du cimetière », qui ouvre le recueil, a de quoi donner la chair de poule, alors qu’il s’agit d’une fable morale à vrai dire convenue. Mais, aussitôt après, « Mezzo-tinto » se montre bien plus habile et singulière dans ce registre (et je ne surprendrai personne en disant que j’ai vu comme une Sadako en lisant cette excellente nouvelle…). « Le Comte Magnus » a déjà été évoqué, et c’est à coup sûr un des points d’orgue du recueil, mais j’aurais envie de mentionner également « Oh, siffle, et j’accourrai vers toi, mon garçon », un récit aux multiples facettes et non dénué d’un certain humour un peu tordu, que l’on retrouvera par exemple dans « Théâtrale apparition d’un disparu », avec l’amusant et grotesque personnage de Bowman, mais aussi la représentation hallucinée de Punch & Judy, qui pour le coup tire l’épouvante vers quelque chose de plus graphique ; ce procédé du « spectacle » et de l’histoire sous-jacente fait également des merveilles dans « Mezzo-tinto », mais aussi dans « La Maison de poupées hantée » ; et il y a peut-être également de cela dans « Le Labyrinthe », je suppose.

 

Je dois avouer avoir été un peu moins convaincu par les trois histoires « à cathédrale » qui figurent à la suite l’une de l’autre au milieu du recueil : « Le Trésor de l’abbé Thomas », « Les Stalles de Barchester » et « Un épisode dans l’histoire d’une cathédrale ». Non qu’elles soient mauvaises, loin de là même : la première, d’ailleurs, est tout spécialement savoureuse dans son épisode cryptographique, et l’on sent dans les trois un auteur qui s’amuse avec sa science, en pleine conscience. La succession des trois récits, cependant, a pu me donner l’impression de ce que l’auteur se répétait, ce qui a amoindri l’effet de l’ensemble. Et les mystères de ces trois histoires ne m’ont pas tant fait frissonner que cela, j’ai l’impression qu’ils avaient davantage pour objet d’être astucieux et/ou critiques voire satiriques, que d’êtres inquiétants ou a fortiori effrayants. Ce qui se discute, hein – forcément.

 

Qu’importe : bilan très positif pour ce premier volume – même si je tends à croire que les traductions (de Xavier Perret, traducteur le plus fréquemment rencontré, mais aussi des quatre autres que l’on trouve pour les seules nouvelles de James, le cas de Bernard Da Costa étant à part) auraient profité d’un bon dépoussiérage. Je suis néanmoins ravi d’avoir enfin pu lire M.R. James en français, et ai hâte de compléter avec le second tome des Histoires de fantômes complètes.

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Finançons Sturkeyville !

Publié le par Nébal

Finançons Sturkeyville !

Généralement, sur ce blog, je m’en tiens à mes chroniques, et pas grand-chose de plus. De temps en temps, cependant, je peux bien faire une exception – ainsi quand il s’agit de soutenir des petites structures camarades, tout particulièrement quand elles se lancent dans des projets enthousiasmants, qui valent bien que l’on passe le mot.

 

Dès lors, quelques lignes pour soutenir la plus récente initiative des Éditions Scylla, émanations de la Librairie Scylla – excellente et indispensable librairie spécialisée en science-fiction, fantasy et fantastique, qui était un peu mon antre, je crois que je peux bien le dire, du temps où je vivais sur Paris.

 

Ledit projet porte sur l’édition d’un recueil de nouvelles de Bob Leman (1922-2006), un auteur américain relativement confidentiel, et tout spécialement en France, même si quelques-uns de ses textes avaient été publiés en leur temps dans la revue Fiction (historique). Raison de plus pour le découvrir ! En l’espèce, il s’agit de publier un recueil composé de six nouvelles (dont deux inédites en français), tournant toutes autour de la ville imaginaire de Sturkeyville, délicieusement weird – et vous pouvez d’ores et déjà en avoir un aperçu en téléchargeant la chouette nouvelle (et, oui, passablement lovecraftienne, pour le coup) qu’est « Les Créatures du lac », en pdf ou en ePub (ici).

 

Reste cependant à financer ce recueil. Les Éditions Scylla ont donc lancé un crowdfunding, qui a débuté il y a quelque chose comme un mois, et doit durer encore un peu moins de deux mois. Vous trouverez les détails de l’opération ici – incluant les diverses contreparties, mais aussi l’équipe chargée du projet. Ce financement participatif doit couvrir les frais de traduction (par Nathalie Serval, en l’espèce) ainsi que d’impression, pour une parution fin 2019, début 2020 au plus tard.

 

Et je vous incite chaudement à participer : le projet vaut le coup, les gens qui y travaillent le méritent assurément, et le livre est plus qu’alléchant.

 

Finançons Sturkeyville !

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La Confession d'une âme fausse, d'Ilarie Voronca

Publié le par Nébal

La Confession d'une âme fausse, d'Ilarie Voronca

VORONCA (Ilarie), La Confession d’une âme fausse, suivi de deux contes, préface de Thierry Gillybœuf, Bordeaux, L’Éveilleur, [1942] 2018, 98 p.

Ma chronique pour Bifrost a été publiée directement sur le blog de la revue, dans la rubrique Objectif Runes en plus (Bifrost 93) – 2.

 

N’hésitez pas à commenter ici même le cas échéant.

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Intégrale, vol. 3 : Autres Mondes, de Clark Ashton Smith

Publié le par Nébal

Intégrale, vol. 3 : Autres Mondes, de Clark Ashton Smith

SMITH (Clark Ashton), Intégrale, vol. 3 : Autres Mondes, traduit de l’anglais (États-Unis) par Alex Nikolavitch, préface de Scott Connors, postface de S.T. Joshi, note d’intention d’Alex Nikolavitch, couverture de Zdzislaw Beksinski, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, 2017, 238 p.

TROIS

 

Autres Mondes est le troisième et dernier volume de « l’intégrale » (qui n’en est pas une, blah blah blah) des nouvelles de fantasy de Clark Ashton Smith, dans l’édition résultant du financement participatif organisé par les Éditions Mnémos.

 

Ce qui appelle deux remarques : tout d’abord, on est là dans du pur bonus – le trouvage de corbeau ne portait initialement que sur les univers les plus développés par l’auteur, à savoir Zothique, Averoigne, Hyperborée et Poséidonis, et l’idée même d’un troisième volume, sans parler de son contenu, n’est devenue concrète qu’à force d’engranger les paliers (d’où, d’ailleurs, quelques ultimes « cadeaux » récompensant les contributeurs, incluant leur liste – tiens, je n’y suis pas –, ou un glossaire des divers univers explorés dans les trois volumes ; à noter, au passage, les illustrations ne sont cette fois pas originales, mais des tableaux souvent célèbres, et appropriés, en noir et blanc par contre).

 

Ensuite, il faut relever que l’édition issue du financement participatif diffère de celle qui est arrivée « normalement » en librairie, les tomes étant découpés différemment : en l’espèce, ces Autres Mondes ont alors été associés à Averoigne, tandis qu’un volume entier était consacré au seul univers (le plus abondant, certes) de Zothique.

 

En tant que « volume bonus » compilant des textes en principe indépendants, Autres Mondes ne bénéficie pas de la cohérence interne des autres tomes… encore que ? C’est peut-être à débattre, et j’y reviendrai. Cependant, d’emblée, on peut déjà relever que s’y trouvent deux « mini-cycles » (l’un consacré à Mars, ou Aihaï, l’autre dévolu à Xiccarph), qui, s’ils n’ont certes pas l’ampleur de Zothique, ne sont pas forcément si éloignés dans l’absolu de Poséidonis, mettons.

 

AU-DELÀ DES ÉTOILES

 

Maintenant, qu’elle soit délibérée ou pas, on peut relever une différence notable avec les précédents cycles, même si peut-être moins cruciale qu’elle n’en a tout d’abord l’air : c’est qu’il s’agit bien d’Autres Mondes, entendre par là que nous ne sommes le plus souvent pas sur Terre – là où Hyperborée et Poséidonis renvoyaient à un passé mythique de la planète bleue, et Zothique à son lointain futur d’agonie, avec entre les deux une Averoigne plus ambiguë, comme une France médiévale ou d’Ancien Régime alternative. Dans cet ultime volume, si cela n’est pas tout à fait systématique, Clark Ashton Smith nous emmène sur d’autres planètes.

 

Il y a sans doute des raisons plus ou moins « commerciales » à cela. En quête de marchés pour ses récits en prose, Clark Ashton Smith ne manquait pas de relever que la « scientifiction », dans des revues comme Wonder Stories notamment (fondée par Hugo Gernsback), avait une certaine popularité, et que Weird Tales n'y était pas réfractaire, à la condition de mettre l'accent sur l'horreur. Smith, dans ses échanges avec Lovecraft, ne cachait pas que, à la différence de son éminent correspondant, lui-même n’était guère excité par l’imaginaire scientifique – ses univers étaient plus baroques, et relevaient clairement d’une fantasy absolument pas désireuse de se fixer des limites de quelque ordre que ce soit. Cela dit, le lectorat de Wonder Stories et d’autres pulps du même ordre n’était au fond guère regardant – et tant pis pour les ambitions scientifiques initiales de Gernsback : il suffisait de placer un récit sur une autre planète, et de confier un pistolaser à un héros, et, hop ! Succès. Inutile de s’embêter avec des développements prenant en compte les difficultés du voyage interstellaire, et les extraterrestres pouvaient se permettre de n’être que des humanoïdes assez fades tant qu'ils avaient les yeux globuleux de rigueur. Dans ces conditions, un Smith pouvait très bien concevoir des récits se déroulant sur Mars ou sur des planètes autrement lointaines – mais, au fond, astronefs et pistolasers ou pas, ils demeuraient des récits de fantasy… et/ou d’horreur, car le cauchemar était donc un bon moyen pour Smith de retourner à un univers baroque parlant davantage à son cœur. Cette approche est avant tout illustrée ici par les trois nouvelles martiennes – à vrai dire, tout le reste, dont Xiccarph, s’embarrasse encore moins de science ou d’illusion de science, et s’adonne sans entraves à la fantasy la plus colorée et la plus pure, planètes lointaines ou pas ; un système à trois étoiles a une poésie qui lui est propre, sans chercher à faire dans le « réalisme ».

 

Maintenant, il faut ajouter que, quel que soit le contexte de ses récits, Clark Ashton Smith ne rechignait guère à faire dans la formule : le récit type, ici comme ailleurs, voit régulièrement un ou des aventuriers pénétrer avec un peu trop de nonchalance un vestige d’une antique civilisation ou la demeure d’un sorcier, y trouver un truc parfaitement horrible, et en faire les frais, folie ou mort. On a déjà lu bien de ces récits-types dans les deux précédents volumes, et ils ne manquent certes pas dans celui-ci, notamment dans le cas martien. Souvent, jusqu’à présent, ce schéma m’a paru correspondre aux textes les plus faibles – étrangement, ici, ça n’est pas nécessairement le cas.

 

MARS/AIHAÏ

 

Le recueil s’ouvre sur trois nouvelles consacrées à Mars – ou Aihaï, comme l’appellent les autochtones. Ce sont, de tout le volume, les récits qui prétendent le plus à un minimum de « réalisme », disons du moins qu’ils sont un peu moins baroques que ceux qui suivent, et, par ailleurs, ils jouent beaucoup de la carte de l’horreur, au travers de périples chthoniens clairement inscrits dans la formule que je viens de décrire. Tout ceci pourrait faire craindre des nouvelles de seconde zone, mais, décidément, ça n’est pas nécessairement le cas.

 

À vrai dire, la première de ces nouvelles, « Les Caveaux de Yoh-Vombis », est une réussite marquée dans ce registre, avec son expédition archéologique découvrant une horreur sans nom dans des souterrains oubliés que les autochtones refusent d’approcher. Le schéma est très classique, et ne manquera pas d’évoquer des nouvelles fameuses du copain Lovecraft, au premier chef Les Montagnes Hallucinées et « Dans l’abîme du temps » (à ce stade, les emprunts sont probablement réciproques) ; surtout, à vrai dire, en ce que c’est ici l’horreur qui domine, et de manière agressive, car extrême – et peut-être assez originale, en fin de compte, pour l’époque ? La nouvelle suscite des images fortes chez le lecteur, et il est à vrai dire très tentant d’y associer des réminiscences de films bien postérieurs, tout particulièrement Alien ou The Thing – on est vraiment dans ce genre de récit d’horreur, et « Les Caveaux de Yoh-Vombis » en est une très puissante illustration.

 

Les deux autres nouvelles martiennes sont bien inférieures, même si pas dépourvues d’intérêt. « L’Habitant du gouffre » reprend en apparence le canevas des « Caveaux de Yoh-Vombis », mais en atténue la froide terreur avec des visions hallucinées d’ordre psychédélique, plus à même de susciter le genre de rêveries baroques qui caractérisent une part essentielle de l’œuvre de Clark Ashton Smith, en prose ou en vers. L’effet m’a dès lors paru moins marqué, et le texte bien moins singulier. Cela dit, il ne manque pas d’images fortes, qui, à leur manière, expriment un cauchemar certes d’un autre ordre, mais qui a sa propre puissance et sa propre saveur.

 

La troisième et dernière nouvelle martienne, « Vulthoom », est la plus problématique – on a l’impression que l’auteur ne sait pas sur quel pied danser. Deux Terriens « exilés » sur Mars, et au profil d’aventuriers, se retrouvent embarqués dans les profondeurs de la planète rouge pour satisfaire aux ambitions de Vulthoom, un être d’une puissance infinie que les autochtones envisagent comme une sorte de diable – si la créature elle-même assure qu’elle n’est rien de la sorte, simplement un extraterrestre issu d’une antique civilisation très avancée et très puissante. Pour Vulthoom, le temps est très différent de ce qu’il est pour les Terriens comme les Martiens : son cycle de sommeil passe par des phases de plusieurs centaines voire milliers d’années, qui ne sont pour lui que de brèves nuits – mais ses ambitions le portent à s’intéresser maintenant à la Terre, dont la civilisation a bien progressé depuis sa dernière période d’éveil… Je crois que Clark Ashton Smith tenait quelque chose avec Vulthoom – avec l’idée même du personnage, s’entend, qui a quelque chose d'un Grand Ancien, et en même temps de méphistophélique. Toutefois, il n’a visiblement pas su quoi en faire ; en tordant le récit pour en faire une aventure palpitante, il en a atténué la singularité – le périple des héros, exceptionnellement envisagés comme tels, relève d’une odyssée chthonienne type, et on a connu Smith autrement plus convaincant dans ce registre (ne serait-ce d’ailleurs que dans « L’Habitant du gouffre », juste avant – on peut aussi penser, plus loin, aux « Abominations de Yondo », qui se distinguent cependant en ce qu’elles sont à l’air libre). Dommage…

 

XICCARPH

 

Les deux récits suivants sont consacrés à Xiccarph, une très lointaine planète orbitant autour de trois soleils et dotée de quatre lunes – plus exactement, la première de ces deux nouvelles se situe intégralement sur Xiccarph, là où la seconde ne fait qu’y commencer… en illustrant bien que Clark Ashton Smith n’avait guère envie de se compliquer la vie en mettant en scène des voyages spatiaux, la magie est tout de même beaucoup plus pratique à cet effet. De fait, les nouvelles de Xiccarph n’ont pas l’ambiguïté de celles de Mars : planète lointaine ou pas, on fait ici dans la pure fantasy.

 

Le personnage clef de ces deux récits, Maal Dweb, est d’ailleurs un puissant sorcier dans la lignée d’Eibon ou de Malygris, sinon des nécromanciens de Zothique ; il se singularise par sa mélancolie, d’homme (enfin…) qui a tout vu, tout vécu et triomphé de tout, regrettant que la vie ne lui offre plus depuis bien trop longtemps de quoi le stimuler…

 

Maal Dweb est le héros du second texte, mais il a un rôle d’antagoniste dans le premier : « Le Dédale de Maal Dweb » a pour héros une sorte de chasseur primitif du nom de Tiglari, qui pénètre le jardin fantasque de Maal Dweb (une illustration marquée du riche imaginaire végétal de Clark Ashton Smith, qui sera encore plus sensible dans certains des textes figurant plus loin dans le recueil, comme « Les Femmes-Fleurs » en Xiccarph et surtout « Le Démon de la fleur ») afin d’en sauver la belle Athlé, le sorcier étant porté à changer les femmes en statues, afin de préserver à jamais leur beauté autrement bien trop éphémère. Vous vous en doutez, ça ne se passera pas très bien pour Tiglari et Athlé… La nouvelle est assez réussie : le jardin impressionne, et les créatures et plantes étranges qui l’habitent, et la mélancolie de Maal Dweb touche étrangement, alors même que la froideur criminelle de son comportement révulse.

 

« Les Femmes-Fleurs » s’ouvre sur Maal Dweb soliloquant face à la statue d’Athlé – le puissant sorcier, las de sa démesure, décide de l’abandonner en bloc. Avide d’aventure, il se rend sur une autre planète, où des femmes-fleurs offrent un miroir ironique à ses statues. Hélas, la nouvelle ne convainc guère : l’imaginaire végétal, propice à une sorte de poème en prose, s’accommode assez mal d’un substrat d’aventure davantage pulp, qui ne parvient jamais vraiment à emporter l’adhésion – on a un peu l’impression, là encore, que Clark Ashton Smith ne sait pas trop quoi faire de son puissant personnage, de même qu’avec Vulthoom.

 

AUTRES MONDES

 

Suivent, sous l’intitulé générique « Autres Mondes », cinq nouvelles relativement différentes, pour le coup – mais finalement peut-être plus constantes en termes de qualité que celles qui précèdent.

 

La première est « Les Abominations de Yondo », semble-t-il une des premières nouvelles écrites par Smith à destination du marché des pulps. Il est à vrai dire tentant d’y voir une forme de poème en prose plus typique de la production antérieure de l’auteur – là où certains des poèmes en prose que nous pouvons lire plus loin dans ce volume ont quelque chose qui pourrait les rapprocher davantage de nouvelles ; la question porte dans les deux cas sur l’importance que l’on accorde à la dimension proprement narrative de ces textes. Dès lors, « Les Abominations de Yondo » tient du périple halluciné, subi par un homme en condamnation de ses méfaits – cette dimension « pénale » étrange fournissant un intéressant motif à une errance absurde dans un désert très mystiquement connoté ; à tort ou à raison, tout cela m’a fait penser à une sorte de variation davantage horrifique sur, mettons, La Tentation de saint Antoine. Un texte intéressant – pas parfait, mais doté d’une certaine poésie baroque en même temps qu’étrange, au travers d’images totalement folles qui impressionnent durablement.

 

« Une nuit en Malnéant » n’a pour ainsi dire rien à voir. C’est une sorte de fable sur le deuil, empreinte sans doute d’un certain pathos démonstratif, et pourtant joliment touchante – et c’est ce en quoi elle est horrible, sans qu’il soit nécessaire d’y faire intervenir des monstres ou que sais-je. Oui, ce texte m’a étrangement touché, je l’ai beaucoup aimé.

 

« Le Monstre de la prophétie » revient aux voyages interstellaires plus magiques qu’autre chose, mais en développant une sorte d’étrange satire pince-sans-rire pour le moins déstabilisante : c’est que le monstre en question est un homme, un poète figurez-vous, emmené dans un monde lointain par une créature extraterrestre surpuissante (et résolument non humanoïde en dépit de l’apparence factice qu’elle adopte tout d’abord), qui y voit le moyen d’accéder aux plus hautes charges de cet univers, en accomplissant de la sorte une prophétie qui, à terme, pourrait bien se retourner contre lui. C’est un texte étrange, oui – notamment en ce qu’on ne sait jamais tout à fait ce qu’il faut y prendre au sérieux. Ce retournement ironique sur la monstruosité est intéressant, qui incite en même temps l’auteur à dépeindre les interactions entre le poète et ses hôtes sur un mode savoureux – ce jusqu’à l’érotisme, bien avant Les Amants étrangers de Philip José Farmer, ou encore L’Étrangère de Gardner Dozois. Une réussite en ce qui me concerne.

 

« Le Démon de la fleur » également est une réussite – mais dans un genre bien différent. Cette légende antique aux accents dunsaniens est en même temps un récit d’horreur sur un mode global inattendu, l’humanité y étant asservie par des plantes qui lui sont bien supérieures, avec à leur tête une fleur unique en son genre et d’une puissance proprement divine. L’imaginaire végétal sensible dans « Le Dédale de Maal Dweb » ou « Les Femmes-Fleurs » est ainsi transmuté en quelque chose de radicalement autre, qui peut à terme relever de la terreur pure. La nouvelle est en même temps très déprimante… C’est qu’il ne s’agit pas tant d’une variation végétale sur La Guerre des mondes (il y en a un certain nombre), plutôt d’une fable désabusée sur l’impossibilité absolue de changer la donne. Un texte dès lors à la fois baroque, terrifiant et glaçant – j’ai beaucoup aimé.

 

De ces cinq « Autres Mondes », c’est « La Planète défunte » qui m’a le moins parlé. D’une certaine manière, cette nouvelle ressemble à première vue au « Monstre de la prophétie », avec cet astronome/antiquaire, en lieu de poète, qui est amené (en rêvant, cette fois ?) à se rendre sur une planète très lointaine, et très étrange, mais où certaines choses persistent – dont la romance, en fait au cœur de l’intrigue, entre le Terrien fait poète Antarion et la belle Thameera ; comme de juste, ceci ne plaît pas au roi Haspa, etc. Le contexte est décrit avec un luxe de détails baroques typique de l’auteur, et la romance n’exclut pas, loin de là, des dimensions plus sombres en arrière-plan, dont une conviction de décadence qui devient subitement très concrète, très matérielle, mais cela n’a pas suffi à emporter mon adhésion. Ce texte n’est pas mauvais, mais m’a paru un peu médiocre – peut-être parce que je n’ai pas su, ou pu, en apprécier le style, généralement loué (globalement, la traduction d’Alex Nikolavitch ne me paraît pas exempte de tout reproche, d’ailleurs, même si certainement pas au point du rejet).

 

POÈMES EN PROSE

 

Suivent quatre poèmes en prose, un registre que Clark Ashton Smith a beaucoup pratiqué et qui lui a valu une certaine réputation. Joyeuse bonne idée, ces quatre textes sont présentés en version bilingue.

 

Je ne me sens pas vraiment de rentrer dans les détails – je n’ai au fond pas grand-chose à en dire, ne sachant pas très bien ce que j’en pense… Je relève simplement, comme mentionné plus haut, que la frontière entre le poème en prose et la nouvelle me paraît parfois ambiguë : j’ai vraiment le sentiment que « Les Abominations de Yondo » pourrait être considéré comme un poème en prose, là où, de manière particulièrement marquée, « Sadastor » a une certaine dimension narrative qui pourrait assez légitimement en faire une nouvelle. Bah, ça n’est sans doute pas très important…

 

Et, au-delà, je n’ai donc pas grand-chose à en dire. À l’évidence, ces quatre brefs textes se montrent particulièrement léchés, plus baroques encore que d’usage (et c’est donc peu dire – oui, je me rends compte combien j’ai sans cesse employé ce qualificatif dans cette chronique), au point à vrai dire où l’overdose me paraît commencer à menacer. Le lexique précieux renvoie souvent à l’imaginaire végétal dont ce recueil tout particulièrement a maintes fois témoigné, mais cela va au-delà.

 

Mais, dans ces poèmes en prose, c’est leur dimension profondément décadente qui me paraît la plus intéressante – ce qui n’a rien de bien surprenant chez l’auteur de Zothique, entre autres : il se sent chez lui au milieu des démons et des lamies ; on ne lui en voudra pas !

 

MERCI

 

Ce troisième volume « bonus » se montre en définitive plus qu’honorable, face à ses grands-frères consacrés aux univers les plus développés par Clark Ashton Smith – et il n’est pas dépourvu d’une certaine cohérence, finalement, une cohérence qui transcende le niveau un peu prosaïque des « cycles » identifiés en tant que tels.

 

Et on y compte des nouvelles tout à fait recommandables. La meilleure à mon sens est probablement « Les Caveaux de Yoh-Vombis », mais « Le Dédale de Maal Dweb », « Une nuit en Malnéant » et « Le Démon de la fleur » valent amplement le détour, et probablement aussi « Les Abominations de Yondo » ou « Le Monstre de la prophétie », sur un mode peut-être davantage mineur.

 

Un bon livre, donc – et une bonne conclusion à une très belle édition que j’attendais de longue date : voilà un financement participatif auquel je suis vraiment très heureux d’avoir pris part – depuis le temps que je voulais lire Clark Ashton Smith ! Il le méritait bien, assurément.

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Black Wings II, de S.T. Joshi (ed.)

Publié le par Nébal

Black Wings II, de S.T. Joshi (ed.)

JOSHI (S.T.) (ed.), Black Wings II – New Tales of Lovecraftian Horror, Hornsea, PS Publishing, 2012, IX + 321 p.

Retour à la série d’anthologies lovecraftiennes Black Wings, dirigée par l’éminent critique S.T. Joshi, et éditée initialement chez PS Publishing – de beaux bouquins hardcover à jaquette.

 

Bon, je suppose qu’il n’est pas vraiment nécessaire de vous refaire ici le pitch de la série, je m’étais suffisamment étendu à ce propos en traitant du premier volume (sous son titre « rallongé », et problématique, caractéristique des rééditions : Black Wings of Cthulhu… soit exactement ce que l’anthologiste souhaitait éviter – notez que, depuis, ce premier volume a été traduit en français, chez Bragelonne, sous le titre plus problématique encore si ça se trouve Les Chroniques de Cthulhu)… et, en fait, j’avais déjà auparavant chroniqué Black Wings III, qui était le premier volume de la série que j’avais lu (et je vais le relire).

 

Bref : ici, autant se lancer directement dans les nouvelles. Et je ne me sens pas vraiment de jouer le jeu des catégories, pas forcément très pertinent ici – je vais donc évoquer chaque nouvelle dans l’ordre où elle figure dans le recueil.

 

Nous commençons avec John Shirley et « When Death Wakes Me to Myself » : un psychiatre vient de s’installer dans une nouvelle demeure à Providence, mais, très vite, un jeune homme visiblement dérangé cherche à y pénétrer par tous les moyens. Et ce jeune homme exprime bien des traits du Lovecraft historique, dans sa manière de parler par exemple… Pas mal – de la mesure dans les effets, étonnamment, et c’était probablement indispensable pour que ça fonctionne ; cerise sur le gâteau, la fin, à bon droit, n’est pas totalement celle à laquelle je m’attendais, et s’avère bien plus fine. Oui, ça fonctionne assez bien. Je relève au passage que, contrairement à ce qui s’était passé dans Black Wings of Cthulhu, le procédé consistant à faire figurer Lovecraft lui-même en tant que personnage, dans cette deuxième livraison, est beaucoup plus rare – à vrai dire, en dehors de cette nouvelle précisément, je n'en vois qu’un seul autre exemple, l’excellente nouvelle de Rick Dakan, dont je vous parlerai le moment venu.

 

Ensuite nous avons Tom Fletcher, avec « View » : un couple visite une vieille maison, guidé par un agent immobilier enthousiaste et/ou menaçant – mais la bâtisse a d’étranges propriétés, d’ordre plus ou moins géométrique… et en tout cas beaucoup trop d’étages ou de semi-étages. La nouvelle fait sans doute référence à « La Maison de la sorcière », mais on pense surtout à M.C. Escher à sa lecture. Hélas, l’effet s’amenuise à force d’insistance – la nouvelle aurait gagné à être considérablement écourtée, clairement, et ce qui fonctionne initialement finit par sombrer dans la platitude (si j’ose dire). Dommage.

 

« Houndwife », de Caitlín R. Kiernan, est d’un tout autre niveau. Difficile de résumer cette nouvelle, notamment du fait de sa narration explicitement non linéaire, mais circulaire… On y accompagne une femme qui se cherchait et qui s’est (peut-être) trouvée dans quelque chose, quelque part entre le sexe et l’occulte – ce dernier devant le rester. Le titre et certains aspects de l’intrigue renvoient au « Molosse », aucun doute là-dessus, mais d’autres éléments, pas moins importants en ce qui me concerne, évoquent plutôt « Le Festival » ou « Celui qui hantait les ténèbres » ; cependant, ces références explicites sont en fait relativement secondaires, et le plus important est ce jeu sur la temporalité et la narration – d’autant qu’il se double, dans une perspective finalement bien plus lovecraftienne que le clin d’œil du pastiche, d’un profond sentiment d’horreur cosmique, encore que « horreur » ne soit probablement pas le mot le plus juste ici. Disons-le, je n’y ai probablement rien panné… et ça ne m’a pas empêché d’adorer, non, le mot n’est pas trop fort – belle plume, aussi, faut dire. En fait, je tends à croire que c’est ma nouvelle préférée de ce volume II de Black Wings. Quoi qu’il en soit, dans mes lectures lovecraftiennes modernes, Caitlín R. Kiernan tend vraiment à se singulariser comme bien au-dessus du lot.

 

Suit Jonathan Thomas, avec « King of Cat Swamp » : un couple d’une banalité très banale reçoit la visite d’un intrus envahissant – un certain Castro… La nouvelle brode (lointainement) sur « L’Appel de Cthulhu », au travers de ce personnage croisé initialement dans le bayou bien des décennies plus tôt, et qui pouvait assurément être développé comme Lovecraft ne l’avait pas fait ; enfin, la pertinence du procédé est en fait à débattre, car celui qui était simplement fou et, très probablement, se leurrait quant aux intentions du Grand Poulpe du Pacifique, dans la nouvelle de Lovecraft, devient ici par la force des choses un puissant sorcier (soit… l’antithèse du discours habituel de S.T. Joshi ?). Bon, tout ceci n’est pas sérieux : le registre est semi-parodique, et, oui, sur le moment, c’est plutôt amusant, mais c’est le genre de truc qu’on oublie sitôt la page tournée.

 

« Dead Media », de Nick Mamatas, m’a bien plus intéressé, même si cette nouvelle n’est probablement pas sans défauts. Il s’agit d’une sorte de « suite » à « Celui qui chuchotait dans les ténèbres ». Des étudiants de l’Université Miskatonic, de nos jours, entendent percer le vieux mystère de la fac – le récit par Wilmarth de ses aventures dans le Vermont. Sauf que lire le disque envoyé par Akeley au professeur nécessite un matériel archaïque particulier, et c’est déjà un problème… En même temps, le transfert de l’enregistrement sur un support plus moderne permettrait peut-être de percer à jour la supercherie ? Cet aperçu de « médias morts » est déjà en soit intéressant, mais je suppose que ce titre a aussi quelque chose de plus métaphorique, concernant le caractère aujourd’hui multimédia de l’œuvre de Lovecraft ? Ou pas. Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé la « rupture » vers la fin de la nouvelle un peu trop sèche (en fait un problème survenu à plusieurs reprises durant ma lecture de cette anthologie), même si « l’épilogue » est loin d’être inintéressant, en donnant davantage de perspective à l’ensemble, avec une ampleur cosmique que les premières pages ne laissaient pas vraiment entrevoir. Oui, pas parfait, mais j’ai vraiment bien aimé.

 

« The Abject », de Richard Gavin, par contre, je n’ai vraiment pas accroché… La nouvelle est globalement très convenue, avec des trentenaires ou quadragénaires qui se retrouvent pour faire de la rando dans la forêt tout à l’ouest du Canada, autant dire au bout du monde (d’ailleurs, c’est dit), et là il y a une montagne bizarre, que les Indiens n’aimaient pas, etc., etc. Le récit, central, de la misère sentimentale du couple (hétéro et en crise) qui motive l’histoire n’en est pas moins convenu, hélas, au point où c’en devient pénible. Puis l’auteur nous inflige (précisément) une de ces ruptures « sèches » dont je viens de parler, une à vrai dire qui aurait pu faire un sacré effet, mais il s’y prend tellement mal, et tellement lourdement, qu’il ne parvient guère à susciter chez le lecteur qu’un soupir désabusé. La nouvelle aurait pu, et dû, être terrible – et touchante en même temps (et, par ailleurs, elle se serait peut-être très bien passée de connotations fantastiques). Elle n’est hélas ni l’une, ni l’autre. Un des points faibles du recueil – probablement le pire en ce qui me concerne.

 

« Dahlias », de Melanie Tem, est un (court) texte à part dans cette anthologie. Et qui ne m’a pas vraiment convaincu non plus... C’est que la nouvelle entend pour l’essentiel exprimer le sentiment d’horreur cosmique dans un cadre très quotidien – au travers d’une vieille dame qui va mourir et n’attend certainement rien après. Le texte a quelque chose d’une fable, mais il est un peu trop lourdement démonstratif…

 

Après quoi, John Langan nous livre « Bloom », une nouvelle assez sympathique, même si je peine à définir exactement les intentions de l’auteur. Le point de départ de la nouvelle a quelque chose d’une blague (délibérément mauvaise), avec ce couple qui ramène à la maison un container frigorifique malencontreusement égaré, et cette dimension aura l’occasion de revenir par la suite, mais on y trouve en même temps des choses plus sérieuses, dont quelque scènes… eh bien, oui, horrifiques… et un jeu avec les thèmes et textes de Lovecraft qui s’avère plus subtil (et peut-être même parfois plus profond) que dans bien d’autres nouvelles de ce recueil et a fortiori d'autres, des nouvelles qui se la pètent probablement bien davantage. Le manque d’unité du récit (dans le ton, du moins) me laisse encore un peu indécis, mais c’était globalement assez sympa, oui.

 

« And the Sea Gave Up the Dead », de Jason C. Eckhardt, est un texte très joueur et savoureux – et qui m’a beaucoup plu. Il s’agit là encore d’une variation sur « L’Appel de Cthulhu », mais qui se présente comme un document originel annoté par un chercheur – en l’espèce, le journal d’un naturaliste ayant accompagné l'amiral Cook dans le Pacifique, et tout spécialement à l’endroit que vous savez… Je ne sais pas ce qu’il en est, pour un anglophone, de l’anglais un peu archaïque et contourné de ce texte, mais je l’ai trouvé très amusant, oui, et plutôt bien fait – même si sa conclusion manque forcément d’ampleur, puisque nous savons très bien, nous autres lecteurs, ce qui se cache là-bas. Mais je n’ai pas trouvé ça problématique, et cette nouvelle figure parmi les textes du recueil que j’ai trouvés les plus savoureux.

 

Don Webb livre ensuite « Casting Call », qui fonctionne assez bien également. Même si je suis sans doute passé à côté de pas mal de trucs, car la nouvelle tourne autour des émissions télévisées de Rod Serling, au-delà de la seule Quatrième Dimension (que je ne peux pas vraiment prétendre connaître non plus, honte sur moi…) – il me manque donc sans doute pas mal de choses pour pleinement apprécier ce récit. Mais j’en ai apprécié l’approche, assez clairement comique, et même grotesque, mais futée dans ce registre – même quand il s’agit de mêler à tout ça l’ambition très « Actors Studio » d’un jeune acteur latino qui entend incarner au mieux une goule dans l’esprit du « Modèle de Pickman ». Ce qui est amusant, mais pas seulement – outre que, là aussi, nous avons un aperçu du caractère multimédia du corpus lovecraftien, en soi pas inintéressant. Certes, ma méconnaissance du contexte exact de la nouvelle joue contre elle, mais pas au point d’en amenuiser véritablement l’intérêt, trouvé-je.

 

On passe à (attention !) « The Clockwork King, The Queen of Glass and The Man with the Hundred Knives » (ouf), de Darrell Schweitzer. C’est une nouvelle étonnante et singulière à plus d’un titre – notamment parce que c’est la seule, ici, à jouer pleinement du registre onirique de Lovecraft, à la façon de la fantasy baroque des « Contrées du Rêve ». Et, à cet égard, c’est autrement plus convaincant que… eh bien, à peu près tout ce que j’avais pu lire dans La Clé d’Argent des Contrées du Rêve (sans même parler, obviously, des abominations de Brian Lumley). Ceci, surtout, dans la mesure où la nouvelle garde en même temps une assise « terrestre » et invite sans ambages à questionner la santé mentale des principaux protagonistes, narrateur éventuellement non fiable inclus comme de juste. Et, enfin, cet onirisme est radicalement perverti dans une optique pleinement cauchemardesque. Vraiment un texte intéressant, singulier, et qui produit son effet – parmi ce qu’il y a de mieux dans cette anthologie, en ce qui me concerne.

 

Nicholas Royle, avec « The Other Man », livre une variation sur le double, pas spécialement lovecraftienne (même si on laisse entendre qu’il y a de « Je suis d’ailleurs » dans tout ça), et un peu terne… Non, je suppose que c’est plus qu’honnête dans son genre, mais, très franchement ça ne m’a pas emballé – à l’instar de sa nouvelle « Rotterdam » dans Black Wings. Ça m’ennuie d’autant plus que mon premier contact avec cet auteur, sa nouvelle « Le Leurre » dans le n° 21 du Visage Vert, m’avait bien autrement séduit. Je suis convaincu qu’il y a quelque chose de très intéressant chez lui, mais je passe décidément à côté de pas mal de ses textes…

 

J’ai davantage adhéré à « Waiting at the Crossroads Motel », de Steve Rasnic Tem, nouvelle qui suinte le mal à l’état pur. Nous y suivons un personnage proprement répugnant, qui accomplit avec sa pauvre famille foutue depuis le départ une sorte de halte rituelle dans un motel aussi répugnant que lui-même. On y devine une forme de généalogie morbide typiquement lovecraftienne, qui peut renvoyer à Dunwich comme à Innsmouth (ou à la Kingsport du « Festival »), mais « modernisée » dans le plus bassement matérialiste des contextes – lequel est pourtant en même temps teinté de vagues cultes ancestraux, quelque part entre le décorum et la substance, qui contribuent en même temps à la perpétuation du « mauvais sang » (et renforcent à mes yeux le lien avec « Le Festival »). C’est le type même du texte poisseux, qui suinte, oui, et qui inspire un vague dégoût – et c’est une vraie réussite dans ce registre.

 

Suit « The Wilcox Remainder », de Brian Evenson, ultime variation sur « L’Appel de Cthulhu », comme son titre le laisse entendre. Le narrateur y a maille à partir avec une petite statuette (exactement celle que vous supposez) qui refuse de le laisser tranquille ; la nouvelle, dès le départ, laisse entendre que ledit narrateur pourrait bien être fou, et donc non fiable – un classique du genre qui, du coup, peut renvoyer davantage à d’autres nouvelles de Lovecraft, moins « cthuliennes », notamment « Le Modèle de Pickman » et « Le Monstre sur le seuil ». C’est bien fait dans son genre, ça fonctionne. Pourtant, je ne peux m’empêcher de ressentir une vague déception – à vrai dire la même qui s’empare toujours de moi quand je lis une nouvelle d’horreur de Brian Evenson, et peine à y reconnaître l’auteur d’Inversion, de La Confrérie des mutilés, éventuellement même de Baby Leg ou de Père des mensonges… Davantage celui d’Alien : No Exit, pour le coup ? Enfin, non, quand même pas : c’est bien quand même, oui. C’est juste que, comme toujours, j’en attendais davantage…

 

« Correlated Discontents », de Rick Dakan, est une nouvelle bien autrement ambitieuse – et peut-être cela m’a-t-il encore davantage incité à baisser la note de la nouvelle de Brian Evenson, à vrai dire. Comme le récit de Darrell Schweitzer un peu plus haut, celui de Rick Dakan bénéficie de sa singularité dans cette anthologie – mais si « The Clockwork King, The Queen of Glass and the Man with the Hundred Knives » jouait de la carte de la fantasy, « Correlated Discontents » joue de celle de la science-fiction – même un peu « TGCM », certes. L’idée est celle d’un programme informatique empruntant une interface humaine, et supposer rendre la personnalité de feu Howard Phillips Lovecraft après avoir ingurgité, analysé et digéré toute sa correspondance – qu’il s’agit ensuite de régurgiter, via donc un homme de chair et de sang, pour donner des réponses « authentiques » dans un contexte de conversation, en piochant pourtant dans des citations d’un objet parfois fort éloigné. L’idée est assez fascinante en soi – et la fin de la nouvelle est dans la droite lignée du postulat –, mais le récit ne met pas tous ses œufs (j’ai failli écrire « ses yeux »…) dans le même panier : lors de la démonstration publique du procédé, fans et non-fans amenés à questionner « Lovecraft » et à se réjouir de la parfaite authenticité de ses réponses biaisent bien vite le propos de l’expérience en interrogeant le personnage sur son racisme – frontalement. Le sujet est délicat, mais joliment amené – et ce d’autant plus qu’il faut intégrer dans l’équation « l’interface humaine », un jeune étudiant, et plus ou moins toujours un fan, qui est ainsi amené à prononcer les propos les plus outrancièrement racistes… tout en se laissant progressivement submerger par la personnalité de synthèse de Lovecraft. En même temps, il ne s’agit pas d’un texte bêtement à charge, c’est même tout sauf ça ; il sait se montrer assez subtil à tous ces égards, pertinent de bout en bout. Il y a bien plus de substance dans cette histoire que dans un bon millier sinon million de « débats » sur le racisme de Lovecraft. En même temps, ce n’est pas la même approche que celle de Victor LaValle dans La Ballade de Black Tom, mais elle me paraît tout aussi pertinente. Vraiment, j’ai trouvé ça très intéressant – casse-gueule, mais en fait d’autant plus intéressant.

 

Donald Tyson, avec « The Skinless Face », joue dans un tout autre registre, bien autrement classique – en fait un qui peut rappeler celui de Brian Evenson ? Avec tout de même un côté « grosse horreur qui tâche » autrement prononcé… De fait, l’histoire est somme toute assez banale : une expédition archéologique qui fait une dangereuse découverte du côté de la Mongolie, ce qui ne manque pas de rappeler Les Montagnes Hallucinées ou encore « Dans l'abîme du temps »… Cela dit, dans son genre, c’est vraiment très bien fait – et assez effrayant, oui, avec un vague malaise quand se révèle la nature de la statue dégagée des sables… C’est le moment pulp de l’anthologie, disons – et une réussite dans son domaine. Un texte qui ne brille ni par l’ambition ni par l’originalité, mais on s’en cogne, c’est un bon moment de lecture pour qui aime l’horreur pas-seulement-lovecraftienne-même-si-ici-très-lovecraftienne-pour-le-coup.

 

« The History of a Letter, as related by Jason V Brock » convainc beaucoup moins : il s’agit… eh bien, d’une lettre, auteur inconnu, destinataire inconnu et propos inconnu. Peut-être s’agissait-il de traiter de l’indicible lovecraftien, peut-être s’agissait-il en même temps de parodier la manière lovecraftienne, ou, piste au moins aussi valable, la critique lovecraftienne (avec le procédé de l’annotation inutile…), mais, pour le coup, nous avons essentiellement un texte qui ne mène nulle part, en fait une blague, et, oui, un peu mauvaise (mais pas de celles qui emportent l’adhésion), une blague en tout cas qui dure sans doute bien trop longtemps et s’avère d’un intérêt très, très limité. Une fausse note.

 

Et l’anthologie de se conclure sur « Appointed », de Chet Williamson, une nouvelle là encore relativement classique, encore que dans une veine de l’horreur rappelant bien davantage Stephen King que Lovecraft. Son contexte, à vrai dire, est ce qu’il y a de plus intéressant, avec ces conventions geekissimes, où se retrouvent sans cesse des acteurs de seconde zone, qui ont « brillé » il y a des décennies de cela dans tel ou tel film d’horreur à petit budget, éventuellement de la lovecrafterie à gros sabots, et qui, trente ou quarante ans plus tard, en sont réduits à mendier quelques piécettes en échange de leur autographe sur un DVD qu’ils n’ont aucune envie de s’infliger. La nouvelle a dès lors quelque chose de doux-amer, plus que de véritablement drôle, qui touche étonnamment, même quand il s’agit de mener l’histoire à son terme en accumulant les codes du genre. Ceci tout en jouant (de nouveau, ça revient décidément souvent dans cette anthologie) de la popularité multimédia de Lovecraft. Oui, une réussite !

 

Bilan ? Allez, essayons de classer tout ça, du moins bon au meilleur…

 

Dans le moins bon, je relève quatre nouvelles : celle de Tom Fletcher, « View » ; celle de Richard Gavin, « The Abject » ; celle de Melanie Tem, « Dahlias » ; et enfin celle de Jason V Brock, « The History of a Letter ». Je serais tenté de mettre à part celle de Melanie Tem, tout de même, qui n’est probablement pas mauvaise, mais m’a laissé de marbre, c’est tout… « The Abject » est en fait la seule nouvelle du recueil que j’ai vraiment envie de qualifier de « mauvaise » ; et ceci d'autant plus qu'elle aurait pu s'avérer très intéressante avec un peu plus de constance et de compétence dans la narration. Le reste est, soit un peu trop médiocre, soit indifférent en ce qui me concerne.

 

Après quoi, j’ai envie de rassembler quatre nouvelles qui fonctionnent tout à fait, si elles ne m’emballent pas des masses non plus – disons des nouvelles « honnêtes », mieux que médiocres, mais peut-être pas au point où je pourrais les qualifier véritablement de « bonnes » sans sourciller : « When Death Wakes Me to Myself », de John Shirley ; « King of Cat Swamp », de Jonathan Thomas ; « Bloom », de John Langan ; et enfin « The Other Man », de Nicholas Royle. Le cas de « Bloom » est un peu litigieux : à certains égards, j’aurais envie de faire figurer cette nouvelle dans la catégorie au-dessus, mais, j’ai beau tourner ça dans tous les sens, j’ai le sentiment, pas bien assis du tout, qu’il y manque pourtant quelque chose, un je-ne-sais-quoi qui… Bon, bref.

 

Viennent maintenant six nouvelles que je qualifie de « bonnes », voire plus, sans l’ombre d’une hésitation : celle de Nick Mamatas, « Dead Media » (même s'il y a indéniablement à y redire) ; celle de Don Webb, « Casting Call » ; celle de Steve Rasnic Tem, « Waiting at the Crossroads Motel » ; celle de Brian Evenson, « The Wilcox Remainder » ; celle de Donald Tyson, « The Skinless Face » ; et enfin celle de Chet Williamson, « Appointed ». Les cas de Brian Evenson et de Donald Tyson sont un peu limites à leur tour, car il s’agit de deux textes trèèèès classiques (outre que mon ressenti concernant Evenson est donc un peu biaisé), et en même temps très efficaces – ce sont des textes « pro », ce qui n’est souvent pas exactement un compliment, mais je ne peux nier avoir pris un certain plaisir à leur lecture, alors autant ne pas chipoter. En même temps, dans cette catégorie, je suis tenté de mettre en avant les contributions de Steve Rasnic Tem et de Chet Williamson – qui sont à l’extrême limite de mériter la classification dans la catégorie au-dessus…

 

Mais j’ai voulu distinguer les quatre textes qui m’ont le plus emballé : il s’agit de « Houndwife », de Caitlín R. Kiernan ; « And the Sea Gave Up the Dead », de Jason C. Eckhardt ; « The Clockwork King, The Queen of Glass and The Man with the Hundred Knives », de Darrell Schweitzer ; et enfin « Correlated Discontents », de Rick Dakan. Ce sont en même temps des textes assez différents – ceux de Darrell Schweitzer et de Rick Dakan ont gagné leur place dans cette ultime catégorie de par leur ambition et leur singularité, et ce pourtant de manière on ne peut plus différente ; tandis que « And the Sea Gave Up the Dead » a fini ici par son côté très ludique, disons même fun. Mais ce qui m’apparaît clair, oui – et ce alors même qu’il ne s’agit pas exactement d’une nouvelle très claire… c’est que la palme, dans Black Wings II, revient (une fois de plus ?) à Caitlín R. Kiernan.

 

Quoi qu’il en soit, le niveau est globalement élevé voire un peu plus que ça – incomparablement plus en tout cas que dans l’anthologie lovecraftienne ou para-lovecraftienne-truc lambda. J’ai dans l’ensemble lu cette deuxième livraison de Black Wings avec beaucoup de plaisir – et vais poursuivre, prochainement, en (re)lisant (pour le coup) Black Wings III. Restez tunés…

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The Haunting of Hill House (saison 1 ?)

Publié le par Nébal

The Haunting of Hill House (saison 1 ?)

The Haunting of Hill House, saison 1 (dix épisodes), 2018

 

Bon, au cas où : je vais parler d’une série, donc, hein, gros risques de SPOILERS. Si vous voulez la version courte, j’ai trouvé ça globalement bon à très bon – jusqu’à un dernier épisode que j’ai trouvé désastreux. Est-ce que ça vaut le coup quand même ? Je dirais que oui – même en grinçant un peu des dents.

 

Autre chose : j’ai mis « saison 1 » dans le titre, au cas où là encore, mais j’espère, j’espère vraiment, qu’il n’y aura pas de saison 2.

LES MODÈLES – ET L’AU-DELÀ

 

The Haunting of Hill House, à la base, est un roman de Shirley Jackson – que l’on trouve en français sous différents titres : Maison hantée, ou Hantise, ou La Maison hantée. Et c’est peut-être bien la plus célèbre histoire du genre – notamment en ce qu’elle a inspiré le chef-d’œuvre de Robert Wise The Haunting, en français La Maison du diable. Je dois confesser ici que je n’ai pas lu ce roman (de Shirley Jackson, je n’ai pour l’heure lu que l’excellent Nous avons toujours vécu au château) et que, si j’ai adoré le film de Wise, une sacrée baffe en son temps, mes souvenirs en demeurent assez nébuleux.

 

Toutefois, cela n’est a priori pas forcément un problème pour traiter de la série The Haunting of Hill House, sortie tout récemment sur Netflix et due à un certain Mike Flanagan, réalisateur que je ne connaissais pas mais qui a semble-t-il commis quelques films d'horreur plus qu’honorables, dont une adaptation plutôt bien accueillie du roman de Stephen King Jessie, pourtant très casse-gueule (j’ai beaucoup aimé ce roman, il faudra que je tente l’expérience). En effet, le lien avec le livre initial est semble-t-il assez relâché, consistant à en croire ceux qui savent plutôt en allusions relativement subtiles, l’idée étant de s’attacher à l’esprit (uh uh) et non à la lettre du récit originel. Quant au film de Wise, Mike Flanagan était bien conscient qu’il était insurpassable, et n’a donc pas cherché un seul instant à s’y mesurer : il a inscrit sa réalisation, à bon droit, dans un tout autre registre.

 

À ce propos, on associe souvent aussi bien le roman de Shirley Jackson que le film de Robert Wise au sous-genre du fantastique psychologique. Ce qualificatif s’applique-t-il à la série ? C’est une question de définition, je suppose : la série use assurément du fantastique comme d’un prétexte, ou d’une métaphore, à l’exploration de la psyché tourmentée de ses personnages, dans un contexte trouble où le deuil joue un rôle essentiel – à cet égard, le caractère objectif ou non du surnaturel n’aurait aucune importance, et la série pourrait évoquer aussi bien, en littérature, Le Tour d’écrou de Henry James, qu’au cinéma un film qui doit probablement beaucoup à ce roman, Les Autres, d’Alejandro Amenábar. Toutefois, quand on évoque tout particulièrement La Maison du diable dans ce registre, c’est généralement en raison de son ambiguïté – qui renvoie là encore éventuellement à Henry James : dans ce film, la question de la réalité des fantômes ou de la folie d’un ou des personnages n’est sauf erreur jamais tranchée. La série The Haunting of Hill House a une tout autre approche, qui pour le coup fait davantage penser à Les Autres (ce film n’est qu’un exemple, hein – le Shining de Kubrick serait peut-être un modèle plus fameux) : même s’il sous-tend une étude de la psychologie trouble des personnages, le surnaturel dans la série est a priori objectif, il a une réalité propre, indépendante des héros et de leurs biais ; quelques passages laissent entendre (faussement et par jeu, doublement ironique donc) la possibilité d’une narration non fiable, procédé caractéristique du registre (aussi bien dans Le Tour d’écrou que dans La Maison du diable), mais, au bout du compte, l’histoire ne fait pourtant sens que si les fantômes sont là et bien là. Il me paraît important de mettre en avant ce point, mais c’est à débattre, bien sûr.

 

UNE FAMILLE IDÉALE – DONC DYSFONCTIONNELLE

 

La série joue sur deux trames temporelles, plus imbriquées qu’opposées. Lors de l’été 1992, la famille Crain (un couple et ses cinq enfants) vit des événements terribles dans la très gothique maison appelée Hill House (en référence au nom de ses bâtisseurs, les Hill, et non de quelque colline que ce soit), achetée pour être retapée et revendue avec une bonne marge : c’était l’idée, mais il y a comme un couac... Finalement, le père, Hugh, file au cœur de la nuit avec les enfants, le sort de la mère, Olivia, laissée en arrière, étant pour l’heure indécis ; mais, bien sûr, le récit laisse entendre que la maison était hantée et/ou que la mère était devenue folle et/ou dangereuse… et qu’elle est morte.

 

Quoi qu’il en soit, l’épisode est particulièrement traumatique pour les enfants Crain – qui, devenus adultes (la trame temporelle principale de la série, de nos jours), ont rompu les liens avec leur père, qu’ils rendent responsable de ce qui s’est produit dans Hill House, et ils ont toujours du mal à gérer le drame, même si chacun use d’une méthode qui lui est propre pour s'en accommoder.

 

L’aîné, Steven (Steven Crain…), est devenu un écrivain à succès, pas moins médiocre pourtant, en racontant les événements au prisme fantastique de la maison hantée – The Haunting of Hill House est littéralement le titre de son premier livre, et ses frères et sœurs lui en veulent terriblement d’avoir ainsi raconté leur horrifiante histoire dans le seul but de faire de l’argent… Steven fait bien vite l’effet d’un homme cynique et égoïste – on y devine les raisons de sa récente rupture sentimentale, qui semble devoir le condamner à brève ou moins brève échéance à la solitude (succès commercial ou pas). À noter, le premier épisode de la série (mais pas les suivants) esquisse chez Steven un côté « enquêteur du paranormal », tout en posant très vite qu’il ne croit en fait pas aux fantômes – l’idée d’établir « scientifiquement » la réalité des spectres, sur la base d’un personnage d’enquêteur de ce type, avait sauf erreur une place importante dans le film de Wise et semble-t-il avant cela dans le roman initial de Shirley Jackson, mais, dans la série, c’est une fausse piste qui est aussitôt abandonnée et ne débouche sur rien en tant que telle.

 

Shirley, la fille aînée, exerce également une profession qui la confronte aux morts, mais de manière bien plus prosaïque : elle s’est associée avec son époux pour gérer une entreprise de pompes funèbres, et fait des miracles en thanatopraxie. C’est une femme rigide (plus encore que les cadavres qu'elle rend présentables), autoritaire, et au tempérament critique : quand elle ne se noie pas dans son travail, qui est pour elle comme un refuge, elle tend à adopter une posture hautaine et moraliste qui ne tolère pas le moindre écart de conduite chez les autres, et suscite toujours un peu plus l'agacement.

 

Theo, sa cadette, vit juste à côté de chez Shirley – en fait, dans une maison qu’elle lui loue à bas prix (sauf erreur). Psychologue compétente le jour, elle présente un autre visage la nuit, systématiquement en quête d’un coup d’un soir – des femmes qu’elle évacue ensuite de chez elle, avec une rudesse assez terrible. D’un tempérament hyper agressif, dès l’instant qu’elle n’exerce pas son métier, mais c’est un tempérament qui tient de la façade, ne dissimulant guère en vérité une profonde fragilité interne, elle oscille sans cesse entre le désir presque pathologique du contact humain, et le rejet viscéral, phobique à vrai dire, de ce même contact – pour des raisons éventuellement « surnaturelles », mais qui affectent au premier chef ses relations avec ses frères et sœurs ; comme Shirley, et pourtant d’une manière radicalement opposée, plus vulgaire, elle est très portée à critiquer les autres – elle peut aussi se montrer cynique, à l’instar de Steven.

 

Ensuite viennent les jumeaux : Luke, né 90 secondes avant sa sœur, est une loque humaine ; sa manière de gérer le drame relève de la fuite en avant, le refuge dans la drogue. Accro à l’héroïne, il enchaîne depuis des années les tentatives avortées de cures pour se débarrasser de son addiction. Il a coûté beaucoup de temps, d’efforts et d’argent à ses frères et sœurs, qui ne lui font plus confiance depuis longue date (à l’exception de sa jumelle Nell). Déchet humain, faible et immature, il ne se contente pas de taper les siens : il est éventuellement capable de les voler pour satisfaire à ses besoins oppressants. Ses aînés sont donc tout disposés à le laisser crever dans un caniveau, convaincus qu’ils ont fait tout ce qu’il y avait à faire, que cela n’avait servi à rien et que cela ne servirait jamais à rien.

 

Enfin, sa jumelle, Nell, est la seule à oser encore croire en lui : « C’est un truc de jumeaux… » Mais c’est une jeune femme également fragile, qui a enchaîné les coups du sort. Depuis des années, elle a multiplié les témoignages flagrants de ce que son état mental était au mieux instable : elle rappelle en cela Luke, mais ses épisodes dépressifs brutaux évoquent surtout à ses aînés le souvenir désagréable de la dégradation de leur mère, Olivia. Fatigués de ses épanchements et de ses sanglots, ils se dispensent de répondre à ses coups de fil pressants – envisagés comme autant de lubies d'une malade impossible à raisonner. Mais, à la fin du premier épisode, ils apprennent qu’elle s’est suicidée… dans Hill House.

 

La famille Crain, si (naturellement) dysfonctionnelle, est ainsi amenée à se réunir pour les funérailles de Nell – et leur deuil, en même temps que leur inhabituelle et pénible proximité forcée, les ramènera forcément aux tragiques événements de Hill House, à ce drame qui les a construits tels qu’ils sont. Un thème très intéressant, et longtemps bien traité – mais évacuons pour l’heure le problématique dernier épisode…

 

LA STRUCTURE ET LA FORME

 

La série obéit à une structure précise et plutôt adroite. Une fois les présentations faites, et avant de dénouer l’intrigue dans le (catastrophique…) finale, chaque membre de la famille Crain se voit consacrer un épisode – à titre d’exemple, le quatrième est dédié à Luke, et il m’a particulièrement touché (je me suis vraiment, vraiment identifié à ce personnage – je suppose que la série est conçue de manière à ce que chacun puisse s’identifier à tel ou tel membre de la famille Crain, même en les « ressentant » tous). Mais il faut noter que cela ne s’applique pas seulement aux enfants (dont la défunte Nell) : Hugh, le père, y a droit, mais aussi Olivia – dans le neuvième épisode, le seul à se situer intégralement en 1992.

 

Car, normalement, chaque épisode imbrique les deux temporalités et assez habilement : dès lors, chacun des personnages principaux (à l’exception d’Olivia, bien sûr) se dédouble, et est interprété par deux acteurs différents – dont cinq enfants, qui, dois-je dire, m’ont assez bluffé : c’est toujours un calvaire de faire tourner des gamins (et vraiment en bas âge pour certains : Luke et Nell, en 1992, ont dans les six ans), mais ils se montrent tous plus que convaincants, ici.

 

Les critiques lues çà et là ont souvent mis l’accent sur la performance de Carla Gugino, dans le rôle d’Olivia Crain, et là je ne suis pas vraiment d’accord, je crois – globalement, c’est l’interprétation qui m’a le moins parlé, en fait… Je serais plutôt tenté de mettre en avant les très belles prestations d’Elizabeth Reaser (Shirley, qui a une véritable aura intimidante) et de Timothy Hutton (le vieux Hugh, toujours un peu à l’ouest, très touchant) ; mais Kate Siegel (Theo) et Oliver Jackson-Cohen (Luke) se débrouillent très bien – je mettrais peut-être un peu en retrait Michiel Huisman (Steven), même s’il fait une tête à claques très correcte, et Victoria Pedretti (Nell), qui a forcément moins de présence à l’écran que les autres, mais compose, surtout dans l’épisode qui lui est consacré pour le coup, un portrait assez émouvant (peut-être surtout dans les moments heureux, cela dit).

 

L’imbrication des deux temporalités est globalement assez subtile – mettant en avant l’idée d’une narration non linéaire (qui aurait cependant gagner à demeurer implicite… mais le désastreux dernier épisode en rajoute maladroitement une couche et une surcouche) : dès lors, les séquences de 1992, mais aussi de 2018, ne sont pas toutes présentées dans leur ordre chronologique, et c’est bien vu, de même que les retours, les flashbacks dans le flashback, etc. L’épisode consacré à Nell (le cinquième) est peut-être celui qui en joue le plus habilement, quand vient le moment de révéler la nature de « la femme au cou tordu ».

 

Mais un épisode en particulier met l’accent sur cette approche : le sixième. En effet, celui-ci repose sur l’évocation parallèle de « deux tempêtes », la première en 1992, la seconde en 2018, lors de la veillée funèbre de Nell – mais cette évocation repose sur un dispositif filmique particulier, consistant en longs plans-séquences (probablement des « faux » plans-séquences, à vrai dire) pour chaque époque : plan-séquence 2018, cut, plan-séquence 1992, cut, plan-séquence 2018, etc., chaque cut étant en même temps motivé et justifié par les déambulations des personnages, et/ou le rapport entretenu avec un objet. On pense forcément à La Corde, ce genre de choses, et c’est globalement assez habile – même si c’est peut-être surtout impressionnant. Car j’émettrais quand même une réserve sur ce dispositif : j’ai l’impression, dans nombre des séries contemporaines que j’ai pu voir, qu’il doit toujours y avoir UN épisode qui se distingue, qui doit être Le Moment Virtuose, dans la réalisation, dans le scénario, ou idéalement les deux à la fois – la bataille des bâtards dans la sixième saison de Game of Thrones, ou la baston dans l’escalier dans la deuxième saison de Daredevil, par exemple, pour citer deux cas que j’avais évoqué sur ce blog (et qui m’avaient soufflé, vraiment). Là, c’est assez démonstratif, pour le coup – un peu trop m’as-tu-vu, peut-être ? Mais je ne vais pas faire excessivement la fine bouche, ça fonctionne très bien, vraiment très bien… C’est juste que ça saute vraiment à la gueule, quoi.

 

Puis vient la question de la mise en scène de la peur, ou, plus précisément peut-être, des fantômes. La série, ici, se montre globalement convaincante, même si quelques scories demeurent peut-être çà et là, dans la tentation du jumpscare inutile – disons que la série joue un jeu dangereux entre le clin d’œil un peu fan service, car l'histoire est forcément très référencée dans le registre de la maison hantée, et la construction d’un récit plus ambitieux, avec le risque que des éléments ne s’intègrent pas toujours très bien dans la formule générale ; en somme, c’est le bon vieux problème des codes contre les clichés. Mais, dans l’ensemble, ça fonctionne bien, très bien même. J’ai apprécié, notamment, une chose qui m’a fait penser à la meilleure J-Horror : les fantômes peuvent être inquiétants en tant que tels, ils n’ont pas besoin d’adopter un comportement spécifiquement terrifiant, et, notamment, un comportement hostile ou pire, agressif – il leur suffit d’être là. Ils peuvent cependant gagner à avoir une certaine bizarrerie, dans leur allure, ou dans leurs gestes : ici, mon fantôme préféré, qui apparaît dans l'épisode 4, est l’homme à la grande silhouette difforme, avec son chapeau melon, dont les pieds ne touchent pas terre, mais qui scande ses déplacements du heurt de sa canne contre le plancher ; il m’a vraiment terrifié, et ramené aux gestuelles étranges, inspirées par la danse contemporaine, de la femme vêtue de noir dans le Kairo de Kurosawa Kiyoshi, ou éventuellement de Sadako qui progresse par à-coups, filmée en fait à l’envers, dans Ring de Nakata Hideo. La réussite de ces scènes, surtout dans les cas de cette série et de Kairo, tient d’ailleurs pour une part non négligeable à l’absence ou à la sobriété (tout de même dérangeante) de l’accompagnement musical : c’est littéralement l’antithèse du jumpscare, quelque chose qui effraie en durant, en étant lent – et inéluctable.

 

Maintenant, la série se doit aussi de jouer sur d’autres tableaux – notamment en explorant la psyché des personnages, mais aussi leurs relations compliquées ; ici, l’inspiration se trouve, je suppose, dans le soap opera, mais une variante particulièrement cruelle... À vrai dire, cela m’a aussi fait penser, encore qu’à un degré incomparablement moins pervers et terrible, au remuant malaise qui suinte de chaque séquence de l’excellent Festen de Thomas Vinterberg… Le niveau est bon voire très bon dans l’ensemble, mais la réalisation pèche parfois dans ces séquences, cependant – notamment quand elle succombe aux longs monologues ; il en est quelques exemples assez peu convaincants avant l’ultime épisode, lequel en fait des caisses à cet égard et de la manière la plus navrante…

 

MAIS… POURQUOI ?

 

Et il est bien temps d’en parler, de ce dernier épisode… Je l’ai vraiment trouvé désastreux – au point il m’a mis en colère : j’ai eu le sentiment d’une trahison, et de la pire qui soit. Ce vocabulaire, on l’emploie régulièrement pour les twists à la con, mais c’est d’un autre registre, ici – et, oui, cela tient sans doute à ce que j’avais imaginé ma propre fin, que je vais garder pour moi comme de juste, si elle était aux antipodes de cette conclusion… Mais, au-delà, dans le fond, comme dans la forme, j’ai eu l’impression d’une imposture – d’une très désolante et irritante imposture. J’ai profondément, de tout mon cœur, détesté ce finale « positif » et dégoulinant de moraline.

 

Mais cela ne tient pas qu’aux dix dernières minutes – si elles m’ont certes donné furieusement envie de défoncer mon écran d’ordinateur. Sérieux ? Après tout ça, après neuf épisodes aussi intenses et douloureux, conclure sur « cébolavi, pis lamourcéjoli, et youpilafamille, et ifoêtgentiaveklégens paske c’est bien d’êtgentiaveklégens et que cébolavi et que lamourcéjoli et youpilafamille » ? Et, au cas où, accompagner tout ça avec une ballade folk-FM sirupeuse, que c’est tout juste s'il n’y a pas un panneau pour demander aux spectateurs d'allumer leurs briquets ? Sérieux ? Bon sang, j’ai eu envie de vomir… Hollywood dans toute son anti-splendeur – mais qu’est-ce que ça vient foutre là, bordel ?! Comment peut-on en arriver là après ces neuf épisodes d'un tout autre ton ?

 

Cela dit, cet ultime épisode était déjà désastreux avant le dégueulis de guitare – dans un registre peut-être moins hollywoodien mais pas moins navrant, avec chaque perso qui a sa tirade déclamée avec autant de naturel et d’émotion que dans le pire pseudo-théâtre symboliste (à suppose qu’un théâtre symboliste puisse être autre chose que pire) (pardon, c’était un peu gratuit, ça) (pardon). Et Nell qui massacre, avec ses tirades alambiquées, l’idée de la narration non linéaire, en en faisant un étalage aussi lourdingue et démonstratif…

 

The Haunting of Hill House, ou la série qui, en dernier ressort, vous prend vraiment pour un con…

 

MALGRÉ TOUT ? OUI ?

 

Il serait tentant, après un tel cataclysme, de rejeter en bloc la série. À ce stade, est-il encore possible de la recommander à qui que ce soit ?

 

(Qui n'aurait pas tenu compte de la menace de spoilers ?)

 

Eh bien, bizarrement, peut-être – parce que, la nullité et l’imposture affligeante du dixième épisode mises à part, les neuf épisodes qui le précèdent demeurent bons à très bons, globalement.

 

Je suis en colère, mais je ne peux pas pisser non plus sur tout ce que j’ai d’abord aimé dans cette série – qui était très casse-gueule dès son principe même, et s’en était pourtant remarquablement bien tirée jusque-là. Non sans défauts, certes, mais bien plus qu'honorablement.

 

Prévoyez juste un seau, pour votre visionnage du dernier épisode – et éloignez tout objet contondant qui pourrait malencontreusement défoncer votre écran, au cas où.

 

Quel dommage, quand même...

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