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Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée et Poséidonis, de Clark Ashton Smith

Publié le par Nébal

Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée et Poséidonis, de Clark Ashton Smith

SMITH (Clark Ashton), Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée & Poséidonis, [Hyperborea – Poseidonis], traduit de l’anglais (États-Unis) par Vincent Basset, préface de Scott Connors et postface de S.T. Joshi, traduites de l’anglais (États-Unis) par Alex Nikolavitch, note d’intention de Vincent Basset, couvertures de Zdzislaw Beksinski, illustrations intérieures de Santiago Caruso, illustrations des lettrines et cartes par Goulven Quentel, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, 2017, 251 p.

CIVILISATIONS ANTÉDILUVIENNES

 

Il est bien temps (un an plus tard ?!) de revenir à « l’intégrale » (qui n’en est donc pas une, même au seul registre de la fantasy) de Clark Ashton Smith publiée aux éditions Mnémos, avec ce deuxième volume issu du financement participatif et consacré, nous dit-on, aux Mondes premiers que seraient Hyperborée et Poséidonis, après un premier volume consacré aux Mondes derniers Zothique et Averoigne. Notez que le contexte de publication est cette fois un peu différent, car ce volume précisément, au-delà du seul financement participatif, a connu une commercialisation sous une forme « normale », ce qui avait été à l’époque le cas pour Zothique, mais pas pour Averoigne (mais c'est prévu, je crois). Mais c’est bien de l’édition issue du financement participatif dont je vais vous parler aujourd’hui – et, répétons-le, c’est un travail admirable, des livres absolument superbes, magnifiques objets au contenu pas moins magnifique, textes et illustrations en couleurs, et qui laissent augurer du meilleur pour la future édition des œuvres de Lovecraft financée pareillement par le même éditeur.

 

Mondes premiers, donc – même si cette appellation est peut-être là encore à débattre. L’Hyperborée et Poséidonis ont bien des traits communs, et tout d’abord, effectivement, celui d’être situés dans le passé de la Terre. Sur la base du mythe de l’Atlantide ou de ses déclinaisons, chères aux occultistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, il s’agit de mettre en scène des civilisations littéralement antédiluviennes, et qui avaient atteint un degré de perfection largement supérieur à celui des tristes nations du temps de l’auteur, fades et « réalistes »ce qui ne les a toutefois en rien prémuni contre l’entropie. Le thème du continent perdu, et plus précisément englouti, était alors incontournable : à l’Atlantide classique, déjà fort malmenée depuis la lointaine fable de Platon dans le Critias et le Timée, théosophes et autres charlatans prétendument illuminés ajoutaient Mu ou la Lémurie – et l’Hyperborée antique pouvait prendre de nouvelles couleurs au travers de ce traitement particulier. Les auteurs tels Smith, Lovecraft, ou, tant qu’on y est, Howard, en ont d’ailleurs beaucoup fait usage – consultant les traités les plus grotesques, certes pas pour adhérer à leurs thèses farfelues, mais pour y trouver un matériau de choix, tout indiqué dans leurs entreprises littéraires respectives. À vrai dire, l’idée de ces civilisations antédiluviennes est une caractéristique essentielle de l’œuvre de chacun des « Trois Mousquetaires » de Weird Tales, mais avec des connotations différentes chez les trois.

 

Chez Smith, cet appel des Mondes premiers débouche donc sur deux cycles, celui d’Hyperborée et celui de Poséidonis, rassemblés dans cet unique recueil. Le terme de « cycle » est à vrai dire peut-être un peu hardi, surtout dans le cas de Poséidonis, ensemble somme toute assez bref, mais l’Hyperborée a été davantage développée, même sans atteindre aux proportions de Zothique. Au-delà, les deux mondes ont leurs singularités.

 

L’Hyperborée est donc une ancienne civilisation sise là où se trouve aujourd’hui le Groenland, et bien au-delà, mais qui connaissait à l’origine un climat tropical – las, la bascule du monde et les glaciations ont progressivement rongé ce continent très développé, jusqu’à sa disparition totale ; sans véritable chronologie interne, les divers textes se rapportant à l’Hyperborée décrivent ainsi une apocalypse molle et lente, pas moins saisissante – mais il faut noter également que ces histoires semblent présenter des versions contradictoires quant aux causes de ce phénomène global, ou en tout cas de son reflet microscopique : l’abandon de la vieille capitale de Commoriom.

 

L’Hyperborée a une autre particularité notable, tout spécialement au regard des passions de votre serviteur : des univers créés par Clark Ashton Smith, c’est sans doute celui qui établit le plus de passerelles avec l’œuvre de H.P. Lovecraft, l’ami et correspondant. Mais il s’agit d’emprunts réciproques, comme en témoigne tout spécialement la nouvelle « Ubbo-Sathla », de longue date intégrée dans la version « canonique » des Légendes du Mythe de Cthulhu assemblée par August Derleth (et à vrai dire, elle ne se rattache que par la bande à l’Hyperborée ; j’avais déjà lu et relu, etc., cette nouvelle, du coup – mais c’est la seule dans ce cas, ici). Mais d’autres créations de Smith ont rencontré un écho plus particulièrement marqué à cet égard : la divinité Tsathoggua, notamment, ou encore le sorcier Eibon et son fameux livre ; et d’autres noms, outre celui d’Ubbo-Sathla, ont pu être croisés ici ou là, tels Abhoth, Atlach-Nacha ou peut-être Rlim Shaikorth. Le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, comme de juste, en a fait un abondant usage. Notons au passage qu’il y a peut-être aussi, via Lovecraft le cas échéant, des passerelles avec l’œuvre de Robert E. Howard – Smith met en scène des Hommes-Serpents qui font assurément penser à ceux qui hantent la Valusie, laquelle était d’ailleurs un autre exemple de ces continents perdus alors endémiques, faisant face à un plus célèbre, l’Atlantide, où était né le roi Kull

 

L’Atlantide ? On y revient, sans faux-semblants, avec Poséidonis : il s’agit d’une île très isolée, le dernier fragment de l’Atlantide, dont tout le reste avait alors disparu sous les flots. On retrouve ici l’idée d’une apocalypse lente, l’engloutissement inéluctable de Poséidonis offrant un miroir à la glaciation de l’Hyperborée. Ce qui m’amène d’ailleurs à envisager ces Mondes premiers comme des Mondes derniers – tout dépend bien sûr du point de référence, mais, à cet égard, ces deux cycles ne sont pas forcément si éloignés de celui de Zothique

 

Le cycle de Poséidonis est bien plus bref que les autres (et plus concentré aussi dans les dates de composition) – en outre, il est composé de textes souvent courts ; il n’a peut-être pas développé, du coup, une mythologie aussi fouillée que les autres (en y incluant Averoigne), mais il faut tout de même accorder une place particulière à un personnage hors du commun et très récurrent, le sorcier Malygris, qui évoque pour partie Eibon, mais peut-être plus encore les nécromanciens de Zothique...

 

Sur ces bases, Smith livre des textes assez divers, même si quelques grands ensembles peuvent être distingués. Les récits d’Hyperborée et de Poséidonis me paraissent moins baroques, globalement, que ceux de Zothique, mais cette dimension n’est certes pas absente de ce recueil – qui développe régulièrement une forme d’onirisme dunsanien très saisissante. On trouve par ailleurs régulièrement des sortes de « contes moraux », même dans un contexte qui exprime la décadence, notion certes pas inconnue de l’auteur – les criminels sont châtiés, l’hybris tout autant sinon plus. Mais, si certains textes se montrent douloureusement mélancoliques, d’autres, et plus nombreux en fait, ont un caractère bien plus léger, et enjoué, à la limite de la fantasy humoristique, même s’il s’agit souvent plutôt d’ironie noire ou de cruelle satire.

 

À ces divers degrés, on perçoit bien l'importance de Clark Ashton Smith dans l’histoire de la fantasy et peut-être plus encore du registre sword and sorcery : si l’auteur, en définitive, a sa place qui lui est propre – et sa plume magique y est pour beaucoup –, certains de ses textes, ici, résonnent plus particulièrement avec ceux de Robert E. Howard, même si sur un ton délibérément plus léger, et peuvent aussi annoncer, ici Fritz Leiber et le duo constitué par Fafhrd et le Souricier Gris dans le « cycle des Épées », là Jack Vance et son Cugel dans La Terre mourante (qui résonnait déjà forcément avec Zothique). C’est qu’elle est riche, cette œuvre de fantasy – et c’est peu dire !

 

Je vais tâcher maintenant de donner un aperçu des différents textes composant ces deux cycles, non pas dans l’ordre de leur présentation (qui est a priori l’ordre de leur composition, sauf le cas échéant pour les poèmes ?), mais en fonction de mon ressenti.

Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée et Poséidonis, de Clark Ashton Smith

LA PATRIE D’EIBON

 

Hyperborée comprend dix nouvelles, un poème et un fragment en prose. Je ne me sens pas de dire grand-chose de ces derniers, respectivement « La Muse d’Hyperborée » et « La Maison d’Haon-Dor », mais il faut cependant préciser que le fragment, pour ce qui en subsiste, se déroule dans l’Amérique du XXe siècle, et à vrai dire rien ne le rattache au cycle d’Hyperborée au-delà du nom « Haon-Dor » dans le titre (on a plusieurs occasions de croiser ce personnage dans les autres nouvelles),

 

J’ai envie de commencer par mes deux nouvelles préférées de ce cycle. Ma préférée, dans l’ensemble du recueil à vrai dire, est probablement « Les Sept Geasa » (ce terme vient de la mythologie celtique irlandaise, et désigne des sortes d’injonctions magiques irrépressibles), un récit qui tient de la fable cruellement ironique, et qui narre le sort guère enviable d’un bourgeois arrogant de Commoriom, promené de Charybde en Scylla, mais trop insignifiant pour retenir vraiment l’attention de ses bourreaux successivement désignés. C’est très drôle en même temps que très noir, très baroque aussi, avec un vrai défilé de figures mythiques souvent intégrées, dès lors ou plus tard, dans le canon du Mythe de Cthulhu, et c’est très futé par ailleurs – comme une illustration déviante et narquoise des obsessions « cosmiques » du gentleman de Providence ; un texte vraiment excellent !

 

Mais, s’il en était un qui devait rivaliser dans ce recueil, je crois que ce serait « L’Avènement du Ver Blanc » (sous-titré « Chapitre IX du Livre d’Eibon »), récit plus sombre, dans lequel un sorcier se retrouve contraint de suivre une sorte de Grand Ancien qui ravage le monde au fil des pérégrinations d’un immense iceberg, son antre mobile, La teneur froidement (…) apocalyptique du récit s’accorde merveilleusement bien avec les doutes et les angoisses du sorcier réduit malgré lui au rang de sbire puis de subsistance d’une incarnation de la destruction, amorale en tant que telle, mais qui ne manquera pas d’évoquer pour le lecteur quelque figuration du mal à l’état pur. Brillant, très inventif, saturé d’images fortes.

 

Deux autres nouvelles m’ont vraiment beaucoup plu, si je crois qu’elles se situent tout de même un cran en dessous. La première est « Le Testament d’Athammaus », qui narre, à la première personne, les véritables raisons de l’abandon de l’ancienne capitale de Commoriom – un bourreau nous fait le stupéfiant récit d’un condamné à mort qui ressuscite sans cesse, et revient toujours plus redoutable… Ce qui est merveilleux, dans cette histoire, c’est la parfaite alchimie entre un dispositif ouvertement grotesque, et qui pourrait en tant que tel être avant tout drôle, et la manière de conter ces étranges événements, qui leur confère la noirceur et l’effroi du plus terrible des cauchemars. C’est une nouvelle vraiment remarquable d’équilibre.

 

Autre réussite marquée, finalement, et dans un registre pas forcément si éloigné, d’ailleurs, « Le Démon de glace ». À la base, il s’agit d’une nouvelle de plus dans laquelle la cupidité des hommes est sanctionnée par des pouvoirs qui les dépassent, C’est un schéma que l’on retrouve souvent chez Smith (y compris dans le présent recueil, et « L’Histoire de Satampra Zeiros » en est sans doute l’illustration la plus éloquente, mais il y en a d’autres), et je dois dire que ce procédé, le plus souvent, ne m’enchante guère – il débouche un peu trop souvent sur des textes « faciles », sans véritable enjeu, et manquant d’âme. Ce n’est pourtant pas le cas dans cette nouvelle, et là encore parce qu’elle décrit en définitive un très oppressant cauchemar – bien plus que la plupart des autres nouvelles jouant de ce thème ; l’idée de cette grotte vampire, dans un environnement glacé qui devient en lui-même un monstre, est brillamment traitée, pour un résultat très efficace ; typiquement, un texte qui n'a l'air de rien au premier abord, mais s'avère en fait étonnamment riche.

 

Mais revenons à « L’Histoire de Satampra Zeiros », du coup – la première nouvelle du cycle. Très honnêtement, cette histoire n’a pas grand intérêt en tant que telle : des voleurs vont dans un temple de Tsathoggua et font les frais de leur cupidité… Comme d’hab’, quoi. Mf... Mais la nouvelle fonctionne – parce qu’elle est à la première personne, et que ce bouffon arrogant de Satampra Zeiros a du bagout, à défaut de sens moral (et ça aussi c'est tant mieux !). En cela, il se pose en référence du registre sword and sorcery au-delà de la seule badasserie howardienne, et il annonce vraiment le Souricier Gris ou Cugel ; c’est ce qui rend la nouvelle tout à fait charmante (bon, ce n'est peut-être pas le mot, vu la conclusion...).

 

Smith lui a concocté tardivement une « suite », qui est le dernier texte du cycle, « Le Vol des trente-neuf ceintures » : on y fait plus que jamais dans l’aventure sword and sorcery, assez réjouissante à vrai dire, dans un texte d’un ton très, très léger – et même un peu grivois, comme une parodie de certains récits de Conan voleur chez Robert E. Howard, dans un esprit qui évoque plus que jamais les libertinages de Fafhrd et du Souricier Gris, en même temps que Satampra Zeiros y vire plus que jamais au loser magnifique à la Cugel. Ces deux textes sont d’un niveau bien inférieur à ceux que j’ai cités jusqu’alors, mais ils sont assurément efficaces et divertissants.

 

Je citerais à peu près au même niveau deux autres nouvelles, bonnes en tant que telles, simplement moins bonnes à mes yeux que les premières citées, Et c’est ici que votre lovecraftophile serviteur situe « Ubbo-Sathla ». C’est clairement un très bon texte, mais tout de même d’un registre très particulier. À vrai dire, il fonctionne plus ou moins bien en tant que nouvelle – il m’a toujours fait l’effet d’une sorte de (long) poème en prose, genre qu’affectionnait l’auteur et dans lequel il brillait particulièrement. Le lexique, et quelques références çà et là, renvoient sans doute à l’Hyperborée, mais tout de même plutôt par la bande – et ce récit qui débute à Londres (sauf erreur) du temps de l’auteur vire assez vite au périple philosophique, dans le temps plutôt que dans l’espace. Il débouche sur une version smithienne du sentiment « cosmique » cher à Lovecraft – et je ne suis pas bien certain (oserais-je ?) que l’éminent S.T. Joshi ait forcément le dernier mot quand il remarque que cette odyssée demeure terrestre plutôt que véritablement cosmique. Quoi qu’il en soit, « Ubbo-Sathla » développe un dispositif en même temps philosophique et onirique qui, au-delà du seul lexique cthulien, et au-delà de l’horreur, offre une lecture parallèle des principes philosophiques lovecraftiens ; et c'est sacrément intéressant.

 

« La Porte vers Saturne » est une autre nouvelle tout à fait sympathique, mais dans un registre tout autre – et le fameux sorcier Eibon n’en sort pas exactement grandi ! Mais ce périple très fantasque sur la planète Saturne, pour fuir quelque inquisiteur qui s’avérait surtout un magicien jaloux… et qui passe dans l’autre monde avec son rival, ce périple, donc, est riche de moments grotesques (avec une légère touche grivoise là aussi), au travers d’un imaginaire débridé, onirique et même surréaliste. C’est très drôle, en même temps que très coloré.

 

Reste deux textes, qui ne sont pas à proprement parler mauvais, mais m’ont tout de même paru bien inférieurs – disons un peu médiocres. C’est tout d’abord le cas de « L’Infortune d’Avoosl Wuthoqquan », qui est un autre de ces « contes moraux » où la cupidité est sanctionnée. Mais l’usurier Avoosl Wuthoqquan n’a pas le charme du voleur Satampra Zeiros, et tout ceci est finalement assez convenu, même si assez drôle, jusqu’à la scène ultime davantage cauchemardesque (mais sans l’ampleur du « Démon de glace », par exemple).

 

Quant à « La Sibylle Blanche », texte plus « sérieux », plus mélancolique, plus « poétique » peut-être, je dois dire qu’il m’a laissé totalement… froid. Si j’ose dire. Même s’il s’agit probablement d’un moment clef dans l’évocation du cataclysme destiné à emporter l’Hyperborée, ou du moins divers autres textes l’avancent-ils, mais, on l’a vu, sans toujours beaucoup de certitude. Bon, je suis sans doute passé à côté, ça arrive... Mais quoi qu’il en soit, dans ce registre, j'ai tout de même le sentiment que Smith a fait bien mieux – et un des textes de Poséidonis en fera d’ailleurs très bientôt la démonstration.

Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée et Poséidonis, de Clark Ashton Smith

LE DERNIER HAVRE

 

Le cycle de Poséidonis, si c’est bien d’un cycle qu’il s’agit, est beaucoup moins développé que celui d’Hyperborée (sans même parler de Zothique). Il ne comprend que cinq nouvelles, généralement bien plus courtes au passage, et auxquelles il faut adjoindre trois poèmes, « L’Atlantide » au début, « Tolometh » à la fin, et aussi, en prose, « La Muse d’Atlantide » ; c’est probablement ce dernier qui m’a le plus séduit – je n’ose vraiment pas me prononcer pour les autres, et vais donc m’en tenir ici à l’évocation des cinq nouvelles.

 

Deux d’entre elles (la première et la dernière... comme pour Satampra Zeiros ?) accordent une place de choix à un même personnage, hors du commun, le sorcier Malygris – plus redoutable encore qu’Eibon, et davantage dans l’esprit des nécromanciens de Zothique (on le mentionne également dans les autres textes du cycle, mais en passant seulement). « La Dernière Incantation » en donne une image étrangement tragique – en lui imposant la plus douloureuse des épiphanies ; dans le registre mélancolique, c’est une vraie réussite, la plus brillante en tout cas dans le présent recueil.

 

« La Mort de Malygris » véhicule une tout autre atmosphère : c’est un récit de sword and sorcery, mais beaucoup plus sorcery que sword, où des magiciens inquiets s’interrogent sur la possibilité que le tyran Malyrgis soit en fait mort… et si ça se trouve depuis longtemps. Voilà un très saisissant cauchemar, plus subtil qu’il n’en a l’air, là encore – un très bon divertissement dans un registre qui lui est propre.

 

Les trois autres nouvelles du cycle sont moins bonnes, sans qu’aucune ne soit mauvaise à proprement parler – ni même médiocre, d’ailleurs. C’est ainsi le cas du « Voyage pour Sfanomoë » (c’est-à-dire Vénus dans la langue de Poséidonis), nouvelle très étrange, dans laquelle deux magiciens qui sont aussi deux frères, devant l’inéluctabilité de l’engloutissement de leur patrie, décident, plutôt que de chercher refuge ailleurs sur Terre (euh ?), de construire à eux seuls un vaisseau spatial qui les emmènera sur cette Sfanomoë dont ils ne savent rien, mais qu’ils supposent accueillante... Leur voyage de plusieurs décennies entre les deux planètes voisines, comme leurs découvertes sur Vénus, n’ont sans doute rien du mot « science » dans « science-fiction », mais ça n’est d’aucune espèce d’importance – à vrai dire, il y a un charme fantastique dans cette improbable odyssée interplanétaire, qui me paraît pouvoir rappeler Micromégas comme le Baron de Münchhausen, et de toute façon quantité de voyages philosophiques du XVIIIe siècle, avec une bonne place réservée à Swift, si ça se trouve.

 

« Un grand cru d’Atlantide » est une nouvelle très différente – davantage dans l’esprit de « Ubbo-Sathla » dans Hyperborée (ou du fragment « La Maison d’Haon-Dor », peut-être). Smith s’y amuse avec les récits de pirates, en mettant en scène un ex-flibustier invraisemblablement sobre, et qui justifie son abstinence par un étrange récit – de quand son équipage, parti enfouir son inévitable trésor, avait mis la main sur un vin antédiluvien… S’ensuivent les visions que vous imaginez, ou plutôt que vous n’imaginez pas, car Smith est un maître en matière d’onirisme déviant et ambigu. Belle ambiance, très appréciable, dans un récit dont on ne sait jamais totalement s’il penche plutôt du côté du rire ou du côté du cauchemar ; et c'est un compliment, en l'espèce.

 

Ne reste plus qu’une nouvelle, « L’Ombre double », certainement pas mauvaise en tant que telle, mais bien plus classique dans son dispositif – une nouvelle histoire d’hybris sanctionnée par l’inconnu. En l’espèce, un magicien, disciple de Malygris mais moins prudent et plus arrogant, invoque une chose qu’il ne comprend pas – et en fait les frais, avec son apprenti, qui est par ailleurs notre narrateur. Ceci étant, sur cette base très classique et pas des plus enthousiasmante en tant que telle, Smith démontre à nouveau qu’il est plus que compétent pour créer un beau cauchemar ; et il joue en l’espèce d’une très étrange créature, résolument non anthropomorphe, aussi indicible qu’une couleur tombée du ciel, et, trouvé-je à tort ou à raison, avec quelque chose de la traque implacable des Chiens de Tindalos, de Frank Belknap Long. En soi, ce texte est donc une réussite – simplement peut-être moins que les autres nouvelles du cycle ?

 

LES MERVEILLES D’UN LOINTAIN PASSÉ

 

Le fait est que ce deuxième volume est excellent – rien de mauvais, et même pas vraiment de médiocre. Rares, somme toute, sont les recueils de nouvelles qui peuvent en dire autant. Il faut vraiment remercier les éditions Mnémos pour cette très salutaire entreprise de réédition, et qui plus est sous une forme aussi attrayante. Ce n’est qu’ainsi que je découvre véritablement Clark Ashton Smith, et, bon sang, il était bien temps ! Smith était un auteur brillant, doté à la fois d’une très forte singularité, et d’une palette étonnamment variée. Hyperborée et Poséidonis constituent deux ensembles de très bons textes, et, si je ne crois pas pouvoir les hisser au niveau de Zothique, cycle qui m’avait vraiment collé une sacrée baffe, ils n’en restent pas moins très enthousiasmants, et quasi sans fautes. Un superbe double recueil, donc – à lire à tout prix, et à savourer comme un grand cru d’Atlantide, en compagnie d’un maître ès ivresse tel Satampra Zeiros...

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Vathek, de William Beckford

Publié le par Nébal

Vathek, de William Beckford

BECKFORD (William), Vathek, postface de Stéphane Mallarmé, Paris, Libella – Libretto, [1782, 1786] 2017, 130 p.

Je ne connais, hélas, pas grand-chose à la littérature gothique – je parle de la vraie, hein, pas celle qui écoute les Sisters of Mercy en jouant à Vampire, la Mascarade : le « roman noir » essentiellement anglais du XVIIIe siècle et du début du XIXe éventuellement. Au-delà du séminal Château d’Otrante de Walpole et du délicieux Moine de Matthew Lewis, je n’ai finalement guère pratiqué le genre que par la bande, au travers d’ouvrages qui empruntent au genre mais n’y correspondent peut-être pas tout à fait, comme le génial Frankenstein de Mary Shelley, ou, en France, je tends du moins à le croire, certains écrits du marquis de Sade. Cela fait longtemps que je suis supposé lire Ann Radcliffe, ou Melmoth de Charles Robert Mathurin, d'autres choses encore sans doute, sans jamais en avoir trouvé le temps…

 

Le fantôme de Lovecraft, parmi d'autres, m’y incite pourtant régulièrement. Et il en va forcément de même pour le (très petit) livre dont je vais vous parler aujourd’hui, Vathek de William Beckford, très prisé par le gentleman de Providence – parmi bien d’autres admirateurs, dont Lord Byron ou Stéphane Mallarmé (aheum, j'y reviendrai) ; à vrai dire, on a pu déterminer que Vathek avait eu sa part dans l’inspiration des récits des « Contrées du Rêve », et peut-être à deux degrés car Lord Dunsany lui aussi aimait sans doute le court roman dont s’agit.

 

Vathek, écrit en français en 1782, puis publié en anglais en 1786, est un autre de ces fameux romans gothiques « par la bande », une forte singularité le distinguant de ses petits camarades : en effet, il mêle au fond gothique tout un apparat oriental hérité des Mille et Une Nuits, via la traduction française d’Antoine Galland parue entre 1704 et 1717, et bientôt transposée en anglais – dans les deux langues, cela a été un énorme succès (au cas où, voyez ici). Mais, finalement, en cela aussi Vathek est une œuvre de son temps – tellement XVIIIe qu’à sa lecture il vous pousse une perruque poudrée, qui dépasse toujours sous le turban.

 

Vathek est l’œuvre littéraire la plus célèbre de William Beckford – un curieux personnage pour un curieux livre. Alors tout jeune homme, Beckford était aussi une des plus grandes fortunes d’Angleterre – sa richesse lui permettant de constituer une remarquable collection d’objets d’art. Passablement décadent, mais sans la poisse pénale d’un Sade, il a effectué un grand « tour » en Europe, ce qui lui a fait rencontrer du beau monde et lui a permis de multiplier les expériences. Parmi ces expériences, il y avait donc Vathek – court roman présenté par son auteur, non sans une certaine frivolité caractéristique, comme un léger jeu de l’esprit qui ne lui aurait pas demandé plus de deux ou tout au plus trois jours (et nuits) de travail. C’est douteux… Quoi qu’il en soit, Vathek demeurera, et de loin, l’écrit le plus célèbre de son dilettante d’auteur.

 

Vathek est un calife – ce qui n’a rien d’évident, au regard de cette translitération, mais c’est qu’elle est en fait très XVIIIe : elle renverrait au calife al-Wathiq, ce qui situerait l’intrigue à Bagdad et au-delà vers le milieu du IXe siècle de notre ère ; de même que le personnage de son frère et successeur, Motavakel, renverrait à al-Mutawakkil, là encore un vrai calife. D’autres noms sont peut-être plus douteux, comme Bababalouk disons, mais, là encore, Vathek est l’œuvre de son temps.

 

Vathek, un calife, donc – mais surtout un enfant gâté… Un vrai despote oriental selon les termes de Montesquieu, aux caprices tyranniques, aux exigences absurdes ; plus anachroniquement, une histoire de pouvoir absolu qui corrompt absolument. Et ses colères sont fatales : son regard noir est à même de terrasser en un éclair ceux dont il juge qu’ils ne le servent pas assez bien ! Soit à peu près tout le monde. Il faut dire que ses sujets le détestent ; mais, surtout, ils en ont peur, et notre ami Machiavel juge que c'est bien suffisant. Le sale gosse a les avantages de ses défauts, cela dit – son hédonisme s’accompagne d’une appréciable curiosité pour le monde et tout ce qu’il contient, forcément suspecte sous l’empire de la religion ; en cela, sa mère, l’érudite Carathis, dont les connaissances ésotériques valent bien celles des plus grands mages, mais il en va de même pour son absence de moralité, sa mère donc a pu avoir à cet égard un rôle non négligeable.

 

Mais l’avidité et la soif de connaissance de Vathek décideront sans surprise de sa perte – en même temps que sa gourmandise et son despotisme. Un curieux personnage, le giaour (un terme injurieux pour désigner les non-musulmans), censément venu de l’Inde, lui vend des sabres magnifiques, ornés d’une écriture inconnue – un traducteur en dérive un sens positif, mais, le lendemain, les caractères ont changé, et ils impliquent alors une malédiction ! Un avertissement dont le calife Vathek ne saurait tenir compte : il obéit aux injonctions du giaour, qui l’invite à voyager (avec sa suite, forcément) vers la cité perdue d’Istakhar, où se trouvent les extraordinaires trésors des sultans de l’ancien temps, et même des sultans préadamites – ces trésors, mais aussi le pouvoir absolu, via la connaissance absolue. Mais, pour bénéficier de ces récompenses mirifiques (et de quelques autres, dont surtout la belle Nouronihar, la fille de son hôte l’émir Fakreddin, promise à un autre – mais que sont les lois de l’hospitalité pour le calife Vathek ?), il y a des conditions – nombreuses, précises… mais dont la principale, sous-jacente à toutes les autres, est la renonciation à l’islam, à Allah et à Mahomet. L’avide Vathek n’y voit guère d’inconvénient, sa mère Carathis pas davantage – et si le calife, par principe, peste contre les termes du contrat, contre l’invraisemblance consistant, de la part de qui que ce soit, à exiger de lui, calife, quoi que ce soit, il n’en obéit pas moins aux ordres…. qui sont en fait les ordres d’Eblis, autant dire du diable.

 

Vathek est un roman très court, une centaine de pages, mais aussi un roman très dense : il se passe beaucoup, beaucoup de choses à chaque page – au point à vrai dire où le déroulé des événements est parfois un brin confus, surtout dans les premières pages. La halte chez l’émir Fakreddin ralentit un peu le rythme, avant que le merveilleux gothique ne transfigure une dernière fois le roman à Istakhar. Ceci étant, le fantastique n’était certes pas absent au début du roman, loin de là : les événements étranges s’y enchaînent à toute vitesse – étranges, et grotesques. À vrai dire, ce roman gothique l’est décidément à la manière du Château d’Otrante – la surnature implique son lot de scènes cocasses, qui valent bien ce heaume gigantesque tombant du ciel pour écraser le pauvre Conrad dans les premières pages de la fantaisie italienne de Walpole. Les maléfices du giaour, comme les projets pharaoniques (ou babéliens) de Vathek, ont à ce stade quelque chose de drôle avant tout, ou bien plus drôle en tout cas qu’effrayant.

 

Mais, dans les dernières pages, quand le surnaturel est plus démesuré que jamais, la cité d’Istakhar ayant quelque chose d’une ville onirique à la façon de celles de Dunsany plus d’un siècle après, l’émerveillement se mêle bel et bien de cauchemar – encore que ce soit probablement surtout l’ironie qui domine, une ironie qui, sous couvert de moraline au premier degré, se montre sans doute en vérité passablement subversive ; et, ici, c’est au Moine ou aux réjouissantes hypocrisies d’un Sade, par exemple dans les versions « exotériques » de Justine, que l’on est tenté de penser. Finalement, l’humour demeure, sous l’impitoyable condamnation de (ce sale gosse de) Vathek, de (sa satanique mère) Carathis, et de (son inconstante favorite) Nouronihar tant qu’on y est.

 

Finalement, c’est cet alliage en apparence incongru entre le merveilleux orientaliste et l’humour, davantage que la peur, davantage que la morale qu’on devine bien vite totalement hors-jeu en dépit des risibles discours de ceux, nombreux, qui condamnent, frontalement ou plus souvent à demi-mots pleutres, le calife impie, c’est cet alliage donc qui fait la saveur de Vathek – mais aussi son originalité, à l’époque et sans doute encore aujourd’hui. Et il faut y ajouter une plume (française !) délicieusement XVIIIe siècle.

 

Rien d’étonnant dès lors à ce que le roman ait eu son lot d’admirateurs notables – j’en ai cité quelques-uns plus haut. Mais, dans le cadre de cette édition, il faut donc mentionner Stéphane Mallarmé, dont on reproduit ici une assez longue postface (une vingtaine de pages)… Mais, là, problème : j’ai trouvé ça totalement incompréhensible, et à vrai dire totalement illisible, béotien de moi ; j’avais l'impression de bouffer trois space cakes à chaque paragraphe, et il faisait bien trop chaud pour ça – bref, j’ai déclaré forfait au bout de cinq pages. Nébal, béotien.

 

Ce qui n’a rien de grave. Vathek demeure une lecture charmante sans cela – une curiosité, oui, mais sans doute un peu plus que cela, et en tout cas une appréciable virée dans un Orient fantasmé au prisme d’un gothique ludique et narquois.

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Nouvelles Orientales, de Marguerite Yourcenar

Publié le par Nébal

Nouvelles Orientales, de Marguerite Yourcenar

YOURCENAR (Marguerite), Nouvelles Orientales, Paris, Gallimard, coll. L’Imaginaire, [1938, 1963, 1978] 2016, 149 p.

Cela faisait des années que je disais vouloir lire Marguerite Yourcenar. Pour plein de raisons, ce nom revenait sans cesse, en lien avec telle autre lecture, ou telle autre encore – les Mémoires d’Hadrien, notamment, prennent la poussière depuis bien quinze ans dans ma bibliothèque de chevet. Mais les Nouvelles Orientales étaient un autre titre régulièrement croisé ici ou là – à vrai dire, je m’étais même procuré ce petit recueil relativement récemment, sous un prétexte futile : je savais que s’y trouvait une nouvelle d’inspiration japonaise (de la part d'une autrice qui consacrerait ultérieurement un essai à Mishima, un autre petit livre qui prend la poussière dans mes rayonnages)… Bah, un prétexte qui en vaut bien un autre, puisque j’ai enfin lu ce très beau recueil – mais tout récemment encore l’apologie par une camarade de « Comment Wang-Fô fut sauvé », la nouvelle introductive du recueil (mais seulement à partir de sa deuxième édition en 1963) et peut-être la plus célèbre, est sans doute ce qui m’a amené à sauter le pas, très concrètement ; alors merci beaucoup !

 

Il faut s’entendre sur ce titre de Nouvelles Orientales. Et sans doute en commençant par cette notion d’Orient, puisqu’elle a été déterminante dans ma lecture. C’est une conception très large : l’Orient de Yourcenar commence aux Balkans, sinon à la gare de l’Est. De fait, l’autrice avait alors beaucoup voyagé en Grèce et en Serbie, etc. : c’est le cadre privilégié de ces Nouvelles Orientales (six sur dix). L’Orient plus lointain – l’Orient tel qu’on le conçoit presque intuitivement – est finalement assez peu abordé ; le monde musulman, d’ailleurs, est ignoré, en dehors de la présence turque dans l’Europe méditerranéenne, reléguée de manière générale, quand elle est là, à un rang d’antagoniste. Au-delà, une nouvelle indienne, une chinoise, une japonaise (donc). Le recueil se conclut par ailleurs avec une nouvelle qui n’a absolument rien d’oriental : elle se déroule à Amsterdam, l’Orient n’y est qu’à peine envisagé, en trois mots, pour évoquer des voyages passés… Qu’importe : « La Tristesse de Cornélius Berg » offre un ultime reflet, autrement sombre, à « Comment Wang-Fô fut sauvé », ce qui suffit bien à justifier sa présence ici.

 

Ces Nouvelles Orientales, par ailleurs, sont essentiellement des contes. Marguerite Yourcenar puise dans la mythologie, le folklore, les légendes, les faits-divers, exceptionnellement les œuvres purement littéraires (en fait, cette dernière possibilité concerne précisément la nouvelle « japonaise » qu’est « Le dernier amour du prince Genghi », qui développe habilement un épisode passé sous silence dans le monumental Dit du Genji de Murasaki Shikibu, soit les circonstances de la mort du prince resplendissant…). Dès lors, avec quelques exceptions, la surnature y a régulièrement sa part, sous la forme d’un merveilleux édifiant (taoïste, chrétien, etc.), ou de la mythologie (indienne, grecque…), si le terme de « fantastique » ne paraît pas tout à fait convenir – encore que, parfois… Mais, de toute façon, certaines de ces histoires se passent très bien de ces manifestations impossibles – et les plus « réalistes » ne sont pas toujours les moins étranges ou grotesques. Mais tout cela en fait bien un titre qui a assurément sa place dans cette collection « L’Imaginaire », qui ne l’est parfois pas tant que cela (j’ai cru comprendre d’ailleurs que c’en était une des publications les plus populaires).

 

Il y a peut-être un revers à cette médaille : ces textes, si je suis persuadé qu’ils se suffisent à eux-mêmes, c’est une évidence, renvoient régulièrement à tout un univers de pensée qui nous est globalement étranger, et font parfois preuve d’une certaine érudition dont tous les lecteurs, votre serviteur parmi tant d’autres, ne disposent pas forcément. Cela ne gêne en rien le plaisir de la lecture au premier degré, disons, mais cela peut rendre plus délicate l’approche critique – en fait, c’est précisément le cas du « Dernier amour du prince Genghi » qui me paraît révélateur de ce fait : pour le coup, je disposais, au moins dans les grandes lignes, des clefs pour comprendre l’univers référentiel de cette nouvelle – ce n’est certainement pas le cas pour bien d’autres, par exemple les (deux) histoires renvoyant au personnage de Marko Mrnjavčević. Et si « Comment Wang-Fô fut sauvé », par exemple, a quelque chose d’universel, je me doute cependant que la connaissance du contexte spirituel et philosophique du conte, avant même son contexte historique, pourrait assez légitimement en modifier la lecture. Bon, ce n’est peut-être pas si problématique que cela (dans son « Post-scriptum », Marguerite Yourcenar elle-même donne quelques pistes… et semble avancer que le cas du « Dernier amour du prince Genghi » est, justement, assez à part) : la beauté des textes suffit de toute façon à emporter l’adhésion.

 

Or l’autre trait d’union de ces Nouvelles Orientales est bien sûr la pureté de leur style, d’une élégance classique emplie du souffle des vieux mythes et légendes. La plume de Marguerite Yourcenar est parfaitement appropriée à ces récits empreints d’une délicieuse majesté archaïque ; leur forme même incite à la récitation à haute voix, et c’était précisément ce qu’il fallait ici – et cela reste vrai même quand, assez régulièrement d’ailleurs, l’autrice enrobe son récit mythique d’un contexte contemporain, là des voyageurs qui s’édifient mutuellement, ici un autochtone un peu revêche, mais en même temps tout à fait désireux d’enseigner aux ignorants de passage les hauts faits antiques qui ont rendu immortel leur petit village perdu dans les monts et les forêts. La bascule entre ces deux univers est à vrai dire particulièrement savoureuse – et, dans tous les cas, l’extrême précision de la plume de l’autrice suscite un véritable festival de sentences parfaites, de celles qu’on est tellement tenté de citer, comme contenant en elles-mêmes, à elles seules, tout un univers, un récit à part entière et qui pourrait se suffire à lui-même.

 

Il serait vain, dans le cadre de ce blog, d’examiner chaque nouvelle une à une – d’autant que je n’ai probablement pas les épaules pour ce faire. Je suppose par contre que, d’une manière très bloguesque pour le coup, je peux cependant lister les textes qui m’ont le plus parlé… Si je devais n’en retenir que trois (le tiercé, c’est son dada), ce serait probablement les suivants, dans le désordre : sans surprise, « Le dernier amour du prince Genghi » est du lot, récit aussi malin que poignant, variation pertinente sur le chef-d’œuvre de Murasaki Shikibu – un récit totalement exempt de surnature, pour le coup, à la différence de « Comment Wang-Fô fut sauvé », le plus immédiatement saisissant de ces dix récits peut-être, le plus célèbre aussi je suppose, et la meilleure des introductions à ces Nouvelles Orientales ; ici, l'art sauve... mais cela ne sera pas toujours le cas. Je citerais enfin « La veuve Aphrodissia », histoire sombre et douloureuse, rude en même temps que bouleversante, où l’amour passionnel rejette avec vigueur les restrictions d’une pesante et bien souvent hypocrite moralité.

 

Mais il est bien d’autres textes saisissants, comme l’excessif et grotesque « Le Sourire de Marko », la belle fable « Notre-Dame-des-Hirondelles » et sa résolution bienheureusement syncrétique, ou encore ce cruel « Lait de la mort », qui contribue, avec quelques autres textes, à illustrer les malheurs mais aussi, plus exceptionnellement, les révoltes des femmes dans cet Orient historique qui est parfois tout autant le monde – sous la figure tutélaire, peut-être, de « Kâli décapitée », déesse céleste et putain terrestre, à qui le sage révèle la beauté des contradictions.

 

Les Nouvelles Orientales sont un superbe recueil, à la hauteur de la réputation de l’autrice. Je suis heureux d’avoir enfin entrepris de lire Marguerite Yourcenar, et il me faudra ne pas m’arrêter là – d’autres œuvres, immenses je n’en doute pas, attendent depuis bien trop longtemps que je les retire de mes rayonnages…

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La Ballade de Black Tom, de Victor LaValle

Publié le par Nébal

La Ballade de Black Tom, de Victor LaValle

LAVALLE (Victor), La Ballade de Black Tom, [The Ballad of Black Tom], traduit de l’anglais (États-Unis) par Benoît Domis, couverture et conception graphique d’Aurélien Police, Saint Mammès, Le Bélial’, coll. Une heure-lumière, [2016] 2018, 143 p.

NO LIVES MATTER

 

L’impressionnante (et quelque peu effrayante, à vrai dire) vague de publications lovecraftiennes ou para-lovecraftiennes-truc de ces dernières années a pu emprunter bien des avatars, mais un sans doute attire plus particulièrement l’attention : la relecture critique de l’oeuvre du gentleman (eh ?) de Providence, à l’aune d’une Amérique (notamment) qui change, espérons-le, mais n’a en tout cas longtemps pas assez changé. De fait, l’accent mis sur les côtés les plus déplaisants du personnage – son racisme et son antisémitisme au premier chef, on parle aussi de sexisme et d’homophobie même si ces questions appellent peut-être des réponses davantage nuancées –, maintenant que sa biographie est plus assurée et que les silences gênés de certains de ses anciens éditeurs ne sont plus de mise, a assez logiquement débouché sur des textes, peut-on encore parler de pastiches, qui inscrivent/révèlent (peut-être avec des guillemets ?) dans le corpus lovecraftien même les hantises, les phobies, les haines, les absences de l’auteur, qui n’en manquait certes pas. Ceci avec plus ou moins de pertinence, et plus ou moins d’intérêt – car l’idée critique, aussi solidement étayée soit-elle par les faits les plus affligeants de la biographie ou de la bibliographie de Lovecraft, et pertinente à maints égard, ne suffit pas forcément à faire un bon récit, si elle peut suffire à faire un bon pamphlet.

 

Assez récemment, je vous avais ainsi causé de La Quête onirique de Vellitt Boe, de Kij Johnson, qui, à l’heure de #MeToo entre autres, féminisait (et diversifiait ?) une œuvre lovecraftienne cruellement lacunaire, et c'est peu dire, en matière de personnages féminins, en adoptant le prisme des Contrées du Rêve et en le dépouillant au passage d’une certaine immaturité fondamentale. Cependant, je n’avais pas été vraiment convaincu : un bon personnage et un propos juste n’avaient pas suffi à m’emballer, car j’avais bien trop le sentiment d’une autrice oubliant de raconter quelque chose derrière son message.

 

Le même éditeur, Le Bélial’, a récidivé plus récemment, mais dans le cadre de sa belle collection « Une heure-lumière » cette fois, avec La Ballade de Black Tom, novella de Victor LaValle (dont c'est le premier texte traduit en France, sauf erreur) bardée de prix, qui revisite la (mauvaise) nouvelle « Horreur à Red Hook » à l’heure entre autres du mouvement Black Lives Matter ; c’est un fait, le rêve de Martin Luther King ne s’est pas exactement réalisé, et il y a encore bien du boulot – je laisse Mr Ice-T vous expliquer tout cela, ici, , et encore ailleurs. Victor LaValle, auteur afro-américain, revient ainsi sur une nouvelle de Lovecraft notoirement raciste, en adoptant le point de vue des Noirs (mais pas seulement). En ce sens, la démarche me paraît assez proche de celle de Kij Johnson – mais, à mes yeux, le résultat est cette fois bien plus convaincant, et le livre, orné comme d’hab’ d’une belle couverture d’Aurélien Police (woop-woop !) (…) (pardon) (mais y a un lien) (si si) (voyez plus haut) (aheum), le livre disais-je est cette fois tout à fait recommandable et même bien plus que ça sans doute. Penchons-nous donc sur ce texte très intéressant, dédié « à H.P. Lovecraft, avec tous mes sentiments contradictoires ».

 

THE RACISM AT RED HOOK

 

Mais il nous faut donc partir de la nouvelle de Lovecraft « Horreur à Red Hook » – dont la (re)lecture est fortement recommandée avant ou pendant ou après la lecture de la novella de Victor LaValle : celle-ci n’est pas à proprement parler « incompréhensible » sans cela, mais, le jeu littéraire étant affiché sans la moindre ambiguïté, la méconnaissance du texte source risque de faire passer à côté d’un certain nombre de choses d’un intérêt non négligeable.

 

Écrite les 1er et 2 août 1925, « Horreur à Red Hook » est publiée dans le numéro de janvier 1927 de Weird Tales. Et c’est une période charnière pour Lovecraft – dont le mariage improbable avec Sonia Greene prend vite l’eau, tandis que son séjour à New York, de merveilleux, devient cauchemardesque, et tout cela n’est probablement pas pour rien dans le tournant que connaît parallèlement la production littéraire de Lovecraft, avec une nouvelle écrite un an seulement après « Horreur à Red Hook », mais autrement réussie : « L’Appel de Cthulhu », qui inaugure la phase la plus enthousiasmante du corpus lovecraftien. À l’époque, si je ne m’abuse (je crois qu’il y en a quelques exemples dans A Weird Writer in Our Midst), « Horreur à Red Hook » s’attire quelques louanges dans « The Eyrie », le courrier des lecteurs du fameux pulp, mais Lovecraft lui-même ne se faisait guère d’illusions sur ce texte, qu’il jugeait lui-même « pas très bon », et la critique ultérieure a été unanime à ce propos, et plus vigoureuse ; de fait, ce texte est atrocement mauvais…

 

Il a pourtant sa célébrité. On en a fait « la nouvelle la plus raciste de Lovecraft ». Elle est assurément raciste, horriblement raciste ; cependant, si cette réputation fait sens dans le cadre de la novella de Victor LaValle (qui n’a certes pas choisi son sujet au hasard), je ne suis pas certain qu’elle soit vraiment très pertinente dans l’absolu. Déjà parce qu’il y a un certain nombre d’autres textes lovecraftiens horriblement racistes – même sans se livrer à un absurde concours de « la nouvelle la plus raciste » (et encore, je m’en tiens ici à la fiction – la poésie et les essais et la correspondance, je vous raconte même pas) ; on peut citer par exemple « La Rue » (un pamphlet d’une stupidité abyssale), ou la (ridicule, à ce stade) révision « La Chevelure de Méduse » (même s’il semblerait que, pour cette dernière, les torts soient partagés avec la « commanditaire », Zealia Bishop) ; probablement aussi « Arthur Jermyn », un chouia moins mineur… mais aussi des textes bien plus connus, lus et relus et à bon droit car brillants, tels « Le Cauchemar d’Innsmouth »… ou, oui, « L’Appel de Cthulhu ».

 

En fait, j’ai le sentiment que cette approche (encore une fois, en dehors du cadre spécifique de la novella de Victor LaValle) peut avoir quelque chose d’assez pernicieux, lié peut-être à une forme de puritanisme très américaine, s’offusquant parfois de la façade sans chercher vraiment dans le fond. « Horreur à Red Hook » a gagné cette réputation de « nouvelle la plus raciste de Lovecraft » parce qu’elle est ouvertement, frontalement raciste – l’auteur en pleine crise, à mesure que son séjour new-yorkais se prolonge, s’y livre notamment à une navrante litanie des maux d’ordre quasi médical imputés au melting-pot du quartier de Red Hook (associé à Brooklyn où il vivait), dans une nouvelle outrée, explicite, débordant de peur et de haine pour ces immigrés clandestins qui suintent dans les rues, une menace pour les « Norvégiens aux yeux bleus » (putain, Howard-chou, quand même...), avec dans leurs valises leurs rites impies et sanglants d’une antique et blasphématoire sorcellerie.

 

Mais, à tout prendre, « L’Appel de Cthulhu » ne raconte pas forcément autre chose (et à vrai dire beaucoup d’autres textes d’autres auteurs de la même époque) – simplement, enfin, non, pas si simplement, justement, Lovecraft a cette fois maquillé son propos en narrant une histoire bien plus inventive, de portée philosophique plus saisissante et c’est peu dire, et bénéficiant d’une construction admirable, parfaite, l’ensemble constituant un vrai chef-d’œuvre. Mais si le racisme de « L’Appel de Cthulhu » est moins « visible » (même si le repérer ne demande pas exactement un effort considérable – dès la première page, c’est assez clair), il n’en est pas moins présent – et c’est bien pourquoi, dans le registre des relectures contemporaines, les idées de certains me navrent, qui s’affichent simplement désireux d’expurger cette nouvelle en particulier de tel ou tel mot qui fait tache à l’occasion (ce « mot en N... » qu’il ne faut plus prononcer aux États-Unis, même pour dénoncer le racisme) ; mes excuses, mais même en rayant tous les vilains mots de cette nouvelle, elle demeurera raciste – géniale, mais raciste. On peut refuser de la lire si l’on y tient, ne pas aimer voire détester Lovecraft en raison de son racisme est ma foi une raison tout à fait valable de ne pas l’aimer voire de le détester et ses écrits avec, mais, clairement, ce n’est pas un petit retouchage cosmétique qui en changera la portée.

 

Or la relation entre les deux nouvelles (rédigées avec seulement un an d’écart, donc) me paraît instructive. « Horreur à Red Hook », j’en suis persuadé, a quelque chose d’un brouillon de « L’Appel de Cthulhu ». Seulement, prise isolément, même en mettant à part la question du racisme (ce qui n’est certes pas évident), c’est une mauvaise, une très mauvaise nouvelle. Tout le contraire, pour le coup, de « L’Appel de Cthulhu ».

 

Victor LaValle n’a donc pas choisi son texte source au hasard : dans le contexte de la gestation de sa propre novella, la réputation de « Horreur à Red Hook » est une motivation plus que suffisante, et parfaitement pertinente. En outre, comme Alan Moore, par exemple, qui a su s’en inspirer avec talent dans Neonomicon puis Providence, Victor LaValle en dérive très intelligemment un texte tout à fait réussi, dans sa portée critique comme dans sa dimension narrative.

 

HARLEM, RED HOOK – MALONE, SUYDAM, BLACK TOM

 

Quelques mots, tout de même, de « l’histoire » dans « Horreur à Red Hook » ; ce qui ira assez vite, parce que la nouvelle pèche clairement sous cet angle, et Lovecraft lui-même en était semble-t-il très conscient. À vrai dire, au-delà des éructations racistes et xénophobes qui fondent le propos, le texte m’a toujours fait l’impression d’un auteur vraiment pas à l’aise avec ce qu’il écrit – le personnage même du « héros », Thomas F. Malone, un policier (ça va vraiment pas, Howie-chou ?!?), en est très vite une éclatante démonstration… Et Victor LaValle y a trouvé un élément très important de son propre récit (comme, dans un autre registre, Alan Moore dans Providence, qui y associe une dimension homo-érotique totalement absente de l’orignal, mais qui sonne parfaitement juste).

 

Ledit Thomas F. Malone, que l’on découvre en bien sale état au début de la nouvelle (comme souvent chez Lovecraft, le temps de la narration n’est pas celui des événements, et on commence en gros par la fin), a été amené à enquêter dans le quartier de Red Hook, un îlot de Brooklyn particulièrement cosmopolite (horreur glauque), sur les activités d’un certain Robert Suydam – un Blanc de bonne famille, et d’un bon quartier, que sa famille suppose être devenu fou, puisqu’il fricote avec des « Syriens » et compagnie. L’enquête amènera Malone à découvrir l’existence d’une sorte de culte souterrain en forme de conspiration globale de l’étranger toujours corrompu par une sorcellerie millénaire ; et ça se finira mal pour tout le monde.

 

Clairement, cette histoire est d’une pauvreté affligeante. Lovecraft voulait vitupérer contre les vilains étrangers (même en leur conférant un Blanc pour patron, faut pas déconner non plus), mais, en dehors de cette navrante note d’intention, son scénario est erratique et terne, avec des éléments surnaturels tristement convenus et sans âme – un mariage bizarre (dont Victor LaValle se débarrasse à bon droit), des souterrains glauques propices à l’immigration clandestine comme aux messes forcément noires, une résurrection chelou (un thème dont il était particulièrement friand)… Mais, au fond, tout cela ne va nulle part.

 

Victor LaValle, lui, va quelque part – et il sait où, et il sait comment y aller. Que « Horreur à Red Hook » soit une mauvaise nouvelle n’est au fond pas un problème pour lui, même si je n’irais pas jusqu’à prétendre que c’est un avantage pour autant. Son histoire est paradoxalement épurée en adoptant un champ plus large (même si le nom n’apparaît que tardivement dans la nouvelle, le culte de Robert Suydam est clairement associé au culte de Cthulhu dans La Ballade de Black Tom), car elle ne s’égare pas – il y a des trajectoires bien définies.

 

Cependant, pour qu’elles fassent sens, il lui faut deux choses : un cadre, et des personnages. Le cadre, et l’ambiance, font partie des éléments assurant la pertinence et la qualité de La Ballade de Black Tom. À vrai dire, ils sont probablement plus que cela, car ils constituent la première accroche de la novella : dès les premières pages, Victor LaValle accomplit un travail admirable. Harlem sonne juste (« sonne », oui, car la musique est omniprésente, blues très prégnant, jazz qui s'annonce), en sachant éviter le pittoresque pour toucher à quelque chose de bien plus fondamentalement humain – Red Hook aussi, si les quartiers des Blancs sont plus intimidants et secrets, quand nous les parcourons, un peu nerveux, en compagnie de Black Tom. Et tous ces personnages que nous croisons sont comme une revanche sur le texte de Lovecraft : ces immigrés basanés, ces Syriens, etc., qui n’étaient jamais autre chose que des menaces barbares chez Lovecraft, se révèlent pour ce qu’ils sont évidemment – des êtres humains. Lovecraft, dans une fameuse et navrante diatribe, reprochait à tous « ces gens-là » de « ne pas rêver ». Pouvait-il écrire pire sottise ? Bien sûr qu'ils rêvent, et Black Tom comme les autres ! Pour autant, en traitant de ce thème, Victor LaValle ne produit en rien un réquisitoire – ça n’en est tout simplement pas la peine.

 

La vie, chez ces personnages au fond de la scène, prend des connotations peut-être différentes quand on se penche sur les personnages principaux, mais sans rupture de ton pour autant. Les personnages, on le sait, ne sont pas exactement le fort de Lovecraft, et dans « Horreur à Red Hook », c’est particulièrement flagrant. Victor LaValle devait faire mieux, pour réussir son pari. Mais Suydam ? On peut se contenter de le laisser tel quel – d’une certaine manière, le vieux bonhomme n’en est que plus ridicule, sans que la novella ne vire le moins du monde à la parodie pour autant. Ceci, parce que Suydam est de toute façon un personnage finalement assez secondaire ici – ce qui compte, ce sont deux personnages qui sont amenés à interagir avec lui, et qui sont successivement nos personnages points de vue ; car la novella se scinde en deux parties, chronologiques – la première est centrée sur celui qui n’est pas encore Black Tom, mais simplement Charles Thomas Tester, apport de Victor LaValle, tandis que la seconde est centrée sur Thomas F. Malone.

 

Ce dernier est incomparablement mieux caractérisé dans la novella de Victor LaValle que dans la nouvelle de Lovecraft. Là où le gentleman de Providence s’empêtrait, avec son « policier mais rêveur » (parce que d'ascendance irlandaise...), LaValle a campé un personnage pas forcément détestable dans l’absolu, mais qui sidère de par son absence totale d’empathie ; il n’est pas véritablement maléfique, mais il semble dans l’impossibilité la plus totale d’envisager le monde au prisme des sentiments – c’est comme s’il n’en avait pas lui-même, et ne pouvait même pas comprendre que d’autres pourraient en avoir, eux ; dans la scène charnière de la novella, qui fait la transition entre les deux parties, cette dimension du personnage devient véritablement révoltante. Il ne s’agissait donc pas de faire de Thomas F. Malone un avatar raté de fantasme hard-boiled, mais au contraire d’accentuer sa dimension lovecraftienne – au point de se montrer plus lovecraftien que Lovecraft. Au fond, comme souvent sinon toujours, le racisme de Lovecraft tenait pour une bonne part à son ignorance ou en tout cas à sa méconnaissance du monde autour de lui – et cela vaut pour Malone ici, au regard de l'empathie ; même si lui n’est pas forcément raciste, ou pas au même degré – c’est qu’il n’est même pas en mesure de se poser la question du racisme ; son approche censément froide et objective, « scientifique » plus que « rêveuse », pour le coup, de ses enquêtes, dénonce en fait un homme incapable de voir le monde – ce qui est embêtant pour un policier, mais plus qu’utile eu égard au propos de cette novella. Et ces biais peuvent nous rappeler un certain écrivain qui mettait souvent de lui dans ses narrateurs – et nous en disait parfois plus long ainsi qu’il ne le supposait.

 

Mais, avant de nous intéresser plus spécialement à Thomas F. Malone, Victor LaValle introduit son récit par son « héros », celui qui ne pouvait tout simplement pas être envisagé comme tel dans la conception de Lovecraft/Malone : un Noir… Charles Thomas Tester, donc – un jeune homme, qui vit avec son vieux père Otis (il y a peu maman est morte) dans un appartement miteux de Harlem. Notre Tommy se balade avec une guitare, mais ne sait guère jouer que deux, trois chansons faciles, au grand dam de ses parents tous deux très imprégnés de musique ; et il ne chante pas très bien… Suffisamment toutefois pour récupérer quelques piécettes en s’installant à la lisière de Harlem – là où des Blancs peuvent passer ; bien sûr, s’installer dans un quartier blanc est parfaitement inenvisageable, il ne ferait que s’attirer la suspicion des badauds, et se ferait dégager par la police aussi vite qu’un… euh, qu’un Afro-américain d’aujourd’hui qui attend un pote dans un Starbucks, ou qui pique une sieste dans un coin du campus de Yale. Bon, ça n’est de toute façon pas une vie : au grand dam là encore d’Otis, Tom arrondit les fins de mois en se livrant à quelques petites filouteries de petit escroc, ou par exemple une mission de coursier pour un truc bizarre (un livre occulte à livrer à une vieille Blanche, ce qui permet à Victor LaValle d’intégrer « l’alphabet suprême » à son récit, en lui conférant une connotation ésotérique bienvenue) ; des trucs pas toujours très légaux, ou limite disons, mais rien de bien grave. Le bonhomme est médiocre, mais plutôt (très) sympathique.

 

Cependant, un jour (pas si beau), Tom se fait accoster par Robert Suydam, qui engage le « musicien » ; et, aussitôt après, il se fait questionner à propos de ce bref entretien par le flic Malone, froid, déconcertant, et son associé de circonstance, le détective Howard, qu’on devine bien vite être la (plus flagrante sinon principale) brute raciste de cette histoire. Tout cela tourne bien vite mal – et les projets occultes de Suydam, d’abord effrayants pour Tom, gagnent considérablement en intérêt après l’épreuve décisive…

 

 

Je SPOILE, attention…

 

 

l’épreuve décisive, donc, qu’est la mort de son père, abattu par Howard dans une scène qui a quelque chose de tristement quotidien et actuel : « Il avait une guitare dans les mains, j’ai cru que c’était un fusil alors je lui ai vidé deux chargeurs dans la carcasse, légitime défense, vous comprenez... » Oui, il faut croire que nous le comprenons, parce que ça se produit encore et toujours.

 

Et c’est ainsi que Charles Thomas Tester va devenir Black Tom – car, disons-le, il aura toutes les raisons de le faire

LA HAINE ET L’INDIFFÉRENCE

 

Cette séquence remarquable, très forte dans la novella, émouvante, poignante, tragique, révoltante, fait basculer le récit (on passe du point de vue de Tom à celui de Malone), mais en fournit en même temps une, sinon la, clef. Et c’est sans doute là, plus que dans la citation tardive (et superflue, mais j’y reviendrai) d’un certain Cthulhu, que Victor LaValle montre qu’il a bien travaillé son Lovecraft, au-delà de la seule nouvelle « Horreur à Red Hook », et que sa novella est d’une ambition marquée.

 

On le sait, et l’incipit de « L’Appel de Cthulhu » en est peut-être la plus éloquente des démonstrations chez Lovecraft lui-même (depuis, il faut y adjoindre les travaux de la critique lovecraftienne, et tout particulièrement d’un S.T. Joshi), l’horreur lovecraftienne « canonique » se veut « cosmique ». Un point revient souvent dans cette optique, comme une caractéristique essentielle de l’approche philosophique du monde chez Lovecraft, qui veut que le plus grand drame de l’humanité soit son insignifiance, et, corrélativement, l’indifférence du cosmos à son égard – les dieux, s’il s’agit de dieux (probablement pas), se moquent totalement de l’humanité, de ses désirs ou de ses angoisses ; et c’est cela qui est terrible : les hommes sont écrasés par l’immensité du temps comme de l’espace, mais, pire que tout, cet univers intimidant ne les honore même pas de son hostilité. L’appréhension de cette indifférence cosmique est généralement la goutte d’eau qui fait déborder le vase – le point de rupture qui amène les personnages lovecraftiens à basculer dans la folie.

 

C’est une conception fascinante – une idée très forte, et qui me parle. Dans une certaine perception Joshi-approved de la fiction lovecraftienne, c’est là que réside le cœur de l’œuvre, sa force, sa pertinence, et, largement, sa singularité. Dès lors, on a pu avancer qu’une fiction lovecraftienne (entendre par-là une fiction écrite par quelqu’un d’autre que Lovecraft, tout particulièrement aujourd’hui) ne saurait mériter véritablement ce titre qu’à la condition de mettre en scène cette même conception de l’horreur cosmique qu’est l’indifférentisme.

 

Victor LaValle ne joue pas ce jeu – il fait même tout le contraire, et texto. Et c’est très pertinent. La mort d’Otis éclaire un récit qui jusqu’alors se montrait bien plus allusif, mais contenait pourtant déjà cette révélation dès lors implacable. La plus grande horreur, pour un WASP de Providence désargenté mais fier de son érudition livresque, réside peut-être dans l’indifférence du cosmos à son encontre ; mais, pour un Afro-américain tel que Tom, cette notion toute philosophique est parfaitement absurde – l’indifférence serait une bénédiction pour lui, car le monde tout autour de ce personnage lui est farouchement hostile. Quelle chance ce serait, que de pouvoir se balader dans n’importe quel quartier de New York sans attirer spécialement les regards et se faire agresser par les petits flics blancs du coin en deux minutes montre en main ! L’indifférence ? Ce n’est pas l’indifférence qui a tué Otis – c’est l’hostilité, c’est la haine. La haine est plus salissante que l’indifférence – et elle appelle la haine. Peut-être les divinités étranges dont parle Suydam n’ont-elles aucune intention de « récompenser » leurs adorateurs secrets quand viendra pour elles le moment d’arpenter de nouveau la Terre – Tom n’est pas un imbécile, si Suydam en est probablement un. Qu’importe ? Elles peuvent devenir les outils d’une revanche, contre un monde qui a toujours été odieux et hostile.

 

La démonstration est implacable – l’effet redoutable ; et à même de susciter une remise en cause de tout ce que l’on croyait savoir et apprécier chez Lovecraft, ses épigones et ses critiques. Ce qui n’est pas rien.

 

Mais La Ballade de Black Tom n’est pas un pamphlet, c’est une novella ; Victor LaValle ne commet pas l’erreur de négliger son récit au seul profit de son message – pour autant, ce message n’est pas non plus un épiphénomène vaguement rattaché à une intrigue : Victor LaValle gagne sur les deux tableaux, et c’est ce qui, à mes yeux, fait de La Ballade de Black Tom une belle réussite, et une œuvre bien plus satisfaisante, incomparablement plus, que La Quête onirique de Vellitt Boe, sur des bases pourtant assez proches.

 

QUELQUES CLINS D’ŒIL TROP APPUYÉS

 

Pour autant, La Ballade de Black Tom n’est pas non plus un texte exempt de tous reproches. À vrai dire, sa première partie m’a bien plus convaincu que la seconde, même si on trouve des choses très intéressantes dans cette dernière, et si Victor LaValle opère la bascule de l’une à l’autre avec un certain métier. Reste que la dimension fantastique de la novella est (bien) moins convaincante que sa dimension philosophique et sociétale.

 

Par ailleurs, après avoir su éviter cet écueil sur la majeure partie de son texte, Victor LaValle commet vers la fin quelques « erreurs », à mes yeux du moins – mais, soyons franc, ce sont des points de détail, et qui témoignent peut-être plus de ma rigidité sur certains points que d’une éventuelle faute de goût chez l’auteur. Toujours est-il qu’après avoir construit son récit sur des références lovecraftiennes allusives, très perceptibles mais pas non plus outrées (on sait ce qui se cache derrière le « Roi Endormi » de Suydam, l’idée d’un « pharaon noir » coule de source, etc.), il m’a fait l’effet d’ouvrir les vannes dans les dernières pages – où Cthulhu, cette fois, l’inévitable Cthulhu, est nommément cité. Cela n’a absolument rien de dramatique, ceci dit.

 

Mais deux autres points, en gros dans les mêmes pages (pp, 131-132 très exactement pour ce dont je vais parler maintenant), sont davantage regrettables à mon sens. Déjà, révéler que l’abominable et brutal détective qu’est Mr Howard s’appelle en fait « Ervin Howard », ce qui n’a absolument aucun sens ; ensuite, ménager une saynète où intervient un couple, clairement Lovecraft et son épouse Sonia Greene, pas nommés mais c’est transparent (« un homme originaire de Rhode Island qui habitait Brooklyn avec sa femme »), à seule fin qu’il se fasse comiquement (...) « suggérer » par la police même de dégager de New York, où ils ne sont pas les bienvenus, et de retourner à Providence puisque c’est ça, na. On peut, j’imagine, arguer que c’est de bonne guerre, dans pareil contexte, mais j’ai trouvé ça simplement puéril. Et pas drôle – ça semblait devoir l’être. L’auteur se montrait pourtant bien plus subtil et pertinent jusqu’alors. Ces ultimes éléments produisent une rupture de ton que je trouve préjudiciable. Mais ce sont vraiment, vraiment des détails, infinitésimaux, et qui ne changent rien à mon appréciation globale de La Ballade de Black Tom.

 

GORGO MORMO/ZIG ZAG ZIG

 

Car, oui, il s’agit globalement d’une très bonne novella, pertinente dans le fond, habile dans la forme (il y aurait beaucoup de choses à dire en sus à ces deux égards), et dont le propos est bien servi par une ambiance admirable et des personnages plus profonds et subtils qu’ils n’en ont l’air. C’est une vraie bonne relecture critique de Lovecraft, qui ne se contente pas de dénoncer opportunément, mais le fait avec finesse et sans jamais oublier par ailleurs de raconter une bonne histoire. L’entreprise était très casse-gueule, mais le résultat m’a amplement convaincu. Très recommandable, que vous aimiez Lovecraft ou pas d’ailleurs.

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Gérard Abdaloff te parle d'Umezu Kazuo

Publié le par Nébal

Gérard Abdaloff te parle d'Umezu Kazuo

Parce qu’on lui a fait un pont d’or (forcément) et qu'on lui a promis un nouveau fauteuil (à roulettes) pour balbutier de la merde dans un micro, ce connard de Gérard Abdaloff a refait un saut à la Salle 101 (de sinistre mémoire).

 

Ses victimes ? Les (excellentes) BD d’Umezu Kazuo publiées au Lézard Noir, soit La Maison aux insectes, Le Vœu maudit, La Femme serpent, et plus particulièrement Je suis Shingo (tomes 1, 2 et 3).

 

C’est vraiment un enfoiré qui pue. Vous pouvez en juger par vous-mêmes en écoutant cette émission dégénérée ici. Plus précisément de 12,42 jusqu'à 30,40.

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CR Deadlands Reloaded : The Great Northwest (16)

Publié le par Nébal

CR Deadlands Reloaded : The Great Northwest (16)

Seizième séance de « The Great Northwest » pour Deadlands Reloaded. Vous trouverez la première séance , et la séance précédente ici.

 

Cette séance-ci est la dernière… du moins d’une première partie de la campagne. On va s’arrêter là pour l’heure, on verra si, un jour, on joue la suite ou pas – il y a du matériel si jamais, essentiellement dans… The Great Northwest.

 

Les inspirations essentielles pour cette séance se trouvent cependant toujours dans le scénario Coffin Rock et la campagne Stone Cold Dead, le tout largement retravaillé de manière plus personnelle. Ceci étant, cette dernière séance a consisté essentiellement en un grand combat final – on s’était arrêté en plein milieu dans la séance 15...

 

Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient Beatrice « Tricksy » Myers, la huckster ; Danny « La Chope », le bagarreur ; Lozen, la chamane apache ; et Nicholas D. Wolfhound alias « Trinité », le faux prêtre mais vrai pistolero.

Vous trouverez également l'enregistrement de la séance dans la vidéo ci-dessous.

I : À MORT !

 

[I-1 : Lozen, Nicholas, Danny, Beatrice : Warren ; le Maître] Les PJ sont en plein combat contre une horde de zombies – les serviteurs du Maître, dont ils supposent qu’il reste caché dans une caverne au-delà, aménagée en une sorte de temple. La situation est critique : Warren semble condamné, tandis que Lozen est en très fâcheuse posture, et Nicholas guère mieux – car il est gêné dans ses mouvements par les morts-vivants et les diables de poussière rouge qui l’assaillent. Danny, qui a foncé en première ligne, ne tient que du fait de sa forte carrure, mais il est cerné de part en part – seule Beatrice, à ce stade, semble en relative sécurité, ayant usé de son Pouvoir de Téléportation pour se soustraire à ses ennemis en se déplaçant instantanément à l’entrée de la clairière ; cependant, elle constate que d’autres morts-vivants sortent sans cesse des fourrés, y compris derrière elle…

 

[I-2 : Lozen, Beatrice, Nicholas, Danny] Lozen profite de ce qu’un diable de poussière rouge a tenté de suivre Beatrice pour faire appel aux esprits et se soigner quelque peu – elle ne parvient cependant pas à se désengager des zombies… Mais la huckster, à son habitude, ventile dans son dos – elle fait le ménage, dans l’ensemble, mais commence à s’inquiéter pour ses munitions, elle en a une consommation soutenue ! Et ses cylindres déjà préparés ne sont bien vite plus qu’un lointain souvenir... Cependant, à force, elle dégage ainsi le champ pour que Nicholas et la chamane respirent un peu. Le pistolero est enfin en mesure de faire parler la poudre ! Et l’Indienne, même un peu sceptique, constate que son arc n’est pas inutile dans ces circonstances... Les PJ ont cependant une mauvaise surprise : un loup-garou a surgi de la caverne et s’avance dans leur direction en contournant la cohue par le nord ! Et c’est maintenant Beatrice qui devient la cible prioritaire des zombies – à l’exception bien sûr de ceux qui sont engagés dans une impasse avec Dannylequel décide de forcer la situation en se précipitant de lui-même dans un diable de poussière rouge ! La tempête affecte aussi les morts-vivants à sa suite… Et Nicholas croit entendre des coups de feu en provenance de l’est – et constate que les zombies ne semblent plus affluer de cette direction ? Mais il a bien vite une autre préoccupation : le loup-garou l’attaque ! Et, d’un unique coup de griffe très vicieux, il éventre le faux prêtre, lui provoquant une grave déchirure qui l’amène aux portes de l’agonie…

 

[I-3 : Danny, Beatrice, Lozen, Nicholas] La situation redevient critique, le répit a été très bref, et Danny en a bien conscience : il parvient à se désengager des zombies qui le cernaient, et va se réfugier dans le bosquet immédiatement au sud – praticable pour lui, sans doute bien moins pour ses adversaires morts-vivants. Beatrice se replie elle aussi, et tente de retrouver le bagarreur – mais le loup-garou les a repérés et les suit ; Danny échappe de justesse à ses attaques ! Il brise sa lampe contre un tronc dans l’espoir d’y mettre le feu (en vain), et file sur le côté, vers l’est… Lozen a pu gagner la lisière de la forêt, mais ses mouvements sont gênés. Beatrice veut les téléporter tous les trois hors de portée du loup-garou et des zombies, mais, pour cela, elle est contrainte de « tenter le diable »et subit de plein fouet le Contrecoup ; ce n’est qu’après avoir « parié » qu’elle réalise qu’elle se trouve dans un environnement où les Manitous règnent sans partage ! Elle parvient à téléporter ses amis plus loin au sud… mais elle tombe aussitôt inconsciente, le cerveau frit ou peu s’en faut. [En termes de mécanique, elle a perdu un dé d’Arcane de manière permanente…] Le loup-garou est cependant toujours en mesure de les suivre, même s’ils ont gagné du temps ; le bosquet est assez dense, de quoi gêner les déplacements d’une créature aussi massive que le lycanthrope, mais la bête sauvage est en même temps habituée à ce genre d’environnement… Ils ont quelques tours de répit, à mettre à bon usage – tandis que Nicholas, seul dans la clairière, à terre, entouré de zombies, est dans une situation extrêmement périlleuse !

 

[I-4 : Danny, Beatrice : Russell Drent] Danny prend Beatrice sur son épaule, et fuit vers l’est – le sentier qui leur a donné accès au sommet de la colline ; il distingue une silhouette – un homme avec un grand manteau et un chapeau, qui a une carabine en main : il pense qu’il s’agit de Russell Drent ! Impression qui se confirme bientôt. Le shérif a l’air stoïque, et épaule tranquillement, genou à terre, abattant à chaque tir un zombie à distance. Danny le rejoint – il ne pensait jamais dire ça un jour, mais il est content de le revoir ! Drent acquiesce – mais il ne veut pas faire le ménage dans le vide, il va falloir qu’ils se battent eux aussi… Ce que comptait bien faire le bagarreur, qui dépose Beatrice inconsciente avant de retourner dans la mêlée.

 

[I-5 : Lozen : Laughs At Darkness ; Fedor] Mais Lozen, quant à elle, est attirée vers le sud – où elle sent la présence d’un esprit de la nature, et puissant… qui lui rend aussitôt sa pleine capacité en Médecine tribale. Quelque chose bouge, là-bas, et de bonne taille… Elle s’approche, intriguée, et reconnaît bientôt la silhouette de Laughs At Darkness – mais le chaman est accompagné d’un ours colossal, le plus gros grizzli que Lozen ait jamais vu ! Le vieil Indien est toujours aussi aimable : « Va peut-être falloir y retourner, j’vais pas faire tout l’boulot à vot’ place comme d’habitude... » Lozen est séchée – mais Laughs At Darkness ne lui laisse pas le temps de protester : « Bon, on va s’occuper de ce putain d’loup-garou – mais toi et tes copains, faut y aller sur Fedor ! » Et il progresse, avec l’ours, sans plus attendre. Lozen, d’abord indécise – et pas bien certaine de ce que le chaman attend véritablement d’elle – longe la clairière par le sud, à la lisière du bosquet, pour s’approcher de la caverne où doit se trouver le Maître. Elle entend les échos du combat entre l’ours et le loup-garou… et, clairement, c’est le premier qui l’emporte ; il sort bientôt dans la clairière, la mâchoire et les griffes barbouillées de sang – tandis que le chaman suit à distance Lozen.

[I-6 : Danny, Nicholas, Beatrice : Russell Drent ; Warren] Danny retourne dans la clairière en courant – par l’est. Il constate que Nicholas n’a pas repris ses esprits… et que des zombies s’approchent lentement de lui pour le dévorer, après avoir éviscéré Warren ! Heureusement, le shérif Russell Drent assiste le bagarreur de loin, avec sa carabine. Danny fait le vide autour de lui, et atteint le corps inanimé de Nicholas – il n’a pas subi d’autres blessures, mais il n’en est pas moins à l’agonie : il faut l’évacuer ! Danny s’en empare, et le ramène dans la direction de Drent, aux côtés de Beatrice qui revient progressivement à elle, très affaiblie cependant. Le bagarreur ne connaît absolument rien en médecine, mais, en improvisant à la rude, il parvient à stabiliser Nicholas ; les zombies étant maintenant moins nombreux, Drent offre de s’occuper de soigner le faux prêtre – et Danny retourne dans la mêlée, non sans laisser son colt et ses munitions à la huckster..

 

[I-7 : Lozen, Danny, Nicholas : Fedor, Russell Drent] Lozen continue de progresser vers la caverne, à la lisière du bosquet ; quelques zombies lui barrent le passage, qui vacillent sur l’escalier. La chamane aperçoit un vieil homme noir, aux cheveux blancs, qui sort du temple. Derrière elle, l’ours fait des ravages dans les rangs des morts-vivants. Danny en profite pour traverser la clairière dans la direction de la caverne – et il renverse et neutralise le vieil homme noir ; au fond de la grotte, il distingue un autre homme noir, plus jeune, correspondant à la description du Maître qu’on leur avait faite à Coffin Rockc’est bien Fedor, de la communauté des anciens esclaves de Crimson Bay. À l’arrière, les soins de Drent s’avèrent efficaces : Nicholas est toujours dans un sale état, mais conscient et capable de se mouvoir – il s’avance lentement dans la direction du temple, mu par une force intérieure, et le shérif ne proteste pas : le faux prêtre fait ce qu’il veut. Beatrice aussi a récupéré – et avance en faisant feu sur Fedor. Ce dernier rugit : « Imbéciles ! Vous ne pouvez pas me blesser ! » Mais la huckster le touche, pourtant – et il en est stupéfait ! Il a à peine le temps de constater qu’une balle s’est logée dans sa poitrine, qu’une autre balle l’atteint en plein front – et il s’effondre ! Beatrice achève de vider son chargeur dans le cadavre du prêtre vaudou, qui conserve dans la mort cet air éberlué : il était totalement convaincu d’être intouchable… Les zombies s’effondrent aussitôt, inanimés – et le vieil homme noir pleure.

 

[I-8 : Danny, Nicholas : Fedor, Laughs At Darkness, la Tempête Rouge/Ahpuk] Mais le corps de Fedor est bientôt secoué de violents spasmes. Laughs At Darkness, accompagné de l’ours, s’approche de la dépouille. Danny s’inquiète de la scène, mais le chaman lui dit d’appeler leur copain Nicholas, lequel approche, intrigué. Le chaman lui dit qu’il a sans doute mérité « qu’on lui laisse ça »… Le cadavre de Fedor se fend en deux par le milieu et en surgit une énorme créature démoniaque, environnée d’un tourbillon de poussière rouge : le pistolero reconnaît sans l’ombre d’un doute la Tempête Rouge de son enfance – emporté par la rage, il se précipite dans sa direction en dégainant ses armes, mais le chaman ajoute : « Il vous manque juste une petite chose. » Il se tourne vers le manitou, et, avec un sourire carnassier, prononce son nom : « Ahpuk ! » Ce qui permet à Nicholas de le blesser. Ahpuk n’est pas un combattant, c’est un manipulateur ; son nom révélé, face à la rage indomptable du faux prêtre, il ne peut rien faire – et se dissout bientôt dans le vide, criblé de balles… Nicholas ne se fait pas d’illusions : il n’a pas tué pareille créature, ce n’est pas dans ses moyens – mais il l’a bannie, pour un temps indéterminé : le mieux qu’il pouvait faire.

II : LE JOUR SE LÈVE

 

[II-1 : Danny, Lozen : Laughs At Darkness, Fedor, Tacheene, Ahpuk] Les PJ subissent alors une sensation très étrange : c’est comme si leur corps avait été « retourné » ou « inversé » brutalement, ils ont senti les organes se déplacer dans leur corps – rien de plus, cela dit, et la sensation disparaît bientôt. Le soleil se lève – à l’est, forcément, mais l’est n’est plus dans la même direction, c’est comme si le monde avait fait un virage à 180 degrés, tandis que la nuit éternelle autour de Coffin Rock se dissipe enfin. Laughs At Darkness s’approche de la dépouille éventrée de Fedor, et l’ours se met à la dévorer – tandis que le vieil homme noir pleure, désespéré, convaincu que le prêtre vaudou avait eu raison de déchaîner sa colère sur Crimson Bay, ce qui répugne à Danny : justifier la mort de tant d’hommes, de femmes, d’enfants ? Lozen réclame des explications au chaman : que s’est-il passé au juste ? Ils étaient passés dans ce qu’on appelle les Terres Mortes ; en l’espèce, un piège, un enfer conçu spécialement pour eux, pour leur faire peur au point de les paralyser, d’empêcher qu’ils agissent ; mais grâce à leurs actions, Tacheene (il indique l’ours de la tête) a pu récupérer son pouvoir – avec son aide, ils ont ainsi pu vaincre Ahpuk, et rendre ce « territoire » à la Terre qu’ils connaissaient. C’était une sorte de miroir… Ils sont retournés « du bon côté des montagnes », s’ils comptent retourner à Crimson Bay. Car leur tâche n’est pas tout à fait terminée : les manitous se nourrissent de la peur, et c’est pourquoi ils la répandent partout ; mais ils ont montré qu’on peut vaincre ce mal. Il ne suffit pas de l’avoir fait – il faut que cela se sache, il faudra raconter tout cela. Les gens riront peut-être – ils parleront de délires d’ivrognes ; mais, même ainsi, ils feront reculer la peur – et c’est tout ce qui compte. Laughs At Darkness les remercie – il caresse l’ours, et ils disparaissent tout deux progressivement.

 

[II-2 : Nicholas, Danny, Beatrice : Warren] Nicholas et Danny entendent bien ramener le corps de Warren (Beatrice ne s’était pas privée de récupérer la roche fantôme que gardait le savant fou sur lui…), et, un peu déconcertés par le changement d’orientation, les PJ reprennent la route de Coffin Rock… si c’est bien cela ? Car ils sont bel et bien passés de l’autre côté des montagnes – et supposent qu’au nord-ouest devrait se trouver Crimson Bay. Impression bientôt confirmée : Coffin Rock n’est plus, mais ils reconnaissent à sa place les bâtiments abandonnés de la mine de San Lorenzo Point. À partir de là, s’orienter n’est plus un problème. Ils en ont bien pour deux jours de voyage...

III : THERE’S JUST ONE KIND OF MAN THAT YOU CAN TRUST THAT’S A DEAD MAN… OR A GRINGO LIKE ME

 

[III-1 : Nicholas : Warren, Rafaela Venegas de la Tore] Les PJ arrivent enfin à Crimson Bay. La ville est déserte – pas un bruit, pas un mouvement, sinon de quelques animaux épars, dont des chevaux en liberté. Il fait assez beau, un peu frais – les nuages de la tempête ont disparu, la mer est étale… Ils prennent la direction de la blanchisserie – dont les portes sont ouvertes. À l’intérieur, ils tombent enfin sur des humains – ou plutôt ce qu’il en reste… Des reliquats de scènes de cannibalisme, partout. Des corps éventrés, posés sur des tables auprès d’assiettes pour certains d’entre eux, d’autres simplement laissés là et dévorés comme l’a été Warren. Mais ce ne sont pas des zombies qui ont commis le massacre : ce sont des humains qui ont mangé d’autres humains. Parmi les cadavres se trouve celui de Rafie – qu’ils ne peuvent identifier qu’en raison de ses vêtements. Sur les parois, à l’intérieur, ils distinguent çà et là des traces de griffes – mais pas celles des zombies, quelque chose de plus volumineux, évoquant des bêtes sauvages particulièrement agressives. Nicholas va enterrer le cadavre de Rafie.

 

[III-2 : Danny, Beatrice, Nicholas : Josh Newcombe] Quand ils sortent de la blanchisserie, ils entendent une voix – celle de Josh Newcombe : « Excusez-moi ? » Le journaliste est souriant, et toujours aussi impeccable ; il tend un journal à Danny : « Votre édition spéciale ! » Le bagarreur lui jette un œil noir, et Beatrice le braque… ce qui le surprend : il ne fait que son travail ! Nicholas, qui haïssait littéralement le journaliste, dit cependant à ses amis de le laisser. Danny lui demande ce qu’il s’est passé ici. « Eh bien, tout figure dans ce journal. Vous savez, le bon journaliste ne s’attarde pas sur le passé, il précède l’information, et... » Danny se montre menaçant, il réclame des explications – il veut l’entendre, pas qu’on lui lise ses élucubrations. Newcombe est bien contraint de s’exécuter, mais son discours reprend le contenu de son ultime édition spéciale…

Le Dernier Numéro du Crimson Post...

 

De notre envoyé spécial, Josh Newcombe

 

Ainsi que l’a toujours proclamé la Sagesse Populaire, Elle qui ne se trompe Jamais, toutes les Bonnes Choses, même les Meilleures, ont une fin… Nous sommes au regret d’annoncer à Nos Fidèles Lecteurs que le présent numéro du Crimson Post sera le dernier. Non que notre soif d’Information se soit tarie, non que notre Sainte Croisade pour la Vérité nous apparaisse désormais vaine ! Cependant, la Rédaction se doit de reconnaître que la Bonne Ville de Crimson Bay n’abrite désormais plus assez de lecteurs pour que cette entreprise de presse demeure viable…

 

Nous avons frémi ensemble devant les Terreurs de ces derniers jours. Nous étions là quand le ci-devant maire « Gamblin’ » Joe Wallace, sur un coup de tête, a jailli dans les rues, soudainement libérées des morts-vivants étrangers qui nous étouffaient de leur intolérable promiscuité ; sa vieille Winchester en main, l’entrepreneur s’est alors précipité dans le bureau du shérif, le Preux Russell Drent, et l’a abattu d’une balle en pleine tête – triste fin pour l’excellent fonctionnaire de police qui, en ces temps troublés, avait pourtant su assurer l’unité de nos concitoyens dans un attentisme prudent et circonspect face aux manigances impies qui se tramaient dans la Blanchisserie… L’assassin, comme si son comportement n’était pas déjà suffisamment blasphématoire, a ensuite retourné sa propre arme contre lui-même – une dernière cartouche l’a expédié à jamais en Enfer, Là où était assurément sa place.

 

Dans les rues désormais désertes, nous avons erré, le Cœur Serré après cette Ultime Ignominie… Avions-nous alors perdu le Courage ? Certes non ! Nous ressaisissant sous le coup de l’Inspiration Divine, nous avons alors pris la direction de la Blanchisserie Diabolique. Là-bas, nous avons découvert un Bien Terrible Spectacle… Nul être vivant dans ces parages – même démoniaque. Seulement les cadavres innombrables des pauvres fous qui avaient cru pouvoir trouver un asile dans cette souillure perverse d’orientalisme, et n’y ont trouvé que la Mort. Devant nous s’entassaient les répugnants reliquats d’Odieux Festins Cannibales…

 

Or les Sauvages, qui parfois ne se trompent pas totalement, quand bien même leur absence de Foi pour Christ Notre Sauveur les condamne Justement à l’Enfer Éternel, les Sauvages, disions-nous, nous ont de longue date informé du Sordide et Terrible Destin de ceux qui, dans cette belle mais cruelle région, succombent à l’appel de la bestialité et se nourrissent de la chair de leurs semblables… Ils deviennent des « WENDIGOS », tel est le terme barbare – d’horribles créatures hirsutes et griffues qui mutilent et tuent et se repaissent de la chair de l’Homme, dans un cycle sans fin…

 

S’étonnera-t-on, dès lors, que, dans cette région comme ailleurs, on ait fait état de manifestations de cet ordre impie ? À Seattle, tout particulièrement, dans l’État voisin de Washington, des sources parfaitement fiables ont mentionné à maintes reprises les horreurs cruelles commises par des spécimens particulièrement titanesques de « Big Foot »…

 

Ceci n’est en rien surprenant. Mais nous y voyons aussi un Message – mieux, un Signe Divin de la Marche à Suivre ! Que les lecteurs qui demeurent à Crimson Bay nous pardonnent, mais il nous faut continuer notre chemin – et c’est celui du Nord ! Le vent de l’hiver nous pousse dans le dos… et il reste bien des histoires à raconter.

 

Adieu, Chers Lecteurs – et que Christ vous garde dans la Nuit qui s’annonce ; avec l’assurance que le soleil se lèvera enfin !

 

De notre envoyé spécial, Josh Newcombe

 

[III-3 : Danny, Beatrice : Josh Newcombe] Josh Newcombe cherche à se dégager de l’emprise de « Mr. Cody », mais celui-ci, après un temps de réflexion, lui dit qu’ils auraient bien une histoire à raconter au journaliste. Il a rangé son matériel… mais il peut toujours prendre des notes sur son calepin ! Beatrice va se charger de raconter leur histoire – contre la garantie que le journaliste la publiera, et la publiera telle quelle, sans de ses déformations coutumières. La huckster lui raconte tout – même si en parlant de démons plutôt que de manitous ; mais le point important est que ces démons veulent répandre la peur… Et c’est pourquoi il faut diffuser cette histoire. Bien sûr, Beatrice se garde de dire qu’elle sait que ce n’est pas le Christ qui protège Newcombe, mais un manitou… En fait, elle joue le jeu du journaliste à cet égard. En dehors de ce genre de choses, sont récit est complet et exact, même si parfois confus ; elle sait que, çà et là, Newcombe risque de broder, mais elle pense l’avoir convaincu de raconter leur histoire sans trop en rajouter. Il va prendre la direction de Seattle, mais son nouveau journal comprendra sans doute le récit des PJ.

 

[III-4 : Beatrice, Danny : Josh Newcombe : Jeff Liston, Jon Brims, Mortimer Stelias, Laughs At Darkness] Mais Beatrice a une dernière question : absolument tout le monde a disparu dans cette ville ? Quelques adjoints ont survécu – qui ne comptaient pas s’attarder dans Crimson Bay : la ville-champignon est devenue une ville fantôme – ce qui n’est pas si rare… Josh Newcombe n’a pas de nouvelles de Jeff Liston ou des Red Suns, pas davantage concernant Jon Brims ou a fortiori Mortimer SteliasIl y a eu quelques survivants anonymes, oui – des gens qui s’étaient réfugiés dans leur cave, ce genre de choses… Ils sont partis discrètement, certains vers le nord, d’autres vers le sud, d’autres encore ont pris la mer, très calme depuis… Mais la ville est maintenant déserte ; Newcombe était le dernier à être resté – pour livrer son édition spéciale à « Mr. Cody »…

 

[III-5 : Beatrice, Danny, Nicholas, Lozen : Jeff Liston, Laughs At Darkness] Beatrice compte tout de même ratisser la ville – et, avec Danny, essayer de retrouver Liston ou les Indiens… Ils retrouvent ces derniers, mais ils n’ont pas de nouvelles de Liston – ou de Laughs At Darkness, d’ailleurs ; les Red Suns eux aussi comptent partir, de toute façon – vers le nord également… même si l’hiver approche, qui s’annonce particulièrement rigoureux. Beatrice choisit de les accompagner – elle offre à Danny de venir également, et le bagarreur accepte, soulagé d’une certaine manière. Quant à Nicholas et Lozen, ils partent de leur côté – ils se sont découvert une vocation commune de chasseurs de manitous ; le faux prêtre, si raciste il y a peu, est devenu curieux de la culture indienne, et des esprits de la nature...

 

FIN

 

(DE LA PREMIÈRE PARTIE ?)

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Dossier Kwaidan 12 : Un film présentationnel au service de tous les arts - Le rôle essentiel de la musique et du design sonore

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 12 : Un film présentationnel au service de tous les arts - Le rôle essentiel de la musique et du design sonore

La première partie se trouve ici, la précédente .

 

Ceux qui seraient curieux d'écouter la bande originale du film pour suivre ces développements la trouveront ici, sur YouTube.

Nous sortons du domaine des arts visuels pour cette dernière section, mais l’étude du film Kwaidan (Kaidan 怪談) le nécessite assurément : c’est un aspect fondamental, et de sa conception, et de sa réussite. Nous allons donc nous pencher sur le travail accompli par Takemitsu Tôru 武満徹 (1930-1996) en matière de musique et de design sonore pour le film de Kobayashi Masaki 小林正樹[1].

 

Takemitsu Tôru est un des plus grands compositeurs japonais du XXe siècle, et un des plus célèbres. Tout au long d’une carrière prolifique, il a livré des œuvres d’une grande diversité. Il a régulièrement travaillé pour le cinéma, et signé des bandes originales remarquées, par exemple pour Ran de Kurosawa Akira 黒澤明, ou encore Pluie noire (Kuroi ame 黒い雨) d’Imamura Shôhei 今村昌平. Mais, dans ce domaine, rien n’égale sa longue et fructueuse collaboration avec Kobayashi Masaki, entamée avec Harakiri (Seppuku 切腹), après quoi le réalisateur a systématiquement fait appel au compositeur pour sonoriser ses films.

 

Takemitsu Tôru a commencé par étudier la musique occidentale, et notamment la musique française (Debussy, Satie, Messiaen…) ; jeune homme, il était porté à refuser brutalement tout ce qui était japonais. Cependant, avec l’âge, il a redécouvert la musique japonaise, en mettant notamment l’accent sur le biwa 琵琶, instrument traditionnel dont il regrettait qu’il ait été un peu oublié après l’avènement du shamisen 三味線. Progressivement, il s’est attaché à développer une musique hybride, pas tant dans l’esprit d’une « passerelle » entre Occident et Japon, comme on l’a souvent dit, mais plutôt dans une perspective universaliste viser à dépasser ce genre d’oppositions, jugées stériles. Son travail, de toute façon, ne consiste certainement pas à simplement associer les deux approches, il s’agit d’aller au-delà et d’en tirer quelque chose de neuf.

 

Dans le cinéma japonais, il n’était pas rare, surtout après la guerre, de trouver des bandes originales mêlant éléments occidentaux et éléments traditionnels japonais – certains films de Mizoguchi Kenji 溝口健二, notamment, en témoignent. Le travail accompli par Takemitsu Tôru pour Kobayashi Masaki mêle certes instrumentations occidentales et japonaises, mais de manière inédite ; son approche, dans cette collaboration privilégiée en tout cas, est résolument expérimentale (là où, par exemple, son travail pour Kurosawa Akira dans Ran est plus unilatéral et accessible – dans une perspective mahlérienne aux accents de requiem ; ce qui n’enlève rien à la réussite exceptionnelle de ce travail, cela dit). Par ailleurs, le travail de Takemitsu Tôru pour Kobayashi Masaki relève peut-être autant du design sonore que de la musique à proprement parler – un trait qui accentue encore l’importance de son travail, tout particulièrement dans Kwaidan : dans cette bande originale, le compositeur use non seulement d’instruments et d’instrumentations japonais et occidentaux, mais, tout en puisant le cas échéant dans la tradition, il utilise ces instruments et ces instrumentations de manière détournée, inédite et inventive, d’autant qu’il multiplie les expériences électroniques de traitement du son dans une optique qui rappelle la musique concrète de Pierre Schaeffer ou Pierre Henry.

 

En outre, il construit une bande originale où le rôle du silence est particulièrement appuyé : amateur des théories de John Cage, Takemitsu Tôru était aussi inspiré par le concept esthétique japonais de ma , qui porte sur les intervalles, et, en musique, le silence – l’idée étant que c’est l’intervalle de silence entre deux notes qui construit le rythme, et non les notes en elles-mêmes. Le silence, à cet égard, est un élément capital de la composition de Takemitsu Tôru pour Kwaidan.

 

Ce qui apparaît clairement dès le générique, que nous avions déjà évoqué plus haut. La musique consiste simplement en des sortes de tintements de cloches, peut-être déjà retouchés électroniquement, et distribués aléatoirement, en un écho de la dilution aléatoire des gouttes d’encre à l’écran. C’est un autre aspect important de ce travail en commun : le réalisateur et le compositeur s’accordent pour susciter des échos mais jamais de la redondance. Selon Stephen Prince, c’était quelque chose qui posait problème à Kobayashi Masaki dans sa relation avec son précédent compositeur, notamment sur La Condition de l’homme (Ningen no jôken 人間の條件), qui n’était autre que Kinoshita Chûji 木下忠司, le propre frère de Kinoshita Keisuke 木下惠介, son mentor cinématographique : cette conception de la musique de film était bien trop redondante[2].

 

Dès lors, Kobayashi Masaki et Takemitsu Tôru, dès le premier segment de Kwaidan, « Les Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪), font tout le contraire. Takemitsu Tôru commence par utiliser des sons très trafiqués qui évoquent du bois en train de craquer ; ces sons, dans le film, sont d’emblée associés à la maison de la première épouse, et ce dès la première scène. Cependant, ces craquements sont souvent en décalage par rapport à ce qui se produit à l’écran, de manière délibérée, et ce sera encore le cas après le retour du samouraï. En fait, et c’est quelque chose qui revient dans les autres épisodes, ces scènes sont souvent muettes : on voit ce qui se passe, mais on n’en entend pas les sons ; les sons que nous entendons sont seulement ceux de la musique de Takemitsu Tôru, et ils sont régulièrement en décalage par rapport aux images. Par exemple, ici, le samouraï fait un faux pas dans le plancher vermoulu, et on entend un craquement : il y a adéquation entre l’image et le son ; mais, quelques secondes plus tard, nous voyons une porte en bois pourri tomber par terre sans faire le moindre bruit – cependant, avec une seconde de retard, nous entendons un bruit de craquement produit électroniquement par Takemitsu Tôru, qui ne correspond à aucun événement à l’écran. Cette approche permet de susciter le malaise et l’angoisse.

Ces craquements de bois sont donc associés à la maison de la première épouse – ils lui sont même réservés : le samouraï en route, ou dans la demeure de la seconde épouse, n’a droit pour sa part qu’à d’autres bruits, produits par des instruments traditionnels japonais pour l’essentiel, mais dont l’approche est d’une certaine manière percussive, en tout cas anti-mélodique, outre que la distribution des sons paraît là encore aléatoire. Ces deux procédés – craquements et notes percussives –, associés à l’éventualité de scènes muettes, expriment bien l’importance cruciale du silence dans cette composition.

 

Enfin, dans les dernières séquences de l’épisode, tandis que les craquements de bois deviennent plus forts et plus envahissants, ils sont soutenus par une sorte de bourdon (plutôt aigu) produit par des instruments à cordes, dont les notes soutenues ont quelque chose de grinçant, et même d’irritant, qui accompagne, sans redondance, le déchaînement du surnaturel, en produisant un sentiment mêlé d’étrangeté et d’angoisse.

 

Dans « La Femme des neiges » (Yuki onna 雪女), on retrouve des procédés assez proches, mais dans une perspective moins abstraite que les craquements de bois et les notes percussives du premier segment. La composition s’appuie là encore sur des scènes muettes : pour éviter la redondance, on fait le choix de remplacer en bloc. Le souffle de la tempête est ainsi essentiellement incarné par la musique de Takemitsu Tôru, des cordes en continu, dont le niveau et la tonalité varient sans cesse, comme aléatoirement là encore ; mais, sur ce fond instable, il y a régulièrement comme des explosions aiguës de sons plus stridents, irritants et angoissants – il semblerait qu’il s’agisse de flûtes de type shakuhachi 尺八 ; ces interventions irrégulières, dans ce cadre sauvage, évoquent des cris d’animaux – des loups, peut-être ? Mais, dans les moments où elles se font les plus extrêmes, le traitement électronique renvoie presque à des sirènes. Là encore, cependant, la musique est littéralement construite sur la base du silence – et c’est l’alternance des deux, la prépondérance du ma, qui constitue le design sonore de cet épisode.

 

L’approche, dans « Histoire de Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi no hanashi 耳無し芳一の話), est forcément un peu différente, puisque la musique elle-même est cette fois au cœur de l’histoire, via le personnage de Hôichi 芳一 et son biwa. Le biwa était un instrument traditionnel japonais que Takemitsu Tôru appréciait particulièrement ; il en jouait lui-même, et avait construit sa bande originale pour Harakiri sur cette base. Pour cet épisode de Kwaidan, cependant, il préfère faire appel aux talents d’une musicienne, Tsuruta Kinshi 鶴田錦史 (1911-1995), une des plus célèbres interprètes de biwa de son temps[3] (fig. 1).

Fig. 1

Sa performance inclut le chant, à la manière des « moines au biwa » (biwa hôshi 琵琶法師) tel Hôichi lui-même, et elle narre ainsi les événements de la bataille de Dan-no-Ura (Dan-no-ura no tatakai 壇ノ浦の戦い) selon la tradition de l’interprétation du Dit des Heiké (Heike monogatari 平家物語). Plus tard, dans le film, les accents masculins de son interprétation lui permettent de prendre le relais du jeune musicien aveugle jouant pour les Heike 平家 défunts, sans susciter d’invraisemblance. Mais la musique jouée par Tsuruta Kinshi est tantôt laissée telle quelle, tantôt retouchée électroniquement pour induire des déformations étranges et déconcertantes. Le traitement du récit de la bataille est particulièrement puissant – d’autant plus sans doute qu’il s’agit là encore d’une scène muette[4].

 

Mais la bande originale est déjà régulièrement subvertie par d’autres sons – qui cependant apparaissent et disparaissent avec naturel ; notamment, Takemitsu Tôru use de sortes de mantras psalmodiés par des moines bouddhistes, dont les accents graves produisent comme un bourdon, et induisent sans peine la dimension surnaturelle sous-jacente au récit. Au point culminant de la prestation de Hôichi devant les Heike, qui d’une certaine manière les touche jusque dans l’enfer des guerriers, puis tandis que le prêtre et son acolyte copient les écritures saintes sur le corps entier du jeune aveugle, les mantras reprennent de plus belle, sans jamais pourtant que cela ne vire à l’excès trop illustratif.

 

La bande originale de cet épisode fait aussi appel à des bruitages, sur un mode qui rappelle le premier récit, « Les Cheveux noirs » : ces sons indéfinissables, qui ont quelque chose de percussif et sont sans doute retravaillés électroniquement, sont associés à l’apparition du fantôme du guerrier qui vient chercher Hôichi pour qu’il joue devant l’empereur Antoku (Antoku-tennô 安徳天皇) ; mais il s’agit de bruitages « objectifs », cette fois, au sens où ils sont entendus par les personnages ; on les perçoit essentiellement lors de la première visite du fantôme, où ils suscitent l’angoisse de Hôichi, puis lors de la dernière visite, quand le jeune aveugle est invisible aux yeux du fantôme, ses oreilles exceptées – ce qui accentue encore le sentiment d’irréalité et d’effroi.

 

Notons que l’on entend aussi occasionnellement des kakegoe 掛け声, ces interjections associées au théâtre classique japonais, lors de scènes qui s’y prêtent.

 

Le dernier épisode, « Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中), est quasiment dénué de musique. Pendant longtemps, ce que nous entendons qui s’en rapproche le plus consiste en bruits d’ambiance qui ont pour fonction de se montrer irritants, encore une fois : une sorte de bourdonnement d’insecte quand Kannai 関内 est confronté au reflet dans son bol de thé, puis l’étrange et oppressant tic-tac de l’horloge dans la demeure de son seigneur, associé à l’apparition « matérielle » de Shikibu Heinai 式部平内. Le niveau de volume sonore et l’intensité de ces deux bruitages varient sans cesse, accentuant le sentiment d’étrangeté comme d’oppression.

 

La musique n’intervient véritablement que lors de la scène où Kannai se bat contre les trois envoyés de Shikibu Heinai. Elle est particulièrement étrange : des notes hachées, des voix qui le sont plus encore – le traitement électronique du son est particulièrement flagrant lors de cette séquence, ce qui produit un effet d’irréalisme, non sans une touche de grotesque, en guise de fond sonore à un combat lui-même grotesque.

 

Mais, dans tous ces divers moyens d’illustrer Kwaidan, le silence a une importance toute particulière. Quoi qu’il en soit, la collaboration entre Kobayashi Masaki et Takemitsu Tôru s’est avérée particulièrement inventive et pertinente : le succès du film doit beaucoup à son travail de conception sonore.

___________________________

 

 

Kwaidan est un film à part, dans l’histoire du cinéma japonais comme dans la carrière de son réalisateur Kobayashi Masaki. Il mêle harmonieusement la référence au passé la plus admirative, et l’avant-garde la plus audacieuse. Objet esthétique pur, conçu pour exprimer la beauté des arts – de tous les arts –, il constitue une expérience esthétique à son tour unique. Film présentationnel et qui s’affiche comme tel, il multiplie les hommages – à Lafcadio Hearn, à Aizu Yaichi 会津 八一 ; à l’art japonais et à l’art occidental ; aux histoires de fantômes et au théâtre classique. Il affiche son dispositif, mais, parfaitement conçu, il le garde sous contrôle.

 

Le film a été fatal à la carrière de son réalisateur, mais sans doute ne le regrettait-il pas – car il est parvenu à faire exactement ce qu’il souhaitait. La richesse thématique et esthétique du film témoigne en sa faveur. C’est un sommet de la carrière de Kobayashi Masaki, du cinéma japonais, du cinéma tout court.

 

[1] La bibliographie concernant Takemitsu Tôru est abondante. Dans le cadre de ce dossier, outre les développements assez étendus contenus dans Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., qui portent donc sur le travail accompli pour Kobayashi Masaki, nous nous référerons essentiellement aux articles suivants : Fauvel Philippe, « L’ouïe film de Toru Takemitsu », Vertigo, vol. 2, n° 34, 2008, pp. 8-11 ; Langlois Philippe, « Musique contemporaine et cinéma : panorama d’un territoire sans frontières », Circuit, vol. 26, n° 3, 2016, pp. 11-25 ; Tamba Akira, « Présentation générale », in L’Esthétique contemporaine du Japon : théorie et pratique à partir des années 1930, sous la direction de Tamba Akira, Paris, CNRS Éditions, 2002, pp. 9-18 ; et Tamba Akira, « Système de composition psychophysiologique au confluent de deux traditions musicales », in L’Esthétique contemporaine du Japon : théorie et pratique à partir des années 1930, op. cit., pp. 109-122.

[2] Cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit.

[3] Cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., p. 216.

[4] Nous l’avions déjà relevé, mais on peut supposer que Kurosawa Akira s’en souviendra pour la scène-clef de Ran, sur une musique de… Takemitsu Tôru.

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Dossier Kwaidan 11 : Un film présentationnel au service de tous les arts - L'omniprésence des arts visuels et de la culture matérielle

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 11 : Un film présentationnel au service de tous les arts - L'omniprésence des arts visuels et de la culture matérielle

La première partie se trouve ici, la précédente .

Dans l’entretien que nous avons déjà cité à plusieurs reprises, conduit par Léo Bonneville quelques années après la sortie de Kwaidan (Kaidan 怪談), Kobayashi Masaki 小林正樹, interrogé sur son désir ou non de satisfaire la clientèle internationale, a cette réponse définitive et d’un laconisme déconcertant : « En faisant des films, je cherche exclusivement à faire valoir la culture japonaise. »[1] C’est sûrement plus compliqué que cela, pour qui a vu d’autres films de ce réalisateur, mais il y a bien cette intention dans celui-ci ; déjà, à la page précédente, après avoir loué les écrivains russes comme étant ses préférés, concernant la peinture, il répondait ceci : « C’est la peinture orientale qui m’a le plus marqué. J’ai commencé par étudier l’art japonais qui m’a conduit à l’art chinois et ensuite à l’art grec. Car je voulais devenir professeur d’art. C’est dans Kwaidan que j’ai le plus utilisé mes notions d’art. En fait, pour Kwaidan, j’ai fait de nombreuses recherches artistiques. »[2] Le nom n’est pas cité, mais la référence à l’enseignement d’Aizu Yaichi 会津 八一 ne fait guère de doute.

 

Pour autant, le rapport à l’art dans Kwaidan est en fait bien plus complexe que ce que ces quelques lignes à la limite de la provocation pourraient laisser supposer – notamment, Kwaidan, tout jidaigeki 時代劇 qu’il soit, n’est pas nécessairement un film passéiste, et contient des éléments, réguliers, qui penchent nettement plus vers l’avant-garde. Mais il traite beaucoup d’aspects artistiques, sans forcément y passer trop de temps à chaque fois. L’impression, pourtant, est que tout est là ou peut s’en faut – à cet égard, le projet derrière le film a bien quelque chose d’encyclopédique.

 

Tout ne concerne d’ailleurs pas que les arts visuels, ou bien pas seulement l’aspect visuel de tel ou tel art : nous avons déjà parlé du théâtre, nous parlerons de la musique ensuite ; la littérature a ici sa place, comme le dernier récit le démontre sans peine, et sans doute le cinéma lui-même, dans une posture autoréflexive, que les troisième et quatrième épisodes, plus particulièrement, développent assez nettement.

 

Les arts visuels sont cependant omniprésents – mais aussi la culture matérielle, les arts décoratifs : certains aspects en ont d’ailleurs déjà été évoqués, indirectement, comme les costumes.

 

Chaque épisode, par ailleurs, a ses domaines de prédilection – même si le troisième, « Histoire de Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi no hanashi 耳無し芳一の話), est de loin le plus riche et varié de tous à cet égard.

 

Cependant, le questionnement artistique précède en fait les quatre histoires – car le générique fait partie du film, et introduit déjà, sur un mode forcément allusif, quelques clefs du traitement pictural du film, notamment. Les gouttes d’encre qui se diluent dans l’eau donnent un sentiment d’avant-garde, et pourtant elles peuvent évoquer en parallèle d’autres choses. Le première goutte est noire (fig. 1), et peut renvoyer à la peinture monochrome à l’encre de Chine – en même temps qu’elle est aussitôt détournée pour déboucher sur une calligraphie, celle du titre, qui semble à l’étroit dans le format cinémascope (fig. 2).

Fig. 1
Fig. 2

Par la suite, cependant, les gouttes sont colorées – comme s’il s’agissait, pour le réalisateur qui tourne ainsi son premier film en couleur, de reléguer au passé le noir et blanc des premières séquences du générique. Le mélange des couleurs, enfin, qui demeurent pourtant très tranchées, donne les premières indications sur le traitement chromatique du film à venir.

 

Le contenu artistique du premier récit, « Les Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪), concerne essentiellement la peinture japonaise classique, plus précisément les rouleaux emaki 絵巻 de style yamato-e 大和絵. Il y faut un cadre approprié : la luxueuse maison de la seconde épouse, avec ses innombrables servantes. Kobayashi Masaki semble en effet avoir puisé son inspiration, ici, essentiellement dans les rouleaux reproduisant des scènes du Dit du Genji (Genji monogatari 源氏物語) de Murasaki Shikibu 紫式部, dans des couleurs chatoyantes, et avec un effet d’abolition des perspectives que le réalisateur tente de reproduire sur la base de variations autour de ses principes stylistiques habituels – notamment, l’emploi d’une caméra placée en hauteur, et qui joue des angles obliques dans la composition : l’effet obtenu est celui d’une sensation d’un tableau à deux dimensions. Voici quelques exemples tirés des emaki (fig. 3-5).

Fig. 3
Fig. 4
Fig. 5

Et voici l’effet produit, dans cet esprit, par la réalisation de Kobayashi Masaki (fig. 6-7).

Fig. 6
Fig. 7

La maison de la seconde épouse, à la différence de celle de la première, car elle est en trop piteux état, est sans doute aussi l’occasion d’envisager la thématique architecturale ; toutefois, cette dimension est bien davantage prononcée dans la quatrième histoire, avec une grande demeure de style traditionnel, aussi y reviendrons-nous plutôt à ce moment-là.

 

En dehors de l’inspiration marquée du yûrei-zu 幽霊図, sur laquelle il n’est pas nécessaire de revenir, le deuxième récit, « La Femme des neiges » (Yuki onna 雪女), est le plus problématique au regard de cette thématique – pour une raison simple : c’est une histoire qui concerne le peuple, en tant que telle moins propice à la démonstration de richesses artistiques, que ce soit celles des aristocrates et des guerriers, comme dans les épisodes 1 et 4, ou celles des institutions religieuses, comme dans l’épisode 3. Même la culture matérielle n’y a guère sa place, surtout en comparaison de la dernière histoire, encore une fois. On peut tout de même relever la forme caractéristique de la ferme de Minokichi 巳之吉, même sous la neige (fig. 8) ou dans l’obscurité (fig. 9).

Fig. 8
Fig. 9

Peut-être pouvons-nous évoquer également les sandales confectionnées par Minokichi avec toute la passion d’un artiste, et qui jouent un grand rôle symbolique à la fin du segment (fig. 10).

Fig. 10

Mais, dans l'ensemble, cet épisode joue donc dans une autre catégorie : dans le domaine pictural, il s’intéresse bien moins à la peinture classique qu’à l’avant-garde. Cela ressort notamment, bien sûr, des décors peints caractéristiques de l’épisode, ceux figurant des yeux et qui évoquent le surréalisme et le symbolisme (fig. 11 et 12), mais aussi d’autres ; ainsi, ce décor associé à la rencontre entre Minokichi et O-Yuki お雪 (fig. 13) peut faire penser à de la peinture contemporaine, et notamment, au Japon, au tableau Rivière (Nagare 流れ), de Tokuoka Shinsen 徳岡神泉 (1954)[3] (fig. 14).

Fig. 11
Fig. 12
Fig. 13
Fig. 14

En fait d’abstraction, nous avions également mentionné ce ciel monochrome rouge (fig. 14) et cet étonnant gros plan sur une cascade (fig. 15).

Fig. 15
Fig. 16

Le cas du troisième épisode, « Histoire de Hôichi sans oreilles », est plus complexe : c’est le plus riche en éléments artistiques, très divers.

 

Il faut commencer par singulariser la « reconstitution » de la bataille de Dan-no-ura (Dan-no-ura no tatakai 壇ノ浦の戦い), qui, outre l’influence du kabuki 歌舞伎 et le rôle central de la référence aux « moines au biwa » (biwa hôshi 琵琶法師), mêle des références à plusieurs traditions picturales. L’histoire de la bataille est en effet pour partie rapportée au travers d’illustrations quelque peu trompeuses : les premiers plans des navires, les plus éloignés (fig. 17-18), font au premier chef penser à des emaki de style yamato-e, comme dans le premier épisode, mais cette fois l’inspiration relève logiquement des rouleaux peints narrant le cycle épique des Taira et des Minamoto, dont Le Dit de Heiji (Heiji monogatari 平治物語) (fig. 19-20), et bien sûr Le Dit des Heiké (Heike monogatari 平家物語), dont certains représentent justement la bataille de Dan-no-ura (fig. 21).

Fig. 17
Fig. 18
Fig. 19
Fig. 20
Fig. 21

Mais, à y regarder de plus près, les peintures représentées dans ce segment du film, si elles puisent pour partie leur inspiration dans ces antiques emaki de style yamato-e, sont d’une facture plus moderne (fig. 22-33).

Fig. 22
Fig. 23
Fig. 24
Fig. 25
Fig. 26
Fig. 27
Fig. 28
Fig. 29
Fig. 30
Fig. 31
Fig. 32
Fig. 33

Noter que les deux dernières n’apparaissent pas durant la scène de la bataille, mais plus tard, quand Hôichi 芳一 la raconte. Les vues d’ensemble évoquent bien les emaki, mais les gros plans ont un style naïf plus moderne, parfois caricatural (à titre d’exemple, la (fig. 26) est supposée représenter le grand héros et vainqueur de la bataille Minamoto no Yoshitsune 源義経), et qui peut évoquer un entre-deux, avec les estampes ukiyo-e 浮世絵 d’une part, la bande dessinée de l’autre ; à vrai dire, concernant les premières, l’influence des représentations, justement, de la bataille de Dan-no-ura par Utagawa Yoshikazu 歌川芳員, actif vers 1850-1870, est plus que probable (fig. 34-35).

Fig. 34
Fig. 35

Plus tard dans l’épisode, une autre tradition picturale est évoquée : celle des Rouleaux des enfers (Jigoku-zôshi 地獄草紙(fig. 36).

Fig. 36

 

Mais le reste de l’épisode met surtout en valeur d’autres arts – probablement ceux qui résonnent le plus avec les enseignements du mentor Aizu Yaichi.

 

Il s’agit tout d’abord d’architecture – celle du temple où vit Hôichi, avec ses dépendances, les divers bâtiments étant mis en valeur par la composition et les couleurs (fig. 37-40).

Fig. 37
Fig. 38
Fig. 39
Fig. 40

En matière d’architecture, cependant, il faut aussi mentionner le palais fantasque des Heike défunts, mais, pour le coup, son ordonnancement même est parfaitement irréaliste, aussi est-il difficile de le rattacher à une tradition quelconque (fig. 41-42).

Fig. 41
Fig. 42

À l’intérieur du temple, cependant, il faut aussi mentionner la statuaire bouddhique (fig. 43-45).

Fig. 43
Fig. 44
Fig. 45

La dernière histoire, enfin, « Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中), met l’accent sur deux aspects : l’architecture, et les arts décoratifs, notamment la céramique.

 

Pour ce qui est de l’architecture, cela ressort notamment de la vaste demeure du seigneur de Kannai 関内. C’est une maison traditionnelle dans son ordonnancement, les shôji 障子, les fusuma , etc. Cependant, ses dimensions sont palatiales, ce qui contribue à accroître son austère élégance (fig. 46-47).

Fig. 46
Fig. 47

La perfection glacée de cette bâtisse offre un contraste avec la maison de l’écrivain, traditionnelle sans doute, cependant plus chaotique dans son ordonnancement – impression renforcée par les livres qui traînent, et le mobilier bien plus présent (fig. 48-49), là où le palais se voit en tout et pour tout conférer une étrange horloge (fig. 50).

Fig. 48
Fig. 49
Fig. 50

Ce qui nous amène aux arts décoratifs et à la culture matérielle, qui ont une certaine importance dans ce segment.

 

Et tout particulièrement la céramique (tojiki 陶磁器), du fait du thème même de l’histoire. La réalisation met ainsi l’accent, à deux reprises, sur deux bols ou tasses. Le premier est celui qu’examine Kannai après avoir pour la première fois vu à l’intérieur le reflet de Shikibu Heinai 式部平内 ; il jette le thé, et regarde le bol ; à l’écran, cela donne l’impression d’un objet que quelqu’un d’autre présenterait à notre examen, c’est un dispositif de démonstration à maints égards (fig. 51).

Fig. 51

Et, à la fin de l’épisode, un projecteur attire notre attention sur un petit bol, ou peut-être plutôt une tasse, qui a roulé par terre dans la maison de l’écrivain dès lors déserte (fig. 52) ; après quoi nous avons un gros plan de l’objet, où les jeux d’ombre et de lumière, là encore, évoquent un procédé de démonstration (fig. 53), et c’est sur ce plan que s’achève le film – autant de manières de signifier l’importance de cet objet du quotidien que l’on jugerait quelconque en toutes autres circonstances.

Fig. 52
Fig. 53

Ces objets du quotidien sont les plus importants, mais le segment en évoque quelques autres, et tout d’abord ces raquettes avec lesquelles jouent des jeunes filles devant la maison de l’écrivain (fig. 54).

Fig. 54

Ensuite, il y a les objets divers qui traînent dans la chambre de Kannai (fig. 55). D’une certaine manière, on reste dans l’univers du jeu, puisque le samouraï s’amuse à les jeter pour renverser un autre objet. Quoi qu’il en soit, il y a là plusieurs éventails ôgi , ainsi qu’une arme courte, probablement un wakizashi 脇差 (mais Kannai, dans d’autres scènes, dégaine plus qu’à son tour son sabre, katana ).

Fig. 55

Sur un mode relativement discret, ce dernier épisode présente donc divers aspects de la culture matérielle japonaise au quotidien ; son association aux autres épisodes, et tout particulièrement à celui qui le précède immédiatement, contribue à la considération de ces objets d’arts dit décoratifs comme autant d’œuvres d’art de manière générale.

 

[1] Bonneville Léo, « Entretien avec Masaki Kobayashi », art. cité, p. 65.

[2] Ibid., p. 64.

[3] Cf. STANLEY-BAKER Joan, L'Art japonais, Paris, Thames & Hudson, 2001, pp. 168 et 196.

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Dossier Kwaidan 10 : Un film présentationnel au service de tous les arts - Une théâtralité affichée

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 10 : Un film présentationnel au service de tous les arts - Une théâtralité affichée

La première partie se trouve ici, la précédente .

On oppose parfois, notamment semble-t-il en ce qui concerne le théâtre, initialement, puis le cinéma, des pratiques de ces arts qui seraient, pour certaines, représentationnelles, et d’autres qui seraient présentationnelles. Il s’agit, dans un sens, d’un rapport différent aux notions de réalité et peut-être surtout de réalisme. Dans une acception stricte dont l’existence même est plus que douteuse, un cinéma, par exemple, représentationnel aurait pour fonction de représenter la réalité telle qu’elle est – ce serait même un impératif, et éventuellement un mode par défaut ; un cinéma présentationnel ne s’embarrasserait pas de ce lien avec la réalité, ou, peut-être, entendrait plutôt susciter une réalité d’un autre ordre, éventuellement jugé supérieur, impliquant l’usage préalable d’un dispositif permettant à cet autre niveau de réalité d’exister et de faire sens. Pareille dichotomie est forcément bien trop réductrice, et l’art, quel qu’il soit, n’existe probablement qu’entre ces deux extrêmes, sur une échelle graduée offrant bien des approches intermédiaires.

 

Cependant, cette opposition peut s’avérer instructive, à la condition de la manier avec précautions – et avec davantage encore de précautions quand il s’agit de « classifier » les pratiques artistiques de différents pays ! Dans Le Cinéma japonais, le critique Donald Richie a tenté de faire usage de cette dichotomie pour opposer le cinéma occidental et le cinéma japonais[1] : à l’en croire, là où le cinéma occidental serait essentiellement représentationnel, le cinéma japonais serait essentiellement présentationnel – ceci en raison d’un rapport à la réalité, et plus encore au réalisme, différent[2]. Pareille opposition est forcément trop réductrice, et l’auteur lui-même le sait parfaitement : à titre d’exemple, il relève qu’en Occident, du temps du muet, les courants de l’expressionisme allemand ou de l’impressionnisme français relevaient nettement d’un cinéma présentationnel ; inversement, au Japon, certains réalisateurs ont régulièrement joué d’une carte davantage représentationnelle, comme par exemple Imamura Shôhei 今村昌平. Les contre-exemples sont bien trop nombreux… Cependant, le succès, par exemple, de l’expressionnisme allemand au Japon – notamment du Cabinet du Dr Caligari de Robert Wiene (1920) – peut être analysé selon cette grille de lecture, même trop schématique ; et peut-être les films d’avant-garde, notamment du temps du muet, comme par exemple Une page folle (Kurutta ippêji 狂った一頁, 1926), de Kinugasa Teinosuke 衣笠貞之助, gagneraient-ils à être envisagés ainsi.

 

Reste que nous avons une fameuse démonstration de ce qu’une culture cinématographique dans son ensemble ne saurait probablement pas se voir brutalement accoler un seul de ces deux qualificatifs, de « représentationnel » ou de « présentationnel » : deux réalisateurs tous deux japonais, qui racontent en principe la même histoire, et qui le font de manières parfaitement antagonistes – l’adaptation de La Ballade de Narayama (Narayama bushikô 楢山節考), de Fukazawa Shichirô 深沢七郎[3], par Kinoshita Keisuke 木下惠介, en 1958, est on ne peut plus présentationnelle ; celle réalisée par Imamura Shôhei, en 1983, est on ne peut plus représentationnelle (au point où Kinoshita la qualifiait de « pornographique »). Les deux films n’en sont pas moins brillants, chacun dans son registre.

 

Car le problème, comme souvent, réside dans la généralisation. Cependant, au cas par cas, cette grille de lecture est beaucoup moins contestable. En l’espèce, et les déclarations de l’auteur lui-même[4] vont dans ce sens, il ne fait guère de doute que Kwaidan (Kaidan 怪談est un film présentationnel. Tout, dans son traitement, s’oppose à la notion de réalisme, sinon de réalité. Le film affiche sans cesse ses dispositifs, et partie de leur fonction est d’assurer, en le revendiquant, du début à la fin, le caractère non réel du métrage.

 

C’est aussi qu’il y avait, derrière le film, un projet artistique de nature encyclopédique qui s’assumait en tant qu’artifice : le film devait être l’occasion d’une célébration de tous les arts.

 

Dès lors, employer la grille de lecture présentationnelle pour traiter du film de Kobayashi Masaki 小林正樹 ne présente pas les difficultés insurmontables qui apparaissent bientôt quand on tente, bien trop brutalement, de ranger une culture entière, riche de sa diversité, sous une étiquette par trop commode.

 

Nous allons donc tenter d’étudier le film de Kobayashi Masaki sous cet angle, via trois approches transversales et complémentaires.

 

La première consistera à mettre en avant la théâtralité affichée du film comme mode de son approche présentationnelle.

 

La deuxième traitera de la manière dont Kobayashi Masaki a fait de son film un outil destiné à célébrer les arts japonais, anciens comme modernes.

 

Enfin, la troisième et dernière sortira du champ des arts purement visuels pour envisager le rôle crucial, dans Kwaidan, d’un autre art associé : la musique de Takemitsu Tôru 武満徹, qui sera en définitive une autre manière de réfléchir aux antagonismes du représentationnel et du présentationnel.

La théâtralité est un mode classique du cinéma présentationnel. De fait, dans le langage courant, dire qu’une chose est « théâtrale » est un moyen de dire qu’elle n’est « pas réaliste ». La théâtralité, envisagée de la sorte, serait un défaut ; en l’espèce, ce défaut, à en croire Donald Richie[5], a souvent été critiqué par les Occidentaux traitant du cinéma japonais – d’où, en l’espèce, une incompréhension mutuelle, parfois, qui paraît crédible même sans trop s’attacher à la supposée et très douteuse dichotomie opposant les deux cultures cinématographiques.

 

Cependant, certains films, bien loin de considérer cet aspect comme un défaut, y voient une qualité à cultiver : ces films assument leur théâtralité, mieux, ils la revendiquent. Tel est sans doute le cas de Kwaidan.

 

Mais, dans une approche plus stricte, à quoi donc la théâtralité renvoie-t-elle ? De fait, pas nécessairement au théâtre à proprement parler – mais sans doute faut-il tout de même commencer par-là, et en relevant d’emblée que, même de la sorte, le « théâtre » peut renvoyer à beaucoup de choses différentes. Dans le cas présent, on est tout naturellement porté à chercher dans la tradition théâtrale japonaise : nô , kabuki 歌舞伎, et jôruri 浄瑠璃 ou bunraku 文楽 ; mais sans doute les approches plus modernes, comme le shinpa 新派, doivent-elles être envisagées également, ainsi que des influences directes du théâtre occidental.

 

Nous avons eu l’occasion, en analysant les quatre épisodes du film, de mentionner çà et là des traits renvoyant à la tradition théâtrale japonaise[6].

 

Le nô a pu fournir des spectres en plusieurs occasions – mais aussi des accessoires, comme le métier à tisser sur lequel s’échine la première épouse dans « Les Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪(fig. 1) ; peut-être également des postures, ou des mouvements (encore que le kabuki y ait peut-être tout autant sa part ?) : « La Femme des neiges » (Yuki onna 雪女(fig. 2) comme les Heike 平家 défunts du troisième segment (fig. 3) (qui ont, dans l’histoire du nô, fourni plus qu’à leur tour des sujets), ont régulièrement des attitudes antiréalistes qui peuvent emprunter à cette tradition théâtrale – qui a pu également avoir une influence sous-jacente concernant la lenteur étudiée du métrage. Par contraste, les deux serviteurs pleutres et naïfs de l’ « Histoire de Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi no hanashi 耳無し芳一の話peuvent faire penser aux kyôgen 狂言 visant à relâcher la tension entre deux nôs éprouvants – d’une certaine manière, c’est justement là leur fonction, et ils peuvent constituer des avatars bienvenus de Tarô-kaja 太郎冠者 et de ses semblables (fig. 4).

Fig. 1
Fig. 2
Fig. 3
Fig. 4

Toutefois, au regard des traditions théâtrales du Japon, le kabuki a probablement eu une influence plus marquée, car bien plus frontale et récurrente. L’outrance de certains costumes et surtout du maquillage renvoie sans doute à ce registre théâtral – dont elle constitue une partie des effets spéciaux, pour le coup repris tels quels. Chaque épisode fait appel à des maquillages élaborés qui n’ont absolument rien de réaliste, bien au contraire : le samouraï volage et qui subit un vieillissement accéléré dans la première histoire (fig. 5), la femme des neiges et sa victime dans la deuxième (fig. 6), Hôichi lui-même (fig. 7), mais aussi presque tous les Heike défunts (fig. 8) dans la troisième histoire, enfin Kannai 関内 (fig. 9) et l’auteur (fig. 10) dans la dernière.

Fig. 5
Fig. 6
Fig. 7
Fig. 8
Fig. 9
Fig. 10

Les postures et les gestes des Taira et des Minamoto s’affrontant à Dan-no-ura 壇の浦 dans l’ « Histoire de Hôichi sans oreilles » sont pour le moins théâtrales – même si leurs combats peuvent aussi évoquer les danses les plus « furieuses » du nô, celles des guerriers et des démons.

 

Mentionnons aussi un trait caractéristique du kabuki : la pose, ou mie 見え, cette manière qu’ont les acteurs de garder un instant une posture signifiante pour en accroître la puissance émotionnelle. Plusieurs des personnages, ici, ont de ces poses – la femme des neiges (fig. 2), notamment, certains des guerriers de Dan-no-ura et d'abord le fougueux Noritsune 教経 (fig. 3), etc. Notons qu’ici le cinéma use d’un procédé qui lui est propre pour fournir un effet éventuellement similaire : l’arrêt sur image – si celui qui conclut « Les Cheveux noirs » (fig. 11) ne semble pas vraiment correspondre, c’est bien plus probablement le cas en ce qui concerne la « fausse mort » des trois fantômes guerriers au service de Shikibu Heinai 式部平内 dans « Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中(fig. 12-14) ; mais cet usage est à n’en pas douter ironique…

Fig. 11
Fig. 12
Fig. 13
Fig. 14

Mais la théâtralité peut prendre bien d’autres formes. Une, capitale dans ce film, saute aux yeux : le choix de tourner en intérieurs avec des décors peints, et le fait que ces décors soient tout sauf réalistes. Les cas les plus marqués, on l’a vu, se trouvent dans le deuxième segment, « La Femme des neiges » (fig. 15), mais le premier et surtout le troisième épisode (fig. 16) en font également un usage appuyé.

Fig. 15
Fig. 16

Autre procédé typique de la théâtralité, qui mêle fond et forme : la mise en abyme – surtout quand elle consiste à faire figurer une scène dans la scène, matériellement (le cas de la mise en abyme dans la dernière histoire relève probablement davantage d’un procédé littéraire – tel est bien son propos). C’est bien sûr le cas, ici, dans l’ « Histoire de Hôichi sans oreilles », du fait d’abord des spectacles que donne Hôichi 芳一 aux Heike défunts (fig. 17), mais aussi, dans la grande scène de représentation, et en même temps, du spectacle que donnent sur leur propre scène les guerriers morts (fig. 18), en changeant de forme au fur et à mesure de la narration, éventuellement au point de devenir tout autres (fig. 19), jusqu’à user enfin d’effets spéciaux d’une grande théâtralité (fig. 20).

Fig. 17
Fig. 18
Fig. 19
Fig. 20

Peut-être d’ailleurs faudrait-il mentionner également ici certains effets spéciaux du film, qui font la transition entre le théâtre (le kabuki prisait semble-t-il ce genre de trucages) et le cinéma, comme les feux follets du troisième épisode (fig. 21), ou les effets de transparence qui affectent des personnages dans les trois derniers récits, mais surtout, là encore, dans l’ « Histoire de Hôichi sans oreilles » (fig. 22).

Fig. 21
Fig. 22

Car la « théâtralité » passe aussi par des effets propres au cinéma : ils sont « théâtraux » en ce qu’ils dissipent tout sentiment de réalité – éventuellement en préférant dériver de ces procédés une réalité d’un autre ordre. Les mouvements de caméra, et le montage, abondent en effets de ce genre, mais trois sont particulièrement visuels, et récurrents dans le film : le fondu enchaîné (fig. 23), l’usage des filtres (fig. 24) et l’emploi d’un projecteur pour aiguiller la lumière sur l’élément de la scène qui doit focaliser l’attention (fig. 25-26).

Fig. 23
Fig. 24
Fig. 25
Fig. 26

De manière générale, bien sûr, les couleurs, dans ce premier film en couleur de Kobayashi Masaki, jouent un rôle essentiel pour afficher l’irréalité de l’ensemble ; conformément à ses déclarations déjà envisagées plus haut[7], ces couleurs sont délibérément tout sauf naturelles – elles sont à propos, comme un pur outil narratif, qui assure en même temps la composition de séquences picturales fortes (fig. 27).

Fig. 27

Mais Kwaidan pouvait-il seulement ne pas être présentationnel ? C’est un jidaigeki 時代劇, et un film fantastique, par un réalisateur qui avait déjà la réputation de soigner considérablement le rendu esthétique de ses films dans une optique de stylisation poussée… Reste que tout cela ne se fait pas dans le vide : derrière Kwaidan, il y a au moins quinze siècles d’histoire de l’art japonais – les leçons du mentor Aizu Yaichi 会津 八一, mais aussi beaucoup d’autres choses, antiques ou plus récentes : le film est un écrin pour toutes ces œuvres.


[1]Cf. RICHIE (Donald), Le Cinéma japonais, op. cit., passim.

[2] Ibid., par exemple p. 34. 

[3] Cf. Fukazawa Shichirô, Étude à propos des chansons de Narayama, Paris, Éditions Gallimard, 2004.

[4] Qui, rappelons-le, fut justement l’assistant de Kinoshita Keisuke pendant plusieurs années.

[5] Cf. Richie Donald, Le Cinéma japonais, op. cit., passim.

[6] Cf. Hand Richard J., « Aesthetics of Cruelty: Traditional Japanese Theater and the Horror Film », art. cité.

[7] Cf. Bonneville Léo, « Entretien avec Masaki Kobayashi », art. cité.