Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Articles avec #horreur tag

Je suis Shingo, vol. 4, de Kazuo Umezu

Publié le par Nébal

Je suis Shingo, vol. 4, de Kazuo Umezu

UMEZU Kazuo, Je suis Shingo, vol. 4, [Watashi wa Shingo わたしは真悟], traduit du japonais par Miyako Slocombe, Poitiers, Le Lézard Noir, [1984-1985, 1996] 2018, 414 p.

Avec pour le coup un peu de retard sur la parution, je reviens sur la série Je suis Shingo d’Umezu Kazuo, avec un tome 4 (sur six)… aussi déconcertant que ses prédécesseurs, mais que je ne suis pas bien certain d’avoir autant aimé, pour le coup – en tout cas, l’auteur y a pété un câble, ou, disons, plus exactement, un de plus. Comme d’hab’, le risque de SPOILERS est non négligeable, alors méfiance…

 

Le tome 3 (en fait avec un petit prologue tout à la fin du tome 2) avait fait basculer la série dans l’horreur – le genre de prédilection de l’auteur – en même temps que la dimension proprement science-fictive devenait toujours plus frontale. La relative naïveté du premier tome, où la SF perçait à l’horizon mais guère plus, et le poignant quasi-shinjû du tome 2, paraissent désormais bien loin.

 

Impression renforcée par le changement des protagonistes principaux : depuis, Marine et Satoru n’ont guère été qu’entraperçus ici ou là, davantage d’ailleurs la petite fille, « exilée » en Angleterre, que son amoureux. L’essentiel de ce tome 4 poursuit dans cette voie, en introduisant de nouveaux personnages qui, dans leur confrontation au robot Shingo, ne lui volent certes pas la vedette, mais n’en occupent pas moins le premier plan, comme antagonistes le cas échéant, tout au long du volume. Cependant, Marine se voit accorder un certain nombre de pages, bien plus que dans le tome 3… et à vrai dire probablement les plus problématiques de ce tome 4.

 

On peut en gros scinder ce volume en trois arcs. Le premier, qui se tient relativement tout seul, reprend les choses là où le tome 3 s’était (brutalement et douloureusement) arrêté, quand les enfants entendaient protéger le robot Shingo contre ses concepteurs qui le traquaient, entreprise généreuse qui débouchait pourtant sur l’horreur pure – avec un robot qui ne comprenait pas bien ce qui se passait autour de lui, et commettait dès lors le pire sans s’en rendre compte. Shingo, quoi qu’il en soit, a trouvé refuge dans un immeuble en cours de démolition – mais il est toujours obsédé par le désir de retrouver ses parents Marine et Satoru. Pour ce faire, une prise électrique de bon aloi lui permet de communiquer avec l’extérieur, même sans bien comprendre à qui il s’adresse et ce qu’il peut en attendre : par chance (?), il éveille ainsi la curiosité d’un nouveau petit génie de l’informatique, après Satoru – un autre petit garçon, passionné par les possibilités ouvertes par le hacking aussi bien que par les jeux vidéo, et qui, dans son rapport avec le robot, croit en fait jouer à un jeu d’un nouveau type, en même temps qu’il comprend que des tiers (les concepteurs de Shingo, mais lui n’en sait rien) surveillent ses actions et pourraient prendre le contrôle de son ordinateur en cas de boulette… Si le tome 3, dans ses derniers chapitres, me faisait immanquablement penser à une version gore d’E.T., l’extraterrestre de Steven Spielberg, ici nous louchons clairement sur le Wargames de John Badham, là encore tout récent (le film est sorti en 1983, et ces épisodes datent de 1984-1985). Cependant, quand il s’agira pour le petit garçon de se rendre dans l’immeuble, au secours de Shingo, l’ambiance changera du tout au tout, et reviendra à l’horreur – mais une horreur qui a désormais quelque chose de charnel en même temps que d’hallucinatoire, pas seulement froid et/ou technologique ; Shingo semble (?) susciter des images folles issues des pires cauchemars… Sans que je comprenne très bien ce qui se produit au juste. Ceci étant, tout cela fonctionne bien, dans la lignée des tomes précédents.

 

C’est ensuite que ça se corse… La seconde moitié du volume est en effet occupée par deux arcs plus ou moins parallèles, et qui nous éloignent cette fois du Japon. Nous avons tout d’abord plusieurs chapitres qui se déroulent dans un bateau à destination de l’Angleterre, où la présence de Shingo suscite des scènes cauchemardesques qui renchérissent sur l’horreur hallucinée du début du tome, avec moult atrocités éventuellement très visuelles, accompagnées d’ailleurs d'images proprement psychédéliques à la manière du pire bad trip de votre existence. Parce qu’Umezu est un maître de l’horreur, cela fonctionne plutôt bien, mais je n’ai pas été totalement convaincu, cette fois : on a quand même vraiment le sentiment d’un arc de transition avec scènes et personnages jetables, dans un récit qui pourrait éventuellement être lu indépendamment et se montrer assez satisfaisant de la sorte, comme une nouvelle en forme de condensé d’horreur en huis-clos (à la The Thing, ou peut-être plus encore Alien, en même temps – le film de Carpenter date de 1982, celui de Ridley Scott de 1979), mais qui m’a paru ici un peu trop redondant, même avec des apports relatifs hallucinatoires voire « body horror », et à vrai dire bien trop dilatoire par ailleurs.

 

Mais, surtout, il y a le problème de l’arc « parallèle »… Nous sommes cette fois en Angleterre, plus ou moins autour de Marine, et Umezu Kazuo se lance dans une sorte de délire paranoïaque sur le sentiment anti-japonais, dont je n’ose déterminer s’il doit être pris au premier degré, au second degré, ou au trente-septième post-post-méta-degré. Et pour le coup on est là aussi tenté de faire péter les références filmiques, du genre cette fois Les Guerriers de la Nuit (1979), voire tout bonnement, avec une carte post-apo plus franche, le premier Mad Max (1979 aussi) et peut-être même le second (1981), sans même parler de tous les nanars, italiens notamment, qui ont voulu surfer sur cette vague à la même époque. Quoi qu’il en soit, les Anglais n’aiment vraiment pas les Japonais, un thème qui avait été vaguement introduit dès le tome 3, mais qui prend ici des proportions tout autres ; des furies à moto sèment le chaos dans les rues, et traquent, agressent, torturent et tuent les Japonais qui leur tombent sous la main gantée de cuir clouté ! Au fil de scènes un tantinet nauséabondes qui évoquent plus qu’à leur tour la nuit de cristal… Difficile de prendre tout ça au sérieux – d’autant qu’Umezu en rajoute une couche sur le rapport des Japonais à la technologie et aux machines. Forcément. Ce connard de Robin, qui compte bien se farcir la petite Marine (…), répète le même gag un peu navrant à plusieurs reprises, où il s’étonne de ce que tel ou tel objet de la technologie de pointe japonaise (une télévision, par exemple) connaisse des ratés : si c’est japonais, ça ne peut pas ne pas marcher ! Ce qui est vaguement drôle une ou deux fois devient pénible à la cinquième ou sixième itération… Mais, en même temps, les Japonais entretiennent des liens bizarres et contre-nature avec les machines, c’est notoire – et une des raisons majeures à la furie post-apocalyptique anti-japonaise qui s’empare des rues anglaises… Marine en fait bientôt la démonstration, qui « parle aux machines », frigo comme poupée qui dit forcément « Maman », sans bien appréhender que c’est son « enfant » Shingo, dont elle ne se souvient plus, pas plus que de Satoru, qui se trouve à l’autre bout du fil. Quoi qu’il en soit, Marine veut par-dessus tout retourner au Japon, et le chaos urbain xénophobe qui l’environne prend de plus en plus des atours de grand complot contre le Pays du Soleil Levant et ses ressortissants persécutés… Et, franchement, tous ces passages… c’est un peu rude. Régulièrement ridicule, en fait. Parfois, je suppose que cela tient à une démonstration de l’humour pas qu’un peu tordu de l’auteur, et l’idée de la poupée est plutôt bonne par ailleurs, et le cauchemar vécu par Marine est palpable, mais l’accumulation produit un effet un peu nauséeux qui a fini par m’assommer. Alors, premier degré, second degré, trente-septième post-post-méta-degré ? Je ne me sens pas capable de trancher – ou je n’ose pas, plus exactement. Peut-être la suite nous éclairera-t-elle davantage…

 

Reste que ces chapitres ont pesé dans la balance, et mon sentiment est donc bien plus mitigé qu’au sortir des trois tomes qui précèdent. Peut-être est-ce par ailleurs ce qui a renforcé un sentiment du même ordre concernant cette fois le dessin – de manière sans doute injuste, car on est dans la continuité des tomes précédents et de bon nombre d’autres œuvres d’Umezu Kazuo ; mais, si les planches les plus « expérimentales » sont toujours aussi fortes, qu’elles jouent à nouveau des visuels informatiques ou technologiques, ou s’aventurent sur des terres hallucinées davantage fantastiques, et si quelques scènes d’horreur, çà et là, sont parfaitement horribles (et font mal aux yeux, ce n’est qu’un exemple), le dessin plus « lambda » de la narration « normale » convainc moins, avec notamment ces personnages qui ont toujours la bouche ouverte en forme de rond noir et qui hurlent la moindre de leurs répliques (cette BD fait littéralement mal aux oreilles – et ce qui se justifiait pour le Satoru puéril du début du tome 1 passe moins bien ici).

 

Peut-être faut-il que je mûrisse un peu ce tome 4 – peut-être faudrait-il, par exemple, que je le relise au calme avant de me lancer dans le tome 5, qui ne devrait plus trop tarder en principe. Mais, en l’état, bilan plutôt mitigé, donc – bien inférieur à celui des tomes précédents. Mais on verra ce qu’il en sera de la suite.

Voir les commentaires

Intégrale, vol. 3 : Autres Mondes, de Clark Ashton Smith

Publié le par Nébal

Intégrale, vol. 3 : Autres Mondes, de Clark Ashton Smith

SMITH (Clark Ashton), Intégrale, vol. 3 : Autres Mondes, traduit de l’anglais (États-Unis) par Alex Nikolavitch, préface de Scott Connors, postface de S.T. Joshi, note d’intention d’Alex Nikolavitch, couverture de Zdzislaw Beksinski, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, 2017, 238 p.

TROIS

 

Autres Mondes est le troisième et dernier volume de « l’intégrale » (qui n’en est pas une, blah blah blah) des nouvelles de fantasy de Clark Ashton Smith, dans l’édition résultant du financement participatif organisé par les Éditions Mnémos.

 

Ce qui appelle deux remarques : tout d’abord, on est là dans du pur bonus – le trouvage de corbeau ne portait initialement que sur les univers les plus développés par l’auteur, à savoir Zothique, Averoigne, Hyperborée et Poséidonis, et l’idée même d’un troisième volume, sans parler de son contenu, n’est devenue concrète qu’à force d’engranger les paliers (d’où, d’ailleurs, quelques ultimes « cadeaux » récompensant les contributeurs, incluant leur liste – tiens, je n’y suis pas –, ou un glossaire des divers univers explorés dans les trois volumes ; à noter, au passage, les illustrations ne sont cette fois pas originales, mais des tableaux souvent célèbres, et appropriés, en noir et blanc par contre).

 

Ensuite, il faut relever que l’édition issue du financement participatif diffère de celle qui est arrivée « normalement » en librairie, les tomes étant découpés différemment : en l’espèce, ces Autres Mondes ont alors été associés à Averoigne, tandis qu’un volume entier était consacré au seul univers (le plus abondant, certes) de Zothique.

 

En tant que « volume bonus » compilant des textes en principe indépendants, Autres Mondes ne bénéficie pas de la cohérence interne des autres tomes… encore que ? C’est peut-être à débattre, et j’y reviendrai. Cependant, d’emblée, on peut déjà relever que s’y trouvent deux « mini-cycles » (l’un consacré à Mars, ou Aihaï, l’autre dévolu à Xiccarph), qui, s’ils n’ont certes pas l’ampleur de Zothique, ne sont pas forcément si éloignés dans l’absolu de Poséidonis, mettons.

 

AU-DELÀ DES ÉTOILES

 

Maintenant, qu’elle soit délibérée ou pas, on peut relever une différence notable avec les précédents cycles, même si peut-être moins cruciale qu’elle n’en a tout d’abord l’air : c’est qu’il s’agit bien d’Autres Mondes, entendre par là que nous ne sommes le plus souvent pas sur Terre – là où Hyperborée et Poséidonis renvoyaient à un passé mythique de la planète bleue, et Zothique à son lointain futur d’agonie, avec entre les deux une Averoigne plus ambiguë, comme une France médiévale ou d’Ancien Régime alternative. Dans cet ultime volume, si cela n’est pas tout à fait systématique, Clark Ashton Smith nous emmène sur d’autres planètes.

 

Il y a sans doute des raisons plus ou moins « commerciales » à cela. En quête de marchés pour ses récits en prose, Clark Ashton Smith ne manquait pas de relever que la « scientifiction », dans des revues comme Wonder Stories notamment (fondée par Hugo Gernsback), avait une certaine popularité, et que Weird Tales n'y était pas réfractaire, à la condition de mettre l'accent sur l'horreur. Smith, dans ses échanges avec Lovecraft, ne cachait pas que, à la différence de son éminent correspondant, lui-même n’était guère excité par l’imaginaire scientifique – ses univers étaient plus baroques, et relevaient clairement d’une fantasy absolument pas désireuse de se fixer des limites de quelque ordre que ce soit. Cela dit, le lectorat de Wonder Stories et d’autres pulps du même ordre n’était au fond guère regardant – et tant pis pour les ambitions scientifiques initiales de Gernsback : il suffisait de placer un récit sur une autre planète, et de confier un pistolaser à un héros, et, hop ! Succès. Inutile de s’embêter avec des développements prenant en compte les difficultés du voyage interstellaire, et les extraterrestres pouvaient se permettre de n’être que des humanoïdes assez fades tant qu'ils avaient les yeux globuleux de rigueur. Dans ces conditions, un Smith pouvait très bien concevoir des récits se déroulant sur Mars ou sur des planètes autrement lointaines – mais, au fond, astronefs et pistolasers ou pas, ils demeuraient des récits de fantasy… et/ou d’horreur, car le cauchemar était donc un bon moyen pour Smith de retourner à un univers baroque parlant davantage à son cœur. Cette approche est avant tout illustrée ici par les trois nouvelles martiennes – à vrai dire, tout le reste, dont Xiccarph, s’embarrasse encore moins de science ou d’illusion de science, et s’adonne sans entraves à la fantasy la plus colorée et la plus pure, planètes lointaines ou pas ; un système à trois étoiles a une poésie qui lui est propre, sans chercher à faire dans le « réalisme ».

 

Maintenant, il faut ajouter que, quel que soit le contexte de ses récits, Clark Ashton Smith ne rechignait guère à faire dans la formule : le récit type, ici comme ailleurs, voit régulièrement un ou des aventuriers pénétrer avec un peu trop de nonchalance un vestige d’une antique civilisation ou la demeure d’un sorcier, y trouver un truc parfaitement horrible, et en faire les frais, folie ou mort. On a déjà lu bien de ces récits-types dans les deux précédents volumes, et ils ne manquent certes pas dans celui-ci, notamment dans le cas martien. Souvent, jusqu’à présent, ce schéma m’a paru correspondre aux textes les plus faibles – étrangement, ici, ça n’est pas nécessairement le cas.

 

MARS/AIHAÏ

 

Le recueil s’ouvre sur trois nouvelles consacrées à Mars – ou Aihaï, comme l’appellent les autochtones. Ce sont, de tout le volume, les récits qui prétendent le plus à un minimum de « réalisme », disons du moins qu’ils sont un peu moins baroques que ceux qui suivent, et, par ailleurs, ils jouent beaucoup de la carte de l’horreur, au travers de périples chthoniens clairement inscrits dans la formule que je viens de décrire. Tout ceci pourrait faire craindre des nouvelles de seconde zone, mais, décidément, ça n’est pas nécessairement le cas.

 

À vrai dire, la première de ces nouvelles, « Les Caveaux de Yoh-Vombis », est une réussite marquée dans ce registre, avec son expédition archéologique découvrant une horreur sans nom dans des souterrains oubliés que les autochtones refusent d’approcher. Le schéma est très classique, et ne manquera pas d’évoquer des nouvelles fameuses du copain Lovecraft, au premier chef Les Montagnes Hallucinées et « Dans l’abîme du temps » (à ce stade, les emprunts sont probablement réciproques) ; surtout, à vrai dire, en ce que c’est ici l’horreur qui domine, et de manière agressive, car extrême – et peut-être assez originale, en fin de compte, pour l’époque ? La nouvelle suscite des images fortes chez le lecteur, et il est à vrai dire très tentant d’y associer des réminiscences de films bien postérieurs, tout particulièrement Alien ou The Thing – on est vraiment dans ce genre de récit d’horreur, et « Les Caveaux de Yoh-Vombis » en est une très puissante illustration.

 

Les deux autres nouvelles martiennes sont bien inférieures, même si pas dépourvues d’intérêt. « L’Habitant du gouffre » reprend en apparence le canevas des « Caveaux de Yoh-Vombis », mais en atténue la froide terreur avec des visions hallucinées d’ordre psychédélique, plus à même de susciter le genre de rêveries baroques qui caractérisent une part essentielle de l’œuvre de Clark Ashton Smith, en prose ou en vers. L’effet m’a dès lors paru moins marqué, et le texte bien moins singulier. Cela dit, il ne manque pas d’images fortes, qui, à leur manière, expriment un cauchemar certes d’un autre ordre, mais qui a sa propre puissance et sa propre saveur.

 

La troisième et dernière nouvelle martienne, « Vulthoom », est la plus problématique – on a l’impression que l’auteur ne sait pas sur quel pied danser. Deux Terriens « exilés » sur Mars, et au profil d’aventuriers, se retrouvent embarqués dans les profondeurs de la planète rouge pour satisfaire aux ambitions de Vulthoom, un être d’une puissance infinie que les autochtones envisagent comme une sorte de diable – si la créature elle-même assure qu’elle n’est rien de la sorte, simplement un extraterrestre issu d’une antique civilisation très avancée et très puissante. Pour Vulthoom, le temps est très différent de ce qu’il est pour les Terriens comme les Martiens : son cycle de sommeil passe par des phases de plusieurs centaines voire milliers d’années, qui ne sont pour lui que de brèves nuits – mais ses ambitions le portent à s’intéresser maintenant à la Terre, dont la civilisation a bien progressé depuis sa dernière période d’éveil… Je crois que Clark Ashton Smith tenait quelque chose avec Vulthoom – avec l’idée même du personnage, s’entend, qui a quelque chose d'un Grand Ancien, et en même temps de méphistophélique. Toutefois, il n’a visiblement pas su quoi en faire ; en tordant le récit pour en faire une aventure palpitante, il en a atténué la singularité – le périple des héros, exceptionnellement envisagés comme tels, relève d’une odyssée chthonienne type, et on a connu Smith autrement plus convaincant dans ce registre (ne serait-ce d’ailleurs que dans « L’Habitant du gouffre », juste avant – on peut aussi penser, plus loin, aux « Abominations de Yondo », qui se distinguent cependant en ce qu’elles sont à l’air libre). Dommage…

 

XICCARPH

 

Les deux récits suivants sont consacrés à Xiccarph, une très lointaine planète orbitant autour de trois soleils et dotée de quatre lunes – plus exactement, la première de ces deux nouvelles se situe intégralement sur Xiccarph, là où la seconde ne fait qu’y commencer… en illustrant bien que Clark Ashton Smith n’avait guère envie de se compliquer la vie en mettant en scène des voyages spatiaux, la magie est tout de même beaucoup plus pratique à cet effet. De fait, les nouvelles de Xiccarph n’ont pas l’ambiguïté de celles de Mars : planète lointaine ou pas, on fait ici dans la pure fantasy.

 

Le personnage clef de ces deux récits, Maal Dweb, est d’ailleurs un puissant sorcier dans la lignée d’Eibon ou de Malygris, sinon des nécromanciens de Zothique ; il se singularise par sa mélancolie, d’homme (enfin…) qui a tout vu, tout vécu et triomphé de tout, regrettant que la vie ne lui offre plus depuis bien trop longtemps de quoi le stimuler…

 

Maal Dweb est le héros du second texte, mais il a un rôle d’antagoniste dans le premier : « Le Dédale de Maal Dweb » a pour héros une sorte de chasseur primitif du nom de Tiglari, qui pénètre le jardin fantasque de Maal Dweb (une illustration marquée du riche imaginaire végétal de Clark Ashton Smith, qui sera encore plus sensible dans certains des textes figurant plus loin dans le recueil, comme « Les Femmes-Fleurs » en Xiccarph et surtout « Le Démon de la fleur ») afin d’en sauver la belle Athlé, le sorcier étant porté à changer les femmes en statues, afin de préserver à jamais leur beauté autrement bien trop éphémère. Vous vous en doutez, ça ne se passera pas très bien pour Tiglari et Athlé… La nouvelle est assez réussie : le jardin impressionne, et les créatures et plantes étranges qui l’habitent, et la mélancolie de Maal Dweb touche étrangement, alors même que la froideur criminelle de son comportement révulse.

 

« Les Femmes-Fleurs » s’ouvre sur Maal Dweb soliloquant face à la statue d’Athlé – le puissant sorcier, las de sa démesure, décide de l’abandonner en bloc. Avide d’aventure, il se rend sur une autre planète, où des femmes-fleurs offrent un miroir ironique à ses statues. Hélas, la nouvelle ne convainc guère : l’imaginaire végétal, propice à une sorte de poème en prose, s’accommode assez mal d’un substrat d’aventure davantage pulp, qui ne parvient jamais vraiment à emporter l’adhésion – on a un peu l’impression, là encore, que Clark Ashton Smith ne sait pas trop quoi faire de son puissant personnage, de même qu’avec Vulthoom.

 

AUTRES MONDES

 

Suivent, sous l’intitulé générique « Autres Mondes », cinq nouvelles relativement différentes, pour le coup – mais finalement peut-être plus constantes en termes de qualité que celles qui précèdent.

 

La première est « Les Abominations de Yondo », semble-t-il une des premières nouvelles écrites par Smith à destination du marché des pulps. Il est à vrai dire tentant d’y voir une forme de poème en prose plus typique de la production antérieure de l’auteur – là où certains des poèmes en prose que nous pouvons lire plus loin dans ce volume ont quelque chose qui pourrait les rapprocher davantage de nouvelles ; la question porte dans les deux cas sur l’importance que l’on accorde à la dimension proprement narrative de ces textes. Dès lors, « Les Abominations de Yondo » tient du périple halluciné, subi par un homme en condamnation de ses méfaits – cette dimension « pénale » étrange fournissant un intéressant motif à une errance absurde dans un désert très mystiquement connoté ; à tort ou à raison, tout cela m’a fait penser à une sorte de variation davantage horrifique sur, mettons, La Tentation de saint Antoine. Un texte intéressant – pas parfait, mais doté d’une certaine poésie baroque en même temps qu’étrange, au travers d’images totalement folles qui impressionnent durablement.

 

« Une nuit en Malnéant » n’a pour ainsi dire rien à voir. C’est une sorte de fable sur le deuil, empreinte sans doute d’un certain pathos démonstratif, et pourtant joliment touchante – et c’est ce en quoi elle est horrible, sans qu’il soit nécessaire d’y faire intervenir des monstres ou que sais-je. Oui, ce texte m’a étrangement touché, je l’ai beaucoup aimé.

 

« Le Monstre de la prophétie » revient aux voyages interstellaires plus magiques qu’autre chose, mais en développant une sorte d’étrange satire pince-sans-rire pour le moins déstabilisante : c’est que le monstre en question est un homme, un poète figurez-vous, emmené dans un monde lointain par une créature extraterrestre surpuissante (et résolument non humanoïde en dépit de l’apparence factice qu’elle adopte tout d’abord), qui y voit le moyen d’accéder aux plus hautes charges de cet univers, en accomplissant de la sorte une prophétie qui, à terme, pourrait bien se retourner contre lui. C’est un texte étrange, oui – notamment en ce qu’on ne sait jamais tout à fait ce qu’il faut y prendre au sérieux. Ce retournement ironique sur la monstruosité est intéressant, qui incite en même temps l’auteur à dépeindre les interactions entre le poète et ses hôtes sur un mode savoureux – ce jusqu’à l’érotisme, bien avant Les Amants étrangers de Philip José Farmer, ou encore L’Étrangère de Gardner Dozois. Une réussite en ce qui me concerne.

 

« Le Démon de la fleur » également est une réussite – mais dans un genre bien différent. Cette légende antique aux accents dunsaniens est en même temps un récit d’horreur sur un mode global inattendu, l’humanité y étant asservie par des plantes qui lui sont bien supérieures, avec à leur tête une fleur unique en son genre et d’une puissance proprement divine. L’imaginaire végétal sensible dans « Le Dédale de Maal Dweb » ou « Les Femmes-Fleurs » est ainsi transmuté en quelque chose de radicalement autre, qui peut à terme relever de la terreur pure. La nouvelle est en même temps très déprimante… C’est qu’il ne s’agit pas tant d’une variation végétale sur La Guerre des mondes (il y en a un certain nombre), plutôt d’une fable désabusée sur l’impossibilité absolue de changer la donne. Un texte dès lors à la fois baroque, terrifiant et glaçant – j’ai beaucoup aimé.

 

De ces cinq « Autres Mondes », c’est « La Planète défunte » qui m’a le moins parlé. D’une certaine manière, cette nouvelle ressemble à première vue au « Monstre de la prophétie », avec cet astronome/antiquaire, en lieu de poète, qui est amené (en rêvant, cette fois ?) à se rendre sur une planète très lointaine, et très étrange, mais où certaines choses persistent – dont la romance, en fait au cœur de l’intrigue, entre le Terrien fait poète Antarion et la belle Thameera ; comme de juste, ceci ne plaît pas au roi Haspa, etc. Le contexte est décrit avec un luxe de détails baroques typique de l’auteur, et la romance n’exclut pas, loin de là, des dimensions plus sombres en arrière-plan, dont une conviction de décadence qui devient subitement très concrète, très matérielle, mais cela n’a pas suffi à emporter mon adhésion. Ce texte n’est pas mauvais, mais m’a paru un peu médiocre – peut-être parce que je n’ai pas su, ou pu, en apprécier le style, généralement loué (globalement, la traduction d’Alex Nikolavitch ne me paraît pas exempte de tout reproche, d’ailleurs, même si certainement pas au point du rejet).

 

POÈMES EN PROSE

 

Suivent quatre poèmes en prose, un registre que Clark Ashton Smith a beaucoup pratiqué et qui lui a valu une certaine réputation. Joyeuse bonne idée, ces quatre textes sont présentés en version bilingue.

 

Je ne me sens pas vraiment de rentrer dans les détails – je n’ai au fond pas grand-chose à en dire, ne sachant pas très bien ce que j’en pense… Je relève simplement, comme mentionné plus haut, que la frontière entre le poème en prose et la nouvelle me paraît parfois ambiguë : j’ai vraiment le sentiment que « Les Abominations de Yondo » pourrait être considéré comme un poème en prose, là où, de manière particulièrement marquée, « Sadastor » a une certaine dimension narrative qui pourrait assez légitimement en faire une nouvelle. Bah, ça n’est sans doute pas très important…

 

Et, au-delà, je n’ai donc pas grand-chose à en dire. À l’évidence, ces quatre brefs textes se montrent particulièrement léchés, plus baroques encore que d’usage (et c’est donc peu dire – oui, je me rends compte combien j’ai sans cesse employé ce qualificatif dans cette chronique), au point à vrai dire où l’overdose me paraît commencer à menacer. Le lexique précieux renvoie souvent à l’imaginaire végétal dont ce recueil tout particulièrement a maintes fois témoigné, mais cela va au-delà.

 

Mais, dans ces poèmes en prose, c’est leur dimension profondément décadente qui me paraît la plus intéressante – ce qui n’a rien de bien surprenant chez l’auteur de Zothique, entre autres : il se sent chez lui au milieu des démons et des lamies ; on ne lui en voudra pas !

 

MERCI

 

Ce troisième volume « bonus » se montre en définitive plus qu’honorable, face à ses grands-frères consacrés aux univers les plus développés par Clark Ashton Smith – et il n’est pas dépourvu d’une certaine cohérence, finalement, une cohérence qui transcende le niveau un peu prosaïque des « cycles » identifiés en tant que tels.

 

Et on y compte des nouvelles tout à fait recommandables. La meilleure à mon sens est probablement « Les Caveaux de Yoh-Vombis », mais « Le Dédale de Maal Dweb », « Une nuit en Malnéant » et « Le Démon de la fleur » valent amplement le détour, et probablement aussi « Les Abominations de Yondo » ou « Le Monstre de la prophétie », sur un mode peut-être davantage mineur.

 

Un bon livre, donc – et une bonne conclusion à une très belle édition que j’attendais de longue date : voilà un financement participatif auquel je suis vraiment très heureux d’avoir pris part – depuis le temps que je voulais lire Clark Ashton Smith ! Il le méritait bien, assurément.

Voir les commentaires

Black Wings II, de S.T. Joshi (ed.)

Publié le par Nébal

Black Wings II, de S.T. Joshi (ed.)

JOSHI (S.T.) (ed.), Black Wings II – New Tales of Lovecraftian Horror, Hornsea, PS Publishing, 2012, IX + 321 p.

Retour à la série d’anthologies lovecraftiennes Black Wings, dirigée par l’éminent critique S.T. Joshi, et éditée initialement chez PS Publishing – de beaux bouquins hardcover à jaquette.

 

Bon, je suppose qu’il n’est pas vraiment nécessaire de vous refaire ici le pitch de la série, je m’étais suffisamment étendu à ce propos en traitant du premier volume (sous son titre « rallongé », et problématique, caractéristique des rééditions : Black Wings of Cthulhu… soit exactement ce que l’anthologiste souhaitait éviter – notez que, depuis, ce premier volume a été traduit en français, chez Bragelonne, sous le titre plus problématique encore si ça se trouve Les Chroniques de Cthulhu)… et, en fait, j’avais déjà auparavant chroniqué Black Wings III, qui était le premier volume de la série que j’avais lu (et je vais le relire).

 

Bref : ici, autant se lancer directement dans les nouvelles. Et je ne me sens pas vraiment de jouer le jeu des catégories, pas forcément très pertinent ici – je vais donc évoquer chaque nouvelle dans l’ordre où elle figure dans le recueil.

 

Nous commençons avec John Shirley et « When Death Wakes Me to Myself » : un psychiatre vient de s’installer dans une nouvelle demeure à Providence, mais, très vite, un jeune homme visiblement dérangé cherche à y pénétrer par tous les moyens. Et ce jeune homme exprime bien des traits du Lovecraft historique, dans sa manière de parler par exemple… Pas mal – de la mesure dans les effets, étonnamment, et c’était probablement indispensable pour que ça fonctionne ; cerise sur le gâteau, la fin, à bon droit, n’est pas totalement celle à laquelle je m’attendais, et s’avère bien plus fine. Oui, ça fonctionne assez bien. Je relève au passage que, contrairement à ce qui s’était passé dans Black Wings of Cthulhu, le procédé consistant à faire figurer Lovecraft lui-même en tant que personnage, dans cette deuxième livraison, est beaucoup plus rare – à vrai dire, en dehors de cette nouvelle précisément, je n'en vois qu’un seul autre exemple, l’excellente nouvelle de Rick Dakan, dont je vous parlerai le moment venu.

 

Ensuite nous avons Tom Fletcher, avec « View » : un couple visite une vieille maison, guidé par un agent immobilier enthousiaste et/ou menaçant – mais la bâtisse a d’étranges propriétés, d’ordre plus ou moins géométrique… et en tout cas beaucoup trop d’étages ou de semi-étages. La nouvelle fait sans doute référence à « La Maison de la sorcière », mais on pense surtout à M.C. Escher à sa lecture. Hélas, l’effet s’amenuise à force d’insistance – la nouvelle aurait gagné à être considérablement écourtée, clairement, et ce qui fonctionne initialement finit par sombrer dans la platitude (si j’ose dire). Dommage.

 

« Houndwife », de Caitlín R. Kiernan, est d’un tout autre niveau. Difficile de résumer cette nouvelle, notamment du fait de sa narration explicitement non linéaire, mais circulaire… On y accompagne une femme qui se cherchait et qui s’est (peut-être) trouvée dans quelque chose, quelque part entre le sexe et l’occulte – ce dernier devant le rester. Le titre et certains aspects de l’intrigue renvoient au « Molosse », aucun doute là-dessus, mais d’autres éléments, pas moins importants en ce qui me concerne, évoquent plutôt « Le Festival » ou « Celui qui hantait les ténèbres » ; cependant, ces références explicites sont en fait relativement secondaires, et le plus important est ce jeu sur la temporalité et la narration – d’autant qu’il se double, dans une perspective finalement bien plus lovecraftienne que le clin d’œil du pastiche, d’un profond sentiment d’horreur cosmique, encore que « horreur » ne soit probablement pas le mot le plus juste ici. Disons-le, je n’y ai probablement rien panné… et ça ne m’a pas empêché d’adorer, non, le mot n’est pas trop fort – belle plume, aussi, faut dire. En fait, je tends à croire que c’est ma nouvelle préférée de ce volume II de Black Wings. Quoi qu’il en soit, dans mes lectures lovecraftiennes modernes, Caitlín R. Kiernan tend vraiment à se singulariser comme bien au-dessus du lot.

 

Suit Jonathan Thomas, avec « King of Cat Swamp » : un couple d’une banalité très banale reçoit la visite d’un intrus envahissant – un certain Castro… La nouvelle brode (lointainement) sur « L’Appel de Cthulhu », au travers de ce personnage croisé initialement dans le bayou bien des décennies plus tôt, et qui pouvait assurément être développé comme Lovecraft ne l’avait pas fait ; enfin, la pertinence du procédé est en fait à débattre, car celui qui était simplement fou et, très probablement, se leurrait quant aux intentions du Grand Poulpe du Pacifique, dans la nouvelle de Lovecraft, devient ici par la force des choses un puissant sorcier (soit… l’antithèse du discours habituel de S.T. Joshi ?). Bon, tout ceci n’est pas sérieux : le registre est semi-parodique, et, oui, sur le moment, c’est plutôt amusant, mais c’est le genre de truc qu’on oublie sitôt la page tournée.

 

« Dead Media », de Nick Mamatas, m’a bien plus intéressé, même si cette nouvelle n’est probablement pas sans défauts. Il s’agit d’une sorte de « suite » à « Celui qui chuchotait dans les ténèbres ». Des étudiants de l’Université Miskatonic, de nos jours, entendent percer le vieux mystère de la fac – le récit par Wilmarth de ses aventures dans le Vermont. Sauf que lire le disque envoyé par Akeley au professeur nécessite un matériel archaïque particulier, et c’est déjà un problème… En même temps, le transfert de l’enregistrement sur un support plus moderne permettrait peut-être de percer à jour la supercherie ? Cet aperçu de « médias morts » est déjà en soit intéressant, mais je suppose que ce titre a aussi quelque chose de plus métaphorique, concernant le caractère aujourd’hui multimédia de l’œuvre de Lovecraft ? Ou pas. Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé la « rupture » vers la fin de la nouvelle un peu trop sèche (en fait un problème survenu à plusieurs reprises durant ma lecture de cette anthologie), même si « l’épilogue » est loin d’être inintéressant, en donnant davantage de perspective à l’ensemble, avec une ampleur cosmique que les premières pages ne laissaient pas vraiment entrevoir. Oui, pas parfait, mais j’ai vraiment bien aimé.

 

« The Abject », de Richard Gavin, par contre, je n’ai vraiment pas accroché… La nouvelle est globalement très convenue, avec des trentenaires ou quadragénaires qui se retrouvent pour faire de la rando dans la forêt tout à l’ouest du Canada, autant dire au bout du monde (d’ailleurs, c’est dit), et là il y a une montagne bizarre, que les Indiens n’aimaient pas, etc., etc. Le récit, central, de la misère sentimentale du couple (hétéro et en crise) qui motive l’histoire n’en est pas moins convenu, hélas, au point où c’en devient pénible. Puis l’auteur nous inflige (précisément) une de ces ruptures « sèches » dont je viens de parler, une à vrai dire qui aurait pu faire un sacré effet, mais il s’y prend tellement mal, et tellement lourdement, qu’il ne parvient guère à susciter chez le lecteur qu’un soupir désabusé. La nouvelle aurait pu, et dû, être terrible – et touchante en même temps (et, par ailleurs, elle se serait peut-être très bien passée de connotations fantastiques). Elle n’est hélas ni l’une, ni l’autre. Un des points faibles du recueil – probablement le pire en ce qui me concerne.

 

« Dahlias », de Melanie Tem, est un (court) texte à part dans cette anthologie. Et qui ne m’a pas vraiment convaincu non plus... C’est que la nouvelle entend pour l’essentiel exprimer le sentiment d’horreur cosmique dans un cadre très quotidien – au travers d’une vieille dame qui va mourir et n’attend certainement rien après. Le texte a quelque chose d’une fable, mais il est un peu trop lourdement démonstratif…

 

Après quoi, John Langan nous livre « Bloom », une nouvelle assez sympathique, même si je peine à définir exactement les intentions de l’auteur. Le point de départ de la nouvelle a quelque chose d’une blague (délibérément mauvaise), avec ce couple qui ramène à la maison un container frigorifique malencontreusement égaré, et cette dimension aura l’occasion de revenir par la suite, mais on y trouve en même temps des choses plus sérieuses, dont quelque scènes… eh bien, oui, horrifiques… et un jeu avec les thèmes et textes de Lovecraft qui s’avère plus subtil (et peut-être même parfois plus profond) que dans bien d’autres nouvelles de ce recueil et a fortiori d'autres, des nouvelles qui se la pètent probablement bien davantage. Le manque d’unité du récit (dans le ton, du moins) me laisse encore un peu indécis, mais c’était globalement assez sympa, oui.

 

« And the Sea Gave Up the Dead », de Jason C. Eckhardt, est un texte très joueur et savoureux – et qui m’a beaucoup plu. Il s’agit là encore d’une variation sur « L’Appel de Cthulhu », mais qui se présente comme un document originel annoté par un chercheur – en l’espèce, le journal d’un naturaliste ayant accompagné l'amiral Cook dans le Pacifique, et tout spécialement à l’endroit que vous savez… Je ne sais pas ce qu’il en est, pour un anglophone, de l’anglais un peu archaïque et contourné de ce texte, mais je l’ai trouvé très amusant, oui, et plutôt bien fait – même si sa conclusion manque forcément d’ampleur, puisque nous savons très bien, nous autres lecteurs, ce qui se cache là-bas. Mais je n’ai pas trouvé ça problématique, et cette nouvelle figure parmi les textes du recueil que j’ai trouvés les plus savoureux.

 

Don Webb livre ensuite « Casting Call », qui fonctionne assez bien également. Même si je suis sans doute passé à côté de pas mal de trucs, car la nouvelle tourne autour des émissions télévisées de Rod Serling, au-delà de la seule Quatrième Dimension (que je ne peux pas vraiment prétendre connaître non plus, honte sur moi…) – il me manque donc sans doute pas mal de choses pour pleinement apprécier ce récit. Mais j’en ai apprécié l’approche, assez clairement comique, et même grotesque, mais futée dans ce registre – même quand il s’agit de mêler à tout ça l’ambition très « Actors Studio » d’un jeune acteur latino qui entend incarner au mieux une goule dans l’esprit du « Modèle de Pickman ». Ce qui est amusant, mais pas seulement – outre que, là aussi, nous avons un aperçu du caractère multimédia du corpus lovecraftien, en soi pas inintéressant. Certes, ma méconnaissance du contexte exact de la nouvelle joue contre elle, mais pas au point d’en amenuiser véritablement l’intérêt, trouvé-je.

 

On passe à (attention !) « The Clockwork King, The Queen of Glass and The Man with the Hundred Knives » (ouf), de Darrell Schweitzer. C’est une nouvelle étonnante et singulière à plus d’un titre – notamment parce que c’est la seule, ici, à jouer pleinement du registre onirique de Lovecraft, à la façon de la fantasy baroque des « Contrées du Rêve ». Et, à cet égard, c’est autrement plus convaincant que… eh bien, à peu près tout ce que j’avais pu lire dans La Clé d’Argent des Contrées du Rêve (sans même parler, obviously, des abominations de Brian Lumley). Ceci, surtout, dans la mesure où la nouvelle garde en même temps une assise « terrestre » et invite sans ambages à questionner la santé mentale des principaux protagonistes, narrateur éventuellement non fiable inclus comme de juste. Et, enfin, cet onirisme est radicalement perverti dans une optique pleinement cauchemardesque. Vraiment un texte intéressant, singulier, et qui produit son effet – parmi ce qu’il y a de mieux dans cette anthologie, en ce qui me concerne.

 

Nicholas Royle, avec « The Other Man », livre une variation sur le double, pas spécialement lovecraftienne (même si on laisse entendre qu’il y a de « Je suis d’ailleurs » dans tout ça), et un peu terne… Non, je suppose que c’est plus qu’honnête dans son genre, mais, très franchement ça ne m’a pas emballé – à l’instar de sa nouvelle « Rotterdam » dans Black Wings. Ça m’ennuie d’autant plus que mon premier contact avec cet auteur, sa nouvelle « Le Leurre » dans le n° 21 du Visage Vert, m’avait bien autrement séduit. Je suis convaincu qu’il y a quelque chose de très intéressant chez lui, mais je passe décidément à côté de pas mal de ses textes…

 

J’ai davantage adhéré à « Waiting at the Crossroads Motel », de Steve Rasnic Tem, nouvelle qui suinte le mal à l’état pur. Nous y suivons un personnage proprement répugnant, qui accomplit avec sa pauvre famille foutue depuis le départ une sorte de halte rituelle dans un motel aussi répugnant que lui-même. On y devine une forme de généalogie morbide typiquement lovecraftienne, qui peut renvoyer à Dunwich comme à Innsmouth (ou à la Kingsport du « Festival »), mais « modernisée » dans le plus bassement matérialiste des contextes – lequel est pourtant en même temps teinté de vagues cultes ancestraux, quelque part entre le décorum et la substance, qui contribuent en même temps à la perpétuation du « mauvais sang » (et renforcent à mes yeux le lien avec « Le Festival »). C’est le type même du texte poisseux, qui suinte, oui, et qui inspire un vague dégoût – et c’est une vraie réussite dans ce registre.

 

Suit « The Wilcox Remainder », de Brian Evenson, ultime variation sur « L’Appel de Cthulhu », comme son titre le laisse entendre. Le narrateur y a maille à partir avec une petite statuette (exactement celle que vous supposez) qui refuse de le laisser tranquille ; la nouvelle, dès le départ, laisse entendre que ledit narrateur pourrait bien être fou, et donc non fiable – un classique du genre qui, du coup, peut renvoyer davantage à d’autres nouvelles de Lovecraft, moins « cthuliennes », notamment « Le Modèle de Pickman » et « Le Monstre sur le seuil ». C’est bien fait dans son genre, ça fonctionne. Pourtant, je ne peux m’empêcher de ressentir une vague déception – à vrai dire la même qui s’empare toujours de moi quand je lis une nouvelle d’horreur de Brian Evenson, et peine à y reconnaître l’auteur d’Inversion, de La Confrérie des mutilés, éventuellement même de Baby Leg ou de Père des mensonges… Davantage celui d’Alien : No Exit, pour le coup ? Enfin, non, quand même pas : c’est bien quand même, oui. C’est juste que, comme toujours, j’en attendais davantage…

 

« Correlated Discontents », de Rick Dakan, est une nouvelle bien autrement ambitieuse – et peut-être cela m’a-t-il encore davantage incité à baisser la note de la nouvelle de Brian Evenson, à vrai dire. Comme le récit de Darrell Schweitzer un peu plus haut, celui de Rick Dakan bénéficie de sa singularité dans cette anthologie – mais si « The Clockwork King, The Queen of Glass and the Man with the Hundred Knives » jouait de la carte de la fantasy, « Correlated Discontents » joue de celle de la science-fiction – même un peu « TGCM », certes. L’idée est celle d’un programme informatique empruntant une interface humaine, et supposer rendre la personnalité de feu Howard Phillips Lovecraft après avoir ingurgité, analysé et digéré toute sa correspondance – qu’il s’agit ensuite de régurgiter, via donc un homme de chair et de sang, pour donner des réponses « authentiques » dans un contexte de conversation, en piochant pourtant dans des citations d’un objet parfois fort éloigné. L’idée est assez fascinante en soi – et la fin de la nouvelle est dans la droite lignée du postulat –, mais le récit ne met pas tous ses œufs (j’ai failli écrire « ses yeux »…) dans le même panier : lors de la démonstration publique du procédé, fans et non-fans amenés à questionner « Lovecraft » et à se réjouir de la parfaite authenticité de ses réponses biaisent bien vite le propos de l’expérience en interrogeant le personnage sur son racisme – frontalement. Le sujet est délicat, mais joliment amené – et ce d’autant plus qu’il faut intégrer dans l’équation « l’interface humaine », un jeune étudiant, et plus ou moins toujours un fan, qui est ainsi amené à prononcer les propos les plus outrancièrement racistes… tout en se laissant progressivement submerger par la personnalité de synthèse de Lovecraft. En même temps, il ne s’agit pas d’un texte bêtement à charge, c’est même tout sauf ça ; il sait se montrer assez subtil à tous ces égards, pertinent de bout en bout. Il y a bien plus de substance dans cette histoire que dans un bon millier sinon million de « débats » sur le racisme de Lovecraft. En même temps, ce n’est pas la même approche que celle de Victor LaValle dans La Ballade de Black Tom, mais elle me paraît tout aussi pertinente. Vraiment, j’ai trouvé ça très intéressant – casse-gueule, mais en fait d’autant plus intéressant.

 

Donald Tyson, avec « The Skinless Face », joue dans un tout autre registre, bien autrement classique – en fait un qui peut rappeler celui de Brian Evenson ? Avec tout de même un côté « grosse horreur qui tâche » autrement prononcé… De fait, l’histoire est somme toute assez banale : une expédition archéologique qui fait une dangereuse découverte du côté de la Mongolie, ce qui ne manque pas de rappeler Les Montagnes Hallucinées ou encore « Dans l'abîme du temps »… Cela dit, dans son genre, c’est vraiment très bien fait – et assez effrayant, oui, avec un vague malaise quand se révèle la nature de la statue dégagée des sables… C’est le moment pulp de l’anthologie, disons – et une réussite dans son domaine. Un texte qui ne brille ni par l’ambition ni par l’originalité, mais on s’en cogne, c’est un bon moment de lecture pour qui aime l’horreur pas-seulement-lovecraftienne-même-si-ici-très-lovecraftienne-pour-le-coup.

 

« The History of a Letter, as related by Jason V Brock » convainc beaucoup moins : il s’agit… eh bien, d’une lettre, auteur inconnu, destinataire inconnu et propos inconnu. Peut-être s’agissait-il de traiter de l’indicible lovecraftien, peut-être s’agissait-il en même temps de parodier la manière lovecraftienne, ou, piste au moins aussi valable, la critique lovecraftienne (avec le procédé de l’annotation inutile…), mais, pour le coup, nous avons essentiellement un texte qui ne mène nulle part, en fait une blague, et, oui, un peu mauvaise (mais pas de celles qui emportent l’adhésion), une blague en tout cas qui dure sans doute bien trop longtemps et s’avère d’un intérêt très, très limité. Une fausse note.

 

Et l’anthologie de se conclure sur « Appointed », de Chet Williamson, une nouvelle là encore relativement classique, encore que dans une veine de l’horreur rappelant bien davantage Stephen King que Lovecraft. Son contexte, à vrai dire, est ce qu’il y a de plus intéressant, avec ces conventions geekissimes, où se retrouvent sans cesse des acteurs de seconde zone, qui ont « brillé » il y a des décennies de cela dans tel ou tel film d’horreur à petit budget, éventuellement de la lovecrafterie à gros sabots, et qui, trente ou quarante ans plus tard, en sont réduits à mendier quelques piécettes en échange de leur autographe sur un DVD qu’ils n’ont aucune envie de s’infliger. La nouvelle a dès lors quelque chose de doux-amer, plus que de véritablement drôle, qui touche étonnamment, même quand il s’agit de mener l’histoire à son terme en accumulant les codes du genre. Ceci tout en jouant (de nouveau, ça revient décidément souvent dans cette anthologie) de la popularité multimédia de Lovecraft. Oui, une réussite !

 

Bilan ? Allez, essayons de classer tout ça, du moins bon au meilleur…

 

Dans le moins bon, je relève quatre nouvelles : celle de Tom Fletcher, « View » ; celle de Richard Gavin, « The Abject » ; celle de Melanie Tem, « Dahlias » ; et enfin celle de Jason V Brock, « The History of a Letter ». Je serais tenté de mettre à part celle de Melanie Tem, tout de même, qui n’est probablement pas mauvaise, mais m’a laissé de marbre, c’est tout… « The Abject » est en fait la seule nouvelle du recueil que j’ai vraiment envie de qualifier de « mauvaise » ; et ceci d'autant plus qu'elle aurait pu s'avérer très intéressante avec un peu plus de constance et de compétence dans la narration. Le reste est, soit un peu trop médiocre, soit indifférent en ce qui me concerne.

 

Après quoi, j’ai envie de rassembler quatre nouvelles qui fonctionnent tout à fait, si elles ne m’emballent pas des masses non plus – disons des nouvelles « honnêtes », mieux que médiocres, mais peut-être pas au point où je pourrais les qualifier véritablement de « bonnes » sans sourciller : « When Death Wakes Me to Myself », de John Shirley ; « King of Cat Swamp », de Jonathan Thomas ; « Bloom », de John Langan ; et enfin « The Other Man », de Nicholas Royle. Le cas de « Bloom » est un peu litigieux : à certains égards, j’aurais envie de faire figurer cette nouvelle dans la catégorie au-dessus, mais, j’ai beau tourner ça dans tous les sens, j’ai le sentiment, pas bien assis du tout, qu’il y manque pourtant quelque chose, un je-ne-sais-quoi qui… Bon, bref.

 

Viennent maintenant six nouvelles que je qualifie de « bonnes », voire plus, sans l’ombre d’une hésitation : celle de Nick Mamatas, « Dead Media » (même s'il y a indéniablement à y redire) ; celle de Don Webb, « Casting Call » ; celle de Steve Rasnic Tem, « Waiting at the Crossroads Motel » ; celle de Brian Evenson, « The Wilcox Remainder » ; celle de Donald Tyson, « The Skinless Face » ; et enfin celle de Chet Williamson, « Appointed ». Les cas de Brian Evenson et de Donald Tyson sont un peu limites à leur tour, car il s’agit de deux textes trèèèès classiques (outre que mon ressenti concernant Evenson est donc un peu biaisé), et en même temps très efficaces – ce sont des textes « pro », ce qui n’est souvent pas exactement un compliment, mais je ne peux nier avoir pris un certain plaisir à leur lecture, alors autant ne pas chipoter. En même temps, dans cette catégorie, je suis tenté de mettre en avant les contributions de Steve Rasnic Tem et de Chet Williamson – qui sont à l’extrême limite de mériter la classification dans la catégorie au-dessus…

 

Mais j’ai voulu distinguer les quatre textes qui m’ont le plus emballé : il s’agit de « Houndwife », de Caitlín R. Kiernan ; « And the Sea Gave Up the Dead », de Jason C. Eckhardt ; « The Clockwork King, The Queen of Glass and The Man with the Hundred Knives », de Darrell Schweitzer ; et enfin « Correlated Discontents », de Rick Dakan. Ce sont en même temps des textes assez différents – ceux de Darrell Schweitzer et de Rick Dakan ont gagné leur place dans cette ultime catégorie de par leur ambition et leur singularité, et ce pourtant de manière on ne peut plus différente ; tandis que « And the Sea Gave Up the Dead » a fini ici par son côté très ludique, disons même fun. Mais ce qui m’apparaît clair, oui – et ce alors même qu’il ne s’agit pas exactement d’une nouvelle très claire… c’est que la palme, dans Black Wings II, revient (une fois de plus ?) à Caitlín R. Kiernan.

 

Quoi qu’il en soit, le niveau est globalement élevé voire un peu plus que ça – incomparablement plus en tout cas que dans l’anthologie lovecraftienne ou para-lovecraftienne-truc lambda. J’ai dans l’ensemble lu cette deuxième livraison de Black Wings avec beaucoup de plaisir – et vais poursuivre, prochainement, en (re)lisant (pour le coup) Black Wings III. Restez tunés…

Voir les commentaires

The Haunting of Hill House (saison 1 ?)

Publié le par Nébal

The Haunting of Hill House (saison 1 ?)

The Haunting of Hill House, saison 1 (dix épisodes), 2018

 

Bon, au cas où : je vais parler d’une série, donc, hein, gros risques de SPOILERS. Si vous voulez la version courte, j’ai trouvé ça globalement bon à très bon – jusqu’à un dernier épisode que j’ai trouvé désastreux. Est-ce que ça vaut le coup quand même ? Je dirais que oui – même en grinçant un peu des dents.

 

Autre chose : j’ai mis « saison 1 » dans le titre, au cas où là encore, mais j’espère, j’espère vraiment, qu’il n’y aura pas de saison 2.

LES MODÈLES – ET L’AU-DELÀ

 

The Haunting of Hill House, à la base, est un roman de Shirley Jackson – que l’on trouve en français sous différents titres : Maison hantée, ou Hantise, ou La Maison hantée. Et c’est peut-être bien la plus célèbre histoire du genre – notamment en ce qu’elle a inspiré le chef-d’œuvre de Robert Wise The Haunting, en français La Maison du diable. Je dois confesser ici que je n’ai pas lu ce roman (de Shirley Jackson, je n’ai pour l’heure lu que l’excellent Nous avons toujours vécu au château) et que, si j’ai adoré le film de Wise, une sacrée baffe en son temps, mes souvenirs en demeurent assez nébuleux.

 

Toutefois, cela n’est a priori pas forcément un problème pour traiter de la série The Haunting of Hill House, sortie tout récemment sur Netflix et due à un certain Mike Flanagan, réalisateur que je ne connaissais pas mais qui a semble-t-il commis quelques films d'horreur plus qu’honorables, dont une adaptation plutôt bien accueillie du roman de Stephen King Jessie, pourtant très casse-gueule (j’ai beaucoup aimé ce roman, il faudra que je tente l’expérience). En effet, le lien avec le livre initial est semble-t-il assez relâché, consistant à en croire ceux qui savent plutôt en allusions relativement subtiles, l’idée étant de s’attacher à l’esprit (uh uh) et non à la lettre du récit originel. Quant au film de Wise, Mike Flanagan était bien conscient qu’il était insurpassable, et n’a donc pas cherché un seul instant à s’y mesurer : il a inscrit sa réalisation, à bon droit, dans un tout autre registre.

 

À ce propos, on associe souvent aussi bien le roman de Shirley Jackson que le film de Robert Wise au sous-genre du fantastique psychologique. Ce qualificatif s’applique-t-il à la série ? C’est une question de définition, je suppose : la série use assurément du fantastique comme d’un prétexte, ou d’une métaphore, à l’exploration de la psyché tourmentée de ses personnages, dans un contexte trouble où le deuil joue un rôle essentiel – à cet égard, le caractère objectif ou non du surnaturel n’aurait aucune importance, et la série pourrait évoquer aussi bien, en littérature, Le Tour d’écrou de Henry James, qu’au cinéma un film qui doit probablement beaucoup à ce roman, Les Autres, d’Alejandro Amenábar. Toutefois, quand on évoque tout particulièrement La Maison du diable dans ce registre, c’est généralement en raison de son ambiguïté – qui renvoie là encore éventuellement à Henry James : dans ce film, la question de la réalité des fantômes ou de la folie d’un ou des personnages n’est sauf erreur jamais tranchée. La série The Haunting of Hill House a une tout autre approche, qui pour le coup fait davantage penser à Les Autres (ce film n’est qu’un exemple, hein – le Shining de Kubrick serait peut-être un modèle plus fameux) : même s’il sous-tend une étude de la psychologie trouble des personnages, le surnaturel dans la série est a priori objectif, il a une réalité propre, indépendante des héros et de leurs biais ; quelques passages laissent entendre (faussement et par jeu, doublement ironique donc) la possibilité d’une narration non fiable, procédé caractéristique du registre (aussi bien dans Le Tour d’écrou que dans La Maison du diable), mais, au bout du compte, l’histoire ne fait pourtant sens que si les fantômes sont là et bien là. Il me paraît important de mettre en avant ce point, mais c’est à débattre, bien sûr.

 

UNE FAMILLE IDÉALE – DONC DYSFONCTIONNELLE

 

La série joue sur deux trames temporelles, plus imbriquées qu’opposées. Lors de l’été 1992, la famille Crain (un couple et ses cinq enfants) vit des événements terribles dans la très gothique maison appelée Hill House (en référence au nom de ses bâtisseurs, les Hill, et non de quelque colline que ce soit), achetée pour être retapée et revendue avec une bonne marge : c’était l’idée, mais il y a comme un couac... Finalement, le père, Hugh, file au cœur de la nuit avec les enfants, le sort de la mère, Olivia, laissée en arrière, étant pour l’heure indécis ; mais, bien sûr, le récit laisse entendre que la maison était hantée et/ou que la mère était devenue folle et/ou dangereuse… et qu’elle est morte.

 

Quoi qu’il en soit, l’épisode est particulièrement traumatique pour les enfants Crain – qui, devenus adultes (la trame temporelle principale de la série, de nos jours), ont rompu les liens avec leur père, qu’ils rendent responsable de ce qui s’est produit dans Hill House, et ils ont toujours du mal à gérer le drame, même si chacun use d’une méthode qui lui est propre pour s'en accommoder.

 

L’aîné, Steven (Steven Crain…), est devenu un écrivain à succès, pas moins médiocre pourtant, en racontant les événements au prisme fantastique de la maison hantée – The Haunting of Hill House est littéralement le titre de son premier livre, et ses frères et sœurs lui en veulent terriblement d’avoir ainsi raconté leur horrifiante histoire dans le seul but de faire de l’argent… Steven fait bien vite l’effet d’un homme cynique et égoïste – on y devine les raisons de sa récente rupture sentimentale, qui semble devoir le condamner à brève ou moins brève échéance à la solitude (succès commercial ou pas). À noter, le premier épisode de la série (mais pas les suivants) esquisse chez Steven un côté « enquêteur du paranormal », tout en posant très vite qu’il ne croit en fait pas aux fantômes – l’idée d’établir « scientifiquement » la réalité des spectres, sur la base d’un personnage d’enquêteur de ce type, avait sauf erreur une place importante dans le film de Wise et semble-t-il avant cela dans le roman initial de Shirley Jackson, mais, dans la série, c’est une fausse piste qui est aussitôt abandonnée et ne débouche sur rien en tant que telle.

 

Shirley, la fille aînée, exerce également une profession qui la confronte aux morts, mais de manière bien plus prosaïque : elle s’est associée avec son époux pour gérer une entreprise de pompes funèbres, et fait des miracles en thanatopraxie. C’est une femme rigide (plus encore que les cadavres qu'elle rend présentables), autoritaire, et au tempérament critique : quand elle ne se noie pas dans son travail, qui est pour elle comme un refuge, elle tend à adopter une posture hautaine et moraliste qui ne tolère pas le moindre écart de conduite chez les autres, et suscite toujours un peu plus l'agacement.

 

Theo, sa cadette, vit juste à côté de chez Shirley – en fait, dans une maison qu’elle lui loue à bas prix (sauf erreur). Psychologue compétente le jour, elle présente un autre visage la nuit, systématiquement en quête d’un coup d’un soir – des femmes qu’elle évacue ensuite de chez elle, avec une rudesse assez terrible. D’un tempérament hyper agressif, dès l’instant qu’elle n’exerce pas son métier, mais c’est un tempérament qui tient de la façade, ne dissimulant guère en vérité une profonde fragilité interne, elle oscille sans cesse entre le désir presque pathologique du contact humain, et le rejet viscéral, phobique à vrai dire, de ce même contact – pour des raisons éventuellement « surnaturelles », mais qui affectent au premier chef ses relations avec ses frères et sœurs ; comme Shirley, et pourtant d’une manière radicalement opposée, plus vulgaire, elle est très portée à critiquer les autres – elle peut aussi se montrer cynique, à l’instar de Steven.

 

Ensuite viennent les jumeaux : Luke, né 90 secondes avant sa sœur, est une loque humaine ; sa manière de gérer le drame relève de la fuite en avant, le refuge dans la drogue. Accro à l’héroïne, il enchaîne depuis des années les tentatives avortées de cures pour se débarrasser de son addiction. Il a coûté beaucoup de temps, d’efforts et d’argent à ses frères et sœurs, qui ne lui font plus confiance depuis longue date (à l’exception de sa jumelle Nell). Déchet humain, faible et immature, il ne se contente pas de taper les siens : il est éventuellement capable de les voler pour satisfaire à ses besoins oppressants. Ses aînés sont donc tout disposés à le laisser crever dans un caniveau, convaincus qu’ils ont fait tout ce qu’il y avait à faire, que cela n’avait servi à rien et que cela ne servirait jamais à rien.

 

Enfin, sa jumelle, Nell, est la seule à oser encore croire en lui : « C’est un truc de jumeaux… » Mais c’est une jeune femme également fragile, qui a enchaîné les coups du sort. Depuis des années, elle a multiplié les témoignages flagrants de ce que son état mental était au mieux instable : elle rappelle en cela Luke, mais ses épisodes dépressifs brutaux évoquent surtout à ses aînés le souvenir désagréable de la dégradation de leur mère, Olivia. Fatigués de ses épanchements et de ses sanglots, ils se dispensent de répondre à ses coups de fil pressants – envisagés comme autant de lubies d'une malade impossible à raisonner. Mais, à la fin du premier épisode, ils apprennent qu’elle s’est suicidée… dans Hill House.

 

La famille Crain, si (naturellement) dysfonctionnelle, est ainsi amenée à se réunir pour les funérailles de Nell – et leur deuil, en même temps que leur inhabituelle et pénible proximité forcée, les ramènera forcément aux tragiques événements de Hill House, à ce drame qui les a construits tels qu’ils sont. Un thème très intéressant, et longtemps bien traité – mais évacuons pour l’heure le problématique dernier épisode…

 

LA STRUCTURE ET LA FORME

 

La série obéit à une structure précise et plutôt adroite. Une fois les présentations faites, et avant de dénouer l’intrigue dans le (catastrophique…) finale, chaque membre de la famille Crain se voit consacrer un épisode – à titre d’exemple, le quatrième est dédié à Luke, et il m’a particulièrement touché (je me suis vraiment, vraiment identifié à ce personnage – je suppose que la série est conçue de manière à ce que chacun puisse s’identifier à tel ou tel membre de la famille Crain, même en les « ressentant » tous). Mais il faut noter que cela ne s’applique pas seulement aux enfants (dont la défunte Nell) : Hugh, le père, y a droit, mais aussi Olivia – dans le neuvième épisode, le seul à se situer intégralement en 1992.

 

Car, normalement, chaque épisode imbrique les deux temporalités et assez habilement : dès lors, chacun des personnages principaux (à l’exception d’Olivia, bien sûr) se dédouble, et est interprété par deux acteurs différents – dont cinq enfants, qui, dois-je dire, m’ont assez bluffé : c’est toujours un calvaire de faire tourner des gamins (et vraiment en bas âge pour certains : Luke et Nell, en 1992, ont dans les six ans), mais ils se montrent tous plus que convaincants, ici.

 

Les critiques lues çà et là ont souvent mis l’accent sur la performance de Carla Gugino, dans le rôle d’Olivia Crain, et là je ne suis pas vraiment d’accord, je crois – globalement, c’est l’interprétation qui m’a le moins parlé, en fait… Je serais plutôt tenté de mettre en avant les très belles prestations d’Elizabeth Reaser (Shirley, qui a une véritable aura intimidante) et de Timothy Hutton (le vieux Hugh, toujours un peu à l’ouest, très touchant) ; mais Kate Siegel (Theo) et Oliver Jackson-Cohen (Luke) se débrouillent très bien – je mettrais peut-être un peu en retrait Michiel Huisman (Steven), même s’il fait une tête à claques très correcte, et Victoria Pedretti (Nell), qui a forcément moins de présence à l’écran que les autres, mais compose, surtout dans l’épisode qui lui est consacré pour le coup, un portrait assez émouvant (peut-être surtout dans les moments heureux, cela dit).

 

L’imbrication des deux temporalités est globalement assez subtile – mettant en avant l’idée d’une narration non linéaire (qui aurait cependant gagner à demeurer implicite… mais le désastreux dernier épisode en rajoute maladroitement une couche et une surcouche) : dès lors, les séquences de 1992, mais aussi de 2018, ne sont pas toutes présentées dans leur ordre chronologique, et c’est bien vu, de même que les retours, les flashbacks dans le flashback, etc. L’épisode consacré à Nell (le cinquième) est peut-être celui qui en joue le plus habilement, quand vient le moment de révéler la nature de « la femme au cou tordu ».

 

Mais un épisode en particulier met l’accent sur cette approche : le sixième. En effet, celui-ci repose sur l’évocation parallèle de « deux tempêtes », la première en 1992, la seconde en 2018, lors de la veillée funèbre de Nell – mais cette évocation repose sur un dispositif filmique particulier, consistant en longs plans-séquences (probablement des « faux » plans-séquences, à vrai dire) pour chaque époque : plan-séquence 2018, cut, plan-séquence 1992, cut, plan-séquence 2018, etc., chaque cut étant en même temps motivé et justifié par les déambulations des personnages, et/ou le rapport entretenu avec un objet. On pense forcément à La Corde, ce genre de choses, et c’est globalement assez habile – même si c’est peut-être surtout impressionnant. Car j’émettrais quand même une réserve sur ce dispositif : j’ai l’impression, dans nombre des séries contemporaines que j’ai pu voir, qu’il doit toujours y avoir UN épisode qui se distingue, qui doit être Le Moment Virtuose, dans la réalisation, dans le scénario, ou idéalement les deux à la fois – la bataille des bâtards dans la sixième saison de Game of Thrones, ou la baston dans l’escalier dans la deuxième saison de Daredevil, par exemple, pour citer deux cas que j’avais évoqué sur ce blog (et qui m’avaient soufflé, vraiment). Là, c’est assez démonstratif, pour le coup – un peu trop m’as-tu-vu, peut-être ? Mais je ne vais pas faire excessivement la fine bouche, ça fonctionne très bien, vraiment très bien… C’est juste que ça saute vraiment à la gueule, quoi.

 

Puis vient la question de la mise en scène de la peur, ou, plus précisément peut-être, des fantômes. La série, ici, se montre globalement convaincante, même si quelques scories demeurent peut-être çà et là, dans la tentation du jumpscare inutile – disons que la série joue un jeu dangereux entre le clin d’œil un peu fan service, car l'histoire est forcément très référencée dans le registre de la maison hantée, et la construction d’un récit plus ambitieux, avec le risque que des éléments ne s’intègrent pas toujours très bien dans la formule générale ; en somme, c’est le bon vieux problème des codes contre les clichés. Mais, dans l’ensemble, ça fonctionne bien, très bien même. J’ai apprécié, notamment, une chose qui m’a fait penser à la meilleure J-Horror : les fantômes peuvent être inquiétants en tant que tels, ils n’ont pas besoin d’adopter un comportement spécifiquement terrifiant, et, notamment, un comportement hostile ou pire, agressif – il leur suffit d’être là. Ils peuvent cependant gagner à avoir une certaine bizarrerie, dans leur allure, ou dans leurs gestes : ici, mon fantôme préféré, qui apparaît dans l'épisode 4, est l’homme à la grande silhouette difforme, avec son chapeau melon, dont les pieds ne touchent pas terre, mais qui scande ses déplacements du heurt de sa canne contre le plancher ; il m’a vraiment terrifié, et ramené aux gestuelles étranges, inspirées par la danse contemporaine, de la femme vêtue de noir dans le Kairo de Kurosawa Kiyoshi, ou éventuellement de Sadako qui progresse par à-coups, filmée en fait à l’envers, dans Ring de Nakata Hideo. La réussite de ces scènes, surtout dans les cas de cette série et de Kairo, tient d’ailleurs pour une part non négligeable à l’absence ou à la sobriété (tout de même dérangeante) de l’accompagnement musical : c’est littéralement l’antithèse du jumpscare, quelque chose qui effraie en durant, en étant lent – et inéluctable.

 

Maintenant, la série se doit aussi de jouer sur d’autres tableaux – notamment en explorant la psyché des personnages, mais aussi leurs relations compliquées ; ici, l’inspiration se trouve, je suppose, dans le soap opera, mais une variante particulièrement cruelle... À vrai dire, cela m’a aussi fait penser, encore qu’à un degré incomparablement moins pervers et terrible, au remuant malaise qui suinte de chaque séquence de l’excellent Festen de Thomas Vinterberg… Le niveau est bon voire très bon dans l’ensemble, mais la réalisation pèche parfois dans ces séquences, cependant – notamment quand elle succombe aux longs monologues ; il en est quelques exemples assez peu convaincants avant l’ultime épisode, lequel en fait des caisses à cet égard et de la manière la plus navrante…

 

MAIS… POURQUOI ?

 

Et il est bien temps d’en parler, de ce dernier épisode… Je l’ai vraiment trouvé désastreux – au point il m’a mis en colère : j’ai eu le sentiment d’une trahison, et de la pire qui soit. Ce vocabulaire, on l’emploie régulièrement pour les twists à la con, mais c’est d’un autre registre, ici – et, oui, cela tient sans doute à ce que j’avais imaginé ma propre fin, que je vais garder pour moi comme de juste, si elle était aux antipodes de cette conclusion… Mais, au-delà, dans le fond, comme dans la forme, j’ai eu l’impression d’une imposture – d’une très désolante et irritante imposture. J’ai profondément, de tout mon cœur, détesté ce finale « positif » et dégoulinant de moraline.

 

Mais cela ne tient pas qu’aux dix dernières minutes – si elles m’ont certes donné furieusement envie de défoncer mon écran d’ordinateur. Sérieux ? Après tout ça, après neuf épisodes aussi intenses et douloureux, conclure sur « cébolavi, pis lamourcéjoli, et youpilafamille, et ifoêtgentiaveklégens paske c’est bien d’êtgentiaveklégens et que cébolavi et que lamourcéjoli et youpilafamille » ? Et, au cas où, accompagner tout ça avec une ballade folk-FM sirupeuse, que c’est tout juste s'il n’y a pas un panneau pour demander aux spectateurs d'allumer leurs briquets ? Sérieux ? Bon sang, j’ai eu envie de vomir… Hollywood dans toute son anti-splendeur – mais qu’est-ce que ça vient foutre là, bordel ?! Comment peut-on en arriver là après ces neuf épisodes d'un tout autre ton ?

 

Cela dit, cet ultime épisode était déjà désastreux avant le dégueulis de guitare – dans un registre peut-être moins hollywoodien mais pas moins navrant, avec chaque perso qui a sa tirade déclamée avec autant de naturel et d’émotion que dans le pire pseudo-théâtre symboliste (à suppose qu’un théâtre symboliste puisse être autre chose que pire) (pardon, c’était un peu gratuit, ça) (pardon). Et Nell qui massacre, avec ses tirades alambiquées, l’idée de la narration non linéaire, en en faisant un étalage aussi lourdingue et démonstratif…

 

The Haunting of Hill House, ou la série qui, en dernier ressort, vous prend vraiment pour un con…

 

MALGRÉ TOUT ? OUI ?

 

Il serait tentant, après un tel cataclysme, de rejeter en bloc la série. À ce stade, est-il encore possible de la recommander à qui que ce soit ?

 

(Qui n'aurait pas tenu compte de la menace de spoilers ?)

 

Eh bien, bizarrement, peut-être – parce que, la nullité et l’imposture affligeante du dixième épisode mises à part, les neuf épisodes qui le précèdent demeurent bons à très bons, globalement.

 

Je suis en colère, mais je ne peux pas pisser non plus sur tout ce que j’ai d’abord aimé dans cette série – qui était très casse-gueule dès son principe même, et s’en était pourtant remarquablement bien tirée jusque-là. Non sans défauts, certes, mais bien plus qu'honorablement.

 

Prévoyez juste un seau, pour votre visionnage du dernier épisode – et éloignez tout objet contondant qui pourrait malencontreusement défoncer votre écran, au cas où.

 

Quel dommage, quand même...

Voir les commentaires

L'Abomination du lac, de Joseph A. Citro

Publié le par Nébal

L'Abomination du lac, de Joseph A. Citro

CITRO (Joseph A.), L’Abomination du lac, [Dark Twilight – Lake Monsters], traduit de l’américain par Michel Deutsch, Paris, J’ai lu, coll. Épouvante, [1991-1992] 1993, 315 p.

On ne se refait pas, et, de temps en temps, j’aime bien me taper un petit roman de grosse horreur qui tache – à une époque, je pouvais en dire autant pour les petits films de grosse horreur qui tache, mais ça fait quelque temps que je ne l’ai pas fait et je le regrette… Quoi qu’il en soit, si le bilan en fin de compulsion est plus qu’à son tour navrant, de temps en temps, oui, j’aime bien – et je me farcis des trucs « objectivement pas bons » mais qui me satisfont d’une manière ou d’une autre. Ce qui ne signifie peut-être pas non plus que je perds alors tout esprit critique – je suis bon public, mais aussi conscient de mes navrantes tares, dans ce que j’aime bien quand même, et dans ce que je n’aime pas parce qu’il ne faut pas trop déconner non plus. Exemple : Manitou, c’est vraiment de la merde…

 

L’Abomination du lac, de Joseph A. Citro, ça n’est certes pas fameux, c’est même probablement « objectivement pas bon », cependant je crois que c’est bien autrement honnête que le Masterton précité (et c’est déjà ça). Il y a au moins un semblant de choses qui surprennent un peu là-dedans, qui ne sauvent pas tout, ni peut-être même quoi que ce soit, mais suffisent du moins à préserver une vague forme de singularité du bouquin, et si l’auteur (dont c’était en fait le premier roman, même s’il n’est sorti qu’en 1991, après quatre autres titres) joue comme beaucoup dans ce registre à « J’aimerais bien être Stephen King », référence écrasante (avec celle de Lovecraft), sans l’emporter à la fin, eh bien, il y a au moins vaguement de ça – plus que chez… Oui, bon, OK.

 

Maintenant, comment ai-je mis la main dessus ? Enfin, oui, chez un bouquiniste, il y a quelques années de cela – la question serait plutôt : pourquoi ? D’une manière ou d’une autre, je l’avais vu mentionné quelque part comme étant « lovecraftien ». Mais où ? Je croyais que c’était dans The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos, de S.T. Joshi, mais n’en trouve pas trace… Bah, peu importe. Ceci dit, il y a bien quelque chose de « lovecraftien » dans ce roman, quelque chose que révèle d’emblée, d’une certaine manière, le choix d’employer le nom français « Abomination », qui n’a sans doute rien d’innocent. Et c’est un peu fâcheux, car, si ce roman bénéficie d’un vague atout, c’est probablement qu’il balade le lecteur dans des directions relativement inattendues. On peut relever que le titre original, Dark Twilight, n’a pas grand-chose à voir avec L’Abomination du lac… et pourtant, ce titre français ne manque peut-être pas totalement de pertinence ; car le roman a été ultérieurement réédité sous le titre que lui avait initialement attribué l’auteur, et qui était Lake Monsters – notez toutefois le pluriel… Cela dit, en matière de SPOILERS éventuels, ou justement pas, je suppose qu’il faut aussi prendre en compte combien, c’est ou c’était l’usage, cette couverture hideusement whatthefuckesque n’a pas grand-chose à voir, sinon rien, avec le contenu du roman… Aussi le lecteur était-il invité à ne pas trop extrapoler, je suppose.

 

Harrison Allen est notre… « héros » ? Trentenaire un peu terne, récemment licencié, il décide d’envisager ses allocations chômage comme une occasion de prendre des vacances (insérez ici un connard qui beugle : « LES CHÔMEURS SONT DES FAINÉANTS !!! »), et de satisfaire une vieille lubie en se faisant chasseur de monstres – ce décalque de l’auteur, car Joseph A. Citro a, depuis 1991, sorti beaucoup, beaucoup de bouquins sur le folklore du Vermont, la cryptozoologie, mais aussi les OVNI, et toutes ces sortes de choses, Harrison Allen donc entend en effet apporter la preuve que le monstre du lac Champlain, tendrement baptisé Champ ou Champy en miroir d’une plus célèbre Nessie, que ce monstre aquatique, donc, existe bel et bien. Et il se rend sur place pour enquêter, en squattant la vieille bicoque d’un camarade de fac, idéalement située sur Friar’s Island, une île (oui) bien placée dans ledit lac.

 

Et on a une carte de l’île en tête d’ouvrage C’EST DONC UN ROMAN DE FANTASY.

 

 

Friar’s Island attire les touristes en été, mais les autochtones ne sont pas toujours des plus accueillants pour les « étrangers ». Aux yeux de ce connard de Cliff, l’archétype du redneck détestable et borné dans ce roman, qui n’est pas du Vermont est forcément idiot et ridicule, et même les citoyens de l’État, quand ils sont « continentaux », sont au moins suspects – venir des grandes villes plus à l’est vous qualifie aussitôt en pédé.

 

Heureusement, tout le monde n’est pas comme Cliff, sur Friar’s Island. Et Harrison ne manque pas de croiser bienheureusement la route de la nouvelle instit’ de l'île, la belle et fraîche Nancy, dont chaque réplique ou pensée donne le sentiment un tantinet amer d'une femme cruchissime. C’est forcément le coup de foudre.

 

Mais… de quoi parle le roman ? Eh bien, vous pouvez oublier Champy : Harrison discute bien des « témoignages » avec quelques résidents de l’île, et en apprend un minimum sur le folklore qui va avec (pour un chasseur de monstres, l'étendue de son ignorance en la matière a quelque chose d'un brin troublant), mais l’hypothétique monstre du lac Champlain ne joue absolument aucun rôle dans ce roman, tout au plus celui d’un symbole (même si un épilogue lui donne bizarrement chair). Non, ce qui compte est ailleurs : le monastère abandonné au nord de l’île, habité en son temps par des moines un peu chelou, puis par une communauté spirite qui ne l’était pas moins ; des bruits bizarres dans la baraque de Harrison – une petite fille qui y disparaît ; un érudit qui ne dit pas tout ; une vieille dame peut-être un peu trop vieille, et son simplet de fils…

 

De fait, je crois que c’est plutôt un atout du roman – s’il doit en avoir un. Le cours des événements est assez imprévisible. C’est parfois à l’extrême limite de la cohérence, et, quand il s’agit pour Joseph A. Citro de rassembler les fils, cela implique des coïncidences un peu grossières, mais la surprise est là et bien là – y compris et peut-être surtout au regard du véritable caractère horrifique du roman, qui concerne notre pauvre Harrison, victime de son charme : c’est inattendu, grotesque sans doute mais étonnamment efficace, et… cruellement ironique ? Peut-être bien.

 

Maintenant, ce roman… ne fait pas peur. Loin de là. Si l’on excepte la disparition précoce d’une pauvre petite fille un peu trop curieuse (car manipulée par un petit con, en quelque sorte la promesse d’un Cliff futur), puis, mais en aparté, de ses parents, le roman n’a longtemps absolument rien d’horrifique. Tout ou presque est concentré dans, mettons, le dernier quart, et même ça, ça n’effraie pas des masses. La peur n’est vraiment pas du lot, en fait – la répugnance peut-être un peu plus ? Le cynisme ? La panique ? La curiosité, autrement...

 

Mais tout ceci est tardif et assez peu efficace, donc – même avec quelques surprises pas inintéressantes çà et là. Pourtant, ce roman (assez court, hein : dans les 300 pages, mais très aérées, avec une grosse police) se lit assez bien, je suppose – agréablement, oui. Quand Citro cherche à faire son King, en décrivant les habitants de Friar’s Island comme leurs contreparties de Castle Rock, il ne se débrouille pas si mal, je suppose – certes pas aussi bien, mais pas si mal… Et s’il use d’archétypes un peu trop voyants (le redneck cruel et borné, un compagnon de beuverie, le vieux Chef bourru de la police à la retraite, l’épicier d’une courtoisie à toute épreuve, l’idiot du village, la vieille qui sait tout, l’érudit à nœud papillon, et, oui, la jeune et jolie et cruchissime instit’), il arrive parfois, au détour d’un paragraphe, à leur donner un semblant d’âme.

 

Bon, le roman ne brille guère par le style, en même temps… Ça n’aide pas (et la traduction ? Je ne me prononcerai pas). Mais ça, on s’en doutait en en entamant la lecture, hein. Et, honnêtement… ben, oui, je suppose que c’est plutôt… honnête. Ça coule, en tout cas, et c’est sans doute tout ce qui compte. J’ai lu bien, bien pire, dans ce genre ou dans d’autres. C’est du roman de gare, qui a passé sans souci l’épreuve du train.

 

Je ne peux pas décemment recommander L’Abomination du lac à qui que ce soit… « Objectivement », ça n’est « pas très bon ». Mais je ne regrette pas ma lecture pour autant – car, oui, de temps en temps, j’aime bien m’offrir ce genre de péché mignon… Et je déplore que le genre horrifique, qu’on le qualifie de « mainstream » ou pas, soit aussi délaissé de nos jours – même si, durant sa Grande Époque, il a effectivement souvent consisté en bouquins parfaitement horribles. Cet unique roman traduit en français, sauf erreur, de Joseph A. Citro, s’en tire plutôt honorablement à cet égard, à vrai dire.

 

Mais c’est bien un péché mignon.

 

Oui, de temps en temps…

Voir les commentaires

Un peu de ton sang, de Theodore Sturgeon (relecture 2018)

Publié le par Nébal

Un peu de ton sang, de Theodore Sturgeon (relecture 2018)

STURGEON (Theodore), Un peu de ton sang, suivi de Je répare tout, [Some of Your Blood – Bright Segment], postface de Steve Rasnic Tem, [traduit de l’américain par] Odette Ferry [et] Véronique Dumont, Paris, Télémaque, coll. Entailles, [1961, 2006] 2008, 206 p.

Ma chronique se trouve dans le dossier consacré à Theodore Sturgeon dans le Bifrost n° 92, pp. 168-169.

 

Elle sera publiée à terme sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici.

 

Commentaires et tout ça d’ores et déjà bienvenu !

 

Note au passage : j’avais déjà chroniqué ce livre il y a longtemps, ici – mais mon opinion a évolué depuis, je suppose.

 

EDIT 02/02/2019 : la critique est en ligne, ici.

Voir les commentaires

Wraith : Midnight Express

Publié le par Nébal

Wraith : Midnight Express

Wraith : Midnight Express, [Wraith: Midnight Express], White Wolf – Ludis International, [1994] 1996, 109 p.

Midnight Express est le seul supplément de contexte et (surtout) de scénarios pour Wraith traduit en son temps en français (parfois approximatif...) par Ludis. Ce qui lui confère mine de rien un semblant d’importance, notamment en ce que, après un livre de base, un livret de l’écran et un Guide du Joueur qui ne se montraient guère explicites à ce propos, Midnight Express est donc la première (et en français la seule) occasion de voir à quoi peut bien ressembler un scénario de Wraith. Et, hélas, de manière guère enthousiasmante…

 

Le Midnight Express est… eh bien, une sorte de train fantôme – littéralement : assemblé à partir de wagons dans lesquels des gens sont morts ; ce qui lui donne une allure très hétéroclite : un luxueux wagon restaurant du Simplon Orient-Express peut y côtoyer un fourgon à bétail employé par les nazis pour convoyer des Juifs vers les camps d’extermination…

 

Quoi qu’il en soit, le Midnight Express est le meilleur moyen de voyager dans le Monde des Ombres et à travers la Tempête, en y incluant Stygia : il n’est pas seulement ponctuel (où que vous vous trouviez, c’est à minuit que le train entre en gare), il est aussi remarquablement fiable – un très bon moyen de traverser la Tempête sans crainte… ou sans trop de crainte, parce que, dans les six scénarios composant ce recueil, ça merde systématiquement, et ça merde gros, dans la Tempête, bon…

 

Mais la fiabilité du Midnight Express tient aussi à sa neutralité : conçu par les Passeurs, et dirigé par l’un d’entre eux, du nom de Nicholas, le Midnight Express ne relève d’aucune faction – ce qui en fait un lieu de rencontre appréciable : dans les wagons, la Hiérarchie, les Renégats, les Hérétiques, peuvent se croiser et négocier dans l’ombre, uh uh… même si, là encore, les scénarios s’avèrent en fait passablement bourrins et bastonneux sous cet angle : on y négocie à l’arme-relique.

 

Reste que la raison d’être du Midnight Express, aux yeux des Passeurs, consiste à sélectionner des voyageurs pour un « autre voyage » : celui de la Transcendance – Nicholas et ses employés veillent au grain pour repérer qui pourra être sauvé…

 

Tous ces éléments de contexte, bizarrement, sont séparés en deux chapitres diamétralement opposés, en l’occurrence une « Introduction » et un « Appendice ». Une construction étrange et que rien ne justifie… et c’est hélas un des traits récurrents de ce supplément globalement mal conçu – mal « écrit », pas seulement au sens du style (ça, bien sûr...), mais surtout en ce qui concerne l’agencement et l’usage pratique ; chaque scénario ou presque présente ce genre de bizarreries malvenues.

 

Les scénarios, justement – le gros du bouquin. Il y en a six, et, précisons-le au cas où, s’ils empruntent tous (forcément) le cadre du Midnight Express, au moins pour partie, ils sont en dehors de cela totalement indépendants, et ne forment pas une campagne – le supplément avance qu’ils pourraient tous être joués, en les séparant, mais je ne suis pas certain que quiconque en aurait envie…

 

C’est que le niveau est… pas terrible, on va dire. Et cela tient pour une part non négligeable à des éléments déjà avancés : c’est (très) répétitif, c’est le bordel dès qu’on se retrouve dans la Tempête, et, quand les PJ ne combattent pas des hordes de spectres, alors ils se retrouvent en plein milieu des « négociations en terrain neutre » entre la Hiérarchie et les Renégats, qui donc se pougnent en permanence, se prennent en otages, se détournent, se poursuivent, se tourmentent... d’autant plus qu’il y a forcément des spectres et des Côtés Sombres derrière – systématiquement. Et le Monde des Vifs ? Il n’a que très peu d’impact… Il pourrait aussi bien ne pas être là. Alors, finalement, les Thèmes et les Ambiances de L’Art-Du-Conteur, hein… C’est presque à croire que, quand je jouais très bourrinement et même super-héroïquement à Wraith quand j’étais plus jeune, je n’étais pas totalement à côté de la plaque. Aheum.

 

On n’est pas à l’abri d’une bonne idée à l’occasion, hein – le Midnight Express en lui-même étant une de ces bonnes idées. Hélas, j’ai surtout retenu de ce supplément ses plus navrants gâchis…

 

D’ailleurs, pourquoi s’en tenir à l’ordre du supplément, qui n’a pas vraiment de sens, commençons par le plus affligeant de ces gâchis : le cinquième scénario, intitulé « Le Prix de la vengeance ». Sur le papier, c’est incomparablement le plus ambitieux des six scénarios de Midnight Express – en fait, pour le coup, il y a là matière à une campagne, très clairement, et une campagne très typée Monde des Ténèbres (Vampire, notamment), avec des gros morceaux de politique dedans ; par ailleurs, une campagne faisant appel à un thème déjà esquissé dans le livre de base, sauf erreur, et particulièrement horrible (la quintessence du Wraith idéalisé) : l’implication de certaines Ombres cupides dans les guerres les plus horribles du Monde des Vifs (en l’espèce, la Première Guerre mondiale), ces Ombres manipulant les vivants pour les amener à développer des armes et des stratégies toujours plus meurtrières, afin d’assurer à la Hiérarchie, en l’espèce, des contingents toujours plus colossaux d’âmes en peine qui, dans la perspective économique et esclavagiste de Stygia, sont autant de ressources, et rien d’autre ; mais cette influence sur le Monde des Vifs n’en est pas moins une violation de la Loi de Charon… à vrai dire la pire de toutes, et peut-être même la raison d’être de cette prohibition. C’est un très bon sujet – hélas, ce scénario repose sur une motivation totalement défaillante (on chope des Ombres au pif et on leur dit : « J’vous connais pas mais j’vous file dix oboli si vous réglez dans les 48h le plus colossal scandale ayant jamais impliqué les plus hautes sphères de Stygia, et je suis sûr que vous y parviendrez, parce que, hey ! »), et se résume bientôt à une ballade (express) (aha) en train où... on se cogne dessus en permanence, eh, jusqu’à ce que les indices ou les preuves tombent tout cuits dans la gueule de PJ qui n’avaient pas vraiment de raisons de les chercher ni même de les comprendre pour ce qu’ils sont. Il faut y ajouter que ce scénario est de très, très loin le plus mal rédigé dans tout ce supplément – et je ne crois pas que cela relève seulement de la traduction, globalement moins horrible ai-je l’impression que dans le livre de base et le Guide du Joueur : l’ensemble est peu ou prou incompréhensible. Vraiment un sacré gâchis – du genre qui agace plus encore qu’il ne navre.

 

Les autres scénarios ne brillent guère, s’ils mettent moins en colère. On regrettera surtout leur côté convenu, et, souvent, leur manque de véritable enjeu. Un procédé récurrent consiste à balancer les PJ au milieu d’un affrontement entre la Hiérarchie et les Renégats, hop, sachant que les deux camps sont (forcément) manipulés par des spectres et des Côtés Sombres – ainsi dans « L’Ombre d’un doute » et « Course de nuit », et il n’y a pas vraiment grand-chose de plus à dire concernant ces deux scénarios très plan-plan.

 

Proche dans l’esprit, « Prochain arrêt : le néant » s’en tire un peu mieux parce qu’il expose au moins une bonne idée, en figurant un « concurrent » du Midnight Express, un autre train qui, en l’espèce, se fait passer pour lui – et confier aux wagons un Côté Sombre à amadouer est plutôt intéressant, si le reste relève encore un peu de la bourrinade.

 

Je suppose qu’il faut singulariser, même si les liens avec ce qui précède ne manquent pas, « Six-Coups et Feu d’Âmes » : il reprend bien le motif de la baston Hiérarchie-Renégats, mais en le transposant dans un cadre « western de pacotille » assez intéressant, avec de bons PNJ – et, exceptionnellement, des interactions vraiment intéressantes par-delà le Voile. C’est probablement, de ces six scénarios, celui qui fonctionne le mieux – et de loin à vrai dire ; d’autant que c’est aussi le moins dirigiste, il envisage bien des possibilités d’action pour les PJ. Or qu’il soit le plus convaincant de ces scénarios est en soi problématique, car le ton de cette aventure est plus léger et même un brin humoristique/parodique, ce qui n’est pas exactement l’ambiance associée à Wraith de manière générale, hein...

 

Quant à la dernière aventure, « Jeu d’Ombres », c’est un scénario de type « mise à l’épreuve surréaliste », où le Passeur Nicholas confronte les PJ à leurs Côtés Sombres pour déterminer s’ils sont sur la voie de la Transcendance – de manière générale, je ne raffole pas vraiment de ce genre de scénarios oniricopsychosymbolistotruc, et celui-ci me convainc d’autant moins que les « tests » sont trop scriptés et, clairement, impossibles à remporter ; comme les PJ ne sont probablement pas censés atteindre la Transcendance avant un bon moment, ça n’est pas si gênant, mais l’arbitraire imprévisible et incompréhensible des situations les rend plus frustrantes qu’autre chose.

 

Bilan pas fameux, donc, pour cet ultime supplément de la gamme française de Wraith. Le concept du Midnight Express est intéressant, et les deux aides de jeu qui lui sont consacrées sont plutôt correctes. Mais le gros du supplément est occupé par six scénarios globalement pas top top : on peut éventuellement tirer quelque chose de « Six-Coups et Feu d’Âmes » et peut-être aussi de « Prochain arrêt : le néant », et on pourrait essayer de broder sur les bonnes idées du postulat du « Prix de la vengeance » pour en tirer une campagne à la hauteur, mais le reste est nul et il n’est pas dit que ces efforts soient vraiment payants.

 

Mouais, pas fameux...

Voir les commentaires

Les Montagnes Hallucinées, t. 1, de Gou Tanabe

Publié le par Nébal

Les Montagnes Hallucinées, t. 1, de Gou Tanabe

TANABE Gou, Les Chefs-d’œuvre de Lovecraft : Les Montagnes Hallucinées, t. 1, [Kyôki no Sanmyaku Nite Lovecraft Kessakushû 狂気の山脈にてラヴクラフト傑作集 vol. 1&2], [d’après une nouvelle de Howard Phillips Lovecraft], traduction [du japonais par] Sylvain Chollet, [s.l.], Ki-oon, [2016-2017] 2018, 288 p.

J’aime mes amis ! Et, ces deux dernières semaines, une bonne dizaine d’entre eux au moins m’ont contacté d’une manière ou d’une autre en me disant, en gros : « Es-tu au courant ? Est-ce que tu as lu ça ? Il faut lire ça ? », etc. Eh bien, oui, du coup ! Uh uh. Faut dire, Lovecraft + manga dans l'actualité, je ne pouvais sans doute pas me permettre de passer à côté…

 

Et ce même si ma première expérience avec Tanabe Gou adaptant Lovecraft, toute récente, soit The Outsider (la nouvelle-titre de ce recueil), ne m’avait pas vraiment emballé... En même temps, le très beau dessin de la dernière histoire du recueil, « Ju-ga », m’avait beaucoup plu et donné envie de redonner une chance à l'auteur – et notamment en matière de lovecrafterie ; car je savais alors, grâce à l’excellente revue Atom, qui lui avait consacré une belle interview, qu’il avait, depuis The Outsider, réalisé bien d’autres adaptations de Lovecraft, et qu’une traduction française était prévue.

 

Ce sont donc les éditions Ki-oon (que je n’avais jamais pratiquées il y a quelques mois à peine, mais depuis la sublime Emanon est passée par là) qui se sont lancées dans l’entreprise, et en commençant par Les Montagnes Hallucinées, donc – ce premier volume venant tout juste de sortir (combinant deux volumes japonais). Le « roman » de Lovecraft devrait être conclu dans un deuxième tome français, mais l’intitulé général de la « série », Les Chefs-d’œuvre de Lovecraft, laisse entendre que nous aurons droit également au reste – des histoires courtes en fait antérieures (pour la plupart du moins) à cette adaptation d’At the Mountains of Madness : des choses comme « Le Temple » (adapté dès 2009), ou « Le Molosse », ou « Dagon », et aussi des plus « grands textes », sauf erreur, comme « Celui qui chuchotait dans les ténèbres » ou « La Couleur tombée du ciel » ? Nous verrons bien. D’ores et déjà, nous pouvons cependant féliciter l’éditeur pour avoir conféré à cette publication un écrin digne de ses ambitions, avec son format intermédiaire séduisant et cette couverture en simili-cuir souple du plus bel effet.

 

Bon, je ne vais pas vous faire l’affront de présenter plus avant l’histoire des Montagnes Hallucinées, hein, c’est un des plus fameux textes de Lovecraft, et j’ai eu bien des occasions d’en toucher quelques mots depuis que ce blog existe…

 

Ce qu’il me faut relever, je suppose, c’est combien ce récit, plutôt long pour l'auteur, est particulièrement intéressant, dans l’ensemble du corpus lovecraftien, pour sa dimension visuelle – qui n’en rend cependant pas l’adaptation plus évidente, loin de là. À vrai dire, des « grands textes » de Lovecraft, et pour s’en tenir à la bande dessinée, ce n’est pas exactement celui qui a donné lieu aux plus nombreuses transpositions – sauf erreur, Breccia comme Lalia l’ont laissé de côté (mais je me plante peut-être, j’avais lu ça il y a très longtemps – je vous recommande quand même, et une fois de plus, le splendide travail de Breccia), même si l’on compte l’étrange adaptation par I.N.J. Culbard, dont la proposition graphique pour le moins étonnante m’a tenu à l’écart (peut-être à tort). En même temps, le texte a pesé de toute son ambiance sur des transpositions moins avouées même si guère hermétiques pour autant – comme, à l’évidence, au cinéma, The Thing de John Carpenter (et Tanabe Gou ne fait pas mystère de ce que cet excellent film l’a inspiré pour sa BD) ; et l’on ne manquera pas, bien sûr, d’évoquer le projet avorté de Guillermo del Toro – dont l’ambition même, en même temps que les freins qui y ont été opposés, sont autant de témoignages de la place très particulière occupée par Les Montagnes Hallucinées dans le « Mythe de Cthulhu » et bien au-delà.

 

Mais cette dimension visuelle aussi enthousiasmante que redoutable englobe plusieurs caractéristiques différentes. Les Montagnes Hallucinées, tout particulièrement, est un texte essentiel dans toute analyse de « l’indicible » lovecraftien – celui qui, d’une certaine manière, prend le contrepied de « La Couleur tombée du ciel », mettons (texte autrement plus convaincant que… « L’Indicible »), en montrant les… eh bien, les monstres, sans cesse, et avec un luxe de précisions inouï (pensez à l’immortelle scène de dissection) ; pour autant, cette méticulosité même ne rend pas la figuration plus facile – et c’est même tout le contraire ! Pour résumer à la hussarde le procédé, Lovecraft dit qu’une chose est indicible, puis la dit quand même, mais de telle sorte qu’elle est encore plus indicible et fondamentalement incompréhensible pour le lecteur. Le péril de l’adaptation est donc là : il faut, à la fois, ne pas trop montrer, afin de susciter une ambiance, et montrer quand même, mais sans que jamais le lecteur ne puisse véritablement comprendre et intégrer ce qu’on lui montre.

 

Et, pour le coup, Tanabe Gou s’en tire remarquablement bien à cet égard : les Choses Très Anciennes ont chez lui une manière intrigante de se fondre dans le décor, et pourtant d’être inéluctablement présentes. Chapeau, parce que l’exercice n’a rien d’évident – et maint dessinateur moins doué, confronté aux improbables créatures de Lovecraft, aurait été contraint à une figuration grotesque et potentiellement ridicule, les exemples ne manquent pas ; mais non, chez Tanabe, elles ont exactement la forme et la présence, donc, qui doivent être les leurs. Et donc l'angoisse, voire la terreur, qui leur sont associées.

 

Mais il faut bien sûr mentionner l’autre trait visuel essentiel des Montagnes Hallucinées, qui est le cadre antarctique du récit – littéralement l'environnement le plus hostile que l’on puisse concevoir. Là encore, Tanabe Gou subvertit intelligemment les représentations que nous pouvons nous en faire, en teintant la démesure de ce contexte d’une certaine ambiguïté particulièrement troublante : il se montre notamment habile quand il introduit dans l’illustration les aperçus des montagnes titanesques qui donnent son titre au texte, mais aussi en laissant d’emblée entendre que l’artifice y sa part – ce qui est tout naturellement perçu comme autant de « mirages » dans un premier temps (on y revient régulièrement) s’avère petit à petit bien autrement concret, et les scientifiques tels que Dyer et Lake devinent bientôt, mais sans oser se l’avouer, ce que le lecteur sait quant à lui très bien : ces formes étrangement géométriques ne doivent rien à la nature… et pourtant rien à l’homme non plus. Tanabe Gou livre de belles planches panoramiques qui sont autant de troublants aperçus des montagnes et de la cité, et qui saisissent le lecteur comme un coup de froid et de fièvre, où le malaise perce, qui noue les tripes, et pourtant s'accompagne d'une fascination de tous les instants.

 

C'est que cela va au-delà. J’ai déjà eu l’occasion de dire combien le milieu polaire, arctique comme antarctique, me passionnait, aussi bien envisagé de manière réaliste (je vous renvoie par exemple à L’Odyssée de l’ « Endurance » de Sir Ernest Shackleton, ou aux Derniers Rois de Thulé de Jean Malaurie) que de manière plus romanesque, horrifique (Terreur de Dan Simmons – l’adaptation en série est pas mal du tout, au passage) ou pas (Court Serpent de Bernard du Boucheron) – il n’y a rien d’étonnant, dès lors, à ce que je prise au plus haut degré Les Montagnes Hallucinées comme The Thing de Carpenter. Et l’idée, littéralement, de ces derniers « blancs » sur la carte qui resteront de toute façon blancs m’excite au plus haut point – comme elle excitait beaucoup de monde du temps encore de Lovecraft, avec par exemple les expéditions de l’amiral Byrd, qui l’ont beaucoup inspiré. Bien sûr, Lovecraft, ici, avait des devanciers – Poe avec Arthur Gordon Pym, qui lui a fourni un prétexte référentiel, ou même Jules Verne, avec la « suite » qu’il en avait écrite, Le Sphinx des glaces ; mais il a su rendre l’Antarctique plus palpable, effrayant et magnifique en même temps, en l’envisageant au prisme de la science. Et ça, c’est une chose qu’a très bien intégrée Tanabe Gou, aussi bien dans le dessin que dans le scénario : dans cette adaptation, la science est toujours là, à chaque page, et elle est un outil singulier mais d’autant plus pertinent pour susciter cet effroi mêlé d’émerveillement, cette terreur au sens fort, si caractéristique du « roman » de Lovecraft – disons sa version très personnelle et subtilement pervertie du « sense of wonder » classique de la science-fiction.

 

Tous les développements de ces derniers paragraphes convergent vers un même constat : l’extrême fidélité de Tanabe Gou au texte de Lovecraft. Il ne s’autorise qu’assez peu de libertés, ai-je l’impression – et, quand il y en a, elles sont suffisamment subtiles pour se mouler dans la conformité générale au texte source. On peut relever, par exemple, ce prologue très bienvenu, qui fait débuter l’histoire à la découverte, par l’expédition de secours menée par Dyer, du camp de Lake déserté et visiblement le théâtre d’atrocités ; d’aucuns trouveront peut-être que Tanabe en dit (et montre) trop de la sorte, mais je crois le procédé pertinent – et très lovecraftien, en fait : c’est une variation sur « l’attaque en force » typique de l’auteur, même si, pour le coup, il n’en fait pas précisément usage dans Les Montagnes Hallucinées ; et c’est de toute façon une manière efficace d’accrocher le lecteur, en lui laissant entrevoir d’emblée l’horreur absolue du récit, ce qui autorise ensuite l’auteur à raconter ce qui s’est passé avant cet événement traumatique, et ce en prenant son temps – ce qui est là encore tout à fait bienvenu. Au-delà de cette scène en tant que telle un peu à part, la BD fait le choix d’une narration plus impersonnelle que le « roman », qui, comme assez souvent chez Lovecraft, est un témoignage a posteriori à la première personne – mais la narration BD en bénéficie probablement (les dialogues, notamment).

 

Cette extrême fidélité convaincra plus ou moins, fonction des attentes des lecteurs. Il s’en trouvera peut-être pour juger que Tanabe Gou s’est montré un peu trop timide… Mais je ne crois pas, pour autant, qu’on puisse parler d’une adaptation « fainéante » : l’auteur s’est vraiment appliqué et impliqué, il a bien étudié le texte, il l’a compris, et a compris les sensations qu’il lui fallait produire de même que les procédés, graphiques comme narratifs, qui le lui permettraient. De fait, l’adaptation ne se montre pas ici aussi aventureuse que dans The Outsider, qui s’autorisait quelques prises de risque bienvenues – mais le résultat global est autrement convaincant dans Les Montagnes Hallucinées.

 

Au-delà de cette question de la fidélité, je suppose que la BD n’est pas exempte, çà et là, de menus défauts que l’on grossira plus ou moins, là encore, fonction des attentes de chacun. Si le dessin est globalement magnifique, vraiment, il a aussi parfois un côté un peu « statique », voire « monolithique », qui ne rend pas toujours très lisibles les scènes où les choses « bougent » ; mais, certes, il n’en est pas 36 000 chez Lovecraft en général et dans ce récit en particulier, aussi est-ce de peu d’importance. Je suis autrement plus sceptique en ce qui concerne les yeux sempiternellement fous du Pr Lake, qui contribuent, malgré sa compétence scientifique, à en faire un personnage un peu (trop) grotesque (le poète Danforth s’en tire mieux, car plus subtilement – dans ce premier volume du moins, ça aura éventuellement l’occasion de changer dans le second…). Maintenant, on avouera que Lovecraft lui-même ne brillait certainement pas par la caractérisation de ses personnages : je rejoins toujours Houellebecq, parmi d’autres, considérant que le personnage lovecraftien n’a au fond pas d’autre fonction que de ressentir et, éventuellement, de témoigner. Ça n’est donc pas si gênant.

 

Et, oui, globalement, j’ai beaucoup aimé ce premier volume des Montagnes Hallucinées – il m’a incomparablement plus séduit que The Outsider, et c’est peu dire. Une très bonne adaptation de Lovecraft – un exercice que l’on sait ô combien périlleux. Et si cette BD n’a en rien les ambitions démiurgiques d’une œuvre plus « libre » comme l’excellente Providence d’Alan Moore, elle fait plus que remplir très bien son office. J’ai donc hâte de lire la suite – celle des Montagnes Hallucinées, mais aussi les autres adaptations lovecraftiennes de Tanabe Gou, pour le coup.

Voir les commentaires

Wraith : Guide du Joueur

Publié le par Nébal

Wraith : Guide du Joueur

Wraith : Guide du Joueur, [Wraith: Players Guide], White Wolf – Ludis International, [1994] 1996, 177 p.

JOUEUR/CONTEUR

 

Je reviens à la gamme française de Wraith, antédiluvienne, avec ce Guide du Joueur, qui comprend pas mal d’éléments assez différents, et à vrai dire plus ou moins « du Joueur ».

 

On y trouve en effet aussi bien du matériel technique, soit des règles optionnelles et/ou approfondies, que du background – or ce dernier me paraît quand même à la base plutôt destiné au Conteur, à lui de voir ensuite s’il souhaite en user pour impliquer les joueurs dans un cadre particulier, gardant la mainmise sur ce qu’ils savent au juste de tout cela. Hors concours, le livre s’achève sur une série de brefs essais sur ce que cela signifie de jouer à Wraith, qui mettent l’accent sur tel ou tel point, dans une optique, disons, pas directement applicable en jeu en tant que telle, mais qui fournit des éléments d’inspiration pouvant assez aisément intégrer une Chronique et, mine de rien, l’orienter différemment, de manière plus subtile.

 

Un bric-à-brac hétéroclite, donc – impression renforcée par l’alternance de ces divers types de chapitres, voire au sein même de ces chapitres –, et, sans doute, d’un intérêt variable en tant que tel.

 

CHANGEZ-MOI CE TRADUCTEUR EN OBOLI

 

Mais, avant de se plonger dans l’examen du contenu de ce supplément, une précision s’impose – enfin, dans un sens, parce qu’elle est hélas peu ou prou systématique : la traduction française est tout bonnement ATROCE. C’est moche, maladroit, « littéral » et perclus de faux amis ; c’est confus (notions et termes de jeu sont en roue libre) et tout sauf pratique (ranger les Traits par ordre alphabétique français, c’était impossible ?) ; c’est à côté de la plaque, en somme… et parfois au point de tout gâcher, de rendre la lecture extrêmement pénible. Par chance, j’en ai presque fini avec la gamme française de Wraith, ne me reste plus que Midnight Express, et c’est tant mieux (façon de parler, hein), parce que j’ai plus d’une fois eu envie de balancer ce bouquin par la fenêtre – bon, j’ai eu pitié de mes voisins, quoi…

 

SYSTÈMES EN VRAC

 

Commençons par les données techniques, parce que je tends à croire que ce sont celles qui relèvent le plus de l’idée même d’un « Guide du Joueur ». En cela, les éléments que l’on trouve ici ne sont pas d’une originalité stupéfiante, et correspondent assez largement à ce que l’on peut trouver dans d’autres « Guides du Joueur » du Monde des Ténèbres, même si mon expérience personnelle se limite aux différents avatars de Vampire.

 

Sous l’intitulé « Traits », on trouve diverses choses (rangées n’importe comment au regard de la traduction, donc) – et tout d’abord la règle optionnelle des Qualités et Faiblesses : rien que de très classique à cet égard, et les… qualités et faiblesses de ce système de Qualités et Faiblesses sont globalement les mêmes que dans les autres jeux du Monde des Ténèbres, je suppose : il y a de quoi personnaliser utilement les PJ, c’est alors bienvenu, et il y a en même temps le risque du grosbillisme outré – à Stygia rien de nouveau. Cette menace mise à part, ce système présente peut-être quelques difficultés d’un autre ordre : globalement, il se veut adapté à Wraith, mais avec plus ou moins de pertinence ? C’est qu’il y a souvent, dans ce système, entendu de manière générale pour l’ensemble du Monde des Ténèbres, une dimension « physique » qui ne fait guère sens avec des personnages fantômes – ou pas autant. Et, quand c’est la dimension « sociale » qu’il faut prendre en compte, la société du Monde des Ombres diffère largement de ce qui se trouve de l’autre côté du Voile… L’essentiel est sans doute utilisable, oui, et parfois bien pensé en termes de transposition, mais, dans certains cas, sans doute faut-il bien peser ce que telle Qualité ou telle Faiblesse représente véritablement pour une Ombre, avant de la coucher sur la feuille de personnage.

 

Le reste du chapitre est consacré au listage de « nouveaux » Traits, venant compléter les listes du livre de base. C’est plus ou moins intéressant… Dans l’ensemble plutôt moins que plus. Le plus réussi, à mon sens, ce sont les neuf nouveaux Archétypes du Côté Sombre, abondamment décrits, Tourment inclus ; on trouve aussi de nouvelles Historiques qui peuvent avoir un intérêt, apporter un soupçon d’originalité à un PJ… Le reste, soit de nouveaux Archétypes pour la Nature et l’Attitude et, surtout, de nouvelles Capacités, plein, trop, bof – d’autant que, concernant ces dernières, outre que l’on n’a pas forcément grand besoin de pareil listage de manière générale, mais pourquoi pas, on retrouve surtout le problème mentionné concernant les Qualités et Faiblesses, mais de manière bien plus franche : pas mal de ces Traits ne me paraissent guère faire de sens pour des PJ Ombres.

 

Passé les deux très longs chapitres de background qui forment en définitive le cœur de ce Guide du Joueur, on revient aux règles avec un chapitre intitulé… « Règles ». Et qui est un nouveau fourre-tout dans le fourre-tout global qu’est ce supplément. Là encore plus ou moins intéressant, dans l’ensemble.

 

Et même plus ou moins « Règles » ? On commence en effet par de nouveaux (brefs) développements concernant la géographie du Monde des Ombres – un peu dans l’esprit de ce que l’on trouvait déjà dans le livret accompagnant l’Écran du Conteur, et qui venait déjà « éclairer » le contenu du livre de base sous cet angle ; je suppose que cela traduit bien (si j’ose dire) combien il peut être difficile de se représenter tout cela – une question, en fait, qui se complique peut-être encore dans ce supplément, du fait des longs développements de background consacrés aux divers Royaumes Ténébreux : le système global du livre de base demeure, mais l’application concrète est parfois un brin délicate, voire davantage.

 

Les sections suivantes de ce chapitre sont effectivement plus techniques. On trouve tout d’abord quelques développements sur les capacités innées des Ombres – les différents usages de « Voir la Mort », de « Voir la vie », et des « Sens accrus ». Je suppose que c’est bienvenu : ces aptitudes peuvent avoir leur importance, et le livre de base se montrait peut-être un peu trop lapidaire à leur égard.

 

La partie la plus intéressante à mon sens de ce chapitre porte sur les Entraves et les Passions – plus exactement, sur leur perte, ou leur développement, éventuellement leur acquisition. Par la force des choses, même s’il s’agit bien d’un contenu « technique », le propos a quelque chose d’un peu abstrait, mais ces pages contiennent des remarques, des suggestions, des mises en garde, des exemples, qu’un Conteur devrait avoir en tête (et, oui, probablement un Joueur aussi), dans le contexte d’une Chronique au long cours : ces éléments sont ce qui fait véritablement « vivre » (aheum…) une Ombre – si on ne leur accorde pas suffisamment d’attention, c’est qu’on ne joue pas à Wraith.

 

La dernière section de ce chapitre de « Règles » est bien différente – car très pointue. Elle ne sera dès lors pas utile dans toute Chronique de manière générale, mais pourra s’avérer cruciale dans certains cas – il s’agit en effet d’un système concernant les Ombres et les ordinateurs, et donc le piratage informatique. C’est d’une lecture très amusante – même si, vingt ans plus tard, tout cela paraît extraordinairement préhistorique… Le passage des années a donc probablement amoindri l’utilité concrète de cette section, mais je suppose qu’elle contient toujours suffisamment de bonnes idées pour être adaptée dans un cadre plus contemporain. Ceci d’autant que l’exposé, dans ce supplément trop souvent confus et rendu plus confus encore par une traduction qui ne devrait même pas mériter ce nom, est cette fois étrangement limpide – ce qui vaut d’ailleurs pour la section précédente, consacrée aux Entraves et aux Passions.

 

Reste un dernier (très bref) chapitre « technique », qui porte sur de nouveaux Arcanos – trois, en l’espèce, baptisés Flux, Suggestion et Mnemosynis. Vu de loin, c’est un peu la course habituelle dans le Monde des Ténèbres, avec toujours plus de capacités surnaturelles, mais je suppose qu’il ne faut pas les envisager forcément de la sorte – l’idée est qu’il s’agit d’arts « perdus », extrêmement rares en tant que tels (on avance que les Arcanos habituels peuvent connaître des variantes perdues, par ailleurs, ce qui peut s’avérer intéressant dans l’absolu). Même si les Arcanos dans Wraith n’ont pas le côté super-héroïque des Disciplines vampiriques, etc., il n’est vraiment pas dit que les joueurs devraient y avoir accès – en tout cas pas sans une longue Chronique décrivant comment ils les apprennent. Mais ils peuvent être intéressants chez des PNJ, notamment des Ombres très anciennes (et sans doute très puissantes…). Le plus intéressant ici, à vrai dire, n’est décidément pas dans la technique, mais le background sous-jacent : à titre d’exemple, l’Arcanos Mnemosynis et la Guilde associée sont à même de fournir d’intéressants sujets de scénarios.

 

Le bilan de la partie « technique » de ce Guide du Joueur est donc assez mitigé. J’en retiens en priorité les nouveaux Archétypes du Côté Sombre, éventuellement les nouvelles Historiques, en tout cas le système d’évolution des Entraves et Passions ; à un moindre degré, Qualités et Faiblesses, d’un côté, et informatique vintage, de l’autre, peuvent aussi s’avérer intéressantes, avec quelques précautions et/ou adaptations – le reste est très secondaire, voire inutile.

LÀ OÙ VIVENT LES MORTS

 

Entre ces différents chapitres essentiellement crunch, on trouve deux longs chapitres, bien plus longs, qui relèvent à 100 % du fluff. En tant que tels, ils sont plus ou moins pertinents dans l’optique d’un Guide du Joueur : si le premier de ces deux chapitres pourra, et éventuellement devrait, être lu par les Joueurs, je suis bien plus réservé à cet égard concernant le second, qui me paraît, initialement du moins, devoir être l’apanage du Conteur.

 

Mais, le premier… Me concernant, je crois bien que c’est le moment le plus intéressant/bienvenu de l’ensemble de ce supplément. En effet, il s’agit de décrire « La Société des Ombres » (la société stygienne, s’entend, on y reviendra très vite…) ; sous cet intitulé très vaste et flou, il faut en fait comprendre que l’on va se pencher sur les factions du royaume stygien – la Hiérarchie, les Renégats, les Hérétiques. Et c’est tout à fait bienvenu, parce que le livre de base, finalement, ne se montrait pas très disert à ce sujet : on avait les « grands archétypes » de ces factions (autant de reflets des factions d’autres jeux du Monde des Ténèbres, Vampire notamment), et une idée, dans le cadre de la Hiérarchie, de son fonctionnement… eh bien, « hiérarchique », mais finalement guère plus. L’objet de ce chapitre est d’exposer ce qui constitue le quotidien d’un Hiérarque, d’un Renégat ou d’un Hérétique – finalement, c’est ainsi que l’on sort du stéréotype. D’une certaine manière, l’idéologie ne vient qu’après – avec le flou inhérent aux prétendues « factions » des Renégats et Hérétiques, qui ne sont des groupes uniformes qu’aux yeux des plus brutaux des Hiérarques. Cependant, le chapitre donne de bons aperçus des philosophies possibles de ces divers courants – des idées directement applicables et qui, le cas échéant, montrent que la réalité des faits est bien plus complexe que la description hâtive de « ceux d’en face » par un PNJ nécessairement bourré de préjugés (ce qui valait dans Vampire pour le Sabbat, etc.). On ne trouvera pas ici de « révélations » en pagaille, ce n’est pas le propos – mais de quoi envisager ce que cela signifie qu’être un Hiérarque, un Renégat ou un Hérétique ; c’est donc tout à fait bienvenu.

 

Puis vient un très long chapitre intitulé « Les Royaumes Ténébreux », et qui, à mon sens, devrait donc relever plutôt du Conteur, au moins initialement. Il peut s’avérer très utile, indispensable même, dans une Chronique dédiée, mais ceux qui entendent rester dans le monde stygien n’en auront probablement jamais conscience.

 

C’est qu’il s’agit de décrire les « autres » Royaumes Ténébreux, qui sont donc autant d’alternatives à la fois géographiques et culturelles à Stygia, Charon et compagnie ; mais ils sont par essence mystérieux, et la très grande majorité des Ombres stygiennes ne sait absolument rien ne serait-ce que de leur existence...

 

Le livre de base mentionnait hâtivement qu’il y avait un Royaume de Jade d’inspiration chinoise, et un Royaume d’Ivoire africain, et qu’il y avait eu un Royaume d’Obsidienne mésoaméricain, mais sans en dire davantage. Le Guide du Joueur fournit des développements sur ces trois Royaumes Ténébreux, et complète la liste avec quatre autres : celui des Invisibles pour les Caraïbes (vaudou à donf, forcément), la Cité des Délices d’inspiration indienne, le Royaume d’Argile de l’Australie, enfin La Mer Qui Ne Connaît Pas Le Soleil, d’inspiration polynésienne. Chacun se voit accorder d’assez longs développements, suffisants pour fournir une bonne base de jeu – même si, sauf erreur, un seul de ces Royaumes Ténébreux a été par la suite développé au point d’avoir droit à ses propres suppléments : celui de Jade (deux volumes, en pleine vague asiatique de White Wolf).

 

Ces développements assez approfondis sont à la fois enthousiasmants et agaçants. Enthousiasmants, parce qu’ils offrent des cadres de jeu exotiques, très colorés le cas échéant, et parfois très inventifs. Si le Sombre Royaume de Jade est somme toute « classique », voire « banal » (c’est un avatar extrême du despotisme stygien, avec un cauchemardesque Qin Shi Huang à sa tête) – mais en même temps très carré et suffisamment exotique pour donner envie d’y jouer, avec tout de même quelques idées très intéressantes portant sur le bouddhisme, la situation du Japon, etc. –, d’autres de ces Royaumes s’éloignent bien davantage du « modèle » (aheum… c’est bien le problème) stygien, et acquièrent une personnalité propre tout à fait appréciable – ainsi les Invisibles dans une certaine mesure, le Royaume d’Argile un peu plus, surtout La Mer Qui Ne Connaît Pas Le Soleil. Le cas du Royaume d’Obsidienne étant un peu à part (encore que : il peut fonctionner dans une campagne stygienne comme celui des Invisibles, il y a de quoi faire dans les deux cas), ce sont le Royaume d’Ivoire et la Cité des Délices qui m’emballent le moins – le premier me laisse vraiment très perplexe du fait de certains choix orientés, le second… m’indiffère, je suppose. Mais le reste, oui, est assez enthousiasmant.

 

Mais ces développements sont donc tout aussi régulièrement agaçants – parce que c’est du gloubi-boulga mythologique à la sauce White Wolf ; alors même que l’apport mythologique propre de ces divers Royaumes Ténébreux justifie leur différence, il est bien trop souvent traité par-dessus la jambe, sans vrai respect, et avec une bonne dose de confusions, de raccourcis, de stéréotypes et de préjugés ethnocentriques, pour le moins navrante. Le cas du Royaume d’Ivoire, en dépit de l’intervention des Orishas, a particulièrement de quoi laisser perplexe. Mais d’autres procédés sont également critiquables à cet égard – ainsi, dans le cas des Invisibles, le fait de donner une signification proprement mondedesténèbresque à des notions du vaudou qui ont pourtant une consistance particulière dans notre monde : par exemple, on retrouve ici les termes de Rada et de Petro, mais ils n’ont rien à voir avec les types de loas de notre monde – ce sont les noms de deux Ombres… En outre, le terme « loa » lui-même est employé un peu n’importe comment. Ce n’est qu’un exemple, il y en aurait bien d’autres.

 

Or l’exposé peut en outre se montrer passablement confus – a fortiori, je l’admets, quand le lecteur ne sait rien ou presque du fonds mythologique employé : je devine qu’il y a un sacré potentiel dans La Mer Qui Ne Connaît Pas Le Soleil, mais il m’est difficile en l’état d’en tirer quoi que ce soit de concret. Et comme, dans le cas où le lecteur a au moins une vague idée de la base, les manipulations de la mythologie réelle ont de quoi susciter la méfiance, ce sentiment s’accroît encore pour les Royaumes Ténébreux les plus exotiques…

 

Cerise sur le gâteau, proprement française : la traduction à la ramasse aggrave encore tout cela – concernant le Royaume Ténébreux polynésien, je suis à peu près persuadé que cela a contribué à rendre ces développements plus… obscurs encore à mes yeux ; dans la continuité peut-être de ce qui se produisait pour le Royaume d’Ivoire, à vrai dire – j’ai plusieurs fois eu le sentiment que le traducteur ne comprenait absolument rien à ce qu’il traduisait… D’où un surcroit de confusion qui affecte clairement, aussi, les Invisibles, et, supposé-je, la Cité des Délices – au moins.

 

Il y a, dans ce long chapitre, beaucoup de matière à exploiter – et qui peut donner des trucs très chouettes, j’en suis convaincu. Mais revisiter un peu tout cela s’impose probablement, sur la base de recherches personnelles.

 

JOUER DES MORTS

 

Le Guide du Joueur se conclut sur des textes d’un autre ordre, plus original : sept petits articles, signés, qui sont autant d’essais sur la manière de jouer à Wraith. L’idée est plutôt intéressante, mais le résultat final m’a paru globalement décevant. On y pêche pas mal de banalités, hélas… Ce qui m’a le plus parlé porte sur le Côté Sombre – un aspect de ce jeu aussi inventif que dangereux. Le reste… Non, je n’en ai rien retenu. Et je ne sais toujours pas, lard ou cochon, ce qu’il faut penser de l’article de Chelsea Quinn Yarbro, en particulier…

 

Et ce qu’il faut penser de ce Guide du Joueur, globalement ? Eh bien, je suppose que cela dépend des attentes de chacun… Côté technique, il y a quelques choses pas inintéressantes çà et là, mais qui ne justifient probablement pas l’achat à elles seules. L’essentiel réside à mes yeux dans les deux longs chapitres de fluff – dont un seulement est véritablement destiné « aux Joueurs » ; il est très bon, ceci dit. Le reste est plutôt l’apanage du Conteur – qui a de quoi faire, avec les Royaumes Ténébreux, mais il lui faudra éventuellement reprendre tout ça à sa sauce.

 

En définitive, un supplément pas mauvais, mais tout sauf indispensable – et sans doute un peu médiocre, quand même.

 

Et horriblement traduit.

 

 

Je l’ai déjà dit ?

Voir les commentaires

CR L'Appel de Cthulhu : Etoiles brûlantes (02)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Etoiles brûlantes (02)

Deuxième et dernière séance d’ « Étoiles brûlantes », scénario pour L’Appel de Cthulhu signé David Conyers, et qui figure dans le supplément Terreurs de l’au-delà.

 

 

La première séance se trouve ici.

 

Voici la vidéo du compte rendu de cette deuxième séance :

Voici également l’enregistrement audio de cette séance (à l’état brut, sans montage – et sans la musique et les effets sonores de Roll20, hélas) :

Les trois joueurs incarnaient…

 

… James Sterling, le richissime industriel…

 

… Donna Sterling, sa fille un peu rebelle, étudiante en anthropologie…

 

… et enfin Dirk Kessler, détective privé, embauché par James Sterling.

 

Pour illustrer ce compte rendu, je vais avoir recours à diverses photographies récupérées çà et là sur le ouèbe et parfois un chouia trafiquées (pas grand-chose : seulement la conversion en niveaux de gris le plus souvent). J’ai cependant le très mauvais réflexe de ne pas noter à qui appartiennent les droits de ces photographies quand je prépare mes scénarios… Si les propriétaires de ces droits souhaitent que j’en fasse mention, je m’exécuterai, bien entendu.

 

Par ailleurs, les aides de jeu de ce scénario étant en principe disponibles gratuitement et légalement au téléchargement sur le site de Sans-Détour, éditeur du jeu, j’ai supposé qu’il m’était possible de les faire apparaître dans ce compte rendu, sachant que je les ai de toute façon presque systématiquement retouchées, dans le texte et/ou dans l’aspect. J’espère, là encore, ne pas léser qui que ce soit.

 

Allez, c’est parti…

I : MAMA JOSÉPHINE

 

 

Après l’altercation lors de laquelle James Sterling, sous le coup de la panique, a dégainé son revolver au milieu de la foule en train de préparer la Fet Guédé (qui a lieu le lendemain et le surlendemain) aux environs du Grand Cimetière de Port-au-Prince, Dirk Kessler a pris les choses en main pour qu’ils se montrent plus discrets – même si sa morsure par plusieurs tarentules ne l’a pas laissé au mieux de sa forme. Ils se sont éloignés pour gagner des rues moins bondées, et rejoignent ainsi l’adresse de la mambo Mama Joséphine, adresse qu’ils avaient trouvée dans le journal intime de feu l’anthropologue Bruce Northeast.

 

Comme dans le cas de Marie Jérôme, ainsi que l’avait constaté Dirk, l’adresse ne donne pas directement sur une maison d’habitation ou une échoppe au nom de la personne à laquelle ils viennent rendre visite, mais correspond à un commerce tout ce qu’il y a de banal – en l’espèce, une blanchisserie.

 

 

Un homme à la forte carrure…

… fait la lecture du journal aux femmes en train de laver le linge. Dirk fait les présentations, un peu hésitant, mais l’homme, qui répond au nom de Jim, lui dit qu’il le reconnaît, et que Mama Joséphine les attend dans l’arrière-boutique – car c’est là que se trouve le hounfor. Il le lui indique d’un coup de tête et reprend sa lecture.

 

 

Derrière la porte, c’est le jour et la nuit ; le hounfor est une pièce assez petite, et à la décoration très chargée : vévés, icônes, statues, poupées, de Papa Legba, d’Erzulie, de Damballa

… mais aussi, dans le désordre, cages de perroquets, bocaux divers remplis de décoctions peu ragoutantes, peaux de serpents, poissons séchés, etc.

 

Au fond de la pièce, assise sur une chaise, se trouve une vieille femme noire, vêtue d’une robe blanche immaculée ; elle est relativement corpulente, et son regard est fixe – elle n’est probablement pas tout à fait aveugle, mais a tout de même une vision déficiente.

 

 

James la salue et se présente – en supposant que son nom lui dit quelque chose ? Souriante, la mambo répond qu’ils sont déjà venus la consulter… Mais James explique leur amnésie. Ils ne se souviennent donc pas de ce qu’ils devaient lui apporter ? Le papillon… Dirk n’avait pas le souvenir de l’avoir emmené, mais, fouillant instinctivement dans ses poches, il trouve la boîte d’allumettes et la tend à Mama Joséphine – qui se penche dessus, les yeux myopes immédiatement posés sur l’insecte ; elle se dit satisfaite, et range la boîte d’allumettes dans ses étagères qui débordent de choses bien plus étranges encore.

 

 

Mama Joséphine s’installe dans un fauteuil (son dos la fait visiblement souffrir) et désigne des chaises à ses invités. Elle doit remplir sa part du contrat, maintenant. L’Horreur Flottante… Un sujet désagréable. James lui rétorque que la vie de son fils est en jeu. Se sont-ils rendus aux Étangs Célestes, leur demande la mambo ? Ils le supposent – mais ne s’en souviennent pas. En revanche, on les a retrouvés, amnésiques, dans les environs... Mama Joséphine acquiesce ; elle avait entendu parler d’un groupe de touristes morts dans les collines… Elle craignait d’apprendre que c’était d’eux qu’il s’agissait. Mais de quoi se souviennent-ils, concernant le très secret culte de l’Horreur Flottante ? ou le Roi Kaliko, le prétendu « bokor » à sa tête ? Rien, ou presque. L’essentiel de ce qu’ils savent provient des notes de Bruce Northeast… qui a été assassiné. Mama Joséphine le connaissait, mais son visage figé est impénétrable, impossible de deviner ses émotions.

 

Quoi qu’il en soit, le journal de l’anthropologue leur a appris que Jack devait être sacrifié lors d’une cérémonie dans deux jours, à la fin de la Fet Guédé, aux Étangs Célestes. Dirk s’impatiente : peut-elle les aider à combattre le culte ? Oui – mais ils doivent d’abord comprendre une chose : Jack est toujours vivant… mais il faut le considérer comme étant déjà mort. James, très las, suppose que cela a à voir avec ces symptômes qu’ils ont découvert çà et là – le corps écailleux, le troisième œil au milieu du front… Exactement. Mais l’industriel succombe alors à la colère : comment le sait-elle ? Comment peut-elle décider ainsi de son sort ? Très calme, Mama Joséphine lui répond qu’elle sait tout cela parce qu’ils en ont déjà parlé ensemble – et il avait eu la même réaction de déni.

 

La mambo se lève, et le geste est visiblement douloureux, puis se dirige vers ses étagères encombrées. Elle y attrape une petite boîte gravée d’une sorte de pentagramme étrange, qu’elle pose sur la table devant ses invités :

 

 

 

 

Elle ouvre la boîte, et, à l’intérieur, se trouve une petite pierre aux reflets verts, et visiblement très coupante, avec un trou permettant de glisser une ficelle pour s’en faire un collier :

 

 

James ouvre de grands yeux : c’est donc là la Pierre Tranchante dont ils avaient entendu parler ? Notamment dans la fable du guerrier ashanti ? C’en est une, oui – il en existe plusieurs. S’ils ont lu la fable, ils savent que le guerrier ashanti a « mal négocié »… Cette pierre est une sorte de piège. Le fil de ces pierres est tel que, quand on les saisit, on se coupe – et, quand on se coupe, on appartient irrémédiablement à… « cet être », que l’on a pu appeler le Messager Masqué. Dès ce moment opère « ce que vos scientifiques appelleraient une infection, ou une contamination » ; mais c’est bien pire, en vérité – la victime de la pierre devient un hôte pour la divinité connue sous le nom d’Horreur Flottante.

 

James sanglote : il implore la mambo, il doit bien y avoir un moyen de sauver son fils ? Non, le craint Mama Joséphine ; tout ce qu’ils peuvent faire à ce stade, c’est lui épargner de terribles souffrances… et épargner à Haïti, voire au monde, des souffrances plus atroces encore. Parce que la cérémonie à la fin de la Fet Guédé va consister à… « extraire » de « l’hôte » l’Horreur Flottante elle-même. James fond en larmes et quitte la pièce en criant : « Non ! Non ! »

 

Mama Joséphine laisse faire, se taisant un instant – puis continue. Dirk prend alors les choses en main : cet objet pourrait-il leur être utile ? Oui, s’ils comptent retourner aux Étangs Célestes et tuer « l’hôte » avant qu’il ne soit trop tard – et en le frappant à la tête, impérativement, car c’est du troisième œil que surgira l’Horreur Flottante. Mais Dirk devine la menace sous-jacente : pour approcher Jack, ils doivent se couper avec la Pierre Tranchante ? Mais alors… ils deviendront comme lui !

 

Mama Joséphine, stoïque, explique qu’ils devront utiliser la pierre pour une raison bien particulière : « Les Étangs sont gardés. Il y a… une créature. Bien pire que tout ce que vous pourriez imaginer. Ce sombre serviteur de l’Horreur Flottante… Il faut se l’amadouer – sinon il tue tout le monde sur son passage. Le Roi Kaliko et ses fidèles ne risquent en principe rien, car ils sont liés au monstre, mais tout autre personne qui se rendrait aux Étangs Célestes en ignorant cela serait condamnée. C’est ici qu’intervient la Pierre Tranchante : en se coupant avec, en devenant un nouvel hôte de l’Horreur Flottante, on leurre la créature, qui n’attaque pas. » Dirk demande s’ils doivent se couper tous les trois, alors – Mama Joséphine s’interrompt un bref instant, puis : « N’importe lequel d’entre vous. Cela vous permettra de ne pas passer pour un ennemi auprès du sombre serviteur. »

 

Mais le détective insiste : qui se coupe avec la pierre se sacrifie avec ce geste ! La mambo ne le nie pas. Mais le processus de transformation demande du temps – et elle a une… « potion » qui permettra de ralentir ce processus. Mais elle ne va pas leur mentir : ça n’est qu’un répit – la personne demeure condamnée à moyen terme. Donna Sterling, mal à l’aise avec cette « magie », avance que le simple fait de quitter Haïti pourrait peut-être y remédier, mais Mama Joséphine la détrompe aussitôt. Tout cela ne concerne pas qu’Haïti. D’ailleurs, l’Horreur Flottante n’est qu’un des noms d’une divinité qui en porte beaucoup, à travers le monde entier : le Messager Masqué, la Femme Boursouflée, la Langue Sanglante, le Rampant Qui Hurle, ou encore la Chauve-Souris des Sables, ou le Pharaon Noir… « Baron Samedi, même, à en croire certains – ce qui m’attaque dans ma propre foi… » Il est partout – « et c’est bien pour cela que vous devez comprendre que la menace ne pèse pas seulement sur Jack Sterling, ou sur Haïti : c’est le monde entier qui est menacé. » Haïti serait certes aux premières loges si l’Horreur Flottante venait à s’incarner – l’île subirait pendant des années, des décennies peut-être, le chaos, la folie destructrice, avec sa kyrielle de meurtres, de massacres, de torture, de viols… Mais ce chaos gagnerait progressivement le reste du monde.

 

Dirk avance qu’ils doivent se concerter à ce sujet – puisqu’il faudrait décider que l’un d’entre eux se sacrifie… Les investigateurs vont se retirer. Mais Mama Joséphine retient encore un instant Dirk : elle se lève péniblement, et va attraper quelque chose sur une de ses étagères, quelque chose qu’elle tend au détective – une nouvelle carte de ce tarot étrange, le 10 de Bâtons, inversé :

 

 

 

La mambo suppose qu’il s’agit de la Langue Sanglante, comme on l’appelle au Kenya. Quoi qu’il en soit, on lui a remis cette carte quelques minutes avant leur arrivée – pour qu’elle la leur donne. Elle a demandé le nom du messager, qui a répondu : « Nyarlathotep. » Donna, devant les sonorités égyptiennes de ce nom, suppose que cela pourrait renvoyer au Pharaon Noir dont parlait Mama Joséphine ? Oui – mais ce n’est qu’un nom parmi d’autres… Il a des centaines de noms. Il est partout. Et il les attend. La carte peut être un avertissement, une condamnation, ou une mauvaise blague… Elle va laisser les investigateurs réfléchir à leur dilemme – ils repasseront ensuite la voir pour qu’elle leur donne la Pierre Tranchante et la potion. Ils doivent faire vite : s’il ne sert à rien, et serait même sans doute trop risqué, de se rendre d’ores et déjà aux Étangs Célestes, il faudra qu’ils s’y trouvent impérativement dans deux jours, au soir – quand la cérémonie touchera à sa fin, l’Horreur Flottante devant jaillir du troisième œil de… « l’hôte ».

 

James fait les cent pas à l’extérieur, en tirant sur son cigare. Sa détresse l’incite à la paranoïa – et il remarque un homme noir qui guette devant la blanchisserie, de l’autre côté de la rue ; mais il n’a rien à voir avec le docker guère discret avec lequel il avait eu une altercation quelques heures plus tôt (outre qu’un renflement dans sa poche ne laisse aucun doute quant au fait qu’il est armé). L’industriel fait d’abord celui qui n’a rien remarqué, mais choisit ensuite de rentrer dans la boutique au prétexte d’offrir un cigare à Jim – lequel n’est cependant pas en mesure de le renseigner sur l’identité de l’homme qui fait le guet dehors.

 

Dirk et Donna sortent alors du hounfor. La douleur des morsures d’araignées n’est plus handicapante à ce stade – par contre, le détective a eu comme une brève « absence », un trou noir… James lui offre un cigare et désigne en même temps discrètement l’homme qui les observe, et qui a l’air d’un « vrai dur »… Dirk suggère de retourner à l’hôtel en empruntant une autre porte de la blanchisserie. Pas trace du guetteur, ils prennent un taxi.

II : HÔTEL OLOFFSON

 

 

De retour à l'Hôtel Oloffson, James demande à Nathaniel si personne n’a cherché à les joindre. Ça n’est pas le cas, mais le zélé réceptionniste offre ses services s’ils souhaitent contacter qui que ce soit ? Non, mais James supposait qu’on leur avait adressé « un coursier », et il décrit l’homme entraperçu devant chez Mama Joséphine ; mais cela n’évoque rien à Nathaniel : « En tout cas ce monsieur n’est pas rentré dans l’hôtel. » James lâche un billet au réceptionniste, qui l’empoche avec joie.

 

Les investigateurs se réunissent dans la chambre de James, et discutent de leur situation. Donna suppose qu’ils pourraient s’adresser à quelqu’un d’autre que Mama Joséphine, quelqu’un de plus compétent, pour trouver un autre moyen de sauver Jack, sans condamner qui que ce soit. Dirk est dans un état d’esprit similaire. James était sorti avant que la mambo ne parle de se sacrifier, et cette révélation l’abasourdit : non seulement son fils doit mourir, mais il faut encore qu’un autre d’entre eux meure ?! « C’est une plaisanterie ? Le chaos en Haïti, et puis quoi encore… Depuis quand croyez-vous à ces racontars de vieille sorcière ? » Mais, si cette situation n’enchante pas Dirk, il a tendance à croire la mambo…

 

Le détective suggère de passer en revue ensemble les documents qu’ils avaient rassemblés et tout ce qu’on leur a dit depuis qu’ils ont quitté l’hôpital militaire d’Elmwood. Ils s’attellent tous trois à la tâche, et se rendent compte que le culte de l’Horreur Flottante était mentionné, même de manière cryptique, dans un document qu’ils avaient laissé de côté – la note marginale de Dirk dans le livre Sombres Sectes africaines, à la Bibliothèque Nationale d’Haïti : « S. Sénégal sait des choses sur le culte. » Ils se souviennent que le « marchand d’armes haïtien Sébastien Sénégal » était mentionné dans le rapport secret de la Shaw’s Investigations sur les Industries Sterling. Ce qui les ramène au manifeste d’embarquement de « matériel agricole » à destination de l’entreprise Labadie Import/Export, sur les quais de Port-au-Prince. Dans l’espoir que le mystérieux Sénégal saura leur proposer une autre méthode que celle préconisée par Mama Joséphine, les investigateurs montent dans un taxi à destination des quais, au nord-ouest de Port-au-Prince.

 

III : LABADIE IMPORT/EXPORT, QUAIS DE PORT-AU PRINCE

 

 

Les investigateurs traversent la ville, en passant par son centre. Mais l’ambiance change du tout au tout à mesure qu’ils se rapprochent de la mer. Les quais sont encombrés, le port très actif ; partout, des dockers chargent et déchargent des navires, dont l’essentiel commerce avec les États-Unis.

 

 

Si l’environnement est relativement anarchique, trouver Labadie Import/Export n’est pas très compliqué – c’est un grand entrepôt, qui ne paye pas vraiment de mine ; le nom de l’établissement est peint à la peinture blanche sur une simple planche cloutée. Devant s’activent des dizaines de manœuvres noirs exténués…

… parmi lesquels Donna reconnaît sans peine l’homme qui avait frappé son père aux environs du Grand Cimetière (et James n’a aucune envie de l’accoster !).

 

 

Les ouvriers sont surveillés par un mulâtre à l’œil sévère, vêtu d’un costume en piteux état ; mais tout indique que ce contremaître ne rechigne pas à l’effort physique pour lui-même, le cas échéant.

 

 

James s’approche du surveillant, et, tout naturellement, lui dit qu’il a « rendez-vous avec Mr Sénégal ». Le mulâtre frémit – chuchotant : « Mais ça va pas de crier son nom comme ça ?! » Il invite l’industriel à le suivre à l’intérieur de l’entrepôt, où ils vont s’installer dans un petit bureau. En chemin, il grommelle : « Putain, z'avez mis l'temps… Moi, quand j’ai vu l'journal, j’ai cru que z’étiez morts… ». Une fois assis : « Ouais, z’avez mis l'temps. Déjà, le BRN fait chier, ces derniers temps, et là j’avais l’impression qu’y se rapprochaient de plus en plus. Vous vous rendez compte des risques, pour moi ? » James n’est pas d’une meilleure humeur : leur envoyer cet homme au mauvais caractère… Le mulâtre tape du poing sur le bureau : « L'était énervé parce que moi j’étais énervé ! C’était pas c'qui était prévu au contrat ! J’ai encore ces soixante putains de caisses ! Je sais même pas à qui j'dois les livrer, personne m’a donné d’instructions ! Plus j'gardais ça longtemps, plus j'risquais d'me faire choper – alors ça, déjà, ça vous fera une rallonge de 300 $ ! »

 

James veut d’abord en savoir davantage : c’est Jack qui était chargé de négocier, pas lui – et s’ils n’ont pas perdu la vie dans les collines, ils ont perdu la mémoire… Il faut la leur rafraîchir. L’homme (Francis Métraux, son nom est affiché devant lui sur son bureau) est interloqué (« C’est l’excuse la plus bidon qu'j’aie jamais entendue… »), mais finit par s’exécuter : il a ces soixante caisses, elles sont arrivées avec « ce p'tit con de Jack Sterling » ; lequel a disparu du jour au lendemain, avant même de lui dire à qui il devait livrer tout ça ! Mais il se doutait de ce qu’il y avait dans ces caisses – ce n’était pas la première fois qu’il traitait avec les Industries Sterling… « Et j'me suis r'trouvé comme un con avec tout ce "matériel agricole", que si l'BRN mettait la main dessus moi j’étais bon pour qu’on me colle au mur, et hop ! douze balles dans la peau ! Bon sang, j’étais prêt à tout balancer à la flotte… Alors ça f'ra 300 $ ! »

 

James obtempère sans discuter davantage, et lâche sur le bureau une liasse de la somme demandée (soit la quasi-totalité de ses liquidités !). Son interlocuteur est bouche bée, il ne pensait visiblement pas s’en tirer aussi bien, et sans négocier – il empoche les billets avant que James ne change d’avis. L’industriel demande alors à voir le contenu d’une de ces caisses. Métraux le conduit dans un espace séparé des autres dans l’entrepôt Labadie Import/Export, où se trouve effectivement une soixantaine de grosses caisses en bois. Le mulâtre tend un pied-de-biche à James, qui ouvre la première caisse : à l’intérieur, trente carabines de calibre .30-06, et une boîte de cinquante cartouches pour chaque fusil. Métraux soupire : « Et les cinquante-neuf autres, c’est pareil… » James avait le vague souvenir d’une transaction douteuse, mais n’imaginait pas qu’elle aurait ces proportions : il y a là de quoi équiper toute une armée ! L’industriel défaille un instant… Métraux ne sait donc pas qui doit récupérer ces armes ? On ne lui a rien dit. « Mais bon, on peut s’en douter : qui aurait besoin d'tout ça en Haïti, sinon Sébastien Sénégal ? » Mais James, qui farfouille dans la caisse en même temps que le propriétaire de Labadie Import/Export lui parle… découvre qu’une nouvelle carte du tarot étrange est fichée à l’intérieur :

 

 

James, tout pâle, tend la carte à sa fille – qui poursuit l’interrogatoire : Métraux a donc parlé à Jack ? Oui – mais, après ça, le fils Sterling a disparu, aucune idée d’où il a bien pu aller. Le mulâtre se creuse la tête ; il se souvient que Jack ne se sentait pas bien, il lui avait dit être un peu malade – le climat, peut-être, allez savoir… Mais Donna en déduit aussitôt que son frère s’était alors déjà coupé avec la Pierre Tranchante, si elle le garde pour elle. Quoi qu’il en soit, poursuit Métraux, c’est pour ça qu’il était parti tôt – il devait revenir le lendemain pour finaliser la transaction, mais il ne l’a jamais revu…

 

James s’est un peu repris : il lui faut voir ce Sébastien Sénégal. Métraux en aurait-il l’adresse ? « Non, on évite ce genre de trucs, quand on est dans ma partie… » Mais il sait comment le contacter, par un moyen détourné, et si son interlocuteur désire le rencontrer, il fera passer le message. De toute façon, il faut que Sénégal récupère ce chargement ! Métraux parle d’un délai de deux jours – si d’ici là il n’a pas de nouvelles : « Hop ! à la baille ! » Il a fait sa part du boulot, et même plus que ça… C’est entendu – James considère ce délai suffisant, et précise loger à l’Hôtel Oloffson. Il assure enfin Métraux qu’il saura rembourser ses dettes. Les investigateurs s’en vont (à l’initiative de James, Dirk s’est saisi d’une des carabines et d’une boîte de munitions – le détective parvient à dissimuler tout cela de sorte qu’on ne vienne pas lui causer des soucis le temps de regagner l’hôtel), tandis que le propriétaire de Labadie Import/Export, indifférent, houspille plus sévèrement que jamais ses employés.

IV : HÔTEL OLOFFSON

 

 

En chemin, les investigateurs s’interrogent sur la marche à suivre. Un temps, ils envisagent, Donna notamment, de se renseigner auprès des autorités – à la douane, ou même à l’ambassade américaine – sur les allées et venues de Jack… Mais l’idée est vite écartée : après avoir découvert l’objet de la transaction à Labadie Import/Export, et entrepris de contacter Sébastien Sénégal, ils ont moins envie que jamais de retomber entre les pattes du major Lloyd Medwin ! Cependant, ils peuvent se renseigner quant à l’hôtel où Jack a logé avant de disparaître – autant commencer ces recherches dans leur propre hôtel : ils retournent donc à l’Oloffson.

 

Une fois sur place, Dirk va ranger son « paquet » dans sa chambre, et James interroge Nathaniel à la réception : Jack a bel et bien logé à l’Hôtel Oloffson un peu plus tôt dans le mois – en fait, il résidait dans la chambre actuelle de Mr Kessler. Jack Sterling a un peu écourté son séjour, et résilié sa chambre, après quoi Nathaniel ne l’a pas revu. James remercie le réceptionniste.

 

Les investigateurs se retrouvent dans la chambre de Dirk (de toute évidence, la fouiller à nouveau en rapport avec le séjour de Jack ne donnera rien). L’éventualité du sacrifice perturbe toujours autant le détective – tandis que l’industriel ricane de sa crédulité… Mais on toque à la porte ; entre l’homme qui faisait le guet devant chez Mama Joséphine. Donna sort son pistolet aussitôt, mais James intervient : « Tout doux ! Tout doux ! À qui avons-nous l’honneur ? » L’homme est visiblement surpris par le comportement contradictoire des investigateurs – mais il n’a pas l’air le moins du monde apeuré. Finalement : « Vous vouliez rencontrer mon employeur. Suivez-moi. » Sébastien Sénégal ? Mais, décidément, c’est un nom qu’il vaut mieux éviter de prononcer… Les investigateurs ne font pas de difficultés, et suivent le messager.

 

V : ENTREPÔT DE SÉBASTIEN SÉNÉGAL

 

 

On conduit les investigateurs vers une voiture, à quelque distance de l’Hôtel Oloffson. Leur guide prend place au volant, mais un autre homme, lui aussi armé, occupe le siège passager avant. La voiture démarre, et fait de nombreux détours dans Port-au-Prince – au point où les investigateurs perdent tout sens de leur localisation. Finalement, la voiture s’arrête devant un entrepôt, entre les quais et Manneville. Les deux gardes invitent les investigateurs à entrer dans le vaste bâtiment. S’y trouvent nombre d’hommes armés – de toute évidence des rebelles cacos.

 

 

Diverses caisses sont ouvertes – qui contiennent des fusils, des pistolets, et même quelques mitrailleuses Thompson.

 

 

Un mulâtre charismatique et très digne accueille les investigateurs – il ne fait aucun doute qu’il s’agit du fameux Sébastien Sénégal :

 

 

Le révolutionnaire, sans un mot, conduit les investigateurs dans son bureau, accessible par la mezzanine qui court tout le long de l’entrepôt. Il s’installe dans son fauteuil, il n’a toujours pas prononcé la moindre parole. James prend l’initiative de se présenter en tendant la main. Sénégal tique devant le nom de « James Sterling », mais se présente à son tour – même si son ton a quelque chose de glacial – et sa poignée de main est très franche, très virile. Métraux lui a dit qu’ils voulaient le voir ? C’est exact – mais cela sort du strict cadre des affaires… « Vous êtes peut-être la dernière personne à avoir vu mon fils… » Le révolutionnaire plisse les yeux : « Votre fils ? De qui parlez-vous ? » James le lui explique – mais non, il n’a pas été directement en contact avec « ce monsieur Sterling » : Métraux fait usuellement office d’intermédiaire, pour éviter de compromettre tout le monde. Est-ce tout ? Ou ont-ils d’autres questions à lui poser ? Après la conclusion, même tardive, de ce contrat, il est tout disposé à se montrer courtois, mais son temps n’en est pas moins précieux…

 

Alors James va droit au but – ne dissimulant rien de son inquiétude et de sa panique : Jack est en grand danger, aux mains d’une secte, qui l’a enlevé pour un rituel fatal qui doit avoir lieu dans deux jours quelque part dans les collines à l’est de Port-au-Prince. Or il semblerait que le révolutionnaire saurait quelque chose à propos de ce culte ? Et tout renseignement serait bienvenu… Bien loin de trouver l’histoire narrée par l’industriel abracadabrante, Sénégal la prend de suite au sérieux – il est difficile de lire ses émotions, toutefois. James, dès lors, ne rechigne pas à parler de ces histoires « d’hôte », de « troisième œil », et de cette créature terrible qui est supposée jaillir du front de son fils… L’industriel ne cesse de s’excuser pour le caractère fantasque de son récit, mais Sénégal ne semble pas avoir le moindre doute à cet égard ; et, au fur et à mesure, la compassion se lit sur ses traits. Il se lève, et va ouvrir un coffre-fort au fond de son bureau – sans prendre la moindre précaution pour se montrer discret (les investigateurs entrevoient à l’intérieur de l’argent, des armes, etc.) ; il en sort un crâne humain, dont le front arbore l’orbite d’un troisième œil, qu’il dépose sur le bureau :

 

 

Qu’est-ce donc ? « Mon frère – Michel. » James est stupéfait : « Dites-moi… que ce trou dans le front vient d’une balle… » Sénégal répond : « En définitive, oui – et c’est moi qui l’ai tirée. Mais ce trou était déjà là – pour faire de la place à un troisième œil. » Cela a eu lieu six ans plus tôt. À ce stade, ils ont sans doute entendu parler de la Pierre Tranchante ? C’est un piège – Michel l’a ramassée, quelque part, dans un caniveau de Port-au-Prince. Il s’est aussitôt coupé avec. Et le processus était dès lors enclenché. Sénégal sait qu’ils sont allés voir Mama Joséphine ; sans doute leur a-t-elle expliqué tout cela ? Oui – et elle a suggéré que quelqu’un devrait se couper avec une pierre dont elle dispose pour mettre fin à la cérémonie, ce qui reviendrait à se suicider… C’est effectivement la seule solution – et tout ce que Sénégal a pu faire pour son frère, c’était de l’abattre d’une balle en pleine tête. « Vous avez bien conscience de ce que cela implique pour votre fils ? » Il faut considérer qu’il est déjà mort – il en est franchement désolé, pour être lui-même passé par là… Mais si James veut faire une ultime démonstration d’amour paternel, alors il fera comme lui-même l’a fait pour son frère.

 

Ils ont aussi entendu parler des Étangs Célestes, donc – et de la fin de la Fet Guédé. C’est alors qu’ils devront abattre Jack. Mais, pour approcher de la zone, il faudra se couper, oui – car il y a ce… « Rôdeur »… « Je l’ai vu – et je ne veux plus jamais le revoir. C’est un monstre, une abomination terrifiante… et mortelle… » Il n’en a échappé que de justesse, et refuse de retourner là-bas. C’était un vrai miracle, aussi ne doivent-ils pas se monter la tête quand au fait qu’il a survécu, lui – s’ils se rendent là-bas sans avoir fait usage de la Pierre Tranchante, ils mourront. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Il n’était pas tout seul à s’être rendu aux Étangs Célestes : il avait avec lui une bonne quarantaine de ses frères d’armes cacos… « Ils sont tous morts. Le Rôdeur les a dévorés. Je suis le seul survivant. » Il peut indiquer comment gagner les Étangs Célestes – il y a un chemin, indiscernable si l’on ne sait pas où le chercher, mais qui saute aux yeux quand on le sait. Mais il ne les suivra pas là-bas, sous aucun prétexte ! James le comprend très bien – et ne le lui demande pas.

 

Sénégal griffonne un plan, qui vient compléter celui que l’on pouvait dessiner sur la base des indications de Bruce Northeast. Il est prêt à mettre à la disposition des investigateurs une voiture et deux hommes, qui les escorteront jusqu’au pied de la montagne – pas au-delà ; cela peut prendre une à deux heures – mais il leur restera encore une bonne demi-journée de grimpette dans la montagne très densément boisée. James remercie Sénégal : les Industries Sterling se souviendront de son assistance… même s’il sera sans doute amené à l’avenir à négocier avec sa fille, et non avec lui-même – précise-t-il en glissant un regard entendu à Donna (la réaction du révolutionnaire est très étonnée).

 

Mais Donna, justement, relève que Sébastien Sénégal était accompagné d’une quarantaine d’hommes… Oui – c’est qu’il fallait compter avec les fidèles du Roi Kaliko. Il y a eu une vraie bataille – mais aucun de ses hommes n’y a survécu, dès lors que le Rôdeur a commencé son massacre… Il le répète : sans se couper avec la Pierre Tranchante, ils n’arriveront à rien. Et il faut abattre Jack à la tête, sans quoi l’Horreur Flottante jaillira malgré tout de son troisième œil. Sénégal est visiblement affecté par cette discussion, et y met un terme. Les investigateurs quittent librement l’entrepôt.

VI : HÔTEL OLOFFSON

 

 

Les investigateurs devront partir le surlendemain matin, pour arriver au bon moment aux Étangs Célestes. De retour à l’Hôtel Oloffson, Dirk fait une suggestion aux autres : même si l’issue s’est avérée fatale pour les hommes de Sénégal, le détective pense qu’il pourrait être utile de se faire accompagner de soldats pour se rendre là-bas. Peut-être pourraient-ils faire en sorte qu’une troupe de marines les accompagne ? Avec certaines précautions – car il ne faut pas, ni que cela débouche sur un nouvel interrogatoire voire, pire encore, une incarcération sur l’ordre du méfiant major Medwin, ni que cela nuise véritablement aux Cacos avec lesquels ils ont négocié… L’idée séduit James et Donna. Ils y réfléchissent beaucoup d’ici à leur départ, et décident enfin de passer par un message sibyllin confié à Nathaniel (même si Donna se méfie de lui), prétextant des mouvements cacos dans la région, liés à la mort des touristes américains rapportée par Le Progrès d’Haïti – mais il faudra jouer serré, pour que les vrais Cacos dépêchés par Sébastien Sénégal à leur service n’en fassent pas les frais ! Il leur faudra donc partir avec suffisamment d’avance…

 

Mais ils ont d’autres préoccupations. James, très grave, annonce enfin aux autres qu’il est prêt à se couper avec la Pierre Tranchante une fois arrivé devant les Étangs Célestes – autrement dit, à se sacrifier, dans l’espoir d’approcher suffisamment Jack pour le délivrer de sa malédiction.

 

 

VII : CENTRE-VILLE DE PORT-AU-PRINCE

 

 

L’ambiance est pesante… et les investigateurs, à l’initiative de James qui se sait donc condamné, décident de faire un peu de tourisme, puisqu’il leur reste une soirée et toute une journée avant de prendre la direction des Étangs Célestes. Dirk pensait d’abord se mettre en retrait, pour que les Sterling puissent vivre ces derniers moments en famille, mais James lui fait comprendre qu’il n’est absolument pas de trop. D’un commun accord, toutefois, ils choisissent de ne pas assister à la Fet Guédé, l’atmosphère étant déjà plus que morbide, et tout spécialement de ne pas se rendre aux environs du Grand Cimetière… Ils n’y échapperont pas totalement, la fête aura lieu partout, mais ils en garderont l’épicentre à distance. Les voilà donc partis pour le centre-ville, où ils voient la cathédrale Notre-Dame-de-l’Assomption, récemment achevée…

… de même pour ce qui est du Palais National, dont les statues célébrant les libérateurs d’Haïti ont quelque chose de tristement ironique en cette période d’occupation…

… après quoi ils passent du temps dans le célèbre et bondé Marché de Fer, avec sa façade d’un rouge éclatant et son architecture étonnante…

 

James sait qu’il s’agit, pour lui, de la dernière occasion de passer du temps avec sa fille, qu’il a trop longtemps négligée. Mais c’est un peu tard… Il se révèle pourtant enfin en père aimant – mais peut-être trop envahissant, quand il vante les charmes de Donna à DirkDonna ne s’en montre en fait que plus distante – le nez collé dans un livre.

 

 

Le lendemain, Dirk, qui disposait de matériel de randonnée dans sa chambre à l’Hôtel Oloffson, suggère aux Sterling de s’équiper également de la sorte – ça n’est en rien un problème, une virée au Marché de Fer y remédie rapidement.

 

 

 

 

VIII : MARIE JÉRÔME

 

 

Tous trois décident alors, à la suggestion de Dirk qui est le seul à l’avoir vue, de rendre visite à Marie Jérôme ; mais la cartomancienne n’est pas chez elle, ainsi que le leur explique (avec difficultés) la boulangère. Peut-être en raison de la Fet Guédé ?

 

IX : BIBLIOTHÈQUE NATIONALE D’HAÏTI

 

 

Donna, qui a mal dormi, est, des trois, la plus affectée par la perspective de la mort de Jack mais aussi de James – ou du moins ne parvient-elle pas à le cacher autant que les autres (l’industriel fait preuve d’un sang-froid étonnant à la perspective de son suicide). Elle est obsédée par ses lectures. À sa requête, ils retournent à la Bibliothèque Nationale d’Haïti pour faire de nouvelles recherches qui permettraient à Donna de sauver son frère et son père… mais font chou blanc. Quelques rares documents évoquent lapidairement le culte de l’Horreur Flottante, et son origine probablement congolaise, mais il est impossible d’en tirer quoi que ce soit d’utile – même si Donna relève, dans Sombres Sectes africaines, que les adorateurs de l’Horreur Flottante, les plus âgés notamment, se lacèrent avec des pierres qu’elle suppose être des Pierres Tranchantes, sans devenir des hôtes pour autant ; mais il faut sans doute y voir une forme de suicide collectif rituel – ils meurent bien avant que leur divinité ne se loge dans leur crâne…

 

X : MAMA JOSÉPHINE

 

 

Il ne leur reste plus guère qu’à retourner chez Mama Joséphine. La mambo est là – qui les attend : elle n’est restée que pour eux, leur fait-elle entendre, son statut de prêtresse vaudou lui impose de participer bien plus activement à la Fet Guédé… Il lui faut se rendre dès que possible au Grand Cimetière. Mais elle a déjà préparé la boîte gravée contenant la Pierre Tranchante, ainsi qu’un bocal contenant une mixture laiteuse dans laquelle on devine que flottent çà et là des éléments peu ragoûtants – incluant notamment des scorpions morts ! Elle répète ses instructions : James, puisqu’il s’est désigné volontaire, devra se couper avec la pierre au dernier moment, et boire aussitôt sa décoction – qui ne fera que ralentir le processus de contamination ; sans cela, une personne qui s’est coupée avec une Pierre Tranchante sombre dans le coma en l’espace de quelques heures, mais, ainsi, le délai s’accroît jusqu’à atteindre plusieurs jours.

 

Avant de partir, Dirk mentionne tout de même à la mambo le sort de Michel, le frère de Sébastien Sénégal – mais elle connaissait déjà cette histoire, comme le révolutionnaire l’avait laissé supposer. Le détective revient sur le fait que Sénégal était parti aux Étangs Célestes accompagné d’une troupe d’une quarantaine d’individus. S’ils s’y rendent seulement tous les trois, ont-ils la moindre chance ? Ne devraient-ils pas trouver à se faire accompagner ? Mama Joséphine remarque que ces quarante hommes n'ont guère été utiles à Sénégal, et sont tous morts… Le problème est la créature qui garde les Étangs Célestes : face à elle, même le meilleur régiment, le mieux entraîné, le mieux équipé, ne peut absolument rien. Le Rôdeur n’attaquera pas la personne qui s’est coupée, mais tuera toutes les autres. Le détective en déduit qu’il en ira de même pour Donna et pour lui, si James seul se blesse avec la Pierre Tranchante… La mambo se fige un instant – puis acquiesce ; mais elle avance que trois personnes se montreront plus discrètes que quarante, de toute façon. Et concernant les adorateurs ? Pas de quartier ? Ils sont eux-mêmes condamnés, à ce stade – cela n’est pas du ressort des investigateurs. Haïti ne s’en portera que mieux si le Roi Kaliko et nombre de ses fidèles périssent dans l’affaire, mais ils feraient mieux de se concentrer sur le gardien des Étangs Célestes, et sur… « l’hôte ». James approuve aussitôt la mambo, qui leur souhaite bonne chance… et bon courage.

 

XI : HÔTEL OLOFFSON

 

 

Les investigateurs retournent à leur hôtel – où Dirk, qui avait bien pris soin de ne pas boire une goutte d’alcool depuis six ans, demande à Nathaniel de leur faire monter une bouteille à la chambre ! Une initiative qu’approuve James, qui se montre généreux en cigares – l’industriel, au passage, tâte le terrain auprès du réceptionniste pour lui confier le lendemain la mission de porter à l’ambassade américaine le message que les investigateurs ont convenu de rédiger. Nathaniel, toujours aussi zélé, est tout disposé à accomplir cette mission, « question de vie ou de mort ». James insiste sur le timing – et, si possible, le réceptionniste devrait remettre le billet à une personne bien précise : le major Lloyd Medwin, du BRN. L’industriel donne un acompte à Nathaniel, et l’assure de la bienveillance à jamais acquise des Industries Sterling à son égard.

 

Les investigateurs se retrouvent tous trois dans la chambre de James, où ils travaillent sur le message, en attendant qu’on leur livre leur bouteille. Au bout de quelques minutes, ils entendent toquer à la porte – James va ouvrir… et le livreur est un peu particulier – correspondant en tous points à la représentation de Baron Samedi :

 

 

Il fume un énorme cigare qui pue horriblement – et il a la bouteille commandée dans la main droite. Il fixe un moment James, qui recule interloqué, puis pose la bouteille par terre, ôte le cigare de sa bouche… et, la main sous les lèvres, il souffle quelque chose à la figure de l’industriel ! Une... poudre ? James a fermé les yeux par réflexe et cherche à ventiler la poudre, mais, en passant la main sur son visage, il se rend compte qu’il y a quelque chose dedans… Il s’éloigne vers la fenêtre pour aérer. Derrière lui, Baron Samedi éclate d’un rire gras et fou, empreint d’obscénité, désignant du doigt James pour le railler violemment. Puis il se passe la main sur le visage – et, quand il l’enlève, un troisième œil est apparu au milieu de son front ! Et ce n’est pas une peinture, mais un véritable œil, animé, et qui dévisage tout le monde !

 

Dirk se précipite sur l’intrus pour le plaquer au sol. Il ne parvient toutefois pas à le renverser, car sa cible se recule à temps – mais quand Dirk redresse les yeux, ce n’est pas Baron Samedi qu’il voit… mais un simple groom de l’Hôtel Oloffson, un adolescent mulâtre ! Le garçon terrifié ne comprend rien à ce qui s’est passé – il pose la bouteille et fuit en courant.

 

 

James, à la fenêtre, regarde enfin ce qu’il a dans la main – et c’est une nouvelle carte du tarot étrange, le Dix d’Épées :

 

 

 

 

À ce stade, Dirk réalise sans l’ombre d’un doute qu’ils ont « trouvé » précisément les cinq cartes du tirage qu’avait fait Marie Jérôme à son sujet. Le détective craque, il envoie promener toutes précautions, l’ex-alcoolique buvant sans retenue à la bouteille… au point de la finir quasiment tout seul. Il encaisse l’ivresse – mais il se méprise pour ce qu’il a fait, et qui pourrait le remettre sur la pente fatale qui l’avait vu, jadis, devenir à force de beuveries l’homme qu’il détestait le plus au monde : son propre père, individu violent, haineux et pathétique…

 

Le lendemain matin – le jour fatidique –, James apporte le message à Nathaniel, avec des instructions précises pour sa délivrance à l’ambassade.

XII : VERS LES ÉTANGS CÉLESTES

 

 

Puis les investigateurs, obéissant à leurs propres instructions, à eux confiées par Sébastien Sénégal, trouvent à quelque distance non loin de l’hôtel les deux hommes qui doivent les conduire en voiture à la lisière de la forêt dissimulant les Étangs Célestes.

 

 

Munis de leurs armes, de matériel de randonnée, de la Pierre Tranchante et de la potion de Mama Joséphine, ils quittent Port-au-Prince dans la direction de l’est – vers ces collines où on les a retrouvés errants, choqués et amnésiques…

 

 

Ils progressent dans un territoire accidenté, où la déforestation, notamment pour le bois de chauffe, a déjà fait des ravages. Mais, à mesure qu’ils approchent de leur destination, la végétation reprend ses droits, sur les flancs de coteaux qui deviennent subitement bien plus pentus. Après deux heures de route environ, le terrain n’est plus carrossable : les Cacos s’arrêtent là, ils n’iront pas plus loin. Mais, de cet endroit, gagner à pied le chemin très discret qui s’ouvre dans la forêt n’a rien de bien compliqué, avec les indications de Bruce Northeast et de Sébastien Sénégal. Les investigateurs s’engagent dans les fourrés, très denses, et sur un terrain très pentu – ils savent qu’ils en ont bien pour quatre heures de marche, dans cet environnement passablement hostile, avant d’atteindre les mystérieux et menaçants Étangs Célestes, où ils devront faire face à leur destin. Il leur faut prendre un peu d’avance par rapport aux éventuels « renforts » envoyés par le major Lloyd Medwin, aussi s’engagent-ils sans plus attendre sur le sentier.

 

La pluie tombe, si la canopée protège les investigateurs. La flore est dense et variée, la faune abondante – beaucoup d’insectes et d’araignées, notamment. Mais, après trois heures de marche environ, alors que le bruit des tambours à quelque distance de là devient plus envahissant, quelque chose se produit : Donna se sent attirée en dehors du chemin. La jeune fille ne résiste pas à cette impulsion, et quitte le sentier pour s’enfoncer dans les fourrés sur sa gauche. Dirk et James en sont étonnés, ils ne ressentent rien de la sorte, mais ils ne protestent pas, et la suivent. Après quelques minutes, Donna trouve, contre un arbre, un cadavre dépecé et calciné, celui d’une jeune femme ; dans son état, ses traits sont inidentifiables – des croutes et des plaques charbonneuses couvrent le corps de part en part, et les contorsions des membres laissent supposer une mort très douloureuse, avant que l’accumulation des blessures n'ait mis un terme à l’agonie de la pauvre jeune femme. Donna comprend alors sans l’ombre d’un doute pourquoi elle a été attirée par ce cadavre – car elle revit pleinement la scène, qui la vit être la première victime du Rôdeur. Une créature colossale, dont les tentacules s’étendent à des dizaines de mètres de long – elle a été attrapée alors qu’elle fuyait en hurlant, et ramenée de la sorte dans un bec monumental ; la créature l’a gobée vivante – et Donna ressent à nouveau la douleur atroce provoquée par les acides que sécrète le monstre à l’intérieur de son ventre, l’horreur de son corps lentement rongé, en pleine conscience. La jeune fille, par quelque miracle sordide, avait encore un souffle de vie quand la créature l’a régurgitée, calcinée, démantibulée, pour mieux s’occuper des autres ; elle n’est jamais revenue finir le travail. Donna fait face à son propre cadavre – et disparaît à la vue des autres.

 

James vomit. Entre deux régurgitations, il dit à Dirk : « Vous aviez raison depuis le début… » Mais le détective ne sait absolument pas quoi penser de tout ça. Or l’industriel est à son tour attiré en dehors du chemin – mais sur la droite, cette fois. Résolu, James s’y rend sans tenter le moins du monde de résister à cette pulsion. Dirk, très inquiet, n’a d’autre choix que de suivre son employeur. Bientôt, James tombe sur un autre cadavre – celui d’un homme, relativement corpulent, et littéralement mis en pièces. Les organes et les membres ont été dispersées sur un rayon de dix mètres. La tête est restée attachée par quelques tendons au bras droit : horrifié, mais plus guère surpris à ce stade, James y décèle ses propres traits, défigurés par la peur panique. Il sait ce qui s’est passé. Il a été mutilé par une sorte « d’animal » énorme – la créature qui avait tué Donna peu de temps avant lui. Il fuyait désespérément, mais, où qu’il aille, il se trouvait bientôt immanquablement face à la créature, et à ses tentacules. Il a été dépecé en l’espace de quelques secondes. Le cadavre est là – James disparaît à la vue de Dirk.

 

Ne reste plus que Dirk, debout perplexe devant les reliquats du cadavre démembré de son employeur. Il panique… mais peut-être pas autant qu’il le devrait ? Quoi qu’il en soit, le monde se fige autour de lui – c’est comme si le temps s’arrêtait, nul bruit, nul mouvement : seulement Dirk Kessler face à lui-même, et qui doit comprendre quelque chose à ce qui s’est passé pour être en mesure d’aller au-delà. Il multiplie les hypothèses, nombre d’entre elles sont erronées. Lentement, toutefois, les éléments s’associent : Dirk croit comprendre, dès lors, qu’ils étaient allés tous les trois aux Étangs Célestes, mais que lui seul avait survécu au Rôdeur. Pourtant, au fond de son crâne… Donna et James sont toujours là, et ils s'interrogent ensemble sur ce problème. Les Sterling ne comprennent pas leur état, pas davantage que Dirk, mais ils peuvent y réfléchir collectivement. Cette approche leur permet, après bien des fausses pistes, de toucher du doigt ce qui s’est réellement produit. D’une manière ou d’une autre, les Sterling ont accompagné Dirk sans être physiquement là ; des souvenirs, peut-être ? des visions, des prédictions, des rêves ? Des fantômes ? Non, ce n’est pas tout à fait ça. Mais Dirk a tout de même rassemblé suffisamment d’éléments pertinents : il peut reprendre sa progression. L’équipement des Sterling a disparu en même temps qu’eux, mais Dirk a toujours le sien – ce qui inclut la Pierre Tranchante et la potion de Mama Joséphine.

 

Je reviendrai sur l’explication à la conclusion de cet article. À ce stade du scénario, Dirk Kessler devait se poser des questions, mais il ne s’agissait pas non plus d’interrompre le récit trop longtemps, au risque de nuire à la narration comme à l’ambiance. J’ai considéré qu’à ce stade il avait déduit suffisamment d’éléments, même sans tout bien comprendre, pour aborder la dernière partie du scénario dans de bonnes conditions. Le détail des explications a été fait en debrief.

 

Une chose cependant doit être d’ores et déjà notée : James et Donna jouent encore ! Seules les actions strictement physiques leur sont interdites à titre personnel, mais ils peuvent parler entre eux et avec Dirk, et éventuellement l’assister avec leurs compétences intellectuelles ou sociales… À vrai dire, par le pur sentiment, ils peuvent avoir un impact d’ordre physique – ce qu’ils comprennent bien quand James fait la remarque qu’il fumerait bien un cigare… Dirk se rend compte qu’il a une boîte de cigares sur lui, et ressent l’envie d’en fumer un, même s’il n’y est pas contraint !

 

XIII : LES ÉTANGS CÉLESTES

 

 

Le son des tambours est assez proche maintenant. Dirk s’avance, le plus discrètement possible. Il gagne ainsi un fourré qui lui permet d’observer sans être vu les Étangs Célestes et la cérémonie qui s’y déroule. C'est une grande clairière avec en son centre cinq bassins de taille variable et remplis d’une eau verdâtre. Entre les bassins, et autour d’eux, se dressent de grands monolithes noirs. Un autel de crânes et autres ossements est situé un peu plus loin, devant trois huttes. Des dizaines, peut-être des centaines d’adorateurs de l’Horreur Flottante, dont le front est orné d’un troisième œil peint, dansent au son des tambours, emportés par la transe extatique – certains ont déjà entrepris de se lacérer eux-mêmes avec leurs dagues.

 

 

Au-dessus, le ciel nocturne (déjà ?!) brille de bien trop d’étoiles : en aucun endroit de la Terre il ne devrait être possible d’en voir autant !

 

 

James intervient dans l’esprit de Dirk. Son attention est attirée par les trois huttes au fond de la clairière. Devant la première se tient un homme sévère et débraillé, très sale, mais qui, en dépit de son allure rachitique, en impose bien plus que tous les autres – sans doute s’agit-il du Roi Kaliko, le prétendu bokor et authentique chef du culte de l’Horreur Flottante. À sa ceinture sont accrochées des dagues, et, autour du cou, il porte en collier une autre Pierre Tranchante.

 

 

Mais c’est alors la deuxième hutte qui attire le regard de Dirk Kessler, quand en sort une créature humanoïde mais totalement écailleuse, dont le faciès évoque quelque peu un iguane, et dont les membres disjoints font des angles impossibles – le mouvement de la créature a de quoi susciter la nausée pour cette seule raison. Pourtant, et ça n’en est que plus horrible, les yeux de la créature témoignent encore d’un semblant d’humanité… Dirk comprend qu’il s’agit de Jack Sterling, le futur hôte de l’Horreur Flottante, presque au stade terminal de sa transformation.

 

 

Mais quelque chose remue dans les étangs – faisant bouillonner la surface. James intervient : il est temps pour Dirk de se couper avec la Pierre Tranchante, et de boire la potion de Mama Joséphine. Dirk sait qu’il n’a pas le choix – il accomplit cet ultime sacrifice en pleine conscience, en se coupant à la main gauche. Il éponge le sang, puis boit la décoction de scorpions morts, au goût parfaitement répugnant. Surgit au même instant d’un des bassins une créature colossale : le Rôdeur dans les Étangs Célestes !

 

 

C’est une... chose... indescriptible, qui jaillit des étangs dans un déluge hystérique de membres difformes, de tentacules et de pinces, de gigantesques ailes membraneuses parfois, et d'autres appendices encore, incompréhensibles, en perpétuel mouvement. Une théorie de crocs, de becs et de mandibules participent de l'odieux spectacle en évolution constante. Çà et là, des yeux apparaissent subitement, puis disparaissent dans un magma chaotique de chair fondante – parfois, ce sont même des visages que l'on entrevoit, des visages humains hurlant de terreur, mais à peine une fraction de seconde... et ces brefs et aléatoires aperçus d'une dimension vaguement humaine de la créature ne la rendent que plus répugnante encore. Dirk avait banni de sa mémoire cet horrible spectacle, mais il voit bel et bien à nouveau la monstruosité qui avait tué sous ses yeux Donna et James – la répugnante créature qu’il avait fuie en courant comme un dératé dans les fourrés, et dont il avait effacé jusqu’au souvenir.

 

Le jaillissement du sombre gardien n’a guère perturbé la danse des adorateurs de l’Horreur Flottante, mais le Roi Kaliko a visiblement compris qu’il se passait quelque chose. Balayant les environs, il repère enfin Dirk. Le faux bokor tend la main dans sa direction, en braillant des ordres incompréhensibles. Un des tentacules du Rôdeur se lance dans la direction de Dirk… et puis s’arrête subitement : il ne l’attaquera pas. Mais les ordres du Roi Kaliko ont été prononcés avec suffisamment de force pour que certains des adorateurs quittent leur transe et s’avancent dans la direction de l’intrus, machette en main. Le Rôdeur est immobile. Dirk se déplace, relativement discrètement, mais il ne leurrera les adorateurs que pour un temps. Cependant, le Roi Kaliko se met visiblement à paniquer… Le Rôdeur disparaît dans le bassin – mais ressort presque aussitôt par un autre ! Et il lance ses tentacules dans toutes les directions : trois adorateurs tétanisés en font aussitôt les frais !

 

James presse Dirk : il faut faire vite ! Il doit tuer Jack ! D’une balle en pleine tête ! Le détective privé vise avec sa carabine, et assure son tir autant que possible. Finalement, il fait feu… et l’hôte s’écroule aussitôt, le crâne pulvérisé !

 

 

Le Rôdeur disparaît à nouveau dans le bassin, sort par un autre étang, et tue encore trois autres adorateurs. Mais d’autres se rapprochent dangereusement de DirkJames intervient : il est condamné… Sa mission est accomplie. S’il veut s’épargner davantage de souffrances, il ferait mieux de se tirer une balle en pleine tête… Le détective aimerait pourtant abattre le Roi Kaliko – mais cela impliquerait de se débarrasser au préalable des fanatiques envoyés pour le tuer. Le Rôdeur poursuit son massacre dans les rangs de ses fidèles. Dirk évite bien les coups, mais sa tentative de tuer le Roi Kaliko échoue – et la pression des adorateurs deviendra bientôt insupportable. L’un d’entre eux lui fait même une impressionnante balafre. James insiste : il faut en finir ! D’autant que Donna a pu comprendre partie des imprécations du Roi Kaliko : il a compris ce qui s’est passé, et enjoint ses fidèles de capturer Dirk – surtout pas de le tuer : c’est lui le nouvel hôte ! James le pousse plus que jamais au suicide – et Donna le seconde. Dirk, dans un soupir, pose le canon du revolver contre sa tempe… et fait feu. Il s’écroule aussitôt – fondu au noir…

 

Définitif.

Il a accompli sa mission. Peut-être a-t-il sauvé Haïti, peut-être même plus encore. Dans la paix de la mort, il ne peut de toute façon plus se poser la moindre question. Et notamment se demander si les exactions du culte prendront véritablement fin… La Pierre Tranchante est toujours là, après tout ! Son ultime prière, il l’adresse au Rôdeur – pour qu’il anéantisse la secte et son dirigeant. Au-delà, plus rien n’a d’importance.

 

L’EXPLICATION

 

 

Il ne s’agit pas ici de révéler tous les secrets du scénario, bien sûr, mais sa mécanique particulière appelle quelques derniers développements sur Le Grand Secret au cœur de l'histoire – et sur tout ce qu’il impliquait depuis le début, notamment en termes de maîtrise.

 

Dans ce scénario, à maints égards, les investigateurs enquêtent sur eux-mêmes bien plus que sur quoi que ce soit d’autre (incluant le sort de Jack Sterling). Ils sont amenés à refaire un même cheminement intellectuel, qu’ils avaient déjà fait, et qui les conduit à nouveau au même drame. Ce qui, pour le coup, peut aussi faire penser à une forme de psychanalyse ?

 

Quoi qu’il en soit, James, Donna et Dirk se sont bien rendus à Port-au-Prince pour enquêter sur la disparition de Jack. Rassemblant petit à petit diverses informations, auprès de personnages comme Marie Jérôme, Bruce Northeast et Mama Joséphine, ils sont parvenus à localiser les Étangs Célestes, et s’y sont rendus dans l’espoir de sauver Jack. Hélas, ils n’avaient pas conscience de l’existence du Rôdeur dans les Étangs Célestes… Ils n’ont alors pas trouvé « l’hôte » sur place, mais seulement le gardien. La créature a surgi sans prévenir, et très vite éliminé, d’abord Donna, ensuite James. Dirk seul a survécu – par miracle, en courant comme un dératé dans les fourrés (d’où les lacérations sur ses bras). Dirk seul a été retrouvé dans les collines à l’est de Port-au-Prince – en état de choc, amnésique.

 

L’amnésie était un processus de protection de la psyché sévèrement atteinte du détective. Mais ses troubles psychiques allaient au-delà. En effet, et le background et l’état mental sur la fiche de personnage en attestaient, Dirk est un homme qui fait preuve d’un sens du devoir et d’un dévouement proprement exceptionnels. Il a ainsi, inconsciemment, développé un autre mécanisme psychique qui, cette fois, avait pour but de lui permettre d’achever sa mission – en retournant aux Étangs Célestes pour y tuer Jack avant qu’il ne soit trop tard. Ce mécanisme agissait parallèlement à celui de l’amnésie, et bénéficiait de ce que le passé traumatique de Dirk (un enfant battu et peut-être violé par son père alcoolique et violent) y constituait un terrain favorable : il s’agissait de développer un trouble de la personnalité multiple, également appelé aujourd’hui trouble dissociatif de l’identité.

 

Concrètement, dès le début du scénario, il n’y avait qu’un seul personnage : Dirk. James et Donna n’étaient pas d’autres personnages, pas plus qu’ils n’étaient les fantômes des amis décédés (ce n’est pas Le Sixième Sens, etc.) : ils étaient les personnalités multiples du seul Dirk Kessler, ils n’existaient que dans sa tête – mais ils avaient une double fonction : motiver le détective privé à refaire le cheminement intellectuel devant le ramener aux Étangs Célestes à la date fatidique, et lui fournir des compétences, des caractères ou des comportements qui n’étaient pas dans sa nature mais qui lui seraient très utiles pour parvenir à ses fins.

 

C’est la raison pour laquelle les fiches de personnage doivent être distribuées au dernier moment (et tenues globalement « secrètes », car certaines compétences notamment physiques sont en fait les mêmes dans les trois fiches, même si je ne me suis personnellement pas montré trop rigoureux à cet égard, ayant l’exemple de Billy Milligan en tête) : il ne s’agit pas des vrais personnages, mais des tentatives de l’esprit de Dirk pour les recréer tels qu’il les concevait, avec des essais et erreurs – se traduisant par des pertes de conscience.

 

Celles-ci jouaient en effet un rôle de « disjoncteur » : quand la réalité des faits devenait incompatible avec la représentation erronée que se faisait Dirk de lui-même « et de ses compagnons », son cerveau réagissait en bloquant tout. Durant la partie, c’est ce qui s’est produit quand les personnages se sont « séparés », et cela se serait produit à nouveau à chaque séparation ultérieure : puisqu’il n’y avait qu’un seul personnage, Dirk Kessler, il ne pouvait pas se trouver en même temps en deux endroits différents – en l’espèce, à la Bibliothèque Nationale d’Haïti et chez Marie Jérôme. Dirk seul a en fait vécu ces deux scènes, mais successivement – sur une période plus brève, il aurait pu trouver comment se forger un « mensonge » légitimant tout cela (ne serait-ce qu'une brève absence, ce qui s'est produit quand James a quitté le hounfor de Mama Joséphine alors que Dirk et Donna étaient restés à l'intérieur), mais, en l’espèce, la réalité ne le permettait pas. Il n’y avait dès lors qu’une seule solution : l’extinction des feux. Notez que, dans le cadre de la bibliothèque, il y avait un indice marqué dans le sens du caractère successif des séquences : le nombre changeant des usagers…

 

En fait, le scénario comprend nombre d’indices de cet ordre (ne serait-ce que le tirage de Marie Jérôme qui commence par la Mort, ou le fait d’avoir son attention attirée, chez Bruce Northeast, par un livre intitulé Mondes imaginaires et démence, par exemple), car le psychisme de Dirk était intuitivement amené à lutter contre le mécanisme irrationnel qu’il s’était forgé inconsciemment pour aller au bout de sa tâche. D’où les « visions » morbides de James et Donna à la bibliothèque.

 

En même temps, ce mécanisme était parfois à même de tordre suffisamment la réalité pour asseoir sa légitimité – et, en certaines occasions, cela revenait à fournir d’autres indices aux joueurs les plus attentifs. Un bon exemple est celui du contenu de la boîte laissée dans le coffre-fort de l’Hôtel Oloffson. Comme vous l’avez sans doute compris, il s’agissait des seules affaires de Dirk Kessler – mais les investigateurs y ont trouvé six armes de poing ! Ce qui était totalement invraisemblable. La vérité, c’est qu’il n’y en avait en fait que deux, une de chaque type, et qui appartenaient toutes deux à Dirk… Mais chacune de ses personnalités devait être en mesure de se défendre, dans un contexte aussi dangereux : chaque personnalité a donc cru avoir ses propres armes, quand elles étaient en fait partagées entre les trois personnalités.

 

Notez, au passage, que j’ai choisi de faire l’impasse sur quelques brèves scènes, ou certains indices hermétiques, qui me semblaient ne pas aller dans le sens de cette explication d’ordre psychologique, et somme toute « rationnelle » ; par exemple, le scénario décrit quelques très brèves séquences qui ne font sens que si l’on considère que Donna et James sont des fantômes, et non des personnalités multiples (la panique de la femme de chambre à l’hôpital, les enfants qui plantent un clou dans l’empreinte de pas de Dirk…) – ces moments m’ont paru incohérents, et j’ai donc choisi de ne pas en faire usage.

 

Mais la plupart des indices étaient de toute façon d’un autre ordre – plus insidieux. Celui qui vient immédiatement en tête est le fait que Nathaniel n’ait donné que la seule clef de Dirk Kessler quand les investigateurs sont retournés à l’Hôtel Oloffson (outre que les deux autres chambres avaient été fouillées). Mais, au-delà, c’est le comportement global des PNJ qui était important : en bien des occasions, il s’agissait pour moi, en tant que Gardien, de traduire la gêne voire l’inquiétude de ces personnages, quand ils se trouvaient confrontés à un unique interlocuteur qui tenait tout seul et à voix haute des débats contradictoires, se comportait occasionnellement comme une femme, ou tenait absolument à parler de « son fils Jack et sa fille Donna ».

 

Mais, ici, il faut prendre en compte que ces personnages avaient parfois leurs raisons de ne pas s’étonner, ou plus exactement de ne pas s’étonner trop ouvertement, du comportement très étrange de Dirk : le Dr Alan Kelly suspectait la vérité, et voulait garder son patient en observation à l’hôpital militaire d’Elmwood, mais il était contraint d’obéir aux ordres de son supérieur, le major Lloyd Medwin, qui lui a intimé de faire sortir Dirk ; car le major ne croyait pas au trouble de Dirk Kessler, il y voyait une forme de simulation, et espérait que le détective « libéré » révèlerait le pot aux roses en le conduisant à James Sterling (lui aussi disparu aux yeux du major) ou à Jack Sterling – tous deux suspectés (à raison) d’avoir fourni des armes aux Cacos via Sébastien Sénégal, une question de sécurité nationale : le cadre du BRN n’allait pas s’embarrasser à cet égard des préventions d’ordre médical du Dr Kelly. Par ailleurs, Medwin avait acheté le (trop) zélé et serviable réceptionniste de l’Hôtel Oloffson, Nathaniel, pour qu'il le renseigne sur les faits et gestes de Dirk Kessler – il l'avait prévenu que le suspect pourrait avoir un comportement « étrange », destiné à le leurrer… Mama Joséphine, enfin, n’avait peut-être pas pleinement appréhendé l’idée d’un trouble de la personnalité multiple, ce qui n’est guère de son ressort, mais elle avait du moins compris que le comportement de Dirk Kessler, si étrange, était probablement nécessaire à l’accomplissement de sa mission. Les autres PNJ majeurs – Marie Jérôme, Francis Métraux et Sébastien Sénégal – ne savaient rien de tout cela, mais avaient tous de bonnes raisons de ne pas attacher trop d’importance aux bizarreries de leur interlocuteur Dirk Kessler.

 

Ce scénario représente un certain challenge pour le Gardien des Arcanes, notamment parce que l’idée est que les personnages ne comprennent vraiment ce qui s’est passé que le plus tard possible, quand les PJ trouvent leurs propres cadavres à proximité des Étangs Célestes. En même temps, ils doivent alors le comprendre. Il faut mentionner que l’aide de jeu consistant en un article du Progrès d’Haïti, évoquant la mort de touristes américains dans les collines à l’est de Port-au-Prince, est à cet égard d'un emploi très risqué, surtout si elle intervient très tôt dans la partie (le scénario suggère l'hôtel, j'ai à peine un peu repoussé avec la bibliothèque) – elle risque de tout gâcher. Je suppose que son emploi ou non dépend de la table – qui a ici très bien réagi, en envisageant la possibilité de la mort des personnages, mais en y répondant aussitôt par la rationalisation à tout crin, ôtant toute pertinence à cette hypothèse. Le Gardien doit aussi composer avec les comportements les plus étranges de Dirk, et en même temps assurer que les PNJ ne « bloquent » pas la situation en raison de ces bizarreries.

 

Mais le Gardien dispose en même temps de certains outils pour entretenir l’ambiguïté, tout en avançant occasionnellement des indices quant à la réalité des faits. Deux sont particulièrement importants, et il faut s’y tenir tout au long du scénario (je crois l’avoir fait, mais j’ai pu merder çà et là...) ; or, par leur nature, ils ne ressortent pas du tout de ce compte rendu à la troisième personne, et c’est pourquoi je crois qu’il faut que je les mentionne ici en dernière mesure :

 

1°) Il y a, tout d’abord, et en français, l’emploi de « vous » : la nature même des séquences amenait les joueurs à croire qu’il s’agissait généralement d’un « vous » collectif – en fait, il s’agissait toujours d’un « vous » de politesse… Mais toutes les séquences ne permettaient pas dans une égale mesure l’usage de ce « truc ». Le tutoiement était parfois envisageable, voire nécessaire, mais devait être autant que possible réservé à l’adresse à une unique personnalité, et de préférence Dirk. En anglais, je suppose que « you » remplit cet office d’une manière assez proche, sinon exactement semblable – toutes les langues ne le permettent probablement pas.

 

2°) C’est peut-être un corollaire du procédé qui précède, car c’est à nouveau une question d’adresse aux personnages, mais le Gardien doit faire très attention quand il emploie leurs noms. La règle est simple dans sa formulation, mais pas toujours dans sa mise en œuvre : le seul personnage appelé par son nom par les PNJ est Dirk Kessler, puisque c’est le seul personnage en réalité. Jamais un PNJ ne doit s’adresser à « Mr Sterling » ou encore moins à « Donna ». Si les joueurs sont attentifs, ils peuvent s’en rendre compte à terme, et cela peut les aiguiller sur l’explication de ce qui leur arrive – mais il faut donc là aussi que le Gardien se montre extrêmement prudent.

 

Je crois que j’ai dit l’essentiel. N’hésitez pas à venir compléter ces développements si jamais, ou à poser des questions, ou à critiquer, ou truc !

Voir les commentaires

<< < 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 > >>