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Articles avec #fantastique tag

L'Abomination du lac, de Joseph A. Citro

Publié le par Nébal

L'Abomination du lac, de Joseph A. Citro

CITRO (Joseph A.), L’Abomination du lac, [Dark Twilight – Lake Monsters], traduit de l’américain par Michel Deutsch, Paris, J’ai lu, coll. Épouvante, [1991-1992] 1993, 315 p.

On ne se refait pas, et, de temps en temps, j’aime bien me taper un petit roman de grosse horreur qui tache – à une époque, je pouvais en dire autant pour les petits films de grosse horreur qui tache, mais ça fait quelque temps que je ne l’ai pas fait et je le regrette… Quoi qu’il en soit, si le bilan en fin de compulsion est plus qu’à son tour navrant, de temps en temps, oui, j’aime bien – et je me farcis des trucs « objectivement pas bons » mais qui me satisfont d’une manière ou d’une autre. Ce qui ne signifie peut-être pas non plus que je perds alors tout esprit critique – je suis bon public, mais aussi conscient de mes navrantes tares, dans ce que j’aime bien quand même, et dans ce que je n’aime pas parce qu’il ne faut pas trop déconner non plus. Exemple : Manitou, c’est vraiment de la merde…

 

L’Abomination du lac, de Joseph A. Citro, ça n’est certes pas fameux, c’est même probablement « objectivement pas bon », cependant je crois que c’est bien autrement honnête que le Masterton précité (et c’est déjà ça). Il y a au moins un semblant de choses qui surprennent un peu là-dedans, qui ne sauvent pas tout, ni peut-être même quoi que ce soit, mais suffisent du moins à préserver une vague forme de singularité du bouquin, et si l’auteur (dont c’était en fait le premier roman, même s’il n’est sorti qu’en 1991, après quatre autres titres) joue comme beaucoup dans ce registre à « J’aimerais bien être Stephen King », référence écrasante (avec celle de Lovecraft), sans l’emporter à la fin, eh bien, il y a au moins vaguement de ça – plus que chez… Oui, bon, OK.

 

Maintenant, comment ai-je mis la main dessus ? Enfin, oui, chez un bouquiniste, il y a quelques années de cela – la question serait plutôt : pourquoi ? D’une manière ou d’une autre, je l’avais vu mentionné quelque part comme étant « lovecraftien ». Mais où ? Je croyais que c’était dans The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos, de S.T. Joshi, mais n’en trouve pas trace… Bah, peu importe. Ceci dit, il y a bien quelque chose de « lovecraftien » dans ce roman, quelque chose que révèle d’emblée, d’une certaine manière, le choix d’employer le nom français « Abomination », qui n’a sans doute rien d’innocent. Et c’est un peu fâcheux, car, si ce roman bénéficie d’un vague atout, c’est probablement qu’il balade le lecteur dans des directions relativement inattendues. On peut relever que le titre original, Dark Twilight, n’a pas grand-chose à voir avec L’Abomination du lac… et pourtant, ce titre français ne manque peut-être pas totalement de pertinence ; car le roman a été ultérieurement réédité sous le titre que lui avait initialement attribué l’auteur, et qui était Lake Monsters – notez toutefois le pluriel… Cela dit, en matière de SPOILERS éventuels, ou justement pas, je suppose qu’il faut aussi prendre en compte combien, c’est ou c’était l’usage, cette couverture hideusement whatthefuckesque n’a pas grand-chose à voir, sinon rien, avec le contenu du roman… Aussi le lecteur était-il invité à ne pas trop extrapoler, je suppose.

 

Harrison Allen est notre… « héros » ? Trentenaire un peu terne, récemment licencié, il décide d’envisager ses allocations chômage comme une occasion de prendre des vacances (insérez ici un connard qui beugle : « LES CHÔMEURS SONT DES FAINÉANTS !!! »), et de satisfaire une vieille lubie en se faisant chasseur de monstres – ce décalque de l’auteur, car Joseph A. Citro a, depuis 1991, sorti beaucoup, beaucoup de bouquins sur le folklore du Vermont, la cryptozoologie, mais aussi les OVNI, et toutes ces sortes de choses, Harrison Allen donc entend en effet apporter la preuve que le monstre du lac Champlain, tendrement baptisé Champ ou Champy en miroir d’une plus célèbre Nessie, que ce monstre aquatique, donc, existe bel et bien. Et il se rend sur place pour enquêter, en squattant la vieille bicoque d’un camarade de fac, idéalement située sur Friar’s Island, une île (oui) bien placée dans ledit lac.

 

Et on a une carte de l’île en tête d’ouvrage C’EST DONC UN ROMAN DE FANTASY.

 

 

Friar’s Island attire les touristes en été, mais les autochtones ne sont pas toujours des plus accueillants pour les « étrangers ». Aux yeux de ce connard de Cliff, l’archétype du redneck détestable et borné dans ce roman, qui n’est pas du Vermont est forcément idiot et ridicule, et même les citoyens de l’État, quand ils sont « continentaux », sont au moins suspects – venir des grandes villes plus à l’est vous qualifie aussitôt en pédé.

 

Heureusement, tout le monde n’est pas comme Cliff, sur Friar’s Island. Et Harrison ne manque pas de croiser bienheureusement la route de la nouvelle instit’ de l'île, la belle et fraîche Nancy, dont chaque réplique ou pensée donne le sentiment un tantinet amer d'une femme cruchissime. C’est forcément le coup de foudre.

 

Mais… de quoi parle le roman ? Eh bien, vous pouvez oublier Champy : Harrison discute bien des « témoignages » avec quelques résidents de l’île, et en apprend un minimum sur le folklore qui va avec (pour un chasseur de monstres, l'étendue de son ignorance en la matière a quelque chose d'un brin troublant), mais l’hypothétique monstre du lac Champlain ne joue absolument aucun rôle dans ce roman, tout au plus celui d’un symbole (même si un épilogue lui donne bizarrement chair). Non, ce qui compte est ailleurs : le monastère abandonné au nord de l’île, habité en son temps par des moines un peu chelou, puis par une communauté spirite qui ne l’était pas moins ; des bruits bizarres dans la baraque de Harrison – une petite fille qui y disparaît ; un érudit qui ne dit pas tout ; une vieille dame peut-être un peu trop vieille, et son simplet de fils…

 

De fait, je crois que c’est plutôt un atout du roman – s’il doit en avoir un. Le cours des événements est assez imprévisible. C’est parfois à l’extrême limite de la cohérence, et, quand il s’agit pour Joseph A. Citro de rassembler les fils, cela implique des coïncidences un peu grossières, mais la surprise est là et bien là – y compris et peut-être surtout au regard du véritable caractère horrifique du roman, qui concerne notre pauvre Harrison, victime de son charme : c’est inattendu, grotesque sans doute mais étonnamment efficace, et… cruellement ironique ? Peut-être bien.

 

Maintenant, ce roman… ne fait pas peur. Loin de là. Si l’on excepte la disparition précoce d’une pauvre petite fille un peu trop curieuse (car manipulée par un petit con, en quelque sorte la promesse d’un Cliff futur), puis, mais en aparté, de ses parents, le roman n’a longtemps absolument rien d’horrifique. Tout ou presque est concentré dans, mettons, le dernier quart, et même ça, ça n’effraie pas des masses. La peur n’est vraiment pas du lot, en fait – la répugnance peut-être un peu plus ? Le cynisme ? La panique ? La curiosité, autrement...

 

Mais tout ceci est tardif et assez peu efficace, donc – même avec quelques surprises pas inintéressantes çà et là. Pourtant, ce roman (assez court, hein : dans les 300 pages, mais très aérées, avec une grosse police) se lit assez bien, je suppose – agréablement, oui. Quand Citro cherche à faire son King, en décrivant les habitants de Friar’s Island comme leurs contreparties de Castle Rock, il ne se débrouille pas si mal, je suppose – certes pas aussi bien, mais pas si mal… Et s’il use d’archétypes un peu trop voyants (le redneck cruel et borné, un compagnon de beuverie, le vieux Chef bourru de la police à la retraite, l’épicier d’une courtoisie à toute épreuve, l’idiot du village, la vieille qui sait tout, l’érudit à nœud papillon, et, oui, la jeune et jolie et cruchissime instit’), il arrive parfois, au détour d’un paragraphe, à leur donner un semblant d’âme.

 

Bon, le roman ne brille guère par le style, en même temps… Ça n’aide pas (et la traduction ? Je ne me prononcerai pas). Mais ça, on s’en doutait en en entamant la lecture, hein. Et, honnêtement… ben, oui, je suppose que c’est plutôt… honnête. Ça coule, en tout cas, et c’est sans doute tout ce qui compte. J’ai lu bien, bien pire, dans ce genre ou dans d’autres. C’est du roman de gare, qui a passé sans souci l’épreuve du train.

 

Je ne peux pas décemment recommander L’Abomination du lac à qui que ce soit… « Objectivement », ça n’est « pas très bon ». Mais je ne regrette pas ma lecture pour autant – car, oui, de temps en temps, j’aime bien m’offrir ce genre de péché mignon… Et je déplore que le genre horrifique, qu’on le qualifie de « mainstream » ou pas, soit aussi délaissé de nos jours – même si, durant sa Grande Époque, il a effectivement souvent consisté en bouquins parfaitement horribles. Cet unique roman traduit en français, sauf erreur, de Joseph A. Citro, s’en tire plutôt honorablement à cet égard, à vrai dire.

 

Mais c’est bien un péché mignon.

 

Oui, de temps en temps…

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Wraith : Midnight Express

Publié le par Nébal

Wraith : Midnight Express

Wraith : Midnight Express, [Wraith: Midnight Express], White Wolf – Ludis International, [1994] 1996, 109 p.

Midnight Express est le seul supplément de contexte et (surtout) de scénarios pour Wraith traduit en son temps en français (parfois approximatif...) par Ludis. Ce qui lui confère mine de rien un semblant d’importance, notamment en ce que, après un livre de base, un livret de l’écran et un Guide du Joueur qui ne se montraient guère explicites à ce propos, Midnight Express est donc la première (et en français la seule) occasion de voir à quoi peut bien ressembler un scénario de Wraith. Et, hélas, de manière guère enthousiasmante…

 

Le Midnight Express est… eh bien, une sorte de train fantôme – littéralement : assemblé à partir de wagons dans lesquels des gens sont morts ; ce qui lui donne une allure très hétéroclite : un luxueux wagon restaurant du Simplon Orient-Express peut y côtoyer un fourgon à bétail employé par les nazis pour convoyer des Juifs vers les camps d’extermination…

 

Quoi qu’il en soit, le Midnight Express est le meilleur moyen de voyager dans le Monde des Ombres et à travers la Tempête, en y incluant Stygia : il n’est pas seulement ponctuel (où que vous vous trouviez, c’est à minuit que le train entre en gare), il est aussi remarquablement fiable – un très bon moyen de traverser la Tempête sans crainte… ou sans trop de crainte, parce que, dans les six scénarios composant ce recueil, ça merde systématiquement, et ça merde gros, dans la Tempête, bon…

 

Mais la fiabilité du Midnight Express tient aussi à sa neutralité : conçu par les Passeurs, et dirigé par l’un d’entre eux, du nom de Nicholas, le Midnight Express ne relève d’aucune faction – ce qui en fait un lieu de rencontre appréciable : dans les wagons, la Hiérarchie, les Renégats, les Hérétiques, peuvent se croiser et négocier dans l’ombre, uh uh… même si, là encore, les scénarios s’avèrent en fait passablement bourrins et bastonneux sous cet angle : on y négocie à l’arme-relique.

 

Reste que la raison d’être du Midnight Express, aux yeux des Passeurs, consiste à sélectionner des voyageurs pour un « autre voyage » : celui de la Transcendance – Nicholas et ses employés veillent au grain pour repérer qui pourra être sauvé…

 

Tous ces éléments de contexte, bizarrement, sont séparés en deux chapitres diamétralement opposés, en l’occurrence une « Introduction » et un « Appendice ». Une construction étrange et que rien ne justifie… et c’est hélas un des traits récurrents de ce supplément globalement mal conçu – mal « écrit », pas seulement au sens du style (ça, bien sûr...), mais surtout en ce qui concerne l’agencement et l’usage pratique ; chaque scénario ou presque présente ce genre de bizarreries malvenues.

 

Les scénarios, justement – le gros du bouquin. Il y en a six, et, précisons-le au cas où, s’ils empruntent tous (forcément) le cadre du Midnight Express, au moins pour partie, ils sont en dehors de cela totalement indépendants, et ne forment pas une campagne – le supplément avance qu’ils pourraient tous être joués, en les séparant, mais je ne suis pas certain que quiconque en aurait envie…

 

C’est que le niveau est… pas terrible, on va dire. Et cela tient pour une part non négligeable à des éléments déjà avancés : c’est (très) répétitif, c’est le bordel dès qu’on se retrouve dans la Tempête, et, quand les PJ ne combattent pas des hordes de spectres, alors ils se retrouvent en plein milieu des « négociations en terrain neutre » entre la Hiérarchie et les Renégats, qui donc se pougnent en permanence, se prennent en otages, se détournent, se poursuivent, se tourmentent... d’autant plus qu’il y a forcément des spectres et des Côtés Sombres derrière – systématiquement. Et le Monde des Vifs ? Il n’a que très peu d’impact… Il pourrait aussi bien ne pas être là. Alors, finalement, les Thèmes et les Ambiances de L’Art-Du-Conteur, hein… C’est presque à croire que, quand je jouais très bourrinement et même super-héroïquement à Wraith quand j’étais plus jeune, je n’étais pas totalement à côté de la plaque. Aheum.

 

On n’est pas à l’abri d’une bonne idée à l’occasion, hein – le Midnight Express en lui-même étant une de ces bonnes idées. Hélas, j’ai surtout retenu de ce supplément ses plus navrants gâchis…

 

D’ailleurs, pourquoi s’en tenir à l’ordre du supplément, qui n’a pas vraiment de sens, commençons par le plus affligeant de ces gâchis : le cinquième scénario, intitulé « Le Prix de la vengeance ». Sur le papier, c’est incomparablement le plus ambitieux des six scénarios de Midnight Express – en fait, pour le coup, il y a là matière à une campagne, très clairement, et une campagne très typée Monde des Ténèbres (Vampire, notamment), avec des gros morceaux de politique dedans ; par ailleurs, une campagne faisant appel à un thème déjà esquissé dans le livre de base, sauf erreur, et particulièrement horrible (la quintessence du Wraith idéalisé) : l’implication de certaines Ombres cupides dans les guerres les plus horribles du Monde des Vifs (en l’espèce, la Première Guerre mondiale), ces Ombres manipulant les vivants pour les amener à développer des armes et des stratégies toujours plus meurtrières, afin d’assurer à la Hiérarchie, en l’espèce, des contingents toujours plus colossaux d’âmes en peine qui, dans la perspective économique et esclavagiste de Stygia, sont autant de ressources, et rien d’autre ; mais cette influence sur le Monde des Vifs n’en est pas moins une violation de la Loi de Charon… à vrai dire la pire de toutes, et peut-être même la raison d’être de cette prohibition. C’est un très bon sujet – hélas, ce scénario repose sur une motivation totalement défaillante (on chope des Ombres au pif et on leur dit : « J’vous connais pas mais j’vous file dix oboli si vous réglez dans les 48h le plus colossal scandale ayant jamais impliqué les plus hautes sphères de Stygia, et je suis sûr que vous y parviendrez, parce que, hey ! »), et se résume bientôt à une ballade (express) (aha) en train où... on se cogne dessus en permanence, eh, jusqu’à ce que les indices ou les preuves tombent tout cuits dans la gueule de PJ qui n’avaient pas vraiment de raisons de les chercher ni même de les comprendre pour ce qu’ils sont. Il faut y ajouter que ce scénario est de très, très loin le plus mal rédigé dans tout ce supplément – et je ne crois pas que cela relève seulement de la traduction, globalement moins horrible ai-je l’impression que dans le livre de base et le Guide du Joueur : l’ensemble est peu ou prou incompréhensible. Vraiment un sacré gâchis – du genre qui agace plus encore qu’il ne navre.

 

Les autres scénarios ne brillent guère, s’ils mettent moins en colère. On regrettera surtout leur côté convenu, et, souvent, leur manque de véritable enjeu. Un procédé récurrent consiste à balancer les PJ au milieu d’un affrontement entre la Hiérarchie et les Renégats, hop, sachant que les deux camps sont (forcément) manipulés par des spectres et des Côtés Sombres – ainsi dans « L’Ombre d’un doute » et « Course de nuit », et il n’y a pas vraiment grand-chose de plus à dire concernant ces deux scénarios très plan-plan.

 

Proche dans l’esprit, « Prochain arrêt : le néant » s’en tire un peu mieux parce qu’il expose au moins une bonne idée, en figurant un « concurrent » du Midnight Express, un autre train qui, en l’espèce, se fait passer pour lui – et confier aux wagons un Côté Sombre à amadouer est plutôt intéressant, si le reste relève encore un peu de la bourrinade.

 

Je suppose qu’il faut singulariser, même si les liens avec ce qui précède ne manquent pas, « Six-Coups et Feu d’Âmes » : il reprend bien le motif de la baston Hiérarchie-Renégats, mais en le transposant dans un cadre « western de pacotille » assez intéressant, avec de bons PNJ – et, exceptionnellement, des interactions vraiment intéressantes par-delà le Voile. C’est probablement, de ces six scénarios, celui qui fonctionne le mieux – et de loin à vrai dire ; d’autant que c’est aussi le moins dirigiste, il envisage bien des possibilités d’action pour les PJ. Or qu’il soit le plus convaincant de ces scénarios est en soi problématique, car le ton de cette aventure est plus léger et même un brin humoristique/parodique, ce qui n’est pas exactement l’ambiance associée à Wraith de manière générale, hein...

 

Quant à la dernière aventure, « Jeu d’Ombres », c’est un scénario de type « mise à l’épreuve surréaliste », où le Passeur Nicholas confronte les PJ à leurs Côtés Sombres pour déterminer s’ils sont sur la voie de la Transcendance – de manière générale, je ne raffole pas vraiment de ce genre de scénarios oniricopsychosymbolistotruc, et celui-ci me convainc d’autant moins que les « tests » sont trop scriptés et, clairement, impossibles à remporter ; comme les PJ ne sont probablement pas censés atteindre la Transcendance avant un bon moment, ça n’est pas si gênant, mais l’arbitraire imprévisible et incompréhensible des situations les rend plus frustrantes qu’autre chose.

 

Bilan pas fameux, donc, pour cet ultime supplément de la gamme française de Wraith. Le concept du Midnight Express est intéressant, et les deux aides de jeu qui lui sont consacrées sont plutôt correctes. Mais le gros du supplément est occupé par six scénarios globalement pas top top : on peut éventuellement tirer quelque chose de « Six-Coups et Feu d’Âmes » et peut-être aussi de « Prochain arrêt : le néant », et on pourrait essayer de broder sur les bonnes idées du postulat du « Prix de la vengeance » pour en tirer une campagne à la hauteur, mais le reste est nul et il n’est pas dit que ces efforts soient vraiment payants.

 

Mouais, pas fameux...

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Les Attracteurs de Rose Street, de Lucius Shepard

Publié le par Nébal

Les Attracteurs de Rose Street, de Lucius Shepard

SHEPARD (Lucius), Les Attracteurs de Rose Street, [Rose Street Attractors], traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Daniel Brèque, Saint Mammès, Le Bélial’, coll. Une heure-lumière, [2011] 2018, 128 p.

Quinzième titre de la collection « Une heure-lumière » des Éditions du Bélial’, Les Attracteurs de Rose Street rappelle Lucius Shepard à notre bon souvenir, en passant forcément par la traduction impeccable et l’enthousiasme militant de son zélé propagandiste, Jean-Daniel Brèque. L’auteur est de longue date associé à l’éditeur, mais nous n’avions pas eu grand-chose à nous mettre sous les yeux depuis le décès de Shepard en 2014 – ceci alors même que les inédits ne manquent pas. Maintenant, il n’a jamais été le plus vendeur des écrivains, et son goût pour le format (chouettement) bâtard qu’est la novella peut éventuellement sécher quelques entreprises éditoriales qui s’en accommodent mal ; mais « Une heure-lumière » est une collection de novellas, pour le coup – dès lors l’écrin parfait pour continuer de traduire Lucius Shepard.

 

Qui le vaut bien. Maintenant, je ne cacherai pas que je n’ai jamais été un ultra-ultra-fan, hein : j’ai globalement toujours aimé ce que j’ai lu, mais je ne prétendrai pas que ça m’a systématiquement renversé. Je lui reconnais cependant une voix particulière, c’est indéniable – dans un registre de l’imaginaire, oscillant entre science-fiction et fantastique, qu’il a fait sien, et dans lequel il est relativement isolé. Les Attracteurs de Rose Street confirme sans peine tout cela.

 

Nous sommes à la fin du XIXe siècle, à Londres, où le smog est plus épais que jamais. Dans cette Angleterre victorienne qui cultive l’hypocrisie, mais dont la dignité de façade ne trompe absolument personne, la pas si bonne société se réunit dans des clubs toujours plus select, où elle jase et dénigre – ce qu’elle a toujours fait et continuera toujours de faire. Le jeune Samuel Prothero, un aliéniste en cette époque pionnière dans l’étude des pathologies mentales, et sans doute trop pionnière pour être pleinement respectable, le jeune Samuel Prothero donc n’échappe pas à la règle, et se réjouit, lui le provincial proverbialement monté à la capitale, d’avoir gagné l’accès au Club des Inventeurs, l’endroit idéal pour gagner appuis, contacts, et recommandations, à même de faire de lui un parfait gentleman.

 

Le Club n’en a pas moins son mouton noir, car il en faut toujours un : Jeffrey Richmond, un inventeur certes doué, et un homme fortuné par ailleurs, mais, voyez-vous ça, il vit à Saint Nichol, un quartier très mal famé de Londres – ce qui suffit à lui ôter toute crédibilité : dis-moi où tu habites, et je te dirai qui tu es… et pourquoi je te méprise. Prothero n’en pense pas moins. Pourtant, un soir, Richmond l’accoste : il aurait besoin de ses services… contre une belle rémunération ? Principes ou pas, Prothero ne crache certes pas sur la proposition, la curiosité voire le voyeurisme y ayant sans doute aussi leur part, et décide de donner sa chance (?) à l’inventeur paria... à moins qu'il ne s'agisse simplement de saisir une opportunité de s'initier, en compagnie d'un cicérone de circonstances, au bas-monde londonien, qui a la séduction un peu vulgaire d'une prostituée. Et c'est peu dire, car Prothero accompagne ainsi Richmond dans sa demeure de Saint Nichol, et découvre avec effroi et frissons d'excitation comme de dégoût… qu’il s’agit d’un ancien bordel ! Pire, un bordel qui était tenu par la propre sœur de Richmond ! Et deux des… « employées » sont toujours là ! Horreur, horreur glauque ! Protestations d'effroi ! Et frissons...

 

Mais il y a plus : les attracteurs de Richmond – des machines qu’il a développées (à base de pseudo-science « ta gueule c’est pseudo-scientifique »), et qui sont conçues pour débarrasser Londres de son smog (mais la métropole le veut-elle seulement ? Le smog a ses avantages…). Le projet est prometteur, même si loin d’être abouti – il serait assurément à même de valoir à son inventeur les lauriers du scientifique philanthrope... ou pas, car cela impliquerait malgré tout de minimiser la souillure nauséabonde du logis à Saint Nichol.

 

Mais voilà : ces machines ont un effet secondaire imprévu… qui est qu'elles attirent des fantômes ! (« Ta gueule c’est fantastique. ») Et parmi les âmes en peine qui rôdent autour des attracteurs, il y a la défunte sœur Christine… Or Richmond veut en savoir plus – sur elle, sur ce qui l’a amenée, et comment, à tenir un bordel, et sur les circonstances de son meurtre, puisque c'est bien de cela qu'il s'agit. L’aliéniste Prothero est chargé de disséquer la psyché d’une morte, avec laquelle il n'apparaît pas possible de communiquer.

 

Ce qui implique de s'installer sur place. Mais, dans cet ancien bordel, qui en a conservé quelque chose – comme la souillure indélébile de Saint Nichol –, les occasions ne manquent pas, pour un jeune et talentueux aliéniste, d’appliquer son savoir à des créatures plus classiquement vivantes. Et jusqu’à lui-même, sans doute, et plus encore quand il tombe follement (…) amoureux de la belle Jane, la plus raffinée des anciennes employées de Christine…

 

Ce résumé un peu tordu en témoigne, je suppose : Les Attracteurs de Rose Street est une novella complexe et très dense, où il se passe pas mal de choses très diverses. À vrai dire, le liant est parfois un peu lâche, et le sentiment de lire un récit passablement décousu est sans doute dans l’ordre des choses.

 

Et pourtant pas tant que cela ? C’est que le liant ne réside pas dans ces éléments d’intrigue disparates, mais dans l’ambiance et les thèmes – les vrais atouts de la novella, pour le coup autrement solides. Et si ce récit met tout d’abord en avant, via ces mystérieux « attracteurs », une quincaillerie connotée steampunk, c’est sans doute un leurre, un de plus, car le clinquant pulp n’est guère à sa place ici : il s’agit bien plutôt d’explorer l’âme humaine. Shepard s’amuse sans doute à respecter le cahier des charges, et il « cite », toutefois avec bien plus de finesse qu’il n’est d'usage dans ce registre très référentiel. Son Angleterre victorienne est imprégnée de références gothiques, on devine ici un Jekyll, là le souvenir d'un Frankenstein (malgré les années d'écart et le contexte tout autre), etc., mais l’essentiel est décidément ailleurs – en même temps que l’ambiance sous-tendue par ces clins d’œil nécessaires, mais suffisamment discrets pour rester de bon goût, s’attache davantage à la description d’un Londres d’autant plus hypocrite qu’il est vicié, à l’instar de ce smog qui s'avère charrier le souvenir de défunts infréquentables. Finalement, machines et fantômes ou pas, on louche plutôt du côté des penny dreadfuls, surtout, et éventuellement du Portrait de Dorian Gray. La place centrale accordée au sexe dans cette affaire en témoigne tout particulièrement, avec la décadence fin-de-siècle qui va bien, tandis que les réflexions de Prothero, quand il fait l’aller-retour entre Saint Nichol et le Club des Inventeurs, ont quelque chose d’une prise de conscience – de ce que le vice suinte littéralement de la digne aristocratie des clubs, et qu’une prostituée, même formée professionnellement pour la mascarade, a plus d’âme et de personnalité dans ses comédies que tant de faux-nez et autres masques, qui jouent aux savants pour épater la galerie, mais sentent la charogne dès l'instant qu'on s'y arrête un peu.

 

En même temps, les éléments proprement imaginaires des Attracteurs de Rose Street ne sont pas pour autant totalement gratuits : si les machines de Richmond ont quelque chose d’un prétexte, elles sont cependant le moteur (...) d’une métaphore efficace et pertinente, qui distille insidieusement une sensation de vague malaise qui ne lâchera plus le lecteur jusqu’à la dernière page. Mais, bien sûr, les fantômes participent à leur tour de cette métaphore, et Lucius Shepard sait, au travers de ces êtres intangibles, susciter des tableaux puissants, dont on ne sait trop en même temps s’ils sont avant tout déprimants ou inquiétants.

 

Ou émouvants, ça n'est pas exclu non plus.

 

(Moi qui potasse Wraith en ce moment, j’y ai trouvé de beaux modèles, et mine de rien ça n’est pas toujours si commun dans le traitement littéraire ou cinématographique des fantômes.)

 

Finalement, cette novella n’est donc pas si décousue qu’elle en a tout d’abord l’air, car tout dans ce texte, du plus fantasque au plus prosaïque, dans l’éthéré comme dans le charnel, dans le céleste comme dans le matériel, unit les personnages dans une même ronde inquiète et finalement très humaine – les ambitions de Prothero comme la tendance au retrait de Richmond, les comédies de Jane comme les chansons d'ivrognes de la plus crue Dorothea, les fantasmes (eh) du bordel comme les impostures des clubs, et, toujours, derrière, les remords et les pensées inavouables, ce qui peut être dit et ce qui doit être caché, ce qui brille et ce qui souille, l’élévation et la sanie, et les paradoxes qu’implique nécessairement ce jeu des contraires qui sous-tend sempiternellement l'ensemble.

 

La plume de l’auteur, en évitant l’écueil de la virtuosité, sait se montrer juste et authentique avant tout ; elle sonne suffisamment victorien pour que l'illusion fonctionne, sans en faire trop. L’ambiance y gagne, et l’impact sur le lecteur n’en est que davantage renforcé.

 

Je n’irais pas jusqu’à faire des Attracteurs de Rose Street un des meilleurs titres de cette collection – globalement de bonne à très bonne tenue. Mais elle lui fait honneur, indéniablement. Et si je ne peux toujours pas prétendre avoir été retourné par ce texte, je l’ai suffisamment apprécié pour espérer d’autres traductions encore de Lucius Shepard, un auteur qui gagne décidément à être connu.

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Wraith : Guide du Joueur

Publié le par Nébal

Wraith : Guide du Joueur

Wraith : Guide du Joueur, [Wraith: Players Guide], White Wolf – Ludis International, [1994] 1996, 177 p.

JOUEUR/CONTEUR

 

Je reviens à la gamme française de Wraith, antédiluvienne, avec ce Guide du Joueur, qui comprend pas mal d’éléments assez différents, et à vrai dire plus ou moins « du Joueur ».

 

On y trouve en effet aussi bien du matériel technique, soit des règles optionnelles et/ou approfondies, que du background – or ce dernier me paraît quand même à la base plutôt destiné au Conteur, à lui de voir ensuite s’il souhaite en user pour impliquer les joueurs dans un cadre particulier, gardant la mainmise sur ce qu’ils savent au juste de tout cela. Hors concours, le livre s’achève sur une série de brefs essais sur ce que cela signifie de jouer à Wraith, qui mettent l’accent sur tel ou tel point, dans une optique, disons, pas directement applicable en jeu en tant que telle, mais qui fournit des éléments d’inspiration pouvant assez aisément intégrer une Chronique et, mine de rien, l’orienter différemment, de manière plus subtile.

 

Un bric-à-brac hétéroclite, donc – impression renforcée par l’alternance de ces divers types de chapitres, voire au sein même de ces chapitres –, et, sans doute, d’un intérêt variable en tant que tel.

 

CHANGEZ-MOI CE TRADUCTEUR EN OBOLI

 

Mais, avant de se plonger dans l’examen du contenu de ce supplément, une précision s’impose – enfin, dans un sens, parce qu’elle est hélas peu ou prou systématique : la traduction française est tout bonnement ATROCE. C’est moche, maladroit, « littéral » et perclus de faux amis ; c’est confus (notions et termes de jeu sont en roue libre) et tout sauf pratique (ranger les Traits par ordre alphabétique français, c’était impossible ?) ; c’est à côté de la plaque, en somme… et parfois au point de tout gâcher, de rendre la lecture extrêmement pénible. Par chance, j’en ai presque fini avec la gamme française de Wraith, ne me reste plus que Midnight Express, et c’est tant mieux (façon de parler, hein), parce que j’ai plus d’une fois eu envie de balancer ce bouquin par la fenêtre – bon, j’ai eu pitié de mes voisins, quoi…

 

SYSTÈMES EN VRAC

 

Commençons par les données techniques, parce que je tends à croire que ce sont celles qui relèvent le plus de l’idée même d’un « Guide du Joueur ». En cela, les éléments que l’on trouve ici ne sont pas d’une originalité stupéfiante, et correspondent assez largement à ce que l’on peut trouver dans d’autres « Guides du Joueur » du Monde des Ténèbres, même si mon expérience personnelle se limite aux différents avatars de Vampire.

 

Sous l’intitulé « Traits », on trouve diverses choses (rangées n’importe comment au regard de la traduction, donc) – et tout d’abord la règle optionnelle des Qualités et Faiblesses : rien que de très classique à cet égard, et les… qualités et faiblesses de ce système de Qualités et Faiblesses sont globalement les mêmes que dans les autres jeux du Monde des Ténèbres, je suppose : il y a de quoi personnaliser utilement les PJ, c’est alors bienvenu, et il y a en même temps le risque du grosbillisme outré – à Stygia rien de nouveau. Cette menace mise à part, ce système présente peut-être quelques difficultés d’un autre ordre : globalement, il se veut adapté à Wraith, mais avec plus ou moins de pertinence ? C’est qu’il y a souvent, dans ce système, entendu de manière générale pour l’ensemble du Monde des Ténèbres, une dimension « physique » qui ne fait guère sens avec des personnages fantômes – ou pas autant. Et, quand c’est la dimension « sociale » qu’il faut prendre en compte, la société du Monde des Ombres diffère largement de ce qui se trouve de l’autre côté du Voile… L’essentiel est sans doute utilisable, oui, et parfois bien pensé en termes de transposition, mais, dans certains cas, sans doute faut-il bien peser ce que telle Qualité ou telle Faiblesse représente véritablement pour une Ombre, avant de la coucher sur la feuille de personnage.

 

Le reste du chapitre est consacré au listage de « nouveaux » Traits, venant compléter les listes du livre de base. C’est plus ou moins intéressant… Dans l’ensemble plutôt moins que plus. Le plus réussi, à mon sens, ce sont les neuf nouveaux Archétypes du Côté Sombre, abondamment décrits, Tourment inclus ; on trouve aussi de nouvelles Historiques qui peuvent avoir un intérêt, apporter un soupçon d’originalité à un PJ… Le reste, soit de nouveaux Archétypes pour la Nature et l’Attitude et, surtout, de nouvelles Capacités, plein, trop, bof – d’autant que, concernant ces dernières, outre que l’on n’a pas forcément grand besoin de pareil listage de manière générale, mais pourquoi pas, on retrouve surtout le problème mentionné concernant les Qualités et Faiblesses, mais de manière bien plus franche : pas mal de ces Traits ne me paraissent guère faire de sens pour des PJ Ombres.

 

Passé les deux très longs chapitres de background qui forment en définitive le cœur de ce Guide du Joueur, on revient aux règles avec un chapitre intitulé… « Règles ». Et qui est un nouveau fourre-tout dans le fourre-tout global qu’est ce supplément. Là encore plus ou moins intéressant, dans l’ensemble.

 

Et même plus ou moins « Règles » ? On commence en effet par de nouveaux (brefs) développements concernant la géographie du Monde des Ombres – un peu dans l’esprit de ce que l’on trouvait déjà dans le livret accompagnant l’Écran du Conteur, et qui venait déjà « éclairer » le contenu du livre de base sous cet angle ; je suppose que cela traduit bien (si j’ose dire) combien il peut être difficile de se représenter tout cela – une question, en fait, qui se complique peut-être encore dans ce supplément, du fait des longs développements de background consacrés aux divers Royaumes Ténébreux : le système global du livre de base demeure, mais l’application concrète est parfois un brin délicate, voire davantage.

 

Les sections suivantes de ce chapitre sont effectivement plus techniques. On trouve tout d’abord quelques développements sur les capacités innées des Ombres – les différents usages de « Voir la Mort », de « Voir la vie », et des « Sens accrus ». Je suppose que c’est bienvenu : ces aptitudes peuvent avoir leur importance, et le livre de base se montrait peut-être un peu trop lapidaire à leur égard.

 

La partie la plus intéressante à mon sens de ce chapitre porte sur les Entraves et les Passions – plus exactement, sur leur perte, ou leur développement, éventuellement leur acquisition. Par la force des choses, même s’il s’agit bien d’un contenu « technique », le propos a quelque chose d’un peu abstrait, mais ces pages contiennent des remarques, des suggestions, des mises en garde, des exemples, qu’un Conteur devrait avoir en tête (et, oui, probablement un Joueur aussi), dans le contexte d’une Chronique au long cours : ces éléments sont ce qui fait véritablement « vivre » (aheum…) une Ombre – si on ne leur accorde pas suffisamment d’attention, c’est qu’on ne joue pas à Wraith.

 

La dernière section de ce chapitre de « Règles » est bien différente – car très pointue. Elle ne sera dès lors pas utile dans toute Chronique de manière générale, mais pourra s’avérer cruciale dans certains cas – il s’agit en effet d’un système concernant les Ombres et les ordinateurs, et donc le piratage informatique. C’est d’une lecture très amusante – même si, vingt ans plus tard, tout cela paraît extraordinairement préhistorique… Le passage des années a donc probablement amoindri l’utilité concrète de cette section, mais je suppose qu’elle contient toujours suffisamment de bonnes idées pour être adaptée dans un cadre plus contemporain. Ceci d’autant que l’exposé, dans ce supplément trop souvent confus et rendu plus confus encore par une traduction qui ne devrait même pas mériter ce nom, est cette fois étrangement limpide – ce qui vaut d’ailleurs pour la section précédente, consacrée aux Entraves et aux Passions.

 

Reste un dernier (très bref) chapitre « technique », qui porte sur de nouveaux Arcanos – trois, en l’espèce, baptisés Flux, Suggestion et Mnemosynis. Vu de loin, c’est un peu la course habituelle dans le Monde des Ténèbres, avec toujours plus de capacités surnaturelles, mais je suppose qu’il ne faut pas les envisager forcément de la sorte – l’idée est qu’il s’agit d’arts « perdus », extrêmement rares en tant que tels (on avance que les Arcanos habituels peuvent connaître des variantes perdues, par ailleurs, ce qui peut s’avérer intéressant dans l’absolu). Même si les Arcanos dans Wraith n’ont pas le côté super-héroïque des Disciplines vampiriques, etc., il n’est vraiment pas dit que les joueurs devraient y avoir accès – en tout cas pas sans une longue Chronique décrivant comment ils les apprennent. Mais ils peuvent être intéressants chez des PNJ, notamment des Ombres très anciennes (et sans doute très puissantes…). Le plus intéressant ici, à vrai dire, n’est décidément pas dans la technique, mais le background sous-jacent : à titre d’exemple, l’Arcanos Mnemosynis et la Guilde associée sont à même de fournir d’intéressants sujets de scénarios.

 

Le bilan de la partie « technique » de ce Guide du Joueur est donc assez mitigé. J’en retiens en priorité les nouveaux Archétypes du Côté Sombre, éventuellement les nouvelles Historiques, en tout cas le système d’évolution des Entraves et Passions ; à un moindre degré, Qualités et Faiblesses, d’un côté, et informatique vintage, de l’autre, peuvent aussi s’avérer intéressantes, avec quelques précautions et/ou adaptations – le reste est très secondaire, voire inutile.

LÀ OÙ VIVENT LES MORTS

 

Entre ces différents chapitres essentiellement crunch, on trouve deux longs chapitres, bien plus longs, qui relèvent à 100 % du fluff. En tant que tels, ils sont plus ou moins pertinents dans l’optique d’un Guide du Joueur : si le premier de ces deux chapitres pourra, et éventuellement devrait, être lu par les Joueurs, je suis bien plus réservé à cet égard concernant le second, qui me paraît, initialement du moins, devoir être l’apanage du Conteur.

 

Mais, le premier… Me concernant, je crois bien que c’est le moment le plus intéressant/bienvenu de l’ensemble de ce supplément. En effet, il s’agit de décrire « La Société des Ombres » (la société stygienne, s’entend, on y reviendra très vite…) ; sous cet intitulé très vaste et flou, il faut en fait comprendre que l’on va se pencher sur les factions du royaume stygien – la Hiérarchie, les Renégats, les Hérétiques. Et c’est tout à fait bienvenu, parce que le livre de base, finalement, ne se montrait pas très disert à ce sujet : on avait les « grands archétypes » de ces factions (autant de reflets des factions d’autres jeux du Monde des Ténèbres, Vampire notamment), et une idée, dans le cadre de la Hiérarchie, de son fonctionnement… eh bien, « hiérarchique », mais finalement guère plus. L’objet de ce chapitre est d’exposer ce qui constitue le quotidien d’un Hiérarque, d’un Renégat ou d’un Hérétique – finalement, c’est ainsi que l’on sort du stéréotype. D’une certaine manière, l’idéologie ne vient qu’après – avec le flou inhérent aux prétendues « factions » des Renégats et Hérétiques, qui ne sont des groupes uniformes qu’aux yeux des plus brutaux des Hiérarques. Cependant, le chapitre donne de bons aperçus des philosophies possibles de ces divers courants – des idées directement applicables et qui, le cas échéant, montrent que la réalité des faits est bien plus complexe que la description hâtive de « ceux d’en face » par un PNJ nécessairement bourré de préjugés (ce qui valait dans Vampire pour le Sabbat, etc.). On ne trouvera pas ici de « révélations » en pagaille, ce n’est pas le propos – mais de quoi envisager ce que cela signifie qu’être un Hiérarque, un Renégat ou un Hérétique ; c’est donc tout à fait bienvenu.

 

Puis vient un très long chapitre intitulé « Les Royaumes Ténébreux », et qui, à mon sens, devrait donc relever plutôt du Conteur, au moins initialement. Il peut s’avérer très utile, indispensable même, dans une Chronique dédiée, mais ceux qui entendent rester dans le monde stygien n’en auront probablement jamais conscience.

 

C’est qu’il s’agit de décrire les « autres » Royaumes Ténébreux, qui sont donc autant d’alternatives à la fois géographiques et culturelles à Stygia, Charon et compagnie ; mais ils sont par essence mystérieux, et la très grande majorité des Ombres stygiennes ne sait absolument rien ne serait-ce que de leur existence...

 

Le livre de base mentionnait hâtivement qu’il y avait un Royaume de Jade d’inspiration chinoise, et un Royaume d’Ivoire africain, et qu’il y avait eu un Royaume d’Obsidienne mésoaméricain, mais sans en dire davantage. Le Guide du Joueur fournit des développements sur ces trois Royaumes Ténébreux, et complète la liste avec quatre autres : celui des Invisibles pour les Caraïbes (vaudou à donf, forcément), la Cité des Délices d’inspiration indienne, le Royaume d’Argile de l’Australie, enfin La Mer Qui Ne Connaît Pas Le Soleil, d’inspiration polynésienne. Chacun se voit accorder d’assez longs développements, suffisants pour fournir une bonne base de jeu – même si, sauf erreur, un seul de ces Royaumes Ténébreux a été par la suite développé au point d’avoir droit à ses propres suppléments : celui de Jade (deux volumes, en pleine vague asiatique de White Wolf).

 

Ces développements assez approfondis sont à la fois enthousiasmants et agaçants. Enthousiasmants, parce qu’ils offrent des cadres de jeu exotiques, très colorés le cas échéant, et parfois très inventifs. Si le Sombre Royaume de Jade est somme toute « classique », voire « banal » (c’est un avatar extrême du despotisme stygien, avec un cauchemardesque Qin Shi Huang à sa tête) – mais en même temps très carré et suffisamment exotique pour donner envie d’y jouer, avec tout de même quelques idées très intéressantes portant sur le bouddhisme, la situation du Japon, etc. –, d’autres de ces Royaumes s’éloignent bien davantage du « modèle » (aheum… c’est bien le problème) stygien, et acquièrent une personnalité propre tout à fait appréciable – ainsi les Invisibles dans une certaine mesure, le Royaume d’Argile un peu plus, surtout La Mer Qui Ne Connaît Pas Le Soleil. Le cas du Royaume d’Obsidienne étant un peu à part (encore que : il peut fonctionner dans une campagne stygienne comme celui des Invisibles, il y a de quoi faire dans les deux cas), ce sont le Royaume d’Ivoire et la Cité des Délices qui m’emballent le moins – le premier me laisse vraiment très perplexe du fait de certains choix orientés, le second… m’indiffère, je suppose. Mais le reste, oui, est assez enthousiasmant.

 

Mais ces développements sont donc tout aussi régulièrement agaçants – parce que c’est du gloubi-boulga mythologique à la sauce White Wolf ; alors même que l’apport mythologique propre de ces divers Royaumes Ténébreux justifie leur différence, il est bien trop souvent traité par-dessus la jambe, sans vrai respect, et avec une bonne dose de confusions, de raccourcis, de stéréotypes et de préjugés ethnocentriques, pour le moins navrante. Le cas du Royaume d’Ivoire, en dépit de l’intervention des Orishas, a particulièrement de quoi laisser perplexe. Mais d’autres procédés sont également critiquables à cet égard – ainsi, dans le cas des Invisibles, le fait de donner une signification proprement mondedesténèbresque à des notions du vaudou qui ont pourtant une consistance particulière dans notre monde : par exemple, on retrouve ici les termes de Rada et de Petro, mais ils n’ont rien à voir avec les types de loas de notre monde – ce sont les noms de deux Ombres… En outre, le terme « loa » lui-même est employé un peu n’importe comment. Ce n’est qu’un exemple, il y en aurait bien d’autres.

 

Or l’exposé peut en outre se montrer passablement confus – a fortiori, je l’admets, quand le lecteur ne sait rien ou presque du fonds mythologique employé : je devine qu’il y a un sacré potentiel dans La Mer Qui Ne Connaît Pas Le Soleil, mais il m’est difficile en l’état d’en tirer quoi que ce soit de concret. Et comme, dans le cas où le lecteur a au moins une vague idée de la base, les manipulations de la mythologie réelle ont de quoi susciter la méfiance, ce sentiment s’accroît encore pour les Royaumes Ténébreux les plus exotiques…

 

Cerise sur le gâteau, proprement française : la traduction à la ramasse aggrave encore tout cela – concernant le Royaume Ténébreux polynésien, je suis à peu près persuadé que cela a contribué à rendre ces développements plus… obscurs encore à mes yeux ; dans la continuité peut-être de ce qui se produisait pour le Royaume d’Ivoire, à vrai dire – j’ai plusieurs fois eu le sentiment que le traducteur ne comprenait absolument rien à ce qu’il traduisait… D’où un surcroit de confusion qui affecte clairement, aussi, les Invisibles, et, supposé-je, la Cité des Délices – au moins.

 

Il y a, dans ce long chapitre, beaucoup de matière à exploiter – et qui peut donner des trucs très chouettes, j’en suis convaincu. Mais revisiter un peu tout cela s’impose probablement, sur la base de recherches personnelles.

 

JOUER DES MORTS

 

Le Guide du Joueur se conclut sur des textes d’un autre ordre, plus original : sept petits articles, signés, qui sont autant d’essais sur la manière de jouer à Wraith. L’idée est plutôt intéressante, mais le résultat final m’a paru globalement décevant. On y pêche pas mal de banalités, hélas… Ce qui m’a le plus parlé porte sur le Côté Sombre – un aspect de ce jeu aussi inventif que dangereux. Le reste… Non, je n’en ai rien retenu. Et je ne sais toujours pas, lard ou cochon, ce qu’il faut penser de l’article de Chelsea Quinn Yarbro, en particulier…

 

Et ce qu’il faut penser de ce Guide du Joueur, globalement ? Eh bien, je suppose que cela dépend des attentes de chacun… Côté technique, il y a quelques choses pas inintéressantes çà et là, mais qui ne justifient probablement pas l’achat à elles seules. L’essentiel réside à mes yeux dans les deux longs chapitres de fluff – dont un seulement est véritablement destiné « aux Joueurs » ; il est très bon, ceci dit. Le reste est plutôt l’apanage du Conteur – qui a de quoi faire, avec les Royaumes Ténébreux, mais il lui faudra éventuellement reprendre tout ça à sa sauce.

 

En définitive, un supplément pas mauvais, mais tout sauf indispensable – et sans doute un peu médiocre, quand même.

 

Et horriblement traduit.

 

 

Je l’ai déjà dit ?

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CR L'Appel de Cthulhu : Etoiles brûlantes (02)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Etoiles brûlantes (02)

Deuxième et dernière séance d’ « Étoiles brûlantes », scénario pour L’Appel de Cthulhu signé David Conyers, et qui figure dans le supplément Terreurs de l’au-delà.

 

 

La première séance se trouve ici.

 

Voici la vidéo du compte rendu de cette deuxième séance :

Voici également l’enregistrement audio de cette séance (à l’état brut, sans montage – et sans la musique et les effets sonores de Roll20, hélas) :

Les trois joueurs incarnaient…

 

… James Sterling, le richissime industriel…

 

… Donna Sterling, sa fille un peu rebelle, étudiante en anthropologie…

 

… et enfin Dirk Kessler, détective privé, embauché par James Sterling.

 

Pour illustrer ce compte rendu, je vais avoir recours à diverses photographies récupérées çà et là sur le ouèbe et parfois un chouia trafiquées (pas grand-chose : seulement la conversion en niveaux de gris le plus souvent). J’ai cependant le très mauvais réflexe de ne pas noter à qui appartiennent les droits de ces photographies quand je prépare mes scénarios… Si les propriétaires de ces droits souhaitent que j’en fasse mention, je m’exécuterai, bien entendu.

 

Par ailleurs, les aides de jeu de ce scénario étant en principe disponibles gratuitement et légalement au téléchargement sur le site de Sans-Détour, éditeur du jeu, j’ai supposé qu’il m’était possible de les faire apparaître dans ce compte rendu, sachant que je les ai de toute façon presque systématiquement retouchées, dans le texte et/ou dans l’aspect. J’espère, là encore, ne pas léser qui que ce soit.

 

Allez, c’est parti…

I : MAMA JOSÉPHINE

 

 

Après l’altercation lors de laquelle James Sterling, sous le coup de la panique, a dégainé son revolver au milieu de la foule en train de préparer la Fet Guédé (qui a lieu le lendemain et le surlendemain) aux environs du Grand Cimetière de Port-au-Prince, Dirk Kessler a pris les choses en main pour qu’ils se montrent plus discrets – même si sa morsure par plusieurs tarentules ne l’a pas laissé au mieux de sa forme. Ils se sont éloignés pour gagner des rues moins bondées, et rejoignent ainsi l’adresse de la mambo Mama Joséphine, adresse qu’ils avaient trouvée dans le journal intime de feu l’anthropologue Bruce Northeast.

 

Comme dans le cas de Marie Jérôme, ainsi que l’avait constaté Dirk, l’adresse ne donne pas directement sur une maison d’habitation ou une échoppe au nom de la personne à laquelle ils viennent rendre visite, mais correspond à un commerce tout ce qu’il y a de banal – en l’espèce, une blanchisserie.

 

 

Un homme à la forte carrure…

… fait la lecture du journal aux femmes en train de laver le linge. Dirk fait les présentations, un peu hésitant, mais l’homme, qui répond au nom de Jim, lui dit qu’il le reconnaît, et que Mama Joséphine les attend dans l’arrière-boutique – car c’est là que se trouve le hounfor. Il le lui indique d’un coup de tête et reprend sa lecture.

 

 

Derrière la porte, c’est le jour et la nuit ; le hounfor est une pièce assez petite, et à la décoration très chargée : vévés, icônes, statues, poupées, de Papa Legba, d’Erzulie, de Damballa

… mais aussi, dans le désordre, cages de perroquets, bocaux divers remplis de décoctions peu ragoutantes, peaux de serpents, poissons séchés, etc.

 

Au fond de la pièce, assise sur une chaise, se trouve une vieille femme noire, vêtue d’une robe blanche immaculée ; elle est relativement corpulente, et son regard est fixe – elle n’est probablement pas tout à fait aveugle, mais a tout de même une vision déficiente.

 

 

James la salue et se présente – en supposant que son nom lui dit quelque chose ? Souriante, la mambo répond qu’ils sont déjà venus la consulter… Mais James explique leur amnésie. Ils ne se souviennent donc pas de ce qu’ils devaient lui apporter ? Le papillon… Dirk n’avait pas le souvenir de l’avoir emmené, mais, fouillant instinctivement dans ses poches, il trouve la boîte d’allumettes et la tend à Mama Joséphine – qui se penche dessus, les yeux myopes immédiatement posés sur l’insecte ; elle se dit satisfaite, et range la boîte d’allumettes dans ses étagères qui débordent de choses bien plus étranges encore.

 

 

Mama Joséphine s’installe dans un fauteuil (son dos la fait visiblement souffrir) et désigne des chaises à ses invités. Elle doit remplir sa part du contrat, maintenant. L’Horreur Flottante… Un sujet désagréable. James lui rétorque que la vie de son fils est en jeu. Se sont-ils rendus aux Étangs Célestes, leur demande la mambo ? Ils le supposent – mais ne s’en souviennent pas. En revanche, on les a retrouvés, amnésiques, dans les environs... Mama Joséphine acquiesce ; elle avait entendu parler d’un groupe de touristes morts dans les collines… Elle craignait d’apprendre que c’était d’eux qu’il s’agissait. Mais de quoi se souviennent-ils, concernant le très secret culte de l’Horreur Flottante ? ou le Roi Kaliko, le prétendu « bokor » à sa tête ? Rien, ou presque. L’essentiel de ce qu’ils savent provient des notes de Bruce Northeast… qui a été assassiné. Mama Joséphine le connaissait, mais son visage figé est impénétrable, impossible de deviner ses émotions.

 

Quoi qu’il en soit, le journal de l’anthropologue leur a appris que Jack devait être sacrifié lors d’une cérémonie dans deux jours, à la fin de la Fet Guédé, aux Étangs Célestes. Dirk s’impatiente : peut-elle les aider à combattre le culte ? Oui – mais ils doivent d’abord comprendre une chose : Jack est toujours vivant… mais il faut le considérer comme étant déjà mort. James, très las, suppose que cela a à voir avec ces symptômes qu’ils ont découvert çà et là – le corps écailleux, le troisième œil au milieu du front… Exactement. Mais l’industriel succombe alors à la colère : comment le sait-elle ? Comment peut-elle décider ainsi de son sort ? Très calme, Mama Joséphine lui répond qu’elle sait tout cela parce qu’ils en ont déjà parlé ensemble – et il avait eu la même réaction de déni.

 

La mambo se lève, et le geste est visiblement douloureux, puis se dirige vers ses étagères encombrées. Elle y attrape une petite boîte gravée d’une sorte de pentagramme étrange, qu’elle pose sur la table devant ses invités :

 

 

 

 

Elle ouvre la boîte, et, à l’intérieur, se trouve une petite pierre aux reflets verts, et visiblement très coupante, avec un trou permettant de glisser une ficelle pour s’en faire un collier :

 

 

James ouvre de grands yeux : c’est donc là la Pierre Tranchante dont ils avaient entendu parler ? Notamment dans la fable du guerrier ashanti ? C’en est une, oui – il en existe plusieurs. S’ils ont lu la fable, ils savent que le guerrier ashanti a « mal négocié »… Cette pierre est une sorte de piège. Le fil de ces pierres est tel que, quand on les saisit, on se coupe – et, quand on se coupe, on appartient irrémédiablement à… « cet être », que l’on a pu appeler le Messager Masqué. Dès ce moment opère « ce que vos scientifiques appelleraient une infection, ou une contamination » ; mais c’est bien pire, en vérité – la victime de la pierre devient un hôte pour la divinité connue sous le nom d’Horreur Flottante.

 

James sanglote : il implore la mambo, il doit bien y avoir un moyen de sauver son fils ? Non, le craint Mama Joséphine ; tout ce qu’ils peuvent faire à ce stade, c’est lui épargner de terribles souffrances… et épargner à Haïti, voire au monde, des souffrances plus atroces encore. Parce que la cérémonie à la fin de la Fet Guédé va consister à… « extraire » de « l’hôte » l’Horreur Flottante elle-même. James fond en larmes et quitte la pièce en criant : « Non ! Non ! »

 

Mama Joséphine laisse faire, se taisant un instant – puis continue. Dirk prend alors les choses en main : cet objet pourrait-il leur être utile ? Oui, s’ils comptent retourner aux Étangs Célestes et tuer « l’hôte » avant qu’il ne soit trop tard – et en le frappant à la tête, impérativement, car c’est du troisième œil que surgira l’Horreur Flottante. Mais Dirk devine la menace sous-jacente : pour approcher Jack, ils doivent se couper avec la Pierre Tranchante ? Mais alors… ils deviendront comme lui !

 

Mama Joséphine, stoïque, explique qu’ils devront utiliser la pierre pour une raison bien particulière : « Les Étangs sont gardés. Il y a… une créature. Bien pire que tout ce que vous pourriez imaginer. Ce sombre serviteur de l’Horreur Flottante… Il faut se l’amadouer – sinon il tue tout le monde sur son passage. Le Roi Kaliko et ses fidèles ne risquent en principe rien, car ils sont liés au monstre, mais tout autre personne qui se rendrait aux Étangs Célestes en ignorant cela serait condamnée. C’est ici qu’intervient la Pierre Tranchante : en se coupant avec, en devenant un nouvel hôte de l’Horreur Flottante, on leurre la créature, qui n’attaque pas. » Dirk demande s’ils doivent se couper tous les trois, alors – Mama Joséphine s’interrompt un bref instant, puis : « N’importe lequel d’entre vous. Cela vous permettra de ne pas passer pour un ennemi auprès du sombre serviteur. »

 

Mais le détective insiste : qui se coupe avec la pierre se sacrifie avec ce geste ! La mambo ne le nie pas. Mais le processus de transformation demande du temps – et elle a une… « potion » qui permettra de ralentir ce processus. Mais elle ne va pas leur mentir : ça n’est qu’un répit – la personne demeure condamnée à moyen terme. Donna Sterling, mal à l’aise avec cette « magie », avance que le simple fait de quitter Haïti pourrait peut-être y remédier, mais Mama Joséphine la détrompe aussitôt. Tout cela ne concerne pas qu’Haïti. D’ailleurs, l’Horreur Flottante n’est qu’un des noms d’une divinité qui en porte beaucoup, à travers le monde entier : le Messager Masqué, la Femme Boursouflée, la Langue Sanglante, le Rampant Qui Hurle, ou encore la Chauve-Souris des Sables, ou le Pharaon Noir… « Baron Samedi, même, à en croire certains – ce qui m’attaque dans ma propre foi… » Il est partout – « et c’est bien pour cela que vous devez comprendre que la menace ne pèse pas seulement sur Jack Sterling, ou sur Haïti : c’est le monde entier qui est menacé. » Haïti serait certes aux premières loges si l’Horreur Flottante venait à s’incarner – l’île subirait pendant des années, des décennies peut-être, le chaos, la folie destructrice, avec sa kyrielle de meurtres, de massacres, de torture, de viols… Mais ce chaos gagnerait progressivement le reste du monde.

 

Dirk avance qu’ils doivent se concerter à ce sujet – puisqu’il faudrait décider que l’un d’entre eux se sacrifie… Les investigateurs vont se retirer. Mais Mama Joséphine retient encore un instant Dirk : elle se lève péniblement, et va attraper quelque chose sur une de ses étagères, quelque chose qu’elle tend au détective – une nouvelle carte de ce tarot étrange, le 10 de Bâtons, inversé :

 

 

 

La mambo suppose qu’il s’agit de la Langue Sanglante, comme on l’appelle au Kenya. Quoi qu’il en soit, on lui a remis cette carte quelques minutes avant leur arrivée – pour qu’elle la leur donne. Elle a demandé le nom du messager, qui a répondu : « Nyarlathotep. » Donna, devant les sonorités égyptiennes de ce nom, suppose que cela pourrait renvoyer au Pharaon Noir dont parlait Mama Joséphine ? Oui – mais ce n’est qu’un nom parmi d’autres… Il a des centaines de noms. Il est partout. Et il les attend. La carte peut être un avertissement, une condamnation, ou une mauvaise blague… Elle va laisser les investigateurs réfléchir à leur dilemme – ils repasseront ensuite la voir pour qu’elle leur donne la Pierre Tranchante et la potion. Ils doivent faire vite : s’il ne sert à rien, et serait même sans doute trop risqué, de se rendre d’ores et déjà aux Étangs Célestes, il faudra qu’ils s’y trouvent impérativement dans deux jours, au soir – quand la cérémonie touchera à sa fin, l’Horreur Flottante devant jaillir du troisième œil de… « l’hôte ».

 

James fait les cent pas à l’extérieur, en tirant sur son cigare. Sa détresse l’incite à la paranoïa – et il remarque un homme noir qui guette devant la blanchisserie, de l’autre côté de la rue ; mais il n’a rien à voir avec le docker guère discret avec lequel il avait eu une altercation quelques heures plus tôt (outre qu’un renflement dans sa poche ne laisse aucun doute quant au fait qu’il est armé). L’industriel fait d’abord celui qui n’a rien remarqué, mais choisit ensuite de rentrer dans la boutique au prétexte d’offrir un cigare à Jim – lequel n’est cependant pas en mesure de le renseigner sur l’identité de l’homme qui fait le guet dehors.

 

Dirk et Donna sortent alors du hounfor. La douleur des morsures d’araignées n’est plus handicapante à ce stade – par contre, le détective a eu comme une brève « absence », un trou noir… James lui offre un cigare et désigne en même temps discrètement l’homme qui les observe, et qui a l’air d’un « vrai dur »… Dirk suggère de retourner à l’hôtel en empruntant une autre porte de la blanchisserie. Pas trace du guetteur, ils prennent un taxi.

II : HÔTEL OLOFFSON

 

 

De retour à l'Hôtel Oloffson, James demande à Nathaniel si personne n’a cherché à les joindre. Ça n’est pas le cas, mais le zélé réceptionniste offre ses services s’ils souhaitent contacter qui que ce soit ? Non, mais James supposait qu’on leur avait adressé « un coursier », et il décrit l’homme entraperçu devant chez Mama Joséphine ; mais cela n’évoque rien à Nathaniel : « En tout cas ce monsieur n’est pas rentré dans l’hôtel. » James lâche un billet au réceptionniste, qui l’empoche avec joie.

 

Les investigateurs se réunissent dans la chambre de James, et discutent de leur situation. Donna suppose qu’ils pourraient s’adresser à quelqu’un d’autre que Mama Joséphine, quelqu’un de plus compétent, pour trouver un autre moyen de sauver Jack, sans condamner qui que ce soit. Dirk est dans un état d’esprit similaire. James était sorti avant que la mambo ne parle de se sacrifier, et cette révélation l’abasourdit : non seulement son fils doit mourir, mais il faut encore qu’un autre d’entre eux meure ?! « C’est une plaisanterie ? Le chaos en Haïti, et puis quoi encore… Depuis quand croyez-vous à ces racontars de vieille sorcière ? » Mais, si cette situation n’enchante pas Dirk, il a tendance à croire la mambo…

 

Le détective suggère de passer en revue ensemble les documents qu’ils avaient rassemblés et tout ce qu’on leur a dit depuis qu’ils ont quitté l’hôpital militaire d’Elmwood. Ils s’attellent tous trois à la tâche, et se rendent compte que le culte de l’Horreur Flottante était mentionné, même de manière cryptique, dans un document qu’ils avaient laissé de côté – la note marginale de Dirk dans le livre Sombres Sectes africaines, à la Bibliothèque Nationale d’Haïti : « S. Sénégal sait des choses sur le culte. » Ils se souviennent que le « marchand d’armes haïtien Sébastien Sénégal » était mentionné dans le rapport secret de la Shaw’s Investigations sur les Industries Sterling. Ce qui les ramène au manifeste d’embarquement de « matériel agricole » à destination de l’entreprise Labadie Import/Export, sur les quais de Port-au-Prince. Dans l’espoir que le mystérieux Sénégal saura leur proposer une autre méthode que celle préconisée par Mama Joséphine, les investigateurs montent dans un taxi à destination des quais, au nord-ouest de Port-au-Prince.

 

III : LABADIE IMPORT/EXPORT, QUAIS DE PORT-AU PRINCE

 

 

Les investigateurs traversent la ville, en passant par son centre. Mais l’ambiance change du tout au tout à mesure qu’ils se rapprochent de la mer. Les quais sont encombrés, le port très actif ; partout, des dockers chargent et déchargent des navires, dont l’essentiel commerce avec les États-Unis.

 

 

Si l’environnement est relativement anarchique, trouver Labadie Import/Export n’est pas très compliqué – c’est un grand entrepôt, qui ne paye pas vraiment de mine ; le nom de l’établissement est peint à la peinture blanche sur une simple planche cloutée. Devant s’activent des dizaines de manœuvres noirs exténués…

… parmi lesquels Donna reconnaît sans peine l’homme qui avait frappé son père aux environs du Grand Cimetière (et James n’a aucune envie de l’accoster !).

 

 

Les ouvriers sont surveillés par un mulâtre à l’œil sévère, vêtu d’un costume en piteux état ; mais tout indique que ce contremaître ne rechigne pas à l’effort physique pour lui-même, le cas échéant.

 

 

James s’approche du surveillant, et, tout naturellement, lui dit qu’il a « rendez-vous avec Mr Sénégal ». Le mulâtre frémit – chuchotant : « Mais ça va pas de crier son nom comme ça ?! » Il invite l’industriel à le suivre à l’intérieur de l’entrepôt, où ils vont s’installer dans un petit bureau. En chemin, il grommelle : « Putain, z'avez mis l'temps… Moi, quand j’ai vu l'journal, j’ai cru que z’étiez morts… ». Une fois assis : « Ouais, z’avez mis l'temps. Déjà, le BRN fait chier, ces derniers temps, et là j’avais l’impression qu’y se rapprochaient de plus en plus. Vous vous rendez compte des risques, pour moi ? » James n’est pas d’une meilleure humeur : leur envoyer cet homme au mauvais caractère… Le mulâtre tape du poing sur le bureau : « L'était énervé parce que moi j’étais énervé ! C’était pas c'qui était prévu au contrat ! J’ai encore ces soixante putains de caisses ! Je sais même pas à qui j'dois les livrer, personne m’a donné d’instructions ! Plus j'gardais ça longtemps, plus j'risquais d'me faire choper – alors ça, déjà, ça vous fera une rallonge de 300 $ ! »

 

James veut d’abord en savoir davantage : c’est Jack qui était chargé de négocier, pas lui – et s’ils n’ont pas perdu la vie dans les collines, ils ont perdu la mémoire… Il faut la leur rafraîchir. L’homme (Francis Métraux, son nom est affiché devant lui sur son bureau) est interloqué (« C’est l’excuse la plus bidon qu'j’aie jamais entendue… »), mais finit par s’exécuter : il a ces soixante caisses, elles sont arrivées avec « ce p'tit con de Jack Sterling » ; lequel a disparu du jour au lendemain, avant même de lui dire à qui il devait livrer tout ça ! Mais il se doutait de ce qu’il y avait dans ces caisses – ce n’était pas la première fois qu’il traitait avec les Industries Sterling… « Et j'me suis r'trouvé comme un con avec tout ce "matériel agricole", que si l'BRN mettait la main dessus moi j’étais bon pour qu’on me colle au mur, et hop ! douze balles dans la peau ! Bon sang, j’étais prêt à tout balancer à la flotte… Alors ça f'ra 300 $ ! »

 

James obtempère sans discuter davantage, et lâche sur le bureau une liasse de la somme demandée (soit la quasi-totalité de ses liquidités !). Son interlocuteur est bouche bée, il ne pensait visiblement pas s’en tirer aussi bien, et sans négocier – il empoche les billets avant que James ne change d’avis. L’industriel demande alors à voir le contenu d’une de ces caisses. Métraux le conduit dans un espace séparé des autres dans l’entrepôt Labadie Import/Export, où se trouve effectivement une soixantaine de grosses caisses en bois. Le mulâtre tend un pied-de-biche à James, qui ouvre la première caisse : à l’intérieur, trente carabines de calibre .30-06, et une boîte de cinquante cartouches pour chaque fusil. Métraux soupire : « Et les cinquante-neuf autres, c’est pareil… » James avait le vague souvenir d’une transaction douteuse, mais n’imaginait pas qu’elle aurait ces proportions : il y a là de quoi équiper toute une armée ! L’industriel défaille un instant… Métraux ne sait donc pas qui doit récupérer ces armes ? On ne lui a rien dit. « Mais bon, on peut s’en douter : qui aurait besoin d'tout ça en Haïti, sinon Sébastien Sénégal ? » Mais James, qui farfouille dans la caisse en même temps que le propriétaire de Labadie Import/Export lui parle… découvre qu’une nouvelle carte du tarot étrange est fichée à l’intérieur :

 

 

James, tout pâle, tend la carte à sa fille – qui poursuit l’interrogatoire : Métraux a donc parlé à Jack ? Oui – mais, après ça, le fils Sterling a disparu, aucune idée d’où il a bien pu aller. Le mulâtre se creuse la tête ; il se souvient que Jack ne se sentait pas bien, il lui avait dit être un peu malade – le climat, peut-être, allez savoir… Mais Donna en déduit aussitôt que son frère s’était alors déjà coupé avec la Pierre Tranchante, si elle le garde pour elle. Quoi qu’il en soit, poursuit Métraux, c’est pour ça qu’il était parti tôt – il devait revenir le lendemain pour finaliser la transaction, mais il ne l’a jamais revu…

 

James s’est un peu repris : il lui faut voir ce Sébastien Sénégal. Métraux en aurait-il l’adresse ? « Non, on évite ce genre de trucs, quand on est dans ma partie… » Mais il sait comment le contacter, par un moyen détourné, et si son interlocuteur désire le rencontrer, il fera passer le message. De toute façon, il faut que Sénégal récupère ce chargement ! Métraux parle d’un délai de deux jours – si d’ici là il n’a pas de nouvelles : « Hop ! à la baille ! » Il a fait sa part du boulot, et même plus que ça… C’est entendu – James considère ce délai suffisant, et précise loger à l’Hôtel Oloffson. Il assure enfin Métraux qu’il saura rembourser ses dettes. Les investigateurs s’en vont (à l’initiative de James, Dirk s’est saisi d’une des carabines et d’une boîte de munitions – le détective parvient à dissimuler tout cela de sorte qu’on ne vienne pas lui causer des soucis le temps de regagner l’hôtel), tandis que le propriétaire de Labadie Import/Export, indifférent, houspille plus sévèrement que jamais ses employés.

IV : HÔTEL OLOFFSON

 

 

En chemin, les investigateurs s’interrogent sur la marche à suivre. Un temps, ils envisagent, Donna notamment, de se renseigner auprès des autorités – à la douane, ou même à l’ambassade américaine – sur les allées et venues de Jack… Mais l’idée est vite écartée : après avoir découvert l’objet de la transaction à Labadie Import/Export, et entrepris de contacter Sébastien Sénégal, ils ont moins envie que jamais de retomber entre les pattes du major Lloyd Medwin ! Cependant, ils peuvent se renseigner quant à l’hôtel où Jack a logé avant de disparaître – autant commencer ces recherches dans leur propre hôtel : ils retournent donc à l’Oloffson.

 

Une fois sur place, Dirk va ranger son « paquet » dans sa chambre, et James interroge Nathaniel à la réception : Jack a bel et bien logé à l’Hôtel Oloffson un peu plus tôt dans le mois – en fait, il résidait dans la chambre actuelle de Mr Kessler. Jack Sterling a un peu écourté son séjour, et résilié sa chambre, après quoi Nathaniel ne l’a pas revu. James remercie le réceptionniste.

 

Les investigateurs se retrouvent dans la chambre de Dirk (de toute évidence, la fouiller à nouveau en rapport avec le séjour de Jack ne donnera rien). L’éventualité du sacrifice perturbe toujours autant le détective – tandis que l’industriel ricane de sa crédulité… Mais on toque à la porte ; entre l’homme qui faisait le guet devant chez Mama Joséphine. Donna sort son pistolet aussitôt, mais James intervient : « Tout doux ! Tout doux ! À qui avons-nous l’honneur ? » L’homme est visiblement surpris par le comportement contradictoire des investigateurs – mais il n’a pas l’air le moins du monde apeuré. Finalement : « Vous vouliez rencontrer mon employeur. Suivez-moi. » Sébastien Sénégal ? Mais, décidément, c’est un nom qu’il vaut mieux éviter de prononcer… Les investigateurs ne font pas de difficultés, et suivent le messager.

 

V : ENTREPÔT DE SÉBASTIEN SÉNÉGAL

 

 

On conduit les investigateurs vers une voiture, à quelque distance de l’Hôtel Oloffson. Leur guide prend place au volant, mais un autre homme, lui aussi armé, occupe le siège passager avant. La voiture démarre, et fait de nombreux détours dans Port-au-Prince – au point où les investigateurs perdent tout sens de leur localisation. Finalement, la voiture s’arrête devant un entrepôt, entre les quais et Manneville. Les deux gardes invitent les investigateurs à entrer dans le vaste bâtiment. S’y trouvent nombre d’hommes armés – de toute évidence des rebelles cacos.

 

 

Diverses caisses sont ouvertes – qui contiennent des fusils, des pistolets, et même quelques mitrailleuses Thompson.

 

 

Un mulâtre charismatique et très digne accueille les investigateurs – il ne fait aucun doute qu’il s’agit du fameux Sébastien Sénégal :

 

 

Le révolutionnaire, sans un mot, conduit les investigateurs dans son bureau, accessible par la mezzanine qui court tout le long de l’entrepôt. Il s’installe dans son fauteuil, il n’a toujours pas prononcé la moindre parole. James prend l’initiative de se présenter en tendant la main. Sénégal tique devant le nom de « James Sterling », mais se présente à son tour – même si son ton a quelque chose de glacial – et sa poignée de main est très franche, très virile. Métraux lui a dit qu’ils voulaient le voir ? C’est exact – mais cela sort du strict cadre des affaires… « Vous êtes peut-être la dernière personne à avoir vu mon fils… » Le révolutionnaire plisse les yeux : « Votre fils ? De qui parlez-vous ? » James le lui explique – mais non, il n’a pas été directement en contact avec « ce monsieur Sterling » : Métraux fait usuellement office d’intermédiaire, pour éviter de compromettre tout le monde. Est-ce tout ? Ou ont-ils d’autres questions à lui poser ? Après la conclusion, même tardive, de ce contrat, il est tout disposé à se montrer courtois, mais son temps n’en est pas moins précieux…

 

Alors James va droit au but – ne dissimulant rien de son inquiétude et de sa panique : Jack est en grand danger, aux mains d’une secte, qui l’a enlevé pour un rituel fatal qui doit avoir lieu dans deux jours quelque part dans les collines à l’est de Port-au-Prince. Or il semblerait que le révolutionnaire saurait quelque chose à propos de ce culte ? Et tout renseignement serait bienvenu… Bien loin de trouver l’histoire narrée par l’industriel abracadabrante, Sénégal la prend de suite au sérieux – il est difficile de lire ses émotions, toutefois. James, dès lors, ne rechigne pas à parler de ces histoires « d’hôte », de « troisième œil », et de cette créature terrible qui est supposée jaillir du front de son fils… L’industriel ne cesse de s’excuser pour le caractère fantasque de son récit, mais Sénégal ne semble pas avoir le moindre doute à cet égard ; et, au fur et à mesure, la compassion se lit sur ses traits. Il se lève, et va ouvrir un coffre-fort au fond de son bureau – sans prendre la moindre précaution pour se montrer discret (les investigateurs entrevoient à l’intérieur de l’argent, des armes, etc.) ; il en sort un crâne humain, dont le front arbore l’orbite d’un troisième œil, qu’il dépose sur le bureau :

 

 

Qu’est-ce donc ? « Mon frère – Michel. » James est stupéfait : « Dites-moi… que ce trou dans le front vient d’une balle… » Sénégal répond : « En définitive, oui – et c’est moi qui l’ai tirée. Mais ce trou était déjà là – pour faire de la place à un troisième œil. » Cela a eu lieu six ans plus tôt. À ce stade, ils ont sans doute entendu parler de la Pierre Tranchante ? C’est un piège – Michel l’a ramassée, quelque part, dans un caniveau de Port-au-Prince. Il s’est aussitôt coupé avec. Et le processus était dès lors enclenché. Sénégal sait qu’ils sont allés voir Mama Joséphine ; sans doute leur a-t-elle expliqué tout cela ? Oui – et elle a suggéré que quelqu’un devrait se couper avec une pierre dont elle dispose pour mettre fin à la cérémonie, ce qui reviendrait à se suicider… C’est effectivement la seule solution – et tout ce que Sénégal a pu faire pour son frère, c’était de l’abattre d’une balle en pleine tête. « Vous avez bien conscience de ce que cela implique pour votre fils ? » Il faut considérer qu’il est déjà mort – il en est franchement désolé, pour être lui-même passé par là… Mais si James veut faire une ultime démonstration d’amour paternel, alors il fera comme lui-même l’a fait pour son frère.

 

Ils ont aussi entendu parler des Étangs Célestes, donc – et de la fin de la Fet Guédé. C’est alors qu’ils devront abattre Jack. Mais, pour approcher de la zone, il faudra se couper, oui – car il y a ce… « Rôdeur »… « Je l’ai vu – et je ne veux plus jamais le revoir. C’est un monstre, une abomination terrifiante… et mortelle… » Il n’en a échappé que de justesse, et refuse de retourner là-bas. C’était un vrai miracle, aussi ne doivent-ils pas se monter la tête quand au fait qu’il a survécu, lui – s’ils se rendent là-bas sans avoir fait usage de la Pierre Tranchante, ils mourront. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Il n’était pas tout seul à s’être rendu aux Étangs Célestes : il avait avec lui une bonne quarantaine de ses frères d’armes cacos… « Ils sont tous morts. Le Rôdeur les a dévorés. Je suis le seul survivant. » Il peut indiquer comment gagner les Étangs Célestes – il y a un chemin, indiscernable si l’on ne sait pas où le chercher, mais qui saute aux yeux quand on le sait. Mais il ne les suivra pas là-bas, sous aucun prétexte ! James le comprend très bien – et ne le lui demande pas.

 

Sénégal griffonne un plan, qui vient compléter celui que l’on pouvait dessiner sur la base des indications de Bruce Northeast. Il est prêt à mettre à la disposition des investigateurs une voiture et deux hommes, qui les escorteront jusqu’au pied de la montagne – pas au-delà ; cela peut prendre une à deux heures – mais il leur restera encore une bonne demi-journée de grimpette dans la montagne très densément boisée. James remercie Sénégal : les Industries Sterling se souviendront de son assistance… même s’il sera sans doute amené à l’avenir à négocier avec sa fille, et non avec lui-même – précise-t-il en glissant un regard entendu à Donna (la réaction du révolutionnaire est très étonnée).

 

Mais Donna, justement, relève que Sébastien Sénégal était accompagné d’une quarantaine d’hommes… Oui – c’est qu’il fallait compter avec les fidèles du Roi Kaliko. Il y a eu une vraie bataille – mais aucun de ses hommes n’y a survécu, dès lors que le Rôdeur a commencé son massacre… Il le répète : sans se couper avec la Pierre Tranchante, ils n’arriveront à rien. Et il faut abattre Jack à la tête, sans quoi l’Horreur Flottante jaillira malgré tout de son troisième œil. Sénégal est visiblement affecté par cette discussion, et y met un terme. Les investigateurs quittent librement l’entrepôt.

VI : HÔTEL OLOFFSON

 

 

Les investigateurs devront partir le surlendemain matin, pour arriver au bon moment aux Étangs Célestes. De retour à l’Hôtel Oloffson, Dirk fait une suggestion aux autres : même si l’issue s’est avérée fatale pour les hommes de Sénégal, le détective pense qu’il pourrait être utile de se faire accompagner de soldats pour se rendre là-bas. Peut-être pourraient-ils faire en sorte qu’une troupe de marines les accompagne ? Avec certaines précautions – car il ne faut pas, ni que cela débouche sur un nouvel interrogatoire voire, pire encore, une incarcération sur l’ordre du méfiant major Medwin, ni que cela nuise véritablement aux Cacos avec lesquels ils ont négocié… L’idée séduit James et Donna. Ils y réfléchissent beaucoup d’ici à leur départ, et décident enfin de passer par un message sibyllin confié à Nathaniel (même si Donna se méfie de lui), prétextant des mouvements cacos dans la région, liés à la mort des touristes américains rapportée par Le Progrès d’Haïti – mais il faudra jouer serré, pour que les vrais Cacos dépêchés par Sébastien Sénégal à leur service n’en fassent pas les frais ! Il leur faudra donc partir avec suffisamment d’avance…

 

Mais ils ont d’autres préoccupations. James, très grave, annonce enfin aux autres qu’il est prêt à se couper avec la Pierre Tranchante une fois arrivé devant les Étangs Célestes – autrement dit, à se sacrifier, dans l’espoir d’approcher suffisamment Jack pour le délivrer de sa malédiction.

 

 

VII : CENTRE-VILLE DE PORT-AU-PRINCE

 

 

L’ambiance est pesante… et les investigateurs, à l’initiative de James qui se sait donc condamné, décident de faire un peu de tourisme, puisqu’il leur reste une soirée et toute une journée avant de prendre la direction des Étangs Célestes. Dirk pensait d’abord se mettre en retrait, pour que les Sterling puissent vivre ces derniers moments en famille, mais James lui fait comprendre qu’il n’est absolument pas de trop. D’un commun accord, toutefois, ils choisissent de ne pas assister à la Fet Guédé, l’atmosphère étant déjà plus que morbide, et tout spécialement de ne pas se rendre aux environs du Grand Cimetière… Ils n’y échapperont pas totalement, la fête aura lieu partout, mais ils en garderont l’épicentre à distance. Les voilà donc partis pour le centre-ville, où ils voient la cathédrale Notre-Dame-de-l’Assomption, récemment achevée…

… de même pour ce qui est du Palais National, dont les statues célébrant les libérateurs d’Haïti ont quelque chose de tristement ironique en cette période d’occupation…

… après quoi ils passent du temps dans le célèbre et bondé Marché de Fer, avec sa façade d’un rouge éclatant et son architecture étonnante…

 

James sait qu’il s’agit, pour lui, de la dernière occasion de passer du temps avec sa fille, qu’il a trop longtemps négligée. Mais c’est un peu tard… Il se révèle pourtant enfin en père aimant – mais peut-être trop envahissant, quand il vante les charmes de Donna à DirkDonna ne s’en montre en fait que plus distante – le nez collé dans un livre.

 

 

Le lendemain, Dirk, qui disposait de matériel de randonnée dans sa chambre à l’Hôtel Oloffson, suggère aux Sterling de s’équiper également de la sorte – ça n’est en rien un problème, une virée au Marché de Fer y remédie rapidement.

 

 

 

 

VIII : MARIE JÉRÔME

 

 

Tous trois décident alors, à la suggestion de Dirk qui est le seul à l’avoir vue, de rendre visite à Marie Jérôme ; mais la cartomancienne n’est pas chez elle, ainsi que le leur explique (avec difficultés) la boulangère. Peut-être en raison de la Fet Guédé ?

 

IX : BIBLIOTHÈQUE NATIONALE D’HAÏTI

 

 

Donna, qui a mal dormi, est, des trois, la plus affectée par la perspective de la mort de Jack mais aussi de James – ou du moins ne parvient-elle pas à le cacher autant que les autres (l’industriel fait preuve d’un sang-froid étonnant à la perspective de son suicide). Elle est obsédée par ses lectures. À sa requête, ils retournent à la Bibliothèque Nationale d’Haïti pour faire de nouvelles recherches qui permettraient à Donna de sauver son frère et son père… mais font chou blanc. Quelques rares documents évoquent lapidairement le culte de l’Horreur Flottante, et son origine probablement congolaise, mais il est impossible d’en tirer quoi que ce soit d’utile – même si Donna relève, dans Sombres Sectes africaines, que les adorateurs de l’Horreur Flottante, les plus âgés notamment, se lacèrent avec des pierres qu’elle suppose être des Pierres Tranchantes, sans devenir des hôtes pour autant ; mais il faut sans doute y voir une forme de suicide collectif rituel – ils meurent bien avant que leur divinité ne se loge dans leur crâne…

 

X : MAMA JOSÉPHINE

 

 

Il ne leur reste plus guère qu’à retourner chez Mama Joséphine. La mambo est là – qui les attend : elle n’est restée que pour eux, leur fait-elle entendre, son statut de prêtresse vaudou lui impose de participer bien plus activement à la Fet Guédé… Il lui faut se rendre dès que possible au Grand Cimetière. Mais elle a déjà préparé la boîte gravée contenant la Pierre Tranchante, ainsi qu’un bocal contenant une mixture laiteuse dans laquelle on devine que flottent çà et là des éléments peu ragoûtants – incluant notamment des scorpions morts ! Elle répète ses instructions : James, puisqu’il s’est désigné volontaire, devra se couper avec la pierre au dernier moment, et boire aussitôt sa décoction – qui ne fera que ralentir le processus de contamination ; sans cela, une personne qui s’est coupée avec une Pierre Tranchante sombre dans le coma en l’espace de quelques heures, mais, ainsi, le délai s’accroît jusqu’à atteindre plusieurs jours.

 

Avant de partir, Dirk mentionne tout de même à la mambo le sort de Michel, le frère de Sébastien Sénégal – mais elle connaissait déjà cette histoire, comme le révolutionnaire l’avait laissé supposer. Le détective revient sur le fait que Sénégal était parti aux Étangs Célestes accompagné d’une troupe d’une quarantaine d’individus. S’ils s’y rendent seulement tous les trois, ont-ils la moindre chance ? Ne devraient-ils pas trouver à se faire accompagner ? Mama Joséphine remarque que ces quarante hommes n'ont guère été utiles à Sénégal, et sont tous morts… Le problème est la créature qui garde les Étangs Célestes : face à elle, même le meilleur régiment, le mieux entraîné, le mieux équipé, ne peut absolument rien. Le Rôdeur n’attaquera pas la personne qui s’est coupée, mais tuera toutes les autres. Le détective en déduit qu’il en ira de même pour Donna et pour lui, si James seul se blesse avec la Pierre Tranchante… La mambo se fige un instant – puis acquiesce ; mais elle avance que trois personnes se montreront plus discrètes que quarante, de toute façon. Et concernant les adorateurs ? Pas de quartier ? Ils sont eux-mêmes condamnés, à ce stade – cela n’est pas du ressort des investigateurs. Haïti ne s’en portera que mieux si le Roi Kaliko et nombre de ses fidèles périssent dans l’affaire, mais ils feraient mieux de se concentrer sur le gardien des Étangs Célestes, et sur… « l’hôte ». James approuve aussitôt la mambo, qui leur souhaite bonne chance… et bon courage.

 

XI : HÔTEL OLOFFSON

 

 

Les investigateurs retournent à leur hôtel – où Dirk, qui avait bien pris soin de ne pas boire une goutte d’alcool depuis six ans, demande à Nathaniel de leur faire monter une bouteille à la chambre ! Une initiative qu’approuve James, qui se montre généreux en cigares – l’industriel, au passage, tâte le terrain auprès du réceptionniste pour lui confier le lendemain la mission de porter à l’ambassade américaine le message que les investigateurs ont convenu de rédiger. Nathaniel, toujours aussi zélé, est tout disposé à accomplir cette mission, « question de vie ou de mort ». James insiste sur le timing – et, si possible, le réceptionniste devrait remettre le billet à une personne bien précise : le major Lloyd Medwin, du BRN. L’industriel donne un acompte à Nathaniel, et l’assure de la bienveillance à jamais acquise des Industries Sterling à son égard.

 

Les investigateurs se retrouvent tous trois dans la chambre de James, où ils travaillent sur le message, en attendant qu’on leur livre leur bouteille. Au bout de quelques minutes, ils entendent toquer à la porte – James va ouvrir… et le livreur est un peu particulier – correspondant en tous points à la représentation de Baron Samedi :

 

 

Il fume un énorme cigare qui pue horriblement – et il a la bouteille commandée dans la main droite. Il fixe un moment James, qui recule interloqué, puis pose la bouteille par terre, ôte le cigare de sa bouche… et, la main sous les lèvres, il souffle quelque chose à la figure de l’industriel ! Une... poudre ? James a fermé les yeux par réflexe et cherche à ventiler la poudre, mais, en passant la main sur son visage, il se rend compte qu’il y a quelque chose dedans… Il s’éloigne vers la fenêtre pour aérer. Derrière lui, Baron Samedi éclate d’un rire gras et fou, empreint d’obscénité, désignant du doigt James pour le railler violemment. Puis il se passe la main sur le visage – et, quand il l’enlève, un troisième œil est apparu au milieu de son front ! Et ce n’est pas une peinture, mais un véritable œil, animé, et qui dévisage tout le monde !

 

Dirk se précipite sur l’intrus pour le plaquer au sol. Il ne parvient toutefois pas à le renverser, car sa cible se recule à temps – mais quand Dirk redresse les yeux, ce n’est pas Baron Samedi qu’il voit… mais un simple groom de l’Hôtel Oloffson, un adolescent mulâtre ! Le garçon terrifié ne comprend rien à ce qui s’est passé – il pose la bouteille et fuit en courant.

 

 

James, à la fenêtre, regarde enfin ce qu’il a dans la main – et c’est une nouvelle carte du tarot étrange, le Dix d’Épées :

 

 

 

 

À ce stade, Dirk réalise sans l’ombre d’un doute qu’ils ont « trouvé » précisément les cinq cartes du tirage qu’avait fait Marie Jérôme à son sujet. Le détective craque, il envoie promener toutes précautions, l’ex-alcoolique buvant sans retenue à la bouteille… au point de la finir quasiment tout seul. Il encaisse l’ivresse – mais il se méprise pour ce qu’il a fait, et qui pourrait le remettre sur la pente fatale qui l’avait vu, jadis, devenir à force de beuveries l’homme qu’il détestait le plus au monde : son propre père, individu violent, haineux et pathétique…

 

Le lendemain matin – le jour fatidique –, James apporte le message à Nathaniel, avec des instructions précises pour sa délivrance à l’ambassade.

XII : VERS LES ÉTANGS CÉLESTES

 

 

Puis les investigateurs, obéissant à leurs propres instructions, à eux confiées par Sébastien Sénégal, trouvent à quelque distance non loin de l’hôtel les deux hommes qui doivent les conduire en voiture à la lisière de la forêt dissimulant les Étangs Célestes.

 

 

Munis de leurs armes, de matériel de randonnée, de la Pierre Tranchante et de la potion de Mama Joséphine, ils quittent Port-au-Prince dans la direction de l’est – vers ces collines où on les a retrouvés errants, choqués et amnésiques…

 

 

Ils progressent dans un territoire accidenté, où la déforestation, notamment pour le bois de chauffe, a déjà fait des ravages. Mais, à mesure qu’ils approchent de leur destination, la végétation reprend ses droits, sur les flancs de coteaux qui deviennent subitement bien plus pentus. Après deux heures de route environ, le terrain n’est plus carrossable : les Cacos s’arrêtent là, ils n’iront pas plus loin. Mais, de cet endroit, gagner à pied le chemin très discret qui s’ouvre dans la forêt n’a rien de bien compliqué, avec les indications de Bruce Northeast et de Sébastien Sénégal. Les investigateurs s’engagent dans les fourrés, très denses, et sur un terrain très pentu – ils savent qu’ils en ont bien pour quatre heures de marche, dans cet environnement passablement hostile, avant d’atteindre les mystérieux et menaçants Étangs Célestes, où ils devront faire face à leur destin. Il leur faut prendre un peu d’avance par rapport aux éventuels « renforts » envoyés par le major Lloyd Medwin, aussi s’engagent-ils sans plus attendre sur le sentier.

 

La pluie tombe, si la canopée protège les investigateurs. La flore est dense et variée, la faune abondante – beaucoup d’insectes et d’araignées, notamment. Mais, après trois heures de marche environ, alors que le bruit des tambours à quelque distance de là devient plus envahissant, quelque chose se produit : Donna se sent attirée en dehors du chemin. La jeune fille ne résiste pas à cette impulsion, et quitte le sentier pour s’enfoncer dans les fourrés sur sa gauche. Dirk et James en sont étonnés, ils ne ressentent rien de la sorte, mais ils ne protestent pas, et la suivent. Après quelques minutes, Donna trouve, contre un arbre, un cadavre dépecé et calciné, celui d’une jeune femme ; dans son état, ses traits sont inidentifiables – des croutes et des plaques charbonneuses couvrent le corps de part en part, et les contorsions des membres laissent supposer une mort très douloureuse, avant que l’accumulation des blessures n'ait mis un terme à l’agonie de la pauvre jeune femme. Donna comprend alors sans l’ombre d’un doute pourquoi elle a été attirée par ce cadavre – car elle revit pleinement la scène, qui la vit être la première victime du Rôdeur. Une créature colossale, dont les tentacules s’étendent à des dizaines de mètres de long – elle a été attrapée alors qu’elle fuyait en hurlant, et ramenée de la sorte dans un bec monumental ; la créature l’a gobée vivante – et Donna ressent à nouveau la douleur atroce provoquée par les acides que sécrète le monstre à l’intérieur de son ventre, l’horreur de son corps lentement rongé, en pleine conscience. La jeune fille, par quelque miracle sordide, avait encore un souffle de vie quand la créature l’a régurgitée, calcinée, démantibulée, pour mieux s’occuper des autres ; elle n’est jamais revenue finir le travail. Donna fait face à son propre cadavre – et disparaît à la vue des autres.

 

James vomit. Entre deux régurgitations, il dit à Dirk : « Vous aviez raison depuis le début… » Mais le détective ne sait absolument pas quoi penser de tout ça. Or l’industriel est à son tour attiré en dehors du chemin – mais sur la droite, cette fois. Résolu, James s’y rend sans tenter le moins du monde de résister à cette pulsion. Dirk, très inquiet, n’a d’autre choix que de suivre son employeur. Bientôt, James tombe sur un autre cadavre – celui d’un homme, relativement corpulent, et littéralement mis en pièces. Les organes et les membres ont été dispersées sur un rayon de dix mètres. La tête est restée attachée par quelques tendons au bras droit : horrifié, mais plus guère surpris à ce stade, James y décèle ses propres traits, défigurés par la peur panique. Il sait ce qui s’est passé. Il a été mutilé par une sorte « d’animal » énorme – la créature qui avait tué Donna peu de temps avant lui. Il fuyait désespérément, mais, où qu’il aille, il se trouvait bientôt immanquablement face à la créature, et à ses tentacules. Il a été dépecé en l’espace de quelques secondes. Le cadavre est là – James disparaît à la vue de Dirk.

 

Ne reste plus que Dirk, debout perplexe devant les reliquats du cadavre démembré de son employeur. Il panique… mais peut-être pas autant qu’il le devrait ? Quoi qu’il en soit, le monde se fige autour de lui – c’est comme si le temps s’arrêtait, nul bruit, nul mouvement : seulement Dirk Kessler face à lui-même, et qui doit comprendre quelque chose à ce qui s’est passé pour être en mesure d’aller au-delà. Il multiplie les hypothèses, nombre d’entre elles sont erronées. Lentement, toutefois, les éléments s’associent : Dirk croit comprendre, dès lors, qu’ils étaient allés tous les trois aux Étangs Célestes, mais que lui seul avait survécu au Rôdeur. Pourtant, au fond de son crâne… Donna et James sont toujours là, et ils s'interrogent ensemble sur ce problème. Les Sterling ne comprennent pas leur état, pas davantage que Dirk, mais ils peuvent y réfléchir collectivement. Cette approche leur permet, après bien des fausses pistes, de toucher du doigt ce qui s’est réellement produit. D’une manière ou d’une autre, les Sterling ont accompagné Dirk sans être physiquement là ; des souvenirs, peut-être ? des visions, des prédictions, des rêves ? Des fantômes ? Non, ce n’est pas tout à fait ça. Mais Dirk a tout de même rassemblé suffisamment d’éléments pertinents : il peut reprendre sa progression. L’équipement des Sterling a disparu en même temps qu’eux, mais Dirk a toujours le sien – ce qui inclut la Pierre Tranchante et la potion de Mama Joséphine.

 

Je reviendrai sur l’explication à la conclusion de cet article. À ce stade du scénario, Dirk Kessler devait se poser des questions, mais il ne s’agissait pas non plus d’interrompre le récit trop longtemps, au risque de nuire à la narration comme à l’ambiance. J’ai considéré qu’à ce stade il avait déduit suffisamment d’éléments, même sans tout bien comprendre, pour aborder la dernière partie du scénario dans de bonnes conditions. Le détail des explications a été fait en debrief.

 

Une chose cependant doit être d’ores et déjà notée : James et Donna jouent encore ! Seules les actions strictement physiques leur sont interdites à titre personnel, mais ils peuvent parler entre eux et avec Dirk, et éventuellement l’assister avec leurs compétences intellectuelles ou sociales… À vrai dire, par le pur sentiment, ils peuvent avoir un impact d’ordre physique – ce qu’ils comprennent bien quand James fait la remarque qu’il fumerait bien un cigare… Dirk se rend compte qu’il a une boîte de cigares sur lui, et ressent l’envie d’en fumer un, même s’il n’y est pas contraint !

 

XIII : LES ÉTANGS CÉLESTES

 

 

Le son des tambours est assez proche maintenant. Dirk s’avance, le plus discrètement possible. Il gagne ainsi un fourré qui lui permet d’observer sans être vu les Étangs Célestes et la cérémonie qui s’y déroule. C'est une grande clairière avec en son centre cinq bassins de taille variable et remplis d’une eau verdâtre. Entre les bassins, et autour d’eux, se dressent de grands monolithes noirs. Un autel de crânes et autres ossements est situé un peu plus loin, devant trois huttes. Des dizaines, peut-être des centaines d’adorateurs de l’Horreur Flottante, dont le front est orné d’un troisième œil peint, dansent au son des tambours, emportés par la transe extatique – certains ont déjà entrepris de se lacérer eux-mêmes avec leurs dagues.

 

 

Au-dessus, le ciel nocturne (déjà ?!) brille de bien trop d’étoiles : en aucun endroit de la Terre il ne devrait être possible d’en voir autant !

 

 

James intervient dans l’esprit de Dirk. Son attention est attirée par les trois huttes au fond de la clairière. Devant la première se tient un homme sévère et débraillé, très sale, mais qui, en dépit de son allure rachitique, en impose bien plus que tous les autres – sans doute s’agit-il du Roi Kaliko, le prétendu bokor et authentique chef du culte de l’Horreur Flottante. À sa ceinture sont accrochées des dagues, et, autour du cou, il porte en collier une autre Pierre Tranchante.

 

 

Mais c’est alors la deuxième hutte qui attire le regard de Dirk Kessler, quand en sort une créature humanoïde mais totalement écailleuse, dont le faciès évoque quelque peu un iguane, et dont les membres disjoints font des angles impossibles – le mouvement de la créature a de quoi susciter la nausée pour cette seule raison. Pourtant, et ça n’en est que plus horrible, les yeux de la créature témoignent encore d’un semblant d’humanité… Dirk comprend qu’il s’agit de Jack Sterling, le futur hôte de l’Horreur Flottante, presque au stade terminal de sa transformation.

 

 

Mais quelque chose remue dans les étangs – faisant bouillonner la surface. James intervient : il est temps pour Dirk de se couper avec la Pierre Tranchante, et de boire la potion de Mama Joséphine. Dirk sait qu’il n’a pas le choix – il accomplit cet ultime sacrifice en pleine conscience, en se coupant à la main gauche. Il éponge le sang, puis boit la décoction de scorpions morts, au goût parfaitement répugnant. Surgit au même instant d’un des bassins une créature colossale : le Rôdeur dans les Étangs Célestes !

 

 

C’est une... chose... indescriptible, qui jaillit des étangs dans un déluge hystérique de membres difformes, de tentacules et de pinces, de gigantesques ailes membraneuses parfois, et d'autres appendices encore, incompréhensibles, en perpétuel mouvement. Une théorie de crocs, de becs et de mandibules participent de l'odieux spectacle en évolution constante. Çà et là, des yeux apparaissent subitement, puis disparaissent dans un magma chaotique de chair fondante – parfois, ce sont même des visages que l'on entrevoit, des visages humains hurlant de terreur, mais à peine une fraction de seconde... et ces brefs et aléatoires aperçus d'une dimension vaguement humaine de la créature ne la rendent que plus répugnante encore. Dirk avait banni de sa mémoire cet horrible spectacle, mais il voit bel et bien à nouveau la monstruosité qui avait tué sous ses yeux Donna et James – la répugnante créature qu’il avait fuie en courant comme un dératé dans les fourrés, et dont il avait effacé jusqu’au souvenir.

 

Le jaillissement du sombre gardien n’a guère perturbé la danse des adorateurs de l’Horreur Flottante, mais le Roi Kaliko a visiblement compris qu’il se passait quelque chose. Balayant les environs, il repère enfin Dirk. Le faux bokor tend la main dans sa direction, en braillant des ordres incompréhensibles. Un des tentacules du Rôdeur se lance dans la direction de Dirk… et puis s’arrête subitement : il ne l’attaquera pas. Mais les ordres du Roi Kaliko ont été prononcés avec suffisamment de force pour que certains des adorateurs quittent leur transe et s’avancent dans la direction de l’intrus, machette en main. Le Rôdeur est immobile. Dirk se déplace, relativement discrètement, mais il ne leurrera les adorateurs que pour un temps. Cependant, le Roi Kaliko se met visiblement à paniquer… Le Rôdeur disparaît dans le bassin – mais ressort presque aussitôt par un autre ! Et il lance ses tentacules dans toutes les directions : trois adorateurs tétanisés en font aussitôt les frais !

 

James presse Dirk : il faut faire vite ! Il doit tuer Jack ! D’une balle en pleine tête ! Le détective privé vise avec sa carabine, et assure son tir autant que possible. Finalement, il fait feu… et l’hôte s’écroule aussitôt, le crâne pulvérisé !

 

 

Le Rôdeur disparaît à nouveau dans le bassin, sort par un autre étang, et tue encore trois autres adorateurs. Mais d’autres se rapprochent dangereusement de DirkJames intervient : il est condamné… Sa mission est accomplie. S’il veut s’épargner davantage de souffrances, il ferait mieux de se tirer une balle en pleine tête… Le détective aimerait pourtant abattre le Roi Kaliko – mais cela impliquerait de se débarrasser au préalable des fanatiques envoyés pour le tuer. Le Rôdeur poursuit son massacre dans les rangs de ses fidèles. Dirk évite bien les coups, mais sa tentative de tuer le Roi Kaliko échoue – et la pression des adorateurs deviendra bientôt insupportable. L’un d’entre eux lui fait même une impressionnante balafre. James insiste : il faut en finir ! D’autant que Donna a pu comprendre partie des imprécations du Roi Kaliko : il a compris ce qui s’est passé, et enjoint ses fidèles de capturer Dirk – surtout pas de le tuer : c’est lui le nouvel hôte ! James le pousse plus que jamais au suicide – et Donna le seconde. Dirk, dans un soupir, pose le canon du revolver contre sa tempe… et fait feu. Il s’écroule aussitôt – fondu au noir…

 

Définitif.

Il a accompli sa mission. Peut-être a-t-il sauvé Haïti, peut-être même plus encore. Dans la paix de la mort, il ne peut de toute façon plus se poser la moindre question. Et notamment se demander si les exactions du culte prendront véritablement fin… La Pierre Tranchante est toujours là, après tout ! Son ultime prière, il l’adresse au Rôdeur – pour qu’il anéantisse la secte et son dirigeant. Au-delà, plus rien n’a d’importance.

 

L’EXPLICATION

 

 

Il ne s’agit pas ici de révéler tous les secrets du scénario, bien sûr, mais sa mécanique particulière appelle quelques derniers développements sur Le Grand Secret au cœur de l'histoire – et sur tout ce qu’il impliquait depuis le début, notamment en termes de maîtrise.

 

Dans ce scénario, à maints égards, les investigateurs enquêtent sur eux-mêmes bien plus que sur quoi que ce soit d’autre (incluant le sort de Jack Sterling). Ils sont amenés à refaire un même cheminement intellectuel, qu’ils avaient déjà fait, et qui les conduit à nouveau au même drame. Ce qui, pour le coup, peut aussi faire penser à une forme de psychanalyse ?

 

Quoi qu’il en soit, James, Donna et Dirk se sont bien rendus à Port-au-Prince pour enquêter sur la disparition de Jack. Rassemblant petit à petit diverses informations, auprès de personnages comme Marie Jérôme, Bruce Northeast et Mama Joséphine, ils sont parvenus à localiser les Étangs Célestes, et s’y sont rendus dans l’espoir de sauver Jack. Hélas, ils n’avaient pas conscience de l’existence du Rôdeur dans les Étangs Célestes… Ils n’ont alors pas trouvé « l’hôte » sur place, mais seulement le gardien. La créature a surgi sans prévenir, et très vite éliminé, d’abord Donna, ensuite James. Dirk seul a survécu – par miracle, en courant comme un dératé dans les fourrés (d’où les lacérations sur ses bras). Dirk seul a été retrouvé dans les collines à l’est de Port-au-Prince – en état de choc, amnésique.

 

L’amnésie était un processus de protection de la psyché sévèrement atteinte du détective. Mais ses troubles psychiques allaient au-delà. En effet, et le background et l’état mental sur la fiche de personnage en attestaient, Dirk est un homme qui fait preuve d’un sens du devoir et d’un dévouement proprement exceptionnels. Il a ainsi, inconsciemment, développé un autre mécanisme psychique qui, cette fois, avait pour but de lui permettre d’achever sa mission – en retournant aux Étangs Célestes pour y tuer Jack avant qu’il ne soit trop tard. Ce mécanisme agissait parallèlement à celui de l’amnésie, et bénéficiait de ce que le passé traumatique de Dirk (un enfant battu et peut-être violé par son père alcoolique et violent) y constituait un terrain favorable : il s’agissait de développer un trouble de la personnalité multiple, également appelé aujourd’hui trouble dissociatif de l’identité.

 

Concrètement, dès le début du scénario, il n’y avait qu’un seul personnage : Dirk. James et Donna n’étaient pas d’autres personnages, pas plus qu’ils n’étaient les fantômes des amis décédés (ce n’est pas Le Sixième Sens, etc.) : ils étaient les personnalités multiples du seul Dirk Kessler, ils n’existaient que dans sa tête – mais ils avaient une double fonction : motiver le détective privé à refaire le cheminement intellectuel devant le ramener aux Étangs Célestes à la date fatidique, et lui fournir des compétences, des caractères ou des comportements qui n’étaient pas dans sa nature mais qui lui seraient très utiles pour parvenir à ses fins.

 

C’est la raison pour laquelle les fiches de personnage doivent être distribuées au dernier moment (et tenues globalement « secrètes », car certaines compétences notamment physiques sont en fait les mêmes dans les trois fiches, même si je ne me suis personnellement pas montré trop rigoureux à cet égard, ayant l’exemple de Billy Milligan en tête) : il ne s’agit pas des vrais personnages, mais des tentatives de l’esprit de Dirk pour les recréer tels qu’il les concevait, avec des essais et erreurs – se traduisant par des pertes de conscience.

 

Celles-ci jouaient en effet un rôle de « disjoncteur » : quand la réalité des faits devenait incompatible avec la représentation erronée que se faisait Dirk de lui-même « et de ses compagnons », son cerveau réagissait en bloquant tout. Durant la partie, c’est ce qui s’est produit quand les personnages se sont « séparés », et cela se serait produit à nouveau à chaque séparation ultérieure : puisqu’il n’y avait qu’un seul personnage, Dirk Kessler, il ne pouvait pas se trouver en même temps en deux endroits différents – en l’espèce, à la Bibliothèque Nationale d’Haïti et chez Marie Jérôme. Dirk seul a en fait vécu ces deux scènes, mais successivement – sur une période plus brève, il aurait pu trouver comment se forger un « mensonge » légitimant tout cela (ne serait-ce qu'une brève absence, ce qui s'est produit quand James a quitté le hounfor de Mama Joséphine alors que Dirk et Donna étaient restés à l'intérieur), mais, en l’espèce, la réalité ne le permettait pas. Il n’y avait dès lors qu’une seule solution : l’extinction des feux. Notez que, dans le cadre de la bibliothèque, il y avait un indice marqué dans le sens du caractère successif des séquences : le nombre changeant des usagers…

 

En fait, le scénario comprend nombre d’indices de cet ordre (ne serait-ce que le tirage de Marie Jérôme qui commence par la Mort, ou le fait d’avoir son attention attirée, chez Bruce Northeast, par un livre intitulé Mondes imaginaires et démence, par exemple), car le psychisme de Dirk était intuitivement amené à lutter contre le mécanisme irrationnel qu’il s’était forgé inconsciemment pour aller au bout de sa tâche. D’où les « visions » morbides de James et Donna à la bibliothèque.

 

En même temps, ce mécanisme était parfois à même de tordre suffisamment la réalité pour asseoir sa légitimité – et, en certaines occasions, cela revenait à fournir d’autres indices aux joueurs les plus attentifs. Un bon exemple est celui du contenu de la boîte laissée dans le coffre-fort de l’Hôtel Oloffson. Comme vous l’avez sans doute compris, il s’agissait des seules affaires de Dirk Kessler – mais les investigateurs y ont trouvé six armes de poing ! Ce qui était totalement invraisemblable. La vérité, c’est qu’il n’y en avait en fait que deux, une de chaque type, et qui appartenaient toutes deux à Dirk… Mais chacune de ses personnalités devait être en mesure de se défendre, dans un contexte aussi dangereux : chaque personnalité a donc cru avoir ses propres armes, quand elles étaient en fait partagées entre les trois personnalités.

 

Notez, au passage, que j’ai choisi de faire l’impasse sur quelques brèves scènes, ou certains indices hermétiques, qui me semblaient ne pas aller dans le sens de cette explication d’ordre psychologique, et somme toute « rationnelle » ; par exemple, le scénario décrit quelques très brèves séquences qui ne font sens que si l’on considère que Donna et James sont des fantômes, et non des personnalités multiples (la panique de la femme de chambre à l’hôpital, les enfants qui plantent un clou dans l’empreinte de pas de Dirk…) – ces moments m’ont paru incohérents, et j’ai donc choisi de ne pas en faire usage.

 

Mais la plupart des indices étaient de toute façon d’un autre ordre – plus insidieux. Celui qui vient immédiatement en tête est le fait que Nathaniel n’ait donné que la seule clef de Dirk Kessler quand les investigateurs sont retournés à l’Hôtel Oloffson (outre que les deux autres chambres avaient été fouillées). Mais, au-delà, c’est le comportement global des PNJ qui était important : en bien des occasions, il s’agissait pour moi, en tant que Gardien, de traduire la gêne voire l’inquiétude de ces personnages, quand ils se trouvaient confrontés à un unique interlocuteur qui tenait tout seul et à voix haute des débats contradictoires, se comportait occasionnellement comme une femme, ou tenait absolument à parler de « son fils Jack et sa fille Donna ».

 

Mais, ici, il faut prendre en compte que ces personnages avaient parfois leurs raisons de ne pas s’étonner, ou plus exactement de ne pas s’étonner trop ouvertement, du comportement très étrange de Dirk : le Dr Alan Kelly suspectait la vérité, et voulait garder son patient en observation à l’hôpital militaire d’Elmwood, mais il était contraint d’obéir aux ordres de son supérieur, le major Lloyd Medwin, qui lui a intimé de faire sortir Dirk ; car le major ne croyait pas au trouble de Dirk Kessler, il y voyait une forme de simulation, et espérait que le détective « libéré » révèlerait le pot aux roses en le conduisant à James Sterling (lui aussi disparu aux yeux du major) ou à Jack Sterling – tous deux suspectés (à raison) d’avoir fourni des armes aux Cacos via Sébastien Sénégal, une question de sécurité nationale : le cadre du BRN n’allait pas s’embarrasser à cet égard des préventions d’ordre médical du Dr Kelly. Par ailleurs, Medwin avait acheté le (trop) zélé et serviable réceptionniste de l’Hôtel Oloffson, Nathaniel, pour qu'il le renseigne sur les faits et gestes de Dirk Kessler – il l'avait prévenu que le suspect pourrait avoir un comportement « étrange », destiné à le leurrer… Mama Joséphine, enfin, n’avait peut-être pas pleinement appréhendé l’idée d’un trouble de la personnalité multiple, ce qui n’est guère de son ressort, mais elle avait du moins compris que le comportement de Dirk Kessler, si étrange, était probablement nécessaire à l’accomplissement de sa mission. Les autres PNJ majeurs – Marie Jérôme, Francis Métraux et Sébastien Sénégal – ne savaient rien de tout cela, mais avaient tous de bonnes raisons de ne pas attacher trop d’importance aux bizarreries de leur interlocuteur Dirk Kessler.

 

Ce scénario représente un certain challenge pour le Gardien des Arcanes, notamment parce que l’idée est que les personnages ne comprennent vraiment ce qui s’est passé que le plus tard possible, quand les PJ trouvent leurs propres cadavres à proximité des Étangs Célestes. En même temps, ils doivent alors le comprendre. Il faut mentionner que l’aide de jeu consistant en un article du Progrès d’Haïti, évoquant la mort de touristes américains dans les collines à l’est de Port-au-Prince, est à cet égard d'un emploi très risqué, surtout si elle intervient très tôt dans la partie (le scénario suggère l'hôtel, j'ai à peine un peu repoussé avec la bibliothèque) – elle risque de tout gâcher. Je suppose que son emploi ou non dépend de la table – qui a ici très bien réagi, en envisageant la possibilité de la mort des personnages, mais en y répondant aussitôt par la rationalisation à tout crin, ôtant toute pertinence à cette hypothèse. Le Gardien doit aussi composer avec les comportements les plus étranges de Dirk, et en même temps assurer que les PNJ ne « bloquent » pas la situation en raison de ces bizarreries.

 

Mais le Gardien dispose en même temps de certains outils pour entretenir l’ambiguïté, tout en avançant occasionnellement des indices quant à la réalité des faits. Deux sont particulièrement importants, et il faut s’y tenir tout au long du scénario (je crois l’avoir fait, mais j’ai pu merder çà et là...) ; or, par leur nature, ils ne ressortent pas du tout de ce compte rendu à la troisième personne, et c’est pourquoi je crois qu’il faut que je les mentionne ici en dernière mesure :

 

1°) Il y a, tout d’abord, et en français, l’emploi de « vous » : la nature même des séquences amenait les joueurs à croire qu’il s’agissait généralement d’un « vous » collectif – en fait, il s’agissait toujours d’un « vous » de politesse… Mais toutes les séquences ne permettaient pas dans une égale mesure l’usage de ce « truc ». Le tutoiement était parfois envisageable, voire nécessaire, mais devait être autant que possible réservé à l’adresse à une unique personnalité, et de préférence Dirk. En anglais, je suppose que « you » remplit cet office d’une manière assez proche, sinon exactement semblable – toutes les langues ne le permettent probablement pas.

 

2°) C’est peut-être un corollaire du procédé qui précède, car c’est à nouveau une question d’adresse aux personnages, mais le Gardien doit faire très attention quand il emploie leurs noms. La règle est simple dans sa formulation, mais pas toujours dans sa mise en œuvre : le seul personnage appelé par son nom par les PNJ est Dirk Kessler, puisque c’est le seul personnage en réalité. Jamais un PNJ ne doit s’adresser à « Mr Sterling » ou encore moins à « Donna ». Si les joueurs sont attentifs, ils peuvent s’en rendre compte à terme, et cela peut les aiguiller sur l’explication de ce qui leur arrive – mais il faut donc là aussi que le Gardien se montre extrêmement prudent.

 

Je crois que j’ai dit l’essentiel. N’hésitez pas à venir compléter ces développements si jamais, ou à poser des questions, ou à critiquer, ou truc !

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CR L'Appel de Cthulhu : Etoiles brûlantes (01)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Etoiles brûlantes (01)

J’ai récemment maîtrisé, pour la troisième fois (ce qui ne m’était jamais arrivé auparavant), un scénario pour L’Appel de Cthulhu que j’aime vraiment beaucoup : « Étoiles brûlantes », de David Conyers, qui figure dans le supplément Terreurs de l’au-delà.

 

Cette fois, je vais tenter d’en faire un compte rendu sur ce blog. Mais la mécanique assez particulière de ce scénario m’a incité à ne publier les deux articles portant sur les deux séances de jeu (de trois heures chacune environ) qu’après la conclusion du scénario. Voici la vidéo de ce compte rendu de la première séance :

Notez au passage que, les deux fois précédentes où j’avais maîtrisé ce scénario, une IRL et une en virtuel, il avait fallu exactement la même durée, même si les joueurs ont pu se comporter de manière très différente – c’est que le scénario a une structure relativement linéaire, mais que je crois à propos, qui évite de trop dilater l’intrigue.

 

Comme pour ma campagne de Deadlands Reloaded récemment, je vais également mettre en ligne les enregistrements audio de ces deux séances. Voici pour celle-ci :

Note au passage : j’ai utilisé Roll20 pour la musique et les bruitages, mais, comme j’ai enregistré ces parties via TeamSpeak, tous ces effets sonores sont hélas absents des enregistrements… Si prochaine fois il y a, je vais tâcher de remédier à ce problème. Voir Roll20 pourrait être intéressant, aussi... Par ailleurs, ces enregistrements sont livrés à l’état brut, sans montage – d’où quelques brefs passages absolument dénués de son en l'état, c’est parfaitement normal.

 

Ce scénario fait appel à des personnages prétirés. Terreurs de l’au-delà en propose six. Dans l’idéal, je pense qu’il fonctionne au mieux avec quatre PJ. Cette fois, nous avons cependant joué à trois PJ seulement, les joueurs incarnant…

 

… James Sterling, le richissime industriel…

 

… Donna Sterling, sa fille un peu rebelle, étudiante en anthropologie…

 

… et enfin Dirk Kessler, détective privé, embauché par James Sterling.

 

Pour illustrer ce compte rendu, je vais avoir recours à diverses photographies récupérées çà et là sur le ouèbe et parfois un chouia trafiquées (pas grand-chose : seulement la conversion en niveaux de gris le plus souvent). J’ai cependant le très mauvais réflexe de ne pas noter à qui appartiennent les droits de ces photographies quand je prépare mes scénarios… Si les propriétaires de ces droits souhaitent que j’en fasse mention, je m’exécuterai, bien entendu.

 

Par ailleurs, les aides de jeu de ce scénario étant en principe disponibles gratuitement et légalement au téléchargement sur le site de Sans-Détour, éditeur du jeu, j’ai supposé qu’il m’était possible de les faire apparaître dans ce compte rendu, sachant que je les ai de toute façon souvent retouchées, dans le texte et/ou dans l’aspect. J’espère, là encore, ne pas léser qui que ce soit.

PROLOGUE

 

Pour les investigateurs, tout commence dans le noir le plus total. Ils ne savent pas où ils sont. À vrai dire, ils ne savent même pas vraiment qui ils sont. Ils n’ont pas la force de prononcer le moindre mot. Le premier sens à se réveiller est l’ouïe – ils entendent bientôt la pluie qui tombe, et drue ; quelques coups de tonnerre occasionnels, aussi. D’autres sensations reviennent – et tout d’abord celle d’une chaleur particulièrement étouffante ; il fait très chaud, et très humide. Mais ils sont confiants : le reste va revenir. La vue, notamment – apparaît devant leurs yeux…

… une infirmière ? À en juger par sa tenue… Elle est très souriante.

 

Puis le noir revient.

 

L’infirmière réapparaît sans prévenir.

 

D’autres aussi, parfois – tout aussi souriantes, et qui les regardent.

 

Les visions alternent : le noir, les sourires… Mais au bout d’un moment apparaît un autre visage – celui, très rond, d’un homme, cette fois, avec de petites lunettes, et qui les regarde d’un air intrigué.

Il prend la parole : « Comment vous sentez-vous ? Vous m’entendez ? » L’homme, qui est vêtu d’une blouse de docteur, est un peu indécis.

 

Les investigateurs, qui reprennent peu à peu conscience, perçoivent bien qu’ils se trouvent dans une sorte d’hôpital ; ils sont allongés dans des lits blancs en fer, vêtus, comprennent-ils, de pyjamas – ils ont aussi comme un bracelet en plastique au poignet…

 

James Sterling, bouillant, trouve enfin dans la colère la force de parler – qu’est-ce que cela signifie ? Que fait-il ici ? Il veut sortir tout de suite ! Le docteur, très embarrassé, cherche à le calmer. Il ne compte pas le retenir ici contre son gré, il n’en a pas le pouvoir de toute façon… Mais il leur faut d’abord avoir « une petite conversation ». Savent-ils où ils se trouvent ? James Sterling rugit : non, et il s’en moque !

 

Mais Dirk Kessler prend à son tour la parole. Il ne sait pas où il se trouve, il n’a aucune idée de comment il est arrivé « ici », où que ce soit… Le docteur lui demande quel est son dernier souvenir, mais en vain. « Savez-vous… quel jour nous sommes ? » James Sterling prétend que cela n’a aucune importance, il menace de faire appel à ses avocats, mais le docteur n’en tient pas compte et repose la même question. Les investigateurs ont tous la conviction d’être le 26 octobre 1930 – ou du moins est-ce le dernier jour dont ils se souviennent. Le docteur n’est visiblement pas surpris ; mais il leur explique qu’ils sont en fait le jeudi 30 octobre… et il ajoute que ce n’est pas la première fois qu’ils ont cette conversation ; en fait, c’est la huitième… Une révélation qui assomme tout le monde, et James au premier chef.

 

C’est qu’ils ont été affectés par une sorte d’amnésie très radicale, accompagnée de pertes de conscience. Encore une fois, le docteur (Alan Kelly, car il se présente enfin) ne va pas les empêcher de partir, mais il leur faut tout de même, au préalable, éclairer quelques points. La condition de leur départ est même expressément qu’ils se souviennent de cet entretien : quand ce sera le cas, il les laissera partir.

 

Mais la date n’est pas seule en jeu… De toute évidence, ils sont dans un hôpital – l’hôpital militaire d’Elmwood, précise le docteur. Savent-ils où se trouve cet hôpital ? Non, absolument pas, ils ont beau se creuser la tête… James Sterling lâche : « C’est de toute façon beaucoup trop loin de chez moi ! » Ce que confirme le Dr Alan Kelly dans un soupir : « Effectivement… Nous sommes à Port-au-Prince. En Haïti. »

I : HÔPITAL MILITAIRE D’ELMWOOD, PORT-AU-PRINCE

 

 

Les investigateurs sont tous stupéfaits. Ils ne savent absolument pas ce qu’ils font là. Ou peut-être que si ? Car ils ne sont pas totalement amnésiques… Ce dont ils ne se souviennent pas, leur explique le Dr Alan Kelly, c’est ce qui leur est arrivé depuis leur débarquement en Haïti – mais ils reprennent progressivement conscience de qui ils sont, de leur passé ; et, s’ils sont encore trop dans le vague pour rentrer dans les détails, ils ont tous conscience, même s’ils le gardent pour eux à ce stade, de s’être rendus dans les Caraïbes pour… « retrouver » Jack Sterling (le fils de James, le frère aîné de Donna), qui aurait disparu. L’industriel a le vague souvenir qu’il avait dépêché son fils sur l’île pour négocier un contrat. Mais quoi exactement ? Ils discutent d’autres choses quant à leur situation présente, à demi-mots, et le docteur a l’air un peu embarrassé devant ces échanges. Puis il reprend la parole. Il reste un certain nombre de choses à éclaircir… Il va les laisser, pour l’heure – ils ont besoin de calme et d’intimité pour se reprendre. Ils auront l’occasion de reparler de tout cela ensemble par la suite – après quoi ils ne tarderont guère à quitter l’hôpital, il en est certain.

 

C’est à ce moment seulement que je donne aux joueurs l’accès à leurs fiches de personnage (un peu retravaillées par rapport aux prétirés fournis dans le scénario). Ces fiches sont accompagnées d’un background relativement développé, dont je n’avais donné que de très, très succincts aperçus aux joueurs auparavant (seulement de quoi leur permettre de choisir leur personnage) ; mais elles comprennent aussi des éléments concernant « l’état mental actuel » des investigateurs. Les joueurs doivent garder tout cela pour eux. Je laisse cinq minutes aux joueurs pour qu’ils puissent s’imprégner de tout cela – mais il est normal qu’ils soient « dans le pâté » à ce stade. La suite du scénario justifiera ce procédé.

 

Je donne aussi alors aux joueurs l’accès à une aide de jeu (pour partie personnelle, pour partie reprise des données du scénario) comprenant divers éléments de contexte sur Haïti et Port-au-Prince (géographie, démographie, histoire, politique…) – des choses dont les investigateurs peuvent se souvenir, car ils les savaient avant d’arriver sur l’île.

 

Un point essentiel est que Haïti, alors, est un pays occupé par l’armée américaine – les marines ont pris le contrôle du territoire et de son économie en 1915. Depuis leur chambre, les investigateurs, qui savent maintenant qu’ils sont dans un hôpital militaire, ont d’ailleurs l’occasion de voir circuler des marines dans les couloirs.

 

 

Ils savent par ailleurs que cette occupation est… « compliquée » : la rébellion des Cacos a été officiellement réprimée vers 1919-1920, mais le pays est encore peu ou prou en état de siège, un couvre-feu est en place, et les forces d’occupation n’hésitent pas à passer à la mitrailleuse les foules de manifestants réclamant l’indépendance ; par ailleurs, il demeure des Cacos qui sont engagés dans une lutte à mort avec l’occupant américain, et qui recourent régulièrement au terrorisme.

 

 

Les investigateurs reprennent peu à peu leurs esprits. Un simple coup d’œil à la fenêtre semble confirmer les propos du Dr Alan Kelly : ils sont de toute évidence dans un environnement tropical. Et si les infirmières sont blanches, les aides-soignantes et femmes de ménage sont toutes noires. Ils jettent un œil à leurs bracelets, qui servent visiblement à les identifier, et qui mentionnent la même date : le mardi 28 octobre 1930.

 

Des souvenirs leur reviennent petit à petit : Jack Sterling a bien été envoyé sur l’île par son père James – et pour des affaires… probablement un peu douteuses, ils en sont tous convaincus, sans pouvoir dire exactement de quoi il s’agit. Mais cela les incite à la prudence, ils ne peuvent pas parler de tout cela devant témoin.

 

 

Dirk Kessler ne tient pas en place. Il se lève, et constate qu’il est globalement dans une bonne forme physique. Il remarque en revanche que ses bras, notamment, arborent comme des coupures ou des griffures – et cela vaut aussi pour ses deux compagnons. Elles ne sont pas douloureuses. Aucune idée par contre de ce qui lui a fait ça. James Sterling n’est pas du genre à rester couché quand son employé se lève, et lui aussi est dans une bonne forme physique ; Donna de même, si elle se montre moins agitée. Personne ne vient leur intimer de rester couchés – les infirmières, toujours souriantes, pas davantage que les soldats.

 

Donna aborde une des infirmières, qui confirme qu’ils sont là depuis deux jours. Mais elle n’est pas en mesure de la renseigner énormément… L’étudiante en anthropologie, méfiante, lui demande si elle a quelque chose à leur cacher, mais l’infirmière, toujours très affable, la rassure à ce propos – c’est seulement qu’elle n’est pas au courant de tout… Elle offre d’aller chercher le Dr Kelly, quand ils le souhaiteront – il est le mieux à même de répondre à leurs questions, et devra les revoir avant qu’ils puissent quitter l’hôpital.

 

Dirk ne participe pas à la discussion ; il passe dans le couloir, et entrevoit d’autres chambres – beaucoup de lits sont inoccupés, mais il y a d’autres patients çà et là, essentiellement des hommes, dont un certain nombre de militaires, à en juger par leurs effets personnels.

 

 

 

Le Dr Alan Kelly revient. Dirk l’interroge aussitôt quant aux griffures qu’ils arborent tous – mais, avant que le médecin au fort accent texan ne puisse lui répondre, James, très envahissant, lui réclame des explications concernant leur amnésie et leurs pertes de conscience. Le docteur répond que c’est une réaction psychologique souvent associée à des expériences traumatisantes – le fait d’assister à un meurtre, ou à une catastrophe, ce genre de choses… Ce « blocage » est en fait comme une mesure de protection de l’esprit. Sans doute ont-ils assisté à quelque chose d’horrible, qui les a fait réagir de la sorte ? Quant à dire quoi exactement… Et la date sur le bracelet ? C’est la date à laquelle on les a trouvés – des fermiers les ont vus, errant dans les collines à l’est de Port-au-Prince, les yeux dans le vague, les vêtements parfois déchirés, et en tout cas couverts de boue… Ils étaient visiblement en état de choc – d’hypothermie, aussi. Les « griffures » étaient alors bien plus visibles, certaines saignaient encore (le docteur n’est pas bien sûr de ce qui a pu les causer – il n’y a pas de grands félins ou ce genre de choses en Haïti…), mais il n’y avait pas vraiment de problème d’ordre physique, de manière générale ; concernant la santé mentale, en revanche… James explose : « Je ne suis pas fou ! » Le Dr Kelly ne le prétend pas – d’autant que « fou », ça ne veut pas dire grand-chose. Mais ils souffrent bien d’un trouble d’ordre psychique – ce qui n’a rien de dégradant !

 

Quoi qu’il en soit, les circonstances de leur découverte, deux jours plus tôt, ont justifié une enquête – et le major Lloyd Medwin, du Bureau du Renseignement Naval (BRN – les services secrets de l’époque), souhaite avoir une petite discussion avec eux, préalable nécessaire à leur « libération », qui prendra effet très vite après cela. Il va appeler l’ambassade, le major ne tardera dès lors guère. Le comportement de James évolue progressivement : il remise de côté sa colère pour se montrer plus conciliant, voire aimable – remerciant le Dr Kelly pour ses soins, affirmant qu’il souhaite récompenser les fermiers qui les ont adressés à l’hôpital… même s’il ne manque pas de ricaner sur « tous ces Noirs » qui vivent en Haïti. Mais Dirk perçoit bien que le médecin n’est pas à l’aise en leur présence – il garde sans doute quelque chose pour lui !

 

Quelques heures plus tard, deux hommes rejoignent les investigateurs dans leur chambre. L’un, petit, trapus, respire l’autorité, l’énergie et la conviction :

L’autre est un très jeune homme qui s’installe aussitôt derrière une machine à écrire qu’il a emmenée avec lui. Le premier se présente comme étant le major Lloyd Medwin, du BRN. James Sterling se présente à son tour, très cordialement, et lui serre énergiquement la main – Medwin lui adresse un regard très interloqué, ou peut-être en égale mesure méfiant… et hostile ? Un temps de silence, puis il lâche : « Le Dr Kelly disait que vous alliez mieux… » Ce que confirme aussitôt James : « Beaucoup mieux ! Nous sommes prêts à partir ! » Avant cela, il leur faut toutefois répondre à quelques questions, rétorque le major sur un ton sévère. Dirk commence à protester, est-ce vraiment si important, mais le major l’interrompt brusquement : « Mes fonctions ne me laissent pas le temps de m’amuser. Si je vous pose ces questions, c’est qu’elles sont importantes. »

 

Bref silence, puis : « Tout d’abord, pourquoi êtes-vous venus en Haïti ? » Pour affaires, répond aussitôt James. Pourrait-il se montrer plus explicite ? Quelles affaires ? C’est lié à Jack Sterling… Le nom n’est visiblement pas inconnu de Medwin. Donna lui demande s’il sait où se trouve son frère. « Non. Et vous ? », répond-il brusquement. James, tout aussi brusque : « Nous ne plaisantons pas avec la famille. Si nous vous le demandons, c’est que nous avons une bonne raison ! »

 

Medwin passe : que faisaient-ils dans ces collines, il y a deux jours de cela ? Ils l’ont oublié. Le major ricane : « Vous avez oublié. C’est commode… » James n’apprécie visiblement pas ces insinuations – mais Medwin est une grande gueule, et quelqu’un de difficilement impressionnable ; dans cet échange, c’est l’industriel qui est intimidé, même s’il essaye de conserver une façade de dignité austère… Mais le Dr Kelly pourra confirmer qu’ils sont bel et bien amnésiques ! Donna intervient : sont-ils soupçonnés de quelque chose, pour qu’on les interroge ainsi ? Medwin avance que tout cela relève du « secret défense », mais qu'ils doivent bien en avoir une idée...

 

Ils sont toutefois libres de partir, si le docteur juge qu’ils en sont capables. Mais Medwin leur intime de ne pas quitter Haïti avant plus ample informé – il ne plaisante pas : ceci est pleinement de son ressort, et la moindre tentative de ne pas tenir compte de ses avertissements sera sanctionnée avec la plus extrême sévérité. James proteste : est-ce ainsi que l’on traite les citoyens américains ? Medwin, plus sévère que jamais, l’incite à ne pas cracher sur le drapeau – le statut de citoyen américain est ce qui lui a permis d’être soigné dans cet hôpital… Et Haïti est un territoire occupé, où l’autorité appartient aux marines. Par ailleurs, les mouvements des investigateurs demeurent assez libres, au-delà de cette interdiction de sortie du territoire. James n’insiste pas – il est même à deux doigts de présenter ses excuses ! Medwin ne s’y attarde pas : qu’ils regagnent leur hôtel – l’Hôtel Oloffson, précise-t-il, où leurs chambres ont été gardées.

 

Il leur laisse sa carte : ils peuvent le contacter à l’ambassade ; si jamais la mémoire leur revenait…

 

Medwin et son secrétaire s’en vont. Quelque temps après, le Dr Kelly revient dans la chambre, avec un bon de sortie, et accompagné d’une aide-soignante qui apporte aux investigateurs des vêtements de rechange – le temps qu’ils rejoignent leur hôtel où ils retrouveront leurs propres vêtements : ceux qu’ils portaient sur eux deux jours plus tôt sont en effet inutilisables.

 

Le temps de se changer, en l’absence du médecin, James et Donna discutent du sort de leur famille ; la jeune fille s’inquiète pour sa mère, mais James est obnubilé par Jack. Il est très inquiet, même s’il ne sait pas au juste pourquoi…

 

 

Dirk, pendant ce temps, vadrouille dans les couloirs, et discute avec un autre patient alité, mais n’en tire rien d’utile.

 

 

 

 

 

Les investigateurs quittent alors l’hôpital, dans les vêtements qu’on leur a confiés. Ils prennent la direction de l’Hôtel Oloffson – James hèle un taxi, il n’a pas de monnaie sur lui, mais promet un gros pourboire une fois qu’ils seront arrivés à destination ; son assurance emporte la conviction du chauffeur (les Américains payent en dollars, ce qui vaut mieux que la monnaie nationale, la gourde). Durant le trajet, qui les amène à longer le centre-ville, ils ont quelques aperçus de Port-au-Prince, une ville très animée et colorée. Ils constatent cependant qu’il serait très facile de se perdre dans ce dédale, absolument dénué de plan d’urbanisme, outre que des chantiers et des égouts à ciel ouvert, partout, pourraient causer des difficultés à qui ne saurait pas très bien où il va – ce n’est bien sûr pas un problème pour leur taxi, un mulâtre très zélé. Ce bref trajet est tout ce qu’il y a d’exotique – et les investigateurs ne peuvent s’empêcher de remarquer qu’ils sont quasiment les seuls Blancs des environs, ce qui les perturbe un peu ; ils sont décidément bien loin de New York, cœur de l’empire industriel Sterling, de Providence, la ville de leurs ancêtres, ou d’Arkham, où Donna étudie l’anthropologie à l’Université Miskatonic…

II : HÔTEL OLOFFSON, PORT-AU-PRINCE

 

 

Les investigateurs avaient conservé une vague idée de l’Hôtel Oloffson – avec son architecture « gingerbread » typiques des Caraïbes, c’est un endroit qui suinte le luxe, le meilleur hôtel de Port-au-Prince et donc d’Haïti… et aussi le plus cher. Toutefois, ils ne se souviennent pas y avoir séjourné.

 

 

Les investigateurs pénètrent dans l’hôtel. Le hall, qui se prolonge en restaurant, est très luxueux, de la meilleure tenue. Ils se dirigent vers la réception, où s’affaire un jeune mulâtre zélé répondant au nom de Nathaniel.

 

Derrière lui, les investigateurs remarquent une affiche :

 

James Sterling demande au réceptionniste les clefs de leurs chambres. Nathaniel attrape une (seule) clef sur le tableau et la leur tend. Avant que quiconque puisse s’en étonner, Donna demande s’ils ont laissé quelque chose dans le coffre – ce que confirme Nathaniel, il va chercher ce qui s’y trouve. Il revient bientôt avec une boîte assez volumineuse, qu’il pose sur le comptoir. Donna l’interroge sur leur séjour, mais le réceptionniste ne peut pas dire grand-chose… Dirk suggère d’attendre d’être dans la chambre (puisqu’il n’y en a semble-t-il qu’une seule) pour ouvrir la boîte, et tous trois s’y rendent.

 

 

La chambre est assez spacieuse, et très confortable. Il n’y a qu’un seul lit, toutefois – sur lequel est posée une valise, comprenant des vêtements masculins et des affaires de toilette ; tout cela appartient à Dirk Kessler, rien ne correspond aux affaires des Sterling. Le détective reconnaît aussitôt, au milieu de ses vêtements, un jeu de rossignols. Sur un bureau se trouve une machine à écrire Remington, avec du papier – ce avec quoi le détective tape usuellement ses rapports. Ses réflexes lui reviennent : il se penche pour regarder ce qui se trouve sous le lit… et y trouve plusieurs boîtes de munitions, ainsi qu’un fusil à pompe calibre 12 démonté – le remonter ne lui demanderait pas le moindre effort. James pâlit un peu… Il y a des munitions pour ce fusil, mais aussi pour des armes de poing de calibre 38 et 45. Dans le tiroir du bureau, Dirk trouve également une petite boîte d’allumettes, au nom d’un speakeasy new-yorkais que sa profession l’a amené à fréquenter régulièrement (même s’il prend soin de ne pas boire) ; à l’intérieur se trouve…

… un étrange papillon, qui arbore un motif faisant immanquablement penser à un crâne humain. Le détective n’a aucune idée de ce qu’il fait là. Reste qu’il s’agit visiblement de sa chambre – et seulement de la sienne : si les Sterling ont séjourné dans cet hôtel, c’était ailleurs.

 

La situation interloque tout le monde – mais avant de faire quoi que ce soit, Dirk ouvre la boîte que lui a remise Nathaniel. Perplexes, les investigateurs y trouvent trois pistolets .38, et trois revolvers .45 ! Mais il y a bien d’autres choses – dont 300 $ en billets, que James s’approprie d’autorité (il descend payer le taxi). Mais il y a également plusieurs documents. Le premier est une liste de noms – de l’écriture de Dirk :

 

Il y a également une lettre de Roger Shaw, directeur de la Shaw’s Investigations and Security Services, adressée à James Sterling – mais Dirk sait très bien qu’il s’agit d’une copie lui appartenant, annexée à son contrat de travail :

La lettre est complétée par une note manuscrite, expliquant que Guy Randall a été retenu à la dernière minute par des problèmes personnels ; Roger Shaw présente ses plus profondes excuses pour le désagrément, et verra à proposer une compensation adéquate.

 

Le troisième document est un rapport de la Shaw’s Investigations portant sur les Industries Sterling – Dirk comprend aussitôt que ce document lui est destiné personnellement, et que son contenu pourrait déplaire à son employeur…

En voici le texte :

 

Shaw’s Investigations and Security Services

Sammons Building, 212 E 38th Street, New York City

 

Rapport sur les industries Sterling

Non divulgué au client

Réuni par Harrison Zamsky, détective privé

 

14 octobre 1930

 

Sterling Industries est une firme installée à New York et contrôlée par la famille Sterling. Le PDG et le propriétaire en est James Sterling, un riche industriel issu de six générations d’une vieille fortune du Rhode Island. Ses affaires regroupent divers investissements dans les transports, le caoutchouc et le pétrole. Durant la Grande Guerre, Sterling a acheté une usine de munitions à Mott Haven dans le West Bronx et a fait de gros bénéfices en vendant des armes aux forces alliées en Europe. Après la guerre, les munitions sont devenues le cœur de l’empire commercial Sterling. Les Industries Sterling ont vendu des armes à travers le monde, essentiellement en Europe (Italie, Irlande...) et en Amérique centrale (Mexique, Nicaragua...).

 

Le fils de James, Jack, après avoir récemment obtenu un diplôme universitaire à la Columbia University, a rejoint la firme.

 

Sterling est un homme secret, et au comportement parfois douteux. Plusieurs cadres supérieurs ont exprimé leur mécontentement quant à ses méthodes et l’un d’eux a même mis en cause leur légalité.

 

Les Industries Sterling ont été la cible de plusieurs enquêtes du BRN pour une supposée collaboration avec des forces armées hostiles aux intérêts du gouvernement des États-Unis. Mais aucune charge n’a été retenue contre James Sterling, et il n’a fait l’objet d’aucune poursuite judiciaire, sans doute par manque de preuves.

 

On a aussi dit que New World Incorporated, la société basée à Chicago, avait failli racheter les Industries Sterling au début de l’année 1928, afin d’éliminer la concurrence dans le domaine de la vente d’armes. Toutefois, cette manœuvre n'a pas abouti, pour des raisons encore à déterminer.

 

Enfin, les Industries Sterling ont fourni en armes le gouvernement des États-Unis dans le cadre des opérations militaires en Haïti, mais des rumeurs courent que Sterling aurait aussi ouvert des négociations secrètes pour vendre des armes aux rebelles cacos. On pense que le trafiquant d’armes haïtien Sébastien Sénégal serait associé dans cette affaire. Ces faits pourraient constituer un acte de trahison s’ils étaient jugés aux USA.

 

Enfin, au fond de la boîte, il y a une carte d’Haïti, ainsi qu’un billet de retour à bord du paquebot Louisiana Queen au nom de Dirk Kessler.

 

Ces informations suscitent un certain malaise : à l’évidence, Jack a disparu… et sans doute parce que son père James l’a envoyé en Haïti négocier des contrats très douteux (le nom de Sébastien Sénégal lui dit vaguement quelque chose). Rien d’étonnant à ce que le BRN s’intéresse à eux dans ces conditions ! Donna est furieuse – et plus inquiète que jamais quant au sort de son frère.

 

Mais se pose aussi la question de la chambre. Pour une raison inconnue, Nathaniel ne leur a donné que la clef de la chambre de Dirk, mais les Sterling avaient leurs propres chambres dans cet hôtel – sans doute à côté. Tandis que ces derniers ont une discussion tendue (Donna dénonce la cupidité de son père, qu’elle rend responsable de la disparition de Jack, tandis que l’industriel minimise ses torts et accuse sa fille d’en faire trop – et elle ne devrait pas mépriser l’argent, c’est ce qui lui paye ses études ! etc.), le détective se fait petit et descend chercher les autres clefs.

 

Dirk retourne à la réception, et s’étonne de ce que Nathaniel ne leur a donné qu’une clef – n’y avait-il pas d’autres chambres ? Le réceptionniste, un peu perplexe, dit qu’il lui a bien donné sa clef… Mais qu’en est-il des autres chambres ? Le visage du réceptionniste paraît subitement s’illuminer : oui, bien sûr ! Il attrape deux autres clefs au tableau (les numéros sont ceux des chambres voisines de celle de Dirk) et les tend au détective : « Toutes mes excuses, c’était une très bête erreur de ma part. » Et il se remet au travail, un peu embarrassé – mais Dirk ne peut rien en tirer ; le téléphone sonne, et Nathaniel s’empresse de répondre…

 

Dirk retourne à l’étage et décrit la scène aux deux autres : Nathaniel cacherait-il quelque chose ? James Sterling suppose que c’est simplement que le réceptionniste mulâtre est stupide… Quoi qu’il en soit, les Sterling récupèrent les clefs de leurs chambres respectives – ils n’ont aucun mal à les identifier. Chacun s’équipe d’un .38 et d’un .45, puis se rend dans sa chambre. Ils se donnent rendez-vous dans le hall – Donna a hâte de partir à la recherche de Jack

 

Quand Donna pénètre dans sa chambre, elle comprend aussitôt qu’on l’a fouillée. La plupart de ses affaires sont là, ses vêtements notamment, même si un peu en désordre, mais elle a la conviction qu’il lui manque certains objets, sans pouvoir vraiment les identifier. Elle se rend aussitôt dans la chambre de son père : James n’y avait pas du tout fait attention, empressé qu’il était de s’offrir enfin un bon cigare, mais sa fille y fait le même constat, elle est formelle. Elle remarque notamment que la serviette où son père range ses documents, et qui ne le quitte en principe jamais, ne se trouve nulle part ici. James est d’abord incrédule, mais les arguments de sa fille finissent par le convaincre. En fouinant dans la chambre de son père, Donna trouve une feuille égarée, qui a glissé sous le lit – et dont elle pense qu’elle provient de sa serviette : il s’agit d’un manifeste d’embarquement, portant sur une machine agricole, en provenance de l’usine Sterling de Mott Haven dans le Bronx, et devant être livrée à une entreprise du nom de Labadie Import/Export, qui se trouve sur les quais de Port-au-Prince ; la date d’arrivée estimée est le mardi 6 octobre – et James comprend aussitôt que cela correspond approximativement à la date à laquelle son fils Jack est arrivé à Port-au-Prince. Par ailleurs, l’industriel et sa fille savent pertinemment que les Industries Sterling ne fabriquent pas de matériel agricole…

 

Donna remarque aussi, à travers la porte entrouverte du petit cabinet de toilettes de la chambre de son père, que quelque chose est attaché au miroir. Elle va voir ce dont il s’agit…

… et c’est une carte… de tarot ? Mais un tarot très étrange, d’une sorte qu’elle n’a jamais vu… Quoi qu’il en soit, c’est l’arcane XIII : la Mort… La carte était fixée à l’envers. Donna la montre à son père, qui n’y comprend goutte. Sa fille suppose que la carte a été laissée là par ceux qui ont fouillé leurs chambres. Dirk, qui les a rejoints, avance que cela pourrait être une sorte de « signature »… James se demande s’il s’agit de quelque chose renvoyant à ce « vaudou » mentionné dans les notes du détective – mais il n’y connait absolument rien (Donna, par contre, a brièvement abordé le vaudou dans ses études d’anthropologie – mais sa mémoire aurait bien besoin d’être rafraîchie !). Dirk avait noté l’adresse d’une tireuse de cartes – Marie Jérôme, à Bel Air… Il pourrait être utile de lui rendre visite ? Tous ont la conviction que le temps presse – ils se changent prestement, et quittent l’hôtel.

 

Mais pour aller où ? Ils ont plusieurs pistes. Finalement, ils décident de se rendre tous à la Bibliothèque Nationale, où Donna, accompagnée de son père, fera quelques recherches sur divers sujets ; Dirk les y laissera et rendra visite de son côté à la cartomancienne Marie Jérôme.

III : BIBLIOTHÈQUE NATIONALE D’HAÏTI, PORT-AU PRINCE

 

 

La Bibliothèque Nationale est la plus grande et la plus riche bibliothèque de Port-au-Prince, et de tout Haïti. Cependant, elle demeure beaucoup moins fournie que d’autres institutions similaires de par le monde… Par ailleurs, la très grande majorité des documents que l’on peut y consulter sont en français ou en créole.

 

 

Avant de quitter les lieux pour rejoindre Marie Jérôme, Dirk Kessler, qui a ainsi que Donna la sensation d’être déjà venu ici, arpente les rayonnages pour voir s’il ne se rappelle rien de plus précis. Arrivé dans la section anthropologie, même si elle est plutôt du ressort de Donna, il s’arrête – et c’est comme si sa main était attirée vers un livre en particulier, qui s’intitule Sombres Sectes africaines, et qui est dû à un certain Nigel Blackwell.

 

Le détective demande à Donna si cela lui dit quelque chose, et c’est le cas : elle sait que c’est un livre assez récent, dû à un explorateur anglais, une sorte de compilation de notes de voyage en Afrique dans les années 1910, qui se focalise sur des cultes étranges aux noms colorés – la Langue Sanglante, le Rampant Qui Hurle, l’Horreur Flottante, etc. Elle sait aussi que très peu d’exemplaires en subsistent : c’était à la base un petit tirage, mais il y a autre chose à ce propos, qu’elle ne saurait préciser… Quoi qu’il en soit, mettre la main dessus n’a rien d’évident – et elle pense même qu’il ne figure pas dans les collections de la Bibliothèque Orne, à l’Université Miskatonic d’Arkham, où elle fait ses études. On ne peut l’emprunter, il faut le consulter sur place. Dirk laisse le livre à Donna, qui est la plus expérimentée dans ce domaine – mais quand l’étudiante veut ouvrir le livre… elle découvre qu’une carte de ce tarot étrange (à l’envers) fait office de marque-page :

 

Mais elle découvre aussi de la sorte un passage du livre marqué au crayon, avec en sus des notes dans la marge, qui sont de la main de Dirk ! Voici l’extrait mis en avant :

 

Et voici les notes marginales de Dirk :

 

James Sterling, qui lisait par-dessus l’épaule de sa fille, est intrigué par cette histoire de « troisième œil ». Cela lui fait aussitôt penser à la carte de tarot trouvée dans le cabinet de toilettes de sa chambre à l’Hôtel Oloffson. L’industriel se dit qu’il pourrait être utile de faire des recherches sur le tarot, et s'y essaye. Il ne trouve certes pas de choses très précises, notamment quant à l’interprétation des tirages, mais rassemble quelques généralités : ces cartes à jouer sont apparues au XIVe siècle en Italie, et sont souvent utilisées aujourd'hui pour lire l'avenir. Le jeu originel comprend 78 lames : les arcanes mineurs, qui sont des cartes numérotées avec quatre figures (roi, reine, cavalier, valet), et les arcanes majeurs, soit vingt-deux lames représentant des figures uniques. Il en existe de plusieurs types, mais le jeu le plus populaire aux États-Unis en 1930 est le Rider-Waite, publié pour la première fois à Londres en 1910. Voici la liste des arcanes majeurs :

 

Dirk a noté le nom des « Étangs Célestes ». Cela aurait-il un lien avec l’endroit où des fermiers les ont retrouvés, dans les collines à l’est de Port-au-Prince ? Mais ses recherches sur des atlas et des cartes ne donnent rien : aucun endroit en Haïti n’est désigné sous ce nom.

 

 

 

Donna, de son côté, suppose qu’il pourrait être intéressant de consulter les journaux, pour voir si des événements récents pourraient leur être liés. Les journaux haïtiens sont généralement écrits en français, mais quelques-uns ont également quelques pages en anglais depuis l’occupation américaine. C’est notamment le cas du Progrès d’Haïti – dans lequel l’étudiante trouve un article intriguant :

 

La lecture de cet article met Dirk très mal à l’aise… Cela paraît recouper ce qui leur est arrivé à la même date, à en croire les informations du Dr Alan Kelly. Le détective, qui réfléchit à haute voix, se demande si on ne les aurait pas retrouvés… morts ? James balaie cette remarque comme parfaitement idiote : il est bien vivant ! Et les autres aussi, à l’évidence. Donna suppose qu’il faut plutôt comprendre que les morts évoqués par l’article sont des personnes qui les avaient accompagnés dans cette région – mais qui exactement ? Il s’est en tout cas passé quelque chose de particulièrement horrible là-bas…

 

Donna a d’autres recherches à faire – l’étudiante en anthropologie est convaincue d’être déjà venue ici pour se renseigner sur le vaudou, et entend rafraîchir sa mémoire à ce propos. James l’approuve – c’est sa place, si les études qu’il lui paye peuvent miraculeusement aboutir à quelque chose d’utile… Lui irait bien se reposer à l’hôtel, en attendant. Mais sa fille s’insurge : il n’a donc rien à faire de la disparition de Jack ? Dirk ajoute que la demoiselle ne serait pas en sécurité, toute seule. L’industriel, piqué au vif, et infect avec tout le monde, grommelle qu’elle est armée, mais il reste finalement avec sa fille pour l’assister dans ses recherches, contraint et forcé. Mais tout ceci prend du temps, et ils ne peuvent pas continuer éternellement ainsi : Dirk, de son côté, ira voir la cartomancienne Marie Jérôme, comme prévu – à ceci près qu’ils ont maintenant deux cartes du tarot étrange, et non une seule… ce qui rend cette visite plus pressante. Il repassera ensuite chercher les Sterling à la Bibliothèque Nationale, et ils rentreront ensemble à l’Hôtel Oloffson.

IV : MARIE JÉRÔME, 87 RUE MACAJOUX, BEL AIR

 

 

Dirk Kessler, muni des cartes de tarot, se rend à l’adresse de Marie Jérôme, qu’il avait retrouvée dans ses notes – elle se trouve à Bel Air, au nord de Port-au-Prince, avant la Saline. Il a la surprise de se retrouver devant une boulangerie. Avant même qu’il ait le temps de se présenter, la boulangère, une femme noire à la forte corpulence, lui indique de la tête une porte donnant sur l’arrière-boutique, et lui fait signe d’y aller. Le détective s’exécute, et se retrouve dans une pièce d’allure bien différente, une sorte de petit salon très richement décoré.

 

 

Il s’y trouve tout un bric-à-brac de tentures, de cages de perroquets, etc. Une femme noire aux traits un peu émaciés, qu’il suppose être Marie Jérôme, y est installée...

... derrière une petite table en bois, gravée d’un pentagramme :

 

Le détective a à peine le temps de se demander s’il était déjà venu ici que la femme l’interpelle : « Mr Kessler ! Je ne pensais pas vous revoir de sitôt… Vous avez changé d’avis, pour ce qui est du tirage de cartes ? » Dirk est intrigué : ce n’est donc pas la première fois qu’il vient ? Bien sûr que non ! Il était venu lui poser des questions sur le vaudou… Les cérémonies, notamment – elle lui avait parlé de la Fet Guédé, très bientôt ; la fête des morts, les 1er et 2 novembre… « Ah, et Mr Northeast, du coup, vous êtes allé le voir ? » C’est elle qui lui avait donné l’adresse de l’anthropologue – mieux à même d’expliquer le vaudou à un Américain… Mais il n’en a aucun souvenir.

 

Mais il est… revenu, donc, pour parler d’autres choses – il a trouvé ces cartes de tarot, assez étranges, et… À peine les a-t-il posées sur la table en bois que la cartomancienne se lève avec un cri d’effroi ! Comment a-t-il récupéré ça ? Dirk l’explique, étonné par la réaction de son interlocutrice, qui lui dit que ces cartes sont « maléfiques » : il ferait bien de les détruire ! Ce n’est pas le « vrai » tarot, c’est autre chose – un très mauvais signe… Seules des personnes aux motivations très sombres les emploient. Elle refuse d’en dire davantage, opposant un « non » catégorique aux questions du détective, qui n’est pas à même de la persuader de se montrer plus conciliante – les personnes qui utilisent ce jeu, le détective ferait mieux de ne pas les rencontrer, elles sont dangereuses !

 

Le détective, la fois précédente, s’était montré très désagréable à l’encontre de son activité de cartomancienne, quand elle lui avait proposé de faire son tirage ; il avait dénigré le tarot, ces « bêtises de bonnes femmes »… Mais Marie Jérôme y voit la confirmation qu’un sort funeste est prêt à s’abattre sur son visiteur ! Et, comme pour se rassurer, elle bat son propre jeu de tarot. Dirk suppose qu’il pourrait effectivement être bienvenu de lui faire un tirage, tout compte fait… La cartomancienne le regarde, incrédule – mais elle reprend ses esprits : ça fera 1 $.

 

La cartomancienne bat ses cartes. Elle ferme les yeux en collant le paquet contre son sein ; puis : « Cinq cartes. Les loas me recommandent un tirage de cinq cartes… Le passé, le présent, le futur, l’obstacle, les conséquences. » Elle demande à Dirk de lui poser une question – ce qui pourra faciliter le tirage. Le détective n’hésite pas une seconde : « Où est Jack ? » Marie Jérôme réfléchit un instant, les yeux fermés, puis tire une première carte…

 

 

« Le passé… La Mort. Mais la Mort inversée. On se méprend souvent sur sa signification – d’autant qu’elle est ici inversée et associée au passé. Ici… L’inertie, le manque d’espoir. Vous êtes dans une impasse… Vous ne savez pas quoi faire. Vous avez perdu quelque chose de très important. Mais il y a autre chose… Cette carte est peut-être bénéfique, oui, en fin de compte. Vous avez trouvé un moyen de vous débrouiller. Malgré la perte, malgré la tentation de l’inertie, le manque d’espoir. Vous avez trouvé quelque chose. » Marie Jérôme tire la deuxième carte…

« Le présent… Le Diable. Inversé, également. Une autre carte sur laquelle on se méprend souvent. Ici, c’est peut-être une bonne carte – surtout après la Mort inversée. L’esprit clair, serein ? L’intellect domine les instincts, les émotions. Mais ça n’est pas sans risque, en même temps. Les intuitions, les émotions, pourraient mettre fin à cet état de clairvoyance très particulier. Quoi qu’il en soit, c’est votre situation présente. Nous allons tirer la troisième carte… »

« Le futur… Le Pendu, inversé. L’égoïsme, l’égocentrisme… Se débarrasser de ses peurs pour vaincre, ne pas rechigner au sacrifice, y compris de soi-même, pour le bien commun. Vous cherchez quelqu’un. » Dirk approuve aussitôt. « Ce quelqu’un est la cause de vos problèmes actuels. Le futur… Il faudra peut-être le laisser partir, en définitive. » Le détective est perplexe : le laisser partir ? « Ça n’est pas très clair. Aussi bien, il pourrait s’agir de vous débarrasser d’une partie de vous-même… Je pense que les dernières cartes nous éclaireront davantage. Quatrième carte… »

« L’obstacle. Dix de Bâtons, inversé. La trahison. La perte. Le mensonge… Mais… Oui, avec les autres cartes, c’est plus clair : vous vous mentez à vous-même. Et cela pourrait vous conduire à votre perte. Pour vaincre, il faudra mettre un terme à l’illusion. Voyons la dernière carte, les conséquences… »

« Dix d’Épées. Droit, cette fois. Hum… La douleur, l’angoisse aussi. Vous tomberez au plus bas. Mais il y a… comme une résonance. Je crois que… le pire sera passé… et un plus grand bien pourra être accompli. La vérité, d’une manière ou d’une autre, résultera de l’abandon. Et peut-être… Peut-être ! Peut-être cela débouchera-t-il sur le succès. »

 

Dirk est sceptique : ça n’est pas très clair… « Ça ne l’est jamais, Mr Kessler. Mais les loas m’ont guidé dans ce tirage, et, ma foi… Vous savez, l’activité de la cartomancienne, ce n’est pas forcément de prédire le futur. Cela peut être de donner les clefs pour que quelqu’un construise son futur. Et je crois vous avoir donné ces clefs. Je crains de ne pas pouvoir en faire plus pour vous. » Dirk le comprend. Il prend congé, en remerciant Marie Jérôme, et retourne à la Bibliothèque Nationale d’Haïti.

V : BIBLIOTHÈQUE NATIONALE D’HAÏTI, PORT-AU PRINCE

 

 

À la Bibliothèque Nationale d’Haïti, les recherches de Donna Sterling sur le vaudou avancent – si son père ne lui est pas d’un grand secours. Cela demande du temps, mais elle rassemble plusieurs éléments qui lui permettent de mieux appréhender la réalité du vaudou haïtien.

 

 

 

Je donne aux joueurs l’accès à une aide de jeu essentiellement personnelle sur le vaudou, comprenant des généralités sur cette foi, et un lexique des termes les plus essentiels et des divinités les plus connues.

 

 

James Sterling s’est bien vite lassé de toutes ces recherches auxquelles il ne comprend rien – il se met à déambuler entre les rayonnages, sans véritable objectif. Depuis leur arrivée en ces lieux, il constate que nombre d’usagers sont venus faire leurs propres recherches. La plupart sont des Noirs ou des mulâtres. Le racisme instinctif de James, mais à vrai dire tout autant celui de Donna, s’il est plus discret, font qu’ils ne se sentent pas très à l’aise… Ils ne peuvent identifier personne qui aurait un comportement agressif, mais le sentiment persiste – et s’aggrave.

 

Donna a bientôt le sentiment d’être observée. Quand elle lève les yeux des ouvrages qu’elle compulse, elle remarque systématiquement quelqu’un qui semble la fixer, et qui détourne aussitôt le regard. Ce quelqu’un change à chaque fois… Les intentions de ces curieux ne sont pas forcément hostiles, mais le malaise s’accroît.

 

James également constate ce petit jeu. Autrement plus direct que sa fille, il s’avance avec détermination auprès d’un de ces observateurs, qu’il a pris sur le fait : « Qu’est-ce qu’il y a ? On vous dérange ? » Le jeune homme mulâtre lève les yeux, d’abord l’air agacé par cet Américain qui vient l’ennuyer quand il a du travail… mais il regarde bientôt James avec des yeux exorbités – son regard est celui d’un homme terrorisé ! Il recule sur sa chaise… James est plus agressif que jamais : « C’est quoi, votre problème ! » L’homme qu’il prend à parti se lève brusquement et se précipite vers la sortie, pris d’une peur panique ! Mais l’incident ne semble pas susciter l’attention des autres usagers de la bibliothèque…

 

James a alors la sensation d’avoir quelque chose d’humide dans ses poches de pantalon. Il les palpe… C’est poisseux. Quand il sort les mains de ses poches, il constate qu’elles ruissellent de sang ! Et Donna vit exactement la même expérience au même moment… L’étudiante remarque en même temps qu’il y a subitement beaucoup moins de monde dans la bibliothèque : tous ces Noirs et ces mulâtres qui les observaient… ont disparu ? Le père et la fille se regardent mutuellement… et constatent qu’ils dégoulinent de sang tous les deux. Mais il y a autre chose qui les terrifie bien davantage : ils n’ont pas de visages ! Chacun a comme un grand ovale noir en lieu et place de la tête !

 

James bredouille : « Ce connard de Kessler… avait raison ? » Son regard est attiré par un miroir – et il constate qu’il a lui-même ce grand ovale noir à la place de sa tête, tandis que le sang ruisselle sur le reste de son corps… Le père et la fille commencent à hurler de conserve – puis sombrent dans le noir le plus total.

 

 

VI : HÔTEL OLOFFSON

 

 

Dirk Kessler également a sombré dans l’inconscience, sur le chemin du retour ! Il se réveille dans sa chambre à l’Hôtel Oloffson, de même que James et Donna Sterling. Ils sont tous couchés dans leurs lits respectifs, en pyjamas, sans la moindre idée de comment ils sont revenus là... Pas la moindre trace non plus du sang qui poissait les vêtements des Sterling.

 

 

James se rue à la réception, où Nathaniel est à son poste. L’industriel, visiblement sous le coup de la panique, lui demande la date en bredouillant, et le jeune mulâtre, intrigué, lui répond qu’ils sont le vendredi 31 octobre, bien sûr… « Vous voulez prendre le petit déjeuner ? » Mais James a d’autres idées en tête – pris d’un rire dément, il crie presque : « La veille de la Toussaint ! Bien sûr ! » Nathaniel, très mal à l’aise, suggère qu’ils pourraient prendre leur petit déjeuner dans leurs chambres, avec le room service… « Vous lisez dans mon esprit… » lui répond James.

 

Les investigateurs se retrouvent tous dans la chambre de Dirk. James leur indique la date. Ils font le point sur leurs trouvailles respectives – et sur l’expérience qu’ils ont vécue (Dirk n’a pas eu de vision de son corps ruisselant de sang ou de son visage disparu – mais il raconte la séance de tirage de tarot). Ils se perdent en conjectures… Donna se demande s’ils n’ont pas été drogués – à l’hôpital, peut-être ? James se calme petit à petit – c’est sans doute un effet du climat tropical, auquel ils ne sont pas habitués…

 

Quoi qu’il en soit, Donna considère qu’ils ont assez perdu de temps avec des tireuses de cartes, ce genre de choses : il est bien temps de consulter un vrai scientifique, le Dr Bruce Northeast ! Ce nom n’est pas inconnu de l’étudiante en anthropologie – elle ne connaît pas plus que ça ses travaux, mais sait que c’est un anthropologue australien, attaché à l’Université d’Adélaïde – quelqu’un de sérieux, qui s’intéresse aux religions et spiritualités. Dirk ne serait pas étonné de découvrir qu’ils lui avaient déjà rendu visite, après ce qui s’est passé chez Marie Jérôme

VII : BRUCE NORTHEAST, 50 RUE PACOT, PACOT

 

 

L’adresse de Bruce Northeast se situe à Pacot, au sud-est de Port-au-Prince. Il s’agit plus précisément d’un « bungalow » à un étage, relativement coquet, plutôt excentré par rapport à la rue (le premier voisin est à bien cent mètres), et entouré de végétation tropicale.

 

Quand les investigateurs gagnent la véranda, ils voient qu’un coq décapité a été pendu à la porte d’entrée, son sang s’étant écoulé par terre. Dirk Kessler sait qu’il s’agit d’une offrande traditionnelle à Baron Samedi – ce que confirme aussitôt Donna Sterling, qui fait part à ses compagnons de ce qu’elle sait plus généralement du vaudou. La première carte de tarot qu’ils avaient trouvée évoquait immanquablement Baron Samedi, mais le troisième œil au milieu du front ne correspond pas à l’iconographie traditionnelle du célèbre loa petro. Dirk constate que la porte a été forcée : la serrure est défoncée, et la porte de guingois.

 

À l’intérieur, le grand salon a été complètement retourné – les meubles ont été renversés, le sol est jonché de livres et de cahiers. Un escalier mène à l’étage, mais, pour l’heure, les investigateurs restent au rez-de-chaussée. Fouiller avec précision demanderait des heures, dans ces conditions, mais Dirk remarque rapidement que les murs et les meubles portent régulièrement les traces de coups assénés avec une grande lame – comme une épée, ou une machette, peut-être. Quant aux Sterling, qui s’intéressent plus particulièrement au bureau de Bruce Northeast, ils trouvent rapidement les livres que l’anthropologue étudiait quand on a retourné la pièce ; trois éléments attirent leur attention, et d’abord ce qui est vraisemblablement le journal intime de Northeast :

 

Le journal comprend suffisamment d'indications pour localiser les « Étangs Célestes », dans les collines à l'est de Port-au-Prince. Une feuille est glissée en guise de marque-page ; il s'agit de l'adresse, à Port-au-Prince, d'une certaine « Mama Joséphine », une mambo très appréciée des autochtones ; son nom revient régulièrement dans les dernières pages du journal, Bruce Northeast semble l'avoir consultée à plusieurs reprises tout récemment.

 

Les Sterling trouvent également un manuscrit en arabe, accompagné d’un autre livre cette fois en anglais, et intitulé Le Messager masqué – il s’agit de la traduction anglaise, par Samuel Colbridge, révisée et annotée par Rudolph Pearson, d'un original en arabe (marocain) datant du début du XVIIIe siècle et dû à une femme du nom de Sharinza ; tout laisse supposer qu’il s’agit bien du manuscrit arabe trouvé à côté. Il n’est guère difficile d’y trouver dès lors le passage mentionné dans le journal de Bruce Northeast, « la Fable du Guerrier Ashanti » :

 

 

Les investigateurs montent alors l’escalier menant à l’étage. Une odeur infecte stagne – une odeur de décomposition… en provenance du cadavre démembré d’un homme blanc, étendu sur le lit. James est pris de nausée, il ne peut pas s’approcher davantage – la chaleur aggrave encore l’odeur de pourriture. Donna et Dirk tiennent mieux le choc, et s’approchent – là aussi, des meubles ont été renversés et des livres jonchent le plancher : Mondes imaginaires et démence, L’Île magique de Seabrook… et bien d’autres.

 

Mais Dirk et Donna ont l’impression… que le cadavre est animé ? En tout cas, il y a du mouvement sous les draps. Le détective s’approche du lit, contemplant les membres arrachés de la victime, sa tête tranchée. Il retire les couvertures, qui révèlent le tronc du cadavre – percé de part en part. Et de ces trous jaillissent… des dizaines de tarentules ! Dirk ne s’était pas montré très prudent, et il est la victime de plusieurs morsures – extrêmement douloureuses, si elles ne sont pas mortelles… Les araignées se dispersent à l’étage – les Sterling s’en vont sans plus attendre, bientôt suivis par Dirk qui souffre le martyre…

 

VIII : DANS LES RUES DE PORT-AU-PRINCE, AUX ENVIRONS DU GRAND CIMETIÈRE

 

 

Les investigateurs mettent de la distance entre le bungalow de Bruce Northeast et eux – mais Dirk Kessler et James Sterling ne sont pas au mieux de leur forme. Ce qu’ils y ont trouvé a de quoi les mettre mal à l’aise… Mais que faire maintenant ? Ils y réfléchissent en s’abritant d’une violente averse. Ils ont la localisation des Étangs Célestes… Le détective semble disposé à s’y rendre – James plus encore : son fils se trouverait là-bas ! Et en grand danger ! Donna est moins partante : ce n’est pas tout près, et ils ne savent pas ce qu’ils vont trouver là-bas… Et, d’après le journal de Bruce Northeast, la cérémonie doit avoir lieu dans deux jours ? Ils ont d’autres pistes – celle de Labadie Import/Export, notamment ; peut-être le dernier endroit où on a vu Jack Sterling avant sa disparition ? Mais son père y voit une perte de temps… Il y a aussi la mambo Mama Joséphine, dont ils ont trouvé l’adresse chez l’anthropologue ; ils se décident finalement pour cette dernière, et s’y rendent à pied.

 

L’adresse se situe au sud-ouest de Port-au-Prince, vers Léogâne – au-delà du Grand Cimetière de Port-au-Prince, en longeant la ville par le sud. Dans les environs du cimetière, il y a foule : les fidèles préparent avec entrain la Fet Guédé, qui doit commencer officiellement le lendemain et durer deux jours. Le Grand Cimetière est le principal point de ralliement de Port-au-Prince pour cette fête dédiée à Baron Samedi et aux Guédé.

 

 

Et, alors qu’ils sont amenés à fendre la foule, Dirk a la conviction qu’ils sont suivis. Il le suspectait déjà auparavant, mais il en est maintenant certain – en fait, il suppose que deux types d’individus différents guettent leur trajet – des Blancs qui se relaient régulièrement et qu’il suppose être des agents du BRN, mais aussi, depuis peu, des Noirs dont le comportement n’a pas grand-chose à voir, et qui sont sans doute moins habitués à cette tâche. Dirk y prend garde, mais fait celui qui n’a rien remarqué, tout en en informant James et Donna.

 

La foule devient toujours plus dense. Les agents du BRN, qui se voient comme le nez au milieu de la figure, préfèrent lâcher l’affaire – mais les investigateurs sont toujours suivis par l’autre groupe, ou du moins Dirk le suppose-t-il : avec tout ce monde, c’est difficile à dire… Mais cela semble se confirmer : un de ces hommes, aux vêtements très sales, s’approche, il les a clairement en vue.

Dirk le signale à James, et prend du champ – mais les Sterling ont une autre idée : James, ayant identifié le suiveur, décide bien au contraire d’avancer dans sa direction – la main sur la crosse de son revolver. Arrivé au niveau de l’indélicat, l’industriel lui lâche sur un ton très hostile : « Il y a un problème ? » Le Noir est étonné, mais il passe à côté de James, et lui murmure, dans un anglais approximatif : « Bon sang, mais qu’est-ce que vous foutez ! Métraux y va pas garder ces caisses pendant trois mille ans ! » James ne sait pas de quoi il parle. Le Noir lui dit : « Métraux ! Labadie Import/Export ! » Mais James s’en moque, il n’a qu’une chose en tête : « Où est Jack ? » Le docker ne répondant pas, l’industriel repose la même question, sur un ton haché. L’autre dit ne pas savoir ce qu’il en est – il n’est qu’un messager ; mais il poursuit : « Faut s’occuper des caisses ! Sinon y va tout balancer à la flotte ! Les Yanks y flairent le coup ! » James veut l’intimider, il lui crie au visage – et lui crache à la face ! L’homme n’est pas le moins du monde impressionné, mais visiblement furieux, et balance un bon coup de poing en pleine figure à James ! Et il paraît prêt à continuer – d’autant que, dans la foule tout autour d’eux, d’autres ont vu l’Américain cracher à la figure de l’Haïtien, et sont tout disposés à prendre le parti de l’agressé… James est ulcéré : « Mon garçon, je vais te faire un deuxième trou de balle ! » Et il dégaine son revolver .45 ! L’homme se recule, les yeux exorbités : « L’est complètement dingue ! » Et il prend la fuite dans la foule… Or des dizaines de personnes fixent James, certaines effrayées, mais beaucoup plus sont en colère… Dirk vient attraper James et l’emmène rapidement à l’écart, Donna les suivant. Puis ils contournent le Grand Cimetière par le sud, pour ne plus subir la menace de la foule. Une fois qu’ils se sont repris, ils reprennent la direction de l'adresse de Mama Joséphine.

 

À suivre…

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The Outsider, de Gou Tanabe

Publié le par Nébal

The Outsider, de Gou Tanabe

TANABE Gou, The Outsider, [The Outsider アウトサイダー], d’après H.P Lovecraft, Anton Tchekhov et Maxime Gorki, traduction [du japonais par] Fédoua Thalal, Grenoble, Glénat, coll. Seinen Manga, [2002, 2004-2005, 2007] 2009, 224 p.

LOVECRAFT ET... COMPAGNIE ? (PAS EXACTEMENT NÉGLIGEABLE)

 

Étrange synchronicité (ou complot anti-nébalien) : à peu près à la même époque, vers décembre dernier, deux lectures parallèles m’ont en même temps incité à me pencher sur l’univers du mangaka Tanabe Gou… et plus précisément sur ses adaptations de Lovecraft. Le nom m’est apparu tout d’abord dans l’article de Jérôme Dutel « Dessiner celui qui est d’ailleurs : une étude autour de Lovecraft et la bande dessinée », dans Lovecraft au prisme de l’image, recueil critique édité par Christophe Gelly et Gilles Menegaldo, article dans lequel l’auteur compare plusieurs adaptations en BD de la nouvelle de Lovecraft « Je suis d’ailleurs » (« The Outsider » en VO), et réserve en définitive une bonne note à cette adaptation japonaise dont je n’avais alors jamais entendu parler.

 

Puis, dans le n° 4 de la revue Atom, lu un peu après, figurait une interview de l’auteur, assortie de quelques critiques de ses œuvres publiées – et j'ai ainsi appris que Tanabe Gou avait remis ça avec Lovecraft : bien loin de n’avoir adapté que « Je suis d’ailleurs », il lui a par la suite consacré six autres volumes (dont une adaptation en trois tomes des Montagnes Hallucinées) ; et les dessins illustrant l’interview étaient plus qu’alléchants…

 

À ce stade, il me fallait lire ça, forcément – enfin, The Outsider, car les autres titres lovecraftiens n’ont pas encore été traduits (mais ça serait prévu) ; on trouve quelques autres BD de l’auteur en français, notamment Kasane, en deux tomes, un récit d’horreur là encore, et Mr Nobody, en trois tomes, sorte de thriller architectural (?). Mais le titre ne doit pas tromper : le présent volume est un recueil d’histoires courtes – « The Outsider » n’est que la première de ces histoires, et fort brève. Le reste s'éloigne passablement de Lovecraft, puisque, au sommaire, se trouvent également une nouvelle de Tchekhov, « La Maison à mezzanine », et une autre de Gorki, « Vingt-six gars et une fille » ; puis, retour à l’horreur, une histoire cette fois originale en cinq parties, « Ju-ga ».

 

GAMMES ET OBSESSIONS

 

Cette étonnante table des matières a ses explications – car The Outsider est en fait, d’une certaine manière, un volume d’apprentissage : littéralement, Tanabe Gou y fait ses gammes… L’auteur est repéré en tant que dessinateur, avec un style assez personnel, qui rompt pour partie avec les codes du manga, et a certains côtés « européens », notamment (pas seulement : dans l’interview d’Atom, on évoque aussi à bon droit Bernie Wrightson, par exemple). Mais, de son propre aveu, Tanabe Gou n’est pas scénariste, et même, il ne sait pas raconter des histoires… Son éditeur d’alors (dans la revue Monthly Comics Beam, semble-t-il assez ouverte à l’expérimentation, et ce n’est pas pour rien qu’elle l’avait repéré) l’engage à adapter des nouvelles pour travailler les mécanismes de la narration.

 

Intéressé par la littérature russe, Tanabe sélectionne d’abord une nouvelle de Gorki, puis une autre de Tchekhov ; mais il goûte aussi l’horreur, et choisit d’adapter une nouvelle de Lovecraft (j’ai cru comprendre qu’il ne le connaissait pas forcément plus que ça jusqu’alors) – et, en parallèle puis un peu après, il livre les cinq épisodes de « Ju-ga », une histoire originale cette fois, mais également dans une veine horrifique, qu’il cultivera prioritairement par la suite.

 

Mais ce sommaire n’est pas forcément si incongru ou a fortiori incohérent qu’on pourrait le croire : les quatre histoires, chacune à sa manière, traitent au moins pour partie des mêmes thèmes, obsédants, que sont la solitude, et les démons intérieurs ; et l’idée que l’art a à faire avec ces difficultés, et permettrait éventuellement de les exorciser, est également récurrente, « Ju-ga » en constituant la matérialisation la plus franche.

 

Dans l’absolu, c’est une approche plutôt intéressante. Seulement voilà : il s’agit bien d’un auteur qui apprend. Pas d’un génie qui brille d’emblée sur tous les plans. Au contraire, il se confronte à ses faiblesses. Et le résultat est plus ou moins convaincant – à vrai dire assez peu, voire plutôt pas, en ce qui me concerne… Essayons de voir pourquoi, en envisageant successivement les différents récits constituant ce recueil.

 

LE LABEUR DANS LA CAVE

 

Les trois adaptations, dans cette compilation, figurent dans l’ordre inverse de leur réalisation. Il me paraît plus intéressant, toutefois, de les envisager ici dans ce dernier. Et je commencerai donc avec les adaptations de Gorki et Tchekhov… sachant que je ne connais quasiment rien à la littérature russe (cela fait des années que je me dis qu’il faut que j’y remédie, mais ça ne s’est jamais fait), et, honte sur moi, je n’ai notamment jamais rien lu de ces deux immenses auteurs en particulier. Bouh...

 

Maxime Gorki, donc, avec « Vingt-six gars et une fille », qui paraît en revue en 2002. Chassez toute image parasite de Jean Dujardin (pardon, vraiment, pardon), on fait ici dans une ambiance glauque, avec un côté un peu surréaliste-bizarre (mais sans doute aussi engagé), qui m’évoque pas mal le contemporain Kafka (lui, je l’ai beaucoup pratiqué, par contre).

 

Des « prisonniers » préparent du pain comme sur une chaîne de montage, dans une cave tant qu’à faire. Chaque jour, une charmante jeune fille vient leur réclamer du pain – elle est littéralement leur rayon de soleil. Mais voici qu’un nouveau mitron (hiérarchiquement leur supérieur, au point où l’on croit tout d’abord passer d’une classe à l’autre, mais peut-être pas au point de passer des exploités aux exploiteurs ?), un ancien soldat (dit-il ?) fantasque et arrogant, parfaitement détestable, et si fier de ses innombrables conquêtes amoureuses, est mis au défi par les prisonniers de faire la démonstration de ses talents sur la jeune fille…

 

Des trois adaptations, celle-ci, qui est donc la plus ancienne... est à mon sens et de loin la plus réussie. Le dessin est travaillé, dans un style personnel qui ne manque pas de faire de l’effet – notamment, le labeur des prisonniers a quelque chose qui évoque une forme d’enfer concentrationnaire, à même de glacer le sang, et qui traduit en même temps l’ambiguïté de la condition des boulangers ; la jeune fille est effectivement rayonnante, le mitron parfaitement ridicule et insupportable.

 

La farine prend (pardon), et le récit fonctionne – je ne peux pas dire quoi que ce soit de la qualité ou de la fidélité de l’adaptation, mais, oui, c’est globalement une réussite, prise en tant que telle. Et, sans être un récit d’horreur à proprement parler, pas le moins du monde même, il en reprend certains codes, avec pertinence.

 

L’ARTISTE PARLE TROP (?)

 

Il n’en va pas de même pour la nouvelle d’Anton Tchekhov « La Maison à mezzanine » (2004), cette fois totalement détachée de l’horreur…

 

Nous y voyons une sorte d’amour impossible, où N., le séducteur/séduit, un peintre porté sur l’histrionisme et la provocation à peu de frais, s’aliène avec sa philosophie (ou peut-être plus exactement en jouant son rôle par réflexe) la sœur aînée de son aimée, tellement bonne, engagée, charitable qu’elle en devient également horripilante. Le narrateur ruine ainsi jusqu’à la simple possibilité d’approcher l’aimable et pure cadette, Missiou, et ne s'en relèvera jamais vraiment.

 

Cette nouvelle est semble-t-il très connue en Russie – sa dernière phrase y a intégré le langage courant, nous dit-on. Hélas, cette adaptation ne me paraît pas du tout fonctionner… et a suscité au mieux mon indifférence, plus probablement mon rejet.

 

Le dessin y a sa part, plus que conséquente – et c’est ennuyeux, au regard des principes de ce recueil : la proposition graphique n’est sans doute pas aussi « évidente » que pour la nouvelle de Gorki, mais, si l’usage du noir (récurrent, forcément) produit occasionnellement quelques réussites comparables, dans la figuration très abstraite des décors extérieurs, j’ai le sentiment que Tanabe Gou ne sait pas vraiment quoi faire de ses personnages – et il pèche notamment pour ce qui est de la caractérisation ; à vrai dire, je leur trouve à tous sans exception un air de batracien, et le « masque d’Innsmouth » n’est pourtant guère à sa place ici…

 

La narration pèche tout autant, notamment quand le peintre, qui est donc aussi le narrateur, expose ses idées provocantes : le texte envahit alors les cases, au point de réprimer le dessin – d’une certaine manière, c’est pertinent, puisque c’en devient aussi horripilant que ça l’est, probablement, aux oreilles de la sœur de Missiou qui entend ces fadaises, mais la tentative graphique rate pourtant son coup, en se montrant simplement fatigante et… moche.

 

Comme l’est globalement chaque page de cette adaptation, hélas. Le moment le plus faible de ce recueil à mes yeux. De loin.

 

LE MONSTRE EST À L’INTÉRIEUR

 

Et on en arrive à « The Outsider », de H.P. Lovecraft – un pas de plus vers l’horreur, donc, devenue par la suite le genre de prédilection de l’auteur (qui dit avoir été inhabituellement content de son travail à l’occasion de cette adaptation – un bref commentaire suit en effet chaque histoire de ce recueil, sur un ton morne qui colle comme un gant à ce que l'on entrevoit de l'auteur...).

 

« Je suis d’ailleurs », comme on la connaît de par chez nous, est une nouvelle très particulière dans la bibliographie de Lovecraft – une allégorie étouffante, particulièrement casse-gueule à adapter. Bizarrement, le défi représenté par cette histoire n’en a que davantage incité bien des auteurs à tenter de le faire… Je vous renvoie à l’article de Jérôme Dutel précité, et, pour ma part, c’est au moins (au moins...) la troisième adaptation BD que j’en lis, après celles de Horacio Lalia et d’Erik Kriek… qui ne m’avaient pas vraiment convaincu (sauf erreur, Alberto Breccia n’a pas adapté cette histoire dans son extraordinaire Les Mythes de Cthulhu ? C’est en tout cas un illustrateur d’un tout autre calibre…).

 

L’approche de Tanabe est probablement bien plus intéressante que ces deux versions – parce qu’il s’approprie davantage le texte, et il a raison. En fait, il se permet même de « tricher », en sortant de la seule « vue subjective » couramment associée à ce récit : nous voyons l’ « Outsider », nous ne voyons pas à travers ses yeux ; or cet « Outsider », représenté ainsi vu de l’extérieur, n’a rien de l’horrible créature que nous savons. De toute façon, cette version met à mal le fameux twist de la nouvelle (qui ne surprend plus personne depuis fort longtemps)… d’autant plus que ce volume lui réserve les honneurs de la couverture ! (Avec un sympathique effet de miroir, eh, forcément, qui ne transparaît pas dans l’illustration de cet article.) Ça n’est en rien un problème – en fait, cette « tricherie », que je ne devrais sans doute pas qualifier ainsi, est tout à fait intéressante, car elle rajoute une couche de sens au récit de l’ « Outsider », différent peut-être de ce que l’on trouve chez Lovecraft, mais qui fait probablement mouche, d’une autre manière, peut-être plus juste d’ailleurs, au regard des préoccupations du dessinateur (mais il serait également tentant de revenir en définitive à Lovecraft et à ce qui l'avait motivé à écrire cette nouvelle à part).

 

Cependant, je n’ai pas été véritablement convaincu, en dépit de ces choix dans l’absolu assez pertinents. Tanabe Gou dit avoir consacré beaucoup de temps au dessin de cette adaptation par ailleurs assez brève, mais il m’a plus ou moins emballé – l’usage du noir, bien plus marqué que dans les deux récits précédents, produit certes des moments oppressants, mais l’ensemble m’a plutôt indifféré, une fois de plus, et, pour le coup, la dose peut-être supplémentaire de codes du manga quand il s’agit de représenter le narrateur, pertinente dans le fond, m’a paru rater son coup dans la forme.

 

Cependant, le vrai problème dans cette adaptation, à mes yeux, réside dans la narration : d’une part, tout cela me paraît aller bien trop vite ; mais, surtout, ce rythme et au moins autant sinon plus le texte de la BD confèrent au récit un côté finalement très prosaïque, qui me parait louper le coche. La nouvelle de Lovecraft déploie un style ultra-chargé – qui peut très légitimement écœurer, mais qui est pourtant très à propos dans cette allégorie plus qu'appuyée, a fortiori quand elle tombe sous les yeux d’un ado porté sur le romantisme sombre, comme votre serviteur et sans doute un certain nombre d’autres : qui a découvert « Je suis d’ailleurs » dans ces conditions s’en souviendra probablement toute sa vie. La figuration du narrateur va pourtant dans ce sens – et si, dans le recueil, « The Outsider » précède « La Maison à mezzanine », en y revenant, notre goule dépressive a bien quelque chose du peintre N. Et c'est très juste. Mais le ton ne convient pas – il y manque l’emphase lovecraftienne ; on peut trouver le style du gentleman de Providence lourdaud, de manière générale, et c’est bien naturel, mais il a rarement été aussi à propos que dans ce texte précisément. Le prosaïsme de l’adaptation, à mon sens, en atténue considérablement l’effet. Avis qui n’engage que moi, et je ne sais pas si la traduction y a eu sa part.

 

En tout cas, quelles qu’en soient les raisons, cette adaptation m’a globalement laissé… oui, indifférent, une fois de plus. J’y reconnais de bonnes idées, il y a de belles cases, un beau noir envahit les pages, mais je trouve que ça ne fonctionne pas vraiment.

 

LE DESSIN COMME EXORCISME

 

« The Outsider » paraît en revue en avril 2004 – un mois seulement après « La Maison à mezzanine », et on a pourtant l’impression qu’il s’est passé bien plus de temps entre les deux, d'une approche passablement différente. Mais, dès février, Tanabe avait publié dans la même revue le premier épisode de « Ju-ga », une histoire originale cette fois, et quatre autres épisodes suivront durant cette même année et la suivante.

 

Dans ses thématiques, cette « fausse série » s’avère en fin de compte très proche des trois adaptations : le thème récurrent de la solitude y est très appuyé, mais aussi l’idée du dessin comme permettant d’exorciser ses démons intérieurs – ceux qui ruinent la vie aussi bien des « prisonniers » boulangers que du peintre N. et de l’ « Outsider ». Le recueil, finalement, est donc bien plus cohérent qu’il n’en donne tout d’abord l’impression.

 

Et ce même si l’histoire de « Ju-ga » semble tout d’abord prendre le contrepied de ce qui précède – ces histoires russes et américaine, même si leur encrage, pardon, ancrage dans la réalité est globalement assez limité (sauf éventuellement pour Tchekhov, et encore, mais les deux autres sont à ce stade hors-concours). Le cadre est cette fois bien défini, bien précisé, historique, et japonais : nous sommes durant l’ère Kyôhô (1716-1735, donc pendant l’époque d’Edo), une période difficile, où la famine, notamment, fait des ravages. Et nous suivons un moine itinérant du nom de Gibon Gensho, lequel pratique l’art du « ju-ga », soit une peinture magique qui capture les démons (littéralement : ils ne sont pas, ou pas seulement, de caractère allégorique), afin de libérer de leur emprise des individus qu’ils ont poussé au crime.

 

Un aspect intéressant du récit est d’ailleurs la compassion très poussée du moine, qui offre ainsi une échappatoire à des personnages ayant commis des atrocités : nulle envie pour lui de les sanctionner, de les sermonner, de les précipiter en enfer ou que sais-je – ce n’est pas son office et il n’est pas du genre à mettre en avant leur culpabilité ; ce sont les démons qui ont fait le mal… Je ne saurais dire quels sont les sutras que le bonze répète sans cesse en accomplissant sa mission, mais je suppose que cette manière de voir les choses doit beaucoup à certains courants de l'amidisme, qui offrent le salut à tous, même aux pires criminels.

 

Maintenant, ce postulat en tant que tel très intéressant… n’est pas forcément développé de la manière la plus adroite. Ces cinq « épisodes », très brefs par ailleurs, racontent en gros chaque fois la même histoire, et ne s’embarrassent d'ailleurs guère de texte. Clairement, le scénario n’est pas l’atout majeur de « Ju-ga »…

 

Non. C’est le dessin. Parce que, si le premier épisode de « Ju-ga » a été publié avant « La Maison à mezzanine » et « The Outsider », on a l’impression qu’il s’agit de tout autre chose, de bien plus tardif et mur – voire carrément d’un autre dessinateur. Et là, pour le coup, le dessin est vraiment brillant de bout en bout.

 

Du moins, sur le plan purement esthétique… Le trait de Tanabe est beaucoup plus personnel (s’agissait-il, en fin de compte, de se libérer de l’exercice de l’adaptation littéraire, qui avait des effets pervers ?), et les pages sont de toute beauté – incomparablement plus denses que dans les trois histoires qui précèdent, mais aussi plus nerveuses, avec un usage appuyé du noir et des hachures, dans une structure de mise en page plus complexe, qui produit des merveilles. Notamment dans les séquences les plus surréalistes, quand l’art de Gibon Gensho révèle les démons dans toute leur horreur, pour les emprisonner ensuite sur le papier. Cela peut faire penser aux déformations coutumières dans certaines BD de Itô Junji, comme Spirale (BD d'ailleurs passablement lovecraftienne en définitive, d'un auteur qui n'a jamais caché cette source d'inspiration), mais avec quelque chose de… eh bien, de plus « artiste ». Et c'est ainsi que, finalement, via ces visions d'horreur, on revient bel et bien à Lovecraft, ce qui ne coulait pas forcément de source. C’est dans ces pages, en fait, que j’ai vraiment retrouvé ce qui m’avait séduit dans l’interview d’Atom, et qui annonçait Kasane ou les adaptations de Lovecraft réalisées plus récemment.

 

C’est très beau, très fort… mais aussi passablement fouillis, pas des plus évident à suivre. Du coup, j’ai eu l’impression, au sortir de ce recueil… que l’exercice suggéré par l’éditeur de Tanabe Gou n’avait pas porté ses fruits ? C’est en se libérant des adaptations que l’auteur livre son style graphique le plus personnel et enthousiasmant. Mais, à ce stade, je crains qu’il ne sache pas plus qu’au début raconter une histoire… Tanabe Gou fait alors davantage l’effet d’un illustrateur, et non d’un auteur de BD – et c'est paradoxalement l'exercice de l'adaptation, puis sa mise à distance, qui le révèlent ; car illustrer un texte, et l'adapter en BD, sont en fin de compte deux exercices très différents.

 

LES LIMITES DE L’EXERCICE

 

Du coup, globalement, The Outsider ne m’a pas convaincu. « Vingt-six gars et une fille », la plus ancienne des BD ici rassemblées, me paraît en tant que telle la meilleure. « La Maison à mezzanine » est ratée, « The Outsider » se partage entre bonnes idées et autres beaucoup moins bonnes, pour un résultat en demi-teinte. Mais le dessin de Tanabe Gou ne brille véritablement que dans « Ju-ga »… alors même que cette « histoire » originale fait la démonstration de ce que l’auteur a alors toujours du mal à raconter quoi que ce soit.

 

Peut-être s’est-il amélioré depuis ? Les échos concernant Kasane ont l’air bon, notamment… Peut-être aussi l’auteur peut-il se montrer plus efficace en s’associant à un scénariste – ce qui a été le cas dans Mr Nobody, chose qu’il « révèle », à la grande surprise de l’intervieweur semble-t-il, dans le n° 4 d’Atom.

 

De fait, certaines très belles planches de « Ju-ga » ou de cette interview m’incitent à prolonger l’expérience, alors même que The Outsider s’est avéré une déception, c'est bien le mot… Et, bon, je ne vais pas vous mentir : je suis curieux de voir ce qu’il a fait de Lovecraft par la suite. Je reste curieux. C’est mon problème, hein… Je suppose qu’il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que j’y jette un œil en traduction française, puisque c’est semble-t-il prévu… La chair est faible, tout ça.

 

Mais The Outsider en tant que tel ? C’est un exercice – et qui ne me paraît décidément pas très concluant. Certainement pas dénué de qualités, mais (encore ?) affligé de bien trop de tares. Tant pis…

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