Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Articles avec #horreur tag

CR L'Appel de Cthulhu : Etoiles brûlantes (01)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Etoiles brûlantes (01)

J’ai récemment maîtrisé, pour la troisième fois (ce qui ne m’était jamais arrivé auparavant), un scénario pour L’Appel de Cthulhu que j’aime vraiment beaucoup : « Étoiles brûlantes », de David Conyers, qui figure dans le supplément Terreurs de l’au-delà.

 

Cette fois, je vais tenter d’en faire un compte rendu sur ce blog. Mais la mécanique assez particulière de ce scénario m’a incité à ne publier les deux articles portant sur les deux séances de jeu (de trois heures chacune environ) qu’après la conclusion du scénario. Voici la vidéo de ce compte rendu de la première séance :

Notez au passage que, les deux fois précédentes où j’avais maîtrisé ce scénario, une IRL et une en virtuel, il avait fallu exactement la même durée, même si les joueurs ont pu se comporter de manière très différente – c’est que le scénario a une structure relativement linéaire, mais que je crois à propos, qui évite de trop dilater l’intrigue.

 

Comme pour ma campagne de Deadlands Reloaded récemment, je vais également mettre en ligne les enregistrements audio de ces deux séances. Voici pour celle-ci :

Note au passage : j’ai utilisé Roll20 pour la musique et les bruitages, mais, comme j’ai enregistré ces parties via TeamSpeak, tous ces effets sonores sont hélas absents des enregistrements… Si prochaine fois il y a, je vais tâcher de remédier à ce problème. Voir Roll20 pourrait être intéressant, aussi... Par ailleurs, ces enregistrements sont livrés à l’état brut, sans montage – d’où quelques brefs passages absolument dénués de son en l'état, c’est parfaitement normal.

 

Ce scénario fait appel à des personnages prétirés. Terreurs de l’au-delà en propose six. Dans l’idéal, je pense qu’il fonctionne au mieux avec quatre PJ. Cette fois, nous avons cependant joué à trois PJ seulement, les joueurs incarnant…

 

… James Sterling, le richissime industriel…

 

… Donna Sterling, sa fille un peu rebelle, étudiante en anthropologie…

 

… et enfin Dirk Kessler, détective privé, embauché par James Sterling.

 

Pour illustrer ce compte rendu, je vais avoir recours à diverses photographies récupérées çà et là sur le ouèbe et parfois un chouia trafiquées (pas grand-chose : seulement la conversion en niveaux de gris le plus souvent). J’ai cependant le très mauvais réflexe de ne pas noter à qui appartiennent les droits de ces photographies quand je prépare mes scénarios… Si les propriétaires de ces droits souhaitent que j’en fasse mention, je m’exécuterai, bien entendu.

 

Par ailleurs, les aides de jeu de ce scénario étant en principe disponibles gratuitement et légalement au téléchargement sur le site de Sans-Détour, éditeur du jeu, j’ai supposé qu’il m’était possible de les faire apparaître dans ce compte rendu, sachant que je les ai de toute façon souvent retouchées, dans le texte et/ou dans l’aspect. J’espère, là encore, ne pas léser qui que ce soit.

PROLOGUE

 

Pour les investigateurs, tout commence dans le noir le plus total. Ils ne savent pas où ils sont. À vrai dire, ils ne savent même pas vraiment qui ils sont. Ils n’ont pas la force de prononcer le moindre mot. Le premier sens à se réveiller est l’ouïe – ils entendent bientôt la pluie qui tombe, et drue ; quelques coups de tonnerre occasionnels, aussi. D’autres sensations reviennent – et tout d’abord celle d’une chaleur particulièrement étouffante ; il fait très chaud, et très humide. Mais ils sont confiants : le reste va revenir. La vue, notamment – apparaît devant leurs yeux…

… une infirmière ? À en juger par sa tenue… Elle est très souriante.

 

Puis le noir revient.

 

L’infirmière réapparaît sans prévenir.

 

D’autres aussi, parfois – tout aussi souriantes, et qui les regardent.

 

Les visions alternent : le noir, les sourires… Mais au bout d’un moment apparaît un autre visage – celui, très rond, d’un homme, cette fois, avec de petites lunettes, et qui les regarde d’un air intrigué.

Il prend la parole : « Comment vous sentez-vous ? Vous m’entendez ? » L’homme, qui est vêtu d’une blouse de docteur, est un peu indécis.

 

Les investigateurs, qui reprennent peu à peu conscience, perçoivent bien qu’ils se trouvent dans une sorte d’hôpital ; ils sont allongés dans des lits blancs en fer, vêtus, comprennent-ils, de pyjamas – ils ont aussi comme un bracelet en plastique au poignet…

 

James Sterling, bouillant, trouve enfin dans la colère la force de parler – qu’est-ce que cela signifie ? Que fait-il ici ? Il veut sortir tout de suite ! Le docteur, très embarrassé, cherche à le calmer. Il ne compte pas le retenir ici contre son gré, il n’en a pas le pouvoir de toute façon… Mais il leur faut d’abord avoir « une petite conversation ». Savent-ils où ils se trouvent ? James Sterling rugit : non, et il s’en moque !

 

Mais Dirk Kessler prend à son tour la parole. Il ne sait pas où il se trouve, il n’a aucune idée de comment il est arrivé « ici », où que ce soit… Le docteur lui demande quel est son dernier souvenir, mais en vain. « Savez-vous… quel jour nous sommes ? » James Sterling prétend que cela n’a aucune importance, il menace de faire appel à ses avocats, mais le docteur n’en tient pas compte et repose la même question. Les investigateurs ont tous la conviction d’être le 26 octobre 1930 – ou du moins est-ce le dernier jour dont ils se souviennent. Le docteur n’est visiblement pas surpris ; mais il leur explique qu’ils sont en fait le jeudi 30 octobre… et il ajoute que ce n’est pas la première fois qu’ils ont cette conversation ; en fait, c’est la huitième… Une révélation qui assomme tout le monde, et James au premier chef.

 

C’est qu’ils ont été affectés par une sorte d’amnésie très radicale, accompagnée de pertes de conscience. Encore une fois, le docteur (Alan Kelly, car il se présente enfin) ne va pas les empêcher de partir, mais il leur faut tout de même, au préalable, éclairer quelques points. La condition de leur départ est même expressément qu’ils se souviennent de cet entretien : quand ce sera le cas, il les laissera partir.

 

Mais la date n’est pas seule en jeu… De toute évidence, ils sont dans un hôpital – l’hôpital militaire d’Elmwood, précise le docteur. Savent-ils où se trouve cet hôpital ? Non, absolument pas, ils ont beau se creuser la tête… James Sterling lâche : « C’est de toute façon beaucoup trop loin de chez moi ! » Ce que confirme le Dr Alan Kelly dans un soupir : « Effectivement… Nous sommes à Port-au-Prince. En Haïti. »

I : HÔPITAL MILITAIRE D’ELMWOOD, PORT-AU-PRINCE

 

 

Les investigateurs sont tous stupéfaits. Ils ne savent absolument pas ce qu’ils font là. Ou peut-être que si ? Car ils ne sont pas totalement amnésiques… Ce dont ils ne se souviennent pas, leur explique le Dr Alan Kelly, c’est ce qui leur est arrivé depuis leur débarquement en Haïti – mais ils reprennent progressivement conscience de qui ils sont, de leur passé ; et, s’ils sont encore trop dans le vague pour rentrer dans les détails, ils ont tous conscience, même s’ils le gardent pour eux à ce stade, de s’être rendus dans les Caraïbes pour… « retrouver » Jack Sterling (le fils de James, le frère aîné de Donna), qui aurait disparu. L’industriel a le vague souvenir qu’il avait dépêché son fils sur l’île pour négocier un contrat. Mais quoi exactement ? Ils discutent d’autres choses quant à leur situation présente, à demi-mots, et le docteur a l’air un peu embarrassé devant ces échanges. Puis il reprend la parole. Il reste un certain nombre de choses à éclaircir… Il va les laisser, pour l’heure – ils ont besoin de calme et d’intimité pour se reprendre. Ils auront l’occasion de reparler de tout cela ensemble par la suite – après quoi ils ne tarderont guère à quitter l’hôpital, il en est certain.

 

C’est à ce moment seulement que je donne aux joueurs l’accès à leurs fiches de personnage (un peu retravaillées par rapport aux prétirés fournis dans le scénario). Ces fiches sont accompagnées d’un background relativement développé, dont je n’avais donné que de très, très succincts aperçus aux joueurs auparavant (seulement de quoi leur permettre de choisir leur personnage) ; mais elles comprennent aussi des éléments concernant « l’état mental actuel » des investigateurs. Les joueurs doivent garder tout cela pour eux. Je laisse cinq minutes aux joueurs pour qu’ils puissent s’imprégner de tout cela – mais il est normal qu’ils soient « dans le pâté » à ce stade. La suite du scénario justifiera ce procédé.

 

Je donne aussi alors aux joueurs l’accès à une aide de jeu (pour partie personnelle, pour partie reprise des données du scénario) comprenant divers éléments de contexte sur Haïti et Port-au-Prince (géographie, démographie, histoire, politique…) – des choses dont les investigateurs peuvent se souvenir, car ils les savaient avant d’arriver sur l’île.

 

Un point essentiel est que Haïti, alors, est un pays occupé par l’armée américaine – les marines ont pris le contrôle du territoire et de son économie en 1915. Depuis leur chambre, les investigateurs, qui savent maintenant qu’ils sont dans un hôpital militaire, ont d’ailleurs l’occasion de voir circuler des marines dans les couloirs.

 

 

Ils savent par ailleurs que cette occupation est… « compliquée » : la rébellion des Cacos a été officiellement réprimée vers 1919-1920, mais le pays est encore peu ou prou en état de siège, un couvre-feu est en place, et les forces d’occupation n’hésitent pas à passer à la mitrailleuse les foules de manifestants réclamant l’indépendance ; par ailleurs, il demeure des Cacos qui sont engagés dans une lutte à mort avec l’occupant américain, et qui recourent régulièrement au terrorisme.

 

 

Les investigateurs reprennent peu à peu leurs esprits. Un simple coup d’œil à la fenêtre semble confirmer les propos du Dr Alan Kelly : ils sont de toute évidence dans un environnement tropical. Et si les infirmières sont blanches, les aides-soignantes et femmes de ménage sont toutes noires. Ils jettent un œil à leurs bracelets, qui servent visiblement à les identifier, et qui mentionnent la même date : le mardi 28 octobre 1930.

 

Des souvenirs leur reviennent petit à petit : Jack Sterling a bien été envoyé sur l’île par son père James – et pour des affaires… probablement un peu douteuses, ils en sont tous convaincus, sans pouvoir dire exactement de quoi il s’agit. Mais cela les incite à la prudence, ils ne peuvent pas parler de tout cela devant témoin.

 

 

Dirk Kessler ne tient pas en place. Il se lève, et constate qu’il est globalement dans une bonne forme physique. Il remarque en revanche que ses bras, notamment, arborent comme des coupures ou des griffures – et cela vaut aussi pour ses deux compagnons. Elles ne sont pas douloureuses. Aucune idée par contre de ce qui lui a fait ça. James Sterling n’est pas du genre à rester couché quand son employé se lève, et lui aussi est dans une bonne forme physique ; Donna de même, si elle se montre moins agitée. Personne ne vient leur intimer de rester couchés – les infirmières, toujours souriantes, pas davantage que les soldats.

 

Donna aborde une des infirmières, qui confirme qu’ils sont là depuis deux jours. Mais elle n’est pas en mesure de la renseigner énormément… L’étudiante en anthropologie, méfiante, lui demande si elle a quelque chose à leur cacher, mais l’infirmière, toujours très affable, la rassure à ce propos – c’est seulement qu’elle n’est pas au courant de tout… Elle offre d’aller chercher le Dr Kelly, quand ils le souhaiteront – il est le mieux à même de répondre à leurs questions, et devra les revoir avant qu’ils puissent quitter l’hôpital.

 

Dirk ne participe pas à la discussion ; il passe dans le couloir, et entrevoit d’autres chambres – beaucoup de lits sont inoccupés, mais il y a d’autres patients çà et là, essentiellement des hommes, dont un certain nombre de militaires, à en juger par leurs effets personnels.

 

 

 

Le Dr Alan Kelly revient. Dirk l’interroge aussitôt quant aux griffures qu’ils arborent tous – mais, avant que le médecin au fort accent texan ne puisse lui répondre, James, très envahissant, lui réclame des explications concernant leur amnésie et leurs pertes de conscience. Le docteur répond que c’est une réaction psychologique souvent associée à des expériences traumatisantes – le fait d’assister à un meurtre, ou à une catastrophe, ce genre de choses… Ce « blocage » est en fait comme une mesure de protection de l’esprit. Sans doute ont-ils assisté à quelque chose d’horrible, qui les a fait réagir de la sorte ? Quant à dire quoi exactement… Et la date sur le bracelet ? C’est la date à laquelle on les a trouvés – des fermiers les ont vus, errant dans les collines à l’est de Port-au-Prince, les yeux dans le vague, les vêtements parfois déchirés, et en tout cas couverts de boue… Ils étaient visiblement en état de choc – d’hypothermie, aussi. Les « griffures » étaient alors bien plus visibles, certaines saignaient encore (le docteur n’est pas bien sûr de ce qui a pu les causer – il n’y a pas de grands félins ou ce genre de choses en Haïti…), mais il n’y avait pas vraiment de problème d’ordre physique, de manière générale ; concernant la santé mentale, en revanche… James explose : « Je ne suis pas fou ! » Le Dr Kelly ne le prétend pas – d’autant que « fou », ça ne veut pas dire grand-chose. Mais ils souffrent bien d’un trouble d’ordre psychique – ce qui n’a rien de dégradant !

 

Quoi qu’il en soit, les circonstances de leur découverte, deux jours plus tôt, ont justifié une enquête – et le major Lloyd Medwin, du Bureau du Renseignement Naval (BRN – les services secrets de l’époque), souhaite avoir une petite discussion avec eux, préalable nécessaire à leur « libération », qui prendra effet très vite après cela. Il va appeler l’ambassade, le major ne tardera dès lors guère. Le comportement de James évolue progressivement : il remise de côté sa colère pour se montrer plus conciliant, voire aimable – remerciant le Dr Kelly pour ses soins, affirmant qu’il souhaite récompenser les fermiers qui les ont adressés à l’hôpital… même s’il ne manque pas de ricaner sur « tous ces Noirs » qui vivent en Haïti. Mais Dirk perçoit bien que le médecin n’est pas à l’aise en leur présence – il garde sans doute quelque chose pour lui !

 

Quelques heures plus tard, deux hommes rejoignent les investigateurs dans leur chambre. L’un, petit, trapus, respire l’autorité, l’énergie et la conviction :

L’autre est un très jeune homme qui s’installe aussitôt derrière une machine à écrire qu’il a emmenée avec lui. Le premier se présente comme étant le major Lloyd Medwin, du BRN. James Sterling se présente à son tour, très cordialement, et lui serre énergiquement la main – Medwin lui adresse un regard très interloqué, ou peut-être en égale mesure méfiant… et hostile ? Un temps de silence, puis il lâche : « Le Dr Kelly disait que vous alliez mieux… » Ce que confirme aussitôt James : « Beaucoup mieux ! Nous sommes prêts à partir ! » Avant cela, il leur faut toutefois répondre à quelques questions, rétorque le major sur un ton sévère. Dirk commence à protester, est-ce vraiment si important, mais le major l’interrompt brusquement : « Mes fonctions ne me laissent pas le temps de m’amuser. Si je vous pose ces questions, c’est qu’elles sont importantes. »

 

Bref silence, puis : « Tout d’abord, pourquoi êtes-vous venus en Haïti ? » Pour affaires, répond aussitôt James. Pourrait-il se montrer plus explicite ? Quelles affaires ? C’est lié à Jack Sterling… Le nom n’est visiblement pas inconnu de Medwin. Donna lui demande s’il sait où se trouve son frère. « Non. Et vous ? », répond-il brusquement. James, tout aussi brusque : « Nous ne plaisantons pas avec la famille. Si nous vous le demandons, c’est que nous avons une bonne raison ! »

 

Medwin passe : que faisaient-ils dans ces collines, il y a deux jours de cela ? Ils l’ont oublié. Le major ricane : « Vous avez oublié. C’est commode… » James n’apprécie visiblement pas ces insinuations – mais Medwin est une grande gueule, et quelqu’un de difficilement impressionnable ; dans cet échange, c’est l’industriel qui est intimidé, même s’il essaye de conserver une façade de dignité austère… Mais le Dr Kelly pourra confirmer qu’ils sont bel et bien amnésiques ! Donna intervient : sont-ils soupçonnés de quelque chose, pour qu’on les interroge ainsi ? Medwin avance que tout cela relève du « secret défense », mais qu'ils doivent bien en avoir une idée...

 

Ils sont toutefois libres de partir, si le docteur juge qu’ils en sont capables. Mais Medwin leur intime de ne pas quitter Haïti avant plus ample informé – il ne plaisante pas : ceci est pleinement de son ressort, et la moindre tentative de ne pas tenir compte de ses avertissements sera sanctionnée avec la plus extrême sévérité. James proteste : est-ce ainsi que l’on traite les citoyens américains ? Medwin, plus sévère que jamais, l’incite à ne pas cracher sur le drapeau – le statut de citoyen américain est ce qui lui a permis d’être soigné dans cet hôpital… Et Haïti est un territoire occupé, où l’autorité appartient aux marines. Par ailleurs, les mouvements des investigateurs demeurent assez libres, au-delà de cette interdiction de sortie du territoire. James n’insiste pas – il est même à deux doigts de présenter ses excuses ! Medwin ne s’y attarde pas : qu’ils regagnent leur hôtel – l’Hôtel Oloffson, précise-t-il, où leurs chambres ont été gardées.

 

Il leur laisse sa carte : ils peuvent le contacter à l’ambassade ; si jamais la mémoire leur revenait…

 

Medwin et son secrétaire s’en vont. Quelque temps après, le Dr Kelly revient dans la chambre, avec un bon de sortie, et accompagné d’une aide-soignante qui apporte aux investigateurs des vêtements de rechange – le temps qu’ils rejoignent leur hôtel où ils retrouveront leurs propres vêtements : ceux qu’ils portaient sur eux deux jours plus tôt sont en effet inutilisables.

 

Le temps de se changer, en l’absence du médecin, James et Donna discutent du sort de leur famille ; la jeune fille s’inquiète pour sa mère, mais James est obnubilé par Jack. Il est très inquiet, même s’il ne sait pas au juste pourquoi…

 

 

Dirk, pendant ce temps, vadrouille dans les couloirs, et discute avec un autre patient alité, mais n’en tire rien d’utile.

 

 

 

 

 

Les investigateurs quittent alors l’hôpital, dans les vêtements qu’on leur a confiés. Ils prennent la direction de l’Hôtel Oloffson – James hèle un taxi, il n’a pas de monnaie sur lui, mais promet un gros pourboire une fois qu’ils seront arrivés à destination ; son assurance emporte la conviction du chauffeur (les Américains payent en dollars, ce qui vaut mieux que la monnaie nationale, la gourde). Durant le trajet, qui les amène à longer le centre-ville, ils ont quelques aperçus de Port-au-Prince, une ville très animée et colorée. Ils constatent cependant qu’il serait très facile de se perdre dans ce dédale, absolument dénué de plan d’urbanisme, outre que des chantiers et des égouts à ciel ouvert, partout, pourraient causer des difficultés à qui ne saurait pas très bien où il va – ce n’est bien sûr pas un problème pour leur taxi, un mulâtre très zélé. Ce bref trajet est tout ce qu’il y a d’exotique – et les investigateurs ne peuvent s’empêcher de remarquer qu’ils sont quasiment les seuls Blancs des environs, ce qui les perturbe un peu ; ils sont décidément bien loin de New York, cœur de l’empire industriel Sterling, de Providence, la ville de leurs ancêtres, ou d’Arkham, où Donna étudie l’anthropologie à l’Université Miskatonic…

II : HÔTEL OLOFFSON, PORT-AU-PRINCE

 

 

Les investigateurs avaient conservé une vague idée de l’Hôtel Oloffson – avec son architecture « gingerbread » typiques des Caraïbes, c’est un endroit qui suinte le luxe, le meilleur hôtel de Port-au-Prince et donc d’Haïti… et aussi le plus cher. Toutefois, ils ne se souviennent pas y avoir séjourné.

 

 

Les investigateurs pénètrent dans l’hôtel. Le hall, qui se prolonge en restaurant, est très luxueux, de la meilleure tenue. Ils se dirigent vers la réception, où s’affaire un jeune mulâtre zélé répondant au nom de Nathaniel.

 

Derrière lui, les investigateurs remarquent une affiche :

 

James Sterling demande au réceptionniste les clefs de leurs chambres. Nathaniel attrape une (seule) clef sur le tableau et la leur tend. Avant que quiconque puisse s’en étonner, Donna demande s’ils ont laissé quelque chose dans le coffre – ce que confirme Nathaniel, il va chercher ce qui s’y trouve. Il revient bientôt avec une boîte assez volumineuse, qu’il pose sur le comptoir. Donna l’interroge sur leur séjour, mais le réceptionniste ne peut pas dire grand-chose… Dirk suggère d’attendre d’être dans la chambre (puisqu’il n’y en a semble-t-il qu’une seule) pour ouvrir la boîte, et tous trois s’y rendent.

 

 

La chambre est assez spacieuse, et très confortable. Il n’y a qu’un seul lit, toutefois – sur lequel est posée une valise, comprenant des vêtements masculins et des affaires de toilette ; tout cela appartient à Dirk Kessler, rien ne correspond aux affaires des Sterling. Le détective reconnaît aussitôt, au milieu de ses vêtements, un jeu de rossignols. Sur un bureau se trouve une machine à écrire Remington, avec du papier – ce avec quoi le détective tape usuellement ses rapports. Ses réflexes lui reviennent : il se penche pour regarder ce qui se trouve sous le lit… et y trouve plusieurs boîtes de munitions, ainsi qu’un fusil à pompe calibre 12 démonté – le remonter ne lui demanderait pas le moindre effort. James pâlit un peu… Il y a des munitions pour ce fusil, mais aussi pour des armes de poing de calibre 38 et 45. Dans le tiroir du bureau, Dirk trouve également une petite boîte d’allumettes, au nom d’un speakeasy new-yorkais que sa profession l’a amené à fréquenter régulièrement (même s’il prend soin de ne pas boire) ; à l’intérieur se trouve…

… un étrange papillon, qui arbore un motif faisant immanquablement penser à un crâne humain. Le détective n’a aucune idée de ce qu’il fait là. Reste qu’il s’agit visiblement de sa chambre – et seulement de la sienne : si les Sterling ont séjourné dans cet hôtel, c’était ailleurs.

 

La situation interloque tout le monde – mais avant de faire quoi que ce soit, Dirk ouvre la boîte que lui a remise Nathaniel. Perplexes, les investigateurs y trouvent trois pistolets .38, et trois revolvers .45 ! Mais il y a bien d’autres choses – dont 300 $ en billets, que James s’approprie d’autorité (il descend payer le taxi). Mais il y a également plusieurs documents. Le premier est une liste de noms – de l’écriture de Dirk :

 

Il y a également une lettre de Roger Shaw, directeur de la Shaw’s Investigations and Security Services, adressée à James Sterling – mais Dirk sait très bien qu’il s’agit d’une copie lui appartenant, annexée à son contrat de travail :

La lettre est complétée par une note manuscrite, expliquant que Guy Randall a été retenu à la dernière minute par des problèmes personnels ; Roger Shaw présente ses plus profondes excuses pour le désagrément, et verra à proposer une compensation adéquate.

 

Le troisième document est un rapport de la Shaw’s Investigations portant sur les Industries Sterling – Dirk comprend aussitôt que ce document lui est destiné personnellement, et que son contenu pourrait déplaire à son employeur…

En voici le texte :

 

Shaw’s Investigations and Security Services

Sammons Building, 212 E 38th Street, New York City

 

Rapport sur les industries Sterling

Non divulgué au client

Réuni par Harrison Zamsky, détective privé

 

14 octobre 1930

 

Sterling Industries est une firme installée à New York et contrôlée par la famille Sterling. Le PDG et le propriétaire en est James Sterling, un riche industriel issu de six générations d’une vieille fortune du Rhode Island. Ses affaires regroupent divers investissements dans les transports, le caoutchouc et le pétrole. Durant la Grande Guerre, Sterling a acheté une usine de munitions à Mott Haven dans le West Bronx et a fait de gros bénéfices en vendant des armes aux forces alliées en Europe. Après la guerre, les munitions sont devenues le cœur de l’empire commercial Sterling. Les Industries Sterling ont vendu des armes à travers le monde, essentiellement en Europe (Italie, Irlande...) et en Amérique centrale (Mexique, Nicaragua...).

 

Le fils de James, Jack, après avoir récemment obtenu un diplôme universitaire à la Columbia University, a rejoint la firme.

 

Sterling est un homme secret, et au comportement parfois douteux. Plusieurs cadres supérieurs ont exprimé leur mécontentement quant à ses méthodes et l’un d’eux a même mis en cause leur légalité.

 

Les Industries Sterling ont été la cible de plusieurs enquêtes du BRN pour une supposée collaboration avec des forces armées hostiles aux intérêts du gouvernement des États-Unis. Mais aucune charge n’a été retenue contre James Sterling, et il n’a fait l’objet d’aucune poursuite judiciaire, sans doute par manque de preuves.

 

On a aussi dit que New World Incorporated, la société basée à Chicago, avait failli racheter les Industries Sterling au début de l’année 1928, afin d’éliminer la concurrence dans le domaine de la vente d’armes. Toutefois, cette manœuvre n'a pas abouti, pour des raisons encore à déterminer.

 

Enfin, les Industries Sterling ont fourni en armes le gouvernement des États-Unis dans le cadre des opérations militaires en Haïti, mais des rumeurs courent que Sterling aurait aussi ouvert des négociations secrètes pour vendre des armes aux rebelles cacos. On pense que le trafiquant d’armes haïtien Sébastien Sénégal serait associé dans cette affaire. Ces faits pourraient constituer un acte de trahison s’ils étaient jugés aux USA.

 

Enfin, au fond de la boîte, il y a une carte d’Haïti, ainsi qu’un billet de retour à bord du paquebot Louisiana Queen au nom de Dirk Kessler.

 

Ces informations suscitent un certain malaise : à l’évidence, Jack a disparu… et sans doute parce que son père James l’a envoyé en Haïti négocier des contrats très douteux (le nom de Sébastien Sénégal lui dit vaguement quelque chose). Rien d’étonnant à ce que le BRN s’intéresse à eux dans ces conditions ! Donna est furieuse – et plus inquiète que jamais quant au sort de son frère.

 

Mais se pose aussi la question de la chambre. Pour une raison inconnue, Nathaniel ne leur a donné que la clef de la chambre de Dirk, mais les Sterling avaient leurs propres chambres dans cet hôtel – sans doute à côté. Tandis que ces derniers ont une discussion tendue (Donna dénonce la cupidité de son père, qu’elle rend responsable de la disparition de Jack, tandis que l’industriel minimise ses torts et accuse sa fille d’en faire trop – et elle ne devrait pas mépriser l’argent, c’est ce qui lui paye ses études ! etc.), le détective se fait petit et descend chercher les autres clefs.

 

Dirk retourne à la réception, et s’étonne de ce que Nathaniel ne leur a donné qu’une clef – n’y avait-il pas d’autres chambres ? Le réceptionniste, un peu perplexe, dit qu’il lui a bien donné sa clef… Mais qu’en est-il des autres chambres ? Le visage du réceptionniste paraît subitement s’illuminer : oui, bien sûr ! Il attrape deux autres clefs au tableau (les numéros sont ceux des chambres voisines de celle de Dirk) et les tend au détective : « Toutes mes excuses, c’était une très bête erreur de ma part. » Et il se remet au travail, un peu embarrassé – mais Dirk ne peut rien en tirer ; le téléphone sonne, et Nathaniel s’empresse de répondre…

 

Dirk retourne à l’étage et décrit la scène aux deux autres : Nathaniel cacherait-il quelque chose ? James Sterling suppose que c’est simplement que le réceptionniste mulâtre est stupide… Quoi qu’il en soit, les Sterling récupèrent les clefs de leurs chambres respectives – ils n’ont aucun mal à les identifier. Chacun s’équipe d’un .38 et d’un .45, puis se rend dans sa chambre. Ils se donnent rendez-vous dans le hall – Donna a hâte de partir à la recherche de Jack

 

Quand Donna pénètre dans sa chambre, elle comprend aussitôt qu’on l’a fouillée. La plupart de ses affaires sont là, ses vêtements notamment, même si un peu en désordre, mais elle a la conviction qu’il lui manque certains objets, sans pouvoir vraiment les identifier. Elle se rend aussitôt dans la chambre de son père : James n’y avait pas du tout fait attention, empressé qu’il était de s’offrir enfin un bon cigare, mais sa fille y fait le même constat, elle est formelle. Elle remarque notamment que la serviette où son père range ses documents, et qui ne le quitte en principe jamais, ne se trouve nulle part ici. James est d’abord incrédule, mais les arguments de sa fille finissent par le convaincre. En fouinant dans la chambre de son père, Donna trouve une feuille égarée, qui a glissé sous le lit – et dont elle pense qu’elle provient de sa serviette : il s’agit d’un manifeste d’embarquement, portant sur une machine agricole, en provenance de l’usine Sterling de Mott Haven dans le Bronx, et devant être livrée à une entreprise du nom de Labadie Import/Export, qui se trouve sur les quais de Port-au-Prince ; la date d’arrivée estimée est le mardi 6 octobre – et James comprend aussitôt que cela correspond approximativement à la date à laquelle son fils Jack est arrivé à Port-au-Prince. Par ailleurs, l’industriel et sa fille savent pertinemment que les Industries Sterling ne fabriquent pas de matériel agricole…

 

Donna remarque aussi, à travers la porte entrouverte du petit cabinet de toilettes de la chambre de son père, que quelque chose est attaché au miroir. Elle va voir ce dont il s’agit…

… et c’est une carte… de tarot ? Mais un tarot très étrange, d’une sorte qu’elle n’a jamais vu… Quoi qu’il en soit, c’est l’arcane XIII : la Mort… La carte était fixée à l’envers. Donna la montre à son père, qui n’y comprend goutte. Sa fille suppose que la carte a été laissée là par ceux qui ont fouillé leurs chambres. Dirk, qui les a rejoints, avance que cela pourrait être une sorte de « signature »… James se demande s’il s’agit de quelque chose renvoyant à ce « vaudou » mentionné dans les notes du détective – mais il n’y connait absolument rien (Donna, par contre, a brièvement abordé le vaudou dans ses études d’anthropologie – mais sa mémoire aurait bien besoin d’être rafraîchie !). Dirk avait noté l’adresse d’une tireuse de cartes – Marie Jérôme, à Bel Air… Il pourrait être utile de lui rendre visite ? Tous ont la conviction que le temps presse – ils se changent prestement, et quittent l’hôtel.

 

Mais pour aller où ? Ils ont plusieurs pistes. Finalement, ils décident de se rendre tous à la Bibliothèque Nationale, où Donna, accompagnée de son père, fera quelques recherches sur divers sujets ; Dirk les y laissera et rendra visite de son côté à la cartomancienne Marie Jérôme.

III : BIBLIOTHÈQUE NATIONALE D’HAÏTI, PORT-AU PRINCE

 

 

La Bibliothèque Nationale est la plus grande et la plus riche bibliothèque de Port-au-Prince, et de tout Haïti. Cependant, elle demeure beaucoup moins fournie que d’autres institutions similaires de par le monde… Par ailleurs, la très grande majorité des documents que l’on peut y consulter sont en français ou en créole.

 

 

Avant de quitter les lieux pour rejoindre Marie Jérôme, Dirk Kessler, qui a ainsi que Donna la sensation d’être déjà venu ici, arpente les rayonnages pour voir s’il ne se rappelle rien de plus précis. Arrivé dans la section anthropologie, même si elle est plutôt du ressort de Donna, il s’arrête – et c’est comme si sa main était attirée vers un livre en particulier, qui s’intitule Sombres Sectes africaines, et qui est dû à un certain Nigel Blackwell.

 

Le détective demande à Donna si cela lui dit quelque chose, et c’est le cas : elle sait que c’est un livre assez récent, dû à un explorateur anglais, une sorte de compilation de notes de voyage en Afrique dans les années 1910, qui se focalise sur des cultes étranges aux noms colorés – la Langue Sanglante, le Rampant Qui Hurle, l’Horreur Flottante, etc. Elle sait aussi que très peu d’exemplaires en subsistent : c’était à la base un petit tirage, mais il y a autre chose à ce propos, qu’elle ne saurait préciser… Quoi qu’il en soit, mettre la main dessus n’a rien d’évident – et elle pense même qu’il ne figure pas dans les collections de la Bibliothèque Orne, à l’Université Miskatonic d’Arkham, où elle fait ses études. On ne peut l’emprunter, il faut le consulter sur place. Dirk laisse le livre à Donna, qui est la plus expérimentée dans ce domaine – mais quand l’étudiante veut ouvrir le livre… elle découvre qu’une carte de ce tarot étrange (à l’envers) fait office de marque-page :

 

Mais elle découvre aussi de la sorte un passage du livre marqué au crayon, avec en sus des notes dans la marge, qui sont de la main de Dirk ! Voici l’extrait mis en avant :

 

Et voici les notes marginales de Dirk :

 

James Sterling, qui lisait par-dessus l’épaule de sa fille, est intrigué par cette histoire de « troisième œil ». Cela lui fait aussitôt penser à la carte de tarot trouvée dans le cabinet de toilettes de sa chambre à l’Hôtel Oloffson. L’industriel se dit qu’il pourrait être utile de faire des recherches sur le tarot, et s'y essaye. Il ne trouve certes pas de choses très précises, notamment quant à l’interprétation des tirages, mais rassemble quelques généralités : ces cartes à jouer sont apparues au XIVe siècle en Italie, et sont souvent utilisées aujourd'hui pour lire l'avenir. Le jeu originel comprend 78 lames : les arcanes mineurs, qui sont des cartes numérotées avec quatre figures (roi, reine, cavalier, valet), et les arcanes majeurs, soit vingt-deux lames représentant des figures uniques. Il en existe de plusieurs types, mais le jeu le plus populaire aux États-Unis en 1930 est le Rider-Waite, publié pour la première fois à Londres en 1910. Voici la liste des arcanes majeurs :

 

Dirk a noté le nom des « Étangs Célestes ». Cela aurait-il un lien avec l’endroit où des fermiers les ont retrouvés, dans les collines à l’est de Port-au-Prince ? Mais ses recherches sur des atlas et des cartes ne donnent rien : aucun endroit en Haïti n’est désigné sous ce nom.

 

 

 

Donna, de son côté, suppose qu’il pourrait être intéressant de consulter les journaux, pour voir si des événements récents pourraient leur être liés. Les journaux haïtiens sont généralement écrits en français, mais quelques-uns ont également quelques pages en anglais depuis l’occupation américaine. C’est notamment le cas du Progrès d’Haïti – dans lequel l’étudiante trouve un article intriguant :

 

La lecture de cet article met Dirk très mal à l’aise… Cela paraît recouper ce qui leur est arrivé à la même date, à en croire les informations du Dr Alan Kelly. Le détective, qui réfléchit à haute voix, se demande si on ne les aurait pas retrouvés… morts ? James balaie cette remarque comme parfaitement idiote : il est bien vivant ! Et les autres aussi, à l’évidence. Donna suppose qu’il faut plutôt comprendre que les morts évoqués par l’article sont des personnes qui les avaient accompagnés dans cette région – mais qui exactement ? Il s’est en tout cas passé quelque chose de particulièrement horrible là-bas…

 

Donna a d’autres recherches à faire – l’étudiante en anthropologie est convaincue d’être déjà venue ici pour se renseigner sur le vaudou, et entend rafraîchir sa mémoire à ce propos. James l’approuve – c’est sa place, si les études qu’il lui paye peuvent miraculeusement aboutir à quelque chose d’utile… Lui irait bien se reposer à l’hôtel, en attendant. Mais sa fille s’insurge : il n’a donc rien à faire de la disparition de Jack ? Dirk ajoute que la demoiselle ne serait pas en sécurité, toute seule. L’industriel, piqué au vif, et infect avec tout le monde, grommelle qu’elle est armée, mais il reste finalement avec sa fille pour l’assister dans ses recherches, contraint et forcé. Mais tout ceci prend du temps, et ils ne peuvent pas continuer éternellement ainsi : Dirk, de son côté, ira voir la cartomancienne Marie Jérôme, comme prévu – à ceci près qu’ils ont maintenant deux cartes du tarot étrange, et non une seule… ce qui rend cette visite plus pressante. Il repassera ensuite chercher les Sterling à la Bibliothèque Nationale, et ils rentreront ensemble à l’Hôtel Oloffson.

IV : MARIE JÉRÔME, 87 RUE MACAJOUX, BEL AIR

 

 

Dirk Kessler, muni des cartes de tarot, se rend à l’adresse de Marie Jérôme, qu’il avait retrouvée dans ses notes – elle se trouve à Bel Air, au nord de Port-au-Prince, avant la Saline. Il a la surprise de se retrouver devant une boulangerie. Avant même qu’il ait le temps de se présenter, la boulangère, une femme noire à la forte corpulence, lui indique de la tête une porte donnant sur l’arrière-boutique, et lui fait signe d’y aller. Le détective s’exécute, et se retrouve dans une pièce d’allure bien différente, une sorte de petit salon très richement décoré.

 

 

Il s’y trouve tout un bric-à-brac de tentures, de cages de perroquets, etc. Une femme noire aux traits un peu émaciés, qu’il suppose être Marie Jérôme, y est installée...

... derrière une petite table en bois, gravée d’un pentagramme :

 

Le détective a à peine le temps de se demander s’il était déjà venu ici que la femme l’interpelle : « Mr Kessler ! Je ne pensais pas vous revoir de sitôt… Vous avez changé d’avis, pour ce qui est du tirage de cartes ? » Dirk est intrigué : ce n’est donc pas la première fois qu’il vient ? Bien sûr que non ! Il était venu lui poser des questions sur le vaudou… Les cérémonies, notamment – elle lui avait parlé de la Fet Guédé, très bientôt ; la fête des morts, les 1er et 2 novembre… « Ah, et Mr Northeast, du coup, vous êtes allé le voir ? » C’est elle qui lui avait donné l’adresse de l’anthropologue – mieux à même d’expliquer le vaudou à un Américain… Mais il n’en a aucun souvenir.

 

Mais il est… revenu, donc, pour parler d’autres choses – il a trouvé ces cartes de tarot, assez étranges, et… À peine les a-t-il posées sur la table en bois que la cartomancienne se lève avec un cri d’effroi ! Comment a-t-il récupéré ça ? Dirk l’explique, étonné par la réaction de son interlocutrice, qui lui dit que ces cartes sont « maléfiques » : il ferait bien de les détruire ! Ce n’est pas le « vrai » tarot, c’est autre chose – un très mauvais signe… Seules des personnes aux motivations très sombres les emploient. Elle refuse d’en dire davantage, opposant un « non » catégorique aux questions du détective, qui n’est pas à même de la persuader de se montrer plus conciliante – les personnes qui utilisent ce jeu, le détective ferait mieux de ne pas les rencontrer, elles sont dangereuses !

 

Le détective, la fois précédente, s’était montré très désagréable à l’encontre de son activité de cartomancienne, quand elle lui avait proposé de faire son tirage ; il avait dénigré le tarot, ces « bêtises de bonnes femmes »… Mais Marie Jérôme y voit la confirmation qu’un sort funeste est prêt à s’abattre sur son visiteur ! Et, comme pour se rassurer, elle bat son propre jeu de tarot. Dirk suppose qu’il pourrait effectivement être bienvenu de lui faire un tirage, tout compte fait… La cartomancienne le regarde, incrédule – mais elle reprend ses esprits : ça fera 1 $.

 

La cartomancienne bat ses cartes. Elle ferme les yeux en collant le paquet contre son sein ; puis : « Cinq cartes. Les loas me recommandent un tirage de cinq cartes… Le passé, le présent, le futur, l’obstacle, les conséquences. » Elle demande à Dirk de lui poser une question – ce qui pourra faciliter le tirage. Le détective n’hésite pas une seconde : « Où est Jack ? » Marie Jérôme réfléchit un instant, les yeux fermés, puis tire une première carte…

 

 

« Le passé… La Mort. Mais la Mort inversée. On se méprend souvent sur sa signification – d’autant qu’elle est ici inversée et associée au passé. Ici… L’inertie, le manque d’espoir. Vous êtes dans une impasse… Vous ne savez pas quoi faire. Vous avez perdu quelque chose de très important. Mais il y a autre chose… Cette carte est peut-être bénéfique, oui, en fin de compte. Vous avez trouvé un moyen de vous débrouiller. Malgré la perte, malgré la tentation de l’inertie, le manque d’espoir. Vous avez trouvé quelque chose. » Marie Jérôme tire la deuxième carte…

« Le présent… Le Diable. Inversé, également. Une autre carte sur laquelle on se méprend souvent. Ici, c’est peut-être une bonne carte – surtout après la Mort inversée. L’esprit clair, serein ? L’intellect domine les instincts, les émotions. Mais ça n’est pas sans risque, en même temps. Les intuitions, les émotions, pourraient mettre fin à cet état de clairvoyance très particulier. Quoi qu’il en soit, c’est votre situation présente. Nous allons tirer la troisième carte… »

« Le futur… Le Pendu, inversé. L’égoïsme, l’égocentrisme… Se débarrasser de ses peurs pour vaincre, ne pas rechigner au sacrifice, y compris de soi-même, pour le bien commun. Vous cherchez quelqu’un. » Dirk approuve aussitôt. « Ce quelqu’un est la cause de vos problèmes actuels. Le futur… Il faudra peut-être le laisser partir, en définitive. » Le détective est perplexe : le laisser partir ? « Ça n’est pas très clair. Aussi bien, il pourrait s’agir de vous débarrasser d’une partie de vous-même… Je pense que les dernières cartes nous éclaireront davantage. Quatrième carte… »

« L’obstacle. Dix de Bâtons, inversé. La trahison. La perte. Le mensonge… Mais… Oui, avec les autres cartes, c’est plus clair : vous vous mentez à vous-même. Et cela pourrait vous conduire à votre perte. Pour vaincre, il faudra mettre un terme à l’illusion. Voyons la dernière carte, les conséquences… »

« Dix d’Épées. Droit, cette fois. Hum… La douleur, l’angoisse aussi. Vous tomberez au plus bas. Mais il y a… comme une résonance. Je crois que… le pire sera passé… et un plus grand bien pourra être accompli. La vérité, d’une manière ou d’une autre, résultera de l’abandon. Et peut-être… Peut-être ! Peut-être cela débouchera-t-il sur le succès. »

 

Dirk est sceptique : ça n’est pas très clair… « Ça ne l’est jamais, Mr Kessler. Mais les loas m’ont guidé dans ce tirage, et, ma foi… Vous savez, l’activité de la cartomancienne, ce n’est pas forcément de prédire le futur. Cela peut être de donner les clefs pour que quelqu’un construise son futur. Et je crois vous avoir donné ces clefs. Je crains de ne pas pouvoir en faire plus pour vous. » Dirk le comprend. Il prend congé, en remerciant Marie Jérôme, et retourne à la Bibliothèque Nationale d’Haïti.

V : BIBLIOTHÈQUE NATIONALE D’HAÏTI, PORT-AU PRINCE

 

 

À la Bibliothèque Nationale d’Haïti, les recherches de Donna Sterling sur le vaudou avancent – si son père ne lui est pas d’un grand secours. Cela demande du temps, mais elle rassemble plusieurs éléments qui lui permettent de mieux appréhender la réalité du vaudou haïtien.

 

 

 

Je donne aux joueurs l’accès à une aide de jeu essentiellement personnelle sur le vaudou, comprenant des généralités sur cette foi, et un lexique des termes les plus essentiels et des divinités les plus connues.

 

 

James Sterling s’est bien vite lassé de toutes ces recherches auxquelles il ne comprend rien – il se met à déambuler entre les rayonnages, sans véritable objectif. Depuis leur arrivée en ces lieux, il constate que nombre d’usagers sont venus faire leurs propres recherches. La plupart sont des Noirs ou des mulâtres. Le racisme instinctif de James, mais à vrai dire tout autant celui de Donna, s’il est plus discret, font qu’ils ne se sentent pas très à l’aise… Ils ne peuvent identifier personne qui aurait un comportement agressif, mais le sentiment persiste – et s’aggrave.

 

Donna a bientôt le sentiment d’être observée. Quand elle lève les yeux des ouvrages qu’elle compulse, elle remarque systématiquement quelqu’un qui semble la fixer, et qui détourne aussitôt le regard. Ce quelqu’un change à chaque fois… Les intentions de ces curieux ne sont pas forcément hostiles, mais le malaise s’accroît.

 

James également constate ce petit jeu. Autrement plus direct que sa fille, il s’avance avec détermination auprès d’un de ces observateurs, qu’il a pris sur le fait : « Qu’est-ce qu’il y a ? On vous dérange ? » Le jeune homme mulâtre lève les yeux, d’abord l’air agacé par cet Américain qui vient l’ennuyer quand il a du travail… mais il regarde bientôt James avec des yeux exorbités – son regard est celui d’un homme terrorisé ! Il recule sur sa chaise… James est plus agressif que jamais : « C’est quoi, votre problème ! » L’homme qu’il prend à parti se lève brusquement et se précipite vers la sortie, pris d’une peur panique ! Mais l’incident ne semble pas susciter l’attention des autres usagers de la bibliothèque…

 

James a alors la sensation d’avoir quelque chose d’humide dans ses poches de pantalon. Il les palpe… C’est poisseux. Quand il sort les mains de ses poches, il constate qu’elles ruissellent de sang ! Et Donna vit exactement la même expérience au même moment… L’étudiante remarque en même temps qu’il y a subitement beaucoup moins de monde dans la bibliothèque : tous ces Noirs et ces mulâtres qui les observaient… ont disparu ? Le père et la fille se regardent mutuellement… et constatent qu’ils dégoulinent de sang tous les deux. Mais il y a autre chose qui les terrifie bien davantage : ils n’ont pas de visages ! Chacun a comme un grand ovale noir en lieu et place de la tête !

 

James bredouille : « Ce connard de Kessler… avait raison ? » Son regard est attiré par un miroir – et il constate qu’il a lui-même ce grand ovale noir à la place de sa tête, tandis que le sang ruisselle sur le reste de son corps… Le père et la fille commencent à hurler de conserve – puis sombrent dans le noir le plus total.

 

 

VI : HÔTEL OLOFFSON

 

 

Dirk Kessler également a sombré dans l’inconscience, sur le chemin du retour ! Il se réveille dans sa chambre à l’Hôtel Oloffson, de même que James et Donna Sterling. Ils sont tous couchés dans leurs lits respectifs, en pyjamas, sans la moindre idée de comment ils sont revenus là... Pas la moindre trace non plus du sang qui poissait les vêtements des Sterling.

 

 

James se rue à la réception, où Nathaniel est à son poste. L’industriel, visiblement sous le coup de la panique, lui demande la date en bredouillant, et le jeune mulâtre, intrigué, lui répond qu’ils sont le vendredi 31 octobre, bien sûr… « Vous voulez prendre le petit déjeuner ? » Mais James a d’autres idées en tête – pris d’un rire dément, il crie presque : « La veille de la Toussaint ! Bien sûr ! » Nathaniel, très mal à l’aise, suggère qu’ils pourraient prendre leur petit déjeuner dans leurs chambres, avec le room service… « Vous lisez dans mon esprit… » lui répond James.

 

Les investigateurs se retrouvent tous dans la chambre de Dirk. James leur indique la date. Ils font le point sur leurs trouvailles respectives – et sur l’expérience qu’ils ont vécue (Dirk n’a pas eu de vision de son corps ruisselant de sang ou de son visage disparu – mais il raconte la séance de tirage de tarot). Ils se perdent en conjectures… Donna se demande s’ils n’ont pas été drogués – à l’hôpital, peut-être ? James se calme petit à petit – c’est sans doute un effet du climat tropical, auquel ils ne sont pas habitués…

 

Quoi qu’il en soit, Donna considère qu’ils ont assez perdu de temps avec des tireuses de cartes, ce genre de choses : il est bien temps de consulter un vrai scientifique, le Dr Bruce Northeast ! Ce nom n’est pas inconnu de l’étudiante en anthropologie – elle ne connaît pas plus que ça ses travaux, mais sait que c’est un anthropologue australien, attaché à l’Université d’Adélaïde – quelqu’un de sérieux, qui s’intéresse aux religions et spiritualités. Dirk ne serait pas étonné de découvrir qu’ils lui avaient déjà rendu visite, après ce qui s’est passé chez Marie Jérôme

VII : BRUCE NORTHEAST, 50 RUE PACOT, PACOT

 

 

L’adresse de Bruce Northeast se situe à Pacot, au sud-est de Port-au-Prince. Il s’agit plus précisément d’un « bungalow » à un étage, relativement coquet, plutôt excentré par rapport à la rue (le premier voisin est à bien cent mètres), et entouré de végétation tropicale.

 

Quand les investigateurs gagnent la véranda, ils voient qu’un coq décapité a été pendu à la porte d’entrée, son sang s’étant écoulé par terre. Dirk Kessler sait qu’il s’agit d’une offrande traditionnelle à Baron Samedi – ce que confirme aussitôt Donna Sterling, qui fait part à ses compagnons de ce qu’elle sait plus généralement du vaudou. La première carte de tarot qu’ils avaient trouvée évoquait immanquablement Baron Samedi, mais le troisième œil au milieu du front ne correspond pas à l’iconographie traditionnelle du célèbre loa petro. Dirk constate que la porte a été forcée : la serrure est défoncée, et la porte de guingois.

 

À l’intérieur, le grand salon a été complètement retourné – les meubles ont été renversés, le sol est jonché de livres et de cahiers. Un escalier mène à l’étage, mais, pour l’heure, les investigateurs restent au rez-de-chaussée. Fouiller avec précision demanderait des heures, dans ces conditions, mais Dirk remarque rapidement que les murs et les meubles portent régulièrement les traces de coups assénés avec une grande lame – comme une épée, ou une machette, peut-être. Quant aux Sterling, qui s’intéressent plus particulièrement au bureau de Bruce Northeast, ils trouvent rapidement les livres que l’anthropologue étudiait quand on a retourné la pièce ; trois éléments attirent leur attention, et d’abord ce qui est vraisemblablement le journal intime de Northeast :

 

Le journal comprend suffisamment d'indications pour localiser les « Étangs Célestes », dans les collines à l'est de Port-au-Prince. Une feuille est glissée en guise de marque-page ; il s'agit de l'adresse, à Port-au-Prince, d'une certaine « Mama Joséphine », une mambo très appréciée des autochtones ; son nom revient régulièrement dans les dernières pages du journal, Bruce Northeast semble l'avoir consultée à plusieurs reprises tout récemment.

 

Les Sterling trouvent également un manuscrit en arabe, accompagné d’un autre livre cette fois en anglais, et intitulé Le Messager masqué – il s’agit de la traduction anglaise, par Samuel Colbridge, révisée et annotée par Rudolph Pearson, d'un original en arabe (marocain) datant du début du XVIIIe siècle et dû à une femme du nom de Sharinza ; tout laisse supposer qu’il s’agit bien du manuscrit arabe trouvé à côté. Il n’est guère difficile d’y trouver dès lors le passage mentionné dans le journal de Bruce Northeast, « la Fable du Guerrier Ashanti » :

 

 

Les investigateurs montent alors l’escalier menant à l’étage. Une odeur infecte stagne – une odeur de décomposition… en provenance du cadavre démembré d’un homme blanc, étendu sur le lit. James est pris de nausée, il ne peut pas s’approcher davantage – la chaleur aggrave encore l’odeur de pourriture. Donna et Dirk tiennent mieux le choc, et s’approchent – là aussi, des meubles ont été renversés et des livres jonchent le plancher : Mondes imaginaires et démence, L’Île magique de Seabrook… et bien d’autres.

 

Mais Dirk et Donna ont l’impression… que le cadavre est animé ? En tout cas, il y a du mouvement sous les draps. Le détective s’approche du lit, contemplant les membres arrachés de la victime, sa tête tranchée. Il retire les couvertures, qui révèlent le tronc du cadavre – percé de part en part. Et de ces trous jaillissent… des dizaines de tarentules ! Dirk ne s’était pas montré très prudent, et il est la victime de plusieurs morsures – extrêmement douloureuses, si elles ne sont pas mortelles… Les araignées se dispersent à l’étage – les Sterling s’en vont sans plus attendre, bientôt suivis par Dirk qui souffre le martyre…

 

VIII : DANS LES RUES DE PORT-AU-PRINCE, AUX ENVIRONS DU GRAND CIMETIÈRE

 

 

Les investigateurs mettent de la distance entre le bungalow de Bruce Northeast et eux – mais Dirk Kessler et James Sterling ne sont pas au mieux de leur forme. Ce qu’ils y ont trouvé a de quoi les mettre mal à l’aise… Mais que faire maintenant ? Ils y réfléchissent en s’abritant d’une violente averse. Ils ont la localisation des Étangs Célestes… Le détective semble disposé à s’y rendre – James plus encore : son fils se trouverait là-bas ! Et en grand danger ! Donna est moins partante : ce n’est pas tout près, et ils ne savent pas ce qu’ils vont trouver là-bas… Et, d’après le journal de Bruce Northeast, la cérémonie doit avoir lieu dans deux jours ? Ils ont d’autres pistes – celle de Labadie Import/Export, notamment ; peut-être le dernier endroit où on a vu Jack Sterling avant sa disparition ? Mais son père y voit une perte de temps… Il y a aussi la mambo Mama Joséphine, dont ils ont trouvé l’adresse chez l’anthropologue ; ils se décident finalement pour cette dernière, et s’y rendent à pied.

 

L’adresse se situe au sud-ouest de Port-au-Prince, vers Léogâne – au-delà du Grand Cimetière de Port-au-Prince, en longeant la ville par le sud. Dans les environs du cimetière, il y a foule : les fidèles préparent avec entrain la Fet Guédé, qui doit commencer officiellement le lendemain et durer deux jours. Le Grand Cimetière est le principal point de ralliement de Port-au-Prince pour cette fête dédiée à Baron Samedi et aux Guédé.

 

 

Et, alors qu’ils sont amenés à fendre la foule, Dirk a la conviction qu’ils sont suivis. Il le suspectait déjà auparavant, mais il en est maintenant certain – en fait, il suppose que deux types d’individus différents guettent leur trajet – des Blancs qui se relaient régulièrement et qu’il suppose être des agents du BRN, mais aussi, depuis peu, des Noirs dont le comportement n’a pas grand-chose à voir, et qui sont sans doute moins habitués à cette tâche. Dirk y prend garde, mais fait celui qui n’a rien remarqué, tout en en informant James et Donna.

 

La foule devient toujours plus dense. Les agents du BRN, qui se voient comme le nez au milieu de la figure, préfèrent lâcher l’affaire – mais les investigateurs sont toujours suivis par l’autre groupe, ou du moins Dirk le suppose-t-il : avec tout ce monde, c’est difficile à dire… Mais cela semble se confirmer : un de ces hommes, aux vêtements très sales, s’approche, il les a clairement en vue.

Dirk le signale à James, et prend du champ – mais les Sterling ont une autre idée : James, ayant identifié le suiveur, décide bien au contraire d’avancer dans sa direction – la main sur la crosse de son revolver. Arrivé au niveau de l’indélicat, l’industriel lui lâche sur un ton très hostile : « Il y a un problème ? » Le Noir est étonné, mais il passe à côté de James, et lui murmure, dans un anglais approximatif : « Bon sang, mais qu’est-ce que vous foutez ! Métraux y va pas garder ces caisses pendant trois mille ans ! » James ne sait pas de quoi il parle. Le Noir lui dit : « Métraux ! Labadie Import/Export ! » Mais James s’en moque, il n’a qu’une chose en tête : « Où est Jack ? » Le docker ne répondant pas, l’industriel repose la même question, sur un ton haché. L’autre dit ne pas savoir ce qu’il en est – il n’est qu’un messager ; mais il poursuit : « Faut s’occuper des caisses ! Sinon y va tout balancer à la flotte ! Les Yanks y flairent le coup ! » James veut l’intimider, il lui crie au visage – et lui crache à la face ! L’homme n’est pas le moins du monde impressionné, mais visiblement furieux, et balance un bon coup de poing en pleine figure à James ! Et il paraît prêt à continuer – d’autant que, dans la foule tout autour d’eux, d’autres ont vu l’Américain cracher à la figure de l’Haïtien, et sont tout disposés à prendre le parti de l’agressé… James est ulcéré : « Mon garçon, je vais te faire un deuxième trou de balle ! » Et il dégaine son revolver .45 ! L’homme se recule, les yeux exorbités : « L’est complètement dingue ! » Et il prend la fuite dans la foule… Or des dizaines de personnes fixent James, certaines effrayées, mais beaucoup plus sont en colère… Dirk vient attraper James et l’emmène rapidement à l’écart, Donna les suivant. Puis ils contournent le Grand Cimetière par le sud, pour ne plus subir la menace de la foule. Une fois qu’ils se sont repris, ils reprennent la direction de l'adresse de Mama Joséphine.

 

À suivre…

Voir les commentaires

The Outsider, de Gou Tanabe

Publié le par Nébal

The Outsider, de Gou Tanabe

TANABE Gou, The Outsider, [The Outsider アウトサイダー], d’après H.P Lovecraft, Anton Tchekhov et Maxime Gorki, traduction [du japonais par] Fédoua Thalal, Grenoble, Glénat, coll. Seinen Manga, [2002, 2004-2005, 2007] 2009, 224 p.

LOVECRAFT ET... COMPAGNIE ? (PAS EXACTEMENT NÉGLIGEABLE)

 

Étrange synchronicité (ou complot anti-nébalien) : à peu près à la même époque, vers décembre dernier, deux lectures parallèles m’ont en même temps incité à me pencher sur l’univers du mangaka Tanabe Gou… et plus précisément sur ses adaptations de Lovecraft. Le nom m’est apparu tout d’abord dans l’article de Jérôme Dutel « Dessiner celui qui est d’ailleurs : une étude autour de Lovecraft et la bande dessinée », dans Lovecraft au prisme de l’image, recueil critique édité par Christophe Gelly et Gilles Menegaldo, article dans lequel l’auteur compare plusieurs adaptations en BD de la nouvelle de Lovecraft « Je suis d’ailleurs » (« The Outsider » en VO), et réserve en définitive une bonne note à cette adaptation japonaise dont je n’avais alors jamais entendu parler.

 

Puis, dans le n° 4 de la revue Atom, lu un peu après, figurait une interview de l’auteur, assortie de quelques critiques de ses œuvres publiées – et j'ai ainsi appris que Tanabe Gou avait remis ça avec Lovecraft : bien loin de n’avoir adapté que « Je suis d’ailleurs », il lui a par la suite consacré six autres volumes (dont une adaptation en trois tomes des Montagnes Hallucinées) ; et les dessins illustrant l’interview étaient plus qu’alléchants…

 

À ce stade, il me fallait lire ça, forcément – enfin, The Outsider, car les autres titres lovecraftiens n’ont pas encore été traduits (mais ça serait prévu) ; on trouve quelques autres BD de l’auteur en français, notamment Kasane, en deux tomes, un récit d’horreur là encore, et Mr Nobody, en trois tomes, sorte de thriller architectural (?). Mais le titre ne doit pas tromper : le présent volume est un recueil d’histoires courtes – « The Outsider » n’est que la première de ces histoires, et fort brève. Le reste s'éloigne passablement de Lovecraft, puisque, au sommaire, se trouvent également une nouvelle de Tchekhov, « La Maison à mezzanine », et une autre de Gorki, « Vingt-six gars et une fille » ; puis, retour à l’horreur, une histoire cette fois originale en cinq parties, « Ju-ga ».

 

GAMMES ET OBSESSIONS

 

Cette étonnante table des matières a ses explications – car The Outsider est en fait, d’une certaine manière, un volume d’apprentissage : littéralement, Tanabe Gou y fait ses gammes… L’auteur est repéré en tant que dessinateur, avec un style assez personnel, qui rompt pour partie avec les codes du manga, et a certains côtés « européens », notamment (pas seulement : dans l’interview d’Atom, on évoque aussi à bon droit Bernie Wrightson, par exemple). Mais, de son propre aveu, Tanabe Gou n’est pas scénariste, et même, il ne sait pas raconter des histoires… Son éditeur d’alors (dans la revue Monthly Comics Beam, semble-t-il assez ouverte à l’expérimentation, et ce n’est pas pour rien qu’elle l’avait repéré) l’engage à adapter des nouvelles pour travailler les mécanismes de la narration.

 

Intéressé par la littérature russe, Tanabe sélectionne d’abord une nouvelle de Gorki, puis une autre de Tchekhov ; mais il goûte aussi l’horreur, et choisit d’adapter une nouvelle de Lovecraft (j’ai cru comprendre qu’il ne le connaissait pas forcément plus que ça jusqu’alors) – et, en parallèle puis un peu après, il livre les cinq épisodes de « Ju-ga », une histoire originale cette fois, mais également dans une veine horrifique, qu’il cultivera prioritairement par la suite.

 

Mais ce sommaire n’est pas forcément si incongru ou a fortiori incohérent qu’on pourrait le croire : les quatre histoires, chacune à sa manière, traitent au moins pour partie des mêmes thèmes, obsédants, que sont la solitude, et les démons intérieurs ; et l’idée que l’art a à faire avec ces difficultés, et permettrait éventuellement de les exorciser, est également récurrente, « Ju-ga » en constituant la matérialisation la plus franche.

 

Dans l’absolu, c’est une approche plutôt intéressante. Seulement voilà : il s’agit bien d’un auteur qui apprend. Pas d’un génie qui brille d’emblée sur tous les plans. Au contraire, il se confronte à ses faiblesses. Et le résultat est plus ou moins convaincant – à vrai dire assez peu, voire plutôt pas, en ce qui me concerne… Essayons de voir pourquoi, en envisageant successivement les différents récits constituant ce recueil.

 

LE LABEUR DANS LA CAVE

 

Les trois adaptations, dans cette compilation, figurent dans l’ordre inverse de leur réalisation. Il me paraît plus intéressant, toutefois, de les envisager ici dans ce dernier. Et je commencerai donc avec les adaptations de Gorki et Tchekhov… sachant que je ne connais quasiment rien à la littérature russe (cela fait des années que je me dis qu’il faut que j’y remédie, mais ça ne s’est jamais fait), et, honte sur moi, je n’ai notamment jamais rien lu de ces deux immenses auteurs en particulier. Bouh...

 

Maxime Gorki, donc, avec « Vingt-six gars et une fille », qui paraît en revue en 2002. Chassez toute image parasite de Jean Dujardin (pardon, vraiment, pardon), on fait ici dans une ambiance glauque, avec un côté un peu surréaliste-bizarre (mais sans doute aussi engagé), qui m’évoque pas mal le contemporain Kafka (lui, je l’ai beaucoup pratiqué, par contre).

 

Des « prisonniers » préparent du pain comme sur une chaîne de montage, dans une cave tant qu’à faire. Chaque jour, une charmante jeune fille vient leur réclamer du pain – elle est littéralement leur rayon de soleil. Mais voici qu’un nouveau mitron (hiérarchiquement leur supérieur, au point où l’on croit tout d’abord passer d’une classe à l’autre, mais peut-être pas au point de passer des exploités aux exploiteurs ?), un ancien soldat (dit-il ?) fantasque et arrogant, parfaitement détestable, et si fier de ses innombrables conquêtes amoureuses, est mis au défi par les prisonniers de faire la démonstration de ses talents sur la jeune fille…

 

Des trois adaptations, celle-ci, qui est donc la plus ancienne... est à mon sens et de loin la plus réussie. Le dessin est travaillé, dans un style personnel qui ne manque pas de faire de l’effet – notamment, le labeur des prisonniers a quelque chose qui évoque une forme d’enfer concentrationnaire, à même de glacer le sang, et qui traduit en même temps l’ambiguïté de la condition des boulangers ; la jeune fille est effectivement rayonnante, le mitron parfaitement ridicule et insupportable.

 

La farine prend (pardon), et le récit fonctionne – je ne peux pas dire quoi que ce soit de la qualité ou de la fidélité de l’adaptation, mais, oui, c’est globalement une réussite, prise en tant que telle. Et, sans être un récit d’horreur à proprement parler, pas le moins du monde même, il en reprend certains codes, avec pertinence.

 

L’ARTISTE PARLE TROP (?)

 

Il n’en va pas de même pour la nouvelle d’Anton Tchekhov « La Maison à mezzanine » (2004), cette fois totalement détachée de l’horreur…

 

Nous y voyons une sorte d’amour impossible, où N., le séducteur/séduit, un peintre porté sur l’histrionisme et la provocation à peu de frais, s’aliène avec sa philosophie (ou peut-être plus exactement en jouant son rôle par réflexe) la sœur aînée de son aimée, tellement bonne, engagée, charitable qu’elle en devient également horripilante. Le narrateur ruine ainsi jusqu’à la simple possibilité d’approcher l’aimable et pure cadette, Missiou, et ne s'en relèvera jamais vraiment.

 

Cette nouvelle est semble-t-il très connue en Russie – sa dernière phrase y a intégré le langage courant, nous dit-on. Hélas, cette adaptation ne me paraît pas du tout fonctionner… et a suscité au mieux mon indifférence, plus probablement mon rejet.

 

Le dessin y a sa part, plus que conséquente – et c’est ennuyeux, au regard des principes de ce recueil : la proposition graphique n’est sans doute pas aussi « évidente » que pour la nouvelle de Gorki, mais, si l’usage du noir (récurrent, forcément) produit occasionnellement quelques réussites comparables, dans la figuration très abstraite des décors extérieurs, j’ai le sentiment que Tanabe Gou ne sait pas vraiment quoi faire de ses personnages – et il pèche notamment pour ce qui est de la caractérisation ; à vrai dire, je leur trouve à tous sans exception un air de batracien, et le « masque d’Innsmouth » n’est pourtant guère à sa place ici…

 

La narration pèche tout autant, notamment quand le peintre, qui est donc aussi le narrateur, expose ses idées provocantes : le texte envahit alors les cases, au point de réprimer le dessin – d’une certaine manière, c’est pertinent, puisque c’en devient aussi horripilant que ça l’est, probablement, aux oreilles de la sœur de Missiou qui entend ces fadaises, mais la tentative graphique rate pourtant son coup, en se montrant simplement fatigante et… moche.

 

Comme l’est globalement chaque page de cette adaptation, hélas. Le moment le plus faible de ce recueil à mes yeux. De loin.

 

LE MONSTRE EST À L’INTÉRIEUR

 

Et on en arrive à « The Outsider », de H.P. Lovecraft – un pas de plus vers l’horreur, donc, devenue par la suite le genre de prédilection de l’auteur (qui dit avoir été inhabituellement content de son travail à l’occasion de cette adaptation – un bref commentaire suit en effet chaque histoire de ce recueil, sur un ton morne qui colle comme un gant à ce que l'on entrevoit de l'auteur...).

 

« Je suis d’ailleurs », comme on la connaît de par chez nous, est une nouvelle très particulière dans la bibliographie de Lovecraft – une allégorie étouffante, particulièrement casse-gueule à adapter. Bizarrement, le défi représenté par cette histoire n’en a que davantage incité bien des auteurs à tenter de le faire… Je vous renvoie à l’article de Jérôme Dutel précité, et, pour ma part, c’est au moins (au moins...) la troisième adaptation BD que j’en lis, après celles de Horacio Lalia et d’Erik Kriek… qui ne m’avaient pas vraiment convaincu (sauf erreur, Alberto Breccia n’a pas adapté cette histoire dans son extraordinaire Les Mythes de Cthulhu ? C’est en tout cas un illustrateur d’un tout autre calibre…).

 

L’approche de Tanabe est probablement bien plus intéressante que ces deux versions – parce qu’il s’approprie davantage le texte, et il a raison. En fait, il se permet même de « tricher », en sortant de la seule « vue subjective » couramment associée à ce récit : nous voyons l’ « Outsider », nous ne voyons pas à travers ses yeux ; or cet « Outsider », représenté ainsi vu de l’extérieur, n’a rien de l’horrible créature que nous savons. De toute façon, cette version met à mal le fameux twist de la nouvelle (qui ne surprend plus personne depuis fort longtemps)… d’autant plus que ce volume lui réserve les honneurs de la couverture ! (Avec un sympathique effet de miroir, eh, forcément, qui ne transparaît pas dans l’illustration de cet article.) Ça n’est en rien un problème – en fait, cette « tricherie », que je ne devrais sans doute pas qualifier ainsi, est tout à fait intéressante, car elle rajoute une couche de sens au récit de l’ « Outsider », différent peut-être de ce que l’on trouve chez Lovecraft, mais qui fait probablement mouche, d’une autre manière, peut-être plus juste d’ailleurs, au regard des préoccupations du dessinateur (mais il serait également tentant de revenir en définitive à Lovecraft et à ce qui l'avait motivé à écrire cette nouvelle à part).

 

Cependant, je n’ai pas été véritablement convaincu, en dépit de ces choix dans l’absolu assez pertinents. Tanabe Gou dit avoir consacré beaucoup de temps au dessin de cette adaptation par ailleurs assez brève, mais il m’a plus ou moins emballé – l’usage du noir, bien plus marqué que dans les deux récits précédents, produit certes des moments oppressants, mais l’ensemble m’a plutôt indifféré, une fois de plus, et, pour le coup, la dose peut-être supplémentaire de codes du manga quand il s’agit de représenter le narrateur, pertinente dans le fond, m’a paru rater son coup dans la forme.

 

Cependant, le vrai problème dans cette adaptation, à mes yeux, réside dans la narration : d’une part, tout cela me paraît aller bien trop vite ; mais, surtout, ce rythme et au moins autant sinon plus le texte de la BD confèrent au récit un côté finalement très prosaïque, qui me parait louper le coche. La nouvelle de Lovecraft déploie un style ultra-chargé – qui peut très légitimement écœurer, mais qui est pourtant très à propos dans cette allégorie plus qu'appuyée, a fortiori quand elle tombe sous les yeux d’un ado porté sur le romantisme sombre, comme votre serviteur et sans doute un certain nombre d’autres : qui a découvert « Je suis d’ailleurs » dans ces conditions s’en souviendra probablement toute sa vie. La figuration du narrateur va pourtant dans ce sens – et si, dans le recueil, « The Outsider » précède « La Maison à mezzanine », en y revenant, notre goule dépressive a bien quelque chose du peintre N. Et c'est très juste. Mais le ton ne convient pas – il y manque l’emphase lovecraftienne ; on peut trouver le style du gentleman de Providence lourdaud, de manière générale, et c’est bien naturel, mais il a rarement été aussi à propos que dans ce texte précisément. Le prosaïsme de l’adaptation, à mon sens, en atténue considérablement l’effet. Avis qui n’engage que moi, et je ne sais pas si la traduction y a eu sa part.

 

En tout cas, quelles qu’en soient les raisons, cette adaptation m’a globalement laissé… oui, indifférent, une fois de plus. J’y reconnais de bonnes idées, il y a de belles cases, un beau noir envahit les pages, mais je trouve que ça ne fonctionne pas vraiment.

 

LE DESSIN COMME EXORCISME

 

« The Outsider » paraît en revue en avril 2004 – un mois seulement après « La Maison à mezzanine », et on a pourtant l’impression qu’il s’est passé bien plus de temps entre les deux, d'une approche passablement différente. Mais, dès février, Tanabe avait publié dans la même revue le premier épisode de « Ju-ga », une histoire originale cette fois, et quatre autres épisodes suivront durant cette même année et la suivante.

 

Dans ses thématiques, cette « fausse série » s’avère en fin de compte très proche des trois adaptations : le thème récurrent de la solitude y est très appuyé, mais aussi l’idée du dessin comme permettant d’exorciser ses démons intérieurs – ceux qui ruinent la vie aussi bien des « prisonniers » boulangers que du peintre N. et de l’ « Outsider ». Le recueil, finalement, est donc bien plus cohérent qu’il n’en donne tout d’abord l’impression.

 

Et ce même si l’histoire de « Ju-ga » semble tout d’abord prendre le contrepied de ce qui précède – ces histoires russes et américaine, même si leur encrage, pardon, ancrage dans la réalité est globalement assez limité (sauf éventuellement pour Tchekhov, et encore, mais les deux autres sont à ce stade hors-concours). Le cadre est cette fois bien défini, bien précisé, historique, et japonais : nous sommes durant l’ère Kyôhô (1716-1735, donc pendant l’époque d’Edo), une période difficile, où la famine, notamment, fait des ravages. Et nous suivons un moine itinérant du nom de Gibon Gensho, lequel pratique l’art du « ju-ga », soit une peinture magique qui capture les démons (littéralement : ils ne sont pas, ou pas seulement, de caractère allégorique), afin de libérer de leur emprise des individus qu’ils ont poussé au crime.

 

Un aspect intéressant du récit est d’ailleurs la compassion très poussée du moine, qui offre ainsi une échappatoire à des personnages ayant commis des atrocités : nulle envie pour lui de les sanctionner, de les sermonner, de les précipiter en enfer ou que sais-je – ce n’est pas son office et il n’est pas du genre à mettre en avant leur culpabilité ; ce sont les démons qui ont fait le mal… Je ne saurais dire quels sont les sutras que le bonze répète sans cesse en accomplissant sa mission, mais je suppose que cette manière de voir les choses doit beaucoup à certains courants de l'amidisme, qui offrent le salut à tous, même aux pires criminels.

 

Maintenant, ce postulat en tant que tel très intéressant… n’est pas forcément développé de la manière la plus adroite. Ces cinq « épisodes », très brefs par ailleurs, racontent en gros chaque fois la même histoire, et ne s’embarrassent d'ailleurs guère de texte. Clairement, le scénario n’est pas l’atout majeur de « Ju-ga »…

 

Non. C’est le dessin. Parce que, si le premier épisode de « Ju-ga » a été publié avant « La Maison à mezzanine » et « The Outsider », on a l’impression qu’il s’agit de tout autre chose, de bien plus tardif et mur – voire carrément d’un autre dessinateur. Et là, pour le coup, le dessin est vraiment brillant de bout en bout.

 

Du moins, sur le plan purement esthétique… Le trait de Tanabe est beaucoup plus personnel (s’agissait-il, en fin de compte, de se libérer de l’exercice de l’adaptation littéraire, qui avait des effets pervers ?), et les pages sont de toute beauté – incomparablement plus denses que dans les trois histoires qui précèdent, mais aussi plus nerveuses, avec un usage appuyé du noir et des hachures, dans une structure de mise en page plus complexe, qui produit des merveilles. Notamment dans les séquences les plus surréalistes, quand l’art de Gibon Gensho révèle les démons dans toute leur horreur, pour les emprisonner ensuite sur le papier. Cela peut faire penser aux déformations coutumières dans certaines BD de Itô Junji, comme Spirale (BD d'ailleurs passablement lovecraftienne en définitive, d'un auteur qui n'a jamais caché cette source d'inspiration), mais avec quelque chose de… eh bien, de plus « artiste ». Et c'est ainsi que, finalement, via ces visions d'horreur, on revient bel et bien à Lovecraft, ce qui ne coulait pas forcément de source. C’est dans ces pages, en fait, que j’ai vraiment retrouvé ce qui m’avait séduit dans l’interview d’Atom, et qui annonçait Kasane ou les adaptations de Lovecraft réalisées plus récemment.

 

C’est très beau, très fort… mais aussi passablement fouillis, pas des plus évident à suivre. Du coup, j’ai eu l’impression, au sortir de ce recueil… que l’exercice suggéré par l’éditeur de Tanabe Gou n’avait pas porté ses fruits ? C’est en se libérant des adaptations que l’auteur livre son style graphique le plus personnel et enthousiasmant. Mais, à ce stade, je crains qu’il ne sache pas plus qu’au début raconter une histoire… Tanabe Gou fait alors davantage l’effet d’un illustrateur, et non d’un auteur de BD – et c'est paradoxalement l'exercice de l'adaptation, puis sa mise à distance, qui le révèlent ; car illustrer un texte, et l'adapter en BD, sont en fin de compte deux exercices très différents.

 

LES LIMITES DE L’EXERCICE

 

Du coup, globalement, The Outsider ne m’a pas convaincu. « Vingt-six gars et une fille », la plus ancienne des BD ici rassemblées, me paraît en tant que telle la meilleure. « La Maison à mezzanine » est ratée, « The Outsider » se partage entre bonnes idées et autres beaucoup moins bonnes, pour un résultat en demi-teinte. Mais le dessin de Tanabe Gou ne brille véritablement que dans « Ju-ga »… alors même que cette « histoire » originale fait la démonstration de ce que l’auteur a alors toujours du mal à raconter quoi que ce soit.

 

Peut-être s’est-il amélioré depuis ? Les échos concernant Kasane ont l’air bon, notamment… Peut-être aussi l’auteur peut-il se montrer plus efficace en s’associant à un scénariste – ce qui a été le cas dans Mr Nobody, chose qu’il « révèle », à la grande surprise de l’intervieweur semble-t-il, dans le n° 4 d’Atom.

 

De fait, certaines très belles planches de « Ju-ga » ou de cette interview m’incitent à prolonger l’expérience, alors même que The Outsider s’est avéré une déception, c'est bien le mot… Et, bon, je ne vais pas vous mentir : je suis curieux de voir ce qu’il a fait de Lovecraft par la suite. Je reste curieux. C’est mon problème, hein… Je suppose qu’il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que j’y jette un œil en traduction française, puisque c’est semble-t-il prévu… La chair est faible, tout ça.

 

Mais The Outsider en tant que tel ? C’est un exercice – et qui ne me paraît décidément pas très concluant. Certainement pas dénué de qualités, mais (encore ?) affligé de bien trop de tares. Tant pis…

Voir les commentaires

Celle qui n'avait pas peur de Cthulhu, de Karim Berrouka

Publié le par Nébal

Celle qui n'avait pas peur de Cthulhu, de Karim Berrouka

BERROUKA (Karim), Celle qui n’avait pas peur de Cthulhu, Éditions ActuSF, coll. Les Trois Souhaits, 2018, 341 p.

Ma critique se trouve dans le Bifrost n° 91, pp. 158-159.

 

Elle sera en son temps mise en ligne sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici.

 

EDIT : la voici !

Voir les commentaires

Les Oiseaux de nuit, de Maurice Level

Publié le par Nébal

Les Oiseaux de nuit, de Maurice Level

LEVEL (Maurice), Les Oiseaux de nuit, préface de Philippe Gontier, édition établie et postfacée, avec une bibliographie, par Jean-Luc Buard, documents réunis par Philippe Gontier et Jean-Luc Buard, Cadillon, Le Visage Vert, [1913] 2017, 285 p.

Ma critique se trouve dans le Bifrost n° 91, pp. 154-155.

 

Elle sera en son temps mise en ligne sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici.

 

EDIT 26/10/2018 : la voici !

Voir les commentaires

Nouvelles de l'Anti-Monde, de George Langelaan

Publié le par Nébal

Nouvelles de l'Anti-Monde, de George Langelaan

LANGELAAN (George), Nouvelles de l’Anti-Monde, Talence, L’Arbre Vengeur, [1962] 2018, 407 p.

Ma critique se trouve dans le Bifrost n° 91, pp. 151-152.

 

Elle sera en son temps mise en ligne sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici.

 

EDIT : la voici !

 

Je me demande si, concernant ce titre, il n’y a pas eu un peu de ce dont je parlais pour Dans l’épouvante et Mandragore de Hanns Heinz Ewers : « lu au mauvais moment »… Mes excuses à nouveau. J’ai décidément galéré pour les chroniques de ce numéro de Bifrost, c'était une période compliquée…

Voir les commentaires

Dans l'épouvante, et Mandragore, de Hanns Heinz Ewers

Publié le par Nébal

Dans l'épouvante, et Mandragore, de Hanns Heinz Ewers

EWERS (Hanns Heinz), Dans l’épouvante : histoires extraordinaires, [Das Grauen. Seltsame Geshichten], traduit de l’allemand par Marc Henry et Féli Gautier, traductions revues et corrigées par Paul Dubauhisse, Toulouse – Paris, Ombres, coll. Petite Bibliothèque Ombres, [1908] 2017, 241 p.

Dans l'épouvante, et Mandragore, de Hanns Heinz Ewers

EWERS (Hanns Heinz), Mandragore : histoire d’un être mystérieux, [Alraune. Die Geschichte eines lebendens Wesens], traduction de l’allemand par Charlette Adriane et Marc Henry, Dina, Terre de Brume, coll. Terres Fantastiques, [1911] 2018, 292 p.

 

Ma critique de ces deux ouvrages se trouve dans le Bifrost n° 91, pp. 142-143.

 

Elle sera en son temps mise en ligne sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici.

 

Cependant, cette chronique passablement embarrassée appelle une remarque – et on n’a pas manqué de me le signaler, à plusieurs reprises. Mon avis assez mitigé, ma sensation d’ennui, doivent sans doute plus aux circonstances de ma lecture qu’aux qualités et aux défauts intrinsèques de ces deux ouvrages, que je sais « objectivement bons ». Une critique plus développée, à la manière de ce blog, m’aurait permis d’exprimer plus ouvertement ce que ce ressenti a de tristement subjectif, chose que je ne pouvais pas faire dans le cadre de Bifrost. De fait, je crois, ou même je sais, et c’est navrant, que je suis passé à côté de ces deux titres – parce que ce n’était pas le moment, parce que c'était un mauvais moment. Ça arrive… Mais toutes mes excuses, donc, pour ce papier sans doute bien trop poussif.

Voir les commentaires

Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée et Poséidonis, de Clark Ashton Smith

Publié le par Nébal

Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée et Poséidonis, de Clark Ashton Smith

SMITH (Clark Ashton), Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée & Poséidonis, [Hyperborea – Poseidonis], traduit de l’anglais (États-Unis) par Vincent Basset, préface de Scott Connors et postface de S.T. Joshi, traduites de l’anglais (États-Unis) par Alex Nikolavitch, note d’intention de Vincent Basset, couvertures de Zdzislaw Beksinski, illustrations intérieures de Santiago Caruso, illustrations des lettrines et cartes par Goulven Quentel, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, 2017, 251 p.

CIVILISATIONS ANTÉDILUVIENNES

 

Il est bien temps (un an plus tard ?!) de revenir à « l’intégrale » (qui n’en est donc pas une, même au seul registre de la fantasy) de Clark Ashton Smith publiée aux éditions Mnémos, avec ce deuxième volume issu du financement participatif et consacré, nous dit-on, aux Mondes premiers que seraient Hyperborée et Poséidonis, après un premier volume consacré aux Mondes derniers Zothique et Averoigne. Notez que le contexte de publication est cette fois un peu différent, car ce volume précisément, au-delà du seul financement participatif, a connu une commercialisation sous une forme « normale », ce qui avait été à l’époque le cas pour Zothique, mais pas pour Averoigne (mais c'est prévu, je crois). Mais c’est bien de l’édition issue du financement participatif dont je vais vous parler aujourd’hui – et, répétons-le, c’est un travail admirable, des livres absolument superbes, magnifiques objets au contenu pas moins magnifique, textes et illustrations en couleurs, et qui laissent augurer du meilleur pour la future édition des œuvres de Lovecraft financée pareillement par le même éditeur.

 

Mondes premiers, donc – même si cette appellation est peut-être là encore à débattre. L’Hyperborée et Poséidonis ont bien des traits communs, et tout d’abord, effectivement, celui d’être situés dans le passé de la Terre. Sur la base du mythe de l’Atlantide ou de ses déclinaisons, chères aux occultistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, il s’agit de mettre en scène des civilisations littéralement antédiluviennes, et qui avaient atteint un degré de perfection largement supérieur à celui des tristes nations du temps de l’auteur, fades et « réalistes »ce qui ne les a toutefois en rien prémuni contre l’entropie. Le thème du continent perdu, et plus précisément englouti, était alors incontournable : à l’Atlantide classique, déjà fort malmenée depuis la lointaine fable de Platon dans le Critias et le Timée, théosophes et autres charlatans prétendument illuminés ajoutaient Mu ou la Lémurie – et l’Hyperborée antique pouvait prendre de nouvelles couleurs au travers de ce traitement particulier. Les auteurs tels Smith, Lovecraft, ou, tant qu’on y est, Howard, en ont d’ailleurs beaucoup fait usage – consultant les traités les plus grotesques, certes pas pour adhérer à leurs thèses farfelues, mais pour y trouver un matériau de choix, tout indiqué dans leurs entreprises littéraires respectives. À vrai dire, l’idée de ces civilisations antédiluviennes est une caractéristique essentielle de l’œuvre de chacun des « Trois Mousquetaires » de Weird Tales, mais avec des connotations différentes chez les trois.

 

Chez Smith, cet appel des Mondes premiers débouche donc sur deux cycles, celui d’Hyperborée et celui de Poséidonis, rassemblés dans cet unique recueil. Le terme de « cycle » est à vrai dire peut-être un peu hardi, surtout dans le cas de Poséidonis, ensemble somme toute assez bref, mais l’Hyperborée a été davantage développée, même sans atteindre aux proportions de Zothique. Au-delà, les deux mondes ont leurs singularités.

 

L’Hyperborée est donc une ancienne civilisation sise là où se trouve aujourd’hui le Groenland, et bien au-delà, mais qui connaissait à l’origine un climat tropical – las, la bascule du monde et les glaciations ont progressivement rongé ce continent très développé, jusqu’à sa disparition totale ; sans véritable chronologie interne, les divers textes se rapportant à l’Hyperborée décrivent ainsi une apocalypse molle et lente, pas moins saisissante – mais il faut noter également que ces histoires semblent présenter des versions contradictoires quant aux causes de ce phénomène global, ou en tout cas de son reflet microscopique : l’abandon de la vieille capitale de Commoriom.

 

L’Hyperborée a une autre particularité notable, tout spécialement au regard des passions de votre serviteur : des univers créés par Clark Ashton Smith, c’est sans doute celui qui établit le plus de passerelles avec l’œuvre de H.P. Lovecraft, l’ami et correspondant. Mais il s’agit d’emprunts réciproques, comme en témoigne tout spécialement la nouvelle « Ubbo-Sathla », de longue date intégrée dans la version « canonique » des Légendes du Mythe de Cthulhu assemblée par August Derleth (et à vrai dire, elle ne se rattache que par la bande à l’Hyperborée ; j’avais déjà lu et relu, etc., cette nouvelle, du coup – mais c’est la seule dans ce cas, ici). Mais d’autres créations de Smith ont rencontré un écho plus particulièrement marqué à cet égard : la divinité Tsathoggua, notamment, ou encore le sorcier Eibon et son fameux livre ; et d’autres noms, outre celui d’Ubbo-Sathla, ont pu être croisés ici ou là, tels Abhoth, Atlach-Nacha ou peut-être Rlim Shaikorth. Le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, comme de juste, en a fait un abondant usage. Notons au passage qu’il y a peut-être aussi, via Lovecraft le cas échéant, des passerelles avec l’œuvre de Robert E. Howard – Smith met en scène des Hommes-Serpents qui font assurément penser à ceux qui hantent la Valusie, laquelle était d’ailleurs un autre exemple de ces continents perdus alors endémiques, faisant face à un plus célèbre, l’Atlantide, où était né le roi Kull

 

L’Atlantide ? On y revient, sans faux-semblants, avec Poséidonis : il s’agit d’une île très isolée, le dernier fragment de l’Atlantide, dont tout le reste avait alors disparu sous les flots. On retrouve ici l’idée d’une apocalypse lente, l’engloutissement inéluctable de Poséidonis offrant un miroir à la glaciation de l’Hyperborée. Ce qui m’amène d’ailleurs à envisager ces Mondes premiers comme des Mondes derniers – tout dépend bien sûr du point de référence, mais, à cet égard, ces deux cycles ne sont pas forcément si éloignés de celui de Zothique

 

Le cycle de Poséidonis est bien plus bref que les autres (et plus concentré aussi dans les dates de composition) – en outre, il est composé de textes souvent courts ; il n’a peut-être pas développé, du coup, une mythologie aussi fouillée que les autres (en y incluant Averoigne), mais il faut tout de même accorder une place particulière à un personnage hors du commun et très récurrent, le sorcier Malygris, qui évoque pour partie Eibon, mais peut-être plus encore les nécromanciens de Zothique...

 

Sur ces bases, Smith livre des textes assez divers, même si quelques grands ensembles peuvent être distingués. Les récits d’Hyperborée et de Poséidonis me paraissent moins baroques, globalement, que ceux de Zothique, mais cette dimension n’est certes pas absente de ce recueil – qui développe régulièrement une forme d’onirisme dunsanien très saisissante. On trouve par ailleurs régulièrement des sortes de « contes moraux », même dans un contexte qui exprime la décadence, notion certes pas inconnue de l’auteur – les criminels sont châtiés, l’hybris tout autant sinon plus. Mais, si certains textes se montrent douloureusement mélancoliques, d’autres, et plus nombreux en fait, ont un caractère bien plus léger, et enjoué, à la limite de la fantasy humoristique, même s’il s’agit souvent plutôt d’ironie noire ou de cruelle satire.

 

À ces divers degrés, on perçoit bien l'importance de Clark Ashton Smith dans l’histoire de la fantasy et peut-être plus encore du registre sword and sorcery : si l’auteur, en définitive, a sa place qui lui est propre – et sa plume magique y est pour beaucoup –, certains de ses textes, ici, résonnent plus particulièrement avec ceux de Robert E. Howard, même si sur un ton délibérément plus léger, et peuvent aussi annoncer, ici Fritz Leiber et le duo constitué par Fafhrd et le Souricier Gris dans le « cycle des Épées », là Jack Vance et son Cugel dans La Terre mourante (qui résonnait déjà forcément avec Zothique). C’est qu’elle est riche, cette œuvre de fantasy – et c’est peu dire !

 

Je vais tâcher maintenant de donner un aperçu des différents textes composant ces deux cycles, non pas dans l’ordre de leur présentation (qui est a priori l’ordre de leur composition, sauf le cas échéant pour les poèmes ?), mais en fonction de mon ressenti.

Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée et Poséidonis, de Clark Ashton Smith

LA PATRIE D’EIBON

 

Hyperborée comprend dix nouvelles, un poème et un fragment en prose. Je ne me sens pas de dire grand-chose de ces derniers, respectivement « La Muse d’Hyperborée » et « La Maison d’Haon-Dor », mais il faut cependant préciser que le fragment, pour ce qui en subsiste, se déroule dans l’Amérique du XXe siècle, et à vrai dire rien ne le rattache au cycle d’Hyperborée au-delà du nom « Haon-Dor » dans le titre (on a plusieurs occasions de croiser ce personnage dans les autres nouvelles),

 

J’ai envie de commencer par mes deux nouvelles préférées de ce cycle. Ma préférée, dans l’ensemble du recueil à vrai dire, est probablement « Les Sept Geasa » (ce terme vient de la mythologie celtique irlandaise, et désigne des sortes d’injonctions magiques irrépressibles), un récit qui tient de la fable cruellement ironique, et qui narre le sort guère enviable d’un bourgeois arrogant de Commoriom, promené de Charybde en Scylla, mais trop insignifiant pour retenir vraiment l’attention de ses bourreaux successivement désignés. C’est très drôle en même temps que très noir, très baroque aussi, avec un vrai défilé de figures mythiques souvent intégrées, dès lors ou plus tard, dans le canon du Mythe de Cthulhu, et c’est très futé par ailleurs – comme une illustration déviante et narquoise des obsessions « cosmiques » du gentleman de Providence ; un texte vraiment excellent !

 

Mais, s’il en était un qui devait rivaliser dans ce recueil, je crois que ce serait « L’Avènement du Ver Blanc » (sous-titré « Chapitre IX du Livre d’Eibon »), récit plus sombre, dans lequel un sorcier se retrouve contraint de suivre une sorte de Grand Ancien qui ravage le monde au fil des pérégrinations d’un immense iceberg, son antre mobile, La teneur froidement (…) apocalyptique du récit s’accorde merveilleusement bien avec les doutes et les angoisses du sorcier réduit malgré lui au rang de sbire puis de subsistance d’une incarnation de la destruction, amorale en tant que telle, mais qui ne manquera pas d’évoquer pour le lecteur quelque figuration du mal à l’état pur. Brillant, très inventif, saturé d’images fortes.

 

Deux autres nouvelles m’ont vraiment beaucoup plu, si je crois qu’elles se situent tout de même un cran en dessous. La première est « Le Testament d’Athammaus », qui narre, à la première personne, les véritables raisons de l’abandon de l’ancienne capitale de Commoriom – un bourreau nous fait le stupéfiant récit d’un condamné à mort qui ressuscite sans cesse, et revient toujours plus redoutable… Ce qui est merveilleux, dans cette histoire, c’est la parfaite alchimie entre un dispositif ouvertement grotesque, et qui pourrait en tant que tel être avant tout drôle, et la manière de conter ces étranges événements, qui leur confère la noirceur et l’effroi du plus terrible des cauchemars. C’est une nouvelle vraiment remarquable d’équilibre.

 

Autre réussite marquée, finalement, et dans un registre pas forcément si éloigné, d’ailleurs, « Le Démon de glace ». À la base, il s’agit d’une nouvelle de plus dans laquelle la cupidité des hommes est sanctionnée par des pouvoirs qui les dépassent, C’est un schéma que l’on retrouve souvent chez Smith (y compris dans le présent recueil, et « L’Histoire de Satampra Zeiros » en est sans doute l’illustration la plus éloquente, mais il y en a d’autres), et je dois dire que ce procédé, le plus souvent, ne m’enchante guère – il débouche un peu trop souvent sur des textes « faciles », sans véritable enjeu, et manquant d’âme. Ce n’est pourtant pas le cas dans cette nouvelle, et là encore parce qu’elle décrit en définitive un très oppressant cauchemar – bien plus que la plupart des autres nouvelles jouant de ce thème ; l’idée de cette grotte vampire, dans un environnement glacé qui devient en lui-même un monstre, est brillamment traitée, pour un résultat très efficace ; typiquement, un texte qui n'a l'air de rien au premier abord, mais s'avère en fait étonnamment riche.

 

Mais revenons à « L’Histoire de Satampra Zeiros », du coup – la première nouvelle du cycle. Très honnêtement, cette histoire n’a pas grand intérêt en tant que telle : des voleurs vont dans un temple de Tsathoggua et font les frais de leur cupidité… Comme d’hab’, quoi. Mf... Mais la nouvelle fonctionne – parce qu’elle est à la première personne, et que ce bouffon arrogant de Satampra Zeiros a du bagout, à défaut de sens moral (et ça aussi c'est tant mieux !). En cela, il se pose en référence du registre sword and sorcery au-delà de la seule badasserie howardienne, et il annonce vraiment le Souricier Gris ou Cugel ; c’est ce qui rend la nouvelle tout à fait charmante (bon, ce n'est peut-être pas le mot, vu la conclusion...).

 

Smith lui a concocté tardivement une « suite », qui est le dernier texte du cycle, « Le Vol des trente-neuf ceintures » : on y fait plus que jamais dans l’aventure sword and sorcery, assez réjouissante à vrai dire, dans un texte d’un ton très, très léger – et même un peu grivois, comme une parodie de certains récits de Conan voleur chez Robert E. Howard, dans un esprit qui évoque plus que jamais les libertinages de Fafhrd et du Souricier Gris, en même temps que Satampra Zeiros y vire plus que jamais au loser magnifique à la Cugel. Ces deux textes sont d’un niveau bien inférieur à ceux que j’ai cités jusqu’alors, mais ils sont assurément efficaces et divertissants.

 

Je citerais à peu près au même niveau deux autres nouvelles, bonnes en tant que telles, simplement moins bonnes à mes yeux que les premières citées, Et c’est ici que votre lovecraftophile serviteur situe « Ubbo-Sathla ». C’est clairement un très bon texte, mais tout de même d’un registre très particulier. À vrai dire, il fonctionne plus ou moins bien en tant que nouvelle – il m’a toujours fait l’effet d’une sorte de (long) poème en prose, genre qu’affectionnait l’auteur et dans lequel il brillait particulièrement. Le lexique, et quelques références çà et là, renvoient sans doute à l’Hyperborée, mais tout de même plutôt par la bande – et ce récit qui débute à Londres (sauf erreur) du temps de l’auteur vire assez vite au périple philosophique, dans le temps plutôt que dans l’espace. Il débouche sur une version smithienne du sentiment « cosmique » cher à Lovecraft – et je ne suis pas bien certain (oserais-je ?) que l’éminent S.T. Joshi ait forcément le dernier mot quand il remarque que cette odyssée demeure terrestre plutôt que véritablement cosmique. Quoi qu’il en soit, « Ubbo-Sathla » développe un dispositif en même temps philosophique et onirique qui, au-delà du seul lexique cthulien, et au-delà de l’horreur, offre une lecture parallèle des principes philosophiques lovecraftiens ; et c'est sacrément intéressant.

 

« La Porte vers Saturne » est une autre nouvelle tout à fait sympathique, mais dans un registre tout autre – et le fameux sorcier Eibon n’en sort pas exactement grandi ! Mais ce périple très fantasque sur la planète Saturne, pour fuir quelque inquisiteur qui s’avérait surtout un magicien jaloux… et qui passe dans l’autre monde avec son rival, ce périple, donc, est riche de moments grotesques (avec une légère touche grivoise là aussi), au travers d’un imaginaire débridé, onirique et même surréaliste. C’est très drôle, en même temps que très coloré.

 

Reste deux textes, qui ne sont pas à proprement parler mauvais, mais m’ont tout de même paru bien inférieurs – disons un peu médiocres. C’est tout d’abord le cas de « L’Infortune d’Avoosl Wuthoqquan », qui est un autre de ces « contes moraux » où la cupidité est sanctionnée. Mais l’usurier Avoosl Wuthoqquan n’a pas le charme du voleur Satampra Zeiros, et tout ceci est finalement assez convenu, même si assez drôle, jusqu’à la scène ultime davantage cauchemardesque (mais sans l’ampleur du « Démon de glace », par exemple).

 

Quant à « La Sibylle Blanche », texte plus « sérieux », plus mélancolique, plus « poétique » peut-être, je dois dire qu’il m’a laissé totalement… froid. Si j’ose dire. Même s’il s’agit probablement d’un moment clef dans l’évocation du cataclysme destiné à emporter l’Hyperborée, ou du moins divers autres textes l’avancent-ils, mais, on l’a vu, sans toujours beaucoup de certitude. Bon, je suis sans doute passé à côté, ça arrive... Mais quoi qu’il en soit, dans ce registre, j'ai tout de même le sentiment que Smith a fait bien mieux – et un des textes de Poséidonis en fera d’ailleurs très bientôt la démonstration.

Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée et Poséidonis, de Clark Ashton Smith

LE DERNIER HAVRE

 

Le cycle de Poséidonis, si c’est bien d’un cycle qu’il s’agit, est beaucoup moins développé que celui d’Hyperborée (sans même parler de Zothique). Il ne comprend que cinq nouvelles, généralement bien plus courtes au passage, et auxquelles il faut adjoindre trois poèmes, « L’Atlantide » au début, « Tolometh » à la fin, et aussi, en prose, « La Muse d’Atlantide » ; c’est probablement ce dernier qui m’a le plus séduit – je n’ose vraiment pas me prononcer pour les autres, et vais donc m’en tenir ici à l’évocation des cinq nouvelles.

 

Deux d’entre elles (la première et la dernière... comme pour Satampra Zeiros ?) accordent une place de choix à un même personnage, hors du commun, le sorcier Malygris – plus redoutable encore qu’Eibon, et davantage dans l’esprit des nécromanciens de Zothique (on le mentionne également dans les autres textes du cycle, mais en passant seulement). « La Dernière Incantation » en donne une image étrangement tragique – en lui imposant la plus douloureuse des épiphanies ; dans le registre mélancolique, c’est une vraie réussite, la plus brillante en tout cas dans le présent recueil.

 

« La Mort de Malygris » véhicule une tout autre atmosphère : c’est un récit de sword and sorcery, mais beaucoup plus sorcery que sword, où des magiciens inquiets s’interrogent sur la possibilité que le tyran Malyrgis soit en fait mort… et si ça se trouve depuis longtemps. Voilà un très saisissant cauchemar, plus subtil qu’il n’en a l’air, là encore – un très bon divertissement dans un registre qui lui est propre.

 

Les trois autres nouvelles du cycle sont moins bonnes, sans qu’aucune ne soit mauvaise à proprement parler – ni même médiocre, d’ailleurs. C’est ainsi le cas du « Voyage pour Sfanomoë » (c’est-à-dire Vénus dans la langue de Poséidonis), nouvelle très étrange, dans laquelle deux magiciens qui sont aussi deux frères, devant l’inéluctabilité de l’engloutissement de leur patrie, décident, plutôt que de chercher refuge ailleurs sur Terre (euh ?), de construire à eux seuls un vaisseau spatial qui les emmènera sur cette Sfanomoë dont ils ne savent rien, mais qu’ils supposent accueillante... Leur voyage de plusieurs décennies entre les deux planètes voisines, comme leurs découvertes sur Vénus, n’ont sans doute rien du mot « science » dans « science-fiction », mais ça n’est d’aucune espèce d’importance – à vrai dire, il y a un charme fantastique dans cette improbable odyssée interplanétaire, qui me paraît pouvoir rappeler Micromégas comme le Baron de Münchhausen, et de toute façon quantité de voyages philosophiques du XVIIIe siècle, avec une bonne place réservée à Swift, si ça se trouve.

 

« Un grand cru d’Atlantide » est une nouvelle très différente – davantage dans l’esprit de « Ubbo-Sathla » dans Hyperborée (ou du fragment « La Maison d’Haon-Dor », peut-être). Smith s’y amuse avec les récits de pirates, en mettant en scène un ex-flibustier invraisemblablement sobre, et qui justifie son abstinence par un étrange récit – de quand son équipage, parti enfouir son inévitable trésor, avait mis la main sur un vin antédiluvien… S’ensuivent les visions que vous imaginez, ou plutôt que vous n’imaginez pas, car Smith est un maître en matière d’onirisme déviant et ambigu. Belle ambiance, très appréciable, dans un récit dont on ne sait jamais totalement s’il penche plutôt du côté du rire ou du côté du cauchemar ; et c'est un compliment, en l'espèce.

 

Ne reste plus qu’une nouvelle, « L’Ombre double », certainement pas mauvaise en tant que telle, mais bien plus classique dans son dispositif – une nouvelle histoire d’hybris sanctionnée par l’inconnu. En l’espèce, un magicien, disciple de Malygris mais moins prudent et plus arrogant, invoque une chose qu’il ne comprend pas – et en fait les frais, avec son apprenti, qui est par ailleurs notre narrateur. Ceci étant, sur cette base très classique et pas des plus enthousiasmante en tant que telle, Smith démontre à nouveau qu’il est plus que compétent pour créer un beau cauchemar ; et il joue en l’espèce d’une très étrange créature, résolument non anthropomorphe, aussi indicible qu’une couleur tombée du ciel, et, trouvé-je à tort ou à raison, avec quelque chose de la traque implacable des Chiens de Tindalos, de Frank Belknap Long. En soi, ce texte est donc une réussite – simplement peut-être moins que les autres nouvelles du cycle ?

 

LES MERVEILLES D’UN LOINTAIN PASSÉ

 

Le fait est que ce deuxième volume est excellent – rien de mauvais, et même pas vraiment de médiocre. Rares, somme toute, sont les recueils de nouvelles qui peuvent en dire autant. Il faut vraiment remercier les éditions Mnémos pour cette très salutaire entreprise de réédition, et qui plus est sous une forme aussi attrayante. Ce n’est qu’ainsi que je découvre véritablement Clark Ashton Smith, et, bon sang, il était bien temps ! Smith était un auteur brillant, doté à la fois d’une très forte singularité, et d’une palette étonnamment variée. Hyperborée et Poséidonis constituent deux ensembles de très bons textes, et, si je ne crois pas pouvoir les hisser au niveau de Zothique, cycle qui m’avait vraiment collé une sacrée baffe, ils n’en restent pas moins très enthousiasmants, et quasi sans fautes. Un superbe double recueil, donc – à lire à tout prix, et à savourer comme un grand cru d’Atlantide, en compagnie d’un maître ès ivresse tel Satampra Zeiros...

Voir les commentaires

Dômu - Rêves d'enfants, de Katsuhiro Ôtomo

Publié le par Nébal

Dômu - Rêves d'enfants, de Katsuhiro Ôtomo

ÔTOMO Katsuhiro, Dômu – Rêves d’enfants, [Dômu 童夢], traduction [du japonais ? par] Anne-France Reycoquais, Genève, Les Humanoïdes Associés, coll. Styx, [1980-1981, 1983, 1991-1992, 1997] 2003, 238 p.

Akira, la BD et le film, a acquis et conservé une telle aura qu’il est parfois difficile de concevoir que son génial auteur, Ôtomo Katsuhiro, a pu faire d’autres choses très intéressantes avant comme après. En l’espèce, c’est l’avant qui va nous intéresser aujourd’hui – et même l’immédiatement avant, puisque, dans la bibliographie de l’auteur, Dômu précède de très peu Akira… et en contient déjà un certain nombre d’éléments : gamins bizarres aux pouvoirs psychiques et notamment télékinésiques incontrôlables, goût prononcé pour la destruction urbaine, subits et douloureux éclats de gore…

 

Cependant, Dômu demeure une œuvre à part entière, ce n’est certainement pas un vulgaire « brouillon » ; et c’est une BD qui, en son temps, a fait beaucoup parler d’elle et a remporté un très légitime succès aussi bien critique (avec une rare récompense pour la meilleure BD de science-fiction) que commercial – au Japon, mais aussi à l’étranger (en version anglaise, ce fut une des meilleures ventes de Dark Horse). De fait, ce manga n’annonce pas une « révolution Akira », mais constitue en fait une révolution en lui-même – qu’Akira prolongera avec une démesure qui lui sera propre, mais, déjà, avant cela, on perçoit bien, au Japon d’abord puis ailleurs également, que Dômu est une œuvre exceptionnelle et d’une originalité marquée, qui ne ressemble alors à aucune autre.

 

Il y a par ailleurs une différence de ton entre les deux BD, si elles sont toutes deux de science-fiction, et, si Akira mettra l’accent sur l'anticipation et le contexte apocalyptique ou post-apocalyptique, Dômu s’en tient à un cadre bien plus réduit, et ses codes sont plutôt ceux du policier, du thriller et de l’horreur – à vrai dire, au cours de cette relecture, c’est plus particulièrement ce dernier aspect qui m’a frappé, car l’ambiance de Dômu me semble annoncer, pour le coup, quelques traits classiques de la J-Horror qui commençait alors tout juste à se développer et connaîtrait son apogée une petite vingtaine d’années plus tard (ce cadre urbain, notamment, m’a rappelé l’excellent Dark Water de Nakata Hideo, et peut-être aussi le Kairo de Kurosawa Kiyoshi, entres autres j’imagine).

 

L’histoire est assez minimaliste – clairement, ce n’est pas l’atout majeur de cette BD, même si elle ne manque pas non plus d’intérêt en tant que telle. Le cadre de l’action est peu ou prou unique – un quartier résidentiel très récent, avec des barres d’immeubles démesurées ; pas forcément que des HLM pour autant, la population est relativement diversifiée, mais ce cadre urbain inexorable marque de son empreinte le quotidien de ses habitants, qui, au fond, n’ont guère l’occasion ou le besoin d’en sortir ; prétexte idéal pour une certaine critique sociale, on s'en doute, d'autant que c'est bien dans la manière de l'auteur.

 

Seulement voilà : cet îlot de béton est affecté par une série de morts suspectes – des suicides, en apparence, mais que l’on ne s’explique pas bien, et on s’explique encore moins leur nombre, qui dépasse largement le stade de « l’anomalie statistique ». Suffisamment pour que la police enquête… mais elle ne sait guère où chercher, et fait chou blanc. Un enquêteur comprend pourtant une chose essentielle – qui vient contredire la thèse des suicides : dans chaque cas, un objet très personnel a disparu…

 

Le lecteur ne patine pas autant que la police (pas vraiment de spoiler, donc…). En accompagnant les inspecteurs, il découvre la faune bigarrée du quartier, avec ses personnages gentiment ou moins gentiment excentriques – la mère traumatisée par la mort de son bébé, Yo-chan le colosse simplet qui colle un peu trop aux enfants, un spécimen d’alcoolique violent parmi tant d’autres… et Chô-san, un petit vieux qui vit tout seul (et c'est un nouveau point de critique sociale), sénile à l’évidence, le sourire aux lèvres en permanence. Or l’innocent vieillard a des pouvoirs psychiques – nous ne saurons pas d’où ils viennent, la BD ne s’embarrasse pas de ce genre d’explications. Ce qui importe, c'est qu'il use de ces pouvoirs pour manœuvrer ses voisins et les pousser à la mort, puis leur voler un objet anodin mais qui enrichit sa collection de babioles – sans doute ne se rend-il pas bien compte de ce que ses méfaits impliquent, pour lui ce ne sont probablement que des blagues agréablement puériles… Car Chô-san est bien retombé en enfance, littéralement ; mais il est un enfant puissant, et donc dangereux – extrêmement dangereux…

 

La police ne peut rien faire contre pareil phénomène, elle est totalement désarmée ; elle ne peut même pas le concevoir ! Pour arrêter le malicieux Chô-san, il faudra un autre enfant – un « véritable » enfant cette fois : la petite E-chan, qui vient tout juste d’emménager dans le quartier avec sa mère. E-chan aussi a des pouvoirs singuliers – et nous ne saurons pas davantage d’où ils viennent. Mais la petite fille identifie tout naturellement la menace constituée par Chô-san, et elle a beaucoup plus de sens moral que lui – et à vrai dire un œil assez sévère, quand elle ne joue pas gentiment avec ses copains (dont Yo-chan, finalement inoffensif), comme la petite fille qu’elle est malgré tout. Elle entreprend donc de lutter contre le vieillard retombé en enfance – de l’empêcher de faire davantage de mal. Mais le déchaînement de leurs pouvoirs réciproques entraînera une frénésie de destruction urbaine totalement incontrôlable… Le combat des dieux multiplie les victimes chez les humains – d’autant que ces dieux sont des enfants qui ne pèsent pas toujours très bien les conséquences de leurs actes, et, parfois, les mieux intentionnés peuvent s'avérer aussi redoutables que ceux, égoïstes, qu'ils visent à empêcher...

 

J’ai lu à plusieurs reprises – notamment, sauf erreur, dans Le Chrysanthème et le sabre, de Ruth Benedict, ouvrage à manipuler avec beaucoup de précautions, même s’il me semble que j’ai retrouvé ce genre de développements ailleurs (méfiance quand même, je vais peut-être rapporter des bêtises…) – que, dans la société japonaise traditionnelle, mais cela aurait laissé encore des traces aujourd’hui, on passe beaucoup de choses aux enfants, et notamment aux petits garçons, parce que l’on voit dans leur « innocence » quelque chose qui relève de la divinité, de la propre nature des kami ; l’école primaire commence à passer gentiment la bride, mais, avant le collège et surtout la frénésie aliénante des concours d’entrée dans les lycées puis les universités, l’enfant japonais bénéficierait ainsi d’une très grande liberté, qui aurait pour partie son explication dans ce ressenti spirituel, pour ne pas dire religieux. Mais ceci serait également vrai, à l’autre bout de la vie, après l’oppression de la vie active, pour les personnes âgées (traditionnellement, hein – là pour le coup c’est très probablement beaucoup moins vrai aujourd’hui, dans ce Japon vieillissant où le sort du troisième âge est tout sauf enviable, et est même parfois carrément tragique…) : l’idée de « retomber en enfance » serait prise au pied de la lettre, et la sénilité justifierait une nouvelle et ultime phase de liberté, et de bienveillance de la part des proches, le vieillard ayant en définitive retrouvé, même dans la folie, la nature des kami, celle qui était la sienne du temps des culottes courtes. Je ne sais pas le crédit qu’il faut accorder à ces développements, mais, en tout cas, ils me paraissent très éclairants au regard de ce qui se produit dans Dômu, et peut-être y a-t-il bien ici une clef d’interprétation ?

 

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas à ce niveau que brille véritablement Dômu. Le vrai point fort de la BD se situe dans son caractère cinématographique, qui se perçoit à deux niveaux : la narration et le dessin.

 

La narration est bien plus complexe – mais à bon droit – que ce que l’histoire laisserait supposer de prime abord. C’est comme si Ôtomo se promenait dans le quartier avec une caméra et un micro, captant çà et là des bribes de conversation, sans suivi, ou des images saisissantes, même si ancrées dans le quotidien d’un complexe résidentiel qui se voudrait au fond très banal. Pourtant, y bruissent les rumeurs – et les commérages. Le rapport entretenu par l’auteur avec son environnement produit un effet remarquable, notamment dans la première partie de la BD, comme une visite guidée et en même temps aléatoire du quartier, où l’on attrape au vol, et sans toujours bien s’en rendre compte, les éléments clefs de l’histoire. Les scènes impliquant directement la police – conférences de presse, réunions stratégiques, échanges privés – n’en produisent que davantage un fort contraste, qui, d’une certaine manière, appuie encore plus sur l’impuissance des représentants de la loi dans cette affaire qui les dépasse de la première à la dernière page. C’est très malin, très bien fait, et sans doute était-ce alors passablement original, si, depuis, on a pu connaître d’autres œuvres procédant de la sorte, éventuellement avec un égal brio.

 

Mais le point fort, celui qui saute à la gueule, c’est le dessin – qui est absolument parfait. Le style d’Ôtomo est reconnaissable entre mille, et qui a lu Akira ne sera pas le moins du monde dépaysé dans Dômu. Mais, à vrai dire, j’ai l’impression que cette BD incomparablement plus courte fait preuve d’une bien plus grande application, tout du long, avec une égale attention pour chaque séquence. Les personnages sont très bien caractérisés, tous aisément identifiables, et leurs émotions sont merveilleusement rendues – avec une mention spéciale pour E-chan, dont la colère comme les pleurs sont incroyablement authentiques ; mais, à vrai dire, le désespoir ultime du pathétique Chô-san n’en est pas moins poignant.

 

Et le décor, c’est encore autre chose – et de quoi se prendre de sacrées baffes. Ôtomo aime à mettre en scène des cadres urbains qu’il rend avec un souci du détail proprement maniaque. Dômu abonde en planches splendides qui en font l’éclatante démonstration, et nombre d’entre elles mériteraient qu’on s’y attarde pendant des heures. Mais Ôtomo, c’est notoire, aime aussi casser ses jouets : comme Akira bientôt, Steamboy plus tard, et peut-être d’autres œuvres encore, Dômu accorde une place conséquente à des fantasmes de destruction urbaine qui sont proprement bluffants.

 

Le résultat est de toute beauté – jusque dans l’horreur, parce que cela fournit alors un cadre de choix pour quelques éclats de gore bien sentis, pas le moins du monde du gore rigolard, mais du gore qui fait vraiment mal (avec notamment un des plus beaux écrasements de tête de toute l’histoire du gore).

 

Mais il faut ajouter à tout cela un sens du cadrage proprement cinématographique, et qui était sans doute alors d’une audace folle, même si c’est devenu plus commun aujourd’hui. Ôtomo aime les angles de vue incongrus mais jamais gratuits, et sa BD a quelque chose de la transposition sur papier de quelque film à l’esthétique très léchée, sans doute conçu par un réalisateur tout dédié à la composition des images, avec un goût prononcé pour la perspective et les figures géométriques – en Occident, mettons un Kubrick, au Japon peut-être un Kobayashi ou un Oshima ? Mais je dois dire que, là encore, Dômu m’a paru anticiper sur un certain nombre de films de J-Horror – et je cite à nouveau Dark Water et probablement Kairo.


Quoi qu’il en soit, les mots me manquent pour exprimer la force de la composition des planches, et l’incroyable souci du détail dont elles font toujours preuve. Un exemple valant sans doute mieux qu’un long discours, voyez par exemple cette page, vers la fin de la BD (mais elle ne spoile rien), qui m’avait sidéré à ma première lecture il y a une quinzaine d’années de cela, et continue de le faire aujourd’hui avec toujours autant de force… Oui, une de ces planches que je peux fixer pendant des plombes.

Dômu - Rêves d'enfants, de Katsuhiro Ôtomo

Dômu, non, n’est certainement pas un « brouillon » d’Akira – même si les liens entre les deux BD ne manquent pas. Non, c’est une œuvre à part entière – et même, disons-le, un chef-d’œuvre à part entière.

 

Magnifique relecture d’une BD parfaitement splendide.

Voir les commentaires

La Ballade de Black Tom, de Victor LaValle

Publié le par Nébal

La Ballade de Black Tom, de Victor LaValle

LAVALLE (Victor), La Ballade de Black Tom, [The Ballad of Black Tom], traduit de l’anglais (États-Unis) par Benoît Domis, couverture et conception graphique d’Aurélien Police, Saint Mammès, Le Bélial’, coll. Une heure-lumière, [2016] 2018, 143 p.

NO LIVES MATTER

 

L’impressionnante (et quelque peu effrayante, à vrai dire) vague de publications lovecraftiennes ou para-lovecraftiennes-truc de ces dernières années a pu emprunter bien des avatars, mais un sans doute attire plus particulièrement l’attention : la relecture critique de l’oeuvre du gentleman (eh ?) de Providence, à l’aune d’une Amérique (notamment) qui change, espérons-le, mais n’a en tout cas longtemps pas assez changé. De fait, l’accent mis sur les côtés les plus déplaisants du personnage – son racisme et son antisémitisme au premier chef, on parle aussi de sexisme et d’homophobie même si ces questions appellent peut-être des réponses davantage nuancées –, maintenant que sa biographie est plus assurée et que les silences gênés de certains de ses anciens éditeurs ne sont plus de mise, a assez logiquement débouché sur des textes, peut-on encore parler de pastiches, qui inscrivent/révèlent (peut-être avec des guillemets ?) dans le corpus lovecraftien même les hantises, les phobies, les haines, les absences de l’auteur, qui n’en manquait certes pas. Ceci avec plus ou moins de pertinence, et plus ou moins d’intérêt – car l’idée critique, aussi solidement étayée soit-elle par les faits les plus affligeants de la biographie ou de la bibliographie de Lovecraft, et pertinente à maints égard, ne suffit pas forcément à faire un bon récit, si elle peut suffire à faire un bon pamphlet.

 

Assez récemment, je vous avais ainsi causé de La Quête onirique de Vellitt Boe, de Kij Johnson, qui, à l’heure de #MeToo entre autres, féminisait (et diversifiait ?) une œuvre lovecraftienne cruellement lacunaire, et c'est peu dire, en matière de personnages féminins, en adoptant le prisme des Contrées du Rêve et en le dépouillant au passage d’une certaine immaturité fondamentale. Cependant, je n’avais pas été vraiment convaincu : un bon personnage et un propos juste n’avaient pas suffi à m’emballer, car j’avais bien trop le sentiment d’une autrice oubliant de raconter quelque chose derrière son message.

 

Le même éditeur, Le Bélial’, a récidivé plus récemment, mais dans le cadre de sa belle collection « Une heure-lumière » cette fois, avec La Ballade de Black Tom, novella de Victor LaValle (dont c'est le premier texte traduit en France, sauf erreur) bardée de prix, qui revisite la (mauvaise) nouvelle « Horreur à Red Hook » à l’heure entre autres du mouvement Black Lives Matter ; c’est un fait, le rêve de Martin Luther King ne s’est pas exactement réalisé, et il y a encore bien du boulot – je laisse Mr Ice-T vous expliquer tout cela, ici, , et encore ailleurs. Victor LaValle, auteur afro-américain, revient ainsi sur une nouvelle de Lovecraft notoirement raciste, en adoptant le point de vue des Noirs (mais pas seulement). En ce sens, la démarche me paraît assez proche de celle de Kij Johnson – mais, à mes yeux, le résultat est cette fois bien plus convaincant, et le livre, orné comme d’hab’ d’une belle couverture d’Aurélien Police (woop-woop !) (…) (pardon) (mais y a un lien) (si si) (voyez plus haut) (aheum), le livre disais-je est cette fois tout à fait recommandable et même bien plus que ça sans doute. Penchons-nous donc sur ce texte très intéressant, dédié « à H.P. Lovecraft, avec tous mes sentiments contradictoires ».

 

THE RACISM AT RED HOOK

 

Mais il nous faut donc partir de la nouvelle de Lovecraft « Horreur à Red Hook » – dont la (re)lecture est fortement recommandée avant ou pendant ou après la lecture de la novella de Victor LaValle : celle-ci n’est pas à proprement parler « incompréhensible » sans cela, mais, le jeu littéraire étant affiché sans la moindre ambiguïté, la méconnaissance du texte source risque de faire passer à côté d’un certain nombre de choses d’un intérêt non négligeable.

 

Écrite les 1er et 2 août 1925, « Horreur à Red Hook » est publiée dans le numéro de janvier 1927 de Weird Tales. Et c’est une période charnière pour Lovecraft – dont le mariage improbable avec Sonia Greene prend vite l’eau, tandis que son séjour à New York, de merveilleux, devient cauchemardesque, et tout cela n’est probablement pas pour rien dans le tournant que connaît parallèlement la production littéraire de Lovecraft, avec une nouvelle écrite un an seulement après « Horreur à Red Hook », mais autrement réussie : « L’Appel de Cthulhu », qui inaugure la phase la plus enthousiasmante du corpus lovecraftien. À l’époque, si je ne m’abuse (je crois qu’il y en a quelques exemples dans A Weird Writer in Our Midst), « Horreur à Red Hook » s’attire quelques louanges dans « The Eyrie », le courrier des lecteurs du fameux pulp, mais Lovecraft lui-même ne se faisait guère d’illusions sur ce texte, qu’il jugeait lui-même « pas très bon », et la critique ultérieure a été unanime à ce propos, et plus vigoureuse ; de fait, ce texte est atrocement mauvais…

 

Il a pourtant sa célébrité. On en a fait « la nouvelle la plus raciste de Lovecraft ». Elle est assurément raciste, horriblement raciste ; cependant, si cette réputation fait sens dans le cadre de la novella de Victor LaValle (qui n’a certes pas choisi son sujet au hasard), je ne suis pas certain qu’elle soit vraiment très pertinente dans l’absolu. Déjà parce qu’il y a un certain nombre d’autres textes lovecraftiens horriblement racistes – même sans se livrer à un absurde concours de « la nouvelle la plus raciste » (et encore, je m’en tiens ici à la fiction – la poésie et les essais et la correspondance, je vous raconte même pas) ; on peut citer par exemple « La Rue » (un pamphlet d’une stupidité abyssale), ou la (ridicule, à ce stade) révision « La Chevelure de Méduse » (même s’il semblerait que, pour cette dernière, les torts soient partagés avec la « commanditaire », Zealia Bishop) ; probablement aussi « Arthur Jermyn », un chouia moins mineur… mais aussi des textes bien plus connus, lus et relus et à bon droit car brillants, tels « Le Cauchemar d’Innsmouth »… ou, oui, « L’Appel de Cthulhu ».

 

En fait, j’ai le sentiment que cette approche (encore une fois, en dehors du cadre spécifique de la novella de Victor LaValle) peut avoir quelque chose d’assez pernicieux, lié peut-être à une forme de puritanisme très américaine, s’offusquant parfois de la façade sans chercher vraiment dans le fond. « Horreur à Red Hook » a gagné cette réputation de « nouvelle la plus raciste de Lovecraft » parce qu’elle est ouvertement, frontalement raciste – l’auteur en pleine crise, à mesure que son séjour new-yorkais se prolonge, s’y livre notamment à une navrante litanie des maux d’ordre quasi médical imputés au melting-pot du quartier de Red Hook (associé à Brooklyn où il vivait), dans une nouvelle outrée, explicite, débordant de peur et de haine pour ces immigrés clandestins qui suintent dans les rues, une menace pour les « Norvégiens aux yeux bleus » (putain, Howard-chou, quand même...), avec dans leurs valises leurs rites impies et sanglants d’une antique et blasphématoire sorcellerie.

 

Mais, à tout prendre, « L’Appel de Cthulhu » ne raconte pas forcément autre chose (et à vrai dire beaucoup d’autres textes d’autres auteurs de la même époque) – simplement, enfin, non, pas si simplement, justement, Lovecraft a cette fois maquillé son propos en narrant une histoire bien plus inventive, de portée philosophique plus saisissante et c’est peu dire, et bénéficiant d’une construction admirable, parfaite, l’ensemble constituant un vrai chef-d’œuvre. Mais si le racisme de « L’Appel de Cthulhu » est moins « visible » (même si le repérer ne demande pas exactement un effort considérable – dès la première page, c’est assez clair), il n’en est pas moins présent – et c’est bien pourquoi, dans le registre des relectures contemporaines, les idées de certains me navrent, qui s’affichent simplement désireux d’expurger cette nouvelle en particulier de tel ou tel mot qui fait tache à l’occasion (ce « mot en N... » qu’il ne faut plus prononcer aux États-Unis, même pour dénoncer le racisme) ; mes excuses, mais même en rayant tous les vilains mots de cette nouvelle, elle demeurera raciste – géniale, mais raciste. On peut refuser de la lire si l’on y tient, ne pas aimer voire détester Lovecraft en raison de son racisme est ma foi une raison tout à fait valable de ne pas l’aimer voire de le détester et ses écrits avec, mais, clairement, ce n’est pas un petit retouchage cosmétique qui en changera la portée.

 

Or la relation entre les deux nouvelles (rédigées avec seulement un an d’écart, donc) me paraît instructive. « Horreur à Red Hook », j’en suis persuadé, a quelque chose d’un brouillon de « L’Appel de Cthulhu ». Seulement, prise isolément, même en mettant à part la question du racisme (ce qui n’est certes pas évident), c’est une mauvaise, une très mauvaise nouvelle. Tout le contraire, pour le coup, de « L’Appel de Cthulhu ».

 

Victor LaValle n’a donc pas choisi son texte source au hasard : dans le contexte de la gestation de sa propre novella, la réputation de « Horreur à Red Hook » est une motivation plus que suffisante, et parfaitement pertinente. En outre, comme Alan Moore, par exemple, qui a su s’en inspirer avec talent dans Neonomicon puis Providence, Victor LaValle en dérive très intelligemment un texte tout à fait réussi, dans sa portée critique comme dans sa dimension narrative.

 

HARLEM, RED HOOK – MALONE, SUYDAM, BLACK TOM

 

Quelques mots, tout de même, de « l’histoire » dans « Horreur à Red Hook » ; ce qui ira assez vite, parce que la nouvelle pèche clairement sous cet angle, et Lovecraft lui-même en était semble-t-il très conscient. À vrai dire, au-delà des éructations racistes et xénophobes qui fondent le propos, le texte m’a toujours fait l’impression d’un auteur vraiment pas à l’aise avec ce qu’il écrit – le personnage même du « héros », Thomas F. Malone, un policier (ça va vraiment pas, Howie-chou ?!?), en est très vite une éclatante démonstration… Et Victor LaValle y a trouvé un élément très important de son propre récit (comme, dans un autre registre, Alan Moore dans Providence, qui y associe une dimension homo-érotique totalement absente de l’orignal, mais qui sonne parfaitement juste).

 

Ledit Thomas F. Malone, que l’on découvre en bien sale état au début de la nouvelle (comme souvent chez Lovecraft, le temps de la narration n’est pas celui des événements, et on commence en gros par la fin), a été amené à enquêter dans le quartier de Red Hook, un îlot de Brooklyn particulièrement cosmopolite (horreur glauque), sur les activités d’un certain Robert Suydam – un Blanc de bonne famille, et d’un bon quartier, que sa famille suppose être devenu fou, puisqu’il fricote avec des « Syriens » et compagnie. L’enquête amènera Malone à découvrir l’existence d’une sorte de culte souterrain en forme de conspiration globale de l’étranger toujours corrompu par une sorcellerie millénaire ; et ça se finira mal pour tout le monde.

 

Clairement, cette histoire est d’une pauvreté affligeante. Lovecraft voulait vitupérer contre les vilains étrangers (même en leur conférant un Blanc pour patron, faut pas déconner non plus), mais, en dehors de cette navrante note d’intention, son scénario est erratique et terne, avec des éléments surnaturels tristement convenus et sans âme – un mariage bizarre (dont Victor LaValle se débarrasse à bon droit), des souterrains glauques propices à l’immigration clandestine comme aux messes forcément noires, une résurrection chelou (un thème dont il était particulièrement friand)… Mais, au fond, tout cela ne va nulle part.

 

Victor LaValle, lui, va quelque part – et il sait où, et il sait comment y aller. Que « Horreur à Red Hook » soit une mauvaise nouvelle n’est au fond pas un problème pour lui, même si je n’irais pas jusqu’à prétendre que c’est un avantage pour autant. Son histoire est paradoxalement épurée en adoptant un champ plus large (même si le nom n’apparaît que tardivement dans la nouvelle, le culte de Robert Suydam est clairement associé au culte de Cthulhu dans La Ballade de Black Tom), car elle ne s’égare pas – il y a des trajectoires bien définies.

 

Cependant, pour qu’elles fassent sens, il lui faut deux choses : un cadre, et des personnages. Le cadre, et l’ambiance, font partie des éléments assurant la pertinence et la qualité de La Ballade de Black Tom. À vrai dire, ils sont probablement plus que cela, car ils constituent la première accroche de la novella : dès les premières pages, Victor LaValle accomplit un travail admirable. Harlem sonne juste (« sonne », oui, car la musique est omniprésente, blues très prégnant, jazz qui s'annonce), en sachant éviter le pittoresque pour toucher à quelque chose de bien plus fondamentalement humain – Red Hook aussi, si les quartiers des Blancs sont plus intimidants et secrets, quand nous les parcourons, un peu nerveux, en compagnie de Black Tom. Et tous ces personnages que nous croisons sont comme une revanche sur le texte de Lovecraft : ces immigrés basanés, ces Syriens, etc., qui n’étaient jamais autre chose que des menaces barbares chez Lovecraft, se révèlent pour ce qu’ils sont évidemment – des êtres humains. Lovecraft, dans une fameuse et navrante diatribe, reprochait à tous « ces gens-là » de « ne pas rêver ». Pouvait-il écrire pire sottise ? Bien sûr qu'ils rêvent, et Black Tom comme les autres ! Pour autant, en traitant de ce thème, Victor LaValle ne produit en rien un réquisitoire – ça n’en est tout simplement pas la peine.

 

La vie, chez ces personnages au fond de la scène, prend des connotations peut-être différentes quand on se penche sur les personnages principaux, mais sans rupture de ton pour autant. Les personnages, on le sait, ne sont pas exactement le fort de Lovecraft, et dans « Horreur à Red Hook », c’est particulièrement flagrant. Victor LaValle devait faire mieux, pour réussir son pari. Mais Suydam ? On peut se contenter de le laisser tel quel – d’une certaine manière, le vieux bonhomme n’en est que plus ridicule, sans que la novella ne vire le moins du monde à la parodie pour autant. Ceci, parce que Suydam est de toute façon un personnage finalement assez secondaire ici – ce qui compte, ce sont deux personnages qui sont amenés à interagir avec lui, et qui sont successivement nos personnages points de vue ; car la novella se scinde en deux parties, chronologiques – la première est centrée sur celui qui n’est pas encore Black Tom, mais simplement Charles Thomas Tester, apport de Victor LaValle, tandis que la seconde est centrée sur Thomas F. Malone.

 

Ce dernier est incomparablement mieux caractérisé dans la novella de Victor LaValle que dans la nouvelle de Lovecraft. Là où le gentleman de Providence s’empêtrait, avec son « policier mais rêveur » (parce que d'ascendance irlandaise...), LaValle a campé un personnage pas forcément détestable dans l’absolu, mais qui sidère de par son absence totale d’empathie ; il n’est pas véritablement maléfique, mais il semble dans l’impossibilité la plus totale d’envisager le monde au prisme des sentiments – c’est comme s’il n’en avait pas lui-même, et ne pouvait même pas comprendre que d’autres pourraient en avoir, eux ; dans la scène charnière de la novella, qui fait la transition entre les deux parties, cette dimension du personnage devient véritablement révoltante. Il ne s’agissait donc pas de faire de Thomas F. Malone un avatar raté de fantasme hard-boiled, mais au contraire d’accentuer sa dimension lovecraftienne – au point de se montrer plus lovecraftien que Lovecraft. Au fond, comme souvent sinon toujours, le racisme de Lovecraft tenait pour une bonne part à son ignorance ou en tout cas à sa méconnaissance du monde autour de lui – et cela vaut pour Malone ici, au regard de l'empathie ; même si lui n’est pas forcément raciste, ou pas au même degré – c’est qu’il n’est même pas en mesure de se poser la question du racisme ; son approche censément froide et objective, « scientifique » plus que « rêveuse », pour le coup, de ses enquêtes, dénonce en fait un homme incapable de voir le monde – ce qui est embêtant pour un policier, mais plus qu’utile eu égard au propos de cette novella. Et ces biais peuvent nous rappeler un certain écrivain qui mettait souvent de lui dans ses narrateurs – et nous en disait parfois plus long ainsi qu’il ne le supposait.

 

Mais, avant de nous intéresser plus spécialement à Thomas F. Malone, Victor LaValle introduit son récit par son « héros », celui qui ne pouvait tout simplement pas être envisagé comme tel dans la conception de Lovecraft/Malone : un Noir… Charles Thomas Tester, donc – un jeune homme, qui vit avec son vieux père Otis (il y a peu maman est morte) dans un appartement miteux de Harlem. Notre Tommy se balade avec une guitare, mais ne sait guère jouer que deux, trois chansons faciles, au grand dam de ses parents tous deux très imprégnés de musique ; et il ne chante pas très bien… Suffisamment toutefois pour récupérer quelques piécettes en s’installant à la lisière de Harlem – là où des Blancs peuvent passer ; bien sûr, s’installer dans un quartier blanc est parfaitement inenvisageable, il ne ferait que s’attirer la suspicion des badauds, et se ferait dégager par la police aussi vite qu’un… euh, qu’un Afro-américain d’aujourd’hui qui attend un pote dans un Starbucks, ou qui pique une sieste dans un coin du campus de Yale. Bon, ça n’est de toute façon pas une vie : au grand dam là encore d’Otis, Tom arrondit les fins de mois en se livrant à quelques petites filouteries de petit escroc, ou par exemple une mission de coursier pour un truc bizarre (un livre occulte à livrer à une vieille Blanche, ce qui permet à Victor LaValle d’intégrer « l’alphabet suprême » à son récit, en lui conférant une connotation ésotérique bienvenue) ; des trucs pas toujours très légaux, ou limite disons, mais rien de bien grave. Le bonhomme est médiocre, mais plutôt (très) sympathique.

 

Cependant, un jour (pas si beau), Tom se fait accoster par Robert Suydam, qui engage le « musicien » ; et, aussitôt après, il se fait questionner à propos de ce bref entretien par le flic Malone, froid, déconcertant, et son associé de circonstance, le détective Howard, qu’on devine bien vite être la (plus flagrante sinon principale) brute raciste de cette histoire. Tout cela tourne bien vite mal – et les projets occultes de Suydam, d’abord effrayants pour Tom, gagnent considérablement en intérêt après l’épreuve décisive…

 

 

Je SPOILE, attention…

 

 

l’épreuve décisive, donc, qu’est la mort de son père, abattu par Howard dans une scène qui a quelque chose de tristement quotidien et actuel : « Il avait une guitare dans les mains, j’ai cru que c’était un fusil alors je lui ai vidé deux chargeurs dans la carcasse, légitime défense, vous comprenez... » Oui, il faut croire que nous le comprenons, parce que ça se produit encore et toujours.

 

Et c’est ainsi que Charles Thomas Tester va devenir Black Tom – car, disons-le, il aura toutes les raisons de le faire

LA HAINE ET L’INDIFFÉRENCE

 

Cette séquence remarquable, très forte dans la novella, émouvante, poignante, tragique, révoltante, fait basculer le récit (on passe du point de vue de Tom à celui de Malone), mais en fournit en même temps une, sinon la, clef. Et c’est sans doute là, plus que dans la citation tardive (et superflue, mais j’y reviendrai) d’un certain Cthulhu, que Victor LaValle montre qu’il a bien travaillé son Lovecraft, au-delà de la seule nouvelle « Horreur à Red Hook », et que sa novella est d’une ambition marquée.

 

On le sait, et l’incipit de « L’Appel de Cthulhu » en est peut-être la plus éloquente des démonstrations chez Lovecraft lui-même (depuis, il faut y adjoindre les travaux de la critique lovecraftienne, et tout particulièrement d’un S.T. Joshi), l’horreur lovecraftienne « canonique » se veut « cosmique ». Un point revient souvent dans cette optique, comme une caractéristique essentielle de l’approche philosophique du monde chez Lovecraft, qui veut que le plus grand drame de l’humanité soit son insignifiance, et, corrélativement, l’indifférence du cosmos à son égard – les dieux, s’il s’agit de dieux (probablement pas), se moquent totalement de l’humanité, de ses désirs ou de ses angoisses ; et c’est cela qui est terrible : les hommes sont écrasés par l’immensité du temps comme de l’espace, mais, pire que tout, cet univers intimidant ne les honore même pas de son hostilité. L’appréhension de cette indifférence cosmique est généralement la goutte d’eau qui fait déborder le vase – le point de rupture qui amène les personnages lovecraftiens à basculer dans la folie.

 

C’est une conception fascinante – une idée très forte, et qui me parle. Dans une certaine perception Joshi-approved de la fiction lovecraftienne, c’est là que réside le cœur de l’œuvre, sa force, sa pertinence, et, largement, sa singularité. Dès lors, on a pu avancer qu’une fiction lovecraftienne (entendre par-là une fiction écrite par quelqu’un d’autre que Lovecraft, tout particulièrement aujourd’hui) ne saurait mériter véritablement ce titre qu’à la condition de mettre en scène cette même conception de l’horreur cosmique qu’est l’indifférentisme.

 

Victor LaValle ne joue pas ce jeu – il fait même tout le contraire, et texto. Et c’est très pertinent. La mort d’Otis éclaire un récit qui jusqu’alors se montrait bien plus allusif, mais contenait pourtant déjà cette révélation dès lors implacable. La plus grande horreur, pour un WASP de Providence désargenté mais fier de son érudition livresque, réside peut-être dans l’indifférence du cosmos à son encontre ; mais, pour un Afro-américain tel que Tom, cette notion toute philosophique est parfaitement absurde – l’indifférence serait une bénédiction pour lui, car le monde tout autour de ce personnage lui est farouchement hostile. Quelle chance ce serait, que de pouvoir se balader dans n’importe quel quartier de New York sans attirer spécialement les regards et se faire agresser par les petits flics blancs du coin en deux minutes montre en main ! L’indifférence ? Ce n’est pas l’indifférence qui a tué Otis – c’est l’hostilité, c’est la haine. La haine est plus salissante que l’indifférence – et elle appelle la haine. Peut-être les divinités étranges dont parle Suydam n’ont-elles aucune intention de « récompenser » leurs adorateurs secrets quand viendra pour elles le moment d’arpenter de nouveau la Terre – Tom n’est pas un imbécile, si Suydam en est probablement un. Qu’importe ? Elles peuvent devenir les outils d’une revanche, contre un monde qui a toujours été odieux et hostile.

 

La démonstration est implacable – l’effet redoutable ; et à même de susciter une remise en cause de tout ce que l’on croyait savoir et apprécier chez Lovecraft, ses épigones et ses critiques. Ce qui n’est pas rien.

 

Mais La Ballade de Black Tom n’est pas un pamphlet, c’est une novella ; Victor LaValle ne commet pas l’erreur de négliger son récit au seul profit de son message – pour autant, ce message n’est pas non plus un épiphénomène vaguement rattaché à une intrigue : Victor LaValle gagne sur les deux tableaux, et c’est ce qui, à mes yeux, fait de La Ballade de Black Tom une belle réussite, et une œuvre bien plus satisfaisante, incomparablement plus, que La Quête onirique de Vellitt Boe, sur des bases pourtant assez proches.

 

QUELQUES CLINS D’ŒIL TROP APPUYÉS

 

Pour autant, La Ballade de Black Tom n’est pas non plus un texte exempt de tous reproches. À vrai dire, sa première partie m’a bien plus convaincu que la seconde, même si on trouve des choses très intéressantes dans cette dernière, et si Victor LaValle opère la bascule de l’une à l’autre avec un certain métier. Reste que la dimension fantastique de la novella est (bien) moins convaincante que sa dimension philosophique et sociétale.

 

Par ailleurs, après avoir su éviter cet écueil sur la majeure partie de son texte, Victor LaValle commet vers la fin quelques « erreurs », à mes yeux du moins – mais, soyons franc, ce sont des points de détail, et qui témoignent peut-être plus de ma rigidité sur certains points que d’une éventuelle faute de goût chez l’auteur. Toujours est-il qu’après avoir construit son récit sur des références lovecraftiennes allusives, très perceptibles mais pas non plus outrées (on sait ce qui se cache derrière le « Roi Endormi » de Suydam, l’idée d’un « pharaon noir » coule de source, etc.), il m’a fait l’effet d’ouvrir les vannes dans les dernières pages – où Cthulhu, cette fois, l’inévitable Cthulhu, est nommément cité. Cela n’a absolument rien de dramatique, ceci dit.

 

Mais deux autres points, en gros dans les mêmes pages (pp, 131-132 très exactement pour ce dont je vais parler maintenant), sont davantage regrettables à mon sens. Déjà, révéler que l’abominable et brutal détective qu’est Mr Howard s’appelle en fait « Ervin Howard », ce qui n’a absolument aucun sens ; ensuite, ménager une saynète où intervient un couple, clairement Lovecraft et son épouse Sonia Greene, pas nommés mais c’est transparent (« un homme originaire de Rhode Island qui habitait Brooklyn avec sa femme »), à seule fin qu’il se fasse comiquement (...) « suggérer » par la police même de dégager de New York, où ils ne sont pas les bienvenus, et de retourner à Providence puisque c’est ça, na. On peut, j’imagine, arguer que c’est de bonne guerre, dans pareil contexte, mais j’ai trouvé ça simplement puéril. Et pas drôle – ça semblait devoir l’être. L’auteur se montrait pourtant bien plus subtil et pertinent jusqu’alors. Ces ultimes éléments produisent une rupture de ton que je trouve préjudiciable. Mais ce sont vraiment, vraiment des détails, infinitésimaux, et qui ne changent rien à mon appréciation globale de La Ballade de Black Tom.

 

GORGO MORMO/ZIG ZAG ZIG

 

Car, oui, il s’agit globalement d’une très bonne novella, pertinente dans le fond, habile dans la forme (il y aurait beaucoup de choses à dire en sus à ces deux égards), et dont le propos est bien servi par une ambiance admirable et des personnages plus profonds et subtils qu’ils n’en ont l’air. C’est une vraie bonne relecture critique de Lovecraft, qui ne se contente pas de dénoncer opportunément, mais le fait avec finesse et sans jamais oublier par ailleurs de raconter une bonne histoire. L’entreprise était très casse-gueule, mais le résultat m’a amplement convaincu. Très recommandable, que vous aimiez Lovecraft ou pas d’ailleurs.

Voir les commentaires

Gérard Abdaloff te parle d'Umezu Kazuo

Publié le par Nébal

Gérard Abdaloff te parle d'Umezu Kazuo

Parce qu’on lui a fait un pont d’or (forcément) et qu'on lui a promis un nouveau fauteuil (à roulettes) pour balbutier de la merde dans un micro, ce connard de Gérard Abdaloff a refait un saut à la Salle 101 (de sinistre mémoire).

 

Ses victimes ? Les (excellentes) BD d’Umezu Kazuo publiées au Lézard Noir, soit La Maison aux insectes, Le Vœu maudit, La Femme serpent, et plus particulièrement Je suis Shingo (tomes 1, 2 et 3).

 

C’est vraiment un enfoiré qui pue. Vous pouvez en juger par vous-mêmes en écoutant cette émission dégénérée ici. Plus précisément de 12,42 jusqu'à 30,40.

Voir les commentaires

<< < 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 > >>