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Pline, t. 7 : L'Antre du dieu crocodile, de Mari Yamazaki et Tori Miki

Publié le par Nébal

 

YAMAZAKI Mari et MIKI Tori, Pline, t. 7 : L’Antre du dieu crocodile, [Plinius プリニウス 7], traduction [du japonais par] Ryôko Sekiguchi et Wladimir Labaere, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2018] 2019, 188 p.

Retour à Pline, le manga historique de Yamazaki Mari et Miki Tori, avec ce tome 7 sorti récemment – reste que, la publication française ayant rattrapé son retard sur la japonaise, près de neuf mois se sont écoulés depuis ma chronique du décevant tome 6, et je ne savais plus très bien où j’en étais… Je me souvenais cependant que ce tome 6 m’avait paru au mieux médiocre – et qu’il y avait ce petit truc bizarre, qui doit sans doute tout au hasard et dont il serait absurde de vouloir déduire du sens, ce constat gratuit que, dans cette série, globalement, les volumes impairs étaient meilleurs que les volumes pairs...

 

Et, vous savez quoi ? Je crois que ça se vérifie encore une fois avec ce tome 7. Qui m’a bien plus parlé que le précédent, en tout cas, même s’il n’est pas sans défauts, loin de là. Mais, le truc… c’est que les raisons qui fondent ce jugement davantage positif sont presque diamétralement opposées à tout ce que j’avais pu dire de cette série jusqu’à présent ! Au sens où, cette fois, c’est ce qui se passe à Rome qui m’a vraiment intéressé, et dans l’entourage de Néron et Poppée, là où les pérégrinations égyptiennes de Pline et de ses larbins m’ont paru passablement fainéantes…

 

C’est que, à Rome, il se produit ici ce que l’on attendait peu ou prou depuis le premier tome – à savoir l’incendie de la Ville, en 64. On l’attendait… mais, pour ma part, je le redoutais, et je n'en faisais pas mystère en concluant ma précédente chronique, car le traitement du personnage de Néron, surtout, m’a à peu près systématiquement déçu dans cette BD, pas à la hauteur des intentions affichées de Yamazaki Mari et Miki Tori. Par chance, ils s’en tirent beaucoup, beaucoup mieux que ce que je craignais. Si je demeure indécis sur certains points (tout spécialement l’imbroglio de l’implication des juifs et parmi eux des chrétiens dans cette affaire), le traitement global de cette catastrophe m’a paru pertinent.

 

Et, un miracle pour le coup, le personnage de Néron y apparaît moins caricatural que précédemment : on nous épargne l’empereur qui joue de la lyre devant le spectacle grandiose de sa ville en proie aux flammes, et la responsabilité au moins directe de Néron dans l’incendie est pour ainsi dire écartée – si les fourberies de Tigellin et les manies artistiques du monarque guedin font que l’empereur, aussi horrifié soit-il de prime abord, se prend bientôt d’enthousiasme pour le projet de la reconstruction intégrale de Rome selon ses vœux et ses goûts.

 

Un autre personnage ressort grandi de ce traitement, et j’en suis heureux, car il s’agit de Poppée – l’ambitieuse impératrice qui m’avait tant séduit dans les premiers tomes, avant de me décevoir si cruellement dans tous les suivants : cette fois, elle retrouve du caractère, et une appréciable ambiguïté – car, dans l’entourage immédiat de Néron, elle est celle qui perçoit bien que quelque chose sent le soufre.

 

Quelque chose autour de Tigellin, sans doute – qui confirme, encore qu’au travers de non-dits, qu’il est le grand méchant dans cette affaire. Il est, typiquement, l’éminence grise plus qu’ambitieuse, qui tire les ficelles dans l’ombre, dans un jeu de manipulations complexes – il se rêve peut-être empereur, en tout cas il est partout. Une position très appréciable pour susciter ou entretenir les rumeurs qui circulent parmi les Romains accablés, l’aristocratie comme la plèbe ; ils cherchent tout naturellement des responsables, pas forcément les mêmes d'ailleurs, mais, de toute façon, identifier les coupables est difficile, et désigner des boucs émissaires plus simple et plus rapide. Néron lui-même (mais il en est qui l’apprécient et rejettent ces calomnies), Poppée peut-être (à peu près systématiquement haïe), les juifs (forcément), les chrétiens (on le sait…), les propriétaires fonciers (ah, maintenant qu’on le dit…), Tigellin pourquoi pas (qui n’est pas le moindre de ces propriétaires), ou les ex-conseillers de Néron tels Pison (idem) ou le philosophe Sénèque (pareil) – lequel s’en tire bien du fait de son amitié avec Tigellin ?

 

« S’en tire bien », de l’incendie, hein – car cette « amitié » ne vaut probablement pas grand-chose : là encore, Tigellin est partout, derrière, dans l’ombre. Dans la conjuration de Pison, qui s’élabore dans la foulée de l’incendie, et qui implique un peu par défaut le philosophe mou, qu’importe le tour pris par les événements, Tigellin en profitera : la répression de la conjuration tient en effet à la fois du coup d’État et de la purge – et Sénèque y passera comme les autres. Un personnage bien falot, pour le coup : mélancolique sans doute (un stoïcien a-t-il le droit d’être mélancolique ?), mais en même temps un peu con-con dans son apathie, qui relève assez clairement du refus de voir les choses en face ; à la fin de ce tome, il erre dans les jardins de Pline, et contemple la ciguë, avec les réminiscences que l’on suppose…

 

Mais Pline, justement ? Il est bien loin de tout ça – il est en Égypte. Ceci dit, même là-bas, certes avec un retard nécessaire (dont les auteurs jouent plus ou moins bien ? La chronologie de ces épisodes n’est peut-être pas très rigide...), la nouvelle de l’incendie atteint les voyageurs. Elle accable Félix, comme de juste, qui tente même la sottise de partir seul, en pleine tempête dans le désert – de très belles pages, graphiquement –, pour retourner en Italie et y veiller sur son acariâtre mais adorée épouse et leurs enfants ; lesquels sont, ainsi que le médecin de Pline, des personnages de choix pour peser les effets de l’incendie avec un point de vue diamétralement opposé à celui de la cour impériale et de l’élite aristocratique.

 

Mais, comme de juste là encore, le désastre laisse Pline lui-même indifférent – une réaction qui ne surprendra pas, de la part de notre naturaliste psychopathe, mais qui est peut-être plus que jamais chargée d’ironie, car l’incendie de Rome, aussi bien thématiquement que graphiquement (notamment dans les pages en couleur qui ouvrent le volume), renvoie sans doute aux éruptions volcaniques qui émaillent le récit depuis le premier tome – qui évoquait d’emblée, quinze ans plus tard, en 79, l’éruption du Vésuve qui noierait Pompéi sous les cendres, et, avec, le héros de cette histoire.

 

C’est là ce qui se produit de plus intéressant pour Pline et les siens dans ce volume 7. Le reste, hélas, n’emporte pas vraiment l’adhésion, car l’Égypte visitée par la petite troupe relève beaucoup trop de la caricature – cultes étranges, labyrinthes sous les pyramides, crocodiles, etc. ; c’est très Indiana Jones, d’une certaine manière (voire Tintin, avec le coup de théâtre impliquant la chatte Gaïa), mais sur un mode relativement fainéant.

 

Le contraste avec ce qui se produit à Rome n’en est que plus saisissant – et, oui, cela produit bien cet effet très inattendu pour moi : contrairement à ce que j’ai pu dire de chaque volume ou presque de cette série depuis disons le tome 2, dans celui-ci, c’est ce qui se passe à Rome, autour de Néron et compagnie, qui est intéressant, là où ce qui se passe autour de Pline est globalement indifférent…

 

À la fin de ce volume, nos héros prennent toutefois la route d’Alexandrie : espérons que la confrontation du naturaliste à ce haut lieu du savoir saura ramener sur le devant de la scène ce qui jusqu’à présent faisait le sel de cette série, à savoir la science et la pseudo-science de l’Histoire naturelle. Qu'en sera-t-il du thème de la destruction de la bibliothèque ? La question semble toujours débattue, mais je suppose que les auteurs pourront jouer de ce thème, en miroir de l'incendie de Rome...

 

Ce septième tome est donc surprenant à plus d’un titre – mais, avec ses défauts indéniables, il se montre en définitive plutôt convaincant ; bien plus en tout cas que le volume précédent.

 

Pline est une série très inégale, et chaque tome me fait me poser la question si cela vaut le coup de poursuivre – mais, oui, celui-ci m’y incite, décidément. Alors on verra bien, un de ces jours, si le tome 8 poursuit cette étrange alternance du bon et du moins bon…

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Ikki : Coalitions, ligues et révoltes dans le Japon d'autrefois, de Katsumata Shizuo

Publié le par Nébal

Ikki : Coalitions, ligues et révoltes dans le Japon d'autrefois, de Katsumata Shizuo

KATSUMATA Shizuo, Ikki : Coalitions, ligues et révoltes dans le Japon d’autrefois, [Ikki 一揆], introduction, traduction [du japonais] et notes de Pierre-François Souri (avec la collaboration d’Inde Tadao et Nakajima Keiichi), Paris, CNRS Éditions, coll. Réseau Asie, série Japon, [1982] 2011, 268 p.

Allez, un peu d’histoire du Japon, aujourd’hui – ça faisait longtemps... Et pour le coup sur un sujet relativement « pointu », ou du moins est-ce l’effet que peut produire ce livre en français : au Japon, il a pourtant été publié initialement dans une collection de poche, qui, sans en faire le moins du monde un ouvrage léger ou même à ce compte-là de vulgarisation, lui a assuré tout de même un certain écho.

 

Il faut dire que le sujet des ikki – mot derrière lequel on range, en gros, essentiellement des mouvements de révolte paysans du moyen âge et de l’époque d’Edo, qui peuvent faire penser à nos jacqueries, mais cela va en fait bien au-delà (les paysans n’étaient pas les seuls impliqués, les ikki pouvaient être urbains, etc.) –, ce sujet donc a été beaucoup traité là-bas, et de manières très différentes. Ici, l’introduction de Pierre-François Souyri, auteur notamment d’une très bonne Histoire du Japon médiéval, et qui traduit le présent ouvrage dû au médiéviste japonais Katsumata Shizuo, cette introduction donc se montre particulièrement précieuse, qui permet de se faire une idée de l’historiographie sur le sujet – car elle est complexe, et déterminante pour bien apprécier l’écho que ce (relativement) petit livre a pu rencontrer à sa sortie en 1982.

 

Les ikki, initialement, n’intéressaient pas les historiens « traditionnels » de Meiji. Ceux-ci avaient hérité de leurs précurseurs imprégnés de néo-confucianisme une conception très événementielle de l’histoire, qui s’intéressait aux « grands hommes » et aux faits politiques. Dans leur conception, les ikki ne pouvaient être, au mieux, qu’un symptôme de « mauvais gouvernement », et du temps de Meiji ils étaient donc fort pratiques pour dénigrer le régime shogunal, mais il n’y avait rien de plus à en dire, et il aurait même été de mauvais goût de le faire : c’était, dans tous les sens du terme, un sujet « vulgaire ».

 

Mais cette perspective a évolué en même temps que l’approche de la science historique changeait : des historiens progressistes, à la même époque, se sont mis à évoquer le sujet, sous un jour différent, qui ont montré que les ikki ne pouvaient pas simplement être envisagés comme des épiphénomènes, mais avaient leur propre valeur, non négligeable, et traduisaient des réalités sociales et historiques autrement complexes que le tableau bien lisse et focalisé sur l’élite que perpétuaient toujours les historiens traditionnels.

 

Sans surprise, la matière a été bouleversée par l’historiographie marxiste – surtout après 1918, quand des « émeutes du riz » ont réveillé le souvenir des ikki du moyen âge ou de l’époque d’Edo. Les ikki s’inscrivaient alors dans la logique du matérialisme historique, et étaient un symptôme de la lutte des classes plutôt que du « mauvais gouvernement » à proprement parler. Cette approche a été déterminante et fructueuse, notamment en incitant la discipline historique japonaise à se tourner vers les éléments économiques et sociaux, approche qui a peut-être surtout payé en histoire locale. Car cette approche, à terme, et de manière plus générale, avait ses propres défauts : l’idéologie y jouait une part importante, qui a pu biaiser les recherches, par exemple en mettant trop l’accès sur l’idée de lutte des classes (là où les ikki étaient des mouvements plus divers socialement), ou en postulant l’échec de ces mouvements dans la logique du matérialisme historique. Les travaux précurseurs des années 1920 ou 1930, cinquante ans plus tard, avaient laissé la place à des héritiers un peu trop sclérosés par l’idéologie… et aveugles à certains aspects d’un phénomène trop complexe pour rentrer parfaitement dans des nomenclatures rigides.

 

D’autres approches étaient pourtant envisageables. À peu près à l’époque où le marxisme faisait son apparition dans la discipline historique au Japon, un autre courant, dans la lignée de Yanagita Kunio, le fondateur de l’anthropologie japonaise moderne, entendait approcher la paysannerie et la ruralité sous un prisme différent. Ces auteurs, très assidus dans l’histoire locale, reprochaient notamment aux historiens marxistes (et sans doute à d’autres parmi leurs précurseurs) de n’envisager le monde paysan qu’au regard de ses crises – dont les ikki étaient probablement l’exemple le plus frappant. Pour ces auteurs critiques, il importait au moins autant et probablement davantage d’envisager la paysannerie dans sa « normalité », dans son quotidien – étudier les ikki était utile, mais se focaliser sur ces mouvements parfois très violents biaisait nécessairement l’approche du phénomène paysan global ; et on ne pouvait sans doute pleinement appréhender les ikki si l’on faisait abstraction des pratiques et des idées du monde paysans hors crises – et c’était bien là ce qu’il fallait critiquer notamment chez les historiens marxistes.

 

Vers les années 1970-1980, un nouveau courant s’est développé, souvent qualifié d’ « histoire sociale », qui a fait la part des choses dans tout cela. L’ouvrage de Katsumata Shizuo s’inscrit globalement dans cette nouvelle approche, et son analyse des ikki en témoigne : l’auteur n’exclut certes pas les dimensions politiques, économiques et sociales du phénomène, mais celles qui l’intéressent le plus ici tiennent essentiellement aux rituels, à la symbolique et à la pratique, au droit aussi – et c’est en conjuguant ces différentes approches que l’on peut, si l’on y tient, dériver, d’une certaine manière, un discours politique éclairant pour le Japon contemporain et éventuellement au-delà.

 

Mais, avant d’en arriver là, il faut remonter aux origines. Quand on parle d’ikki, généralement, on fait référence à des mouvements d’ampleur des époques Muromachi et Sengoku ou Azuchi-Momoyama, disons « le moyen âge japonais », puis de l’époque d’Edo, davantage envisagée comme « époque moderne » – et ces deux temps de l’histoire des ikki sont assez différents. Mais, pour Katsumata Shizuo, non seulement il faut remonter bien plus loin, mais, en outre, il ne faut pas se focaliser excessivement sur la seule paysannerie.

 

En effet, pour l’auteur, ce qui constitue l’ikki à proprement parler, c’est le fait de « jurer ensemble ». Et, à ce compte-là, on peut relever des ikki, datant de Heian (voire de Nara ?) ou de Kamakura, dans d’autres couches sociales que la paysannerie, et qui ont probablement influencé cette dernière dans ses pratiques ultérieures. Il y a alors des ikki de guerriers, si cette dernière notion évolue alors rapidement, mais, ce qui retient le plus l’attention de l’auteur, ce sont les ikki de moines bouddhistes. Dans divers monastères, et non des moindres, on voit en effet des moines jurer, et selon un rituel presque immuable : on émet ensemble une revendication, on l’écrit, tout le monde la signe (et sans distinctions de rang), on brûle la pétition, on en mêle les cendres à de l’eau, et tout le monde boit cette dernière – ce « rituel de l’eau » est très répandu, et on le retrouvera dans les ikki paysans.

 

Or il y a toute une manière de penser derrière ce rituel. Les moines qui boivent l’eau, consciemment ou pas, font appel à des « souvenirs » plus ou moins exacts du bouddhisme primitif, et en dérivent la valeur supérieure du principe d’unanimité : une décision qui est prise par tous est forcément légitime, en fait on ne saurait concevoir légitimité plus importante – il y a quelque chose, là-bas, du vox populi, vox Dei, encore que cet adage latin trouve probablement davantage à s’appliquer aux ikki paysans ultérieurs, mais justement parce qu’ils perpétueront cette pratique et ce sentiment. Pourtant, la notion évolue – car, bientôt, le principe d’unanimité se transforme en principe majoritaire. Pour les moines, il n’y a pas là de contradiction : la décision prise à la majorité bénéficie de la légitimité de l’unanimité – car ceux qui ont voté différemment se plient à la décision majoritaire, et, dès lors, font tout pour la défendre même si elle ne leur plaisait pas initialement.

 

Or il faut revenir sur l’idée qu’il n’y a pas de distinctions de rang dans ces ikki de moines, parce qu’il en restera quelque chose dans les ikki paysans – où les tenanciers les plus humbles se retrouveront souvent associés à des petits propriétaires terriens, à des jizamurai, parfois là aussi à des moines, sans que le serment ne témoigne de leurs différences de statut : ils sont tous au même niveau. Et c’est probablement là encore quelque chose qui a pu être influencé par le bouddhisme primitif (je suppose que le Shintô a pu aussi y avoir sa part).

 

L’auteur voit dans cette pensée de la légitimité et de l’unanimité une forme de principe démocratique qui éclaire la démocratie japonaise contemporaine – mais il aura aussi l’occasion de montrer combien les mouvements de révolte tels que les ikki ont toujours accordé un rôle prépondérant à cette idée d’une légitimité « automatique », d’une certaine manière : du simple fait qu’ils jurent ensemble, les paysans révoltés expriment une légitimité absolue et incontestable – au point de l’incompréhension fondamentale et mutuelle, quand ils doivent faire face à la répression par les autorités, et leur « monopole de la violence légitime », pour citer Max Weber.

 

Mais, justement, il y a là d’emblée un aspect politique intéressant de ce discours, et qui vient nuancer voire contredire l’approche notamment marxiste des ikki. Celle-ci ne pouvait que relever combien les ikki, ces mouvements populaires, avaient pu effrayer les puissants, et, dans le cadre de l’historiographie japonaise, c’était donc déjà quelque chose : les ikki n’étaient pas que des épiphénomènes symptomatiques d’un « mauvais gouvernement », ils étaient des aspects de la lutte des classes, et parfois étrangement efficaces car finalement organisés dans leur fonctionnement, plutôt que véritablement spontanés ; en se fédérant, les ikki ont pu exercer le véritable pouvoir effectif sur de vastes provinces pendant des années, voire des décennies – et tant pis pour les « grands hommes », l’élite guerrière ; tant pis aussi et surtout pour le mythe encore largement perpétué aujourd’hui d’un Japon par essence « soumis » à ses dirigeants, un des stéréotypes les plus tenaces en la matière… Cependant, l’historiographie marxiste japonaise tendait semble-t-il à conclure à « l’échec » des ikki – pour des raisons idéologiques que je serais bien en peine de détailler outre mesure. L’approche de Katsumata Shizuo est différente – et, dans ce principe démocratique et ce questionnement de la légitimité via l’unanimité, même dégradée en majorité, il voit donc quelque chose qui a pu se montrer déterminant dans l’histoire politique du Japon contemporain, même si d’abord de manière plus ou moins insidieuse.

 

Mais il s’intéresse avant tout, ici, aux rituels et à la symbolique – car le « rituel de l’eau » n’est pas le seul. Les ikki paysans témoignent d’autres pratiques, mais, dans l’esprit de l’auteur, elles renvoient pour la plupart à cette notion centrale de légitimité. Ainsi, par exemple, il relève que les paysans qui constituent un ikki le font de manière très solennelle, mais en usant d’une symbolique à première vue ambiguë, notamment en ce qui concerne les costumes. Katsumata Shizuo, dans les nombreuses sources locales qui sont à l’origine de son argumentaire, relève que les paysans révoltés usent d’un costume particulier : manteau de pluie, large chapeau conique, parfois une étole blanche qui leur masque le visage. À l’en croire, ces atours vestimentaires ont une signification, les paysans ne les emploient pas seulement parce qu’ils sont « pratiques » et aisément disponibles : ils constituent en fait les attributs d’un personnage qui, d’une certaine manière, « sort du monde », ce dont le tissu qui dissimule leur visage témoigne tout particulièrement, car, bien avant d’être un moyen de se prémunir des investigations des autorités désireuses d’identifier les insoumis, c’était un signe distinctif traditionnel des lépreux (parmi d’autres, dont des vêtements de couleur orange sauf erreur, dont les paysans révoltés se revêtent parfois, d’ailleurs). Mais ce statut « hors-castes », qui pouvait temporairement les associer aux hinin et eta, avait des implications symboliques plus complexes, aux conséquences politiques notables : en fait, si revêtir ce costume excluait de la société des hommes, de manière plus ou moins « magique », il conférait aussi à qui l’arborait des attributs non humains et en fait d’essence supérieure – Katsumata Shizuo relève ainsi que, dans bien des cas, et notamment en lien avec ce costume, les paysans révoltés comme ceux contre lesquels ils s’insurgeaient multipliaient les références aux tengu, ces êtres mythiques tenant de l’homme et du corbeau, et dotés de pouvoirs hors-normes ; le costume, d’une certaine manière, conférait aux paysans ces pouvoirs – mais ils en dérivaient là aussi une forme de légitimité supérieure ; en fait, très concrètement, certaines sources évoquent clairement l’idée que les paysans membres des ikki, au travers de divers rituels, étaient comme « habités » par des divinités, tout bonnement, le temps de leur révolte. La légitimité « automatique » dérivée du principe d’unanimité était ainsi redoublée d’une autre légitimité, d’ordre davantage magico-religieux, mais d’essence tout aussi « supérieure ».

 

Mais les ikki évoluent – parce que la société japonaise dans laquelle elles germent change, notamment aux plans, pas seulement politique, mais aussi et surtout économique et juridique. Le chaos de la fin de Muromachi, ou de la période dite Sengoku, des « provinces en guerre », incite sans doute les paysans à se fédérer en ikki, puis les ikki entre eux, pour assurer « l’ordre » quand les seigneurs théoriques ne sont pas en mesure de le faire, mais cela va au-delà – et c’est bien pourquoi ce sont d’abord ces ikki sur lesquels on met traditionnellement l’accent (plus tard, ceux d’Edo seront d’un ordre un peu différent).

 

Les ikki, traditionnellement, à vrai dire ceux des paysans comme ceux des moines, étaient souvent liés aux déprédations commises par de mauvais intendants, préfets, etc., qu’il s’agissait de démettre : les ikki réclamaient le départ de l’administrateur, et, plus qu’à leur tour, ils obtenaient gain de cause. Mais ces déprédations reprochées, au premier chef, étaient souvent d’ordre fiscal : il s’agissait de rejeter des impositions nouvelles ou excessives. Ce trait demeurera tout au long de l’histoire des ikki, mais, vers cette époque, il commence à être associé à d’autres aspects de la question – parce que le rapport à la terre, en même temps que l’économie rurale et la conception même du droit de propriété, évoluent.

 

En effet, un terme qui revient souvent dans les revendications des ikki est celui du « gouvernement vertueux » : les paysans réclament des autorités, sous cet intitulé, un « acte de grâce », autre moyen de désigner en fait, de manière systématique, l’abolition des dettes et la récupération des terres mises en gage. En effet, vers cette époque, dans les campagnes, certains individus développent une activité de prêt à intérêt – les aubergistes et les brasseurs de saké, notamment… mais aussi certains monastères pas très scrupuleux ! Les paysans, confrontés à un système d’imposition nouveau, sont souvent contraints de recourir à leurs prêts, et s’endettent drastiquement, très vite. Ils forment alors un ikki, réclamant l’abolition des dettes (et, sous Edo, on trouvera certaines allusions significatives au fait qu’il s’agit d’abolir toutes les dettes, pour tout le monde), et la restitution des terres vendues ou mises en gage. Là encore, il leur arrive régulièrement d’obtenir gain de cause – et les autorités anticipent même parfois les revendications ou à vrai dire la simple constitution des ikki en émettant d’elles-mêmes de telles lois de « gouvernement vertueux » (notamment, relève l’auteur, en périodes de crise… ou quand le calendrier, ou tel signe astronomique, laissent entendre que l’année sera « mauvaise », pour des raisons là encore magico-religieuses).

 

Cela peut nous paraître étonnant, aujourd’hui, mais Katsumata Shizuo explique ce phénomène de manière assez lumineuse : recourant aussi bien à l’Essai sur le don de Marcel Mauss qu’aux études de ses compatriotes sur le droit médiéval, il établit bien que tout cela témoigne d’une conception du droit de propriété, et de l’acte de vente, différente de celles auxquelles nous a habitué le droit contemporain, dans la lignée de l'essor du capitalisme – car c'est bien ce qui se produit alors. Dans ce contexte, il est en fait parfaitement normal que la terre « revienne », qu’on ne la laisse pas « filer », parce qu’elle avant tout liée à la famille, ainsi qu’à l’usage effectif ; et, au fond, le cas du Japon ici n’est pas si différent de celui de la France, qui a connu des institutions comme le retrait lignager – et Marcel Mauss, parmi d’autres, avait étudié le droit coutumier pour le mettre en évidence. On pèse ici combien la conception moderne et actuelle du droit de propriété n’a absolument rien de « naturel » et d’inaltérable, quoi qu'on en dise… Et il faut relever qu’à cet égard l’alliance entre les petits tenanciers et des paysans davantage prospères pouvaient se perpétuer, avec des ennemis communs en la personne des prêteurs – les samouraïs ruraux étant également de la partie, le cas échéant, et parfois des religieux.

 

Mais cette nouvelle conception du droit de propriété, avec ses corollaires, se développe bel et bien au Japon vers cette époque – et la contradiction insoluble entre cette nouvelle approche et la traditionnelle génère de nombreux ikki.

 

Qui tendent par ailleurs à devenir plus violents… Les ikki initiaux, ceux des moines notamment, n’étaient certes pas exempts de démonstrations de force : les moines qui manifestaient par milliers, en emportant sur des sortes de palanquins des statues de divinités et de bouddhas (ils n’étaient donc à cet égard pas du tout différents des paysans se changeant plus ou moins en tengu ou se laissant temporairement habiter par des divinités, le rituel avait exactement le même objectif au regard de la légitimité comme de l’intimidation), ces moines donc constituaient un spectacle intimidant mais aussi assez récurrent – ils faisaient souvent plier leurs adversaires de la sorte, mais des violences plus concrètes pouvaient éclater à l’occasion. À vrai dire, ces moines étaient une plaie endémique, notamment aux environs de la capitale – un problème auquel Oda Nobunaga a apporté une solution brutale…

 

Mais il en allait de même pour les paysans. Initialement, les ikki ruraux se contentaient le plus souvent de menacer de « faire la grève » ou de déguerpir en masse (via le rituel consistant à « étaler les bambous », à la symbolique complexe) ; et les juristes d'alors stipulaient que c'était là un droit inaliénable des paysans. Ces menaces, parfois mises en pratique, sont, au sens juridique, des « violences », mais pas exactement comme nous l’entendons le plus souvent… Or les violences au sens où nous l'entendons couramment se développent – et les ultimes ikki de la période d’Edo franchiront encore une étape en l’espèce, en se montrant parfois sanglants, toujours destructeurs. Cependant, juste après Oda Nobunaga, il faut sans doute mentionner la « chasse aux sabres » menée par Toyotomi Hideyoshi, qui visait à désarmer les paysans – et a constitué une première étape vers l’établissement du système de castes assez rigide du shogunat Tokugawa ; mais c’est une question très complexe, et éventuellement plus ambiguë qu'il n'y paraît, que je ne me sens vraiment pas de développer ici…

 

Quoi qu’il en soit, les violences des ikki pèsent d’abord essentiellement sur les biens matériels : on s’en prend aux entrepôts monopolisant le riz, aux brasseries, aux auberges, mais donc aussi à certains monastères – très souvent, on y met le feu. Il y avait probablement un aspect très pratique à cet égard : il s’agissait de détruire les documents témoignant des dettes, des prêts et des mises en gage, pour les « invalider »… Parfois, le geste était précédé d’une simple menace, soit une offre de négociation, mais, au fil des siècles, les ikki ne se sont pas toujours embarrassés de cette première étape, incendiant immédiatement les bâtiments qui symbolisaient leur endettement, et en abritaient les preuves concrètes. Mais les destructions pouvaient aller bien au-delà, notamment durant l’époque d’Edo.

 

Il faut cependant relever une chose, d’importance : ces dégradations ne relevaient qu’exceptionnellement du vol ou du pillage à proprement parler – en fait, un document intéressant (datant d’Edo sauf erreur) fait état du discours d’un meneur qui enjoint ses camarades à ne pas piller, mais bien à « tout casser », texto ; or le même document, en même temps, développe le discours envisagé plus haut quant à la légitimité « automatique » du mouvement, et prend soin d’inclure parmi la classe opprimée qui se révolte absolument tout le monde, paysans de toute condition et guerriers de rang inférieur – et jusqu’à certains petits aristocrates et moines, en réclamant, on l’a vu, un acte de « gouvernement vertueux » qui bénéficierait à tous ceux-là (et notamment, faut-il entendre, pas aux seuls petits paysans – car à ce stade il s’agissait de se faire des alliés… et de les conserver aussi longtemps que possible !). Quoi qu’il en soit, il y a donc des aspects aussi bien matériels que symboliques dans ces destructions.

 

Maintenant, les violences pouvaient aller bien au-delà, et s’en prendre cette fois aux personnes – de plus en plus fréquemment semble-t-il. Bientôt, incendier l’auberge, la brasserie de saké, etc., ne suffit plus, et la foule des paysans révoltés lynche quantité de prêteurs. Il faut dire que, durant la période particulièrement troublée qui clôt le moyen âge japonais, les seigneurs de guerre montraient l’exemple à cet égard – et les ikki ont été impliqués dans des opérations d’ordre proprement militaire ; on a pu relever, d’ailleurs, qu’en bien des occasions ils ont tenu plus longtemps qu’on ne l’imaginait, repoussant sans vergogne les assauts de seigneurs de la guerre convaincus qu’ils écraseraient sans peine ces paysans en armes, et qui repartaient la queue entre les jambes !

 

Mais le contexte général de ces luttes a pu avoir un rôle à cet égard : la guerre d’Ônin (1467-1477), tout particulièrement, avec son image si désastreuse, a pu inciter non seulement les paysans à prendre les armes, le cas échéant pour assurer « l’ordre », d’ailleurs ! mais aussi à teinter leur discours d’autres connotations, plus inédites, et pourtant d’une certaine manière dans la continuité de la revendication périodique du « gouvernement vertueux ». C’est que cette dernière expression prend alors un sens plus abstrait, en même temps qu’elle est associée à une autre, de plus en plus fréquente, et tout particulièrement lors de l’époque d’Edo : celle réclamant la « rectification du monde ».

 

Il s’agit d’un discours politique plus global, aux soubassements religieux marqués – en fait, il y a une composante qu’on pourrait qualifier de « millénariste » dans cette revendication : à maintes reprises, des prédicateurs bouddhistes n’ont pas manqué d’identifier dans l’époque qui était la leur celle de la « Fin de la Loi », comme par exemple dans la deuxième moitié du XIIe siècle, qui a vu le régime aristocratique de Heian s’effondrer et céder la place au Japon des guerriers ; et c'est à nouveau ce qui s'est produit alors, quoi peut-être dans une optique davantage populaire. Comme on l’a vu plus haut, cette approche intervient d’ailleurs tout spécialement lors de périodes de crises marquées, pas toujours seulement politiques d’ailleurs : les grands tremblements de terre suscitent plus qu’à leur tour ce genre d’ikki, qui ajoutent à la symbolique du tengu celle du poisson-chat, animal pris dans sa forme mythique et que l’on rend traditionnellement responsable des séismes, ce qui en fait un symbole moralement ambigu, mais aussi fort adéquat, de la destruction suscitant le renouveau). Ceci, d'autant que ces crises pouvaient simplement être « annoncées » par des phénomènes tels que le passage d’une comète ou le fait d’atteindre une année « mauvaise » dans le calendrier traditionnel (ce qui incitait les autorités et les érudits à mille manœuvres en forme de « tricheries » pour tenter de circonvenir le mauvais sort cyclique – comme la déclaration d’une nouvelle ère…).

 

Ces derniers mouvements sous Edo avaient donc une ampleur probablement plus vaste que leurs prédécesseurs médiévaux, aux plans matériel et symbolique – ils ont pu, par ailleurs, contribuer à rendre la conception des ikki un peu plus floue, prise globalement. Mais ces émotions populaires ont bientôt eu des conséquences marquées : si elles n’ont pas suscité la restauration de Meiji, elles ont du moins témoigné, toujours un peu plus, des difficultés notamment d'ordre économique rencontrées par le régime Tokugawa, et, de manière très significative, au XIXe siècle, des administrateurs, etc., s’associent à des ikki, voire les génèrent ; dès lors, le processus devant déboucher sur la chute du shogunat devenait plus tangible.

 

À vrai dire, la restauration de Meiji pouvait constituer, pour certains, une occasion marquée de « rectifier le monde » ; il n’est pas dit que les paysans en aient tant profité – dans l’immédiat du moins. Mais Katsumata Shizuo nuance donc l’idée d’un « échec » des ikki – et pèse leur influence possible sur le Japon contemporain, a fortiori quand il s’est agi, sous Taishô, puis sous Shôwa après 1945, de démocratiser le Japon, sur la base donc de principes parfois anciens, et pas nécessairement de nature purement exogène, comme certains étaient (et sont peut-être toujours ?) portés à le croire.

 

Ceci, bien sûr, outre l'importante réforme agraire qui  suivit la défaite ; en fait de mesure imposée par l'occupant américain, elle n'était pas sans précédents au moins théoriques dans l'histoire du Japon, et Katsumata Shizuo relève à plusieurs reprises que les revendications des ikki tendaient à aller dans ce sens sous Edo.

 

Bien sûr, je ne suis pas en mesure de juger aussi bien des apports de Katsumata Shizuo que de la pertinence de son analyse, ne disposant absolument pas du bagage pour ce faire – et j'espère d'ailleurs ne pas avoir dit trop de bêtises dans ce compte rendu... Il semblerait que, si le livre a marqué son époque et l’historiographie du Japon médiéval, au-delà d'ailleurs du seul sujet des ikki, il a pu être nuancé depuis (il a pas loin de quarante ans, après tout…) : l’auteur appelait de ses vœux de telles critiques en concluant son ouvrage.

 

Quoi qu’il en soit, c’est là une lecture très intéressante, et il est appréciable que ce genre d’ouvrages soit disponible en français – à cet égard, il faut d’ailleurs louer encore une fois l’introduction de Pierre-François Souyri, qu’on est porté à juger indispensable en la matière. Très intéressant.

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Peleliu, Guernica of Paradise, vol. 3, de Kazuyoshi Takeda

Publié le par Nébal

Peleliu, Guernica of Paradise, vol. 3, de Kazuyoshi Takeda

TAKEDA Kazuyoshi, Peleliu, Guernica of Paradise, vol. 3, [Peleliu – Rakuen no Guernica ペリリュー~楽園のゲルニカ~], avec le concours de M. Masao Hiratsuka, traduction [du japonais par] Satoko Fujimoto, [s.l.], Vega, coll. Seinen, [2017] 2019, [208 p.]

Troisième tome de Peleliu, Guernica of Paradise, le manga de guerre de Takeda Kazuyoshi, qui narre les horreurs de la bataille de Peleliu, durant la guerre du Pacifique, en employant un trait enfantin caractéristique, naïf et « super-deformed », qui pourtant n’atténue en rien la violence et l’horreur des événements, l’absurdité scandaleuse de cette boucherie au cours de laquelle le haut commandement japonais a sacrifié des milliers de ses soldats de réserve en ayant parfaitement conscience que la bataille ne pouvait en aucun cas être gagnée.

 

Quand ce tome 3 débute, cela fait bien longtemps que la bataille a commencé – et s’agit-il à vrai dire encore d’une bataille ? Les soldats japonais qui survivent tant bien que mal, par petits groupes, dans les complexes réseaux de grottes de l’île, ne sont pas ravitaillés – cela vaut pour les armes comme pour les vivres ou les médicaments. Vers la fin du volume, un rapport du quartier général fait état de ce que les soldats supposés assurer sa défense ne disposent plus que de pistolets et de vingt balles… Dès lors, dans ce troisième tome, nous ne voyons en fait jamais, sauf erreur, les soldats japonais faire usage de leurs armes contre leurs adversaires américains ; en fait, de manière assez caractéristique, nous ne les voyons vraiment sortir leurs armes que contre eux-mêmes – parce qu’ils se disputent entre eux de la nourriture, notamment, ou parce qu’ils se suicident, en fin de compte.

 

Nous voyons en revanche les soldats américains tirer au canon, à la mitrailleuse ou au lance-flammes sur les soldats japonais – mais on aurait bien tort d’en dériver une lecture manichéenne ou quoi que ce soit du genre : le propos n’est tout simplement pas là. En fait, si le soldat Tamaru et ses camarades sont horrifiés de découvrir que des soldats américains ont mutilé des cadavres japonais pour leur dérober leurs dents en or, ce qui va dans le sens de la propagande impériale qui présente les Américains comme des barbares cruels et sans honneur (un moyen de dissuader les soldats nippons de se rendre à l’ennemi – un parmi tant d’autres, en fait, mais la question est abordée à plusieurs reprises dans ce tome 3, s’il s’agit toujours de conclure à l’impossibilité de ce geste), mais ils découvrent presque immédiatement ensuite des cadavres de soldats américains mutilés par des soldats japonais – qui leur ont tranché la bite et la leur ont enfoncée dans la bouche… L’horreur exprimée (en anglais) par les soldats américains devant ce spectacle répugnant vaut bien celle de Tamaru devant le cadavre japonais dont on a agrandi le sourire...

 

Et ce qui terrifie le plus Tamaru dans cette histoire, au fond, c’est peut-être la prise de conscience que lui-même, le gentil garçon un peu gauche, timide, incapable de faire du mal à une mouche, pourrait se transformer en une brute de cet ordre – la faim, tout spécialement, pourrait lui faire perdre la tête. Jusqu’à présent, il a eu « de la chance », si l’on ose dire, en trouvant régulièrement de quoi boire et de quoi manger – mais il sait parfaitement que cela ne durera pas éternellement, et il a croisé sur son chemin nombre de soldats japonais paniqués, des jeunots qui n’ont jamais connu le feu et qui ne savent absolument pas quoi faire. La possession d’un sac de riz génère l’envie, parfois l’agressivité ; même avec des larmes dans les yeux, on peut menacer son camarade pour l’en délester – on peut même l’attaquer. Et il y a aussi ces personnages plus cyniques, comme surtout le caporal-chef Kosugi, qui survit seul depuis le début de la bataille – il n’est pas à un stratagème près pour prolonger encore cette situation, ne ressent rien pour les autres soldats japonais, et n’hésiterait pas un seul instant à les sacrifier.

 

Mais, à terme, la mort est une certitude – et les soldats japonais, quand ils ne se préoccupent pas de trouver quelque chose à manger, se préoccupent de mourir « de la bonne manière », de sorte que leur famille touche une pension ; ils y reviennent sans cesse, et on a l’impression, à ce stade, qu’ils veulent mourir, pour que les leurs touchent cette dérisoire compensation (un thème qui me renvoie, d’une certaine manière, à l’essai Morts pour l’Empereur de Takahashi Tetsuya). Une situation absurde, qui justifie la mise en scène de tant de morts absurdes, comme dans les deux premiers tomes.

 

L’absurdité de la situation, à vrai dire, frappe de plein fouet Tamaru dans cette scène particulièrement éprouvante au cours de laquelle, retournant dans la vaste grotte où il s’était longtemps réfugié en compagnie de nombreux autres soldats japonais, il découvre qu’elle a été prise d’assaut et qu’il n’y reste absolument rien : ce qui n’a pas « disparu » a brûlé, et cela inclut notamment ces lettres mensongères qu’il avait rédigées en tant qu’attaché au mérite…

 

Tamaru, à son niveau de soldat de première classe, est ainsi bien placé pour entrevoir l’absurdité révoltante de la propagande impériale – s’il n’est certainement pas en mesure de se rebeller : c’est tout bonnement impensable. Mais le QG de Peleliu est dans la même situation : il savait pertinemment que la bataille était perdue d’avance, mais cela fait alors des semaines que les soldats japonais se font massacrer sans être le moins du monde ravitaillés, en armes, en vivres, en médicaments… Depuis quelque temps déjà, le QG réclamait aux autorités impériales l'autorisation de procéder à un « honorable effacement ». Mais le commandement impérial ne veut pas en entendre parler : oui, tous les soldats japonais de Peleliu mourront – mais ils doivent retarder cette mort aussi longtemps que possible : le bon soldat de Sa Majesté Impériale souffre sans se plaindre. En compensation, parfaitement dérisoire, le contingent de Peleliu reçoit les « Félicitations Impériales », un honneur recherché – mais que ces félicitations soient adressées onze fois aux soldats de Peleliu, un nombre record, en dit en fait long sur ce qui se passe sur cette île des Philippines…

 

Quand ce troisième tome s’achève, cependant, le nom de code a été lâché : « Sakura, sakura », soit la fleur de cerisier, symbole traditionnel du Japon, la fleur qui n’est jamais aussi belle que quand elle meurt, et dont le caractère éphémère même contribue à la beauté… Et se dessine dès lors une autre horreur : celle d’un contingent bientôt contraint de marcher de lui-même vers sa propre mort… à vrai dire envisagée comme une délivrance par beaucoup ; mais le sera-t-elle toujours, au moment d'accomplir véritablement le geste fatidique ?

 

La lecture de ce troisième tome est au moins aussi éprouvante que celle des deux premiers. En fait de manga de guerre, c’est l’antithèse de la soupe que le sujet militaire suscite bien trop souvent, notamment dans un certain cinéma américain : Peleliu ne parle pas, jamais, d’héroïsme – car il n’y a rien d’héroïque dans tout cela ; il ne sort jamais les flonflons patriotiques, parce que le dévouement à la patrie y est présenté pour l’horrible et irrationnelle imposture qu’il est toujours.

 

Mais cela ne signifie pas que l’émotion en est absente, sur d’autres modes – dépressifs, dérisoires, drôles mais absurdement. Le dessin de Takeda Kazuyoshi y participe, d’ailleurs – pas aussi simple qu’il en a l’air, et certainement pas simpliste : l’épuisement moral de Tamaru découvrant la grotte ravagée au lance-flammes a de quoi vous serrer le cœur.

 

Mais, en une occasion, le propos se fait un tout petit peu plus léger – quand les soldats égarés découvrent que Tamaru est un dessinateur (lui-même, à ce stade, s’est rendu compte qu’il arrivait au bout de son carnet, et cette perspective l’abat presque aussi sûrement qu’une balle américaine, ou la faim lui brûlant le ventre), et lui demandent de leur faire des dessins… de femmes. Nues. Blanches, blondes… Un camarade, pourtant, lui demande un autre dessin : celui de son père décédé, de sa mère, de sa sœur à la constitution fragile ; ses photos sont passées, elles sont en train de disparaître – le dessin de Tamaru contribuera à préserver leur image…

 

Et c’est bien entendu ce que fait le manga de Takeda Kazuyoshi. Ce troisième tome de Peleliu, Guernica of Paradise est à la hauteur des deux premiers : terrible, poignant, révoltant, déprimant.

 

Juste.

 

Nécessaire.

 

À suivre, donc.

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Peleliu, Guernica of Paradise, vol. 1 et 2, de Kazuyoshi Takeda

Publié le par Nébal

Peleliu, Guernica of Paradise, vol. 1 et 2, de Kazuyoshi Takeda
Peleliu, Guernica of Paradise, vol. 1 et 2, de Kazuyoshi Takeda

TAKEDA Kazuyoshi, Peleliu, Guernica of Paradise, vol. 1, [Peleliu – Rakuen no Guernica ペリリュー~楽園のゲルニカ~], avec le concours de M. Masao Hiratsuka, traduction [du japonais par] Satoko Fujimoto, [s.l.], Vega, coll. Seinen, [2016] 2018, [n.p.]

Peleliu, Guernica of Paradise, vol. 1 et 2, de Kazuyoshi Takeda

TAKEDA Kazuyoshi, Peleliu, Guernica of Paradise, vol. 2, [Peleliu – Rakuen no Guernica ペリリュー~楽園のゲルニカ~], avec le concours de M. Masao Hiratsuka, traduction [du japonais par] Satoko Fujimoto, [s.l.], Vega, coll. Seinen, [2016] 2018, [n.p.]

Comme ses prédécesseurs, le n° 8 de l’excellente revue Atom m’a fait découvrir un certain nombre de mangas ayant l’air intéressants, dont, dans l’actualité, cette série qu’est Peleliu, Guernica of Paradise, due à Takeda Kazuyoshi, et dont la publication française vient d’être entreprise par un nouvel éditeur de manga, Vega. Les deux premiers volumes sont parus d’emblée, et ce sont ceux dont je vais vous parler aujourd’hui, mais la série est en cours de publication au Japon, où il y a au moins trois autres volumes, qui devraient être traduits relativement rapidement, ai-je cru comprendre.

 

Peleliu, Guernica of Paradise est un manga de guerre, centré sur le récit de la sanglante bataille de Peleliu, une paradisiaque (donc) petite île de corail dans l’archipel des Palaos. Cette bataille, semble-t-il méconnue des Japonais contemporains (tout particulièrement à en croire Hiratsuka Masao, un spécialiste de la guerre du Pacifique qui a conseillé Takeda Kazuyoshi dans la conception de cette BD), cette bataille donc a eu lieu entre septembre et novembre 1944, et a été particulièrement meurtrière. Elle a opposé, pendant près de deux mois (là où le commandement américain pensait régler l’affaire en quelques jours...), dans les 40 000 soldats américains et 10 000 soldats japonais. Si la bataille a autant duré, c’est que les Japonais avaient aménagé tout un réseau de grottes, dans l’optique de tenir le plus longtemps possible, et de rendre la victoire particulièrement coûteuse aux Américains – un scénario anticipant la (plus célèbre car hautement symbolique) bataille d’Iwo Jima (hop), quelques mois plus tard. Cet acharnement à défendre cette île minuscule, dans une opération clairement suicidaire et, funeste originalité, pour la première fois semble-t-il véritablement conçue comme telle au plan stratégique (le contingent japonais, constitué de troupes de réserve, en infériorité numérique marquée, mal équipé, mal approvisionné, et qui ne pouvait pas espérer de renforts, n’avait absolument aucune chance de l’emporter, et se rendre était inacceptable – 97 % des soldats japonais de Peleliu sont morts durant la bataille), cet acharnement, donc, tenait à ce qu’il s’y trouvait un aéroport, qui pourrait constituer un atout déterminant pour les bombardiers américains, à même depuis cette base de menacer directement le Japon, ou de fournir un support dans la campagne visant à reprendre les Philippines – de fait, la guerre dans les Palaos, et notamment à Peleliu, était associée au théâtre d’opérations philippin ; et la victoire décisive des Américains dans le Golfe de Leyte, fin octobre, avait considérablement diminué l’intérêt stratégique de la petite île de corail et de son aéroport… La bataille n’en continuerait pas moins, une des plus meurtrières de la guerre du Pacifique.

 

Il existe un certain nombre de mangas traitant de la Deuxième Guerre mondiale – ce même numéro d’Atom en dresse d’ailleurs un intéressant panorama (j’en aurais bien repris du rab, à vrai dire). Et le traitement de ce sujet varie considérablement… De manière périodique, le regard des Japonais sur cet affrontement est tour à tour imprégné d’héroïsme, au point parfois du révisionnisme (est-ce si étonnant, dans un pays où Abe Shinzô est Premier Ministre ?), et violemment critique ; dans les évocations de la guerre en manga, dans ce dernier registre, on pensera aussitôt à Mizuki Shigeru (notamment dans Opération Mort et les tomes 1 et, surtout, 2 de Vie de Mizuki), qui était non seulement soldat alors, mais a véritablement combattu sur le front, est passé à deux doigts de mourir à maintes reprises, et y a perdu un bras… Peleliu, Guernica of Paradise s’inscrit clairement dans la filiation de Mizuki – avec bien sûr cette différence essentielle que le jeune Takeda Kazuyoshi n’a quant à lui pas combattu, de toute évidence, mais revient sur des événements passés (et désormais lointains) avec l’assistance d’un historien.

 

Peleliu est le récit d’une guerre absurde et horrible, dans un cadre initialement paradisiaque ; le sort des soldats japonais émeut, mais l’inhumanité du commandement japonais, et ses innombrables brimades et mensonges, révoltent. À vrai dire, Takeda Kazuyoshi semble priser tout particulièrement l’évocation de morts parfaitement absurdes et anti-héroïques au possible : tel soldat qui trébuche et s’ouvre le crâne sur une pierre, avant même la bataille, tel autre qui est abattu par un des siens en train d’agoniser et dont le doigt était malencontreusement crispé sur la gâchette de son fusil… et quantité d’anonymes qui sont instantanément pulvérisés par une bombe tombée suffisamment près pour que la protection supposée de la grotte ne les sauve pas le moins du monde – sans même parler des charges suicides : appréciable ironie, la mort conne du sous-officier qui l’ordonne autorise ses subalternes à survivre encore quelques heures, quelques jours peut-être…

 

Cet accent mis sur les morts absurdes ressort tout particulièrement de la tâche confiée à notre (principal) héros et personnage point de vue, le soldat de première classe Tamaru : le jeune homme chétif et peureux, petit binoclard incapable de faire du mal à une mouche (au départ, du moins…), a (ou avait…) pour ambition de devenir mangaka – ses supérieurs le savent, et il craint tout d’abord que cela ne lui joue un mauvais tour, un énième déluge de baffes, la méthode disciplinaire par excellence de l’armée impériale… Mais les officiers entendent bien au contraire en profiter : ils ont besoin d’un « attaché au mérite », qui a pour tâche de rédiger les lettres envoyées aux parents des soldats qui ont trouvé la mort sur Peleliu (ce dès avant la bataille – à vrai dire, une fois les Américains débarqués, la simple idée que ces lettres puissent parvenir à leurs destinataires relève à son tour de l’absurde, à moins de procéder, là encore, comme dans Lettres d'Iwo Jima) ; cette mort ne peut tout simplement pas se permettre d’être « ridicule » et « gratuite » – l’office de « l’attaché au mérite » est donc d’enjoliver les faits, pour témoigner, avec ardeur patriotique et révérence pour l’empereur, d’un nécessaire ultime acte de bravoure : ce camarade, qui s’est connement fendu le crâne en trébuchant ? Le vaillant soldat de l’empereur a bien évidemment abattu des avions ennemis en s’emparant d’une mitrailleuse, geste héroïque qui coûta la vie à des Ricains en même temps qu’il sauvait celle de ses bons amis du régiment ! Banzaï ! Tamaru s’acquitte du mieux qu’il peut de sa tâche – même en comprenant alors, illumination cruelle, que le désir de ce camarade de mourir « dans un ultime acte de bravoure, comme son père » n’avait jamais été fondé sur autre chose qu’un odieux mensonge… Un même mensonge qui se répète de génération en génération. Le message est assez clair, pour le coup, et les résonances très actuelles.

 

Rien n’est épargné aux soldats de Peleliu – et, sans que l’on puisse pour autant parler de complaisance, Takeda Kazuyoshi ne cache rien. La terreur des interminables bombardements préliminaires, la découverte de ce qu’ils ont ravagé la si jolie petite île paradisiaque de Peleliu pour en faire un no man’s land lunaire, les terribles premières heures de la bataille, où d’innombrables vies japonaises comme américaines sont fauchées en quelques minutes, le repli dans les grottes, les blessés qui agonisent, les ressources d’ores et déjà épuisées, en eau tout particulièrement… Non, rien ne leur est épargné. Et nous n’en sommes qu’au début…

 

Maintenant, il faut voir comment cette histoire est racontée – ce qui saute aux yeux en regardant les couvertures. En effet, Takeda Kazuyoshi a fait le choix de prime abord incongru d’un dessin très enfantin, naïf, tout en rondeurs, faisant plus que loucher sur le super deformed, grosses têtes et petit corps. Mais il ne faut pas s’y tromper : cela ne fait certainement pas de Peleliu une bande dessinée destinée aux pitinenfants. La naïveté du trait n’y change rien, ce récit est d’une extrême noirceur, et d’une extrême violence. En fait, d’une certaine manière, ce parti-pris archétypal renforce le sentiment de violence.

 

Oui, ce choix peut tout d’abord paraître étonnant, voire inapproprié, mais je le trouve en définitive tout à fait pertinent – d’autant qu’il faut lui associer un character design bien pensé : les personnages ont des traits simplistes qui devraient, dans l’absolu, les rendre indiscernables les uns des autres (ce qui, dans pareil contexte, pourrait d’ailleurs faire sens, et je suppose à vrai dire qu’il y a de cela dans la mise en scène des innombrables anonymes mourant dans un absurde anonymat), mais c’est pourtant tout le contraire qui se produit : les yeux myopes et sempiternellement plissés de Tamaru derrière ses lunettes rectangulaires (l’auteur expliquant au passage en quoi ce choix n’était pas rigoureusement historique, mais pourquoi il l’a fait quand même) sont bien sûr le premier exemple que l’on a envie de citer, mais il en va de même pour les autres – ceux du moins qui ont un nom ; la simple manière de figurer la bouche, un trait dans ce sens, une épaisseur dans l’autre, suffit à identifier le caporal Yoshiki, et à exprimer sa naïveté et son dévouement – une bouche et des yeux plus larges, il s’agit du sous-lieutenant Shimada, assez bonhomme, pas moins obligé de prendre les plus cruelles des décisions – les lunettes rondes qui masquent ses yeux désignent le caporal-chef Kosugi, homme cynique et pragmatique, rusé aussi, qui ne se leurre pas sur les chances de succès des Japonais et fera tout ce qui est en son pouvoir pour survivre, quitte à piétiner les cadavres de ses compatriotes – la casquette et la moustache, c’est le fanatique et violent sergent Namoto – cette cicatrice et cette bouche large, c’est la brute Inokuma, etc. Et si les soldats américains sont trop anonymes, dans cette optique, pour bénéficier de traits aussi précis pour les singulariser (notons tout de même, car ça n’a pas toujours été le cas dans les représentations de cette guerre de part et d'autre, que nombre de ces marines sont des noirs), ils n’en expriment pas moins tous une même humanité : Tamaru confronté à un Ricain appelant sa maman dans son agonie, cela pourrait paraître convenu, mais cela touche bel et bien au cœur. Cette figuration très subtile, en quelques traits seulement, est assez remarquable, décidément – notamment eu égard à ce paradoxe voulant que l’identification aisée de ces personnages comme distincts permette pourtant au lecteur de s’identifier lui-même à chacun d’entre eux. Je manque de références manga dans ce registre, mais, instinctivement, cela m’a fait penser à Peanuts de Charles M. Schulz – dans un contexte certes on ne peut plus différent, et certes c'est là une comparaison très laudative, mais, oui, pourquoi pas ?

 

Ce parti-pris pourra donc déstabiliser, mais je le trouve pour ma part tout à fait approprié et pertinent. J’ai lu çà et là des critiques y trouvant quelque chose d’un peu « bâclé », et je ne suis vraiment, vraiment pas d’accord. D’autant que ce choix s’associe bien sûr, et de manière assez classique pour le coup, à une esthétique plus ou moins « ligne claire » : passé la rondeur naïve des personnages, si le décor a souvent quelque chose d’un peu abstrait, il peut cependant se montrer plus détaillé quand cela importe – que ce soit pour sublimer le paradis de Peleliu avant la bataille, ou au contraire pour exprimer la cruauté de la guerre en exposant la nature ravagée par les combats ; le dessin se montre surtout plus précis pour les engins militaires, les barges de débarquement, les tanks, les avions… Sans jamais trop en faire (et, là encore, Takeda Kazuyoshi explique brièvement dans quels cas il a décidé de faire des entorses graphiques à la rigueur historique et pour quelles raisons – par exemple concernant l’uniforme des soldats japonais). L’association de ces diverses caractéristiques fonctionne très bien.

 

Vous l’aurez compris, je suis très enthousiasmé, au sortir de ces deux premiers tomes de Peleliu, Guernica of Paradise. C’est une BD rude, encore une fois, ne pas s’y tromper, mais elle fait preuve d’une certaine subtilité dans sa méthode, qui vaut pour le dessin comme pour le scénario. Et ce point de vue est très intéressant – comme un contrepoint à Tarawa : atoll sanglant, de Charlier et Hubinon, BD lue et relue quand j’étais gamin puis ado, dans laquelle le point de vue américain animalisait (ou « végétalisait » ? Faces de prune, faces de citron…) un ennemi japonais par essence indifférencié et barbare. Par ailleurs, en cette triste époque où le nationalisme et le révisionnisme semblent (re)devenir toujours plus prégnants, cette BD a quelque chose de salutaire.

 

Mon seul regret, pour l’heure, est une certaine nonchalance dans la traduction, parfois, et (surtout ?) la relecture – la fin du deuxième tome, tout particulièrement, est saturée de coquilles, ce qui est tout de même sacrément pénible. J’espère que les jeunes éditions Vega se montreront à cet égard plus soignées dans les tomes suivants.

 

Ce petit bémol mis à part, oui, j’ai vraiment apprécié ces deux premiers tomes de Peleliu, Guernica of Paradise, et ai hâte de lire la suite.

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Innocent, vol. 2 et 3, de Shin'ichi Sakamoto

Publié le par Nébal

Innocent, vol. 2 et 3, de Shin'ichi Sakamoto
Innocent, vol. 2 et 3, de Shin'ichi Sakamoto

SAKAMOTO Shin’ichi, Innocent, vol. 2, [Inosan イノサン], traduction [du japonais] et adaptation [par] Sylvain Chollet, [s.l.], Delcourt, coll. Manga seinen, [2013] 2015, 224 p.

Innocent, vol. 2 et 3, de Shin'ichi Sakamoto

SAKAMOTO Shin’ichi, Innocent, vol. 3, [Inosan イノサン], traduction [du japonais] et adaptation [par] Sylvain Chollet, [s.l.], Delcourt, coll. Manga seinen, [2013] 2015, 224 p.

Retour à Innocent, manga « historique », avec vraiment plein de guillemets, de Sakamoto Shin’ichi, avec les volumes 2 et 3… et, euh, bon, décidément j’ai un peu de mal – et ceci alors même que le sujet est vraiment très, très bon : la destinée de Charles-Henri Sanson, le plus fameux représentant de la plus fameuse des dynasties de bourreaux françouaise, à l’époque charnière qui voit le siècle des Lumières basculer dans la Révolution puis la Terreur. Maintenant, le réalisme historique n’est clairement pas de mise ici – ni au plan du graphisme, où l’auteur et sa flopée d’assistants en font des caisses côté magnificence, luxe, érotisme (et notamment homoérotisme), coiffures L’Oréal qui volent au vent parce qu’elles le valent bien, badasserie baroque-romantique et symbolisto-expressionnisme appuyé, ni bien sûr au plan du scénario, au regard duquel la très élégante formule pré-#MeToo attribuée à Alexandre Dumas que vous savez, eh bien, a quelque chose d’un brin timoré…

 

Résumons à gros traits l’histoire de ces deux volumes : nous avions laissé Charles-Henri Sanson, le pauvre, en train de se livrer à sa première exécution publique, celle tant qu’à faire de son fol amour Jean de Chartois – et la dernière case laissait comprendre qu’il avait merdé… Oui, c’est peu dire : son premier coup n’a pas tué sa victime, et il faut recommencer – et c’est de pire en pire ! Au point où la foule hypocrite, comme cela a pu se produire, remise sans trop de façons sa soif de sang de côté pour dénoncer vertueusement la boucherie à laquelle elle assiste : l’émeute gronde, et la réputation de Charles-Henri en est aussitôt entachée… jusque dans sa famille, dont certains membres, le paternel à demi-mort inclus, tendent décidément à croire que le rejeton récalcitrant et timide est un raté dans la dynastie ; la grand-mère de Charles-Henri seule s’attache encore à faire de lui le futur bourreau Sanson, certainement pas en raison de son bon cœur (elle est l’antithèse du bon cœur), mais parce que C’EST COMME ÇA, ce qui a toujours été la plus mauvaise des raisons – et Charles-Henri est bien conscient de n'être qu'un outil entre les mains bien trop propres de l'inquiétante et perverse dame. Les mâles n'ont en effet pas l'apanage des fantasmes sanguinolents, ce que démontre de plus en plus ici le portrait de la jeune sœur de Charles-Henri, Marie-Josèphe, créature séduite par la voie du bourreau, que son sexe lui prohibe… mais qui a quelque chose d'un peu punk, en même temps ? Sauf erreur, elle est l'héroïne du spin-off titré Innocent Rouge...

 

Mais revenons à notre timide Charles-Henri, qui (bien trop brusquement à mon goût…) se ressaisit, et assume enfin sa destinée – et cela tient sans doute au moins pour partie (on nous le laisse entendre assez explicitement) à une sorte de trauma sexuel inextricablement lié à la tâche salissante du bourreau. Mais il y a aussi de l’idéal chez Charles-Henri – qui accepte enfin sa mission, mais l’accompagnera en même temps, sinon d’un militantisme ouvert (mais pourquoi pas, le Charles-Henri Sanson historique a bien pesé dans l'adoption de la guillotine ultérieurement), sinon d'un militantisme ouvert donc, du moins des vœux les plus généreux pour qu’un jour, enfin, on cesse de tuer au nom de la justice, et s’il peut jouer un rôle à cet égard, il ne reculera pas ; d’ici-là, il fera en sorte d’épargner les souffrances à ses victimes désignées... ce qui n'est pas gagné, comme on le verra dès ces deux volumes.

 

Il faut sans doute y associer un versant parallèle des activités des Sanson – qui est la pratique de la médecine ; un bon bourreau doit parfaitement maîtriser l’anatomie humaine, et plus encore : aussi les Sanson dissèquent-ils en famille des cadavres au cours de leur formation perpétuelle, ce que l’estomac fragile de Charles-Henri tolère (forcément) mal, initialement du moins. Mais cela va au-delà, et les Sanson, occasionnellement, donnent des consultations, gratuites. C’est ce qui amène Charles-Henri à s’occuper d’un enfant très mal en point, qui a le bon goût d’être le fils d’un jeune homme assez sexy, dans un registre un peu plus viril (mais pas trop non plus) que de coutume dans cette BD qui prise autrement l’androgynie.

 

Et ce jeune homme assez sexy n’est pas n’importe qui : il s’agit ni plus ni moins, la vérole oubliée en route, de Robert-François Damiens ! Oui, le régicide de Louis XV… que Charles-Henri aura la rude tâche de supplicier dans les conditions que l’on sait, et qui ont fourni de belles pages, assurément dégoulinantes, à Michel Foucault, en ouverture de son Surveiller et punir. Ce lien préalable entre les deux personnages est bien sûr totalement fantaisiste – au moins autant que l’allure du régicide, sans même parler de sa motivation (prérévolutionnaire dans le manga, même si cela témoigne avant tout d'une méconnaissance fréquente de ce que serait la Révolution ultérieurement ; or, historiquement, j'ai l'impression que les raisons au geste de Damiens demeurent encore un peu floues, si nous savons tout de même que le personnage gravitait autour de l’opposition parlementaire, ce qui a pu être décisif – et là, souvenirs, souvenirs, j’en avais causé sur ce blog, il y a longtemps de cela, c'était une autre époque…).

 

Reste que le troisième tome d’Innocent est presque intégralement consacré aux tortures subies par Damiens avant son exécution (le tortionnaire, appelé ici Soubise, créature certes sadique, arbore un étrange tatouage en forme d’étoile et des costumes guère appropriés à sa salissante tâche, qui en font plus une icône glam qu’autre chose, un échappé de Kiss éventuellement – et, euh, là c’était vraiment too much pour moi, bien plus que la violence ahurissante des tortures infligées…), puis aux premiers moments de son interminable supplice (il reste encore beaucoup de marge à la fin du bouquin) ; un supplice donc particulièrement atroce, et atrocement mené par l’oncle de Charles-Henri, Nicolas-Gabriel, exécuteur des hautes-œuvres de Reims, désireux de faire de la chose un spectacle tellement inouï dans sa brutalité et son horreur, qu'il lui permettrait d’hériter de la charge de son aîné…

 

Bon.

 

Je ne suis pas très convaincu. Hein. Le premier tome m’avait laissé un peu perplexe, mais quand même curieux de lire la suite – de voir ce que ça pourrait donner. Notamment parce que j’aimais bien le dessin très « photoréaliste » (hors personnages, dont la dégaine baroque me parlait beaucoup moins), parce que le jeu expressionniste de l’ultime chapitre m’avait pris par surprise et emballé, et… ben, parce que j’étais curieux de voir comment Sakamoto Shin’ichi gèrerait l’histoire de France, même passablement malmenée, au fil de sa BD – et tout particulièrement en ce qui concerne la Révolution française, une période pour laquelle j'avais été pris de passion, là encore dans une autre vie...

 

Or, sous ces trois aspects, la lecture de ces deux volumes m’a beaucoup moins emballé… Le dessin reste très bon dans son genre, mais le découpage de Sakamoto Shin’ichi m’a un peu agacé – notamment dans ces planches muettes très récurrentes où il s’attache avant toute chose… à représenter des personnages mi-romantiques mi-sadiens qui tirent toujours invraisemblablement la langue pour exprimer leur douleur interne ? Euh… Et globalement le reste, la force initiale de la BD – les bâtiments, les costumes, les meubles, ce genre de choses –, m’a tout de même laissé bien plus froid, là où le premier volume avait au moins eu le mérite de me surprendre.

 

La dimension symboliste-truc du dessin (et du coup de la narration) m’a moins convaincu, là encore : l’ultime scène du tome 1 était vraiment brillante à cet égard, avec Charles-Henri qui s’était construit un monde fantasmatique de pantins pour trouver dans l'indifférence la force d'accomplir son sinistre office, une illusion qui cependant donnait beaucoup à penser aussi bien au lecteur qu’au personnage. Mais, dans les deux volumes suivants, si des procédés du même ordre sont récurrents, l’effet est tout autre – la symbolique plus lourde qu’autre chose, et, hélas, trop souvent creuse, avec en même temps quelque chose de systématiquement excessif qui empêche de prendre tout cela vraiment au sérieux. C’était peut-être l’objectif, en même temps – chose qui s’appliquera tout autant et comme de juste au traitement de l’histoire de France –, mais… ouais, décidément, j’ai trouvé ça lourd, et c’est tout.

 

Et le traitement de l’histoire, donc… Je m’attendais à de la caricature, hein : la BD ne fait pas mystère, dès ses toutes premières pages, qu’elle est forcément au programme – que ça fait partie du truc. Conseillers chargés des « vérifications historiques » ou pas. Reste que ça m’a plutôt déplu ici, à force d'excès – et que, visiblement, la Révolution est encore loin, par ailleurs. C’est que Sakamoto Shin’ichi prolonge les scènes ignobles datant du règne de Louis XV, tout particulièrement celles associées à la torture et au supplice de Damiens (forcément), le tome 3 entier n’y suffisant pas, et ce jusqu’au point de la complaisance – chose qui ne me gêne pas dans l’absolu, merde, j’ai beaucoup lu Sade… et il y a d’ailleurs clairement du Sade dans tout ça. Et c'est indéniablement pertinent. Mais, justement, d'une certaine manière, je me suis rendu compte, au fil de ma lecture, que la seule chose qui me tenait encore, la seule curiosité qui me demeurait, portait sur les atrocités dont Damiens serait encore la victime dans le tome 4. Une sensation pas très agréable – ai-je donc vraiment cette soif, même (rassurez-vous...) seulement littéraire, de sang et de sévices ? Mais c’est surtout parce que je n’en attendais plus rien d’autre à ce stade, oui, c’est ça le souci.

 

Mon vrai problème, je suppose, émerge en fait de l’association de ces trois aspects (et de quelques autres menus détails) : je ne parviens pas à prendre cette histoire au sérieux. Ça n’est pas forcément le seul fait de l’auteur et de ses choix artistiques et narratifs, plus probablement une conséquence de mes attentes générales en tant que lecteur – mais… non. Je ne parviens pas à prendre tout ça au sérieux – et au point où les choix de Sakamoto Shin’ichi, qui se défendent sans doute de bien des manières dans l’absolu (l’androgynie baroque des personnages, le sous-texte permanent associant la charge du bourreau et la sexualité, la manière de tordre l’histoire pour en dériver un autre sous-texte, davantage en forme de message, tout du long, etc.), ne parviennent guère qu’à renforcer mon impression grandissante… eh bien, de parfait ridicule. Je suppose que le point-clef à cet égard, dans ces deux volumes, est le personnage improbable de Soubise, avec son (mauvais) délire glam-SM – qui m’a illico « sorti » de la BD.

 

Je ne pense donc pas poursuivre l’expérience à vue de nez. Un brin de curiosité demeure, mais… Bon.

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Ayako – intégrale, d'Osamu Tezuka

Publié le par Nébal

Ayako – intégrale, d'Osamu Tezuka

TEZUKA Osamu, Ayako – intégrale, [Ayako 奇子], traduction [du japonais par] Jacques Lalloz, traduction complémentaire [du japonais par] Patrick Honnoré, préface de Patrick Honnoré, Paris, Delcourt – Tonkam, coll. Tezuka, [1972] 2018, 721 p.

Il y a environ un mois de cela, je vous avais fait part de ma relecture, dans une toute nouvelle et très luxueuse réédition, de L’Histoire des 3 Adolf, de Tezuka Osamu – en même temps était ressortie, dans les mêmes conditions… eh bien, la seule autre BD du « Dieu du manga » que j’avais déjà lue : Ayako. Et cette BD, à l’époque, m’avait particulièrement touché – voire traumatisé. Il me fallait la relire, et, oui, le terrible impact de cette histoire parfaitement abominable et d’une noirceur oppressante demeure. En fait, et même en mettant L’Histoire des 3 Adolf dans la balance, je crois bien qu’Ayako est la bande dessinée la plus éprouvante que j’ai jamais lue, foin des origines géographiques ou des genres… D’une dizaine d’années antérieure à L’Histoire des 3 Adolf, Ayako incarne au mieux, au plus franc, cette bascule dans la pléthorique œuvre de Tezuka vers des récits plus adultes, et surtout très sombres – nul héros positif dans ce genre d’histoires…

 

Cela dit, les liens ne manquent pas entre ces deux séries au-delà – et, notamment, Ayako comme L’Histoire des 3 Adolf un peu plus tard joue de la carte du thriller (et, dans le cas présent, du policier) pour faire (plus ou moins) passer la pilule d’une chronique politique et sociale empreinte de considérations philosophiques extrêmement pessimistes. Et, comme L’Histoire des 3 Adolf, Ayako tient en même temps de la fresque historique, avec une histoire se développant sur près de trois décennies, et empruntant à des événements réels.

 

Un peu de contexte, du coup – indispensable pour apprécier l’intrigue. Tout commence en 1945, année fatidique pour le Japon : la Défaite face aux troupes américaines a anéanti le pouvoir nationaliste et militariste ; le Japon est occupé, et, si le SCAP a décidé d’épargner l’empereur, celui-ci est contraint de faire l’aveu qu’il n’est pas un dieu – et la sécularisation du Japon est un objectif prioritaire de MacArthur : le SCAP voit sans doute à bon droit dans le « shintô d’État » une cause essentielle de l'impérialisme japonais, et donc de la guerre. Mais la politique très volontariste des États-Unis va bien au-delà : dans l’idée de « démocratiser » le Japon, et à marche forcée, les autorités d’occupation imposent des réformes de grande ampleur, qui bouleversent encore un peu plus le modèle japonais – ainsi, notamment, une colossale réforme agraire, probablement la plus radicale jamais effectuée dans un contexte non communiste. Mais voilà, justement : le communisme doit être intégré dans l’équation… Quand MacArthur arrive au Japon, la libéralisation du pays et la promotion des droits de l’homme impliquent entre autres la libération des opposants politiques réprimés par le régime nationaliste et militariste japonais – parmi eux, les communistes (au sens large) sont les plus nombreux, qui rencontrent alors un écho non négligeable… et, la Guerre Froide s’annonçant, très vite, les autorités américaines redoutent d’avoir ouvert la boîte de Pandore (ou d’Urashima Tarô, puisque nous sommes au Japon, mais ce n’est pas tout à fait la même chose) ; à l’égard des communistes, à la veille de la guerre de Corée (déterminante pour le redressement de l’économie japonaise), la politique américaine opère un retournement radical : elle promeut les « purges rouges » en même temps qu’elle « pardonne » à bien des criminels de guerre d’extrême droite, souvent liés aux yakuzas, et auxquels elle « rend » les rênes du pouvoir, comme s’il ne s’était rien passé…

 

Or les occasions ne manquent pas, pour les militants des deux bords, de s’affronter – dans Ayako, Tezuka met l’accent sur les plans de licenciement massif dans les chemins de fer japonais (qui étaient parmi les plus développés au monde, pour partie en raison de magouilles politiques) ; c’est que, dans ce contexte, l'auteur peut faire référence, en maquillant à peine les noms, à une bien sombre affaire (et quelques autres, en fait...) : la mort très, très suspecte de Shimoyama Sadanori, premier président des Chemins de Fer Nationaux Japonais – aujourd’hui encore, les circonstances de la mort du haut fonctionnaire n’ont pas été éclaircies : meurtre (éventuellement politique, impliquant éventuellement les Américains) ou suicide ? Bien sûr, la première hypothèse est la plus stimulante pour Tezuka, et lui fournira un prétexte utile – même si, comme dans L’Histoire des 3 Adolf, c’est assez clairement un MacGuffin.

 

Car, si ce contexte est essentiel, le cœur de l’histoire, au sens du moins le plus primaire, est ailleurs, dans l’évocation sur trois décennies d’une ancienne famille traditionnelle japonaise, les Tengé, qui « règnent » depuis cinq siècles sur « leurs terres » au nord du Japon, autour de la ville de Yodayama. Comme tels, ces descendants de seigneurs locaux subissent de plein fouet l’impact de la réforme agraire, et n’ont pas de mots assez durs et haineux pour ces « communistes » qui l’ont promue, au travers des Américains (eh !), et les ont ainsi dépossédés. C’est que les Tengé incarnent le Japon ancien, encore largement féodal, même si Meiji est passé par là : ils sont des figures du passé, qui sont d’une certaine manière génétiquement incapables d’intégrer combien le monde a changé – et changera qu’ils le veuillent ou non, sans eux s’il le faut. Comme souvent, les Tengé déguisent la défense de leurs intérêts économiques et politiques sous l’étendard du respect des « traditions », jugées bonnes en tant que telles (un discours qui m’a toujours dépassé)… mais la réalité de la famille Tengé est nettement moins bravache, et beaucoup plus sombre – à vrai dire tout sauf « honorable », l’antithèse même de toute conception naïvement idéale de « l’honneur ».

 

Le premier membre de la famille Tengé que nous rencontrons se nomme Jiro – un prisonnier de guerre qui vient tout juste d’être relâché par les Américains et rentre à Yodayama après des années d’éloignement. Mais, là-bas, il subit de plein fouet la haine de son père, Sakuémon, le chef du clan : un vrai soldat japonais ne se serait jamais rendu à l’ennemi, Jiro est un lâche, et un traître ! Et, pour le coup… oui. Préoccupé par sa seule survie, Jiro s’est montré très serviable dans le camp de prisonniers, et a fait office d’indic et d’espion pour les Américains – sa « libération » ne met pas fin à son engagement auprès des services secrets de l'occupant, bien au contraire : elle a été favorisée afin de lui confier régulièrement des tâches qu’il ne peut pas refuser… et dont certaines puent sacrément. On est vaguement tenté, au tout début, de supposer que Jiro sera le « héros » de l’histoire – mais rien de la sorte (et peut-être son bandeau « de pirate », outil de caractérisation étonnant, doit-il être envisagé d’emblée comme un indice, mais j’y reviendrai…) : il n’occupera pas la première place dans ce récit, et, surtout, il multipliera les méfaits, au point où le lecteur à son tour le haïra profondément, peut-être plus encore que tout autre sur le moment…

 

Mais cela vaut en fait pour l’ensemble de la famille Tengé – ou, plus exactement, pour tous les hommes de cette famille (dans laquelle les femmes sont systématiquement des victimes, qui ne se rebellent pas le plus souvent – avec la vague exception de Naoko, qui flirte avec le communisme en flirtant avec un communiste). En effet, les mâles Tengé, dont Jiro, doivent se conformer au modèle déterminant du patriarche, l’odieux Sakuémon, une brute égoïste et autoritaire, qui justifie ses crimes par son statut nécessairement supérieur. L’élément déclencheur, et qui stupéfait Jiro quand il revient à Yodayama, est que Sakuémon a exigé de son fils aîné Ichiro, cupide et pas moins brutal que lui-même, mais aussi parfaitement veule, qu’il lui « livre » son épouse, la pauvre Sué, en échange de la garantie de la meilleure part de sa succession – et Sakuémon abuse sans cesse de Sué, qui lui a « donné » bien malgré elle une fille du nom d’Ayako, quatre ans quand l’histoire débute : ainsi, quand Jiro rentre à la maison, il se découvre stupéfait une petite sœur, et comprend bien vite que sa vieille mère n’en est pas la génitrice – tout le monde sait ce qui s’est passé, mais personne ne le dit… Parce que Sakuémon a tout pouvoir, et que l’inceste (au moins légal, à ce stade, mais plus tard il se passera de cette limitation) est un comportement jugé d’une certaine manière « normal » dans le contexte de la vieille famille Tengé.

 

(Et, ici, parenthèse : je n’en avais évidemment pas conscience lors de ma première lecture, il y a une quinzaine d’années de cela, mais, depuis, j’ai vu le film d’Ôshima Nagisa La Cérémonie, sorti en 1971, soit l’année précédant la publication en revue des premiers épisodes d’Ayako – et je n’ai pas manqué de relever les ressemblances entre les deux œuvres : une fresque s’étendant sur trois décennies, avec pour point de départ la Défaite de 1945, et constituant une métaphore de l'évolution politique et sociale du Japon sur cette période, le film mettant en scène les Sakurada, une famille traditionnelle aristocratique totalement anachronique, sous la coupe d’un patriarche odieux, brutal, autoritaire, qui est par la force des choses le « modèle » répugnant de tous les hommes qui lui sont liés par le sang ou par l’alliance ; les inclinations politiques de ce clan vont tout naturellement à l’extrême droite, même si on retrouve là aussi une vague histoire de flirt avec un communiste, mais, surtout, l’inceste est une véritable tradition au sein de la famille, jugée presque « normale », oui, et qui complique considérablement l’arbre généalogique des Sakurada… Ça fait vraiment beaucoup de points communs – même si je ne sais pas le moins du monde s’il faut y voir une influence, ou simplement l’air du temps et/ou la perpétuation de certains thèmes toujours utiles pour décrire ce genre de familles traditionnelles, et leur hypocrisie manifeste et révoltante.)

 

Tout cela va très mal tourner, inévitablement. Jiro, malgré qu’il en ait, est indirectement associé aux meurtres perpétrés par une sorte de « sous-agence » essentiellement criminelle qui gangrène les services secrets américains en mission au Japon – tout d’abord l'assassinat du fiancé communiste de Naoko, ensuite celui de Shimokawa, c’est-à-dire le Shimoyama Sadanori de Tezuka. Pas de chance : la servante simplette Oryo et la petite Ayako le surprennent à tenter de nettoyer une chemise tachée de sang au milieu de la nuit… Et c’est alors que Jiro, que nous avons déjà vu fourbe, lâche et mesquin, achève de nous faire la démonstration de ce qu’il n’a rien d’un héros, en se comportant en monstre : il menace de battre la pauvre Oryo pour s’assurer de son silence… mais comprend bien vite que la simple d’esprit le dénoncera de toute façon sans même s’en rendre compte : il « doit » la tuer…

 

(Deuxième parenthèse : quand j’avais lu pour la première fois Ayako, il y a donc une quinzaine d’années de cela, j’avais lu juste avant L’Art invisible, de Scott McCloud, qui m’avait vraiment passionné. J’avais été intéressé, notamment, par le discours sur l’identification aux personnages, variant selon le degré de schématisation ou au contraire de précision de leur illustration : en gros, on s’identifie à un smiley 😊 parce qu’il peut correspondre à tout le monde, et cela vaut de même pour les silhouettes figurant sur les panneaux indiquant les toilettes ou que sais-je – c'est leur raison d'être, d'une certaine manière. Et c’est pour la même raison qu’une BD telle que Peanuts de Charles M. Schulz est aussi efficace : Charlie Brown, tout particulièrement, a un visage presque aussi simple qu’un smiley, et on peut donc tous s’identifier à lui, même s'il a certes un sexe et quelques traits et autres procédés de caractérisation – son esquisse de cheveux, son T-shirt… –, qui en font en même temps un personnage ; l’étape suivante pourrait être Tintin, etc. Mais, à mesure que l'on s'éloigne du schématisme, plus un personnage est méticuleusement rendu, avec des traits plus réalistes, et moins il devient un véhicule d’identification – car son caractère de personnage l’emporte et le sépare du lecteur. Un auteur habile peut en jouer, nous dit Scott McCloud – et c’est exactement ce que fait Tezuka dans Ayako : les traits d’abord très simples de Jiro, même avec cet élément de caractérisation qu’est son bandeau sur l’œil droit, et qui contribue déjà à le différencier du lecteur – c’est en fait surtout en cela que c’est un indice de son caractère particulier –, ses traits tout d’abord simples, donc, permettent, voire incitent à, l’identification du lecteur ; mais, au moment précis où le personnage bascule, juste avant qu’il devienne proprement haïssable, Tezuka lui consacre une case silencieuse où son visage est incomparablement plus réaliste, avec quelque chose qui peut évoquer la gravure, voire un soupçon de photoréalisme ; le lecteur ne peut dès lors plus s'identifier au personnage, et il comprend intuitivement que quelque chose de terrible va se produire, quelque chose à laquelle il ne veut surtout pas avoir part... Cette case est une exception dans la BD, Jiro reprendra immédiatement ensuite des traits plus classiquement « tézukiens », mais ce procédé m’avait particulièrement saisi à l’époque, me renvoyant immédiatement à ce que disait Scott McCloud : l’impact émotionnel est énorme ! Par contre, mes souvenirs me joueraient-ils des tours ? Parce que je croyais me souvenir que cette case très particulière était en fait une double planche entière – mais, ici, c’est seulement une case « comme une autre », même si assez grande relativement, à la fin d’une page gauche « normale », et donc juste avant la révélation du crime de Jiro, quand on tournera la page, « comme dans Tintin » ; bizarre…)

 

Depuis quelque temps, déjà, Jiro comme la famille Tengé dans son ensemble sont pris dans un diabolique engrenage qui ne laisse aucune échappatoire – et, plus on progresse dans l’intrigue, plus cette mécanique amène les personnages à enchaîner les horreurs. Mais la BD connaît bientôt une nouvelle bascule, après le meurtre d’Oryo et le départ de Jiro (que nous retrouverons, bien différent, bien plus tard). Ichiro, l’aîné des Tengé, s’est de tout temps soumis à Sakuémon pour garantir sa succession – nous l’avons vu, il est allé jusqu’à « vendre » sa propre épouse à son père ! Le départ de Jiro l’arrange, mais Ichiro redoute que Sakuémon change d’avis quant à son héritage, en favorisant Ayako qu’il adore, ou peut-être même Sué, qui se livre toujours à lui, n’ayant guère la possibilité de refuser… En fait, Ichiro s’avère un personnage mentalement instable – et, si Ayako est le fruit de ses propres crimes, il la hait en fait plus encore pour cette raison… Quand il s’avère qu’Ayako pourrait nuire « aux Tengé » en racontant ce qu’elle a vu, il saisit l’occasion : « l’honneur des Tengé » implique de la faire taire – ils la feront passer pour morte, et l’enfermeront dans une remise, où elle sera à jamais coupée du reste du monde…

 

Et c’est alors, d’une certaine manière, que commence vraiment l’histoire d’Ayako… et qu’il me faut me taire, pour n’en rien révéler – simplement, comme je l’ai déjà dit, cette histoire se finira bien des années plus tard… et impliquera bien des crimes.

 

Il me faut cependant insister sur un point : Ayako n’est pas seulement une BD très, très noire, c’est aussi une BD très, très rude – au point du malaise. Le mot n’est pas trop fort. J’avais déjà dit quelque chose du genre concernant L’Histoire des 3 Adolf, mais Ayako, ai-je l’impression, c’est encore autre chose – encore au-delà. La lecture de ce manga noue l’estomac, régulièrement – au point d’ailleurs où j’ai préféré en étaler un peu la lecture, et je ne crois pourtant pas être le plus impressionnable des lecteurs. Il y a d’ailleurs quelque chose, dans Ayako, qui m’a ramené d’une certaine manière au marquis de Sade – à ce même genre de cruelle noirceur, le rire sardonique en moins ; et, si la BD n’a absolument rien de pornographique, elle s’adresse quand même clairement à un lectorat adulte, il n’y a pas la moindre ambiguïté à cet égard (ou peut-être que si… et c’est bien pour cela que je ressens le besoin de le préciser, car le trait « rond » caractéristique de Tezuka ne doit surtout pas tromper), et la sexualité vaguement ou moins vaguement déviante et perverse sous-tend régulièrement l’intrigue. Je suppose d’ailleurs, au vu d’un commentaire sur ma vidéo portant sur L’Histoire des 3 Adolf, qu’il me faut probablement souligner que, dans Ayako plus encore que dans cette série plus tardive, on ne compte pas les séquences très éprouvantes de violences infligées à des femmes… Je ne crois pas pour autant, mais peut-être naïvement, qu’il faille y voir une forme de complaisance – mais, si tous les hommes ou peu s’en faut dans cette histoire sont des monstres parfaitement répugnants, les femmes quant à elle sont systématiquement des victimes ; la fin de la BD permettrait peut-être un commentaire complémentaire, mais je préfère ne rien en dire ici, au cas où…

 

(Une troisième parenthèse, quand même : Ayako a connu deux fins – la première pour la publication en série, dans la revue Big Comic, et la seconde pour la reprise en volume ; en France, nous ne connaissions que cette dernière, celle que favorisait Tezuka, et qui est très sombre – mais il s’était senti obligé, initialement, de livrer une fin plus « positive », le « happy end » relatif lui paraissant nécessaire dans les conditions de prépublication d’Ayako ; rappelons qu’il commençait alors tout juste, sauf erreur, à basculer vers des récits plus noirs, et peut-être était-il un peu indécis encore à cet égard… Quoi qu’il en soit, l’histoire dans cette réédition s’achève bien avec la fin « sombre », la seule que les lecteurs français connaissaient jusqu’alors – mais, en annexe, on trouve également la fin « positive »… Un bonus bienvenu, mais qui fait surtout la démonstration qu’Ayako ne pouvait pas se terminer de cette manière, que ça sonnait faux, et que Tezuka avait bien fait de remiser cette conclusion de côté. Tant qu’on y est, le paratexte de cette luxueuse réédition d’Ayako n’a rien de commun avec les abondants commentaires concluant chacun des deux volumes de L’Histoire des 3 Adolf – en dehors de la même préface de Patrick Honnoré, qui a semble-t-il également traduit la fin alternative inédite, il n’y a guère que six pages récapitulant les principaux personnages de la BD et les résumant ; le seul véritable apport de cette annexe concerne les personnages et situations historiques sur lesquels brode Tezuka – les autorités d’occupation américaines, et le mystère autour des « accidents » de chemin de fer, pour l’essentiel.)

 

Je n’ai pas grand-chose à dire concernant le dessin, ou l’art de la narration, y compris au travers du biais thriller/policier : pour l’essentiel, je ne ferais que répéter les mêmes choses que j’avais avancées pour la plus tardive Histoire des 3 Adolf. Et, oui, bien sûr, c’est donc d’une très grande qualité.

 

Ayako, globalement, est de toute façon une excellente BD – et une BD importante. Une expérience de lecture éprouvante, aussi, mais ça participe sans l’ombre d’un doute de la réussite exceptionnelle de ce manga crucial. Oui, on peut, on doit, parler de chef-d’œuvre.

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Le Puissant Royaume du Japon, de François Caron

Publié le par Nébal

Le Puissant Royaume du Japon, de François Caron

CARON (François), Le Puissant Royaume du Japon – 1636 : la description de François Caron, introduction, traduction [du néerlandais] et notes de Jacques et Marianne Proust, Paris, Chandeigne, [1636, 1639-1641, 1648, 1664, 2003] 2018, 298 p.

UN MARCHAND HOLLANDAIS AU JAPON

 

Après La Découverte du Japon et le petit traité Européens et Japonais de Luís Fróis, voici un troisième ouvrage publié aux Éditions Chandeigne et qui porte sur les premiers contacts entre Japonais et Européens, encore que celui-ci soit un peu plus tardif que les précédents, dans la mesure où il porte sur les premières décennies du XVIIe siècle, soit l’époque d’Edo.

 

Le Puissant Royaume du Japon se distingue aussi des précédents titres en ce que sa langue d’origine n’est pas le portugais… mais, essentiellement, le néerlandais – si le nom de François Caron sonne assurément français, le personnage, né vers 1600 à Bruxelles, avait gagné les Provinces-Unies et s’était engagé très jeune au service de la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales, ou VOC, dont, parti de rien, il gravit rapidement les échelons ; et il était huguenot… Mais, comme rien n’est simple, l’aventurier, après une brillante carrière, non seulement au Japon, mais à vrai dire dans toutes les Indes Orientales, s’est plus tard mis au service du roi de France, via Colbert – ce qui a comme de juste été considéré comme une véritable trahison par ses anciens concitoyens et employeurs… Du coup, des trois textes compilés ici, les deux premiers ont été rédigés en néerlandais, mais le troisième en français.

 

Caron était donc essentiellement un marchand – ce qui orientait sans doute le regard qu’il portait sur le Japon, d’une manière différente de celle des Jésuites qui l’y avaient précédé. Mais, comme Luís Fróis, Caron a non seulement bénéficié d’une longue expérience au Japon, où il est resté une vingtaine d’années, mais il a aussi fait preuve de curiosité en même temps que de compétence dans son appréhension de la culture japonaise : il parlait la langue parfaitement, ce qui en faisait un diplomate de choix en sus d’un marchand, et il avait même épousé une Japonaise, avec laquelle il eut six enfants. Comme Luís Fróis, dès lors, il se montre un témoin globalement bien plus fiable que beaucoup, même s’il faut manipuler ses écrits avec précaution car ils ne sont pas totalement exempts d’informations erronées – mais surtout quand l’auteur s’essaye à l’histoire, et rapporte un peu légèrement des anecdotes de seconde ou troisième main (comme la rumeur de l’empoisonnement de Toyotomi Hideyoshi, par exemple, très répandue à l'époque) ; mais le reste, ce qui est le fruit de sa pratique de marchand, est globalement très pertinent – et à vrai dire assez unique en son genre.

 

Cela tient aussi aux raisons l’ayant amené à rédiger les trois textes rassemblés ici : ils ont tous une visée éminemment pragmatique – ils sont utiles dans les affaires. D’ailleurs, ils n’avaient pas été conçus pour être publiés (même s’ils l’ont été, assez rapidement, et dans plusieurs langues – hélas avec des ajouts malvenus et des traductions malencontreuses… notamment en français, et c’est pourquoi ils sont retraduits ici, par Jacques et Marianne Proust, également responsables d'un abondant et passionnant appareil scientifique) : les deux premiers de ces textes, tout particulièrement, étaient en fait des documents internes à la VOC.

 

LA VRAIE DESCRIPTION DU PUISSANT ROYAUME DU JAPON

 

Commençons donc par le premier et le plus long de ces écrits, qui donne son titre au recueil – plus précisément, il s’agit de La Vraie Description du Puissant Royaume du Japon. C'est une « commande », d’une certaine manière : la VOC avait besoin d’en savoir plus sur le Japon pour mener au mieux ses affaires sur place, et a donc posé à son représentant local, très au fait de toutes ces choses, des « questions », d’un ordre très pratique. Caron s’attache à y répondre, de manière également pratique, et sans s’autoriser de fantaisies : il s’agit de répondre aux questions que ses employeurs lui posent, pas d’aller au-delà ; notamment, il ne se permet pas (généralement...) de répondre à « d'autres questions » qui lui auraient paru pertinentes.

 

Certaines questions, d’ordre politique et commercial tout particulièrement (le pouvoir central, la monnaie, que sais-je), appellent des réponses détaillées, courant sur plusieurs pages, et au fil desquelles l’auteur se montre un observateur pointu, rigoureux, et toujours essentiellement pratique. Mais d’autres questions – par exemple concernant la pratique religieuse des Japonais – peuvent être expédiées en quatre lignes, car elles n’intéressent qu’assez peu les affaires commerciales : on voit bien ici tout ce qui distingue Caron des Jésuites comme Luís Fróis. Cependant, le tableau que François Caron dresse ainsi du Japon s’avère révélateur au-delà des seules ambitions de la VOC – ce qui lui permet, par exemple, de livrer d’assez longs et précis développements portant sur le rituel du seppuku.

 

En outre, si la pratique religieuse des Japonais n’appelle pas ici de longs développements, Caron se trouve dans l’archipel, censément déjà fermé aux Portugais et aux Espagnols, au plus fort des persécutions anti-chrétiennes (je vous renvoie comme d’habitude au roman Silence, d’Endô Shûsaku – qui cite certains personnages historiques figurant également dans les rapports de Caron) : ce qui le protège, mais dans une certaine mesure seulement, c’est que la VOC (peut-être d’ailleurs confortée dans cette approche par les rapports de Caron lui-même ?) a bien pris soin, dès le départ, de ne pas faire dans le prosélytisme – ils sont des commerçants, ils ne marchent pas main dans la main avec des évangélisateurs, à la différence des Portugais et des Espagnols, qui ont systématiquement des missionnaires jésuites dans leurs bagages. La description des supplices infligés aux chrétiens n’en est pas moins atroce – et ceci alors même que des mauvaises langues affirmaient à l'époque (sans preuves et à tort) que Caron lui-même n’était pas sans reproches dans cette affaire : on est allé jusqu’à dire que ce sont ses manœuvres qui ont définitivement mis fin aux activités (théoriquement déjà bannies, pourtant) des Portugais et des Espagnols au Japon, certains l'accusant même d'avoir pesé dans la condamnation et la mise à mort de missionnaires catholiques ! Mais le huguenot n'était probablement pas insensible au sort des chrétiens, même papistes...

 

L’absence de prosélytisme dans les entreprises commerciales de la VOC tendait à protéger quelque peu les Hollandais, mais dans une certaine mesure seulement : le principal comptoir de la VOC au Japon, à Hirado, est démantelé et les affaires de la compagnie sont cantonnées à l’îlot artificiel de Deshima (ou Dejima), en face de Nagasaki, ceci alors même que Caron est en poste – et il quitte le Japon peu après, les deux événements étant liés. Jusqu’à la fin de l’époque d’Edo (plus précisément jusqu’à l’arrivée des « vaisseaux noirs » du commodore Perry en 1853), les Hollandais conserveront quelques possibilités de commerce avec le Japon des Tokugawa, faveur dont ne bénéficieraient pas les autres nations européennes, mais dans des proportions bien différentes : le pic des relations commerciales correspondait à la présence de Caron sur place.

 

EXTRAITS DU REGISTRE JOURNALIER (1639-1641)

 

Le deuxième document consiste en extraits du Registre journalier tenu par François Caron, chef de la factorerie de Hirado (4 février 1639-13 février 1641). Encore moins destiné à la publication que le précédent, ce texte largement expurgé de ses considérations les plus banales et de peu d'intérêt pour un lecteur contemporain et non érudit, de la météorologie à l’état des stocks et au bilan comptable, en passant par le listage des daimyôs (les historiens, par contre, y ont abondamment eu recours, c'est une source très utile pour eux !), ce document, donc, s’est étrangement avéré le plus intéressant à mes yeux, pour les récits détaillés qu’il livre sur le vif des activités de Caron et de ses rapports avec les autorités japonaises, « impériales » (c'est en fait le shogunat que Caron désigne ainsi, mais il avait bien compris, et expliqué dans ses écrits, ce qui distinguait le shôgun de celui que nous appelons aujourd'hui l'empereur) comme locales (les daimyôs qu'il qualifie dans le même registre de « rois »), en même temps qu’il aborde le quotidien des Japonais sous un angle différent de la sécheresse des « réponses » dans La Vraie Description du Puissant Royaume du Japon.

 

Si ce précédent texte démontrait combien Caron était un observateur lucide et judicieux, celui-ci décrit davantage le marchand madré et le diplomate pas moins habile – les deux activités étant indissolublement liées, et impliquant abondance de cadeaux aux seigneurs appropriés (des cadeaux par ailleurs mûrement réfléchis et personnalisés avec soin : par exemple, ce daimyô féru d'astronomie serait ravi de se voir offrir un télescope, tel autre apprécie l'orfèvrerie et se réjouira de ce candélabre, etc.). Aussi était-il globalement très apprécié de ses interlocuteurs japonais – qui se félicitaient en outre de ce qu’il s’était aussi parfaitement imprégné de la langue et de la culture japonaises ; ce qui lui a été très bénéfique ! Il faut dire que ses prédécesseurs n’avaient pas toujours fait preuve d’autant de tact et de pertinence – Caron a dû travailler d’arrache-pied pour réparer les torts causés par tel ou tel imbécile arrogant totalement inconscient des réalités du terrain…

 

Parmi les passages les plus intéressants, je relève ceux où Caron fait la démonstration de mortiers et autres armes à feu qui enthousiasment ses interlocuteurs japonais – même quand les tests, une fois sur deux au bas mot, se passent très mal, faisant des blessés sinon des morts !

 

Mais Caron livre aussi de saisissants développements sur le sort des marchands et prêtres portugais, déjà censément bannis, mais qui reviennent pourtant sans cesse au Japon – n’y récoltant que le bannissement définitif, et l’exécution sommaire de ceux qui ont encore l’audace de poser le pied sur l’archipel (et qui semblent invariablement surpris de leur sort !). Blâmer Caron pour tout cela ne faisait aucun sens…

 

En parallèle, l’auteur saisit bien que la situation des Hollandais était en vérité des plus précaire également – celle des Chinois, aussi : en fait, les deux étaient d’une certaine manière liées. Quand le pouvoir shogunal se déchaîne contre les Portugais, Caron pèse bien les menaces qui planent sur les intérêts de la VOC et sur la personne de ses représentants – menaces qui prennent un tour plus concret quand « l’inquisition japonaise » obtient le démantèlement de la factorerie de Hirado et son « exil » à Dejima ; à vrai dire, « l’inquisiteur », un personnage assez charismatique qui figure dans le roman d'Endô Shûsaku, est visiblement frustré de ce que Caron, toujours d’une politesse et d’une docilité exemplaires, n’ait pas opposé la moindre résistance…

 

MÉMOIRE POUR L’ÉTABLISSEMENT DU COMMERCE AU JAPON

 

Après quoi Caron quittera le Japon, et connaîtra encore bien des aventures dans les Indes néerlandaises – il y fera des affaires brillantes, dans des opérations où le commerce s’avère indissociable des opérations militaires opposant les nations européennes (il en mène quelques-unes lui-même) ; une figure à Batavia, notamment après son second mariage (après le décès de son épouse japonaise, qu'il avait fait suivre), il obtiendra diverses récompenses, étant même pour un temps gouverneur de Formose, puis directeur général à Batavia. Mais – décidément – les rumeurs pèsent toujours sur lui : la VOC elle-même s’inquiète de certaines allégations concernant les pratiques de son fidèle employé… Il se défend très bien, mais un soupçon demeurera – quoi qu’il en soit, il doit rentrer en Europe, en 1651.

 

Et c’est alors – enfin, en 1664 – que Caron commet cette fois bel et bien une « trahison ». La France était beaucoup moins active que la plupart de ses rivales dans le commerce des Indes orientales – et Colbert, tout particulièrement, souhaitait y remédier : il voulait créer une Compagnie française des Indes Orientales, à même de rivaliser avec la VOC mais aussi avec la Compagnie anglaise des Indes Orientales, qui ne cessait de gagner en puissance. Toujours l’homme réfléchi, il prit soin tout d’abord de se documenter sur les réalités du terrain, auprès de ceux qui les maîtrisaient le mieux : le nom de François Caron s’imposa tout naturellement. Le huguenot y répondit volontiers – protégé dans sa foi « hérétique » par l’édit de Nantes, qui ne serait révoqué qu’une vingtaine d’années plus tard, et sans doute appâté par la perspective de juteux profits et d’une position d’autorité (que la VOC quelque peu méfiante tendait alors à lui refuser ; c'était aussi l'occasion de quitter à nouveau l'Europe !), et, cerise sur le gâteau, afin d’assurer ce statut, des traficotages dans les archives et autres manipulations de registres, destinés à faire tardivement de M. Caron un digne représentant d’une ancienne lignée aristocrate française…

 

Afin d’éclairer Colbert (et Louis XIV, encore jeune, mais sur le trône depuis une vingtaine d’années déjà…) sur ce qui se passait aux antipodes, ce qui pouvait y être fait, et ce qui devrait l’être, Caron rédigea (en français cette fois) un Mémoire pour l’établissement du commerce au Japon, dressé suivant l’ordre de Monseigneur Colbert par Mr Caron. Si le titre met en avant le Japon, le mémoire a en fait des vues bien plus larges, et Caron s’y intéresse probablement davantage à Madagascar et à Ceylan qu’au Japon – car ces deux grandes îles (outre l’Inde elle-même) seraient à même de fournir chacune une base arrière indispensable pour que la France puisse faire quoi que ce soit plus à l’est, où les Hollandais mais aussi les Anglais étaient en position de force, et avaient opposé leur puissance à toutes les tentatives françaises dans la région. Or c’était une question qui devait être réglée avant même que l’on s’attelle à la rude tâche de décrisper le shogunat isolationniste pour entamer de nouvelles relations commerciales avec lui, après tout ce qui s’était passé… notamment quand Caron lui-même était au Japon.

 

C’est un texte assez étrange, en vérité. Les dignes interlocuteurs de Caron ne sachant pas vraiment ce qui était envisageable dans ces contrées lointaines, et c’était bien pour cela que Colbert s’était directement référé à lui, le marchand y faisait à la fois les questions et les réponses. Cela allait même plus loin, car il était ainsi amené à rédiger, à la fin de chaque partie, et sous le nom même de Louis XIV, rien que ça, des instructions royales à lui adressées !

 

Les bons conseils de Caron s’avèreraient judicieux, et lui-même prendrait part aux opérations sur place, y compris militaires (non sans conflits avec ses « collègues »). Un coup du sort mit toutefois fin à ses entreprises : rentrant en Europe en 1673, il fit naufrage dans la bouche du Tage – et y mourut. La Compagnie française des Indes Orientales continuerait sans lui – mais le commerce français avec le Japon ne prendrait pas.

 

LE BON MARCHAND CONNAÎT SA CLIENTÈLE

 

Ces trois documents constituent un ensemble très intéressant – la figure charismatique de Caron y est pour beaucoup, mais surtout en ce que le marchand se montre d’une compétence en même temps que d’une acuité exceptionnelles : il est un commerçant avisé, et un diplomate subtil et efficace, mais il n’aurait jamais pu briller dans ces deux registres sans une connaissance pointue et curieuse du pays dans lequel il exerçait.

 

Même avec quelques boulettes çà et là, La Vraie Description du Puissant Royaume du Japon demeure une des études européennes les plus lucides et justes du Japon prémoderne – ce qui associe Caron à son étonnant prédécesseur le Jésuite Luís Fróis. En fait, ce texte resterait longtemps un des plus fiables, et peut-être le plus fiable, portant sur ce lointain pays si étrange et méconnu, et qui avait alors déjà entrepris de se replier sur lui-même – il faudrait attendre presque deux siècles après la mort de Caron pour que les échanges, en toutes matières, se développent à nouveau, au-delà de la seule « exception hollandaise » de Dejima. Ce document « professionnel » n’en est que plus important.

 

Mais les extraits du Registre journalier, dans cet ensemble, sont peut-être plus intéressants encore, en ce qu’ils adoptent une perspective plus « quotidienne » qui n’entrave en rien l’acuité des observations de Caron, bien au contraire.

 

Le Mémoire commandé par Colbert joue dans une tout autre catégorie, mais témoigne pourtant encore, à sa manière, de la compétence éclairée de Caron.

 

L’ensemble est donc particulièrement utile pour qui s’intéresse aussi bien à l’histoire du Japon, et notamment des relations entre les Japonais et les Européens avant Meiji, qu’à l’histoire du commerce des Indes Orientales.

 

Un très bel ouvrage, pointu mais toujours passionnant, et orné, ce qui ne gâche rien, de belles illustrations d’époque, incluant encore mes cartes adorées, dont bon nombre en couleur. Encore une belle et intrigante réussite des Éditions Chandeigne – qui ont publié d’autres livres sur la question, il faudra que je mette la main dessus…

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Enfers et fantômes d'Asie

Publié le par Nébal

Enfers et fantômes d'Asie

Enfers et fantômes d’Asie, sous la direction de Julien Rousseau et Stéphane du Mesnildot, préface de Stéphane Martin, Paris, Musée du Quai Branly Jacques Chirac – Flammarion, 2018, 266 p.

Lors de mon dernier séjour parisien, j’ai enfin fait quelque chose que je voulais faire depuis des années – c’est-à-dire tout le temps où j’ai… vécu à Paris : visiter le musée du Quai Branly Jacques Chirac (fuck yeah Jacques Chirac) et ses collections ethnographiques. Une bonne chose de faite – et une expérience très concluante : le site et le bâtiment sont beaux, les collections permanentes très intéressantes (j’avoue avoir un faible pour l’exposition océanienne, ce qui n’avait rien d’une certitude quand je m’y suis engagé).

 

Mais j’avais une raison supplémentaire d’accomplir enfin cette visite : il y avait encore, à ce moment-là, l’exposition Enfers et fantômes d’Asie, et je ne pouvais pas rater une chose pareille – je regrettais déjà suffisamment de ne pas avoir pu me rendre à cette exposition alors que je travaillais sur mon dossier consacré à Kwaidan de Kobayashi Masaki… Ça m’aurait été utile – et j’aurais pu envisager certaines questions sous un angle un peu différent, et en tout cas bien plus assuré.

 

Mais qu’importe : l’exposition. Je ne suis pas un habitué de ce genre de manifestations, loin de là – trop casanier et flemmard pour ça. Mais j’ai vraiment apprécié cette expérience, dans toutes ses dimensions – et, pas la moindre, un certain aspect ludique dans la scénographie, même s’il avait sa contrepartie : ayant visité l’exposition en même temps que des groupes scolaires très agités et très pressés, j’ai eu une vague impression de parc d’attractions – quand on franchissait la bouche de l’enfer, il était difficile de ne pas penser à un train fantôme. Ça n’est pas forcément un défaut, cela dit – d’autant que l’exposition en elle-même, si elle avait donc un côté ludique, était en même temps tout à fait sérieuse, parfois même pointue, mais jamais au point de l’intimidation. Et la scénographie la plus grotesque (immenses arbre au supplices thaïlandais, colossaux phi aux corps improbables et vampires sauteurs géants en formation d’attaque) offrait un contrepoint intéressant et rafraîchissant aux collections les plus anciennes, antiques livres et illustrations, avec souvent le cinéma et la vidéo pour faire la jonction. J’ai sans surprise été particulièrement séduit par les installations figurant des fantômes japonais, hologramme d’une Oiwa mélancolique diffusée dans la brume, ou ce fantôme féminin silencieux à la manière de la J-Horror, qui n’a pas besoin d’être davantage qu’une main apparaissant au détour d’un couloir pour procurer au Nébal, comme à bien d’autres je le suppose et l’espère, le délicieux en même temps que terrifiant frisson caractéristique des meilleurs yûrei remis au goût du jour par la « théorie Konaka » (je vous renvoie aux Fantômes du cinéma japonais, de Stéphane du Mesnildot – lequel, parce qu’il n’y a pas de hasard, a fait office de conseiller scientifique pour le cinéma dans le cadre de cette exposition, dont le commissaire était Julien Rousseau, et de codirecteur avec ce dernier du catalogue qui l'a prolongée).

 

Il faut d’ailleurs insister sur le caractère multimédia de cette exposition, qui était probablement un de ses plus grands atouts : les antiquités, picturales, littéraires ou autres, suscitaient toujours des échos contemporains, et les manuscrits et estampes côtoyaient dans l’harmonie (ou la jouissive épouvante) les jeux vidéo (dont Pacman !), tandis que les yôkai ancestraux, en passant par Mizuki Shigeru, sortaient enfin des pages des rouleaux et des mangas pour se matérialiser à nouveau, en figurines et mille avatars de Pokemon, etc. Mais le cinéma y occupait tout de même une place essentielle – au travers de photos mais aussi très souvent de vidéos, avec même des salles « pour public averti » projetant des extraits un tantinet gores ! Cette place essentielle du cinéma, quoi qu’il en soit, était sensible pour tous les thèmes traités, et pour toutes les cultures envisagées.

 

Car c’est un autre aspect essentiel de cette exposition : elle associait plusieurs cultures de l’Asie orientale, très différentes les unes des autres – essentiellement le Japon, la Chine et la Thaïlande, mais avec aussi quelques excursions au Cambodge ou au Vietnam, en Corée aussi me semble-t-il, etc. Bien sûr, un sujet aussi vaste ne permettait aucunement de viser à l’exhaustivité (qui n’est d’ailleurs jamais envisageable) : il s’agissait de piocher ici, puis là, puis là-bas, etc. Mais, en même temps, il était possible d’articuler un discours sur ce qui lie et ce qui distingue – un discours bien informé : sous cet angle, et contrairement à ce que l’on pourrait craindre vu de loin, l’exposition Enfers et fantômes d’Asie constituait bien l’antithèse des simplifications outrancières et bourrées de prénotions de Jacques Finné dans la postface de sa « traduction » du Kwaidan de Lafcadio Hearn

 

Enfin, les thèmes étaient peut-être plus variés qu’on ne le croirait d’abord ? C’est que l’exposition, conçue autour d’un itinéraire dans des couloirs obscurs, procédait en trois temps – chacun de ces grands thèmes étant illustré par les apports de diverses cultures, même si certains de ces thèmes étaient plus ou moins phagocytés par tel ou tel imaginaire plus particulièrement (fantômes japonais des estampes à Sadako, exorcistes chinois luttant contre des vampires sauteurs plus amusants qu’effrayants…) : successivement, les enfers ; les fantômes et autres variétés de revenants ; enfin ceux qui protègent les hommes contre ces manifestations surnaturelles. Or les manières d’envisager ces grands ensembles sont très diverses : il y a la religion, il y a le divertissement – le subtil et l’allusif, ou l’outrancièrement gore – le terrifiant et l’hilarant – l'élitiste et le populaire…

 

D’où peut-être un risque de dispersion ? Assez secondaire, je le crois – même si juxtaposer l'horreur la plus épouvantable et les yôkai les plus kawaii peut interloquer de prime abord. Car cette conception de l’exposition s’avérait avant tout bénéfique, tout particulièrement en ce qu’elle ouvrait au visiteur des horizons nouveaux. Et c’est peut-être là ce que j’y ai préféré ? En certains endroits, je pouvais avoir le vague sentiment, et sans doute bien présomptueux, d’être relativement en terrain connu – les fantômes japonais, tout spécialement ; dans quelques autres domaines, je pouvais au moins avoir une vague idée des caractéristiques essentielles de tel ou tel imaginaire – à titre d’exemple, les enfers chinois dominés par des juges, sur le modèle de l’empire terrestre. Mais, dans la majorité des cas, je ne savais à peu près rien – et j’ai été particulièrement séduit par ce que je découvrais de la sorte : je crois que je donnerais la palme aux enfers thaïlandais, illustrés par des films d’un ultra-gore ultra-baroque ultra-kitsch dont je ne savais absolument rien, et qui donne envie d'en savoir davantage.

 

Or cette même impression a prévalu pour le catalogue de l’exposition, très beau livre publié conjointement par le Musée du Quai Branly Jacques Chirac et les éditions Flammarion : les phi, ces revenants thaïlandais très divers, mais généralement plus charnels que les yûrei et compagnie, m’ont alors particulièrement impressionné, et notamment parce qu'ils témoignent d'un imaginaire toujours présent et prégnant.

 

Car, oui, il faut maintenant parler du catalogue de l’exposition – que je me suis immédiatement procuré sur place. C’est un beau livre d’un très grand format, abondamment illustré par le matériel de l’exposition comme de juste, et comme de juste en couleur, avec même de somptueux rabats çà et là, qui permettent de présenter au mieux les pièces les plus impressionnantes (je regrette toutefois que les installations mentionnées plus haut n’y soient pas « reproduites » d’une manière ou d’une autre – même si je conçois très bien que cela devait susciter des difficultés particulières ; il en va forcément de même pour le cinéma, si important dans l'exposition : une seule photographie ne saurait reproduire l'effet autrement saisissant d'un extrait de quelques minutes projeté sur un écran).

 

Cette iconographie à elle seule justifierait qu’on s’y arrête, mais le livre Enfers et fantômes d’Asie a davantage à proposer. En effet, il comprend nombre d’articles dus à des auteurs très divers : universitaires, conservateurs du patrimoine, journalistes, artistes, etc. Ces articles sont généralement très brefs, aussi ne peuvent-ils prétendre couvrir entièrement tel ou tel sujet, mais ce n’est tout simplement pas leur propos – en revanche, ils permettent de mieux comprendre le matériel iconographique, en y associant une perspective très appréciable, de l’histoire de l’art à l’enquête anthropologique contemporaine, éventuellement selon une approche d’observation participante.

 

Et je crois que le livre met ainsi en avant, davantage que l’exposition en elle-même, la continuité de ces imaginaires encore vivaces : ces enfers, ces revenants, ces exorcistes, ne sont pas de pures reliques du passé, cantonnées de longue date aux seules productions culturelles, qu’elles soient raffinées ou populaires : dans bien des cas, même si toute généralisation est à craindre, et tout bête jugement de valeur à proscrire, ils correspondent à une réalité d'ordre religieux qui est vécue au quotidien par nombre d’hommes et de femmes, pas spécialement dévots ou encore moins superstitieux, de ces cultures très diverses d’Asie orientale – et c’est tout particulièrement à cet égard que les développements sur les phi m’ont passionné, d’ailleurs ; l’article sur les itako, ces femmes chamanes du Japon, aurait dû me parler tout autant, mais je l’ai trouvé moins convaincant dans la forme... Il y a forcément des hauts et des bas dans un livre de ce type.

 

Mais, globalement, surtout des hauts : c’est un très bel ouvrage, qui complète utilement et même poursuit l’exposition, plutôt que de simplement la reproduire. Aussi ai-je beaucoup apprécié les deux.

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Innocent, vol. 1, de Shin'ichi Sakamoto

Publié le par Nébal

Innocent, vol. 1, de Shin'ichi Sakamoto

SAKAMOTO Shin’ichi, Innocent, vol. 1, [Inosan イノサン], traduction [du japonais] et adaptation [par] Sylvain Chollet, [s.l.], Delcourt, coll. Manga seinen, [2013] 2015, 204 p.

 

Attention, cette chronique peut comporter quelques SPOILERS, je suppose...

C’est une fois de plus l’excellente revue Atom qui m’a incité à la lecture de ce manga de Sakamoto Shin'ichi, au sujet étonnant : la biographie, très libre et inspirée plus concrètement d’un roman (semble-t-il ?) japonais, d’un fascinant personnage de l’histoire de France, le bourreau Charles-Henri Sanson, le plus célèbre représentant d’une véritable dynastie d’exécuteurs des hautes-œuvres, et ceci parce qu’il a mis à mort, sur l’échafaud, près de 3000 personnes au cours de sa longue carrière – il faut dire qu’il était le bourreau en chef parisien durant une période particulièrement sanglante de l’histoire de France : la Terreur… C’est lui qui a tranché le col de Louis XVI – mais aussi celui d’Hébert, de Danton, de Desmoulins, puis ironiquement ceux de Robespierre ou Saint-Just… Parmi bien d’autres – et ceci sans même mentionner sa carrière antérieure à la Révolution et à la guillotine ; or il faut la prendre en compte également, car les noms fameux sont là aussi de la partie : Sanson a présidé (dans la douleur) à l’atroce supplice du régicide Damiens, décrit en long et en large en introduction du Surveiller et punir de Michel Foucault (comme le disait le grand philosophe Garth : « Si tu vomis, vomis là-dedans. ») ; il a également foiré, et c’est peu dire, l’exécution déjà passablement « problématique » (quel euphémisme…) dans son principe même de Thomas Arthur de Lally-Tollendal… et, en parlant d’exécutions, et même de supplices, « problématiques », on ne saurait oublier le cas invraisemblable du chevalier de La Barre ! Ces deux dernières affaires, précisément, ont avivé le courroux de Voltaire, et j’en avais déjà causé sur ce blog, il y a longtemps de cela… Mais ce ne sont là que quelques noms fameux qui ont traversé l’histoire – le reste, à ce stade, des statistiques ? Au regard de l’histoire peut-être – mais, sur l’échafaud, il en allait sans doute autrement...

 

Aucun doute : c’est un très bon sujet pour une BD – inattendu de la part d’un auteur japonais, peut-être, mais pourquoi pas ? En soulignant d’emblée que Sakamoto Shin’ichi, pas exactement un inconnu, n’avait pas l’intention de livrer un manga particulièrement scrupuleux au plan historique (et ce n'est probablement pas un problème) – même en s’appuyant sur une documentation parfois précise et en faisant appel à une liste impressionnante d’historiens japonais pour veiller à ce qu'il ne raconte pas n'importe quoi non plus : on en trouve la liste, ainsi que celle des assistants, dans une sorte de générique en fin de volume – c’est qu’il y en a, du monde, qui a bossé sur Innocent ! Et ça se sent au final, notamment au regard du graphisme, œuvre collective qui fait largement appel aux technologies informatiques, pour un résultat de toute beauté…

 

Ce premier tome introduit le personnage du jeune Charles-Henri Sanson, sous le règne de Louis XV. Le garçon, aux traits efféminés et à la longue chevelure qui vole au vent (un peu trop à vrai dire, et j'y reviendrai…), déteste sa condition, et redoute son avenir : il ne veut pas devenir bourreau ! Et il souffre de ce que tout le monde le rejette… Les Sanson sont appointés par le roi depuis plusieurs générations, leur statut est tout ce qu’il y a d’honorable – mais on les craint, et la superstition est de la partie… Le très émotif Charles-Henri en vient à se rebeller ; son père, Charles Jean Baptiste, le troisième bourreau Sanson, en vient, lui, à supplicier son propre fils, la chair de sa chair (il en conclut qu’il se supplicie donc lui-même…), pour contraindre l’enfant timoré à admettre qu’il n’a de toute façon pas le choix. Il s’agit dès lors de faire son apprentissage – ce qui passe aussi par le rôle « social » des Sanson : on les craint, mais, lors de fêtes suintant la décadence, des aristocrates peuvent leur demander de faire la démonstration de leurs talents… Et si l’adolescent Charles-Henri se résout petit à petit à devenir un bourreau comme son père et son grand-père et son arrière-grand-père avant lui, il n’en est pas moins porté à se rebeller contre ceux qui ne font que trop peu de cas de la vie et de la mort, et pas seulement celles des hommes. Et quand ce tome 1 se conclut (vague SPOILER les gens, attention si jamais…), Charles-Henri doit procéder à sa première exécution – celle d’un jeune homme de 14 ans, Jean de Chartois, dont il était tombé fou amoureux…

 

J’ai lu deux fois ce premier volume, avant d’en livrer la présente chronique – ceci… eh bien, parce que je ne savais pas exactement ce que j’en pensais. Il n’y avait qu’un point de certain : le dessin est vraiment très beau, même s'il ne plaira probablement pas à tout le monde. Comme dit plus haut, il fait appel à des outils informatiques, de manière marquée, et s’appuie souvent sur des photographies, pour un résultat extrêmement réaliste – ceci au fil de pages au découpage relativement sobre, mais très cinématographique, avec un montage complexe, des plans de coupe, comme des arrêts sur image, etc., souvent de manière « muette » d'ailleurs.

 

Ce « photoréalisme » vaut du moins pour ce qui est des décors, disons, et éventuellement les costumes, à ceci près que, là, Sakamoto Shin'ichi tend à en rajouter. Mais les traits des personnages demeurent très « manga »… et à vrai dire pas toujours pour le mieux, car, si on se fait au caractère geignard d’un Charles-Henri très pathos, très romantique même, précurseur aux mains bientôt ensanglantées d’un Werther ou d’un René, les longues chevelures animées d’une vie propre peuvent laisser davantage sceptique, et il en va probablement de même pour le parti pris homoérotique de la BD, qui se fonde sur des personnages de garçons androgynes au corps lisse et à la tenue extravagante totalement fantasmés. Ce qui est un peu déconcertant – même si pas forcément vain et certainement pas hors de propos : à vrai dire, ceci, associé bien sûr au thème même de la BD, et, dans ce premier tome, à l’emploi de la torture, a fortiori dans un contexte… intime (!), voire à quelques choix de « cadrage » qui, sans être le moins du monde pornographiques, jouent quand même de la chair exposée et des sécrétions corporelles, tout ceci donc, m’a inévitablement ramené aux écrits du marquis de Sade – un guide idéal pour cette période troublée !

 

Et qui offre un sacré contraste avec les rêveries amoureuses associant tout d’abord Charles-Henri et Jean de Chartois, et qui dégoulinent quand même un peu de niaiserie, si le désir plus ou moins refréné est bien d’emblée de la partie… Cette amourette, à vrai dire, était probablement ce qui m’avait un peu refroidi à la première lecture – dans le fond comme dans la forme. Jean de Chartois brillant de mille feux, entouré d’une aura de pure et divine lumière, qui récite des comptines en anglais tout en virevoltant gracieusement, dans les champs comme dans les salons, en secouant au ralenti sa crinière léonine, au point de la pub L’Oréal parfois, ben, euh… J’ai trouvé ça quand même un peu ridicule, hein.

 

Mais je suppose qu’il ne faut pas s’y arrêter – et que ce premier tome compense cette éventuelle lourdeur (qui n’en sera pas une pour tout le monde) en mettant en scène des idées bien plus intéressantes. J’ai tout particulièrement apprécié la fin de ce tome 1 – et pas seulement parce qu’elle met en scène l’exécution du pénible Jean de Chartois, hein ! Ce que je trouve très intéressant, ici, c’est la manière dont Sakamoto Shin’ichi rend la « vision » de Charles-Henri, l’outil trompeur qu’il a développé pour se montrer capable d’accomplir son horrible tâche – un procédé qui a quelque chose d’expressionniste je suppose : il voit le condamné comme un mannequin, de toile, de paille et de cordes – mais, en l’envisageant ainsi, c’est son monde entier qu’il bouleverse : toute la foule, cruelle et assoiffée de sang, qui se presse pour assister à l’exécution, est composée de semblables mannequins… et Charles-Henri lui-même en est un ! Cette scène est vraiment très forte, et très juste : là, la narration et le dessin se montrent brillants ensemble, et cette ultime séquence, avec son, euh… cliffhanger ? donne pour le coup pas mal envie de lire la suite.

 

Je ne sais pas encore si je suivrai la série jusqu’au bout (elle est terminée et fait neuf tomes, auxquels il faut ajouter un spin-off du nom d’Innocent Rouge, en cours de publication) ; d’autant que je ne peux pas prétendre avoir été totalement emballé par ce premier volume – je reste même encore un peu indécis, à vrai dire… Mais je suis suffisamment curieux pour désirer lire le tome 2, et je suppose que je verrai alors si je dois poursuivre ou pas.

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Vie d'une amie de la volupté, d'Ihara Saikaku / La Vie d'O'Haru, femme galante, de Mizoguchi Kenji

Publié le par Nébal

Vie d'une amie de la volupté, d'Ihara Saikaku / La Vie d'O'Haru, femme galante, de Mizoguchi Kenji

IHARA SAIKAKU, Vie d’une amie de la volupté – roman de mœurs paru en 1686 (3e année de l’ère Jôkyô), [Kôshoku ichidai onna 好色一代女], traduit du japonais, préfacé et annoté par Georges Bonmarchand, [illustrations par Yoshida Hambei], Paris, Gallimard – Unesco, coll. Connaissance de l’Orient – coll. Unesco d’œuvres représentatives, série Japonaise, [1686, 1975, 1987] 2014, 246 p.

Vie d'une amie de la volupté, d'Ihara Saikaku / La Vie d'O'Haru, femme galante, de Mizoguchi Kenji

Titre : La Vie d’O’Haru, femme galante

Titre original : Saikaku ichidai onna 西鶴一代女

Réalisateur : Mizoguchi Kenji

Année : 1952

Pays : Japon

Durée : 130 min.

Acteurs principaux : Tanaka Kinuyo (O’Haru), Mifune Toshirô (Katsunosuke), Matsuura Tsukie (Tomo – la mère d’O’Haru), Sugai Ichirô (Shinzaemon – le père d’O’Haru)…

DEUX VIES

 

Je reviens à Ihara Saikaku (généralement désigné sous le seul nom de plume de Saikaku), le plus fameux romancier de l’époque d’Edo, avec… ce qui est peut-être son livre le plus célèbre ? Non seulement en tant que tel, mais aussi parce qu’il a donné lieu à une adaptation cinématographique au moins aussi célèbre et probablement davantage encore… a fortiori en dehors du Japon. Le livre, c’est Vie d’une amie de la volupté (en japonais Kôshoku ichidai onna) ; le film, signé Mizoguchi Kenji, c’est La Vie d’O’Haru, femme galante (en japonais Saikaku ichidai onna) – et déjà ces deux titres originaux laissent entendre que, adaptation ou pas, nous avons affaire à deux œuvres fort différentes, très singulières.

 

SAIKAKU EN SON TEMPS

 

On ne peut pas traiter de l’œuvre de Saikaku sans la resituer dans son contexte (d’où la très longue et très pointue introduction de Georges Bonmarchand, le bien nommé, dans le présent ouvrage). Le romancier, qui fut d’abord un haïkiste particulièrement prolifique, a vécu durant la seconde moitié de notre XVIIe siècle (1642-1693) ; selon le calendrier japonais, encore qu’il soit un peu précoce à cet égard, on le rattache souvent à l’ère Genroku (1688-1704), ce qui est bien pratique pour l’associer à d’autres grands noms de la littérature de ce temps (Bashô pour la poésie, hop, Chikamatsu Monzaemon pour le théâtre, hop) – mais, de manière plus générale, nous sommes alors à l’apogée de l’époque d’Edo (1600-1868), longue période de paix et de stabilité après des siècles de chaos.

 

Le shogunat Tokugawa a mis en place une société très codifiée, où l’influence du néoconfucianisme est essentielle. Les vertus cardinales de loyauté et de piété filiale y participent énormément, qui rangent tout le monde dans un ensemble complexe en même temps que précis de relations hiérarchiques, ce qui vaut au sein de la cellule familiale (préséance des parents sur les enfants, des aînés sur les cadets, etc., et cette chronique portera essentiellement sur la condition des femmes à cet égard), mais tout autant à l'échelle de la société dans sa globalité : les guerriers, bushi, sont un ordre privilégié tout au sommet de la société – mais les roturiers sont inscrits dans une pyramide symbolique à trois niveaux, où les paysans (très largement majoritaires) sont supposés se trouver à la pointe, suivis par les artisans et enfin les commerçants, lesquels, parce qu’ils ne produisent pas, figurent donc tout en bas du tableau (qui ne prend pas en compte les parias type eta ou hinin, lesquels ne s’inscrivent pas dans cet ensemble, étant fondamentalement « hors-système »).

 

Mais le Japon change à cette époque – son immobilité n’est qu’apparente, à l’instar de son isolation ; et, de fait, les marchands officiellement si décriés constituent alors une classe bourgeoise de plus en plus riche, et de plus en plus puissante – les villes d’Edo, future Tôkyô, et peut-être surtout d’Ôsaka, toutes deux récentes mais en plein boom, l’illustrent de manière très concrète, notamment autour des quartiers de plaisir, dont ces bourgeois constituent le gros de la clientèle. Or cette nouvelle classe des chônin développe une culture qui lui est propre, laissant aux bushi dédaigneux les arts les plus raffinés tel que le théâtre nô, qui a eu tendance à se scléroser après l’âge d’or de Kan’ami et Zeami (hop), au XIVe siècle. Et cette culture bourgeoise, très diverse, forcément jugée « vulgaire » par l’aristocratie, bénéficie de progrès dans les modes de diffusion pour se répandre et marquer l’époque de son empreinte – d’où, en fait, l’idée de ces « trois grands auteurs de l’ère Genroku », dont les registres respectifs (roman ukiyo-zôshi pour Saikaku, poésie « haïku » – même si le terme est anachronique – pour Bashô, théâtres kabuki et jôruri pour Chikamatsu) s’inscrivent tous dans cette culture bourgeoise.

 

AMOUREUX DE L’AMOUR

 

C’est donc dans ce contexte que s’illustre Saikaku. Son œuvre est pléthorique, même à s’en tenir au seul genre romanesque, mais on peut y distinguer quelques grands ensembles, dont le plus fameux, idéal pour illustrer le « monde flottant » auquel renvoie le genre ukiyo-zôshi, est qualifié de kôshoku, mot qui revient souvent dans le titre même des œuvres, et qui désigne l’amour dans toutes ses dimensions – y compris, et peut-être surtout, la dimension charnelle : l’austère morale du shogunat Tokugawa devait composer avec une société japonaise guère puritaine, et « l’obscénité » ne deviendrait vraiment une obsession problématique qu’à partir de Meiji, sans doute pour partie sous l’influence des mœurs occidentales et du christianisme – mais, certes, cela n’a fait que confirmer le jugement négatif longtemps porté à l’encontre de Saikaku, auteur très populaire en son temps mais bien vite jugé d’autant plus « vulgaire ».

 

Parmi les œuvres de Saikaku les plus célèbres dans ce registre, il faut peut-être citer en priorité L’Homme qui ne vécut que pour aimer, ou Un homme amoureux de l’amour, selon les traductions (j’en avais lu quelques extraits dans l’anthologie Mille Ans de littérature japonaise). C'est semble-t-il le premier roman de l’auteur, publié en 1682, et il rencontra très vite un franc succès. Saikaku y rapporte, sous la forme de petits épisodes largement indépendants, et sur un ton assez badin, les aventures érotiques, aussi bien hétérosexuelles qu’homosexuelles (pas le moindre tabou là encore, loin de là même, et tout un pan de l’œuvre de Saikaku porte sur l’homosexualité), d’un galant particulièrement vorace (« 725 hommes et 3742 femmes »), et qui passe son temps dans les quartiers de plaisir. Le titre original du roman est Kôshoku ichidai otoko – et celui du roman qui nous intéresse aujourd’hui, postérieur de quatre ans, est Kôshoku ichidai onna ; ce parallélisme est sans doute assez éloquent, le mot variant désignant « l’homme » pour le premier, « la femme » pour le second (tant qu’on y est, on peut aussi mentionner Cinq Amoureuses, en japonais Kôshoku gonin onna, même s’il s’agit plutôt d’un recueil de cinq nouvelles que d’un roman – je vous en parlerai probablement un de ces jours).

 

Dans sa structure, Vie d’une amie de la volupté, puisque tel est son titre français, est assez proche de L’Homme qui ne vécut que pour aimer, ai-je l’impression, même si le ton diffère probablement quelque peu – le roman « masculin » étant très ludique et drôle, le roman « féminin » plus ambigu à cet égard. Mais on y trouve une même succession de petits épisodes largement indépendants – au point, à vrai dire, où le roman n’est pas toujours aisé à suivre, et ne saurait véritablement être résumé…

 

Disons simplement que nous y entendons le récit, par elle-même, d’une vieille femme que la fatalité, le hasard et éventuellement ses pulsions ont amené à connaître une vie dominée par la sexualité – et une vie chaotique, faite de hauts et de bas, même si, progressivement, de plus en plus de bas, et de plus en plus bas. Issue d’un milieu relativement privilégié, l’héroïne (anonyme) de Saikaku est amenée à devenir courtisane, d’abord de haut rang, puis à dégringoler progressivement le long de la très complexe et pointilleuse hiérarchie des quartiers de plaisir – même si, en quelques occasions, elle remonte quelques échelons, et/ou tente sa chance autrement, auprès d’un marchand amoureux ou d’un bonze guère chaste, ou ailleurs (elle voyage beaucoup, essentiellement entre Kyôto, Ôsaka et Edo). Devenue vieille femme, elle ne rechigne pas à narrer son histoire aux jeunes gens, une histoire qu’elle suppose éventuellement édifiante – ou pas, car les rares interventions de la morale dans cette histoire ne sont guère conçues pour emporter l’adhésion, et l’ironie y a probablement sa part.

 

Sur ce postulat, Saikaku brode une description par le menu, et qui évoque plus qu'à son tour une sorte de guide touristique, de la vie quotidienne dans les quartiers de plaisir (surtout) – ce qui va des mœurs à la couleur des vêtements ou au style des coiffures, en passant par les tarifs, les modes, etc., et mille autres allusions au contexte économique, social ou encore culturel de l’époque, par exemple portant sur les acteurs de kabuki les plus célébrés, de vraies stars, et pas les derniers à s’encanailler dans les maisons de courtisanes. Avouons-le, cette dimension de Vie d’une amie de la volupté, qui en fait une mine de précieux renseignements pour les historiens et les anthropologues, a de quoi faire soupirer quelque peu le lecteur, a fortiori non japonais, a fortiori du XXIe siècle, simplement en quête d’un bon roman… De fait, ce livre n’était sans doute pas le plus aisé à traduire sous cet angle – et, dans le texte de Georges Bonmarchand, cela se traduit par une surabondance de termes japonais absolument intraduisibles et dès lors laissés tels quels, qu’une surabondance de notes (il y en a tout de même 300, qui occupent une trentaine de pages, là où le roman a proprement parler fait moins de cent pages, avec ses illustrations d'époque abondantes) n’éclaircit pas toujours, voire obscurcit encore un peu plus…

 

C’est le piquant et l’ironie des tableaux qui rendent le roman malgré tout lisible dans une optique non érudite – et la verve aussi bien de l’héroïne que de ses collègues et clients. Les vives couleurs des quartiers de plaisir séduiront ou pas – un avertissement à cet égard s’impose.

LE CINÉMA FÉMININ DE MIZOGUCHI

 

Saikaku était donc très populaire de son vivant, mais il a ensuite longtemps été discrédité pour sa « vulgarité ». Tardivement, il a cependant été redécouvert par des écrivains modernes, qui l’ont révélé pour ce qu’il était vraiment : une des très grandes plumes de la littérature japonaise. Il n’est probablement pas si étonnant, dès lors, qu’on l’ait adapté au cinéma. Mais le Japon des années 1950, en l’espèce, n’était certes pas le Japon d’Edo, plus de deux siècles et demi s’étaient entre-temps écoulés – outre que l’aspect « guide des quartiers de plaisir » de Vie d’une amie de la volupté ne pouvait pas vraiment être transposé sur pellicule. Un travail d’adaptation s’imposait – au point où la parenté des deux œuvres ne saute pas forcément aux yeux, de prime abord… voire encore après coup ; en me lançant dans cette chronique, en fait, je n’étais pas si certain de ce lien partout affiché… D’autant que le titre a changé ? Mais de manière significative – car, au Japon, Kôshoku ichidai onna est ainsi devenu Saikaku ichidai onna, la mention du nom de l’auteur rendant superflue celle de l’amour ou de la volupté ; la différence/parenté des titres est peut-être moins sensible en français, pour le coup, puisque l’on est passé de Vie d’une amie de la volupté, dans la traduction (postérieure au film à vue de nez) de Georges Bonmarchand, à La Vie d’O’Haru, femme galante pour le film – mais sans doute à bon droit, car le fait de nommer l’héroïne, ce que ne faisait pas Saikaku dans son roman, est significatif en tant que tel.

 

Quand le film sort, en 1952, Mizoguchi Kenji est un des plus illustres réalisateurs japonais… au Japon, avec une longue carrière derrière lui, entamée du temps du muet – il est bien plus âgé que Kurosawa Akira, par exemple ; mais la trajectoire des deux réalisateurs à cette époque est en fait liée. En 1950 sort Rashômon : le film fonctionne bien au Japon, mais, surtout, de manière totalement inattendue, il triomphe en Occident après avoir été projeté à la Mostra de Venise en 1951, où il remporte le Lion d’or. Les Japonais découvrent stupéfaits que leur cinéma est en mesure d’intéresser d’autres audiences ! Mais, pour l’heure, les Européens et les Américains ne connaissent absolument rien du cinéma japonais… Y a-t-il quelque chose d’autre, en dehors de Kurosawa ? Oui – et Mizoguchi en fait la démonstration dès l’année suivante, justement avec La Vie d’O’Haru, femme galante, à son tour projeté à la Mostra de Venise, et à son tour primé (même si pas du Lion d’or). Pendant un certain temps, Kurosawa et Mizoguchi (tous deux enchaînant les succès par la suite, comme par exemple Les Sept Samouraïs pour le premier ou les Contes de la lune vague après la pluie, d'après les Contes de pluie et de lune d'Ueda Akinari, pour le second… et tous deux remportent le Lion d’argent !), seront les deux cinéastes japonais plébiscités à l’étranger – leur collègue Ozu Yasujirô, dont le style « contemporain » n’a pas le même vernis « exotique » qui facilite plus ou moins paradoxalement l'exportation, ne sera véritablement découvert en Occident que plus tard, rétrospectivement (alors qu’il était très apprécié, et très influent, au Japon, de longue date) ; mais l’idée d’un « triumvirat » du cinéma japonais « classique », Kurosawa-Mizoguchi-Ozu, persistera longtemps. Il y a bien quelques autres noms à s’exporter çà et là (en 1953, Kinugasa Teinosuke, là encore un vétéran, remporte la Palme d’or à Cannes pour La Porte de l’enfer), mais ceux-ci dominent. En Europe, et même plus particulièrement en France, on oppose pourtant parfois ces réalisateurs, si l’on en croit par exemple un Max Tessier (ici, sauf erreur) : au sein des revues cinématographiques telles que Les Cahiers du Cinéma ou Positif, il y a les tenants de Kurosawa, et les tenants de Mizoguchi – chaque revue choisit son camp et dénigre absurdement l’autre… Il y avait assurément, et il y a toujours, de quoi plébisciter les deux, tout en prenant en compte les différences marquées du cinéma de chacun, sensibles aussi bien dans le fond que dans la forme (à titre d’exemple, l’usage récurrent de longs plans-séquences, typique de Mizoguchi, et dont La Vie d’O’Haru, femme galante témoigne particulièrement, tranche avec le montage et les « trois caméras » de Kurosawa).

 

Quoi qu’il en soit, au Japon, Mizoguchi est alors un réalisateur installé de longue date, à la filmographie abondante. Il a traité bien des sujets, de bien des manières, mais, sur le tard, on note peut-être plus particulièrement, chez le réalisateur, un intérêt marqué pour la condition des femmes – un intérêt militant, même, prônant le suffrage des citoyennes japonaises ou dénonçant le proxénétisme, et ce ne sont là que deux exemples. Dans un Japon très patriarcal, ce n’est pas rien – même si, pour le coup, le poncif de la « femme qui endure », certes pas absent du cinéma de Mizoguchi, est très japonais. Reste que La Vie d’O’Haru, femme galante s’inscrit pleinement dans ce registre ; c’en est même peut-être la plus fameuse illustration.

 

Et c’est aussi l’occasion, pour Mizoguchi, de confier à son actrice fétiche, Tanaka Kinuyo, une des plus grandes stars féminines de toute l’histoire du cinéma japonais, muet comme parlant (et que j’avais louée sur ce blog pour sa performance dans La Ballade de Narayama de Kinoshita Keisuke, et évoquée brièvement ici, en traitant du Kwaidan de Kobayashi Masaki, car elle était une parente du réalisateur), de lui confier, donc, un rôle à sa démesure : la femme « de Saikaku », que le film doit montrer aussi bien jeune ingénue de la cour impériale que vieille prostituée décatie…

 

(Pour l’anecdote un peu gratuite, mais aussi pour le lien avec Kurosawa, on relèvera, dans la distribution du film de Mizoguchi, un Mifune Toshirô méconnaissable, dans un rôle d’une importance cruciale pour le récit, mais qui n’a guère que deux minutes au plus d’apparition à l’écran…)

 

Mais 1952 n’est pas 1686. L’adaptation du roman de Saikaku est (nécessairement) très libre, elle délaisse la succession de petits tableaux largement indépendants pour un récit plus linéaire et cohérent, et elle porte un regard tout différent sur la vie des courtisanes et les questions politiques et morales afférentes. Si le roman de Saikaku affichait sans vergogne des airs de divertissement plutôt léger et somme toute assez neutre au plan moral, du moins m’a-t-il fait cette impression, le film de Mizoguchi est résolument un drame (ce qui n’exclut pas de brefs interludes assez cocasses), et une dénonciation.

 

TRAJECTOIRES ET DIFFÉRENCES

 

Dans les deux œuvres, l’héroïne est prise dans un engrenage qui décide de la trajectoire de sa vie. Dans les deux cas, par ailleurs, cette trajectoire n’est pas unilatérale : s’il est certain que, dans le roman comme dans le film, l’héroïne finit incomparablement plus mal qu’elle n’a commencé, il ne s’agit cependant pas d’une chute « en continu » : il y a des hauts et des bas – même si, donc, de plus en plus de bas, et de plus en plus bas. Cependant, le ton très grave et déprimant du film accentue peut-être cette impression de déchéance continuelle.

 

Mais l’histoire d’O’Haru est donc plus aisée à suivre : Mizoguchi se disperse moins que Saikaku, et dégage une trame générale des péripéties de son héroïne, en diminuant le nombre de tableaux pour leur accorder plus d’espace ; certaines de ces saynètes sont bien empruntées au roman, mais pas toutes, sauf erreur.

 

Dès lors, il est possible de résumer le film plus aisément que le roman. Il s’ouvre sur le triste tableau d’une O’Haru prématurément vieillie, prostituée sans clients mais qui entend conserver une attitude relativement sereine, en dépit des innombrables malheurs qui n'ont eu de cesse de l'accabler. Le film, comme le roman, commence donc par la fin (enfin, concernant le film, pas tout à fait, car il y aura un très important épilogue) – mais là où Saikaku montre une vieille dame retirée du monde, une plus-ou-moins-nonne qui narre volontiers aux galants de passage, pour leur divertissement sinon leur édification, les accidents de sa vie, Mizoguchi dresse un tableau d’emblée plus intime et aussi plus déprimant, et c’est au spectateur qu’O’Haru fait intérieurement son récit – à moins que ce ne soit en même temps à ses collègues prostituées. De passage dans un temple bouddhique, O’Haru s’abîme en effet dans la contemplation des statues, qui lui rappellent l’origine de son drame, le visage d’un jeune homme apparaissant en surexposition sur le visage d’un bouddha : alors qu’elle était dame de compagnie à la cour impériale, O’Haru était tombée sous le charme d’un page très assidu, Katsunosuke (Mifune Toshirô) ; mais cette relation dépareillée avait scandalisé la cour, et le jeune guerrier avait été exécuté tandis qu’O’Haru était renvoyée auprès de sa famille, collectivement exilée et dégradée.

 

C’est là une autre différence majeure entre le film et le livre : Mizoguchi confère un certain rôle aux parents d’O’Haru, qui reviendront régulièrement dans le récit – la mère est douce mais impuissante, le père un répugnant bonhomme, égoïste, arrogant, cupide. Il vend littéralement sa fille pour qu’elle devienne la concubine d’un daimyô, le seigneur Matsudaira, dont les exigences en matière de femmes sont absurdes, mais qui a urgemment besoin d’un successeur. Las, une fois qu’elle a donné à son maître un prince héritier, O’Haru, bien loin d’en bénéficier, est renvoyée chez ses parents sans plus attendre, et à jamais séparée de son enfant… Et son père la vend encore : cette fois, O’Haru devient « officiellement » une courtisane – et ça se passe forcément mal. O’Haru parvient ensuite à quitter le quartier de plaisir pour servir dans un foyer « respectable », mais fait les frais de la jalousie de la maîtresse de maison ; après quoi elle rencontre un homme adorable, doux et travailleur, elle veut croire enfin au bonheur domestique… et perd tout quand son jeune amant est tué par des brigands : le sort s’acharne sur elle quoi qu’elle fasse. Elle veut se faire nonne, cherchant la rédemption dans la foi, mais souffre de la cruauté d’un marchand qui la viole peu ou prou – et, comme de juste, c’est la victime qui est châtiée pour ce crime par la supérieure du temple : l’aspirante ne sera jamais nonne. O’Haru n’a plus le moindre choix : elle doit se résoudre à la prostitution – entendre le plus bas échelon, rien à voir avec les quartiers de plaisir : de vieilles femmes hideuses qui racolent les hommes ivres dans la rue et font de l’abattage. Mais O’Haru n’y gagne pas de quoi subvenir à ses besoins – bien plutôt, on l’humilie encore davantage. Mais le seigneur Matsudaira meurt, et c’est le fils que lui a donné O’Haru qui règne désormais ! Ne craignez pourtant pas le happy end : la « turpitude » de la mère privée de son enfant depuis l’accouchement même implique, aux yeux des bushi hypocrites, de dissimuler cette « honte » irrémédiable, sans lui donner pour autant l’occasion de connaître enfin son fils, qu’elle ne peut voir que de loin, en une unique occasion – le schéma typique de ces hommes qui ne laissent d’autre échappatoire aux femmes que la déchéance de la prostitution… et qui trouvent quand même à le leur reprocher ! Mais O’Haru préfère fuir que de subir cet ultime affront.

 

Et cela a son importance : si, dans le film de Mizoguchi, O’Haru donne globalement l’image d’une victime (des hommes, de quelques femmes aussi mais parce qu’elles ne font que reproduire les façons d’être des hommes, dans une société extrêmement patriarcale), elle n’est pas pour autant, ou pas totalement, une pure victime et rien d’autre – O’Haru a un tempérament rebelle qui perce parfois, qui participe parfois à ses affres (sans les justifier, à l'évidence...). En cela, elle se rapproche finalement de l’héroïne de Saikaku – même si cette dernière, plus ouvertement rebelle (et libre ?), éventuellement malicieuse aussi (O'Haru dans le film n'en donne qu'un seul exemple, quand elle se venge de la maîtresse de maison chauve), feint régulièrement de critiquer ses « mauvais penchants », quand elle s’y soumet en fait volontiers ; une dimension totalement étrangère au personnage d’O’Haru (à moins d’y associer ses amours avec Katsunosuke puis le fabricant d’éventails, mais on n’est pas porté à les envisager de la sorte).

 

Je suppose que cela tient aussi à ce que le ton des deux œuvres varie autant – et par voie de conséquence leur signification ? J’ai l’impression que les considérations « morales » n’intéressent pas vraiment Saikaku – qu’elles soient censée jouer en faveur de son héroïne ou en sa défaveur. Si la vieille dame recommande à son auditoire (masculin) de mettre un frein aux méfaits de la volupté, on la suppose alors guère sincère, et c’est peu dire ; et tout autant Saikaku lui-même derrière elle ! En même temps, vers la fin du roman, quand la courtisane fait un cauchemar, voyant des dizaines de fantômes, et comprend qu’il s’agit des esprits vengeurs de tous les enfants dont elle a avorté au fil de sa carrière, je suppose qu’il ne faut pas y voir une condamnation de sa vie au plan moral – ce que l’on aurait déduit plus aisément dans un contexte plus puritain ; calquer à ce propos un discours contemporain sur l’avortement, et a fortiori anti-avortement dans une navrante perspective très meuwicaine, dans une époque et un pays qui ne connaissaient absolument rien de la sorte, serait bien hardi et sans doute malvenu. Décidément, je ne crois pas que Saikaku juge.

 

Mizoguchi, si – mais l’accusation, bien sûr, ne porte pas un instant sur la pauvre O’Haru, la victime dans toute cette accablante affaire : elle s’adresse aux hommes qui la malmènent sans y prêter la moindre attention – les diktats aristocratiques qui sanctionnent les mésalliances par la mort et l’exil, l’égoïsme inouï du seigneur Matsudaira qui fait d’O’Haru une concubine « jetable », tout juste bonne à être renvoyée chez ses parents une fois qu’elle a pondu un héritier, la vilenie mesquine d’un père qui vend sa fille par deux fois pour assurer son commerce (les chônin étaient les lecteurs de Saikaku, mais il ne les ménageait pas pour autant, et Mizoguchi encore moins), l’hypocrisie d’un maître de maison qui délaisse son épouse au point de la rendre folle, ce marchand plus ou moins violeur qu’une nonne ne saurait rendre coupable d’un crime dont c’est la victime qui doit en payer le prix, ce moine qui exhibe et humilie une O’Haru prématurément décatie pour détourner les pèlerins de la voie du stupre, l’ignominie enfin des samouraïs du clan Matsudaira, qui sanctionnent une mère dépossédée de son enfant pour le comportement qu’ils lui ont imposé… Oui, le film de Mizoguchi a quelque chose d’un réquisitoire. Une dimension, sinon totalement absente, du moins beaucoup moins franche dans le roman de Saikaku.

 

DU QUARTIER DE PLAISIR À L’UNIVERSEL

 

Deux œuvres finalement très différentes, donc – et qui s’adressent à des publics différents, en leur temps (fort éloigné l’un de l’autre) comme aujourd’hui.

 

Pour dire les choses, je ne me suis pas régalé à la lecture de Vie d’une amie de la volupté autant que je l’espérais, sur la base de mes quelques autres lectures antérieures de Saikaku – pas grand-chose, certes… Le prestige du roman m’encourageait à en attendre un authentique chef-d’œuvre. Mais la structure très déconcertante du récit, et surtout le caractère pointilleux de sa dimension documentaire, m’ont assez tôt… lassé, je suppose. La description par le menu des us et coutumes des quartiers de plaisir a fini par devenir laborieuse à mes yeux de lecteur – et j’ai plaint le pauvre traducteur, qui ne pouvait guère rendre en français les subtilités hiérarchiques du monde des courtisanes, ce qui impliquait donc tout à la fois de conserver un vocabulaire spécifiquement japonais en abondance, et de tenter de lui donner corps au travers d’un appareil scientifique conséquent ; ceci dit, j’ai l’impression qu’il a sa part de responsabilité dans ce ressenti un peu aride – en en faisant trop : quand le roman, au détour d'une note, tourne à l’analyse de la politique monétaire du shogunat, ou peu s’en faut, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas – en même temps, d’autres notes s’avèrent indispensables pour apprécier les nuances du discours de l’auteur… En son temps, Kôshoku ichidai onna avait sans doute été conçu comme un ouvrage de divertissement pour les chônin – l’auteur et le lecteur partageaient les mêmes codes, les mêmes références, aussi le non-dit avait-il sans doute sa part dans la manière d’approcher le récit. En français, de nos jours, cela ne saurait produire le même effet. Et tous ces éléments s’associent, qui rendent la lecture de Vie d’une amie de la volupté incomparablement plus compliquée qu’il n’était souhaité et souhaitable…

 

Le cas du film de Mizoguchi Kenji est tout autre. Le monde avait bien changé entre 1686 et 1952. On ne racontait plus les histoires de la même manière, et l’insularité du Japon avait été mise à mal depuis un siècle – le souvenir d’Edo persistait sans doute, mais, à tout prendre, il s’agissait d’un autre monde pour les Japonais eux-mêmes. Et si Mizoguchi n’a probablement pas « dilué » son film pour le rendre plus accessible aux spectateurs occidentaux (une accusation qui deviendrait vite fréquente dans certains milieux japonais, et dont Kurosawa Akira, tout spécialement, ferait à terme les frais), à une époque où l’engouement international pour le cinéma nippon débute tout juste, il a cependant livré une œuvre bien moins hermétique – ou, mieux vaut présenter les choses dans l’autre sens, il a conçu une œuvre universelle. Si la Vie d’une amie de la volupté s’inscrit dans un contexte culturel, économique, social, moral, politique, etc., spécifique, La Vie d’O’Haru, femme galante, tout en s’inscrivant dans un même Japon d’Edo envisagé avec le plus grand sérieux, rapporte une histoire à même de parler au monde entier, d’émouvoir et de révolter un Français ou un Américain au même titre qu’un Japonais.

 

Et c’est un constat qui a son revers plus déprimant, je suppose : si cette histoire nous fait l’effet d’être universelle, c’est aussi parce que les sociétés européennes traitaient et dans une certaine mesure traitent encore les femmes comme le Japon des Tokugawa traite ici O’Haru. Que le film de Mizoguchi soit un chef-d’œuvre ne rend pas exactement cette réalité moins douloureuse et révoltante…

 

(PS : Une petite remarque technique, au cas où : cette édition DVD du film de Mizoguchi est assez atroce – image bof, son encore pire, sous-titrage français lacunaire… Il mériterait mieux que ça. Je ne sais pas si c’est seulement possible, mais il mériterait mieux que ça.)

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