Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Articles avec #horreur tag

Je suis Shingo, vol. 2, d'Umezu Kazuo

Publié le par Nébal

Je suis Shingo, vol. 2, d'Umezu Kazuo

UMEZU Kazuo, Je suis Shingo, vol. 2, [Watashi wa Shingo わたしは真悟,], traduit du japonais par Miyako Slocombe, Poitiers, Le Lézard Noir, [1982-1983, 2009] 2017, 422 p.

L’AMOUR AU PAYS DES ROBOTS

 

Je suis Shingo, deuxième ! L’occasion de retrouver, toujours aux éditions du Lézard Noir, l’excellent autant qu’excentrique Umezz, ses rayures blanches et rouges… et ses histoires enfantines très bizarres.

 

Pas avec le plus facile des titres à intégrer et commenter… Chose que le premier tome de Je suis Shingo m’avait déjà amplement démontré – il m’avait fallu prendre un peu de temps pour mûrir la chose, observer une certaine distance nécessaire. Au final, j’avais trouvé ça très bon – mais sur le moment j’avais surtout trouvé ça très déstabilisant.

 

Un effet qui s’est reproduit avec ce tome 2… mais pour de tout autres raisons ! Déjà, causant du tome 1, j’avais relevé qu’il y avait régulièrement des ruptures de ton (délibérées, réfléchies) qui pouvaient secouer le lecteur – et ces ruptures pouvaient être aussi bien graphiques que narratives. Globalement, ce tome 2 est bien plus sage que le premier pour ce qui est du dessin (ce qui est un peu décevant, pour le coup, j’y reviendrai plus loin), mais, au plan du récit, il produit des sensations très… bizarres… Ceci alors même que la trame est beaucoup plus « unie », et à vrai dire linéaire, dans ce tome 2 que dans le tome 1. Mais, surtout, je ne sais toujours pas si, de la sorte, le tome 2 approfondit le premier… ou en prend radicalement le contrepied ! Et peut-être fait-il les deux à la fois…

 

Mais bon, nous sommes en présence d’une série, hein – et sauf erreur il y a encore quatre tomes derrière (à paraître). Le commentaire de ce tome 2 sera donc « en l’état », et l’avenir aura bien des opportunités de me contredire de bout en bout. Comme d'hab', quoi.

 

Problème : pour en causer, je vais devoir SPOILER un peu, désolé. Pas mal, même... À bon entendeur (aheum)…

 

JE SUIS SHINJÛ ?

 

Le robot (industriel ?) Monroe occupe une place beaucoup plus secondaire dans ce tome-ci que dans le précédent. Il faut dire que nos gamins de héros, Satoru et Marine, qui ont entrepris, plus ou moins consciemment (car leur naïveté d’enfants est leur plus grand atout... et leur pire ennemi) d’éveiller la machine, se voient ici restreindre considérablement la possibilité d’y accéder.

 

Et c’est bien ce couple qui occupe le devant de la scène – un couple, oui, car nous parlons d’une histoire d’amour… même si elle figure des enfants ayant 10 à 12 ans. En fait, au-delà de leurs programmes visant à apprendre à Monroe à les reconnaître et à tenir une discussion, c’est aussi ou d’abord la candeur de leur amour qui a autorisé l’humanisation de la machine. Mais l’affaire prendra ici une tournure inattendue, quand les deux enfants désespérés vont chercher assistance et conseil auprès de leur ami artificiel…

 

C’est qu’ils ont grand-besoin d’aide. L’amour des deux enfants faisait déjà se lever quelques sourcils dans le premier tome (pensez à la jalousie possessive de la petite Shizuka), mais il n’avait pas encore exprimé tout son potentiel. Ce tome 2 parcourt une distance énorme à cet égard, quand les événements se précipitent : le père diplomate de Marine a un nouveau poste, qui implique de partir à l’étranger ; Marine suivant comme de juste ses parents, elle ne verra plus jamais Satoru…

 

Mais la passion des enfants est telle qu’elle débouche sur une fugue commune… et très étrangement poussée ! Les deux enfants ne cessent de proclamer leur amour, et cela va même bien plus loin : parce que c’est ce que font les amoureux, ils comptent bien avoir un enfant ! Le problème (pour eux – pour le lecteur, j’y reviendrai dans la section suivante), c’est que leurs connaissances en la matière s’arrêtent là.

 

« Dis, Papa, comment on fait les bébés ? » Sauf que non : l’ambiance est telle, ici, que la référence à une fameuse pub et à un non moins fameux détournement, ne suffisent pas à désamorcer tout ce que la situation a, au fond, de tragique. Pardon, du coup, c'était un peu gratuit, ça...

 

Car Marine et Satoru demandent – ultime recours, ultime échange – à Monroe de les éclairer sur ce point… et la machine leur donne une réponse cryptique et absurde. Potentiellement fatale, aussi – car les enfants en concluent que, pour faire eux-mêmes un enfant… il leur faut monter tout au sommet de la Tour de Tôkyô, et sauter dans le vide !

 

La fuite désespérée de Marine et Satoru – pourtant empreinte de ce candide espoir enfantin, mais qui ne trompe peut-être pas totalement les principaux intéressés – s’apparente ainsi à l’itinéraire accompli classiquement par les participants au double suicide amoureux, comme dans les Tragédies bourgeoises de Chikamatsu.

 

Je suis Shinjû, quoi.

 

 

Pardon.

 

Parce que, non, l’humour n’a pas vraiment sa place ici. Même quand il est bien meilleur, et y a pas de mal. Non, vraiment pas.

 

Pardon.

 

UN THRILLER (?) DÉSESPÉRÉ ET… GLAUQUE

 

Le rythme de ce tome 2, du coup, n’a pas grand-chose à voir avec le tome 1. Les digressions ne sont guère de mise, l’intrigue est plus resserrée – certains chapitres ne correspondant qu’à quelques minutes de « temps réel ». Les errances paniquées des enfants au milieu d’adultes d’abord tous détestables, ensuite souvent touchants de par leurs angoisses, impliquent une action plus soutenue ; mais ça n’en est que plus vrai par la suite, quand les amoureux tragiques se lancent dans l’ascension de la Tour de Tôkyô, avec ses 333 mètres, qui occupe plusieurs chapitres – qu’on ne s’y méprenne pas, je ne veux pas dire par-là que c’est « trop long », « interminable » ou ce genre de choses : au regard du propos et de la manière de le narrer, c’est tout à fait approprié.

 

Reste que la série adopte ici une tournure relevant davantage du thriller que de la (légère) science-fiction teintée de romance, ou l’inverse, du premier tome, quand bien même déjà sacrément bizarroïde, et parfois épicé de moments absurdes et à la limite du malsain (re-Shizuka ?). Cette fois, on court, et tout le temps, mais pas au nom de l’épuisante hystérie enfantine de Satoru dans les tout premiers épisodes : on court, désespérément, vers un but précis, et, en même temps, parce qu’on est poursuivi ; on grimpe, malgré la douleur, malgré la fatigue ; on pleure, mais sans pouvoir s’arrêter pour essuyer ses larmes – pas le temps, il faut avancer vers l’issue fatale.

 

La voie du thriller est aussi l’occasion de ramener dans la série cette peur que l’on peut être tenté d’associer intimement à Umezu Kazuo, tant le mangaka s’est imposé comme le maître du manga d’horreur. Ces moments malsains dont je viens de parler exceptés, le premier tome de Je suis Shingo tranchait sur les précédentes publications françaises de l’auteur, au Lézard Noir ou, je suppose, ailleurs également (avec L’École emportée). Ici, la peur revient de manière plus franche – d’abord sous cet angle de thriller, de l’angoisse étouffante affectant les deux enfants, mais tout autant leurs parents aux abois… Cependant, à la fin du tome, on reviendra à l’imaginaire, et plus précisément à la science-fiction, sous cet angle également, ce qui m'a surpris.

 

Mais, ceci, plus tard. En l’état, nous avons donc quelque chose qui ressemble un peu, au moins, à un thriller, mais qui touche surtout par sa dimension profondément désespérée. La BD tourne énormément autour de la thématique de la conscience – qu’elle soit associée au robot Monroe, ou à la découverte du sentiment amoureux chez les deux pré-adolescents, dans le premier tome. Ici, la question revient concernant notre couple enfantin, mais se teinte de couleurs plus noires – car, leur amour étant affiché désormais comme une certitude irréfutable, même en l’absence de tout critère de définition, se pose maintenant à eux la question de ce qu’ils vont en faire. Or nous savons, ou nous le craignons, du moins, que les deux enfants courent à leur propre mort ! Mais en sont-ils si inconscients ? Ce n’est vraiment pas dit. Ils pleurent sans cesse, tout au long de l’épreuve – cela n’entame en rien leur résolution, mais, si leur naïveté demeure, en façade du moins, ils n’ont rien d’un jeune couple avec tout l’avenir devant lui, et qui voit proverbialement la vie en rose : Umezz fait dans les aplats de noir. Derrière la conception de l’enfant, c’est bien, au mieux la séparation, plus probablement la mort, qui se profile. Capulet et Montaigu sur la voie du shinjû

 

Mais justement : il y a, derrière eux, des Capulet et des Montaigu – les parents des deux enfants amoureux… mais aussi les autres adultes, employeurs mesquins et policiers désarmés. Marine et Satoru se posent en enfants qui ne veulent surtout pas devenir ce genre d’adultes – l’amour, la conception d’un enfant, qu’ils associent pourtant, et nous avec, à l’âge adulte, ne sont pas supposées, pour eux, avoir ce genre de conséquences ; indice supplémentaire de ce que cet amour ne peut qu’être fatal. Dès lors, les adultes pouvaient d’abord être envisagés comme un tout indifférencié, et systématiquement détestable. Ce nouveau tome joue initialement de cette carte, comme le premier : le père de Satoru est un minable paresseux porté sur la bouteille, sa mère un dragon ; celle de Marine est une bourgeoise imbue de son rang ; les propriétaires de l’usine, enfin, sont avares et cruellement égoïstes…

 

La situation de ces derniers ne s’arrange guère – elle s’aggrave, même, en fait : la femme est le personnage parfaitement haïssable du tome 2. Mais les autres ? Ils révèlent, dans leurs angoisses si poignantes, leur désespoir de parents, face aux actes incompréhensibles de leurs enfants – qu’ils aiment bien plus qu’ils n’en donnaient l’impression, faut-il croire. Le désespoir des parents s’ajoute donc à celui des enfants, et l’ensemble donne une BD où l’on pleure beaucoup, où l’on souffre énormément. Pas spécialement une critique, là encore – tout au plus un constat. Globalement, à vrai dire, ça ne manque pas de faire son effet : ce deuxième tome s’avère régulièrement poignant.

 

Mais il y a autre chose… Tout ceci m’a paru bien glauque, tout de même. L’amour de Marine et Satoru, leur désir de faire un enfant, désamorcent par leur fausse candeur, leur authentique passion amoureuse et le terrible désespoir sous-jacent, toute tentative de détourner le propos du côté de l’humour (sans même parler de la grivoiserie). Par ailleurs, cela n’a rien de « touchant », au sens où on l’entend quand un adulte se penche sur telle ou telle amourette enfantine voire adolescente avec une vague condescendance amusée et nostalgique devant tant d’innocence – ça n’a absolument rien de « mignon », autrement dit. C’est terrible, c’est tragique – la confusion et l’ignorance des enfants n’y changent rien, bien au contraire, en fait.

 

Mais c’est donc aussi un peu glauque, oui – dans l’optique de cet étrange renversement, déjà sensible dans le tome 1 (mais qui adopte de tout autres dimensions, du coup, dans ce tome 2), voulant que Satoru, d’abord bien trop tardivement puéril, acquière en fait du monde et des relations humaines une perception inaccessible encore aux autres enfants autour de lui, qui jouent, eux, aux « grands », mais ne le seront pas encore dans les faits avant quelques années.

 

Le résultat est… très étrange. Et tout cet amour s’accompagne bien d’un certain malaise, que je peine à expliquer – à vous comme à moi, d’ailleurs. Ce tome 2 étant essentiellement focalisé sur cette trame, approfondie avec une intense méticulosité, le résultat global est… oui, disons « déstabilisant », pour employer un terme neutre. Comme le premier tome, et parfois dans sa continuité, mais avec aussi quelque chose de parfaitement inattendu – ce qui, en tant que tel, devrait presque toujours constituer un atout, mais se mêle pourtant ici d’un certain goût amer en bouche…

LA MENACE ROBOTIQUE, FINALEMENT ?

 

Monroe apparaît donc beaucoup moins dans ce tome 2 que dans le précédent – noter, d’ailleurs, que les chapitres ne s’ouvrent cette fois que très exceptionnellement sur un monologue rétrospectif de la machine, ce qui a aussi ses implications au plan du graphisme. Le robot n’en a pas moins un rôle crucial à jouer – il a même, si j’ose dire…

 

Un rôle moteur.

 

Aha.

 

Plus sérieusement, ce qui m’a frappé, c’est combien les connotations associées au robot ont évolué entre les deux tomes (en sachant bien, oui, que la prépublication en magazine ne générait probablement pas le même ressenti). Umezz semblait vouloir aller à contre-courant (mais peut-être seulement de nos représentations occidentales ? On a après tout beaucoup glosé sur la représentation japonaise du robot amical via la figure populaire de l'Astroboy de Tezuka Osamu), en cassant l’image très prégnante du robot « menaçant » ; une image encore promise à un bel avenir – l’année suivant la parution des épisodes ici compilés, le Terminator de James Cameron en rajouterait une bonne couche. Or le mangaka, maître de l’horreur ou pas, avait usé de sa machine comme d’un prétexte à l’amour – vous vous rappelez, hein ? « A.I. », pour « Artificial Intelligence », qu’il faudrait plutôt lire « ai », « amour »… On n’en est plus tout à fait là, maintenant – si la raison de la réponse cryptique de Monroe, portant en elle la mort de ses « vrais » géniteurs enfantins, reste encore à éclaircir : Monroe semble lui aussi… être devenu une menace.

 

À vrai dire, un aspect au moins de cette menace avait été esquissé dans le premier tome – un aspect, pour le coup, totalement indépendant de la volonté de la machine consciente. En cette aube des années 1980, le robot, pour les ouvriers japonais, représente d’abord et avant tout le risque de suppressions massives d’emplois. Ce n’est alors pas encore la crise, là-bas, et la Bulle se porte bien, merci pour elle, mais le danger n’en est pas moins là… Dans le premier tome, la direction de l’usine avait commencé à tirer les leçons de la substitution du capital au travail : l'acquisition de Monroe justifiait de se « séparer » de certains employés, d’abord et avant tout les moins qualifiés. Mais, cette fois, c’est tout le personnel de l’usine qui y passe ! Ne reste plus, dans le bâtiment toujours très actif en dépit de ses couloirs déserts, que le couple des propriétaires – des gens parfaitement haïssables, Madame plus encore (ou plus ouvertement) que Monsieur.

 

Du coup, le père de Satoru en fait les frais comme les autres, et il est licencié – ce qui rend la menace constituée par Monroe sous cet angle autrement palpable pour le lecteur, qui, jusqu’alors, n’avait guère pu y associer que des anonymes ou peu s’en faut (il y avait au moins un cas à part, d’autant plus révélateur, d’ingénieur ayant fini sous les ponts…). En découlent des scènes de ménage cruelles, dans une ambiance familiale délétère – sans doute une raison de plus, pour Satoru, d’emprunter la voie de la fugue, même (voire surtout) fatale.

 

Je ne crois vraiment pas qu’Umezu Kazuo, ici, verse dans le luddisme sous ses avatars contemporains plus ou moins consciemment réactionnaires. Mais il figure avec intelligence et justesse les conséquences sociales du progrès technique, c’est certain, livrant du coup un tableau du Japon des années 1980 où la noirceur et le drame percent sous les protestations de réussite économique, la sacro-sainte croissance qui absorbe et justifie tout.

 

Mais, plus loin dans ce volume 2, Monroe constitue une menace d’un autre ordre, bien plus concrète – et ceci, même en laissant pour l’heure de côté son rôle exact dans le shinjû de Marine et Satoru, à déterminer. Là encore, quelques passages du premier tome pouvaient éventuellement l’annoncer, à ceci près que le ton global semblait rendre inopérante cette dimension du robot… Mais plus d’ambiguïté, cette fois : dans le dernier épisode de ce tome, Monroe tue des humains. Des innocents.

 

Où est donc passé le « robot de l’amour » ? Monroe serait-il lui aussi un ancêtre à très court terme de Terminator ? Sa violence est-elle une conséquence nécessaire de son éveil à la conscience ? Je ne sais qu’en penser pour l’heure – il me faudra lire la suite avant d’oser ne serait-ce qu'envisager de m’engager davantage sur ce point…

 

DÉLIRE D’INGÉNIEUR (SINON D’INFORMATICIEN)

 

Et le dessin ? Bilan partagé – comme toujours avec Umezu Kazuo, peut-être. Car son dessin « normal » me parle plus ou moins. Décors et mise en page sont irréprochables et même plus que ça, mais j’ai davantage de mal avec les personnages et leur bouche systématiquement ouverte sur un grand cri, de colère, de peur, d’incompréhension, qu’importe – leurs formes rondes, enfin, héritées de temps peut-être plus archaïques du manga, et que leur persistance à l’aube des années 1980 rend éventuellement un brin anachroniques. Ce qui contribue, ici, à « sauver » les personnages (le terme est sans doute un peu fort…), c’est leur douleur, ce sont leurs larmes : le dessin adopte à cet égard quelque chose d’expressionniste qui se montre assurément efficace.

 

Mais, comme toujours, le dessin d’Umezu Kazuo brille bien davantage dans d’autres circonstances, quand il se lâche pour produire des choses plus étranges. Ainsi, bien sûr, de ces têtes de chapitre fort chelou, qui n’ont a priori, pas plus que dans le premier volume, de vrai lien avec ce qui se produit dans l’épisode qui suit immédiatement, mais qui constituent autant de saynètes muettes et atemporelles sur lesquelles plane comme une vague menace absurde, et qui, pour le coup, devrait davantage aux codes du fantastique (éventuellement psychologique) que de la science-fiction – on est dans le registre apocalyptique, régulièrement, mais ces connotations persistent à mes yeux. C’est toujours très réussi, en tout cas.

 

Mais d’autres de ces passages où le dessin d’Umezz brille s’inscrivent plus frontalement dans la narration. Dans le premier tome, ce qui m’avait vraiment bluffé, c’était ces expériences remarquablement inventives où le mangaka « pixelisait » ses images, ou les transformait en schémas de circuits imprimés, ce genre de choses – qu’il s’agisse de voir le monde avec les yeux de Monroe, ou de suggérer une « contamination » du monde par ce genre de perceptions informatiques. On en a toujours quelques beaux exemples dans ce tome 2, mais ils sont incomparablement plus rares – d’où une certaine déception, à titre personnel.

 

Ce qui demeure, dans un registre moins fantasque et moins bluffant, mais qui continue de porter ses fruits, c’est l’esthétique industrielle – pourtant, l’approche change ici également : les prologues de Monroe, tout en machines et engrenages, se font bien plus rares que dans le tome 1, eux aussi, et, le robot n’ayant guère de temps de présence à l’écran, si j’ose m’exprimer ainsi, on ne se noie que rarement dans ses rouages et ses cartes perforées (ce qui, dans le premier tome, arrivait régulièrement, et de manière très pertinente – avec peut-être quelque chose des « cadrans Matsumoto » qui m’avaient frappé dans Capitaine Albator, moi l’ignare porté à inventer l’eau chaude ; mais en plus fou, plus complexe, plus contraignant, plus pertinent, car employé dans une optique tout autre, pas du tout comme un expédient, bien au contraire, en fait !).

 

Non : là où demeure cette esthétique, et de manière bien autrement mise en avant, c’est dans l’exploitation par l’auteur de la Tour de Tôkyô, cousine nippone de la Tour Eiffel, un peu plus haute, construite dans les années 1950, un vrai aimant à kaijû. Ici, elle offre à la fois un cadre à l’intrigue et un schéma esthétique, richement connoté au plan symbolique, qui en exprime l’essence même. On pourrait presque se demander si la BD n’était pas à sa manière un pur prétexte pour que le mangaka fasse mumuse avec la dentelle de fer de ce monumental délire d’ingénieur, cadre oppressant par excellence, à la fois parce que fermé et parce que ouvert – de quoi satisfaire toutes les phobies. Bien sûr, je dis des bêtises… La BD avait beaucoup d’intérêt bien avant, et il reste de nombreux épisodes après ceux de la Tour de Tôkyô. Mais, l’idée, dans cette remarque un peu trop excessive, c’est qu’Umezz s’amuse – et il a bien raison ; pour autant, et c’est d’une force admirable, ce jeu esthétique n’a en fait rien de gratuit, et s’avère parfaitement, voire horriblement, approprié à la trame de Je suis Shingo.

 

QU’EN PENSER ?

 

Mais que penser de tout cela ?

 

Je n’en suis toujours pas bien certain. Comme cela s’était produit pour le tome 1, avoir laissé mariner (...) un peu les choses avant de livrer ma chronique s’est avéré indispensable et profitable, en jouant en faveur de la BD. Pas, cependant, avec la même conviction. Je reste encore un peu indécis, cette fois… En même temps, produire ce commentaire, qu’il soit pertinent ou pas, m’a amené à revenir sur ce deuxième tome plus « objectivement », et, là encore, pour le mieux.

 

Mais ?

 

Mais.

 

Mais le dessin m’a moins emballé, car Umezz s’est montré globalement plus sage que dans le tome 1.

 

Mais cette amourette de Marine et Satoru m’a vraiment paru bizarre, et, oui, un peu glauque.

 

Mais ?

 

Mais.

 

Mais tout cela est poignant. Cette variation enfantine et contemporaine sur le shinjû est très forte, notamment en ce qu’elle désamorce avec brio toute tentative de rendre le propos plus léger ou même simplement plus distant. L’auteur nous colle dans la Tour de Tôkyô avec les enfants, et ne nous épargne rien de leur douleur et de leur désespoir. Et quand nous quittons la dame de fer nippone, c’est pour nous prendre en plein cœur la douleur et le désespoir des parents…

 

Ce qui me rend plus sceptique, c’est la thématique de la menace robotique – mais, à ce stade, je ne me sens vraiment pas de me prononcer, ce qui serait parfaitement vain car bien trop prématuré : attendons la suite, tome 3 un de ces jours (il sort semble-t-il en mars ?).

Voir les commentaires

Deadlands Reloaded : Trail Guides, Volume 1

Publié le par Nébal

Deadlands Reloaded : Trail Guides, Volume 1

Deadlands Reloaded : Trail Guides, Volume 1, Pinnacle – Studio 2 Publishing, [2010-2011] 2012, 315 p.

 

Avertissement préalable SPOILERS : les trois guides dont je vais parler dans cette chronique sont clairement réservés à la lecture du seul Marshal. Ne vous gâchez donc pas le plaisir, amis joueurs – tout particulièrement les miens, parce que je pense que je vais bricoler quelque chose sur la base du deuxième guide, The Great Northwest. C’est dit !

JOUER AILLEURS

 

Le cadre traditionnel des aventures de Deadlands Reloaded est l’Ouest étrange – un univers déjà assez vaste en tant que tel, et susceptible de bien des variantes, conformément aux différentes approches du genre western. Il y a un monde entre les grandes plaines qui s'étendent à l'infini et les montagnes Rocheuses, ou entre les péripéties spaghetti dans un contexte passablement latin, et les tempêtes de neige endémiques de contrées plus nordiques ; il faut y ajouter des spécificités de cet univers uchronique, qui, éventuellement, peut s’accommoder de territoires plus fantasques, comme le Grand Labyrinthe qu’est devenu la Californie, ce qui inclut des contextes urbains singuliers, ainsi à Lost Angels ou Shan Fan – sans même parler de l’utopie techno-mormone de la République de Deseret, où brille le génial et fou Dr. Darius Hellstromme, et en prenant en compte que la bordure orientale du terrain de jeu est plus particulièrement affectée par les ravages d’une guerre de Sécession qui, dans Deadlands Reloaded, s’est prolongée bien plus longtemps que dans notre monde, et vient tout juste, au moment de jouer (1880 pour ce supplément, j'y reviendrai) de connaître un cessez-le-feu qui demeure tendu.

 

Cependant, cet univers déjà vaste et complexe, et qui est exploré dans les grandes campagnes de la gamme, peut aussi connaître des prolongements qui changent encore la donne, et offrent aux joueurs la possibilité de s’aventurer dans des endroits encore différents, et très marqués en tant que tels. C’est l’objet des trois Trail Guides compilés dans ce Volume 1 (sauf erreur, il n’y a pas de volume 2, ni même d’autres Trail Guides non compilés).

 

Enfin, l'objet des trois, pas tout à fait : le deuxième de ces trois guides, The Great Northwest, reste en fait dans le cadre global de l’Ouest étrange, tel qu’il figure sur la carte du jeu : nous sommes ici toujours dans les États-Unis, même si l’idée de Frontière y a peut-être conservé une certaine force, éventuellement atténuée ailleurs (encore que : dans cet univers uchronique, la présence indienne dans les Nations sioux et la Confédération du Coyote, sans parler de l’agitation apache près de la frontière mexicaine, perpétuent sans doute encore cette idée, par rapport à notre monde).

 

Par contre, les deux autres Trail Guides compilés sortent résolument des frontières de l’Ouest étrange, et des États-Unis : South o’ the Border invite à jouer au Mexique – et pas seulement sur la frontière, aisée à franchir dans un sens ou dans l’autre, un vrai topos du genre, mais au cœur du pays, le cas échéant au-delà même de Mexico, jusque dans les jungles du sud.

 

Et le dernier de ces trois guides, Weird White North, emprunte l’autre direction, en développant un cadre de jeu englobant l’Alaska (acquis depuis très peu de temps par l’Union) et la Colombie britannique – éventuellement au-delà du cercle polaire arctique.

 

Amateur de suppléments de contexte, j’étais très curieux de lire ces trois guides – tout en pesant bien que le réflexe initial le plus légitime serait de jouer d’abord dans le cadre très codifié de l’Ouest étrange, avant d’envisager d’autres destinations. Mais, que voulez-vous…

 

STRUCTURE DES GUIDES

 

Et c’est donc parti pour l’exploration de ces trois guides, qui font en gros une centaine de pages chacun (South o’ the Border est le plus court, Weird White North le plus long).

 

Le volume est d’un maniement agréable, avec son format mook très pratique. Je relève par contre qu’il est assez peu illustré, et rarement avec goût de toute façon – le peu que j’ai lu de la gamme de Deadlands Reloaded m’avait déjà fait cette impression, et, pour le coup, la création française Stone Cold Dead, avec tous ses défauts, est autrement satisfaisante sous cet angle…

 

Les trois guides obéissent à la même structure, même si les différentes parties peuvent s’avérer d’une ampleur assez variable de l’un à l’autre.

 

On commence, comme de juste, par poser le contexte, ce qui se fait en plusieurs temps. Tout d’abord, on ouvre le bal avec un exemplaire du Tombstone Epitaph, signé Phineas P. Gage, qui comprend diverses informations sur la région en question, d’abord générales, ensuite attachées à quelques endroits particuliers, mais sans rentrer dans les détails, et encore moins livrer le moindre « secret », forcément : on peut donc les envisager comme étant des aides de jeu, tout à fait bienvenues, à distribuer aux joueurs, afin de leur donner une idée générale du cadre de jeu, tel que leurs personnages auraient effectivement pu le découvrir en jetant un œil à quelques journaux – la presse locale en sus du Tombstone Epitaph, lequel a bien sûr pour particularité d’évoquer, plus ou moins à demi-mots, des aspects clairement surnaturels, dont on ne parlera pas ailleurs, en tout cas pas en ces termes et avec une telle diffusion : l'Agence et les Texas Rangers veillent, même en dehors de leurs frontières.

 

La deuxième partie consacrée au contexte s’intitule « Marshal’s Handbook » – on prévient clairement que les joueurs ne doivent plus rien lire dès lors. Ce chapitre généralement assez bref envisage d’abord quelques règles spécifiques au cadre de jeu exploré (ce qu'impliquent les cénotes, les effets de la famine en territoire wendigo, les blizzards arctiques, etc.), puis, en quelques lignes, donnent un aperçu des « secrets » de ce contexte, généralement sous la forme d’un « grand secret » qui constitue la trame de la mini-campagne plus loin dans le supplément, autour duquel gravitent d’autres secrets, plus « petits », mais généralement liés. L’ensemble se voit accorder un minimum de perspective historique, même si, pour le coup, le jeu uchronique sur l’histoire réelle est plus ou moins appuyé (il l'est beaucoup dans South o’ the Border, quasiment pas du tout dans The Great Northwest).

 

La troisième partie contextuelle s’intitule « Strange Locales », et constitue le classique guide géographique auquel on s’attend dans pareil supplément. Les informations du Tombstone Epitaph sont souvent reprises, et même mot pour mot dans un premier temps, mais elles sont ensuite approfondies. La dimension technique est limitée dans ces pages, même si pas totalement absente (s’y trouvent les tables de rencontres adaptées et le niveau de Peur des localités, ce qui peut avoir son importance) – à cet égard, on renvoie le plus souvent aux sections suivantes, qui s’y prêtent davantage. Enfin, chaque lieu se voit associer des « Savage Tales », qui seront détaillées plus loin dans le supplément.

 

Le chapitre suivant constitue une petite campagne, dite « Mini-Plot Point », avec son titre spécifique, et qui explore en quatre ou cinq scénarios le « grand secret » de chaque région. Ceci avec plus ou moins de pertinence, hélas, parce que c’est ici que, dans chaque guide hormis à mon sens The Great Northwest, le supplément se met à sérieusement patiner, et ne se montre pas à la hauteur du cadre précédemment défini et souvent enthousiasmant… Noter d’ores et déjà que ces « campagnes » sont délibérément linéaires (et c’est revendiqué), afin de permettre l’exploration rapide du nouveau cadre de jeu pour les vétérans de l’Ouest étrange un peu pressés (vétérans, oui, car l’adversité est globalement plus forte que dans la gamme de base) ; à charge, le cas échéant, pour le Marshal, de compléter avec des « Savage Tales » du supplément, ou de développer ses propres aventures – d’une manière ou d’une autre, les longs trajets de chaque campagne s’y prêtent bien, en théorie du moins.

 

On reste dans le domaine des scénarios par la suite, avec un chapitre consacré aux « Savage Tales », généralement liées à un endroit précis. Encore que : parler de « scénarios », dans bien des cas, serait abusif – cela tient régulièrement de la simple rencontre. Là encore, le niveau est très variable, au sein des Trail Guides ou de l’un à l’autre (le nombre aussi : Weird White North en contient le double voire plus par rapport aux autres, avec dix-neuf propositions, hélas toutes pourries...).

 

Dernière partie, enfin, « Encounters » constitue un bref bestiaire, commençant par envisager des créatures plus ou moins surnaturelles, puis des humains, de manière générique ; sauf dans South o’ the Border, où cette section est bien plus longue que dans les deux autres guides, car elle comprend nombre de PNJ uniques, éventuellement historiques – ce n’est pas du tout le cas des autres. Une sous-section ou deux sont éventuellement consacrées à des antagonistes hors-normes et liés au « grand secret » de chaque Trail Guide.

 

SOUTH O’ THE BORDER

Deadlands Reloaded : Trail Guides, Volume 1

Allez, c’est (vraiment...) parti. On commence donc avec South o’ the Border, qui, comme son nom l’indique, invite les joueurs à traverser le Rio Grande pour vivre des aventures au Mexique. Or le Mexique est alors dans une situation très compliquée de guerre civile – la lecture de ce supplément a été pour moi l’occasion, du coup, de me pencher un peu sur l’histoire du pays au XIXe siècle, particulièrement complexe et dont je ne savais peu ou prou rien. Des trois Trail Guides, c’est celui-ci, et de très loin, qui joue le plus de la carte historique, à vrai dire – même si, ne nous faisons pas d’illusion, au-delà même de la dimension uchronique de Deadlands Reloaded, on ne peut pas dire que l’histoire soit très respectée ici… Vous connaissez la réplique ultra-classe de Dumas concernant le viol de l’histoire, hein ? C’est peu dire que l’on prend des libertés, ici – à voir si les enfants sont beaux...

 

Le contexte décrit propose de jouer en 1880, soit un an près le livre de base de Deadlands Reloaded : on y rapporte en effet des événements inconnus de ma part, à savoir surtout que le général Santa Anna a lancé une attaque sur la Californie, semble-t-il avec une armée de morts-vivants (dans le livre de base, la menace d’une intervention armée pesait, mais sans autre précision – je suppose que ces événements sont décrits dans la campagne The Flood ?) ; un assaut qui s’est révélé infructueux, mais dont les conséquences pèsent néanmoins sur un Mexique plongé dans la guerre civile.

 

En effet, quatre factions s’affrontent. Le pouvoir officiel appartient à l’empereur Maximilien, mis en place par les puissances européennes, et plus particulièrement la France – qui dirige dans les faits le pays, et dont la Légion étrangère, surtout, est peu ou prou omniprésente ; le maréchal Bazaine (ou plutôt Bazain, puisqu’il est systématiquement appelé ainsi dans ce supplément…), autrement plus futé que l’empereur, devine qu’il y a anguille sous roche, concernant l’assaut de Santa Anna, mais personne ne l’écoute… Note, ici : on ne sait pas grand-chose de ce qui est supposé se passer en Europe à cette époque – dans notre monde, Bazaine a largement eu le temps de rentrer en France suite à l’échec de l’expédition mexicaine, et de porter le chapeau pour la défaite française face à la Prusse en 1870…

 

Or il y a anguille sous roche, oui – forcément. Et c’est l’Empire Secret : une immense société secrète d’Aztèques désireux de chasser les « Espagnols » de leurs terres, et n’hésitant pas, pour ce faire, à recourir à la magie la plus noire – passant souvent par la résurrection des morts, dans l’optique d’une foi aztèque mêlée de réminiscences maya presque unilatérale à cet égard.

 

Mais il y a deux autres factions à prendre en compte : au nord du pays, les partisans de Benito Juárez, les Juaristas, incarnent l’éphémère république du peuple mexicain en exil, défendant un agenda humaniste et progressiste (Juárez est le type bien dans ce contexte ; ce qui s’en rapproche le plus après lui est Bazaine, mais son rôle politique plus ambigu complique la donne) ; au sud, Porfirio Díaz et ses Porfiriatistas incarnent un autre pouvoir en exil, purement égocentrique : Díaz, le « général fantôme », a dirigé le Mexique, et veut le diriger à nouveau – ses ambitions sont purement personnelles, il se moque de tout le reste.

 

Mais, clairement, la clef de l’affaire est l’Empire Secret, avec ses chamans aztèques dont surtout Xitlan, et plus ou moins directement ses divinités maya/aztèques comme Cipactli, qui a été réveillée par Raven ; mais tous ne sont jamais que des serviteurs plus ou moins conscients des ambitions maléfiques des Juges, et au premier chef de Peur, qui domine le Mexique (on aurait pu croire que c’était Guerre ?). Sans surprise, la « mini-campagne », intitulé « Knives in the dark », joue donc de cette carte. Hélas, c’est un échec complet… Le caractère délibérément linéaire de la trame n’est que plus ou moins susceptible d’aménagements, tant tout va à fond la caisse, avec des expédients improbables pour accélérer encore les choses en bouffant les trajets ; les deux premiers « scénarios » n’en sont du coup guère, et le troisième pas beaucoup plus, et cette marche forcée très artificielle n’a vraiment rien d’enthousiasmant : le cadre, pourtant alléchant à première vue, à être ainsi réduit à son squelette le plus brutal, perd absolument tout intérêt. Autant dire que ces pages sont parfaitement inutiles en tant que telles (à moins de sauver quelques petites choses des deux derniers scénarios, les seuls où il se passe quelque chose, mais sans finesse aucune : c’est là encore du brutal, mais au sens baston). En somme, je suppose que le contexte de South o’ the Border peut toujours s’avérer pertinent, mais à la condition d’infuser une campagne de création purement personnelle ou peu s’en faut.

 

D’autant que les « Savage Tales » qui sont ensuite proposées manquent le plus souvent d’intérêt, car bien trop squelettiques et éventuellement limitées à une unique rencontre – qui peut être intéressante dans l’absolu, mais à la condition impérative de broder considérablement soi-même autour (l'histoire du carnaval, par exemple). Je n’en ai peu ou prou rien retenu, là, comme ça.

 

Après ce désastre, les « Encounters » remontent un peu le niveau – des trois « bestiaires » de ce volume, celui-ci est le plus complet, mais surtout parce qu’il fait figurer nombre de PNJ uniques et donc plus ou moins historiques ; ça, pour le coup, c’était bien vu, et je regrette que les deux autres Trail Guides n’aient pas suivi… cette piste. Aha. Noter quand même une chose : en dehors de ces PNJ, les bébêtes animales ou monstrueuses, et a fortiori les figures de l’Empire Secret ou des mythologies en cause, sont pour le moins balaises – confirmation qu’il vaut mieux que les personnages aient atteint un certain Rang avant de les envoyer au casse-pipe.

 

Bilan un peu navrant, donc : le cadre est très chouette, même avec ses raccourcis pseudo-historiques, mais plus de la moitié du supplément, avec le « Mini-Plot Point » et les « Savage Tales », s’avère mauvais, bâclé, peu ou prou inutilisable. Il y a de quoi faire, mais en repartant de zéro. Déception, donc.

 

THE GREAT NORTHWEST

Deadlands Reloaded : Trail Guides, Volume 1

Le deuxième Trail Guide s’intitule The Great Northwest et s’avère très différent des autres, puisqu’il demeure dans le cadre de l’Ouest étrange, simplement en mettant en avant les spécificités d'une région clairement délimitée, pas inconnue des westerns par ailleurs, mais sans doute moins emblématique que les grandes plaines, Monument Valley ou le sud davantage latin. Par « Grand Nord-Ouest », ici, on désigne en effet les États de Washington, Oregon, Idaho, et la partie occidentale du Montana. Une région de montagnes et de forêts, où les longs trajets sont parfois difficiles – ceci dit, la guerre des Rails contribue à changer la donne, au bénéfice de la Iron Dragon de Kang, peut-être le vrai pouvoir en place (car l’Union, qui gouverne théoriquement ces régions, a longtemps été autrement occupée à se battre dans l’Est contre Johnny Reb, et son implantation dans le Nord-Ouest est somme toute récente et insuffisante) ; les communautés chinoises sont du coup assez nombreuses dans la région, et avec elles les Triades – et éventuellement leurs rivalités.

 

Mais le Juge qui gouverne cette région est Famine – de même que pour la région immédiatement au sud, le Grand Labyrinthe qu’est devenu la Californie. Cela peut paraître paradoxal, parce que le Grand Nord-Ouest est objectivement une terre riche aux récoltes abondantes – mais celles-ci sont souvent exportées en dépit du bon sens, cupidité oblige, et, quand l’hiver frappe, avec ses tempêtes et ses abondantes chutes de neige, le manque se fait invariablement sentir. Inutile, pour cela, d’aller jusqu’à « l’ère glaciaire » qui sera décrite dans le dernier guide, Weird White North, même si j’imagine qu’elle peut contribuer à expliquer les choses ; la situation dans le Grand Nord-Ouest est en tout cas suffisamment affreuse pour que Famine et ses sbires, manitous et autres, sèment la zone, tout particulièrement en encourageant, comme à Lost Angels, la délicieuse pratique du cannibalisme.

 

Mais celle-ci a des conséquences particulières dans le Grand Nord-Ouest : les individus qui y succombent, et ils ne sont pas si rares, deviennent des créatures démoniaques, les wendigos – ces abominations affamées enchaînent les méfaits et contribuent énormément à l’élévation du niveau de Peur dans la région, pour la plus grande joie des manitous, des Juges, et de Famine en particulier.

 

Sans doute les conditions ont-elles toujours été dures dans les rudes hivers du Grand Nord-Ouest – mais le Jugement a considérablement aggravé les choses, en renforçant la présence wendigo dans la région, mais aussi et peut-être surtout en suscitant ce que l’on serait tenté d’appeler un « renversement d’alliances ». Les Indiens de la région savaient de toute éternité qu’ils pouvaient compter sur le soutien de leurs aimables, quand bien même discrets, cousins hirsutes des montagnes et des forêts, les sasquatchs – que les Blancs appellent « Big Foot »… et encore, quand ils parviennent à les distinguer des wendigos (et des wolflings, êtres mi-hommes mi-loups, mais pas loups-garou car pas métamorphes, endémiques dans la région – je suis sceptique quant à la pertinence de rajouter ce « camp » en plus, à titre personnel).

 

Cette confusion est d’autant plus fâcheuse que les sasquatchs sont les ennemis acharnés des wendigos – et, donc, dans cette guerre, ils ont longtemps été du côté des humains. C’est pourquoi les sasquatchs, sans se montrer, venaient en aide aux hommes affamés : il ne fallait pas qu’ils succombent, sans quoi ils deviendraient des wendigos. Mais les choses ont changé : le grand chef des sasquatchs, appelé Big Chief, c’est original, est devenu de plus en plus sceptique à l’égard du comportement des humains dans la région – au point où le scepticisme, à vrai dire, se muait en crainte, et éventuellement en haine. Big Chief est mort… mais il est revenu – car les Juges ont bien conçu qu’il pouvait s’avérer un allié de poids. Le sasquatch est donc un Déterré – cas semble-t-il unique –, et il est revenu de la mort avec, disons, une théorie économique : pour vaincre les wendigos toujours plus nombreux, il faut frapper à la source ; puisque ce sont les hommes affamés qui deviennent des wendigos, il ne faut surtout pas tenter naïvement de leur venir en aide, mais bien les éliminer d’office – c’est la seule garantie qu’ils ne viennent pas gonfler les rangs de leurs ennemis : Realpolitik ! La condition de Déterré de Big Chief n’a pas été sans inquiéter les sasquatchs, ainsi amenés à rompre avec leurs habitudes millénaires de secours aux humains, mais le charisme sans pareil du bonhomme les a finalement convaincus (plus ou moins, en fait). Ce qui change tout… Les humains doivent désormais faire face, non seulement aux wendigos et aux wolflings, mais aussi à leurs anciens alliés, et de poids, les saquatchs !

 

Bien sûr, cette trame se trouve au cœur de la campagne « Mini-Plot Point » du supplément, intitulée « The Winter war ». On y retrouve en tête le même avertissement concernant la linéarité que dans South o’ the Border… mais le résultat est autrement convaincant ! Sur cette trame pas forcément d’une originalité débordante, les cinq scénarios sont plus que corrects (avec une préférence pour le troisième, « Seven Devils », très riche et varié), avec leur lot d’événements qui comptent et, cerise sur le gâteau, de dilemmes très bienvenus ; en outre, leur enchaînement est mieux pensé que dans « Knives in the dark », sans plus rien d’outrancièrement mécanique, ce qui permet d’insérer plus aisément et naturellement d’autres épisodes, qu’ils soient issus des « Savage Tales » du supplément ou qu'il s'agisse de créations personnelles du Marshal. En fait, je n’ai qu’une critique à formuler : la fin de la campagne est pour le coup tellement ouverte… qu'elle n’a rien d’une fin. Arrivé au terme du cinquième scénario, la campagne n’est en fait pas terminée : il reste à faire, éventuellement beaucoup d’ailleurs, mais c’est totalement à la discrétion du Marshal et du Gang. Je crois cependant que les événements antérieurs, nettement moins unilatéraux que dans « Knives in the dark », auront à ce stade suffisamment dégagé de pistes pour permettre de construire en commun une conclusion réellement satisfaisante.

 

Les « Savage Tales » de The Great Northwest m’ont aussi paru bien plus intéressantes que celles de South o’ the Border (sans même parler de celles de Weird White North, j’y arrive…). Là encore, ce ne sont qu’assez rarement des scénarios à proprement parler, mais « The Winter war » offre quelques opportunités pour en glisser une ici ou là, et certaines, même relativement banales, ont une petite touche d’humour pas désagréable – et qui s’associe étrangement bien à l’horreur, chose souvent périlleuse : « Chief Barrelbelly’s revenge », « Falcott’s debt », « Flashpoint », « Tacoma creepers » ; et bien sûr la très lovecraftienne « Witches’ brew »… « Shanghaied! » et « War Eagle’s wisdom », par contre, m’ont paru ratées – c’est d’autant plus regrettable que cette dernière est conçue pour s’insérer dans « The Winter war » au cas où le Gang s’égarerait, mais j’ai l’impression qu’elle ne fonctionne tout simplement pas.

 

Le chapitre « Encounters » de The Great Northwest est le plus court des trois de Trail Guides, Volume 1. Son intérêt est surtout de distinguer plusieurs types de wendigos, de sasquatchs et de wolflings – mais, comme dit plus haut, je suis très réservé concernant l’intérêt véritable d’user de ces derniers dans « The Winter war », je trouve ça un peu redondant. Note quand même au passage : les seuls humains génériques de ce bestiaire sont… les cow-boys ! Ben oui, faut croire qu'il n'y avait pas de profil type avant cela – bizarre, tout de même...

 

Bilan sans appel, au regard des deux premiers Trail Guides : si son cadre est incomparablement moins original, The Great Northwest s’avère bien plus réussi que South o’ the Border. À tous points de vue. Et autant le dire de suite, on constatera la même chose par rapport à Weird White North, de manière plus flagrante encore Il y a peut-être quelque chose de paradoxal, ici : c’est le cadre le moins exotique qui se montre le plus enthousiasmant. Et de loin.

 

Du coup, je songe à en faire usage. J’ai un petit problème lié à ma table : j’ai peur que cette histoire très centrée sur les wendigos rappelle un peu trop une partie de Delta Green jouée avec la même table, mais où j’étais PJ, le MJ étant un de mes joueurs pour Deadlands Reloaded Mais j’ai envie de tenter le coup, peut-être en commençant par un « bac à sable » introductif, celui de Stone Cold Dead, dont je pensais user des premiers scénarios, ceux qui se déroulent à Crimson Bay – ville qui a le bon goût de se trouver dans ce Grand Nord-Ouest. Peut-être en y glissant aussi une variation sur Coffin Rock ? On verra – même s’il est bien temps que je me décide...

 

WEIRD WHITE NORTH

Deadlands Reloaded : Trail Guides, Volume 1

Mais reste un dernier Trail Guide, celui intitulé Weird White North… et que j’ai trouvé encore moins satisfaisant que South o’ the Border. Je ne suis pas certain qu’on puisse en sauver grand-chose…

 

Le cadre aurait pu être chouette, pourtant – qui englobe donc l’Alaska et la Colombie britannique. Bien sûr, il faut prendre en compte qu’il est très rude – vraiment très très rude. Ou du moins en partie… C’est déjà à vrai dire un problème majeur de ce Trail Guide : son manque de cohérence, pas toujours évident à justifier. Et qui ne rend pas la trame globale très aisée à pitcher…

 

Bon, la base : il fait froid. Sans déconner ? Mais on va jusqu’à parler d’une ère glaciaire, là… Trois Grands Esprits de l’Hiver en sont responsables, que l’on appelle les « Howlers », et qui, comme de juste, ont été libérés par ce connard de Raven – libérés, parce qu’ils avaient été emprisonnés… par un maître du kung fu appelé « le dieu du feu », allons bon. Déjà, j’y crois plus… Mais Raven a aussi excité la tribu des Tlingits à se fritter contre les Blancs, en servant les Howlers – ils avaient déjà sévèrement cogné les Russes, en même temps (l’Alaska a été acquis par l’Union en 1867, au moment du jeu c’est donc tout frais, si j’ose dire). Les Inuits, par contre, sont cool. Eh.

 

Mais, pour faire face à cette ère glaciaire, la Colombie britannique, donc le Dominion du Canada, donc l’Angleterre, à deux doigts du conflit ouvert avec l’Union depuis l’annexion de Detroit (les deux puissances se disputent ces zones à peine vivables en raison des richesses qui s’y trouvent, la roche fantôme en tête, qui attire des milliers de prospecteurs du dimanche certes pas décidés à attendre la ruée vers l’or du Klondike), bref, le pouvoir British a fait appel aux bons services de... Darius Hellstromme, qui a construit une sorte de « grande muraille électrique », la « Winterline », supposée préserver les contrées plus au sud de l’ère glaciaire en formation au nord. C’est déjà plus ou moins crédible... Ça se complique quand on nous explique qu’en fait cette ligne ne fonctionne pas du tout (d’autant qu’il faut faire gaffe à ce que les différents Juges, ici, ne se marchant pas sur les pieds), mais qu'il y a bien un effet perceptible, qui devrait être celui de l'installation, mais, dont la vraie cause, classiquement, implique des esprits de la nature, bon…

 

Reste que, escroquerie de la « Winterline » ou pas, les conditions sont drastiquement opposées au nord et au sud de cette ligne, approximativement. Et, au nord (ce qui inclut tout l’Alaska), c’est donc vraiment très rude. Weird White North ne fait sens qu’à la condition de sans cesse rappeler aux joueurs que leurs personnages ont froid, ont faim, que le vent est terrible, que la tempête de neige les aveugle, qu'il n'y a personne d'autre à des dizaines voire des centaines de kilomètres à la ronde, et qu’ils vont crever là tout de suite ou presque. J’ai peur que ce soit too much, en fait – mais, bon, j'ai maîtrisé Par-delà les montagnes Hallucinées pour L'Appel de Cthulhu, hein... Et, à condition de travailler l’ambiance, il y aurait peut-être quelque chose à tirer de ce cadre… Ceci dit, sans que le bouquin s’avère vraiment utile ici : nous savons qu’il fait froid, tout là haut.

 

Et comme les « explications », ou plutôt les « secrets », sont ultra-foireux, sans exception, le résultat s’avère nul.

 

La campagne « Mini-Plot Point », intitulée « Against the Howlers » (ce titre donne déjà une idée de l’inventivité et de l’implication de l’ensemble), est en effet pire encore que « Knives in the dark » ; plus longue, mais ne comptant que quatre épisodes, elle m’a paru ridicule de bout en bout – le rôle essentiel joué par feu (aha) notre maître du kung fu, dès le départ, ne me paraissait pas très engageant. La suite est linéaire, forcément, mais d’une manière particulièrement artificielle, un peu jeu vidéo : à la fin de chaque scénario, un type arrive pour dire aux PJ : « Maintenant vous faut aller là-bas », et, au cas où, il y a des panneaux fléchés tout du long (et clignotants) ; littéralement – avec même, si jamais, un objet magique qui sert de boussole (indiquant opportunément l’endroit que tout le Canada et tous les États-Désunis sont censés chercher en vain depuis des années - ze ultimette réserve de roche fantôme, rien que ça). Même sur des distances colossales (du nord de l’Alaska au sud de la Colombie britannique et retour, ça fait quand même une trotte), et dans les conditions que vous savez. L’occasion d’user de quelques « Savage Tales » ? En théorie, oui, c’est fait pour – sauf que lesdites « Savage Tales » sont à chier… Le troisième scénario aurait pu être pas mal – et jouable indépendamment ; mais il est en fait lui aussi bâclé, sur un mode ultra-bourrin qui, en toute logique, devrait déboucher sur l’extermination du Gang ; sauf que les PJ sont censés s’en sortir, de cet endroit qui est le pire de la Colombie britannique, pour se rendre dans un autre endroit, qui est le pire de l’Alaska, et, après une sorte de survival polaire qui pourrait être correct à condition d’être à fond dans l’ambiance, ils doivent latter du Howler, mais avec les objets magiques en forme de deus ex machina de rigueur. Franchement, j’ai trouvé ça à chier.

 

Et les « Savage Tales » n’arrangent rien au tableau : leur nombre  (dix-neuf, soit deux fois plus que dans South o' the Border, encore davantage par rapport à The Great Northwest) ne fait que renforcer l’impression de bâclage, tant elles s’avèrent horriblement répétitives (vengeances posthumes, d’Indiens ou pas, troupes au bord de la mutinerie, British qui font suer les braves z’Américains). C’en est triste, à ce stade. Notez, ça aurait pu être drôle – le chapitre « Encounters » contient tout de même quelques bestioles sacrément ridicules…

 

Un supplément raté, donc – qui ne tient vraiment pas ses promesses, jamais. C’est bien dommage, car ce cadre me bottait bien dans son principe, j’aurais même volontiers ressorti mes Jean Malaurie parce que les Inuits c’est cool, et probablement aussi les bûcherons et les Mounties, mais là c’est peut-être l’effet Monty Python, bon.

 

Reste que Weird White North est plus navet que nanar. Une erreur du début à la fin.

 

TROP RAREMENT À LA HAUTEUR

 

Bilan vraiment pas terrible, donc. Trop souvent, ces guides sont partis d’une bonne idée qu’ils n’ont pas su concrétiser. Dans le cas de South o’ the Border, je suppose que c’est rattrapable – parce que le contexte est cool, même avec ses raccourcis hasardeux : c’est juste que les « scénarios », au sens vraiment très large, sont pourris ; mais en bossant la chose, un bon Marshal doit être en mesure de satisfaire aux besoins d’exotisme d’un Gang motivé (et relativement balaise).

 

Mais, concernant Weird White North, je suis beaucoup plus sceptique, et c’est peu dire – car le contexte tient du gâchis, ne faisant pas honneur au principe même, pourtant très intéressant, d’une campagne dans des conditions aussi effroyables et exceptionnelles : ça ne tient tout simplement pas la route. Les « scénarios » étant au moins aussi à chier que ceux de South o’ the Border, et peut-être plus encore, voilà un supplément entier qui ne sert à rien (formulation polie).

 

Reste pourtant The Great Northwest : c’est le moins original de ces cadres, de très très loin, et c’est pourtant, de très très loin aussi, celui qui fonctionne le mieux (ce qui va au-delà du fait de fonctionner tout court, visiblement c’était trop demander pour les deux autres), du moins sur la longueur d’un supplément – car, cette fois, les « scénarios », sans être extraordinaires, sont beaucoup plus intéressants, beaucoup mieux conçus. La trame de « The Winter war » pourrait paraître éculée, mais mon sentiment global est celui d’une conception plus subtile qu’elle n’en a l’air, pour un résultat tout à fait enthousiasmant. Je pense donc en faire usage sous peu, même si je ne sais pas encore exactement sous quelle forme. On verra bien.

Voir les commentaires

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

Septième séance du scénario pour L’Appel de Cthulhu intitulé « Au-delà des limites », issu du supplément Les Secrets de San Francisco.

 

Vous trouverez les éléments préparatoires (contexte et PJ) ici, et la première séance . La précédente séance se trouve quant à elle .

 

Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Bobby Traven, le détective privé ; Eunice Bessler, l’actrice ; Gordon Gore, le dilettante ; Trevor Pierce, le journaliste d’investigation ; Veronica Sutton, la psychiatre ; et Zeng Ju, le domestique.

 

Une note concernant les règles : avant cette séance, je suivais les prescriptions du scénario (V6) et diminuais progressivement les scores liés à la perception des personnages affectés par la Noire Démence. Un système un peu lourd, pas très pratique à gérer sur le vif – a fortiori quand se pose la question de la perception différente de deux mondes… De simples malus fluctuants auraient pu y remédier, mais la V7 offre une solution beaucoup plus simple pour gérer tout cela, avec ses jets à -1 et -2 selon les circonstances ; ça me paraît convenir davantage, à tous points de vue, et c’est donc désormais cette méthode que j’emploie.

 

Toujours à propos de la Noire Démence : le joueur incarnant Bobby Traven ayant été absent à plusieurs reprises dans les dernières séances, il m’a paru plus simple et cohérent de considérer le détective privé comme ayant été contaminé lui aussi, ce qui permet d’expliquer autrement ses « absences » – de toute façon, aux dés, ça avait été très limite le concernant...

I : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 10 H – AMERICAN UNION BANK, 105 MONTGOMERY STREET, FINANCIAL DISTRICT, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[I-1 : Gordon Gore, Zeng Ju : Veronica Sutton, Trevor Pierce, Harold Colbert, Daniel Fairbanks, Timothy Whitman, Clarisse Whitman, Bridget Reece, Lucy Farnsworth] Gordon Gore et Zeng Ju avaient fait un bout de chemin avec Veronica Sutton et Trevor Pierce, lesquels se rendaient à l’Embarcadero pour y retrouver Harold Colbert et se rendre ensemble à la Collection Zebulon Pharr ; Gordon et son domestique, eux, devaient se rendre à l’American Union Bank, dans Financial District, pour remettre à Daniel Fairbanks, le secrétaire de Timothy Whitman, les documents compromettant concernant sa fille Clarisse ; après quoi le dilettante comptait faire de même concernant les autres victimes du chantage qu’ils avaient pu identifier – les parents de Bridget Reece et de Lucy Farnsworth. Gordon ne s’attarde pas auprès du secrétaire de Timothy Whitman : il fait ce qu’il a à faire, courtoisement, et quitte aussitôt les lieux.

 

[I-2 : Gordon Gore, Zeng Ju : Trevor Pierce] En effet, Gordon Gore a d’autres préoccupations en tête, bien plus pressantes – l’état de Zeng Ju, qui se dégrade à vue d’œil… À l’évidence, le domestique est de plus en plus affecté par la Noire Démence : l’aggravation de son état s’accélère – le trajet dans les rues de San Francisco suffit à en prendre conscience ; Zeng Ju vit presque totalement dans un autre monde, maintenant – ne percevant presque plus rien de celui-ci, ce qui rend son comportement très étrange. Communiquer est de plus en plus difficile, mais, à l’occasion, le dilettante parvient encore à capter l’attention de son domestique – l’enjoignant à lui parler, sans cesse, à lui dire ce qu’il voit. Zeng Ju ne prétend plus que tout va bien : il sait que ça ne rimerait plus à rien. Autour de lui, le monde se mue toujours un peu plus en une grisaille terne et floue, aux formes diluées dans une masse brumeuse de sphères en mouvement – une sensation très déconcertante, et tout aussi inquiétante… Tout semble se fondre dans ce décor morbidement indéterminé, y compris Gordon Gore lui-même : son interlocuteur n’est plus guère qu’une ombre indécise, dont les paroles sont atténuées, jusqu'à devenir presque inaudibles. Il n’y a qu’une seule exception : Zeng Ju confirme qu’il percevait Trevor Pierce tout à fait « normalement ». Mais, de manière générale, le si stoïque domestique ne cache pas être effrayé par ces phénomènes étranges, tout en assurant son employeur qu’il fera tout son possible pour l’aider, lui… Il ne veut pas être un poids pour le dilettante – qui l’assure qu’il ne le sera jamais. Le souci de Gordon n’est pas feint – mais il croit aussi que la perception altérée de Zeng Ju pourrait être mise à profit pour comprendre ce qu’il en est de cet « autre monde », et ainsi trouver comment ramener le domestique dans le « vrai monde » ; et il compte bien tout faire pour guérir son vieil ami.

 

[I-3 : Gordon Gore, Zeng Ju : Arnold Farnsworth, Lucy Farnsworth] Gordon Gore est donc très inquiet – et il expédie les visites aux Reece et aux Farnsworth, même s’il a confirmation, de la part d’Arnold Farnsworth, de ce que sa fille Lucy sera rapatriée dans la journée du Napa State Hospital. Bien loin de signifier la fin de l’enquête, ces remises en mains propres des documents compromettants s’apparentent pour le dilettante à de pénibles formalités au milieu de problèmes bien autrement pressants…

 

II : DU JEUDI 5 DANS L’APRÈS-MIDI AU VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929 DANS LA JOURNÉE – QUARTIERS DE MISSION DISTRICT ET DU TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[Je reprends ici les affaires avec Bobby Traven ; comme il a été absent à plusieurs reprises, et, en termes de jeu, que la Noire Démence l’a affecté très brutalement (avec un jet de SAN très sévère), son état se dégradant à très grande vitesse, j’ai considéré que le personnage était littéralement « dans le flou » quant à son emploi du temps la veille au moins (à vue de nez depuis son retour de Berkeley dans l’après-midi – son comportement à l’Université avait déjà déconcerté ses camarades Veronica Sutton et  même Trevor Pierce, pourtant lui aussi malade), ainsi que le jour même ; géographiquement, il en va plus ou moins de même, cependant le détective, qui connaît San Francisco comme sa poche, parvient encore suffisamment à se repérer pour se déplacer seul dans la ville – essentiellement ici dans les quartiers (populaires) de Mission District, où il réside, son appartement étant en même temps son agence, et du Tenderloin, où il a ses habitudes et où la présente enquête l’a conduit à plusieurs reprises. Au plan psychologique, par nature, Bobby est globalement dans le déni – mais pas au point de s’aveugler totalement, et il essaye, à sa manière plus ou moins avouée, de prendre les choses en main.]

 

[II-1 : Bobby Traven : « Fatty » George Hopkins] La bizarrerie de ce qui se produit autour de lui incite Bobby Traven, en réaction, à adopter un comportement « pratique »… et à se prémunir contre toute menace. Son arme ayant été confisquée par la police suite à l’altercation au Petit Prince, le détective fait jouer ses contacts dans le Tenderloin pour se procurer un nouvel automatique .45 ; trouver un revendeur ne lui pose pas de difficultés particulières, « Fatty » George Hopkins a ce qu’il lui faut, comme toujours, mais le détective n’est pas en état de négocier un bon prix – qu’importe : il a une arme.

 

[II-2 : Bobby Traven] Mais, surtout, Bobby Traven constate que le Tenderloin a l’air un peu plus « stable » à ses yeux que Mission District et tous les endroits qu’il a traversés, tant bien que mal, pour parvenir dans le quartier des « restaurants français ». Les soucis de perception demeurent, mais Bobby a l’impression de mieux percevoir… « certaines choses » – qui ressortent, du coup, sur le fond gris plus ou moins uniforme.

 

[Réussite extrême sur un jet d’Intelligence]

 

Et le détective comprend plus ou moins ce qui se produit : cette impression de relative « stabilité », ici, tient à ce qu’il se trouve dans ce quartier des « choses » (des bâtiments, des objets, des gens…) qui sont à la fois dans les deux mondes où il erre – car c'est bien ce qu'il fait, d'une certaine manière, même s'il ne saurait pas forcément trouver les mots pour le dire. Or, ceci, il ne l’a constaté nulle part ailleurs : c’est propre au Tenderloin. Son regard est ainsi attiré par quelque chose qu’il aurait trouvé très anecdotique en toutes autres circonstances : un vol de moineaux – les oiseaux se dessinent très clairement sur le fond grisâtre du ciel (lequel est à vrai dire à peine discernable du sol...). Mais, d’un seul coup, les moineaux « s’arrêtent »… et tombent brutalement par terre. Or la vision de Bobby fluctue : il voyait les oiseaux voler dans le vide, mais, au moment du choc, le détective a vu qu’il se trouvait en fait ici, dans le « vrai » San Francisco, un immeuble qui était invisible dans le monde « gris » ; les oiseaux se sont écrasés contre une façade qui se trouvait là mais qu’ils ne voyaient pas plus que lui, sinon par intermittences. Bobby cherche à repérer si d’autres que lui, sur place, ont vu ce phénomène, mais ça ne semble pas être le cas. Il approche de l’immeuble en question – qui « clignote », d’une certaine manière, entendre par-là qu’alternativement le détective le voit et ne le voit pas. Par contre, les cadavres des moineaux se détachent bien sur la masse grise informe qui constitue désormais l’essentiel du décor pour Bobby. Le détective, dès lors, remarque que d’autres éléments très discrets se détachent de la sorte – qu’il ne pouvait pas voir auparavant du fait de la distance : c’est le cas, par exemple, d’une petite flaque d’eau de pluie, mais aussi d’un morceau de tissu qui dépasse d’une poubelle – dont le contenu exact est indécis, il y a parfois bien plus, d’autres fois seulement cette pièce, probablement la manche d’une chemise déchirée. Ce n’est pas seulement visuel : Bobby peut toucher ces éléments qui ressortent ; il tente aussi de toucher la façade de l’immeuble intermittent, et la sent bien – mais à cet égard aussi la sensation est en fait variable, plus « molle », plus indécise : tantôt l’immeuble est bien là, tantôt c’est comme s’il n’y était plus totalement… Bobby s’approche alors de la poubelle, et s’empare (normalement) du morceau de tissu ; pour le reste, il sent qu’il y a, ou qu’il doit y avoir, autre chose, mais il ne peut pas saisir quoi que ce soit d’autre pour autant – ses diverses perceptions sont parfois contradictoires, elles ne « collent » pas.

 

[Nouvelle réussite extrême, cette fois sur un jet de Chance !]

 

Détaillant les environs, perplexe, le détective remarque qu’il y a plusieurs clochards par ici, et, chose singulière, ou plutôt un autre témoignage de ce que ses sens « fluctuent », ils sont le plus souvent très distincts, comme les autres éléments ressortant sur le décor uniforme de masses grisâtres et mobiles, mais ils sont parfois davantage « flous » – et c’est seulement dans ce dernier cas, paradoxalement, que le détective remarque qu’ils arborent tous les « taches d’ombre » associées à la Noire Démence ; ils perdent toute trace de cette infection quand ils redeviennent bien distincts – mais Bobby alterne toujours entre les deux visions, selon un rythme totalement aléatoire. Le détective est stupéfait par tout ce à quoi il assiste – mais il parvient pourtant à conserver un calme olympien. Il comprend qu’il y aura moyen de tirer parti de toutes ces expériences, à condition de bien en peser toutes les implications… Et, pour cela, il lui faut en parler à d’autres personnes, qui pourront peut-être envisager les choses d’une manière différente. Il est toujours dans le flou en ce qui concerne le temps qui s’est écoulé, mais il prend la direction du Manoir Gore, avec une certaine résolution…

 

III : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 11 H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[III-1 : Eunice Bessler : Gordon Gore, Jonathan Colbert] Pendant ce temps, Eunice Bessler est restée au manoir de son amant Gordon Gore, sur Nob Hill, pour y veiller sur Jonathan Colbert – leur « invité ». Eunice l’a trouvé assez coopératif et ouvert, finalement – elle ne se méfie pas spécialement de lui, mais suppose qu’ils ne peuvent pas se permettre de lui faire confiance à 100 %.

 

[III-2 : Eunice Bessler : Jonathan Colbert ; Gordon Gore] Jonathan Colbert s’est attardé dans son lit, et ne se lève que vers 11 h. Très décontracté, il s’offre un petit déjeuner copieux, sous la surveillance « amicale » de Eunice Bessler. Il la regarde avec un grand sourire un peu carnassier :

« Va me falloir te peindre, la p’tite… »

C’était convenu – l’actrice y était d’abord très hostile, mais s’est laissé convaincre au fur et à mesure que l’attitude du peintre se faisait plus conciliante :

« Très bien, M. Colbert. Mais habillée ! »

OK… Jonathan Colbert sait que Gordon Gore peint à ses heures, et demande à Eunice de lui montrer son matériel. Entendu :

« Mais ne touchez à rien ! »

Le peintre fait la moue :

« Il va falloir que je touche, si je dois peindre… »

Eunice n’est visiblement pas très à l’aise dans son rôle de « gardienne ». Le matériel de Gordon Gore est jugé d’une qualité « douteuse » par le jeune peintre – plus exactement, ça coûte cher, mais ce n’est pas forcément ce qui se fait de mieux, et il ne s’attendait à vrai dire pas à autre chose.

 

[III-3 : Eunice Bessler : Jonathan Colbert : Gordon Gore] Jonathan Colbert rassemble ce dont il a besoin, et se tourne vers son hôtesse et modèle :

« Habillée, donc. C’est un peu dommage… L’histoire de l’art compte bon nombre de nus admirables, bien assez pour qu’on ne s’en offusque pas. T’es vraiment du genre à faire dans la moraline, la p’tite ? »

Sans hésitation et avec de la voix :

« OUI. Oui, M. Colbert. »

Le peintre semble réfléchir un moment, puis [maladresse sur un jet de Chance de Eunice Bessler] :

« Ça y est ! Ah mais oui ! Ah, d’accord… C’était toi, hein, dans ce navet, là… Two-Guns Billy and the Lonely Girl of the Plains, c’est ça ? »

Oui : Eunice Bessler a bien joué dans ce très, très mauvais western à l’eau de rose…

« Oui. Et votre opinion, vous pouvez vous la mettre où je pense ! J’ai beaucoup aimé tourner ce film ! Et ce fut une expérience très enrichissante, croyez-moi !

– Ouais, effectivement, j’espère que t’as palpé un peu, parce que c’était vraiment de la merde… En même temps, dans ce film, t’étais vraiment pas farouche, hein… La p’tite…

– Vous apprendrez, M. Colbert, qu’il y a des choses que l’on peut faire devant une caméra que l’on ne ferait pas devant des inconnus.

– Oh, j’en doute pas, la p’tite. Et ça marche aussi avec les appareils photos, d’ailleurs. »

Eunice coupe court aux grivoiseries narquoises :

« Dites-moi plutôt où vous voulez me peindre. Dans le salon ? »

Jonathan Colbert ne sait pas, il ne connaît pas assez la maison… Puis :

« Quel endroit ferait particulièrement enrager M. Gore ? »

Eunice, cette fois, joue le jeu, avec un sourire de connivence : Gordon accorde une grande valeur à sa cave à vin… L’idée plaît bien au peintre : il pourra jouer avec l'éclairage… « et déboucher une bouteille ou deux ». Ils s’y rendent – Colbert félicite Eunice pour cette bonne idée :

« Je ne pensais pas que quelqu'un qui joue dans d’aussi mauvais films pourrait faire preuve de sensibilité artistique. »

 

[III-4 : Eunice Bessler : Jonathan Colbert ; Veronica Sutton] Ils s’installent – et le peintre change de ton tandis qu’il prépare son matériel.

« Eh bien… Eunice… Je peux t’appeler Eunice, hein ?

– Non. Mlle Bessler.

– Bon, Mlle Bessler… Je voulais simplement discuter de choses un peu plus sérieuses… »

Le ton employé par Jonathan Colbert est en effet tout autre. Hier soir, ils avaient parlé de ce qui était arrivé à ces filles… Il était trop en colère pour rebondir là-dessus. Mais… De quoi parlaient-ils, au juste ? Il n’en a absolument aucune idée. Il a arrêté de fréquenter ces filles, et c’est tout, en ce qui le concerne. Les malheurs qui leur seraient arrivés, cette histoire de maladie, de taches noires… Il n’y comprend rien – lui-même n’est pas malade, en tout cas, mais… Eunice lui parle de l’état de ces filles – changées, après coup, comme « absentes » de ce monde… Le corps couvert de taches étranges… Elles étaient méconnaissables, et c’était très inquiétant. Mais l’étonnement, l’incompréhension même de Jonathan Colbert ne font pas de doute aux yeux de Eunice – il est parfaitement sincère, à tous points de vue. Mais elle lui demande alors : tout ça… le laisse froid ? Qu’elles soient dans cet état… catatonique ?

« Je n’ai rien vu de tout ça… Ça devrait me faire quelque chose ? Peut-être. Si je les voyais… Mais je ne vois pas le rapport avec moi, en fait. Je suis… J’ai beaucoup de défauts, Mlle Bessler, je ne te l’apprends pas. Je suis sans doute très égocentrique – je l’admets. J’en ai pris conscience, et appris à faire avec. Ça fausse peut-être mes perceptions. Mais, non, je ne vois pas le rapport avec moi – et visiblement, il devrait y avoir un rapport avec moi. »

Eunice est un peu agacée : ces filles, tout ça leur est arrivé juste après qu’elles l’ont fréquenté ! Bien sûr, qu’il y a un rapport avec lui ! Peut-être n’est-il effectivement pas conscient de sa responsabilité, mais… Le peintre, tout en travaillant (et donnant des indications à son modèle, en ne jouant plus vraiment la carte de la grivoiserie, même s’il a sans doute dans l’idée de faire adopter à l’actrice une posture « juste un peu coquine », et Eunice joue le jeu), poursuit :

« Justement. Votre copine, là… La vieille avec une canne…

Mme Sutton.

Ouais. Elle avait parlé des Indiens, ce genre de trucs. Ça m’a surpris – parce que je voyais encore moins le rapport. Qu’est-ce que mon goût… ma peur des Indiens vient faire dans tout ça ? »

À vrai dire, Eunice n’est pas la plus à même de l’éclairer à ce sujet. Peut-être que de la peindre aura un certain effet – elle est consentante, même s’il s’agit de faire le cobaye…

« La vie est courte. Il faut l’enrichir de toutes les expériences. »

Colbert est on ne peut plus d’accord. Mais il se concentre dès lors sur son travail – pour un résultat honnête sans être exceptionnel.

 

IV : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 14 H – COLLECTION ZEBULON PHARR, MOUNT TAMALPAIS AND MUIR WOODS

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[IV-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Yog-Sothoth, Aleister Crowley] Veronica Sutton et Trevor Pierce sont à la Collection Zebulon Pharr, quelque part sur les flancs du mont Tamalpais. Ils parcourent le Necronomicon, avec l’assistance du Pr. Harold Colbert, qui se montre d’une extrême gravité ; cette lecture ne le laisse pas indifférent, même si, à l’observer, il ne fait aucun doute qu’il a beaucoup étudié le livre de l’Arabe dément Abdul al-Hazred. Mais Trevor revient sur le sort permettant l’invocation des « Fantômes-qui-marchent », que le professeur disait avoir appris dans le livre de Pedro Maldonado, Mythes des chamans du grizzli rumsens ; qu’est-ce que ça a donné ?

« M. Pierce, j’ai dit que j’avais appris ce sortilège, pas que je l’avais lancé ; mais, ayant recoupé les sources, je pense qu’il fonctionne – de même pour celui permettant d’invoquer l’Esprit de Pebble Hill… Mais celui-ci, je ne m’y risquerais jamais. »

Mais Trevor parlait d’un univers « différent », « parallèle » ? Concernant les « Fantômes-qui-marchent », oui, on peut sans doute présenter les choses ainsi – même si leur fonction est justement de vagabonder entre les mondes. Mais…

« Concernant Yog-Sothoth, si c’est bien de Yog-Sothoth qu’il s’agit… C’est plus compliqué que cela. Le "Tout en un et un en tout" n’est pas une entité résidant dans un autre espace, un autre temps : il est l’espace, et il est le temps. L’idée de l’invoquer… n’en est que plus problématique. Il est lui-même le monde, dans toutes ses potentialités. »

Trevor a du mal à croire que le Pr. Colbert n’ait de tout cela qu’une connaissance livresque – c’est pourtant le cas :

« Je suis un vieil universitaire, pas un de ces… "sorciers". J’ai pu en fréquenter – de plus ou moins avancés dans ces études occultes. Les théosophes sont le plus souvent risibles, la Golden Dawn à peu près autant pour l’essentiel… Il y a des individus plus étranges, comme ce M. Crowley et les plus… "compétents" de ses disciples… Je m’en méfie, à vrai dire. Parce que je sais que certains de ces pouvoirs, et notamment ceux que je vous ai rapportés, sont parfaitement authentiques. Mais, oui, ma culture est essentiellement livresque. Avec une exception : ce symbole des Anciens, que j’ai beaucoup étudié – mais justement parce qu’il n’a pas pour objet d’invoquer telle ou telle entité, avec en tête la folie de prétendre conclure un de ces pactes méphistophéliques auxquels on associe le plus souvent la magie ; bien au contraire, il a pour fonction de s’en prémunir, de s’en protéger. Ceci, je n’ai pas fait que l’étudier : je l’ai pratiqué. Mais, ainsi que je vous l’avais dit, du fait de l’essence même de Yog-Sothoth, "Clé et Porte", ce signe ne sera d’aucune utilité à son encontre : on ne l’empêche pas de passer, il est déjà partout – car il est, littéralement, le partout. C’est différend concernant les vagabonds dimensionnels : eux, on peut les empêcher de passer tel ou tel seuil, disons. »

 

[IV-2 ; Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Jonathan Colbert] Veronica Sutton demande au Pr. Harold Colbert si son fils Jonathan avait connaissance de semblables textes et sortilèges, mais il ne le pense pas. Oh, certes, il a amplement eu l’occasion, depuis son enfance, de jeter un œil au contenu de sa bibliothèque… Mais le professeur ne pense pas qu’il s’y intéressait plus que ça.

« Je me trompe peut-être, puisqu'il a su "emprunter" le livre de Maldonado »

Mais rien au-delà. Cependant, c’est un problème dont il aimerait discuter avec les investigateurs : ils disent avoir retrouvé son fils, mais que l’accès à la Collection Zebulon Pharr demeurait nécessaire ; ils semblent bien établir un lien entre tout cela, impliquer son fils dans ces affaires occultes… C’est qu’ils ne lui ont pas tout dit – et il serait temps qu’ils le fassent. Veronica s’exécute : à l’origine, il s’agissait de simples soupçons, mais Jonathan Colbert semble bien se trouver au centre de toutes ces… « manifestations » étranges et maléfiques – la Noire Démence au premier chef. Et il y a ces tableaux très déconcertants… que le Pr. Colbert n’a jamais vus – rien depuis que Johnny a quitté l’appartement familial. Veronica, qui n’a pas vu ces tableaux, fait un signe de tête à Trevor Pierce : lui les a vus… et il a vu aussi le signe que lui a adressé Veronica – au stade où il en est de la Noire Démence, cela n’a plus rien d’évident !

 

[IV-3 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert ; Irena Kreniak, Gordon Gore] Quoi qu’il en soit, Trevor Pierce confirme les propos de Veronica Sutton, et rapporte aussi l’effet malsain du portrait du vieux chaman indien, confirmé par la galeriste qui l’a brièvement exposé, Mme Irena Kreniak. Le journaliste précise même qu’en raison de cet effet, Gordon Gore a renoncé à acquérir ce tableau !

« Quel effet ? » demande le Pr. Colbert : il lui faut en savoir davantage.

Trevor décrit le tableau avec précision : l’Indien revêtu d’une peau de grizzly, ces « sphères » en mouvement… Son propre discours fait s’interrompre le journaliste : il a acquis récemment une expérience bien particulière de ces formes étranges et mobiles… Harold Colbert perçoit bien ce trouble, mais le journaliste a encore suffisamment conscience de ce qui se passe autour de lui pour détourner tout soupçon – il renvoie simplement aux évocations figurant dans les différents textes qu’ils ont parcouru ici-même, et qui semblent correspondre. Quoi qu’il en soit, pareil tableau n’avait rien d’habituel – d’une certaine manière, c’est comme s’il venait d’un autre monde… Et, très soudainement, le journaliste s’agace – il est de plus en plus sensible à pareilles sautes d’humeur :

« Vous savez très bien à quoi je fais allusion, ne jouez pas au plus malin ! »

Colbert est très surpris par ce brusque changement de ton – Veronica le perçoit bien, non sans une certaine gêne… L’état de son camarade se dégrade à vue d’œil, pour qui sait voir ! La psychiatre cherche à calmer le journaliste, mais celui-ci, toujours assez brusque, lâche enfin :

« Il n’a qu’à venir le voir, ce tableau ! Il verra bien de quoi on parle ! »

Veronica suppose que ça pourrait être une bonne idée – et le Pr. Colbert aussi : il va les accompagner à la Russian Gallery.

 

[IV-4 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Yog-Sothoth] Toutefois, avant de quitter la Collection Zebulon Pharr, il faut régler la question des sortilèges. Veronica Sutton s’avoue troublée par les révélations figurant dans ces divers livres… Mais elle croit le Pr. Colbert, quand il les assure de l'efficacité de ces rites. Ce savoir pourrait s’avérer utile – et elle a conscience des risques que cela implique. Toutefois, c’est bien l’invocation de l’Esprit de Pebble Hill qui l’intéresse – un rituel qui demande du temps, l’investissement de plusieurs personnes… Le professeur est surpris, et inquiété, par cette requête, après toutes ses mises en garde – Trevor Pierce aussi, à vrai dire… qui, lui, est bien plus intéressé par le sortilège permettant d’appeler et de contrôler les « Fantômes-qui-marchent ». Harold Colbert a cependant promis de les aider dans cette affaire, et entreprend d’enseigner à ses deux interlocuteurs les savoirs impies qui les intéressent…

 

[L’expérience s’avère très perturbante pour Veronica, qui cumule les pertes importantes de SAN depuis qu’elle est arrivée à la Collection Zebulon Pharr… Mais Trevor aussi est affecté – d’où ces sautes d’humeur ; toutefois, le concernant, la Noire Démence est bien autrement préoccupante à cet égard, et, pour l’heure, même ‘il est engagé sur une pente fatale, le journaliste bénéficie de son étonnante force de caractère, qui le protège encore… pour un temps.]

 

V : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 14H30 – RUES DU TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[V-1 : Gordon Gore, Zeng Ju : Jonathan Colbert, Andy McKenzie, Bobby Traven] Gordon Gore et Zeng Ju ont achevé leur tournée des victimes du chantage exercé par Jonathan Colbert et Andy McKenzie. Mais l’état du domestique se dégrade à vue d’œil, ce qui préoccupe énormément le dilettante – c’est bien sûr lui qui conduit, à ce stade… Il propose enfin à son employé, avant de rentrer au Manoir Gore, sur Nob Hill, de faire un détour par le Tenderloin, qui en est relativement proche. Zeng Ju accepte. Gordon roule lentement, jaugeant les réactions du domestique. Celui-ci, comme Bobby Traven avant lui, ressent bien qu’il y a ici un degré supplémentaire de « stabilité », mais c’est moins franc – c’est surtout que le domestique est moins serein que le détective : il a le sentiment d’être plongé dans un chaos permanent, qui rend l’expérience moins édifiante, outre qu'il appris certaines choses très inquiétantes à l'origine de sa condition... Rien de plus, dès lors – ses pensées sont trop confuses ; et expliquer à Gordon ce qu’il ressent est plus compliqué encore. Le dilettante, un peu déçu, admet que l’expérience n’est pas concluante – ce qu’il garde cependant pour lui… Ils retournent au Manoir Gore.

 

VI : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 15 H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[VI-1 : Gordon Gore, Zeng Ju, Eunice Bessler : Jonathan Colbert] Gordon Gore et Zeng Ju ne tardent guère à arriver à destination. Le dilettante n’était vraiment pas ravi à l’idée de laisser sa maîtresse Eunice Bessler en compagnie de ce goujat de Jonathan Colbert… Mais celle-ci se porte très bien : quand le dilettante et le domestique se garent devant la demeure, elle est en train de critiquer le portrait que vient de réaliser le jeune peintre :

« C’est... intéressant, M. Colbert »

Elle ne pouvait probablement pas livrer opinion plus cruelle ; mais c’est qu’elle est bien entrée dans le jeu de Johnny, ce qui amuse ce dernier…

« Les vêtements, sans doute. Peindre les corps nus est beaucoup plus intéressant et gratifiant. Plus tard, peut-être ? »

On sonne à la porte – le peintre a encore le temps de chuchoter que « tout est négociable »… Eunice guide aussitôt son amant, sceptique, devant le tableau ; il fait la moue – le jeune homme a fait bien plus intéressant… Avec un grand sourire :

« Il n’a pas su rendre hommage à votre beauté, ma chère Eunice.

– Manque d’implication », explique Colbert.

 

[VI-2 : Bobby Traven, Gordon Gore, Zeng Ju : Trevor Pierce] Mais on sonne à nouveau à la porte : c’est Bobby Traven ! Et cela faisait quelque temps que les autres ne l’avaient pas vu… Il apparaît bientôt, à son comportement confus, qu’il est lui aussi affecté par la Noire Démence, et il ne le nie pas. Gordon Gore lui explique que c’est également le cas de Zeng Ju (ce dont le détective se doutait – par ailleurs, ils se voient très bien mutuellement, là où le domestique a de plus en plus de mal à distinguer quoi que ce soit de notre monde, Bobby étant encore à un stade un peu moins avancé), mais aussi de Trevor Pierce (absent ; et, le concernant, Bobby n’en avait pas la moindre idée). Le détective, de manière très professionnelle, fait le récit de tout ce qu’il a pu constater dans le Tenderloin, plus « stable » que tout autre endroit de la ville pour ce qu’il en sait, avec tout de même de sérieux bémols (l’histoire du vol de moineaux, tout particulièrement, en témoigne) ; il rapporte aussi ses perceptions présentes – notamment le fait qu’il distingue beaucoup mieux Zeng Ju que toutes les autres personnes dans l’assistance, lesquelles tendent de plus en plus à devenir de simples ombres très fugaces…

 

[VI-3 : Gordon Gore, Bobby Traven, Zeng Ju : Jonathan Colbert, Andy McKenzie, Veronica Sutton, Hadley Barrow, Charles Smith, Trevor Pierce, Harold Colbert] Bobby Traven constate, par ailleurs, que le morceau de tissu qu’il avait ramassé dans une poubelle du Tenderloin demeure parfaitement visible à ses yeux maintenant qu’il a quitté le quartier. Il le montre à ses interlocuteurs : Zeng Ju aussi le distingue parfaitement – les autres également, en fait, mais pour eux ce n’est que le très vulgaire et très sale reliquat d’une manche de chemise, tout à fait banal…Gordon Gore suppose que cette pièce de tissu, à l’instar du détective et du domestique, est à la fois dans les deux mondes. Peut-être est-ce le cas d’autres choses encore – par exemple dans les endroits que Jonathan Colbert et Andy McKenzie ont fréquentés ? Ou d’autres – comme Zeng Ju ? Ils auraient pu « contaminer » ces objets en les touchant ? Mais le dilettante a perdu le détective, ici :

« Un monde parallèle ? Qu’est-ce que c’est ? »

Bobby en avait pourtant l’intuition, ses faits et gestes l’ont montré, mais formaliser ainsi la question… Gordon rapporte leurs découvertes – et notamment celles de Veronica Sutton, à partir de ses entretiens d’ordre psychiatrique avec le Dr. Hadley Barrow, et ceux d’ordre anthropologique avec le Pr. Charles Smith.

 

[Bien sûr, cela restait très théorique ; les derniers développements, les plus concrets, sont encore inconnus de Gordon Gore, puisqu'ils proviennent du travail de Veronica Sutton, Trevor Pierce et Harold Colbert à la Collection Zebulon Pharr, dont ils ne sont pas encore revenus.]

 

Quoi qu’il en soit, certaines choses sont spécialement visibles pour les malades, qui n’ont rien de particulier pour les autres. Gordon Gore encourage ses amis à ouvrir les yeux, et, tant que c’est encore possible, à les informer de ce qu’ils perçoivent… Un petit tour de la propriété – les endroits fréquentés par les malades – ne révèle cependant aucun objet qui suscite ce genre de réactions.

 

[VI-4 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Bobby Traven, Zeng Ju : Jonathan Colbert ; Clarisse Whitman] Mais Jonathan Colbert, qui a assisté à ces échanges en se faisant tout petit (même s’il avait commencé par lancer quelques sarcasmes à l’encontre de Gordon Gore, il a vite changé de comportement en constatant le profond sérieux de l’assistance), est des plus perplexe : il ne comprend rien à ce dont les autres parlent, mais y perçoit sans doute quelque chose d’inquiétant… et son comportement laisse supposer (à Eunice Bessler tout particulièrement) qu’il entrevoit la possibilité qu’il ait une certaine responsabilité dans tout ça, même sans comprendre de quoi il s’agit au juste. Gordon aussi le perçoit, et invite le peintre à s’exprimer : Colbert ne comprend rien à cette histoire de fous… Mais… S’il y a un lien avec lui… Et avec ces filles… Le peintre patine, visiblement mal à l’aise. Gordon l’encourage à poursuivre : il voit bien ce qu’il en est – il ne s’agit pas de l’accuser de quoi que ce soit, mais de guérir des malades ! Jonathan Colbert acquiesce, l’air grave. Quand ils ont parlé de ces petits objets… Peut-être que Clarisse Whitman était bel et bien affectée, elle aussi ?

« Vous savez, quand elle m’accusait de voler… des trucs. Moi, j’étais persuadé que c’était elle qui les faisait disparaître, pour me faire une scène… Mais… Je me demande… Peut-être qu’elle était déjà… Et qu’elle faisait passer ces objets… "Ailleurs" ? Sans même s’en rendre compte ? »

Et il fixe alors Bobby Traven :

« Où est passé le morceau de tissu que vous aviez en main, Monsieur ? »

Tous se retournent d’un même mouvement vers le détective – lequel voit bien qu’il a toujours le morceau de tissu en main, et Zeng Ju le voit aussi… Mais aucun des autres. Le détective, étonné, lève la main pour montrer qu’il le tient toujours… mais les autres ne voient que sa main vide. Le silence s’éternise, puis le peintre reprend :

« Une fois, c’était une brosse à cheveux… Puis une boucle d’oreille… Même un verre d’eau… »

Tous les objets que le détective touche disparaissent-ils de la sorte ? Gordon se lève brusquement : une expérience ! Qu’il fume ce cigare ! Bobby accepte volontiers – et, comme de juste, rien de spécial ne se produit ; si ce n’est que le détective n’a jamais fumé un aussi bon cigare ! Gordon a l’air déçu – amer, même :

« Eh bien, profitez-en, puisque c’est ça ! »

Eunice avance que cela ne fonctionne peut-être que pour les objets ayant un caractère « personnel » ?

« Une brosse à cheveux, une boucle d’oreille… »

Mais cela ne tient pas : le morceau de tissu déniché par Bobby dans une poubelle n’avait assurément rien de personnel. Eunice ne désarme pas :

« Mais c’était une manche de chemise ! Quelque chose qui va près du corps ! Comme la brosse, comme la boucle ! »

Mais Jonathan Colbert a aussi parlé d’un simple verre d’eau, sans rien de particulier…

 

VII : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 16H30 – SAN FRANCISCO FERRY BUILDING, EMBARCADERO, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[VII-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Randolph Coutts, Gordon Gore, Irena Kreniak, Jonathan Colbert] Veronica Sutton, Trevor Pierce et le Pr. Harold Colbert ne se sont pas davantage attardés à la Collection Zebulon Pharr : Randolph Coutts les a raccompagnés en voiture à la gare, après quoi ils ont gagné le ferry, traversé le Golden Gate, et, de l’Embarcadero, vont rejoindre le quartier bohème de North Beach, où se trouve la Russian Gallery – mais le journaliste, qui s’y était déjà rendu avec Gordon Gore, a fait remarquer lors de la traversée que, sans même parler de sa condition actuelle (les effets de sa désorientation sont de plus en plus visibles de ses camarades ; le bateau constitue une épreuve terrible, très déstabilisante !), leur employeur serait de toute façon un bien meilleur interlocuteur que quiconque d’entre eux, face à la galeriste Irena Kreniak : après tout, c’est lui qui a l’argent, et qui a acheté toutes ces toiles… Un peu hésitante d’abord (craignant que le Pr. Colbert en profite pour tirer les vers du nez au dilettante, concernant son fils Jonathan), la psychiatre s’est finalement rendue aux raisons du journaliste – et elle a téléphoné au Manoir Gore en arrivant à l’Embarcadero : elle a eu un peu de mal à s’expliquer, cherchant ses mots et semblant oublier ce qu’elle était au juste en train de faire, jusqu'aux raisons de son appel à vrai dire, mais, quoi qu’il en soit, Gordon Gore va les rejoindre à la galerie (il laisse les autres chez lui, avec Jonathan Colbert).

 

VIII : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 16H30 – RUSSIAN GALLERY, 408 FRANCISCO STREET, NORTH BEACH, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[VIII-1 : Gordon Gore : Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] En fait, Gordon Gore arrive même un peu en avance, et, sans plus attendre, pénètre dans la galerie, où Irena Kreniak l’accueille à bras ouverts. Après avoir échangé quelques banalités, le dilettante demande à la propriétaire de la Russian Gallery si personne n’est venu, depuis la dernière fois, pour voir cet étrange tableau de Jonathan Colbert figurant un vieil Indien (les seize toiles de nu ont bien été livrées, merci)… Mais non : personne ne l’a vu – il est resté dans la réserve, à sa place, et elle n’en a parlé à personne. Son client aurait-il changé d’avis ? Souhaiterait-il l’acheter également ? C’est peut-être le cas, oui. La galeriste conduit le dilettante dans la réserve, devant le tableau…

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[VIII-2 : Gordon Gore : Irena Kreniak ; Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Gordon Gore se perd à nouveau dans la contemplation de cet étrange portrait… Il sent qu’il y a quelque chose d’anormal, à même de susciter le malaise. Mais – est-ce parce qu’il en a vu d’autres dans l’appartement de Jonathan Colbert et Andy McKenzie ? – il a toutefois le sentiment de mieux résister à cette étrange attirance… Ça ne le laisse pas indifférent pour autant. Toutefois, il peut ainsi examiner plus sereinement la toile, et sa très grande valeur, au-delà, ne fait aucun doute à ses yeux. Irena Kreniak en est elle aussi consciente, à l’évidence : M. Gore comprendra sans doute que ce tableau exceptionnel sera un peu plus coûteux que les autres… Ce n’est à l’évidence pas un problème pour le dilettante. La galeriste avance le prix de 100 $ (Gordon s’y connaît, et ça les vaut) – elle précise aussi que Jonathan Colbert, « quand il aura de nouveau donné signe de vie », ne manquera pas de louer le bon goût autant que la générosité de M. Gore… Avec sa désinvolture habituelle, le dilettante sort son portefeuille – qui contient cette somme invraisemblable, et même bien plus encore… À en juger par l’air ravi et stupéfait autant qu’intimidé, d’une certaine manière, de la galeriste, il apparaît clairement qu’elle ne conclut pas ce genre de transactions tous les jours ! Et Gordon, sur un air de confidence, ajoute qu’il se pourrait que Jonathan Colbert soit « retrouvé » sous peu… En tant que mécène, il entend œuvrer à la « réhabilitation » du jeune peintre – et souhaite y associer Irena Kreniak et la Russian Gallery. La galeriste est bouche bée – mais le carillon de l’entrée se fait entendre, elle prie Gordon Gore de bien vouloir l’excuser un bref instant, il lui faut accueillir ses clients… Et elle se rend de son pas un peu traînant dans la salle d’exposition principale.

 

[VIII-3 : Veronica Sutton, Trevor Pierce, Gordon Gore : Harold Colbert, Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] Les nouveaux venus sont bien sûr Veronica Sutton, Trevor Pierce et Harold Colbert ; de lui-même, Gordon Gore les rejoint depuis la réserve, devançant même Irena Kreniak. Celle-ci reconnaît Trevor, qu’elle appelle par son nom – mais il ne l’entend pas… Au bout de quelques secondes un peu gênantes, cependant, il la voit qui lui tend la main, et réagit donc avec un temps de retard – d’une main molle… La galeriste ne s’y arrête pas, et suppose que Gordon Gore connaît également ces deux autres personnes ? C’est bien le cas, et il fait les présentations : Mme Veronica Sutton, et… M. Harold Colbert. Irena Kreniak est interrompue dans son élan, et le dilettante confirme, à son regard interloqué, qu’il s’agit bien du père de Jonathan Colbert… Très souriante, Mme Kreniak se dit enchantée, et félicite le professeur : son fils a un immense talent ! Le dilettante, qui ne tient pas à ce que ces échanges s’éternisent, mentionne aussitôt qu’il a fait l’acquisition d’un dernier tableau du jeune homme – qu’ils le suivent dans la réserve, pour y jeter un œil avant qu’il ne soit emballé ! Il se comporte un peu comme en pays conquis, mais la propriétaire ne va certainement pas lui faire le moindre reproche… Et tout le monde de se rendre dans la réserve – y compris le Pr. Colbert, qui a tout de même l’air un peu indécis, et Trevor, qui est visiblement dans le vague.

 

[VIII-4 : Gordon Gore, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert] Or Gordon Gore fait bien attention à la réaction du Pr. Harold Colbert quand il voit le tableau – mais aussi à celle de Trevor Pierce. Lequel ressent à nouveau l’effet d’ « aspiration »… mais plus fort que jamais ! Car le tableau, avec ses sphères mouvantes, se fond parfaitement dans la masse grisâtre et fluctuante dans laquelle s’enfonce le journaliste de manière générale… Il a en fait la sensation que ce n’est pas tant lui-même qui est « attiré » à l’intérieur du tableau – mais le monde entier ! Le fait de distinguer parfaitement le vieil Indien n’est pas non plus pour le rassurer… Quant à Harold Colbert, même s’il garde pour l’essentiel sa contenance, Gordon constate qu’il se fige – mais son comportement ne traduit pas le même abandon inquiétant que Trevor, et il demeure semble-t-il parfaitement lucide.

 

[VIII-5 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Harold Colbert, Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] Veronica Sutton, toutefois, n’avait elle non plus jamais vu semblable tableau auparavant… et son esprit déjà chamboulé par les expériences et les révélations à la Collection Zebulon Pharr semble presque sur le point de s’effondrer. La psychiatre, est-ce un réflexe défensif… ne sait subitement plus du tout où elle se trouve, ce qu’elle y fait et qui sont ces personnes autour d’elle – notamment cet homme assez âgé qui la regarde en haussant le sourcil… Or il semble comprendre ce qui l’affecte, et, en détachant bien les mots, d’une voix impérieuse :

« Mme SUTTON, je crois qu’il faudrait que nous discutions. »

Et visiblement pas devant Irena Kreniak... Gordon Gore comprend à son tour ce qui se produit et joue le jeu. Il va falloir emballer ce tableau, après quoi ils raccompagneront le professeur chez lui ? Tandis que Veronica se reprend peu à peu, Gordon, qui n’osait pas envisager cette hypothèse auparavant :

« À moins que vous ne préfériez nous suivre chez moi ? »

Où se trouve son fils Jonathan

 

[VIII-6 : Trevor Pierce, Gordon Gore, Veronica Sutton : Harold Colbert, Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] Mais Trevor Pierce est dans de toutes autres dispositions :

« Vous n’avez pas vraiment vu le tableau, hein ? Vous tous ! Vous ne l’avez pas vu comme moi je l’ai vu ! Il faut voir le tableau ! Vraiment le voir ! Comme moi ! Il faut voir les sphères SORTIR ! »

Gordon Gore prend le journaliste par le bras :

« Nous en parlerons au manoir. »

Et il quitte la réserve, en entraînant également Veronica Sutton, presque aussi perdue que le journaliste mais par nature bien moins démonstrative, ainsi que Harold Colbert, qui a pris sa décision : il va les suivre au Manoir Gore. Irena Kreniak, un tantinet décontenancée, reste seule dans la réserve, à emballer le tableau de Jonathan Colbert… Le temps qu’elle achève sa tâche, ses clients se reprennent petit à petit. Mais Veronica, l’air affolé, ne cesse de demander l’heure au dilettante ; elle a oublié sa montre, et… Il fallait qu’elle fasse quelque chose… Mais quoi… Ah ! Oui : nourrir ses chats ! C’est bien l’heure – n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? Quelle heure est-il ? Etc. Gordon fait de son mieux pour lui répondre et la calmer, la galeriste sort de la réserve avec le tableau emballé, et ils quittent enfin les lieux, sur d’ultimes politesses de la part du dilettante, à l’adresse d’une Irena Kreniak parfaitement stupéfaite par ces comportements très inattendus… Quant à Gordon, il ne manque pas de noter que Mme Sutton à son tour semble… perdue ?

 

IX : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 17H30 – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[IX-1 : Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven : Jonathan Colbert] Eunice Bessler était restée au Manoir Gore, en compagnie de Zeng Ju, Bobby Traven et Jonathan Colbert. Elle les a tous surveillés attentivement – l’état du domestique était particulièrement préoccupant, il semblait ne plus avoir aucune prise sur la réalité (Bobby bien davantage). Colbert, par ailleurs, était visiblement affecté par leur discussion : il ne faisait plus montre de la même nonchalance narquoise… et fumait cigarette sur cigarette.

 

[IX-2 : Gordon Gore : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Les autres reviennent de la Russian Gallery – mais Gordon Gore demande au Pr. Harold Colbert de bien vouloir patienter un peu devant la porte, avant de le suivre à l’intérieur du manoir. Le dilettante pénètre donc seul dans la résidence, et se rend aussitôt auprès de Jonathan Colbert, lui expliquant qu’ils ont « un invité » qui pourra les aider dans cette affaire – il ne dit pas explicitement qu’il s’agit du père du peintre, mais suppose que celui-ci le comprendra de lui-même et saura se préparer à ces retrouvailles… Visiblement, c’est bien le cas : les traits de Jonathan se font plus durs, colériques même, mais il ne dit rien – se contentant d’allumer une autre cigarette en baissant la tête. Gordon va chercher les autres, et d’abord le Pr. Colbert : il peut maintenant entrer.

 

[IX-3 : Gordon Gore : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Harold Colbert, qui, lui, avait eu le temps de se préparer à ces retrouvailles, s’avance lentement dans le grand salon, où se trouve son fils Jonathan, affalé dans un canapé. Le jeune homme relève la tête. L’échange n’est pas des plus chaleureux :

« Johnny

— Papa… »

Puis le silence s’éternise. Harold est visiblement un peu ému, tout de même, et s’assied gauchement dans un fauteuil. Il n’ose pas prendre l’initiative de la conversation, et, plus généralement, il ne sait pas comment réagir – au point où il se tourne enfin vers Gordon Gore. Le dilettante explique au peintre qu’il a pris l’initiative d’inviter son père parce que, comme il a pu le constater, le temps presse – leurs amis malades sont dans un triste état, et il leur faut agir au plus vite. Pour cela, il faut comprendre ce qui s’est produit, et le Pr. Colbert leur sera d’une aide indispensable à cet effet.

[IX-4 : Gordon Gore, Zeng Ju, Eunice Bessler : Jonathan Colbert] Jonathan Colbert se lève, et approche de la toile empaquetée du vieux chaman indien – se doutant que c’est bien de cela qu’il s’agit. Gordon Gore le rejoint et défait l’emballage, puis pose le portrait sur une commode – Zeng Ju repère aussitôt ce nouvel élément du décor, mais presque… comme une bouée de sauvetage ? Il en est affecté, mais n’en a pas spécialement peur. Eunice Bessler, qui n’avait jamais vu le tableau elle non plus, perçoit son caractère hors-normes, mais guère plus. L’attitude de Jonathan est complexe : alors qu’il fixe le tableau, son langage corporel explique aussi bien l’attirance, le dégoût, la peur, la colère…

 

[IX-5 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Harold Colbert prend enfin la parole – c’est une des dernières œuvres de Johnny ?

« Oui. »

Suggérée par ses rêves, à en croire Mme Sutton ?

« Oui. »

Le professeur soupire :

« Ça s’était déjà produit – pas avec l’Indien. »

Il se tourne vers Veronica, et lui demande ce qu’elle en pense. Il regarde également Gordon Gore, mais le dilettante se sent trop dépassé pour répondre quoi que ce soit. La psychiatre fait le lien avec les chamans du grizzli rumsens – mais au-delà… C’est certain ; le professeur renvoie à la légende évoquée par Pedro Maldonado dans son livre – selon laquelle tous les chamans du grizzli n’avaient pas été exterminés, mais certains avaient pu partir « ailleurs » ; ils avaient disparu, non péri ; et ils attendaient…

« Il ne fait aucun doute que le vieil Indien représenté sur cette toile est l’un d’entre eux, et peut-être même…

— Le dernier », complète son fils.

Harold Colbert acquiesce – ajoutant après un bref silence :

« Jonathan, il faut que tu saches que… Ce n’est pas ta faute. Tu n’es pas coupable. »

Le peintre baisse la tête – en colère. Et son père reprend :

« Il reste que ce tableau est un… un passage. On se sent aspiré par le tableau – j’ai bien vu comment vous y avez réagi. Mais c’est un leurre : en fait, c’est exactement le contraire qui se produit – c’est avant tout ce que représente le tableau, cet autre monde, qui vient dans notre monde. C’est le principe de la magie sympathique, en l’espèce. »

Veronica le comprend – mais que vient faire Jonathan dans tout cela ?

« Eh bien, je suppose que le chaman a identifié Johnny comme étant un de ces rares individus pouvant lui être utiles, et, en le manipulant via ses rêves, il l’a amené à réaliser cette peinture – et d’autres. »

De temps en temps, le professeur se tourne vers son fils, quêtant son approbation – le peintre se contente de hocher la tête sans un mot.

« De la sorte, Johnny a offert au chaman… un ancrage. Lui permettant de passer dans notre monde. »

 

 

[IX-6 : Trevor Pierce : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Le Pr. Harold Colbert s’interrompt quelque temps. Il lâche un soupir, puis reprend :

« C’est une chose – mais cela va bien au-delà, même si je ne peux pas prétendre comprendre les intentions de ce chaman. On peut le supposer débordant de haine et de rancœur, toutefois… Mais je crois que c’est ici que se noue le lien avec la Noire Démence. L’étude statistique dont avait parlé M. Pierce témoigne de la récurrence du phénomène, et je ne serais pas surpris si l’on trouvait, à chacun de ces pics de contamination, un artiste, « professionnel » ou simplement quelqu'un de doué avec ses mains, qui aurait représenté ce chaman ou un autre, de quelque manière que ce soit, pour en permettre l’accès dans notre réalité – la véritable motivation de ce vagabondage entre les dimensions étant la Noire Démence. Je suppose que, oui, cela relève au moins pour partie de la vengeance… Mais peut-être pas seulement. »

Trevor Pierce a saisi le discours du Pr. Colbert (ce qui n’avait rien d’évident dans son état), et lâche sur un ton passablement agressif que le vieux bonhomme est bien pour quelque chose dans tout ça, même s’il se dédouane. Le professeur répond sèchement que c’est possible, qu’ils en ont déjà parlé à la Collection Zebulon Pharr, et que ce n’est pas le moment. Puis il se retourne vers son fils :

« Mais Johnny n’est visiblement pas malade. Tu n’y es pour rien, tu ne pouvais pas le savoir… mais je crois que tu as fait office de "porteur sain". »

Ce que Trevor juge encore plus suspect, ainsi qu’il le marmonne…

[IX-7 : Eunice Bessler, Trevor Pierce Gordon Gore : Jonathan Colbert, Harold Colbert] Mais Eunice Bessler coupe Trevor Pierce : comment Jonathan Colbert a-t-il été contaminé ? Par ses rêves, répond Harold Colbert… La comédienne s’en doutait – mais c’est qu’elle entend aller plus loin : et si l’on brûlait ces tableaux, et que l’on empêchait Jonathan de peindre ? Ne pourrait-on pas enrayer ainsi l’épidémie ? Mais le professeur ne le pense pas : le passage a déjà eu lieu – le pic actuel de la Noire Démence, justement, en témoigne ! Et quant à ses victimes présentes… C’est trop tard : le professeur ne pense pas qu’on puisse les sauver (ce qui jette un froid dans l'assistance…). Leur seul espoir est d’enrayer l’épidémie pour qu’il n’y ait pas de nouveaux cas. Trevor, narquois, dit que Harold Colbert n’en sait absolument rien – on devrait quand même tenter de brûler le tableau ! Eunice, même si c’est elle qui avait fait cette suggestion, suppose que cela ne reviendrait qu’à brûler l’argent de Gordon Gore… « Et alors ! Il en a plein ! » hurle Trevor. Quant à Jonathan Colbert : « Brûlez-le si vous voulez. Celui-ci, les autres, tous… Ça ne servira à rien : je crois que mon père a raison – je le sens… »

 

[IX-8 : Veronica Sutton : Jonathan Colbert, Harold Colbert ; Andy McKenzie] Veronica Sutton interroge Jonathan Colbert à ce propos ; peut-être cela tient-il à ses souvenirs de ses rêves les plus récents ? Le peintre répond qu’il n’avait pas pour habitude, avant, de se souvenir de ses rêves… Mais il se reprend aussitôt :

« Si, il y a quelques années, pendant un moment… »

Mais, récemment, c’était autre chose : ce vieil Indien a hanté ses rêves toutes les nuits pendant un certain temps, tout récemment encore – d’où ces autres tableaux, dans l’appartement qu’il louait avec « ce crétin d’Andy McKenzie »… Mais, depuis deux, trois jours environ, plus rien. Il ne savait pas quoi en penser – mais suite aux explications de son père, il croit comprendre, maintenant, que cela signifiait simplement que le chaman du grizzli n’avait plus besoin de lui.

 

[IX-9 : Gordon Gore, Trevor Pierce : Jonathan Colbert, Harold Colbert] Mais Gordon Gore intervient : cela signifierait donc qu’il est passé ? Et qu’il est autonome ? Jonathan Colbert le croit – mais Harold Colbert l’interrompt :

« Dans une certaine mesure. Je ne peux jurer de rien, bien sûr… Il a visiblement eu besoin de cette magie sympathique pour venir ; il n’en a probablement pas besoin pour rester – un peu. Mais cet être s’est exilé depuis des siècles dans un tout autre monde, foncièrement différent… Je ne pense pas qu'il ait totalement coupé les ponts, par ailleurs ; il est peut-être lui aussi dans les deux mondes, à sa manière, sans doute bien plus assurée que celle de ses victimes. »

Trevor Pierce, toujours aussi narquois :

« Vous qui connaissez par cœur tout le Necronomicon, vous devez bien savoir quoi faire, hein ? »

Les attaques du journaliste agacent de plus en plus le Pr. Colbert :

« Je vous ai déjà dit de ne pas prendre ce sujet à la blague ! Ça ne me fait pas du tout rire…

— Mais tout de même, c’est vous l’universitaire…

Écoutez, enfin ! Le problème avec ce type d’ouvrages est qu’on ne les comprend jamais totalement – parce qu’ils ouvrent des perspectives sur des choses qui nous dépassent. J’ai bel et bien une certaine expérience de ces livres ; ça ne fait pas de moi un puits de science infini, parfaitement au fait des horreurs que ces entités ou leurs sbires peuvent entreprendre. »

 

[IX-10 : Eunice Bessler, Trevor Pierce, Zeng Ju, Bobby Traven : Harold Colbert] Mais alors, que faire ? À écouter le Pr. Colbert, Eunice Bessler a l’impression qu’ils sont totalement désarmés, qu’ils ne peuvent absolument rien tenter… Non : il est certes trop tard pour empêcher le passage, ou pour sauver les victimes déjà contaminées par la Noire DémenceTrevor Pierce explose :

« Alors c’est comme ça ! Zeng Ju, Bobby et moi, on n’a plus qu’à plier bagage, et tant pis ! »

Mais le domestique (est-ce parce qu’il a perçu dans « leur » monde l’agitation du journaliste ?) revient brièvement parmi ses interlocuteurs, demandant poliment mais fermement à Trevor de se calmer – une intervention qui stupéfie tout le monde, à ce stade. Le silence s’instaure…

 

[IX-11 : Veronica Sutton, Eunice Bessler : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Puis le Pr. Colbert reprend : si l'on ne reviendra pas sur ce qui s'est déjà produit, donc, il doit pourtant demeurer possible d’empêcher la Noire Démence de faire davantage de dégâts, présentement et à l’avenir. Se tournant vers Veronica Sutton, il lui rappelle l’extrait de Mythes des chamans du grizzli rumsens, dans lequel Pedro Maldonado rapportait que, pour vaincre la malédiction qu’est la Noire Démence, il fallait pénétrer volontairement dans « ce royaume », et y trouver la piste menant à « la source », qui serait en même temps le chemin du retour. Dire ce que tout cela signifie au juste… Par ailleurs, qui pourrait exiger d’eux qu’ils se lancent dans pareille aventure, qui à tout prendre relève du suicide ? Eunice Bessler est stupéfaite par la gravité des propos du professeur ; se tournant vers Veronica :

« Il est sérieux, là ? »

Oui : il est parfaitement sérieux. Elle-même l’est tout autant.

« Vous aussi, Eunice, vous devriez l’être. »

La starlette baisse humblement la tête. La psychiatre se retourne vers Harold Colbert ; elle croit comprendre ce qu’il suggère… Mais d’abord, elle veut l’entendre confirmer que Jonathan Colbert ne constitue plus en tant que tel une menace – elle se méfie de ses sentiments paternels, si elle ne le dit pas… Mais il a l’air parfaitement sincère. Veronica se tourne vers le peintre, et, sur un ton sévère :

« Maintenant que vous êtes conscient de ce qui s’est produit et de votre rôle dans cette affaire, sans doute saurez-vous prendre vos responsabilités pour tenter d’y remédier ? »

Le peintre a quelque chose du gamin pris en faute et grondé par la maîtresse… Il a perdu toute son arrogance. Mais il acquiesce : il ne sait pas ce qu’il faut faire, mais il jure qu’il n’avait aucune intention de faire du mal à ces filles, ou quoi que ce soit d’autre…

 

[IX-12 : Gordon Gore, Veronica Sutton : Jonathan Colbert ; Clarisse Whitman] Par ailleurs, Jonathan Colbert le maintient : il n’a aucune idée d’où Clarisse Whitman peut bien se trouver… Gordon Gore suppose qu’il faut continuer l’enquête dans le Tenderloin, et il est approuvé par le Pr. Colbert : si ce quartier correspond bien à Pebble Hill… Cela semble recouper les découvertes de Mme Sutton au Napa State Hospital : les malades ne peuvent survivre que dans le Tenderloin. Si elle ne s'y trouve pas, ils ne la trouveront nulle part.

 

[IX-13 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler : Harold Colbert, Jonathan Colbert ; Clarisse Whitman] Mais Gordon Gore poursuit : il ne faudrait donc pas seulement enquêter dans les ruelles du Tenderloin ; ceci ne permettrait que de retrouver Clarisse Whitman... Mais, pour mettre fin à l’épidémie de Noire Démence, il faudrait donc aller dans cet autre monde ! Mais comment faire ? Le tableau, si c’est bien un passage ? Non : il a rempli son office, et, contrairement aux apparences, son objet était de permettre à quelque chose venant de l’autre côté de passer dans notre monde – pas l’inverse. Mais… il y a d’autres moyens – deux, et tout aussi fous, voire suicidaires, l'un que l'autre : être contaminé par la Noire Démence… ou faire appel aux « Fantômes-qui-marchent ». Veronica Sutton se demande toutefois s’il ne serait pas possible également de contrer le chaman, et peut-être la maladie, via les rêves... L’hypothèse est pertinente, mais le Pr. Colbert ne sait absolument pas ce que cela pourrait donner – et, là encore, le chaman est déjà passé par les rêves, il n’en a probablement plus besoin… Le témoignage de Jonathan semble montrer que c’est bien ce qui s’est produit. Eunice Bessler, elle, ne comprend absolument rien à ce dont ils parlent…

« Mais, dans les films, dans les moments les plus sombres, il y a toujours quelqu'un qui trouve une solution ! »

Silence…

 

[IX-14 : Gordon Gore, Trevor Pierce : Harold Colbert] Les perspectives sont pour le moins déprimantes. Mais Gordon Gore se pose en homme d’action : le temps presse ! Il leur faudra donc retourner dans le Tenderloin, puis trouver comment gagner « cet autre monde ». Le dilettante espère que le Pr. Colbert saura faire tout son possible pour les y aider – il est le plus compétent en ces matières. Harold Colbert le concède : il ne peut pas se désister, à ce stade.

« Y a intérêt ! » maugrée Trevor Pierce

Le dilettante pousse son avantage : le professeur viendra avec eux. Humblement, Colbert acquiesce.

 

[IX-15 : Trevor Pierce : Harold Colbert] Trevor Pierce s’en félicite, moqueur – mais que faire pour « les couteaux de métal pur » ? Tout le monde le regarde, l’air éberlué – mais il explique que ces artefacts étaient mentionnés par Pedro Maldonado dans Mythes des chamans du grizzli rumsens ; ayant étudié le sortilège d’invocation des « Fantômes-qui-marchent » avec le Pr. Colbert, il sait que ce sont des objets indispensables à l’exécution du rituel.

 

[Trevor a enchaîné les réussites exceptionnelles à des jets d’Intelligence et de Pouvoir : sa compréhension du rituel d’invocation est absolument remarquable pour un novice en la matière ; mais lui-même n’en est en rien surpris… Ce n’est pas seulement qu’il comprend ce qu’il faut faire, c’est aussi qu’il sait être en mesure de le faire, avec une force de conviction débordante !]

 

Le professeur confirme ses dires : de tels objets sont requis – pour quelle raison exactement ? Nous n’en savons rien, et c’est bien pourquoi nous parlons de magie, même si c’est probablement une solution de facilité… Les chamans du grizzli rumsens utilisaient des couteaux de cuivre, plus précisément. Le professeur devrait pouvoir en trouver, ou des équivalents tout aussi utiles, via ses contacts ou au pire la Collection Zebulon Pharr – qui contient de nombreux artefacts, pas seulement des livres.

 

[IX-16 : Veronica Sutton, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce, Gordon Gore, Eunice : Harold Colbert ; Clarisse Whitman] Il faut donc agir au plus tôt. Dès que possible, ils retourneront dans le Tenderloin, en quête de Clarisse Whitman. Après quoi, tout indique que Zeng Ju, Bobby Traven et, malgré qu’il en ait, Trevor Pierce, se retrouveront très vite dans la situation des clochards du quartier, totalement perdus entre deux mondes… Il faudra donc, pour les autres, trouver comment passer dans l’autre monde, sans doute en recourant aux « Fantômes-qui-marchent », et avec l’assistance du Pr. Harold Colbert, lequel va rassembler d’ici-là les artefacts et connaissances utiles pour la réalisation du rituel. Le ton très définitif de Gordon Gore ne change pas forcément grand-chose au sentiment général : tout cela est très mal engagé… Et Veronica Sutton, une fois cette décision prise, retourne à son cabinet à la lisière de Fisherman’s Wharf – elle nourrit ses chats… pour la dernière fois ? Elle rédige un testament ainsi qu’une lettre à destination de la concierge, afin qu’elle s’occupe de ses félins adorés au cas où il lui arriverait malheur… À vrai dire, Gordon, retiré dans son bureau, fait exactement la même chose. Eunice Bessler seule semble conserver le sourire – en façade du moins…

 

À suivre…

Voir les commentaires

Le Tunnel, d'Itô Junji

Publié le par Nébal

Le Tunnel, d'Itô Junji

ITÔ Junji, Le Tunnel [Tonneru Kitan トンネル奇譚 : Itô Junji Kyofu Manga Collection 伊藤潤二恐怖マンガCollection, vol. 14], traduction [du japonais par] Jacques Lalloz, Paris, Tonkam, coll. Frissons – Intégrale Junji Itô, [1995, 1997-1998] 2013, 234 p.

HORREUR !

 

Retour au maître du manga d’horreur contemporain, Itô Junji, avec Le Tunnel, soit le quatorzième volume de son « intégrale ». À l’instar du Cirque des horreurs, lu et chroniqué il y a quelque temps de cela, le présent tome est un recueil de cinq histoires courtes – le registre où l’auteur, à en croire les initiés, excelle le plus, même si je tends à croire que le long récit suivi Spirale demeure ce qu’il a fait de mieux.

 

Cinq histoires, donc, d’une cinquantaine de pages chacune à l’exception de la première un peu plus courte, et dont quatre datent de 1997, toutes publiées dans Nemuki, et une de 1995, publiée dans le Mensuel Halloween. Nous sommes donc juste avant Spirale dans la bibliographie de l’auteur – et, comme pour Le Cirque des horreurs, cela se sent à l’occasion, même si l’approche générale est globalement très différente, et de manière très marquée en ce qui concerne le graphisme : ce sont deux mondes passablement distincts.

 

LES PLUS BELLES IDÉES DU REGISTRE…

 

Et le même effet incroyable se reproduit, qui relève de la fascination pure et simple en ce qui me concerne ; un sentiment que l’on pourrait résumer par cette question bateau dont raffolent forcément les écrivains d’horreur : MAIS OÙ VA-T-IL CHERCHER TOUT ÇA ?!

 

Ce n’est pas la moindre qualité d’Itô Junji : il est d’une inventivité phénoménale, et illustre dans ses récits des histoires totalement folles, aux postulats savoureusement improbables et qui n’en sont que plus terrifiants. Dans le domaine de la BD d’horreur, je ne vois rien qui puisse ne serait-ce qu’approcher de la maestria d’Itô Junji en termes d’idées de récit – même Umezu Kazuo, son maître, et que j’adore, me paraît opérer dans un registre que je n’ai certes pas l’envie de qualifier de « convenu », ça serait sacrément injuste, mais disons du moins que ça n’est pas aussi stupéfiant d'originalité, et surtout pas de manière aussi systématique.

 

Pareilles idées incitent davantage à chercher du côté des maîtres de l’horreur littéraire – pas tant Lovecraft, qu’Itô Junji adore (et ça se sent dans Spirale tout particulièrement – ou, dans le présent volume, dans « De longs rêves », « L’Histoire sanglante du village de Shirosuna » et peut-être aussi « Le Tunnel »), qu’un Stephen King – question productivité et efficacité, c’est le seul nom qui vient à l’esprit, tous deux trônent au sommet du genre et n’ont pas d’autres pairs –, mais un Stephen King mâtiné de Clive Barker, pour le surplus de bizarrerie et de grotesque qui achève de singulariser leurs œuvres respectives.

 

Dans Le Tunnel, le récit éponyme et « L’Histoire sanglante du village de Shirosuna » sont sans doute moins surprenants que les trois autres, mais certes pas au point de la banalité. « Les Noiraudes » est peut-être ma nouvelle préférée, qui, sur une idée de base pas forcément si originale, brode pourtant une histoire inventive et terrible, avec tout le brio que l’on est en droit d’attendre d’un Itô Junji en grand forme.

 

On peut sans doute mettre en avant quelques traits typiques, outre les éclats de grotesque du graphisme qui se lâche, et un me paraît important – représentatif de Spirale aussi, d’ailleurs : une capacité étonnante et pourtant convaincante à dépeindre des microcosmes qui semblent réagir aux plus horribles étrangetés avec tout le stoïcisme d’individus sans imagination, jusqu'à faire de ces situations objectivement « anormales » une norme dont il faut de toute façon bien s’accommoder – j’imagine qu’une analyse plus poussée de cette question pourrait s’avérer fructueuse.

 

… MAIS DES CONCLUSIONS RAREMENT À LA HAUTEUR

 

Mais ce brio initial a souvent une fâcheuse contrepartie : les fins ne sont à mes yeux que rarement à la hauteur des promesses de toutes ces merveilleuses introductions. Et je suppose que cela tient souvent au format de ces récits – mais dans deux directions contradictoires : il n’y a pas de règle, en fait – c’est parfois trop court, parfois trop long ; mais, en tout cas, il y a bien, et régulièrement, des problèmes de rythme. Pour le coup, c’est peut-être le récit le plus court de l’ensemble, paradoxalement appelé « De longs rêves », qui en témoigne le plus, or c’est celui sur lequel s’ouvre le recueil.

 

La tentation de la chute peut aussi s’avérer dommageable. Finalement, les histoires qui s’en tirent le mieux à cet égard sont probablement « Le Tunnel » et « Les Noiraudes », parce que leur structure n’appelle pas d’ultime révélation ou cauchemar, jouant bien davantage, et avec une mélancolie marquée, sur le sentiment de l’inéluctable – ce qui est aussi, assurément, le cas de « L’Histoire sanglante du village de Shirosuna », histoire cependant bien plus classique et d’un ton plus léger, « pulp » peut-être.

 

Tandis que « Le Buste de bronze », récit lorgnant sur la comédie horrifique (mais qui demeure vraiment horrifique, hein), s’éparpille en saynètes grotesques souvent réjouissantes, mais objectivement d’une utilité et d'une pertinence variables.

 

À tous ces niveaux, on est régulièrement porté à regretter que les développements et surtout les conclusions de ces histoires ne soient pas à la hauteur des brillantes idées introduites par l’auteur dans les premières pages de ces récits – qui sont quant à elles absolument parfaites.

 

La contrainte de format est sans doute d’un poids non négligeable dans les raisons de ce défaut un peu frustrant. C’est assez bizarre, mais j’ai quand même le sentiment que Spirale, même avec cet aspect si contraire de récit continu sur la durée, se montre bien plus habile dans la gestion du rythme des rebondissements, en accordant à chaque scène la place qu’il lui faut – ni plus, ni moins.

 

(ET UN DESSIN… INÉGAL)

 

Une comparaison à laquelle on peut difficilement échapper quand on se penche sur le dessin. Celui du Tunnel est dans la lignée du Cirque des horreurs et du Mort amoureux, ou des récits « intermédiaires », disons, de Tomié – la publication de Spirale, pourtant, ne tardera guère quand ces cinq histoires paraissent en magazine, mais il y a un monde entre les deux. Est-ce une question de studio, d’assistants ? Je n’en sais rien. Mais le graphisme ici n’a pas le léché, très pro mais à bon escient et au service de l’histoire, de la grande BD alors encore à paraître.

 

Le noir et blanc est plus « brutal », tout en contrastes et traits épais et appuyés, et le style est plus minimaliste, concernant les personnages et les décors aussi bien. Les expressions des visages sont intéressantes, et typiques, qui peuvent contribuer à susciter un certain malaise (ici, notamment dans « Les Noiraudes », avec l'odieux personnage de Kazuya).

 

Mais, globalement, c’est assez médiocre – clairement pas l’atout de la BD, et peut-être même une difficulté à surmonter pour apprécier les histoires et les personnages ; alors, on s’accommode de ce dessin plutôt terne.

 

Ce qui sauve les meubles (et fait probablement plus que cela), c’est encore une fois quand Itô Junji se lâche, pour livrer des scènes ou, plus souvent, dépeindre des personnages, dont les traits grotesques ont quelque chose de maladivement angoissant – à deux doigts du rire parfois (notamment bien sûr dans « Le Buste de bronze »), mais souvent d’une manière heureusement inattendue, au point où la réaction du lecteur est d’abord et avant tout interloquée, et c’est tant mieux (surtout dans « De longs rêves »). À cet égard, « Le Tunnel » et « L’Histoire sanglante du village de Shirosuna » sont sans doute bien plus convenus, mais l’efficacité demeure : c’est à bon escient.

 

Noter une chose, ici : si les visages soumis aux pires déformations sont toujours de la partie, et c’est peu dire (jusqu’à la folie pure et simple dans « De longs rêves » et « Le Buste de bronze »), le gore est relativement absent – il est en tout cas bien moins présent que dans les autres titres de l’auteur que j’ai pu lire. Les giclées de sang ont leur importance, comme le veut le titre, dans « L’Histoire sanglante du village de Shirosuna », mais c’est une exception.

CINQ CAUCHEMARS

 

Tâchons donc de dire quelques mots des cinq histoires courtes composant ce recueil.

 

De longs rêves

 

« De longs rêves », qui introduit ce volume, en est aussi l’histoire la plus courte, puisque le récit tient en une trentaine de pages (contre une cinquantaine pour tous ceux qui suivent). C’est aussi, étrangement, la nouvelle qui pâtit le plus de problèmes de rythme, je crois – tantôt trop longue, tantôt trop courte…

 

Cela tient peut-être à ce que deux « trames » sont mélangées pour ne plus en faire qu’une. Or la première manque de véritable intérêt : dans un hôpital, une femme est persuadée qu’elle va bientôt mourir, et narre aux médecins que d’étranges visites au cœur de la nuit lui en ont donné la certitude. La deuxième « trame » porte sur ce visiteur, qui est tôt identifié – un patient d’un genre particulier, dont les rêves sont troublés, qui deviennent de plus en plus « longs » ; entendre par-là qu’il a le sentiment de passer des jours, des mois, des années dans ses rêves, quand une seule nuit s’écoule dans la « vraie vie ».

 

Et cette condition étrange, affaire de perception ou quelque chose de plus sournois, marque ses traits – c’est un peu un Martien de Mars Attacks!, quand nous le rencontrons pour la première fois ! Et ça ne fait que s’aggraver… Un effet extrêmement grotesque, qui a de quoi interloquer, mais s’avère très pertinent, avec quelque chose de profondément dérangeant…

 

Le sujet à la base est beau et fou – Itô Junji dans ses œuvres, alors pourquoi ne pas commencer par ça ? Le problème est que, sur cette excellente base, d’une richesse insoupçonnée, l’auteur ne parvient pas vraiment à construire une histoire – le récit se traîne avec maladresse jusqu'à une conclusion « facile » et de peu de poids aux regards des implications potentielles de ce très beau sujet. Une déception, du coup…

 

Le Tunnel

 

« Le Tunnel » donne son nom et sa couverture au recueil, mais n’en constitue pas vraiment le point d'orgue, à mes yeux du moins.

 

L’entrée en matière est classique, mais forte. Un jeune homme retourne devant un tunnel ferroviaire depuis longtemps abandonné – il s’y sent appelé. C’est ici qu’il a (plus ou moins) assisté à la mort de sa mère, quand il était enfant… Ça fonctionne très bien, rien à redire.

 

Puis l’histoire consiste en un long flashback du jeune homme, quand il était un enfant, quelques années plus tard, et qu’avec sa sœur ils se sentaient obligés de pénétrer dans le mystérieux tunnel, où ne passaient plus les trains… mais où demeurait l’empreinte d’innombrables drames. Et des choses plus inattendues encore...

 

Car le traitement, de manière peut-être étonnante, vire alors à la SF – ou du moins se revêt de ses atours, si la science n’a au fond pas forcément grand-chose à voir avec tout ça. C’est ici que la nouvelle se montre le moins convaincante, hélas… Du moins dans les grandes lignes ? Car Itô Junji, sur ce postulat relativement convenu au-delà d’un traitement narratif qui l’est peut-être moins, sait toujours ménager de belles et terribles scènes d’horreur – des manières très inventives de disparaître en hurlant de peur…

 

Après quelques errances, le récit remonte donc de manière appréciable, jusqu'à une conclusion cette fois satisfaisante – parce que, avec ce qu’elle contient d’inéluctable, et donc d’absolument tout sauf surprenant, elle ne conclut en fait rien, et c’était l’approche appropriée.

 

« Le Tunnel » est donc une histoire un peu inégale, mais qui contient suffisamment de choses bien vues pour fermer les yeux sur ce qui l’est moins.

 

Le Buste de bronze

 

Changement radical d’ambiance avec « Le Buste de bronze », nouvelle antérieure aux quatre autres et publiée dans une autre revue. Cette fois, le ton est plus risible, avec une dimension grotesque marquée – un peu à la manière du « Cirque des horreurs » dans le recueil du même nom (et avec bien plus de réussite que les deux nouvelles consacrées aux enfants Hikizuri qui y figurent également).

 

C’est drôle avant que d’être terrifiant, dans une optique assez Grand-Guignol hystérique ; mais l’absence de gore ramène peut-être aussi bien ou davantage au calvaire vécu par l’héroïne de Massacre à la tronçonneuse coincée dans cette charmante petite famille texane… Les scènes d’horreur sont de la partie, d'ailleurs : nul besoin de geysers de sang et de mutilations pour ce faire ! Entre deux éclats de rire, le frisson n’est pas forcément absent… Tiens, en fait, ma comparaison cinématographique, ça serait peut-être plutôt le Creepshow de George A. Romero – vous vous rappelez ce segment étonnant où Leslie Nielsen… fait peur ?

 

L’histoire tourne autour d’une répugnante notable, « femme de » obsédée par son effigie, et, cela va de soi, par ce que l’on pense (et dit) d’elle. Un pittoresque petit groupe de mères de famille échangeant les ragots sur les bancs du jardin d’enfants, en fera l’amère expérience…

 

Le récit fonctionne très bien, à tous ces niveaux : Itô Junji se sort avec adresse de l’exercice si périlleux de la comédie horrifique, parvenant bel et bien à être à la fois drôle et effrayant – et dérangeant tant qu’à faire. Surement pas un chef-d’œuvre, mais une nouvelle efficace et réussie.

 

Les Noiraudes

 

Nouveau changement de ton, alors que nous en arrivons au meilleur récit du Tunnel en ce qui me concerne : « Les Noiraudes ». Lesquelles, visuellement, peuvent rappeler celles ainsi nommées dans les films du studio Ghibli, Mon voisin Totoro et Le Voyage de Chihiro, tous deux signés Miyazaki Hayao, mais, si elles ne sont pas forcément (?) mal intentionnées, les p'tites boules, elles n’en sont pas moins problématiques – au point de provoquer les plus horribles des drames…

 

Le récit adopte un contexte lycéen – encore ; je hais les adolescents et l’adolescence, mais tout cette hideur suintante est bien un cadre approprié pour l’horreur, en manga ou pas, allez savoir pourquoi – HEIN.

 

Ici, nos boules d’hormones avec des pattes (et des poils) font bientôt face à un étrange phénomène : l’apparition de… eh bien, oui, de sorte de boules de poil, pour le coup, qui flottent dans les airs, et sont terriblement, mais alors terriblement, indiscrètes. Ces saloperies ont le mauvais goût de « diffuser » verbalement les pensées les plus secrètes des lycéens (surtout mais pas que) du coin – je peux pas blairer untel, j’aimerais bien me taper unetelle, ce blog c’est vraiment de la merde, etc. Chose redoutable – peut-être tout particulièrement dans ce microcosme précis, et avec tout ce que la société japonaise (mais d’autres aussi) peut avoir de particulièrement répressif à l’encontre de la brutalité de l’expression de ces sentiments : ces choses ne se disent certainement pas… Quelle honte !

 

La folie des noiraudes contamine ainsi toute la population, dans une atmosphère probablement paranoïaque, qui a ses cotés drôles, au milieu des horreurs, suicides et meurtres à foison ; par ailleurs, la réaction « d’acceptation » de tout ce laid monde a quelque chose d’assez dérangeant – qui, pour le coup, me paraît donc anticiper Spirale : les choses les plus folles se produisent dans tel recoin reculé du Japon sans que personne ne semble trouver cela vraiment étonnant… ou ne le dise. Cela n’est pas pour rien dans la réussite de ce récit à l’ambiance remarquable – et le sinistre personnage de Kazuya itou.

 

Mais, au fond, le propos est vraiment tragique, vraiment déprimant – ça suinte la douleur adolescente, la honte paralysante, la haine de soi et des autres que la vie ne manque pas, régulièrement, de susciter. Et le dépit, l'impuissance, la frustration qui vont avec...

 

La conclusion, comme dans « Le Tunnel », fonctionne sans doute parce qu’elle n’en est pas vraiment une – un goût amer demeure en bouche, et c’était bien ce qu’il fallait.

 

Un très bon récit, original et pertinent – à mon sens le sommet de ce recueil.

 

L’Histoire sanglante du village de Shirosuna

 

L’ultime nouvelle de ce Tunnel est aussi la plus convenue – elle n’est pas désagréable pour autant, simplement moins surprenante ; peut-être en partie du fait de ses inspirations (Lovecraft aurait bien aimé, je suppose), mais aussi de son traitement – dans le scénario comme dans le trait, nous sommes dans du pur Itô Junji, avec ces personnages à l’allure anémiée foncièrement dérangeante, comme les victimes de la Spirale ou les jeunes filles dévorées de passion pour Le Mort amoureux.

 

Très classique, donc : un jeune médecin vient s’installer dans un village coupé du reste du monde (littéralement, on ne peut pas y accéder en voiture, il faut marcher dans les bois), et découvre que tout cette population, forcément consanguine, est affectée par une mystérieuse pathologie en rapport… eh bien, avec le sang, justement – le sang qui a un rôle important ici, oui, et c’est probablement le seul cas dans tout ce volume : les geysers sont là, et d’autres images choc qui produisent bien leur effet.

 

Oui, c’est assez lovecraftien, en même temps… Sur un mode référencé, et de la sorte probablement un peu plus léger que les mélancoliques « Le Tunnel » et « Les Noiraudes », différemment cependant de « De longs rêves » et du « Buste de bronze ». Mais cela fonctionne bien – rien d’exceptionnel, jusqu’à la conclusion nécessaire, mais cela fonctionne bien.

 

GÉNIAL ET/MAIS FRUSTRANT

 

L’impression demeure : au sortit du Tunnel, j’ai eu encore une fois ce sentiment un peu désolant d’un auteur proprement génial, le mot n'est pas trop fort, aux idées magnifiquement folles et splendidement inventives, mais qui ne sait pas toujours comment les servir au mieux dans le cadre formaté d’un épisode isolé de bande dessinée.

 

Finalement, « Les Noiraudes » mis à part, qui m’a convaincu de bout en bout, ce recueil contient des histoires qui ont toujours quelque chose d’intéressant, voire de fascinant, mais tout aussi souvent quelque chose d’un peu bâclé ou bancal en définitive.

 

C’est vraiment dommage – et si l’ensemble demeure recommandable, il y a tout de même quelque chose d’un peu agaçant dans cette conviction que l’auteur, avec toutes ses idées brillantes, peut en même temps être leur pire ennemi.

 

Itô Junji est certes capable de faire mieux – Spirale en est la démonstration, presque par l’absurde. En l’état, c’est bien. Mais cela pourrait être tellement mieux…

Voir les commentaires

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

Sixième séance du scénario pour L’Appel de Cthulhu intitulé « Au-delà des limites », issu du supplément Les Secrets de San Francisco.

 

Vous trouverez les éléments préparatoires (contexte et PJ) ici, et la première séance . La précédente séance se trouve quant à elle .

 

Le joueur incarnant Bobby Traven, le détective privé, était absent. Étaient donc présents Eunice Bessler, l’actrice ; Gordon Gore, le dilettante ; Trevor Pierce, le journaliste d’investigation ; Veronica Sutton, la psychiatre ; et Zeng Ju, le domestique.

I : JEUDI 5 SEPTEMBRE 1929, 19H – APPARTEMENT 302, 250 GEARY STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[I-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Veronica Sutton ; « Robert Larks », « Jason Middleton », Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Gordon Gore, Eunice Bessler et Zeng Ju se trouvent dans le Tenderloin, où ils ont remonté la piste de « Robert Larks » et « Jason Middleton », soit très probablement Jonathan Colbert et Andy McKenzie. Ils ont maintenant une troisième adresse où se rendre, au 250 Geary Street, toujours dans le quartier, et espèrent cette fois qu’ils occupent toujours les lieux. Gordon appelle Veronica Sutton pour lui donner l’adresse, et lui dire d’intervenir si trop de temps s’écoule sans qu’elle ait de leurs nouvelles, puis les trois associés se rendent sur place, à pied, tandis qu’autour d’eux le quartier commence à s’animer, avec l’ouverture des « restaurants français » pour la soirée.

 

[I-2 : Gordon Gore, Zeng Ju, Eunice Bessler] L’immeuble de Geary Street offre le même spectacle aux investigateurs que les deux précédents : c’est assez miteux en façade, probablement bien plus encore à l’intérieur. Gordon Gore remarque que nombre de fenêtres ont les volets fermés, qui ne doivent pas être ouverts très souvent – c’est un quartier où l’on vit la nuit… Le dilettante s’avance vers l’entrée, mais Zeng Ju le retient : se rendre de suite tous les trois au troisième étage pourrait faire paniquer leurs cibles, mieux vaudrait envoyer d’abord un « éclaireur »… Le domestique va s’en charger, les autres le suivront à quelque distance, mais patienteront dans la cage d’escalier le temps qu’il jauge la situation. Gordon a confiance en lui – même s’il a remarqué qu’il avait ces derniers temps quelques absences, à l’occasion… Eunice Bessler l’a remarqué de même, et elle est plus sceptique, si elle n’en fait pas état devant le Chinois.

 

[I-3 : Zeng Ju, Gordon Gore, Eunice Bessler] Zeng Ju s’avance dans le couloir du troisième (et avant-dernier) étage : c’est très sale, glauque même, sombre enfin car il n’y a aucune fenêtre et l’éclairage électrique est défaillant ; il y a un semblant de décoration à base de plantes en pot anémiées, mais qui en rajoutent en fait dans la misère. L’appartement 302 est situé à droite par rapport à l’escalier, le 301 se trouve de l’autre côté. Le domestique s’avance discrètement devant la porte de l’appartement 302 – fermée, visiblement pas bien solide. Il tend l’oreille, mais n’entend strictement rien… Zeng Ju retourne à la cage d’escalier pour faire son rapport à Gordon Gore et Eunice Bessler – rien, si ce n’est ces « bruits étranges »… mais ils ne venaient sans doute pas de l’appartement ? Il ne sait même pas s’il les a entendus… Gordon fronce les sourcils : « Vous avez un problème, mon bon Zeng ? Qu’est-ce qui vous arrive ? » Le domestique lui dit de ne pas s’inquiéter, mais avance qu’il vaudrait mieux que le dilettante fasse à son tour un repérage tandis que lui-même reste avec Mlle Bessler. Par contre, il affirme que la porte ne résistera pas à un bon coup d’épaule.

 

[I-4 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju] Gordon Gore s’avance, Eunice Bessler guère loin derrière, tandis que Zeng Ju ferme la marche. Le dilettante et sa maîtresse n’ont aucunement besoin de coller leur oreille à la porte pour entendre les échos d’une conversation animée à l’intérieur de l’appartement 302 – que le domestique ne perçoit toujours pas, cependant. Impossible de vraiment distinguer les propos, mais il y a deux hommes à l’intérieur, et le ton est à la dispute. Eunice Bessler se tourne vers ses compagnons : ils sont sûrs de vouloir y aller « façon cowboys » ? Gordon en est persuadé : il faut jouer de la surprise – et y aller arme en main pour dissuader ces dangereux énergumènes de faire quelque bêtise que ce soit. Sauf que le palier n’était probablement pas le lieu pour en débattre… Zeng Ju fait signe à Gordon de baisser d’un ton, mais les bruits de conversation en provenance de l’appartement s’interrompent, silence absolu... Gordon s’écarte, supposant qu’un personnage va sortir et qu’il faudra le maîtriser – Zeng fait de même de l’autre côté de la porte. Quelques minutes s’écoulent, puis la discussion reprend, sur un ton plus posé.

 

[I-5 : Gordon Gore, Zeng Ju] Gordon Gore fait signe à Zeng Ju – il va essayer d’ouvrir la porte, mais, si ça ne fonctionne pas, le domestique devra aussitôt agir. La porte est verrouillée – les deux hommes se jettent contre elle et l’enfoncent sans difficulté. Elle donne sur un couloir, au bout duquel se trouve une pièce, celle d’où venaient les bruits de conversation, qui ont aussitôt cessé. Gordon tente le bluff : « On ne bouge plus ! Jetez vos armes ! Police de San Francisco ! » Il sait ne pas être très crédible… Tous trois s’avancent dans le couloir, le dilettante jetant rapidement un œil sur la pièce à sa droite – une chambre dans un état de saleté impressionnant.

 

[I-6 : Zeng Ju, Gordon Gore, Eunice Bessler : Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Mais dans le salon, plus qu’en désordre, les attend un Jonathan Colbert parfaitement éberlué. Zeng Ju le menace aussitôt : « Mains en l’air ! » Andy McKenzie est également présent – à la différence de son associé, lui dégaine aussitôt un couteau à cran d’arrêt : Gordon Gore le braque à son tour en lui disant de jeter son arme. Ça ne semble pas impressionner l’escroc, qui s’avance couteau en main : « Qu’est-ce que vous foutez ? C’est chez nous, dégagez, bordel ! Cassez-vous ! »  Pour lui, les menaces des investigateurs sont clairement du flan… [double échec critique, de Gordon et de Eunice Bessler !] D'un ton moqueur : « Vous croyez que z’allez m’faire peur avec vos joujoux en plastique ? »

 

[I-7 : Gordon Gore, Zeng Ju : Andy McKenzie, Jonathan Colbert] Gordon essaye de tirer dans le genou d'Andy McKenzie – mais rate, et la balle s’égare dans le plancher. L'escroc est très surpris (Jonathan Colbert de même), mais il réagit aussitôt, et se jette avec son couteau sur l’intrus le plus proche, qui se trouve être Zeng Ju ; le domestique cherche à faire feu également, mais ne se montre pas plus habile… Par chance, McKenzie [échec critique !] se prend les pieds dans le tapis tandis qu’il cherche à planter sa lame dans le corps du Chinois, et il échappe son arme ! Gordon crie à son domestique de maîtriser l’escroc désarmé (sans succès…) tandis que lui-même s’occupe de Colbert.

 

[I-8 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Jonathan Colbert ; Clarisse Whitman] Mais Jonathan Colbert ne cherche pas le moins du monde à se battre : les bras ballants, paumes ouvertes, il n’en revient pas de ce qui se produit sous ses yeux : « Mais qu’est-ce que… Qu’est-ce que vous foutez, bon sang ? » Gordon Gore lui répond de calmer « son copain », et tout se passera bien – Eunice Bessler ajoutant même qu’ils ne lui veulent pas de mal. « Et vous nous tirez dessus ?! » Colbert se laisse tomber dans un fauteuil : « Bon, et maintenant, on fait quoi, on attend les flics ensemble ? Qu’est-ce que vous voulez, bon sang ? » Gordon lui demande où se trouve Clarisse Whitman. « Qu’est-ce que j’en sais ? Rien à foutre. » Colbert se relève, il semble vouloir gagner la sortie en jouant des épaules : « On peut pas rester ici, merde ! » Les investigateurs ont du coup un peu oublié McKenzie, qui essaye discrètement de ramasser son couteau – Gordon le braque à nouveau : « Une dernière fois : ne bougez plus ! » Mais il continue de s’adresser à Colbert : plusieurs riches jeunes filles ont disparu, ils savent que le peintre était lié à chacune d’elles, qu’il a fait chanter leurs parents, et que Clarisse demeure introuvable. Attendre la police ? Pourquoi pas ! C’est Colbert qui a quelque chose à craindre d’elle, pas eux ! [En fait, il y a une bonne part de baratin ici, les investigateurs ayant tout récemment eu affaire à la police du Tenderloin, qui leur avait confisqué leurs armes – si les policiers mettent la main sur eux, dans ce même quartier, avec sur eux ces nouvelles armes dont ils viennent de faire usage, le crédit de Gordon ne suffira pas forcément à les tirer du pétrin…] Le peintre est cette fois un peu intimidé. McKenzie, de son côté, jette un œil par la fenêtre donnant sur Geary StreetZeng Ju, agacé, le maîtrise.

 

[I-9 : Gordon Gore, Eunice Bessler : Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Il faut faire vite. Gordon Gore continue de braquer alternativement Jonathan Colbert et Andy McKenzie, mais dit à Eunice Bessler de fouiller l’appartement pour mettre la main sur les photos compromettantes. Il dit en même temps au peintre que, s’il coopère avec eux pour les photos, ils peuvent partir très vite, se rendre chez lui, et discuter de tout ça loin de la menace de la police. Mais l’artiste n’est pas convaincu… Eunice fouine : tandis que les quatre hommes restent dans le salon, très sale, avec des déchets et des bouteilles vides un peu partout, elle se rend dans une chambre qui parvient à être encore pire, et par ailleurs dénuée de la moindre décoration ou du moindre mobilier en dehors d’une commode, avec rien d’intéressant à l’intérieur.

 

[I-10 : Gordon Gore : Jonathan Colbert ; Clarisse Whitman] Pendant ce temps, dans le salon, Gordon Gore tente une autre approche – celle de l’amateur d’art… Jonathan Colbert n’en revient pas : « C’est votre manière de demander des autographes ?! » Mais le dilettante ne se démonte pas : il a acheté l’intégralité des œuvres exposées à la Russian Gallery, après tout. Mais, oui : le temps presse ; en d’autres circonstances, il aurait été ravi de s’entretenir de peinture, mais le fait est que la disparition de Clarisse Whitman passe en priorité. Après, cependant… Il réitère donc son offre : que Colbert lâche les photos et le suive à Nob Hill, tout le monde y gagnera. L’artiste, qui panique à l’idée de l’arrivée de la police, accepte enfin de jouer le jeu.

 

[I-11 : Eunice Bessler, Gordon Gore : Jonathan Colbert] Jonathan Colbert se rend dans la chambre où ne se trouve pas Eunice Bessler, et Gordon Gore le suit : la chambre est sale, mais beaucoup moins que le reste de l’appartement ; c’est visiblement la chambre de Colbert, car s’y trouve une dizaine de tableaux – la plupart représentant un vieil Indien, comme celui de la Russian Gallery.

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

Un autre tableau a l’air différent, mais le dilettante prend soin de ne pas le regarder de trop près… Le peintre rassemble des documents sur un bureau : des lettres, des enveloppes, un bloc-notes, des photos, des négatifs… Il met tout cela dans une grande sacoche. Puis, sur le point de quitter la pièce, il se fige et regarde en arrière – ses tableaux : « Je ne peux pas les laisser ici… » Gordon l’assure qu’ils viendront les chercher plus tard.

 

[I-12 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Gordon Gore et Jonathan Colbert retournent dans le salon : il faut partir ! Zeng Ju, même embarrassé par Andy McKenzie, aimerait fouiller davantage… mais la sirène de la police se fait entendre ! Gordon décide d’y aller au bluff – il quitte l’appartement accompagné du peintre, qui le laisse prendre la sacoche. Eunice Bessler les suit. Zeng Ju dit à McKenzie de les suivre aussi – mieux vaut ne pas avoir affaire à la police, dans son cas ! Mais l’escroc est du genre à se débattre et à faire le mariole par principe… Le domestique le repousse d’un violent coup de pied et ne s’en embarrasse pas davantage, il rejoint les autres au deuxième étage… et, finalement, l’escroc les suit maintenant de son plein gré ! Gordon, Eunice et Zeng Ju se débarrassent de leurs armes en les cachant dans des plantes en pot miteuses du couloir (le domestique remarque que McKenzie a aussitôt tendu la main pour s’emparer d’un des flingues, mais s’est vite interrompu dans son geste, en le regardant…), et font mine de descendre, espérant encore pouvoir sortir de l’immeuble sans plus de difficultés…

 

[I-13 : Gordon Gore, Eunice Bessler : Andy McKenzie, Jonathan Colbert] Mais le bruit ne laisse aucun doute : les policiers sont au rez-de-chaussée. Le petit groupe s’arrête, et Gordon Gore demande à Andy McKenzie s’il ne connaît personne dans l’immeuble, à même de les dissimuler pour un temps, mais ça n’est pas le cas. Le dilettante soupire : « Changement de plan. Il va falloir tenter le bluff. On remonte à l’appartement. » Ce qui lui vaut aussitôt un sarcasme de la part de Jonathan Colbert – les gens de la Haute s’y connaissent, en bluff… Mais va falloir se décider ! « Les fascistes arrivent ! » Colbert et McKenzie, le premier furieux, le second perplexe, obtempèrent néanmoins. Tous retournent à l’appartement, et s’installent comme ils peuvent, qui sur une chaise fragile, qui sur un fauteuil défoncé avec des ressorts qui sortent aux endroits les plus inconfortables… Eunice Bessler jette à nouveau un œil au salon – et remarque que, dans ce désordre effarant, les éléments compromettants ne manquent pas, dont des bouteilles d’alcool, vides pour la plupart, ainsi que des pipes et des sachets d’opium entamés ; McKenzie s’en rend compte exactement au même moment, et, livide, se précipite dans sa chambre : « Oh putain, l’opium, putain, merde… » À en juger par les sons qui en émanent, l’escroc ne se montre pas des plus doué pour dissimuler tout cela… Eunice remarque aussi une chose : la cheminée a tout récemment servi – on est pourtant encore en été.

 

[I-14 : Gordon Gore, Eunice Bessler : Jonathan Colbert] Gordon Gore explique à Jonathan Colbert comment il pense procéder – un demi-mensonge seulement, car il s’agirait de parler d’une visite d’un amateur d’art fortuné à un jeune peintre talentueux, et c’est effectivement une chose dont il compte s’entretenir avec lui. Colbert, méprisant, lui fait la remarque que ça n’explique pas vraiment les coups de feu qui ont attiré les flics… « Ils venaient d’ailleurs, on ne sait pas où ; et on remerciera les policiers pour leur diligence, c’était tout de même fort inquiétant. » Colbert n’y croit pas deux secondes : d’autres personnes habitent dans cet immeuble, qui diront que les coups de feu venaient bien d’ici (Eunice Bessler se demande au passage s’il ne faudrait pas trouver et dissimuler les impacts de balles, mais, dans cette saleté…). Et le peintre n’a aucune envie de se rendre au poste ! « Leur parole contre la nôtre », répond Gordon sur un ton très calme. « Ouais… Les industriels et les fascistes qui négocient… »

 

[I-15 : Zeng Ju, Eunice Bessler : Jonathan Colbert] Le temps manque, les policiers arrivent sur le palier. Rapidement, Zeng Ju avance qu’ils pourraient justifier les coups de feu par l’apparition d’un rat dans l’appartement : « Mlle Bessler aurait paniqué, et… » Jonathan Colbert explose de rire : « Y a un cadavre de rat juste derrière ce fauteuil ! On venait de le trouver quand vous êtes arrivés… Vous avez du cul, en fait ! » C’était même une des raisons de la dispute entre les deux colocataires [le scénario précise bel et bien qu'il y a un cadavre de rat derrière le fauteuil...]. Problème : ils n’ont plus leurs armes… Elle s’en est débarrassée par la fenêtre après coup ? « Bon sang, c’est ridicule… Ils ne goberont jamais un truc pareil… Ils ne sont quand même pas idiots à ce point… »

 

[I-16 : Eunice Bessler, Zeng Ju, Gordon Gore] Les policiers frappent à la porte de l’appartement, même dégondée : « Police ! Ouvrez ! » Eunice Bessler joue la panique : « Ne tirez pas, Messieurs, je vous en prie ! Je viens vous ouvrir ! » Deux agents se trouvent devant la porte, dont l’un braque par réflexe la comédienne… mais se sent vite idiot et baisse son arme : « Qu’est-ce qui s’est passé, ici ? On nous a signalé des coups de feu en provenance de cet étage… » Eunice, toujours les mains en l’air : « C’est un terrible malentendu, vous n’allez pas en croire vos oreilles… » Mais Zeng Ju prend son relais, volubile, jouant la comédie en s’adressant à Gordon Gore : « Vous voyez bien, Monsieur, je vous avais dit qu’il ne fallait pas confier une arme à Mademoiselle ! » Les policiers éberlués n’ont pas le temps d’intervenir que Eunice, dans son rôle, glisse : « Il y avait un rat, voyez-vous… » Mais un agent l’interrompt : combien de personnes y a-t-il dans cet appartement ? « Montrez-vous, tous ! Dans le couloir ! » Gordon obéit, faisant celui qui trouve la réaction de la police disproportionnée : « Ce n’était qu’un rat, après tout… Si on avait su… » Les policiers n’en reviennent pas : « Vous prétendez avoir tiré… sur un rat ?! » La prestation de Eunice les avait déjà désarmés – aussi improbable soit cet alibi, ils semblent presque disposés à croire que la comédienne aurait pu faire quelque chose d’aussi stupide ! Gordon indique d’ailleurs le cadavre du rat aux policiers : « Vous voyez bien… » Mais Zeng Ju ajoute de lui-même que, Mlle Bessler ayant raté sa cible, il a dû achever la sale bête d’un coup de savate…

 

[I-17 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Mais que faisaient-ils ici, de toute façon ? Gordon Gore joue sa carte : indiquant Jonathan Colbert, il explique que c’est un jeune peintre talentueux (« Voyez les tableaux dans cette chambre… »), et qu’il lui a rendu visite avec ses amis afin de lui offrir de devenir son mécène. « Voyez-vous, j’avais beaucoup aimé l’exposition de ce jeune homme à la Russian Gallery ; c’est que je suis un amateur d’art… Je m’appelle Gordon Gore, peut-être avez-vous entendu parler de moi ? » Pas du tout… ou presque : le nom a fait tiquer un des deux agents, qui digère visiblement l’information, mais s’en tient là pour l’heure. Les policiers exigent qu’ils sortent tous sur le palier – au passage, Jonathan Colbert explique qu'il y a quelqu'un d'autre dans l'appartement, son colocataire, qui reste planqué dans sa chambre : « Un problème avec les uniformes... » Un des deux policiers s’y rend aussitôt : « Pas un geste ! » Les investigateurs entendent un bruit de fenêtre que l'on ouvre avec peine, bientôt suivi par la voix d’Andy McKenzie : « OK, OK, on se fâche pas… » Le policier ramène l’escroc sur le palier avec les autres. Puis il retourne dans l’appartement, y jeter un œil : « Bon sang, qu’est-ce que ça pue, ici… Eh, mais… Oui, il y a bien un rat mort ! Ça vous arrive, de faire le ménage ? » Puis il ressort sur le palier : « Bon, va falloir vous expliquer… Le mécénat, le rat... Où est l’arme ? Donnez-moi l’arme ! » Eunice Bessler, penaude, explique qu’elle l’a jetée par la fenêtre… « Tirer sur un rat, jeter l’arme ? Mais… » Zeng Ju intervient à nouveau : « C’est ce que je me tue à dire à M. Gore ! Il ne faut pas lui donner d’arme ! Elle ne sait pas tirer, et elle est beaucoup trop nerveuse ! À vrai dire, elle n’a pas toute sa tête… » Le policier ébahi demande de quelle arme il s’agissait – un Derringer, avoue Eunice… Mais c’est une arme à un coup, on a signalé deux coups de feu ? Ah non, elle n’a tiré qu’une seule fois ! Et le domestique : « C’était bien suffisant ! » Le policier qui les interroge, à son grand étonnement, semble trouver leur histoire, aussi improbable soit-elle… crédible.

 

[I-18 : Gordon Gore] L’autre policier, qui était resté en retrait, est beaucoup plus décontracté que son collègue. Il s’adosse à un mur, arborant un léger sourire : « Bon, j’imagine que ça va se régler comme d’habitude… » Oui, il sait très bien qui est Gordon Gore – et que son compte en banque est bien approvisionné. Le dilettante, sans la moindre pudeur, attrape aussitôt son portefeuille et en sort une liasse de billets. « Nous nous comprenons bien. » Mais la somme de 20 $ paraît bien trop limitée à l’agent : « Vous souhaitez faire un tour au commissariat, M. Gore ? Vous êtes presque un habitué de la maison, après ce qui s’est passé au Petit Prince » Gordon rajoute 20 $. « OK. Et maintenant : qu’est-ce que c’était le truc intéressant sur lequel on risquait de tomber dans cet appartement ? » Mais rien – ces jeunes gens ont sans doute une vie un peu dissolue, mais rien que de très anecdotique…

 

[I-19 : Gordon Gore : Andy McKenzie ; « Robert Larks »] Le policier sourit toujours – et se tourne vers Andy McKenzie, qu’il connaît, visiblement : « Bon, McKenzie, qu’est-ce que t’as foutu, encore ? » L’escroc balbutie… Le policier exige de palper chacun des individus présents, à la recherche d’une arme, mais ne trouve rien – à part un petit couteau minable que l’escroc gardait dans sa chaussette… Puis il s’adresse à tous – mais d’abord à Gordon Gore : « Alors, comment on va régler ça… L’aspect financier, c’est fait… Troubles de voisinage : on est dans le Tenderloin… Écoutez : je vais noter les noms des personnes ici présentes, et garder ça pour moi, comme une garantie, disons – si jamais vous faisiez une bêtise de plus, du genre qu’on ne pardonnera pas gentiment… » Tous donnent leur vrai nom – sauf McKenzie, qui répond : « Robert Larks ! » Le flic notant les noms le regarde d’un air totalement navré en émettant un profond soupir… L’interrogateur reprend : « Bon, ça, c’est fait… Évidemment, vous n’avez pas d’armes sur vous – il aurait été très fâcheux que vous soyez armés, après les événements du Petit Prince. Il y a certes le Derringer de Mlle Bessler, qui a malencontreusement disparu dans une ruelle – il a sans doute fini à la poubelle, ou dans la poche d’un clochard de passage, on finira bien par le retrouver… Comme on trouvera peut-être des choses dans cet immeuble, dans les pots de fleurs par exemple… Bon, ça, à terme, et ça ne vous concernera plus, n’est-ce pas ? Allez… Ça devrait le faire. » Il s’interrompt un moment, puis, toujours à Gordon Gore : « Vous avez besoin de McKenzie ?

— Pas plus que ça, non…

— C’est qu’il faudrait que je ramène quelqu’un, et il m’a l’air tout désigné pour ça. McKenzie, tu nous suis. » Ce n’est clairement pas une question.

 

[I-20 : Gordon Gore : Jonathan Colbert] Le policier ajoute qu’il ne veut plus les voir dans le coin, tous autant qu’ils sont, et notamment dans cet appartement – que la police va s’empresser de fouiller de toute façon, et vite, pas question qu’ils y soustraient quoi que ce soit. Mais Gordon Gore revient sur la question des tableaux de Jonathan Colbert : il aimerait vraiment les emporter... Le policier, sceptique, semble retenir un sarcasme, mais demande à voir de quoi il s’agit – en compagnie du dilettante, ainsi que du peintre. Tous trois se rendent dans la chambre de Colbert – la partie la moins sale de l’appartement. On y trouve une bonne dizaine de tableaux, donc, et la plupart, très ressemblants, représentent le même vieil Indien – le policier n’y réagit pas vraiment, même si cette répétition l’interloque visiblement : un truc d'artiste, faut croire... Gordon, cependant, continue de louer le talent de Colbert auprès de l’agent, qui n’y comprend goutte – le peintre, quant à lui, semble repenser à quelque chose, et prend dans la commode quelques lettres, sans que le policier ne proteste. Ce dernier, alors, s’est avancé vers le dernier tableau, visiblement différent des autres – et c’est comme s’il se perdait dans la contemplation de la toile. Gordon se doute de ce qui se produit, et, en prenant garde de ne pas laisser errer ses yeux, s’interpose entre le policier et l’œuvre pour le sortir de sa transe. « Vous avez vu ce que vous vouliez voir ? » Le policier reste muet pendant cinq ou six secondes, puis secoue la tête : « Oui ? M. Gore ? Pardon, vous disiez ? » Le dilettante se sent attiré par le tableau, mais dispose de la force de caractère pour ne pas le contempler. Il pose la main sur l’épaule du policier, et ils rejoignent les autres sur le palier.

 

[I-21 : Andy McKenzie, Jonathan Colbert] Le policier reprend : « Alors, McKenzie... Troubles de voisinage, tapage nocturne… Contrebande et consommation d’alcool, contrebande et consommation d’opium… Sans doute d’autres choses, on y rejettera un œil plus tard. Le petit Andy va refaire un tour à San Quentin, faut croire [une prison d’État, sur une île de la baie]. » Il pousse l’escroc dans la cage d’escalier, tandis que son collègue, d’un signe de la tête, signifie aux investigateurs et à Jonathan Colbert qu’il leur faut déguerpir, sans un mot de plus, et qu’ils ne doivent pas revenir ici (il garde un œil sur eux pour s’assurer qu’ils ne restent pas en arrière…).

 

[I-22 : Zeng Ju : Gordon Gore] Ils rentrent au manoir Gore en taxi – sauf Zeng Ju, qui ramène quant à lui la voiture de Gordon Gore… mais il ne se sent clairement pas à l’aise : ses perceptions sont vraiment affectées par la Noire Démence, sa conduite devient dangereuse… Il échappe à l’accident, mais c’est tout de même de pire en pire…

 

II : JEUDI 5 SEPTEMBRE 1929, 20H – CABINET DE VERONICA SUTTON, 57 HYDE STREET, FISHERMAN’S WHARF, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[II-1 : Veronica Sutton : Lucy Farnsworth, Arnold Farnsworth, Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Jonathan Colbert, Trevor Pierce] Veronica Sutton, pendant ce temps, travaille à son cabinet à la bordure de Fisherman’s Wharf, compulsant les notes qu’elle a prises, notamment au Napa State Hospital et à l’Université de Californie à Berkeley. Tandis que la soirée avance, elle réalise qu’il lui faut faire quelque chose à tout prix, qui lui était complètement sorti de la tête : il est impératif de rapatrier Lucy Farnsworth à San Francisco, voire dans le Tenderloin ! Les éléments qu’elle a rassemblés ne laissent pas de place au doute : si la jeune femme atteinte de la Noire Démence demeure au Napa State Hospital, elle ne va guère tarder à mourir en raison de sa sous-alimentation… Il lui faudrait contacter Arnold Farnsworth, mais le meilleur moyen pour cela serait de passer par Gordon Gore… Elle appelle au manoir Gore vers 21h – à cette heure-là, Gordon, Eunice Bessler et Zeng Ju sont rentrés du Tenderloin, avec Jonathan Colbert. Elle leur explique donc la situation – mais, tant qu’à faire, mieux vaut pour elle les rejoindre sur place (Trevor Pierce, qui ne se sentait pas très bien et n’a guère progressé loin des autres, fait de même).

 

III : JEUDI 5 SEPTEMBRE 1929, 22H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[III-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Jonathan Colbert, Veronica Sutton] Au manoir Gore, Jonathan Colbert maugrée mais sans faire autrement de difficultés. Il n’épargne pas Gordon Gore de ses sarcasmes : « Nob Hill, hein… C’est là qu’habite mon père. Mais vous êtes beaucoup plus friqué. Un de ces industriels, hein… » Plutôt un héritier. Mais le dilettante y insiste : le jeune homme va devoir collaborer avec eux – il serait fâcheux qu’il retombe entre les mains de la police… « Me prenez pas pour un con : vous êtes pas dans les meilleurs termes avec les flics, vous non plus. » C’est vrai – mais il a de l’argent. Pas le peintre – et il renouvelle son offre de mécénat, en interrogeant Colbert sur ce « nouveau style » qu’il a développé, très différent de ses œuvres les plus académiques, mais tout autant de ses portraits de prostituées. Le peintre réclame de l’opium pour en parler – mais Gordon ne lui en accordera qu’ensuite : « D’abord, discuter – notamment avec Mme Sutton, quand elle nous aura rejoints. » Mais Colbert en a aussi après Eunice Bessler : « Mignonne, la petite… Je pourrais la peindre… » Elle éclate aussitôt : « Hors de question ! Après ce qui est arrivé aux autres… Vous ne toucherez pas un pinceau en ma présence ! » Zeng Ju, par ailleurs, ne se tient jamais bien loin, visiblement aux aguets…

 

[III-2 : Gordon Gore : Jonathan Colbert ; Clarisse Whitman, Andy McKenzie, Bridget Reece, Lucy Farnsworth] Mais Gordon Gore revient à ce qui le préoccupe vraiment : le sort de Clarisse Whitman, dont Jonathan Colbert n’a toujours pas dit quoi que ce soit. Le peintre répond qu'il se souvient à peine d’elle – et prétend devoir faire un effort pour la distinguer des « autres ». Oui, il l’a vue pour la dernière fois… Il y a trois ou quatre jours. Au Petit Prince – là où ils ont foutu le bordel… et grillé son gagne-pain. Il n’a plus la moindre ressource, maintenant… Mais pour revenir à Clarisse ? « Une dinde, comme il y en a plein… La pauvre petite fille riche… D’un ennui mortel. Une voleuse, aussi… Qu’un pauvre type dans la rue vole pour survivre, ça ne me fait rien, mais une bourgeoise comme elle… Je n’avais aucune envie de poursuivre cette relation. Ce qu’elle a fait après, c’est pas mes oignons. » Est-ce qu’elle avait des taches noires sur le corps ? Pas la dernière fois que Colbert l’a vue nue. Le chantage ? Oui – c’est pour ça qu’il s’était associé à ce crétin de McKenzie… Si M. Gore veut lire les lettres, etc., libre à lui – le peintre ne fait pas de difficultés et donne au dilettante les (nombreux) documents, incluant photographies et négatifs (dont ceux de Clarisse), qu’il avait rassemblés dans sa chambre de Geary Street. Il les passe d’abord en revue, toutefois : « Mmmh… Qui c’était, celle-là ? Ah ! Oui… Bon… Rien à foutre… Rien à foutre… Rien à foutre… » Puis il cesse : que le dilettante satisfasse ses « fantasmes de papier ». Mais ce comportement très désinvolte agace Gordon, qui ne mâche pas ses mots : il traite ces jeunes femmes comme des objets ! Comment peut-on être aussi méprisant… « Ces gamines sont des gosses de riches. Les parents de ces bourgeoises sont des oppresseurs, des exploiteurs du prolétariat, qui n’ont pas le moindre respect pour leur main-d’œuvre corvéable à merci. Bientôt, ces pauvres jeunes filles feront de même – ou, sinon elles, du moins leurs gentils maris issus de la même classe d’esclavagistes ! Alors ne me parlez pas de morale… » Gordon n’en démord pas : au moins trois de ces jeunes femmes ont été brisées en passant entre les mains de Jonathan Colbert – parfois malades, peut-être même mourantes ! Colbert trouve que le dilettante en fait « un peu trop »… mais ce n’est pourtant pas le cas. Gordon examine à la hâte les lettres – il repère quelques noms, dont, outre celui de Clarisse Whitman, ceux de Bridget Reece et de Lucy Farnsworth… et bien d’autres jeunes femmes, semble-t-il des étudiantes à la California School of Fine Arts pour un certain nombre d’entre elles. Il s’arrête sur une lettre de Clarisse :

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[III-3 : Veronica Sutton, Trevor Pierce, Gordon Gore, Zeng Ju : Jonathan Colbert ; Andy McKenzie, Harold Colbert] Veronica Sutton est arrivée durant la conversation (ainsi que Trevor Pierce, d’ailleurs), et prend maintenant le relais de Gordon Gore pour interroger Jonathan Colbert. Ses coucheries ne les intéressent en rien – ses opinions pas davantage. Ses centres d’intérêt, en même temps… Il s’est récemment pris de passion pour les Indiens ? Leurs rites ? Ils le fascinent, à en croire ses œuvres les plus récentes ? « Ce n’est pas qu’ils me fascinent, Madame, c’est qu’ils me font peur. Ces tableaux… La vieille peau vous en a peut-être montré un autre à la Russian Gallery. Mon cauchemar I, Mon Cauchemar II, Mon Cauchemar III… De la terreur pure et simple. Tout droit jaillie de mes rêves. » Gordon lève les yeux des lettres : « Vous peignez ces tableaux en toute conscience ? Ou dans un état second ? Ils font un drôle d’effet... » Le peintre explique qu’il dormait à moitié quand il a réalisé ces portraits – et qu’il rêvait encore : il avait le vieil Indien devant les yeux tout du long ! Et tout qui bougeait autour de lui… « Le vieux chaman… Le dernier de sa race… » Mais les chamans du grizzli ont disparu depuis très longtemps, remarque Trevor (que Zeng Ju regarde d’un air étonné, inclinant la tête, fronçant les sourcils… ce qui n’échappe pas à Gordon). Colbert répond : « Pas dans mes rêves. Pas celui-là. Je ne sais pas pourquoi il s’en est pris à moi… » Le ton de Veronica s’adoucit : il faut qu’il leur parle – qu’il reprenne tout depuis le début. Car il y avait bien un début ? Le peintre n’en sait rien : un jour, le vieil Indien était là, et il devait le peindre. Trevor lui demande si c'est l’Indien qui lui a dit de voler le livre de son père sur les Costanoans ? Non : Jonathan Colbert l’a… « emprunté » de sa propre initiative, en quête de réponses. Qu’il n’a pas trouvées, de toute façon… « J’ai à peine eu le temps d’y jeter un œil. Un soir, ce crétin de McKenzie, complètement défoncé, a trouvé qu’il faisait "un peu trop froid", et a fait du feu avec les pages de ce livre ! Bon sang, quand je pense que j’ai dû m’acoquiner avec un imbécile pareil… » Gordon suppose qu’on a les amis qu’on mérite… et qu’il devrait s’entretenir de ses cauchemars avec son père : après tout, c’est bien le Pr Harold Colbert le spécialiste. « Pas de ces choses-là, et j’ai pas envie d’avoir affaire au vieux. »

 

[III-4 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Trevor Pierce : Jonathan Colbert ; Lucy Farnsworth, Clarisse Whitman] Quoi qu’il en soit, Jonathan Colbert est… « l’invité » de Gordon Gore, souffle Eunice Bessler, tant qu’on n’aura pas retrouvé ces jeunes filles qu’il a soustraites à leurs parents. « "Soustraites" ? Le portrait que vous faites de moi… Je ne les ai pas enlevées. Je ne les ai pas séquestrées – je ne suis pas comme vous ! Elles sont venues de leur plein gré. On a eu du bon temps ensemble – vraiment bon, pour elles comme pour moi. Après, eh bien, on se lasse… C’est la vie… C’est un comportement certainement pas illégal, et même pas immoral, sauf pour les pires pères-la-pudeur ! Vous, vous me faites la morale, dans votre manoir dégoulinant d’un fric dont vous avez hérité, sans jamais rien faire pour le gagner…  Vous êtres très mal placé pour ça. Votre amourette avec la petite, là, c’est vraiment autre chose ? Vous allez oser le prétendre devant moi ? » Gordon ne relève pas – il revient sur Lucy Farnsworth malade… et sur Clarisse Whitman. Colbert en a assez : « JE-NE-SAIS-PAS-OÙ-ELLE-EST ! » Et les clochards ? Les taches d’ombre des malades ? Mais Colbert ne fait plus attention à Gordon. Trevor Pierce ne lui en demande pas moins si lui-même n’a pas de ces taches noires : « Non. Si c’est une maladie vénérienne ou quoi, je suis propre. Peut-être que ces filles ont fricoté avec d’autres que moi… » La lettre de Clarisse semble évoquer ces vagabonds malades, pourtant… « Une lubie à elle. On parle d’une fille qui m’écrivait des lettres depuis chez moi, là… Qu’elle laissait sur le matelas, pour me faire la surprise ! Pas très futée… » Il jette un œil à la lettre : « Ah ! Les objets qui disparaissaient… Vous voyez ? C’est ce que je vous disais : elle m’accusait de voler des objets, elle me faisait des scènes pour ça… Complètement mythomane : c’était il qui me volait des petits trucs… En permanence. Une voleuse, comme tous ceux de son espèce – juste d’une manière moins métaphorique. »

 

[III-5 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Trevor Pierce : Jonathan Colbert ; Andy McKenzie, Harold Colbert] Le bonhomme est assurément désagréable, mais aux yeux des investigateurs, notamment Gordon Gore et Eunice Bessler, il a l’air parfaitement sincère – et le dilettante, d’une certaine manière, le concède. Jonathan Colbert s’en aperçoit, et poursuit sur ton plus calme, jouant son avantage : « Je ne suis pas le kidnappeur que vous imaginiez. On peut trouver que je me suis mal comporté avec ces filles, mais seulement au sens où je ne suis pas… un gentleman ; je n’en suis pas un, et je n’ai jamais prétendu l’être. Et, oui, j’ai fait des sales trucs dans cette affaire, je le reconnais : le chantage, c’était une connerie – pas mon idée, celle de McKenzie, mais je sais que ça ne m’exonère pas de ma responsabilité : je vais tâcher d’en tirer des leçons. Que je sois confronté à la justice ou pas, pour ça, ou pour l’alcool, que sais-je… L’opium – j’attends toujours ma pipe, d’ailleurs… Mais je ne suis pas un monstre, un kidnappeur, un violeur, un type qui bat les filles… Vraiment pas. » Trevor Pierce est un peu narquois : « Mais c’est vous la victime du chaman du grizzli. » Colbert ne relève pas. Gordon, par contre, l’assure que, s’il rend toutes les photos, ainsi que les négatifs, aux parents que le peintre a fait chanter, sans doute ne pousseront-ils pas les choses au-delà, par crainte du scandale, et le dilettante va faire en sorte que ça se passe comme ça ; si le peintre peut l’assurer qu’il ne recommencera pas… Colbert acquiesce sans prendre le temps d’hésiter : il sait très bien quel est son intérêt – et, à l’évidence, il n’est pas fier de son association avec McKenzie. Mais ils ont toujours besoin de la coopération du peintre – et, par ailleurs, ils lui font part de l’inquiétude de son père : non, ce n’est pas la crainte du scandale qui l’anime, lui, mais bien un amour paternel sincère ; et le Pr Harold Colbert, quoi qu’en pense Jonathan, est un homme assez intelligent et ouvert pour admettre que son fils doit devenir un artiste plutôt qu’un médecin ou un avocat.

 

[III-6 : Trevor Pierce : Jonathan Colbert] Mais Jonathan Colbert doit donc les aider – pas forcément de la manière qu’il supposait, c’est tout… Trevor Pierce, ainsi, lui demande si, dans ses rêves qu’il a couchés sur des toiles, il n’a jamais vu… un endroit, précis, identifiable. Le peintre hésite ; puis : « Ce n’est pas facile à expliquer… Mais ces sphères… C’est un endroit. Mais pas seulement. Vous savez… Je suis pas un spécialiste, mais c’est un peu comme ce que dit… Ce Juif, là… Non, pas FreudEinstein, voilà. Il a écrit des trucs bizarres, sur le temps, l’espace, ou l’espace-temps… Je crois que c’est quelque chose dans de goût-là – je peux pas en jurer : moi et les équations… En même temps… Il y a des… des implications, derrière tout ça, qui peuvent fasciner un artiste… Le temps, l’espace, une seule chose… » Jonathan Colbert est lancé, et difficile à arrêter – mais il est aussi extrêmement confus. Il ne maîtrise pas son discours, mais sa fascination pour le sujet ne fait aucun doute.

 

[III-7 : Gordon Gore, Eunice Bessler : Jonathan Colbert] Au fur et à mesure que la conversation a perdu de son caractère inquisiteur initial, Jonathan Colbert s’est calmé et a fait preuve de davantage de bonne volonté. Gordon Gore va veiller à ce qu’il vive dans les meilleures conditions chez lui, le temps de régler l’affaire. Il pourrait en profiter pour peindre, d’ailleurs ! Suggestion qu’appuie Eunice Bessler : Gordon pourrait peut-être organiser une exposition… Colbert retrouve tout de même de sa morgue : s’il doit peindre, très bien, mais il lui faut un modèle, dit-il en tournant son regard vers la jeune comédienne… Finalement, l’idée ne déplaît pas, ni à Eunice, ni au dilettante ! Elle posera « habillée », bien sûr…

 

[III-8 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Jonathan Colbert, Arnold Farnsworth ; Lucy Farnsworth] Ils laissent alors Jonathan Colbert à sa pipe d’opium. Mais Veronica Sutton explique donc son inquiétude concernant Lucy Farnsworth à Gordon Gore : elle ne doit pas rester au Napa State Hospital, il lui faut revenir à San Francisco, voire dans le Tenderloin ! Et il faudra garder un œil sur elle. Gordon fait confiance à la psychiatre, et, même s’il est un peu tard, considérant qu’il y a urgence, il téléphone de ce pas à Arnold Farnsworth – mais c’est une demande très inhabituelle, et le magnat du fret ne voit pas pourquoi il obéirait à la suggestion du dilettante ; Gordon lui passe alors Veronica, qui se montre efficace dans son rôle de caution médicale et scientifique : Arnold Farnsworth veut bien tenter l’expérience, et, dans un premier temps, va rapatrier sa fille Lucy chez lui, dans Pacific Heights – où le Dr Sutton pourra la visiter, le cas échéant.

 

[III-9 : Zeng Ju] Après quoi tous vont se coucher… mais Zeng Ju ne se sent vraiment pas bien : ses perceptions de son environnement sont toujours plus affectées, le monde autour de lui change, prenant des teintes grisâtres, parcouru de mouvements incompréhensibles, et ses yeux comme ses oreilles, d’autres organes sensoriels également d’une manière plus insidieuse, semblent se fixer de plus en plus sur un autre monde, aux dépends du nôtre. À ce stade, ce trouble se lit en permanence sur son visage, comme dans ses gestes, et il n’est plus en état de dissimuler son affliction – de ceci, il est parfaitement conscient…

 

[III-10 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Zeng Ju, Trevor Pierce ; Lucy Farnsworth] Outre Zeng Ju, qui avait compris ce qui se passait depuis quelque temps déjà, Veronica Sutton et Gordon Gore plus encore ont également constaté que Trevor Pierce aussi présentait des bizarreries comportementales assez semblables à celles qu’ils avaient constaté chez le domestique : le journaliste n’en est peut-être pas tout à fait au même stade de l’infection, mais il est très clairement lui aussi victime de la Noire DémenceGordon et Veronica en discutent ; ils ne savent pas quoi faire… mais la psychiatre est certaine d’une chose : il ne faut surtout pas les confier à une institution médicale, qui s’empresserait de les adresser au Napa State Hospital, où ils se trouveraient dans la même situation que Lucy Farnsworth. Les perspectives ne sont guère optimistes, mais, pour la psychiatre, le seul moyen de les sauver (peut-être…) serait d’avancer au plus vite dans leur enquête… Gordon acquiesce – et il faudra aussi les garder à l’œil, et veiller à ne pas les laisser conduire, ou prendre des initiatives avec des armes… Ils en parleront tous ensemble ultérieurement.

 

IV : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 8H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[IV-1 : Gordon Gore : Daniel Fairbanks ; Clarisse Whitman, Lucy Farnsworth, Bridget Reece] Le matin suivant, Gordon Gore prépare son rapport téléphonique quotidien à Daniel Fairbanks. Cette fois, il a vraiment beaucoup de choses à lui apporter – les photographies de Clarisse Whitman et leurs négatifs, ainsi que des lettres (il y a aussi beaucoup de photos d’autres modèles – Gordon met de côté tout ce qui concerne Lucy Farnsworth et Bridget Reece, mais il y en a bien d’autres, et, bien sûr, rien de tout cela ne sera donné à Fairbanks). En passant davantage de temps sur les lettres écrites par les jeunes filles séduites par Jonathan Colbert, il constate par ailleurs que Clarisse n’était pas la seule à faire référence à des disparitions d’objets – trois autres jeunes filles font de même, chaque fois pour des petites choses très anecdotiques : une boucle d’oreille, un soutien-gorge, etc.

 

[IV-2 : Gordon Gore : Daniel Fairbanks ; Clarisse Whitman, Bridget Reece] Gordon Gore, à 9h, appelle Daniel Fairbanks. Il n’y va pas par quatre chemins : « Je n’ai pas encore retrouvé Clarisse, mais j’ai les photos et les négatifs. » Tout ? « Tout. » D’autres éléments qui pourraient être compromettants ? Rien qui le concerne – mais des photos et négatifs concernant d’autres jeunes filles, qu’il donnera à leurs parents, sans bien sûr mentionner devant eux le nom de Clarisse Whitman, pas plus qu’il ne donnera ici à Fairbanks les noms de ces autres victimes. Il a appris que Clarisse avait été vue il y a trois ou quatre jours de cela au Petit Prince – le restaurant où ils ont fait un esclandre : à bon droit, car elle s’y trouvait sans doute. [C’est faux – c’était bien sûr Bridget Reece qui s’y trouvait à ce moment-là.] Ils se rapprochent donc du but de leur enquête – enfin, si cela intéresse vraiment Fairbanks de retrouver la jeune fille ? « Bien sûr, M. Gore. Je vous prierai de passer dans la matinée au siège de l’American Union Bank pour me remettre les photographies et les négatifs. Je vous y attends. »

 

[IV-3 : Gordon Gore, Zeng Ju : Lucy Farnsworth, Bridget Reece] C’est de toute façon ce que comptait faire Gordon Gore – qui en profitera pour faire la tournée des familles impliquées qui lui sont connues (dont les Farnsworth et les Reece – certains noms ne lui disent absolument rien). Zeng Ju l’accompagnera.

 

 

[IV-4 : Veronica Sutton, Zeng Ju : Trevor Pierce ; Harold Colbert] Toutefois, avant que Veronica Sutton et Trevor Pierce ne se rendent à l’Embarcadero pour y retrouver Harold Colbert, Zeng Ju va s’entretenir en privé avec la psychiatre. Il lui confesse que son état s’aggrave – ses sens lui font défaut, le monde change autour de lui… Il ajoute que « M. Trevor », à la différence de tous les autres, lui apparaît très distinctement, sans le moindre parasitage, aussi suppose-t-il qu'il est également malade. Il s’en remet à la femme de science – lui ne sait plus quoi faire… et n’ose même pas prononcer le nom de Noire Démence. Pourtant, il ne cache pas à Veronica que des taches noires sont apparues un peu partout sur son corps – même si pas encore sur le visage ou tout autre endroit qui serait visible. La psychiatre ne se montre guère optimiste : tout indique que le domestique rejoindra bientôt les victimes de la Noire Démence errant dans le Tenderloin… Mais ils ne baisseront pas les bras : il y a forcément une solution ! La psychiatre a foi en la science. Il faudra par contre que Zeng Ju lui rapporte tout ce qu’il verra de cet « autre monde » : toute information est pertinente. Par ailleurs, elle s’entretiendra également avec Trevor. Zeng Ju acquiesce – sans cacher qu’il lui est difficile de parler de tout ceci en public : il se sentira plus libre si Mme Sutton veut bien faire office d’interlocutrice privilégiée.

 

[IV-5 : Zeng Ju, Veronica Sutton : Ling] D’ailleurs, à vrai dire… Il y a autre chose : si sa situation devait empirer, Zeng Ju souhaite que Mme Sutton, en qui il a toute confiance et qu’il admire, devienne pour sa fille, Ling, qui vit à Chinatown, comme une marraine… « Ling est une jeune fille intelligente et gentille ; elle a été bien éduquée, Madame. » Veronica est surprise par cette demande, et ne sait d’abord trop comment réagir – d’autant qu’elle ne connait guère Zeng Ju… et qu’elle n’a jamais eu l’âme d’une mère. Mais elle se dit enfin très touchée, flattée également, par la confiance du domestique, et fera tout son possible pour venir en aide à la jeune fille, si cela devait s’avérer nécessaire.

 

[IV-6 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Zeng Ju, Trevor Pierce, Jonathan Colbert] Veronica Sutton ne tarde guère à expliquer l’état de Zeng Ju (sans mentionner sa requête) à Gordon Gore, qui devra garder un œil sur lui – quant à elle, elle fera de même avec Trevor Pierce. Gordon n’est guère surpris – mais une chose l’étonne : Jonathan Colbert ne semble pas du tout infecté, lui… Il semble bien y avoir un lien, pourtant, avec ses cauchemars… C’est comme s’il voyageait lui aussi entre les mondes, mais seulement dans son sommeil… Il faudrait peut-être qu’il les accompagne, dorénavant, ce serait peut-être un atout…

 

[IV-7 : Eunice Bessler, Gordon Gore, Zeng Ju : Jonathan Colbert] Pour le moment, la loyauté de Jonathan Colbert demeure cependant des plus douteuse… Quelqu’un doit rester avec lui. Eunice Bessler avait d’abord songé accompagner Gordon Gore et Zeng Ju, mais il vaut mieux qu’elle demeure au manoir Gore – et si Colbert devait faire son portrait, eh bien…

 

V : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 10H – SAN FRANCISCO FERRY BUILDING, EMBARCADERO, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[V-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce, Gordon Gore, Zeng Ju] Veronica Sutton et Trevor Pierce doivent alors se rendre à l’Embarcadero, pour y retrouver le Pr Harold Colbert et se rendre avec lui à la Collection Zebulon Pharr. Mais le Ferry Building ne se trouve pas très loin du siège de l’American Union Bank, dans Financial District, aussi font-ils un bout de chemin avec Gordon Gore et Zeng Ju. En route, le dilettante discute discrètement avec Trevor : son état ne leur a pas échappé – comme celui de Zeng Ju. Le journaliste balaie cette inquiétude : « Un peu de migraine, rien de plus… » Mais Gordon n’y croit pas un instant : « Je crois – nous croyons – que vous êtes atteint par la Noire Démence ; le dissimuler ne servira à rien. » Il faut que Trevor fasse attention à certaines actions – mieux vaut qu’il ne conduise pas, par exemple –, et il faut aussi leur rapporter ce qu’il voit, ce qu’il entend, etc. : cela pourrait s’avérer d’une importance cruciale. Le journaliste continue pourtant de traiter le sujet à la blague…

 

[V-2 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert] Puis les deux binômes se séparent, et Veronica Sutton et Trevor Pierce poursuivent en direction de l’Embarcadero. Le Pr Harold Colbert, très ponctuel, les y attend – l’air grave, vêtu d’un grand imperméable. Il voit arriver ses deux compagnons de route : « Vous êtes prêts ? » Oui. Très bien : ils doivent donc en savoir un peu plus sur leur destination… Ils vont prendre le ferry pour longer San Francisco par le nord-est, puis traverser le Golden Gate, immédiatement au nord de la ville, après quoi ils prendront le train, qui les fera passer dans la forêt de Muir Woods et sur les pentes du Mont Tamalpais, le point culminant de la région, avec ses 785 mètres d’altitude. C’est un peu paradoxal, mais, oui, la très secrète Collection Zebulon Pharr se situe dans cette zone très fréquentée, où une voie ferrée a été construite, pour permettre aussi bien aux touristes qu’aux San-franciscains désireux d’un peu de calme de faire de jolies randonnées dans la nature…

 

VI : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 11H – TRAIN DE MUIR WOODS ET DU MONT TAMALPAIS

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[VI-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Jonathan Colbert, Gordon Gore] La traversée en ferry, qui prend un peu moins d’une heure, est pour le moins maussade, avec un Pr Harold Colbert passablement renfermé… L’ambiance est lourde, et Veronica Sutton pas plus que Trevor Pierce n’osent briser la glace… Pourtant, ils ont un sujet de discussion tout trouvé : Jonathan Colbert ! De brefs apartés convainquent les investigateurs qu’il leur faut en parler, ils ne peuvent garder pareille chose secrète (et si le Pr Harold Colbert apprenait par la suite qu’ils avaient trouvé son fils mais n’en avaient pas fait état, cela pourrait vraiment compliquer les choses…). C’est Trevor qui prend l’initiative d’aborder le sujet avec le professeur, une fois installés à bord du train de Muir Woods : ils ont retrouvé son fils – il est en bonne santé, et n’a absolument rien à craindre, de la justice ou de qui que ce soit. Le professeur est stupéfait : « Vous avez trouvé Jonathan ? Où est-il ? » Trevor fait le mystérieux : « Il est… en lieu sûr. Pour le moment, nous ne… » Mais Harold Colbert furibond l’interrompt : « M. Pierce ! Je fais des sacrifices considérables en vous conduisant à la Collection Zebulon Pharr, il serait bien temps de me rendre la pareille ! Où est mon fils ? Mme Sutton ? » La psychiatre n’insiste pas : Jonathan Colbert se trouve à la résidence de M. Gore. Il s’y trouve depuis la veille au soir – pour l’heure, il ne semble pas disposé à voir son père, mais sans doute cela pourra-t-il changer dans un délai assez bref… « Je comprends que vous ayez hâte de lui parler, mais il ne faut pas le brusquer – s’il lui en prenait la fantaisie, nul ne pourrait le retenir de disparaître à nouveau dans la ville… » Le parti de l’honnêteté paye – la surprise passée, le théologien se rend aux arguments de la psychiatre.

 

[VI-2 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert ; Jonathan Colbert] « Mais… Ce voyage à la Collection Zebulon Pharr est donc toujours d’actualité ? Maintenant que vous avez trouvé mon fils ? » Trevor Pierce, un peu séché par la réaction de son interlocuteur, maugrée : « Oui, plutôt, oui… » Harold Colbert soupire : c’est donc qu’ils ont davantage de choses à lui apprendre… Veronica Sutton, un peu embarrassée, explique qu’il y a bel et bien un lien entre Jonathan Colbert et les éléments « occultes » qui les intéressent – ses cauchemars ne laissent guère de doute à ce propos. Il ne semble pas avoir agi dans une intention malveillante (enfin, à cet égard…), mais il est bien lié à tout cela, oui. Trevor ajoute qu’il est visiblement dépassé par les événements, et qu’un peu de repos en lieu sûr ne lui fera pas de mal… Harold Colbert demeure grognon, mais suppose qu’il devra se contenter de ça pour l’heure.

 

[VI-3 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert, Randolph Coutts] La discussion s’arrête là. Le décor a beau être splendide, l’ambiance est pesante. Puis le train s’arrête à une petite gare sur les flancs du Mont Tamalpais, et Harold Colbert fait signe à Veronica Sutton et Trevor Pierce de descendre : ils sont attendus ici par Randolph Coutts, de Coutts & Winthrop, qui les conduira en voiture à la Collection Zebulon PharrCoutts est un avocat presque caricatural, dans sa mise et ses manières – on le devine très bourgeois, très conservateur ; cependant, il est tout sauf bavard, et le trajet, le long de petites routes de montagne, est à nouveau très maussade…

 

VII : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 12H – COLLECTION ZEBULON PHARR, MOUNT TAMALPAIS AND MUIR WOODS

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[VII-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Randolph Coutts, Harold Colbert] La voiture arrive enfin à destination – une très charmante et riche demeure de style hispanique : tout sauf l’endroit où l’on penserait chercher quelque chose d’aussi exceptionnel et secret que la Collection Zebulon PharrRandolph Coutts invite ses passagers à descendre, et Harold Colbert prend les devants – il est à vrai dire le seul à qui l’avocat se soit adressé : concernant Veronica Sutton et Trevor Pierce, il semble se contenter du fait… qu’ils sont deux, ainsi que convenu avec le professeur. Il n'y a même pas eu de présentations.

 

[VII-2 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Randolph Coutts, Harold Colbert] Randolph Coutts a sorti un énorme trousseau de clefs : pénétrer dans la villa n’est guère un souci, à vue de nez, mais, à l’intérieur, le petit groupe doit passer par de nombreuses portes, solides, qui deviennent au fur et à mesure de véritables sas, visiblement très sécurisés – le contraste est flagrant entre la demeure très aérée et lumineuse, vue de l’extérieur, et ce qu’elle contient effectivement : c’est une vraie forteresse, à ce stade… au sein de laquelle Coutts procède sans un mot, se repérant sans la moindre difficulté dans son volumineux trousseau – puis dans un autre au moins aussi volumineux, qu’il sort une fois arrivé au premier sous-sol ! Contournant méthodiquement tout un dispositif très pointu de mesures de sécurité, ils gagnent enfin le troisième sous-sol – où se trouve la Collection Zebulon Pharr à proprement parler. On y trouve de nombreuses bibliothèques, très remplies, et dont le contenu est à l’évidence d’une valeur exceptionnelle, avec d’antiques codex, des rouleaux, etc., mais aussi une belle variété d’incunables – sans même compter les artefacts non livresques (dont des sculptures, des tableaux, des instruments de musique, des armes, etc.), également nombreux et presque intimidants tant ils respirent l’ancienneté, la rareté et la singularité. Tout cela est étrangement organisé : au premier abord, on pourrait trouver cela anarchique, mais le classement est en fait pertinent et très méticuleux. On y trouve enfin des espaces de travail savamment agencés – tables, bureaux, pupitres… Il n’y a bien sûr personne en dehors de Veronica Sutton, de Trevor Pierce, de Harold Colbert et de Randolph Coutts – et le silence a quelque chose d’oppressant. L’avocat s’était visiblement déjà entretenu avec le professeur, car, sans un mot, il conduit le petit groupe dans un espace un peu séparé du reste – ce qui implique d’abord de passer par un couloir assez long, offrant l’accès à une chambre forte dont la porte blindée est très impressionnante ; ils ne s’y arrêtent pas, cependant, et poursuivent jusqu’à une autre pièce au bout du couloir, très sécurisée elle aussi même si pas de manière aussi flagrante, et c’est le saint des saints de la Collection Zebulon Pharr, un espace de travail abritant les pièces les plus précieuses de l’ensemble (les bibliothèques sont beaucoup moins denses, mais pas moins fascinantes à ce stade ; de même pour les vitrines abritant des artefacts), tout cela surmonté d’un portrait de Zebulon Pharr lui-même.

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[VII-3 : Randolph Coutts, Harold Colbert] Randolph Coutts se tient debout à côté de la porte : de toute évidence, même s’il va se faire discret et ne pas empiéter sur leur travail, il ne va pas quitter la salle tant que les visiteurs s’y trouveront. Il adresse un signe de la tête au Pr Harold Colbert : à lui de prendre le relais, qu’ils fassent ce qu’ils ont à faire. Le théologien a visiblement ses habitudes ici, et se rend de lui-même à l’endroit qui les intéresse – il n’est pas intimidé par la collection, pourtant une certaine émotion se lit quand même sur ses traits. Il conduit Veronica Sutton et Trevor Pierce à une table, avec trois chaises, et sur la table a été disposé un livre, spécialement tiré des rayonnages : le manuscrit espagnol originel des Mythes des chamans du grizzli rumsens – et, justement, au-dessus de la table, on trouve un autre portrait : celui de Pedro Maldonado lui-même.

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[VII-4 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert] Harold Colbert invite Veronica Sutton et Trevor Pierce à s’installer : « Vous lisez l’espagnol ? » Pas la psychiatre – le journaliste baragouine quelques mots, suffisamment pour se débrouiller à l’oral avec ses contemporains san-franciscains, mais il doute de pouvoir s'en sortir avec un manuscrit de la fin du XVIIIe siècle… Dans ce cas, le professeur va les assister dans leurs recherches et faire office de traducteur ; mais il précise qu’il les a aussitôt conduits devant cet ouvrage précisément parce qu’ils avaient eu l’occasion d’en discuter : à l’évidence, la collection regorge de sources très diverses – s’ils ont d’autres sujets de recherche, qu’ils lui en parlent, et il fera en sorte de les guider dans les trésors de la Collection Zebulon Pharr. Mais, déjà, des pistes sur cet ouvrage en particulier ? Oui : Veronica veut en apprendre davantage sur « l’Esprit de la Colline » et les « Fantômes Qui Marchent » ; Trevor a du mal à formuler sa requête, mais il souhaiterait en apprendre davantage sur « un… un lieu, atemporel… une dimension parallèle, peut-être », en lien avec les chamans du grizzli… Le théologien parcourt avec les investigateurs les pages de Mythes des chamans du grizzli rumsens, en leur traduisant à la volée certains passages – par exemple celui-ci, dans le chapitre 18 :

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[VII-5 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Charles Smith, Jonathan Colbert] Le Pr Harold Colbert laisse à Veronica Sutton et Trevor Pierce le temps de digérer les informations, mais ne retient pas quelques marmonnements indistincts de temps à autre ; la psychiatre a remarqué qu’il a tiqué quand il leur a traduit les noms de « Clé » et de « Porte ». Trevor demande si la maladie évoquée pourrait être la Noire Démence : le terme n’existait sans doute pas à l’époque, mais cela y ressemble, oui. Et cela recoupe les informations fournies par le Pr Charles Smith, à Berkeley. Veronica constate que le texte correspond bien à son interrogation sur des entités surnaturelles, mais elle a du mal à faire la distinction entre ces créatures... Le Pr Colbert pense pouvoir la renseigner : il a traduit assez « littéralement » le texte de Maldonado, mais il pense que le moine s’est trompé en distinguant deux entités qui seraient « Clé » et « Porte » – d’autres sources (« nous aurons peut-être l’occasion d’y revenir ») permettent de supposer que les deux termes s’appliquent à une même entité ; au-delà, il y a une sorte de principe hiérarchique, après tout guère surprenant dans quelque panthéon que ce soit – c’est « un peu… comme Satan et les démons à son service » : « Clé et Porte » domine, les « Fantômes Qui Marchent » obéissent. Mais l’analogie judéo-chrétienne a ses limites, il ne l’emploie ici, et à regret, que par facilité… On peut en retenir que les « Fantômes Qui Marchent » sont inférieurs, des sortes de monstres, et « assez fondamentalement stupides », tandis que l’entité « Clé et Porte » a un caractère divin et supérieur. Veronica remercie le professeur pour ses explications ; Maldonado a-t-il livré une « description physique » de ces créatures ? Pas « Clé et Porte », non, mais c’est le cas pour les « Fantômes Qui Marchent », même si le livre ne comprend pas d’illustrations les concernant : ces êtres monstrueux ont des formes éventuellement changeantes, mais quelques caractères demeurent – une macrocéphalie prononcée et surtout des membres très longs, avec des doigts très longs également, se prolongeant en griffes encore plus longues. De vraies créatures de cauchemar... La psychiatre demande ensuite à Harold Colbert s’il sait quel est cet endroit qu’il a désigné en anglais par « Pebble Hill » [« la colline du caillou », en gros] : le livre de Maldonado n’est pas très précis à cet égard… mais les investigateurs avaient parlé du Tenderloin, et le professeur croit que ça correspond parfaitement. Trevor est méditatif : « Des créatures extraterrestres… » Harold Colbert suppose que l’on pourrait les envisager ainsi, oui – mais précise : « Pas comme dans ces pulps, vous savez, il ne s’agit pas ici d’êtres en provenance d’une autre planète, voyez ça plutôt comme… oui, une sorte de dimension parallèle. » Le théologien s’interrompt, mais reprend très vite : « Et encore, ce n’est pas vraiment cela non plus. Vous voyez, c’est tout le problème avec cette entité "Clé et Porte" – d’une certaine manière, elle implique par elle-même toutes les potentialités, dans le temps comme dans l’espace, et pas un unique endroit différent. » Mais le journaliste a autre chose en tête : au vu des centres d’intérêt « particuliers » du professeur, est-ce vraiment un hasard si son fils Jonathan s’est retrouvé à rêver de pareils mondes et créatures ? « Je me suis posé la question, M. Pierce. Il est possible qu’il y ait un lien – que mes activités, mes recherches, aient influé sur le cours des événements. Mais je n’ai pas de certitude à cet égard. En effet… D’une certaine manière, ça supposerait une intention – et même une intention maligne. Or je ne crois pas que ça se joue à ce niveau-là… Pas avec pareilles entités, qui sont bien au-dessus de ce genre de préoccupations. Mais je me rends bien compte en vous en parlant que ces entités, que j’envisageais de manière abstraite disons, semblent bien opérer sur Terre via des agents intermédiaires humains – et, du côté de ces derniers, les intentions malignes sont bel et bien envisageables. »

 

[VII-6 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert] Le Pr Harold Colbert s’interrompt à nouveau. Puis : « Croyez-vous en la magie ? » Trevor Pierce lui répond que oui – pas Veronica Sutton, même si elle suppose que ce monde renferme bien des choses inexplicables par la science actuelle, qui peuvent dès lors passer pour de la magie. « Je ne pouvais pas espérer meilleure réponse. » Le théologien explique que c’est ce qui fait des Mythes des chamans du grizzli rumsens un livre « dangereux » : s’il se contentait de rapporter du folklore, il ne différerait guère de 99 % des travaux d’ethnographie, du Rameau d’or de Frazer à ces innombrables monographies que personne ne consulte jamais, et qui abondent dans les sociétés d’histoire locale – comme ces ouvrages, il ne présenterait aucun caractère menaçant. Mais voilà : il contient des sorts. Pedro Maldonado s’était renseigné avec une grande méticulosité sur les rites des chamans du grizzli, même en passant par l’intermédiaire des Ohlones ou des Miwoks. Il a ainsi consigné des sortilèges, avec suffisamment de précision pour qu’on puisse les apprendre… et en faire usage. Mais c’est aux investigateurs de voir s’ils souhaitent les apprendre, ou pas – s’ils le lui demandent, le Pr Colbert leur traduira ces passages, avec toute la précision nécessaire. Veronica lui demande s’il les a lui-même appris – le théologien répond que c’est le cas pour « un des deux : il y en a un qui a pour objet, à la fois, d’invoquer et de congédier l’Esprit de Pebble Hill ; l’autre permet d’invoquer et de contrôler un Fantôme Qui Marche – ce sont deux choses tout à fait différentes… Il y a quelques années, je m’étais appliqué à apprendre ce dernier sortilège – mais je n’ai même jamais simplement envisagé d’apprendre l’autre : il est beaucoup trop dangereux… » Trevor prend la chose à la blague : « Vous voulez nous envoyer dans une autre dimension ? » Mais le professeur est mortellement sérieux : « Si vous comptez mener cette enquête à terme, je ne garantis pas que vous puissiez éviter de vous retrouver dans des endroits fort étranges. Et dangereux. » Le journaliste est perplexe, et adresse un regard inquiet à Veronica, qui ne se prononce pas pour l’instant.

 

[VII-7 : Veronica Sutton : Harold Colbert ; Hadley Barrow] Mais le Pr Harold Colbert s’adresse justement à Veronica Sutton : « Vous connaissiez déjà le nom de "Fantômes Qui Marchent" avant de venir ici, et je vous sais lectrice d’ouvrages anthropologiques, dans une optique éventuellement comparatiste. Ces désignations sont propres aux Indiens de la région – mais vous ne serez pas surprise d’apprendre que ces mythes correspondent à d’autres de par le monde, qui peuvent les éclairer d’un jour différent. C’est pour partie l’objet de mes recherches – ainsi de ce Symbole des Anciens, ce pentagramme que l’on retrouve aussi bien en Égypte, en Chine, que sais-je… Ces "Fantômes Qui Marchent" semblent correspondre à ce que l’on appelle ailleurs des "Vagabonds dimensionnels", terme sans doute moins poétique mais plus évocateur. Quant à "l’Esprit de Pebble Hill"… Je n’ai pas de certitude à cet égard. Mais l’association des termes "Clé et Porte"… m’évoque une autre désignation. Avez-vous entendu parler de Yog-Sothoth ? » La question fait sursauter Veronica : ce nom figurait dans la retranscription d’un entretien avec une victime de la Noire Démence, que le Dr Hadley Barrow leur avait fait lire, au Napa State Hospital… Elle l’explique au professeur, dont les traits se durcissent : « C’est ce que je redoutais… » Le professeur se lèvre, parcourt les rayonnages environnants, et en sort un livre, qu'il ouvre à une page précise et soumet aux investigateurs :

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[VII-8 : Harold Colbert] « Vous voyez ce qui est dit à propos de la Clé et de la Porte ? Du temps, de l’espace… » Puis le Pr Harold Colbert va chercher un autre ouvrage encore : « Celui-ci est intéressant, aussi… Je suppose qu’il peut faire sens, eu égard aux questions que vous vous posiez… »

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[VII-9 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert ; Jonathan Colbert] Trevor Pierce est très perplexe : le livre de Maldonado semblait dire qu’il fallait se rendre dans cet autre monde, pour en revenir… Mais ces autres documents donnent bien davantage l’impression d’un voyage sans retour ! Harold Colbert lui répond : « C’est assurément un risque… Il existe des rites, des protections – mais sans doute inutiles en pareil cas : le Symbole des Anciens ne serait d’aucune utilité, ici… »

 

[VII-10 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert ; Jonathan Colbert] Mais faut-il comprendre que Jonathan Colbert se rend dans ce monde quand il rêve et en revient au réveil, demande Trevor Pierce ? C’est possible, oui… Le Pr Colbert rappelle au Dr Sutton qu’ils avaient évoqué la question de cette « épidémie de rêves » qui avait eu lieu durant le printemps 1925, et qui affectait tout particulièrement les artistes tel Jonathan – la psychiatre s’en souvient très bien. À cette occasion, quelques rares études avaient fait mention d’entités assez comparables à Yog-Sothoth : « Je ne sais pas si ce nom vous dit quelque chose, mais on avait parlé de Cthulhu, dans sa cité engloutie de R’lyeh » L’épidémie a cessé brusquement, et on n’y est plus revenu : « Dans votre profession, Mme Sutton, personne n’a bien compris de quoi il s’agissait… » Mais ces noms, ces phénomènes, n’étaient pas inconnus d’autres chercheurs – dont le Pr Harold Colbert ; et ce thème d’entités pénétrant les rêves de certains individus et les façonnant n’avait rien d'une surprise pour un petit cercle d’initiés. Via ces rêves, ces entités pouvaient amener leurs victimes… à faire certaines choses...

 

[VII-11 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert] Le Pr Harold Colbert s’interrompt, il semble mûrement réfléchir à ce qu’il va dire. Puis : « Il y a… un autre livre. Le plus dangereux de tous. Il pourrait vous apporter quelques éclaircissements, je pense. » Le professeur demande aux investigateurs s’ils souhaitent avoir accès à ce livre – mais il insiste sur les dangers que cela représente, pour la santé mentale tout particulièrement… Il peut leur en traduire quelques passages sélectionnés, toutefois – à moins qu’ils ne lisent eux-mêmes le latin ? Veronica Sutton a un niveau relativement correct, mais l’aide du professeur sera sans doute la bienvenue… Mais il faut sans doute préparer le terrain, de toute façon. Le professeur explique qu’il s’agit d’un livre fort ancien, et très rare : de cette édition en particulier, on ne connaît que quatre exemplaires de par le monde – que la Collection Zebulon Pharr dispose d’un de ces volumes n’est pas pour rien dans sa réputation comme dans sa valeur. Le titre originel de ce livre était Al Azif ; il avait été écrit, vers 730, par un Arabe dément du nom d’Abdul al-Hazred. Le livre a été traduit en grec par Théodore Philetas, vers 950, qui lui a donné le titre sous lequel il est passé à la postérité : le Necronomicon. Tous les exemplaires des versions arabes et grecques ont disparu. La plus vieille édition existant encore est la traduction latine par Olaus Wormius, datant de 1228, et c’est cette version que l’on trouve dans la Collection Zebulon Pharr. « Mais comprenez bien que c’est littéralement un livre qui rend fou. Il contient… des révélations, mais à ne pas entendre au sens chrétien, c’est d’un autre ordre – il s’agit de chambouler toutes les perspectives, en particulier en ce qui concerne la place de l’homme dans l’univers. Abdul al-Hazred avait compris cette chose que les croyants, quels qu’ils soient, ne peuvent tout simplement pas accepter : que l’homme n’est pas au centre de l’univers, pire, qu’il n’a absolument aucune espèce d’importance – et qu’il n’a aucune idée du monde dans lequel il vit… » Le livre peut en donner une idée – et cela peut s’avérer fatal. Solennellement, le Pr Harold Colbert répète sa question : veulent-ils travailler sur ce livre ? Veronica Sutton est très étonnée par ce discours – et connaît un sursaut de rationalisme : le professeur serait-il complètement fou ? Impossible de le déterminer – mais le ton employé par Harold Colbert n’a rien de celui d’un illuminé. Pense-t-il vraiment qu’ils y trouveront des choses utiles ? Oui. De quoi guérir la Noire Démence ? Probablement pas : il craint que ce soit trop tard, les personnes affectées ne s’en remettront jamais… « Avec une chance incroyable, peut-être pourrons-nous éviter que cela se produise encore à l’avenir – mais cela n’a rien de certain, absolument rien. » Veronica demeure perplexe, elle adresse quelques regards interrogatifs à Trevor Pierce, qui est tout aussi sceptique… et qui, en outre, a de plus en plus de mal à se concentrer : il est malade, après tout… et il a bien relevé ce que le professeur disait concernant l'impossibilité de toute guérison. Mais Veronica et lui finissent par acquiescer.

 

[VII-12 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert, Randolph Coutts] Le Pr Harold Colbert invite donc Trevor Pierce et Veronica Sutton à sortir de la pièce où ils se trouvent, et, accompagné de Randolph Coutts, toujours très discret, il les conduit à la chambre-forte aperçue dans le couloir. Le professeur et l’avocat effectuent ensemble toute une procédure complexe et chronométrée pour ouvrir la lourde porte blindée, d’une épaisseur incroyable. Elle donne sur une petite pièce, totalement dénuée de la moindre décoration, et au fond de laquelle se trouve un bureau, avec un unique livre dessus, qui y est enchaîné : le Necronomicon

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[VII-13 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert] Le Pr Harold Colbert, visiblement ému, invite ses compagnons à s’asseoir, et feuillette le précieux grimoire à la recherche d’un passage qui, suppose-t-il, devrait intéresser Veronica Sutton et Trevor Pierce… La psychiatre pourrait essayer de lire d’elle-même le texte en latin, mais, pour l’heure, elle préfère laisser au professeur le soin de traduire.

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

Voir les commentaires

Utopiales 2017/La Méthode Scientifique : l'espace-temps selon Lovecraft

Publié le par Nébal

Utopiales 2017/La Méthode Scientifique : l'espace-temps selon Lovecraft

Lors des Utopiales 2017, le vendredi 3 novembre plus précisément, scène Shayol, j’ai eu le plaisir de participer à l’enregistrement en direct de l’émission de France Culture La Méthode Scientifique, présentée par Nicolas Martin.

 

Le thème de l’émission était L’Espace-temps selon Lovecraft, et, pour en discuter, étaient également présents Gilles Dumay et Raphaël Granier de Cassagnac.

 

L’émission peut s’écouter en podcast sur le site de France Culture – vous la trouverez ici.

Voir les commentaires

Deadlands Reloaded : Stone Cold Dead

Publié le par Nébal

Deadlands Reloaded : Stone Cold Dead

Deadlands Reloaded : Stone Cold Dead, Black Book Éditions,[2013] 2015, 159 p.

Avertissement préalable SPOILERS : je vais ici causer d’une campagne pour Deadlands Reloaded, sans me gêner pour révéler des machins, même si je ne vais certainement pas me montrer exhaustif. Voyez donc ça comme une base pour une éventuelle discussion entre MJ et curieux – les joueurs, et mes joueurs tout particulièrement, ouste ! Il n’y a aucune certitude que je maîtrise cette campagne, mais ça n’est pas exclu. Alors...

 

DERNIER SURSAUT

 

Stone Cold Dead est peu ou prou (avec l’exception toujours singulière de l’Écran du Marshal) l’unique supplément à ce jour de la gamme française de Deadlands Reloaded, et je suppose qu’à ce stade, deux ans plus tard, on peut dire sans trop de risques de se tromper qu’il sera également le dernier ? En fait, c’est une impression d’autant plus sensible au sortir de cette lecture, et j’aurai bien des occasions d’y revenir… C’est fâcheux, parce que ce jeu a un potentiel énorme – impression qui ressort d’ailleurs de ce supplément, sympathique par un certain nombre d’aspects… mais bâclé, aussi. C’est bien le problème.

 

[EDIT : on m'a fait remarquer qu'il y a quelque temps de cela, Black Book a annoncé avoir trois, puis non, quatre, campagnes de prévu. Je serais ravi de voir ces suppléments paraître, auquel cas je ferai mon mea culpa - mais j'y croyais (crois ?) tellement plus... Bon, on verra - et mes excuses si jamais.]

 

Stone Cold Dead se présente comme une campagne (c’est éventuellement à débattre) de création française (signée Guillaume Baron, plus précisément), sans équivalent donc en VO, où le cadre de jeu, la ville de Crimson Bay en Oregon, avait pu être mentionnée mais sans faire l’objet d’une description plus approfondie. En fait, l’intérêt de ce supplément, et bizarrement ça me renvoie à ma précédente lecture du genre, Coffin Rock, encore que sur un format plus ample, réside sans doute dans l’approche de Crimson Bay comme un « bac à sable », à partir duquel on peut broder, notamment mais pas exclusivement en jouant « la campagne », laquelle peut être considérablement resserrée ou au contraire étendue, fonction des attentes et des retours de la table. Mais, dans tous les cas, le supplément montre assez vite ses limites…

 

Par ailleurs, il faut se rappeler que Stone Cold Dead avait été financé par crowdfunding – il lui avait donné son titre, mais le financement portait en fait tout autant sur l’Écran du Marshal et les Cartes d’aventure (et les exemplaires du Crimson Post censément utiles à cette campagne, mais pas reproduits ci ?) : l’impression de fourre-tout destiné à se débarrasser de l’encombrant machin n’en était que plus forte. Mais, jugements de valeur mis à part, cette genèse explique sans doute la présence de quelques « compléments » dans le livre, et notamment un bestiaire... qui pour le coup n’a absolument rien à voir avec la « campagne » Stone Cold Dead ou même avec la ville de Crimson Bay. Ce qui ne veut pas dire que c’est inintéressant ou inutile, mais cela témoigne tout de même de ce que ce bouquin, c’est un peu tout et n’importe quoi.

 

JOLI, MAIS UN PEU TARABISCOTÉ… ET PAS FINI

 

Ceci dit, le premier contact, le contact visuel, est assurément positif, en ce que les illustrations intérieures, signées David Chapoulet et Simon Labrousse, sont très belles – beaucoup plus que celles du livre de base, ou que la couverture du présent supplément, d’ailleurs (ils n'en sont pas responsables). Il y a une patte, une ambiance, de l’application… Le résultat est vraiment irréprochable, et même admirable.

 

Côté graphisme, un autre aspect est davantage problématique – et qui porte sur les cartes et plans. Au premier coup d’œil, on remarque que, mise à part une carte en deux planches de Crimson Bay, on n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent… À ce stade, impossible d’en déduire quoi que ce soit, on s'en passe souvent très bien, mais, après lecture, oui : il y a cette fois un problème sous cet angle. Et qui concerne notamment cette unique carte de Crimson Bay… C’est qu’elle est incomplète, au regard des nécessités du jeu – des endroits cruciaux, et pour lesquels un plan aurait été très utile (je pense notamment à la communauté des anciens esclaves) n’y figurent pas et ne figurent nulle part ailleurs – on peut s’accommoder, j’imagine, de l’absence d’éléments sur l’usine de munitions, ou les puits à la limite, mais il y a quand même un certain vide regrettable ici ; d’autant que la carte, ai-je l’impression, ne correspond pas toujours aux indications du texte ? Une question d’échelle, notamment : le port devrait être plus éloigné, par exemple, non ?

 

Mais le problème le plus éloquent, ici, concerne l’après Crimson Bay – car, à terme, la campagne s’éloigne de la florissante ville de Gamblin’ Joe Wallace : on est censé se rendre à Shan Fan, avec un certain nombre d’événements en route (à la discrétion du Marshal) ; aucun plan de quelque sorte que ce soit, à l’échelle de la carte ou approprié à la figuration de l’action – et, à terme, cela peut devenir problématique, tout particulièrement quand on arrive à Shan Fan, ville importante mais dont nous n’avons certainement pas assez d’éléments ici pour la présenter aux joueurs : cela dépasse l’absence de carte, à ce stade – il n’y a peu ou prou rien sur cette ville ! Une « annexe » (?!) est supposée décrire un endroit important du scénario, pour le grand finale, mais difficile d’en retirer grand-chose ; et s’il y a bien un ersatz de plan concernant ce moment de l’histoire (mais présenté dans la campagne en elle-même, pas dans cette annexe ?), bonne chance pour en faire quoi que ce soit… Autant d’éléments renforçant cette tenace impression d’avoir entre les mains un produit « pas fini », ou, pour ainsi dire, bâclé.

 

Mais je reviens au premier coup d’œil, car il est une autre chose qui frappe d’emblée, ou du moins peut rendre légitimement suspicieux, et c’est que le plan du livre n’est pas hyper cohérent. Dans les grandes articulations, on commence par la campagne, on poursuit avec la description de la ville et des PNJ, et on finit avec… n’importe quoi. J’ai naïvement supposé que ce plan avait sa raison-d’être, et l’ai donc suivi, mais le constat se fait bien vite de ce que la lecture des éléments de description de la ville de Crimson Bay et plus encore des PNJ devrait se faire au préalable – pas mal d’éléments de la campagne sont obscurs, ou semblent incohérents voire incompréhensibles, sans ces informations essentielles. Il faut avoir une idée préliminaire de qui sont Gamblin’ Joe Wallace, le shérif Drent, les figures de Chinatown, etc., pour comprendre comment s’articule le récit. Ajoutons que quelques points sont précisés dans les « annexes » (accroches de campagne et description de la résidence de Leï Pan surtout), qu’il aurait été plus utile de trouver à leur place dans la campagne, et qui en sont ainsi séparés, ainsi que de la description de Crimson Bay, par un bestiaire qui n’a absolument rien à voir et des PJ prétirés génériques, pas le moins du monde associés à ce cadre de jeu (des pages totalement inutiles, pour le coup ?).

 

Tout cela n’est sans doute pas dramatique, et je suppose que d’aucuns me reprocheront une fois de plus, à me voir pester pour ces broutilles, d’être un MJ fainéant, OK, mais mon impression de bâclage n’en est pas moins renforcée : quand j’achète un bouquin de jeu de rôle, sans préjuger de ma charge de travail personnel d’adaptation, etc., qui s’impose de manière générale, j’apprécie quand même d’avoir entre les mains un produit relativement fini… Et c’est un gros souci, concernant ce supplément.

 

UNE HISTOIRE DE VENGEANCE

 

Bon, dans le cadre de ce compte rendu, je vais m’en tenir au plan du bouquin, et donc commencer par la campagne Stone Cold Dead à proprement parler. Elle peut être décomposée en trois parties : la première et la plus longue (et de très loin la plus intéressante…) se déroule à Crimson Bay, la deuxième, éventuellement très brève et très anarchique en même temps, correspond au voyage entre Crimson Bay et Shan Fan, et la dernière, donc, se déroule à Shan Fan.

 

Ah, une note temporelle, de manière générale : nous sommes en 1876, dans ce supplément, soit un peu avant le cadre de jeu présenté dans le livre de base, qui se situe quant à lui en 1879. Cela a une conséquence de taille : la guerre de Sécession n’est pas terminée ! En Oregon, on est sans doute loin des champs de bataille, mais la guerre est une raison essentielle à la prospérité de la ville, via l’usine de munitions de Wallace, et cela peut peser sur des PJ éventuellement rattachés à tel ou tel camp (par exemple, des membres de l’Agence ou des Texas Rangers).

 

Le fond de l’affaire

 

Je ne vais pas rentrer dans les détails, hein – notamment en ce qui concerne les grands marionnettistes derrière tout ça. Esquissons hâtivement l’arrière-plan : la ville portuaire de Crimson Bay, en Oregon, pas très loin des limites du Grand Labyrinthe, est des plus prospère, sous la houlette de Gamblin’ Joe Wallace, un industriel de Boston qui a fait sa fortune dans l’armement : à Crimson Bay, il a installé une fabrique de munitions qui approvisionne les forces de l’Union. Tout le monde sait que la ville doit tout à son « maire », un personnage haut en couleurs et finalement assez sympathique – beaucoup plus en tout cas que son homme de main, le shérif Drent, qui terrorise tout le monde ; mais les plus conciliants, dont Wallace lui-même, supposent que c’est le prix à payer pour le taux de criminalité extrêmement bas dans la bourgade… Et l’homme d’affaires « compense », d’une certaine manière, en finançant l’église, l’école, etc. Même si les saloons et bordels captent sans doute davantage l’attention.

 

Quoi qu’il en soit, la ville attire du monde, et de plus en plus, et Wallace aimerait accentuer encore le phénomène – d’où l’organisation par ses soins d’un grand tournoi de poker, avec une récompense conséquente, et qui peut être la raison pour laquelle les PJ se rendent à Crimson Bay (une autre raison « facile » est d’avoir une dette envers Wallace ; en annexe, on trouve d’autres suggestions d’implication des PJ dans la campagne, qui valent ce qu’elles valent, mais c’est de toute façon bienvenu).

 

Mais Wallace a un problème, en parallèle – et qu’il garde secret : la prospérité de Crimson Bay, il le sait, implique le développement du chemin de fer ; une ligne d’une petite compagnie passe en ville, mais il faut la rattacher à un réseau plus ample (dans l’optique sans doute des guerres du rail ? La campagne n’est pas très explicite à ce propos, mais la région est censée être sous la coupe de la Iron Dragon de Kang, ce qui peut faire sens pour la suite des opérations…). Problème, donc : les rails doivent passer par… eh bien, le seul endroit de la région qui n’appartient pas à Wallace, en fait : une communauté d’anciens esclaves, résultat d’un legs d’un philanthrope antérieur à l’arrivée du Bostonien dans la région… La situation juridique des anciens esclaves, et plus encore leur statut de propriétaires, sont relativement flous pour le quidam, et peu nombreux sont ceux qui savent ce qu’il en est – Wallace en fait partie, qui a fait, discrètement, plusieurs offres, très généreuses, pour racheter le terrain, toutes refusées (par respect pour le testament ?), mais Drent aussi le sait… et ses méthodes sont tout autres : il compte profiter de l’agitation du tournoi de poker pour mettre en place un véritable complot désignant les anciens esclaves comme des boucs-émissaires, moyen de les faire dégager une bonne fois pour toutes – Wallace ne sait rien des intentions de son shérif, mais les deux hommes sont bien liés à des intérêts supérieurs, et notamment, à Shan Fan, le très puissant Leï Pan, qui approvisionne l’usine de Crimson Bay en poudre (noter au passage que la communauté chinoise est importante en ville, il y a une « Chinatown » à Crimson Bay – triades, opium, arts martiaux et sorcellerie seront très probablement de la partie).

 

Les PJ à Crimson Bay

 

Et les PJ, dans tout ça ? Bonnes poires ou redresseurs de torts, ils auront leur rôle à jouer… même si un peu, eh bien, sur des rails.

 

La campagne débute ainsi, à Crimson Bay, et cela peut durer, le cas échéant – car tout n’est pas « nécessaire » dans les pages consacrées aux événements survenant dans la ville, il y a plein de « petites aventures » pas à proprement parler indépendantes, mais que l’on peut jouer ou dont on peut faire l’économie, à la discrétion du Marshal (dont, par exemple, une embrouille tentaculaire au port que je me vois mal concilier avec le reste).

 

Les PJ arrivent en ville pour quelque raison, et il y a fort à parier, après une éventuelle mise en jambes incluant tiques de prairie et dégénérés cannibales, que Wallace et/ou Drent les invitent à participer à la sécurité de Crimson Bay à l’occasion du tournoi de poker. Qu’ils l’acceptent ou pas, ils sont de toute façon aux premières loges quand le complot de Drent commence à se mettre en place – en fait, il s’agit peut-être même, dans un premier temps, de détourner leur attention avec une sordide affaire de meurtre dans Chinatown.

 

Après quoi le tournoi débute, avec ses joueurs hauts en couleurs, etc. – mais l’événement crucial, ici, est le vol de la prime du tournoi, qui y met un terme de manière précipitée. Forcément, l’enquête de Drent ne tarde guère à désigner des coupables idéaux en la personne des anciens esclaves – au prétexte d’arrêter le coupable, le shérif et sa troupe (et les PJ, le cas échéant...) se rendent dans la communauté, et, comme vous vous en doutez, cela tourne à l’expédition punitive, au massacre pur et simple, contraignant les survivants à la fuite…

 

Sauf qu’il y a parmi eux Fedor – pas le chef de la communauté des anciens esclaves, néanmoins un de ses membres les plus charismatiques… Et un prêtre vaudou qui avait fait beaucoup d’efforts, depuis des années, pour ne plus faire usage de ses dons surnaturels. L’assaut sur la communauté des anciens esclaves réveille sa rancœur, et il entend se venger – de Crimson Bay, de Wallace, de Drent (il ne fait pas de différence), et aussi de celui qu’il en vient à supposer se trouver derrière tout ça, après avoir mené son enquête en ville : Leï Pan, une des sommités de Shan Fan.

 

La vengeance de Fedor commence par un empoisonnement des puits assurant l’approvisionnement en eau de Crimson Bay, procédé qui fait déjà des dégâts… mais, comme de juste, une armée de zombies prend bientôt le relais !

 

Au-delà de Crimson Bay

 

Et c’est ici, à mon sens, après ce climax qui n’est donc pas censé en être totalement un, que la campagne, jusqu’alors des plus sympathique finalement, même si guère originale sans doute, commence à sérieusement patiner. Il y avait déjà quelques pains, oui (incluant l’absence de cartes et de contexte pour l’expédition punitive ou pour l’empoisonnement des puits dans la tempête, etc., scènes qui ont pourtant un sacré potentiel, contrairement au « supplément de tentacules » un peu trop gratuit déjà envisagé plus haut), mais ça se tenait bien, c’était cohérent, il y a avait pas mal d’opportunités aussi bien de roleplay que d’horreur ou d’action… C’était assez linéaire, j’imagine, mais en usant des ressorts du bac à sable, il devrait être possible d’atténuer cette dimension, je crois.

 

Mais quitter Crimson Bay est problématique, pour au moins deux raisons : la première, décisive, c’est que les motivations des personnages me paraissent totalement incompréhensibles. Concernant Fedor, l’idée de ne pas tuer Wallace mais plutôt de l’affecter financièrement, parce que ça lui ferait bien plus de mal, OK, mais faire le lien entre ce principe et la virée tranquilou bilou à Shan Fan pour se farcir rien moins que Leï Pan, franchement, je n’y arrive pas – que Fedor prenne conscience du bousin est déjà un peu douteux, mais ce coup de tête ne me convainc vraiment pas du tout. D’autant, en fait… que Leï Pan n’a pas forcément grand-chose à voir avec tout ça, et n’est même pas le grand marionnettiste de l’histoire – une enflure assurément, mais bien lointaine pour le coup… Au niveau des motivations, l’affaire se complique en outre concernant Wallace – car c’est lui, et seulement lui, qui peut mettre les PJ sur la piste de Fedor en comprenant que Leï Pan est sa cible... et qu’il s’agit donc pour nos héros de « protéger » le criminel chinois, impitoyable, cruel et surpuissant ? Je n’arrive pas vraiment à comprendre les raisons qu’ont Fedor et Wallace d’agir ainsi, et encore moins pourquoi les PJ devraient, dans cette optique, gagner Shan Fan… Vraiment, ça ne me paraît pas tenir la route. Le dilemme moral censé accompagner et légitimer tout cela guère plus.

 

La deuxième raison, c’est que, soudainement, nous n’avons plus de contexte. Du tout. Crimson Bay très détaillée, avec ses nombreux lieux et PNJ, cède la place à un grand vide – ce qui pourrait se tenir dans l’absolu pour le périple entre Crimson Bay et Shan Fan, sans doute (encore que... Le Grand Labyrinthe est tout de même bien singulier), mais certainement pas pour Shan Fan en elle-même. Cette ville est forcément différente des autres, elle est aussi beaucoup plus grande et plus peuplée, incomparablement plus complexe à première vue, mais le livre ne nous fournit pas assez d’informations, à mon sens, pour pouvoir vraiment jouer ce cadre bien particulier : dire « Il y a des Chinois » et « Leï Pan est très puissant », ça n’est vraiment pas suffisant…

 

Et ces deux raisons débouchent sur un vilain écueil, très révélateur à mes yeux de l’incohérence du scénario et de son caractère bâclé à ce stade : le fil rouge s’avère très ténu, quand bien même toujours un peu plus linéaire au fond, et, en route pour Shan Fan, on nous propose plusieurs petites aventures qui, à tout prendre, ne servent à rien, ne sont d’aucun intérêt hors de toute mise en contexte – ce qui inclut le shoggoth dans un fort abandonné : j’ai beau priser la lovecrafterie, je ne vois pas pourquoi je jouerais un truc pareil. À la limite, la séquence « Bad Moon Rising » pourrait être amusante, même s’il n’est pas facile de l’intégrer dans le récit – on y trouve le personnage de Cordell, chef de la communauté des esclaves en fuite, mais je me suis dit qu’on pourrait peut-être le remplacer par Fedor, bidouiller un truc avec les Manitous, et ainsi faire l’économie des scènes à Shan Fan…

 

Parce que Shan Fan, en l’état… Non. J’imagine que ça peut être un super cadre – mais justement : pas envie de bâcler tout ça faute de contextualisation ! Et, plus on avance, plus les motivations de Fedor concernant Leï Pan ne me paraissent pas tenir la route, et la détermination des PJ à sauver le Chinois encore moins. Je n’ai pas envie de conclure sur un enchaînement falot car « nécessaire » conduisant à une méga-baston en mode « bon, expédions et passons à autre chose » ; et ça, pour le coup, ça me bloque le début de la campagne – j’aime bien ce qui se passe à Crimson Bay, mais je sais que je ne jouerai pas tout ça tant que je n’aurai pas bidouillé une fin satisfaisante ; et tout ce qui se passe à Shan Fan, ici, me paraît foireux et, oui, encore une fois : bâclé.

 

C’est tout de même embêtant...

CRIMSON BAY EN MODE BAC À SABLE

 

C’est d’autant plus regrettable que Crimson Bay, dans sa dimension bac à sable, est un contexte plus que correct, tel qu’il ressort des deux chapitres assez détaillés consacrés aux lieux et aux PNJ.

 

Oh, rien de bien original ici : la litanie habituelle de shérifs pourris et d’adjoints pires encore, des saloons et des bordels pour toutes les bourses, le croque-mort qu’on évite de trop fréquenter, le prêtre qui n’est pas ce qu’il prétend, le médecin sympa mais instable… Rares, finalement, sont les personnages qui se hissent au-dessus du cliché – mais, bizarrement, c’est peut-être bien le cas de Gamblin’ Joe Wallace, plus complexe qu’il n’en a l’air, au plan moral notamment : c’est décidément la figure qui attire l’attention. Un point peut-être aussi pour les figures de Chinatown ? Pas spécialement inventives, non, mais sourdement inquiétantes, et c’est déjà ça. Mais, pour le reste, on s’accommode sans trop de soucis des clichés, au fond : dans un jeu aussi codé que Deadlands Reloaded, ils ont leur place – et il peut suffire, parfois, d’une petite marotte, au détour d’une ligne, pour conférer à ces personnages, finalement, un semblant d’âme, hôteliers délateurs ou fanatiques de la chasse à l’ours.

 

Lieux et PNJ sont bel et bien développés avec un certain soin – qui contraste avec l’impression générale de bâclage pour quasiment tout le reste. C’est, finalement, l’atout de ce supplément, je suppose – un cadre « bac à sable » qui contient pas mal d’éléments d’intrigue, à même d’épicer la campagne Stone Cold Dead pour la rendre moins linéaire, ou, à vrai dire, utilisable en tant que tel, comme contexte indépendant. Il y a de quoi faire, oui.

 

LE FOURRE-TOUT FINAL

 

Après quoi, c’est un peu le foutoir… Du fait de « bonus » débloqués lors du financement participatif, pour partie, mais avec d’autres témoignages d’une conception globale assez hasardeuse.

 

Le bestiaire

 

La partie la plus intéressante est probablement le bestiaire – mais il est d’autant plus regrettable qu’il soit totalement indépendant de la campagne Stone Cold Dead.

 

En fait, pour certaines des créatures ici décrites, il me paraît assez difficile de les intégrer dans une campagne de Deadlands Reloaded quelle qu’elle soit : les Clockwork Men notamment, très liés à l’est et même surtout aux grandes villes, New York en tête. Dommage, parce que leur description (très détaillée, comme pour les autres créatures de ce bestiaire – c’est un format totalement différent par rapport au bestiaire du livre de base) est assez intéressant. Même chose ou presque pour les joueurs morts-vivants du Mary-Ann’s Lucky Guess, le bateau fantôme ne naviguant en principe que sur le Mississippi, soit en gros la limite orientale de l’ère de jeu traditionnelle.

 

Le Bataillon de la Mort du colonel Amos, ou l’Homme de boue, sont plus classiques, mais pas inintéressants et plus aisés à mettre en scène.

 

On trouve deux grosses bestioles aquatiques, en outre : le Carcharodon Mégalodon, ou « Terreur Grise », est un requin colossal qui sème la zone dans le Grand Labyrinthe, Les Dents de la mère de Godzilla, en gros, OK, mais la Créature de Cold Lake Bay n’est qu’une énième variation sur Nessie, sans plus d’intérêt.

 

Reste deux créatures sans caractéristiques : les Étalons funestes peuvent être très intéressants, même s’ils impliquent sans doute un jeu dangereux avec les PJ – je suis plus sceptique concernant l’Arbre aux mille visages, finalement convenu et qui aurait gagné à se voir consacrer davantage d’attention.

 

Un bestiaire plus ou moins utilisable, donc, mais joli et pouvant, par le seul biais d’une créature, générer assez aisément un scénario – je suppose donc que c’est malgré tout un bon point.

 

Les prétirés

 

Suivent sept PJ prétirés : un bagarreur en fait fana de dynamite, un « combattant » sans rien de spécial, une « courtisane », un disciple des arts martiaux, une huckster lambda, un pistolero pété de thune et une savante folle.

 

C’est d’un intérêt plus que douteux. L’historique des personnages est expédié en un paragraphe et ne suffit que rarement à leur conférer une épaisseur de départ ; ces PJ sont éventuellement un peu des redites des prétirés du livre de base, d'ailleurs.

 

Mais le souci… Enfin, ce n’est pas à proprement parler un souci, c’est un regret : il y avait là une occasion de livrer des prétirés d’emblée associés à la campagne Stone Cold Dead, ce qui aurait considérablement simplifié le travail d’implication des PJ, toujours délicat… Mais rien de la sorte, non. Un bonus inutile.

 

Broutilles autour de Stone Cold Dead

 

Après ces deux éléments totalement indépendants de Crimson Bay et de la campagne Stone Cold Dead, on y revient une dernière fois pour quelques annexes (je passe sur le nouvel exemplaire de journal).

 

En trois pages, on revient sur la résidence de Leï Pan à Shan Fan – comme dit plus haut, ça n’est pas forcément très évocateur. On y trouve les caractéristiques des Tigres Noirs, les gardes de Leï Pan, et de leur chef Kao.

 

Entre deux eaux, un tout petit texte sur les conséquences éventuelles pour les PJ de leur comportement à Shan Fan – d’une utilité très limitée.

 

Enfin, mieux, dix raisons de venir à Crimson Bay – ça, OK.

 

PAS FINI…

 

L’impression demeure, tenace, d’être en présence d’un supplément un peu bâclé. Peut-être le projet avait-il été lancé avec les meilleures intentions du monde, et cette idée d’une campagne de création française était bienvenue ; il en reste heureusement quelque chose : un cadre de bac à sable pas bouleversant d’originalité mais très sympathique, une campagne qui démarre assez bien en dépit d’une vague linéarité à vue de nez aisée à contourner, et, dans un autre registre, des illustrations de qualité.

 

Mais, dans la campagne, à l’heure de quitter Crimson Bay, c’est comme s’il y avait soudainement beaucoup moins d’implication : le voyage jusqu’à Shan Fan consiste en séquences totalement indépendantes, le cadre de Shan Fan n’est en rien détaillé et ce qui s’y produit est d’un ennui mortel – que la cohérence douteuse de l’intrigue depuis quelque temps déjà n’arrange pas le moins du monde. Les aides de jeu en ont fait les frais depuis bien plus longtemps sans doute, avec des absences regrettables çà et là.

 

Le fourre-tout final, même si pas dénué d’éléments intéressants dans l’absolu, accentue encore cette impression, et c’en devient navrant ; c’est comme si le livre, ou l’éditeur derrière lui, lâchait dans un soupir à la face du lecteur : « Bon, passons à autre chose... »

 

C’est vraiment dommage. Mais je n’exclus pas d’en faire usage quand même – en y changeant pas mal de choses. D’aucuns diront donc que c’est de toute façon le boulot du MJ – au risque de me répéter, je tends tout de même à croire que ce travail nécessaire, inévitable et même bienvenu gagnerait à se développer sur des bases plus solides que cela, c’est-à-dire sur un supplément qui soit, grosso merdo, « fini ». Et Stone Cold Dead ne fait vraiment pas cette impression.

Voir les commentaires

Le Son du cor, de Sarban

Publié le par Nébal

Le Son du cor, de Sarban

SARBAN, Le Son du cor, [The Sound of His Horn], traduction de l’anglais par Jacques de Tersac, préface de Xavier Mauméjean, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, [1952, 1970, 1999] 2017, 185 p.

Ma critique se trouve dans le Bifrost n° 88, pp. 91-92. Elle sera ultérieurement mise en ligne sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien, en même temps que je publierai ici même une version plus longue.

 

N’hésitez pas à réagir d’ores et déjà !

 

EDIT : la chronique est en ligne sur le blog de Bifrost, .

 

Suit une version plus longue...

LES NAZIS ONT (DÉJÀ) GAGNÉ LA GUERRE

 

Le Son du cor, tout récemment réédité par Mnémos, est un roman assez curieux, séminal par certains aspects, toujours unique par d’autres – un roman, en tout cas, plus subjectivement, qui avait titillé ma curiosité lorsque j’en avais appris l’existence, il y a de cela pas mal de temps déjà, à la lecture de l’essai d’Éric B. Henriet L’Histoire revisitée : panorama de l’uchronie sous toutes ses formes, qui lui consacrait quelques pages, même sceptiques (j’y reviendrai).

 

Ce qui était sans doute indispensable, car l’on qualifie le plus souvent ce bref roman écrit en 1950 et publié en 1952 comme une uchronie – et éventuellement la première du genre à user d’un thème devenu rebattu depuis : la victoire des nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Ce qui a suffi à en faire une des œuvres les plus célèbres dans ce registre, même si, sans doute, considérablement moins que Le Maître du Haut-Château de Philip K. Dick, paru dix ans plus tard, ou encore le Fatherland de Robert Harris, quarante ans plus tard (je plaide coupable, je ne l’ai jamais lu, celui-ci).

 

Pourtant, ce qualificatif d’uchronie peut prêter à débat – et Éric B. Henriet, justement, ne le juge pas forcément pertinent, pour des raisons qui me paraissent plus ou moins convaincantes : notamment, l’absence de point de divergence clairement identifié (mais en a-t-on besoin ? J’ai le sentiment que, en l’espèce, « les nazis ont gagné la guerre » est bien suffisant...), ou encore le flou du procédé opérant le passage entre notre monde et celui où les nazis ont gagné la guerre (a fortiori envisagé sous l’angle technique ; mais les uchronies « pures », n’opérant pas tel passage, s’en passent fort bien, par essence, et les uchronies jouant sur cet effet de bascule ne sont guère plus explicites, souvent).

 

Dans cette perspective, le roman, dont le statut pleinement uchronique serait ambigu, ne relèverait donc pas du genre science-fictif, même en jouant par ailleurs la carte de l’anticipation, et éventuellement scientifico-technique ; son ambiance le rapprocherait plutôt de la fantasy ou du fantastique (qualifié pour la peine de genre « par essence réactionnaire », bon…) ? Admettons – en mettant le cas échéant l’accent sur la dimension éventuelle de rêve/cauchemar du récit d’Alan Querdillon, Xavier Mauméjean écrit à ce propos des choses intéressantes dans sa préface.

 

Mais, finalement, ces catégorisations parfois byzantines sont probablement secondaires : l’essentiel est ailleurs, dans la peur et le dégoût – sensations fortes qui tirent le roman dans le genre horrifique, pour le coup sans guère d’ambiguïté. Et, plus précisément, nous pouvons sans doute parler ici de survival, même si je doute que le terme ait été employé alors (…), et pourtant au sens le plus strict puisqu’il s’agit d’une histoire de chasse à proprement parler – ce qui apparente le roman de Sarban, par exemple, au film Les Chasses du comte Zaroff (datant de 1932, soit vingt ans plus tôt… mais aussi avant l’arrivée au pouvoir des nazis), et à bon nombre de classiques du cinéma d’horreur américain ultérieur.

 

Mais sans doute faut-il mettre l’accent sur un autre aspect du roman, à s’en tenir à ces considérations de genre – car le récit d’Alan Querdillon, dans toute son horreur, a en même temps quelque chose d’un fantasme sadien sinon sadique, la forêt de Hackelnberg entrant en résonance avec le château de Silling ; de même que ses maîtres nazis répondent aux libertins de Sade, comme le feront, en 1975 seulement, les fascistes de Salò dans le film de Pier Paolo Pasolini (qui m’a laissé totalement froid par ailleurs, mais ce n’est pas la question). Et c’est bien ce qui pose problème à certains commentateurs, semble-t-il, qui se pincent un peu le nez devant cette dimension du roman… Mais j’y reviendrai plus tard.

 

SARBAN, ALIAS

 

Quelques mots sur l’auteur, ce mystérieux Sarban – pseudonyme derrière lequel se cache un Anglais du nom de John William Wall (1910-1989). Un écrivain de science-fiction ? Ou disons d’imaginaire, pinaillages sur le genre du Son du cor mis à part – son œuvre la plus célèbre et de loin, pourtant, et la seule traduite en français (cette réédition chez Mnémos reprend la traduction de Jacques de Tersac pour Opta/Galaxie-bis en 1970 ; si j’étais mesquin, je noterais qu’une vilaine coquille baladeuse sur la couverture et en page de garde nous donne à quatre reprises le nom erroné « Jacques de Tursac », il faut se rendre au copyright, et nulle part ailleurs, pour que le nom du traducteur ne soit pas ainsi écorché… Oups ? Je l’ai noté ? C’est que je suis mesquin, alors…). Quoi qu’il en soit, Sarban n’a guère livré autrement que deux recueils de nouvelles fantastiques, et quelques récits en sus, rares.

 

John William Wall était avant tout un diplomate britannique – qui a passé l’essentiel de sa carrière aux Proche et Moyen-Orient, y compris semble-t-il durant la Seconde Guerre mondiale ; il n’a donc pas directement connu la guerre en Europe, et l’expérience du héros dans les camps de prisonniers allemands relève purement de son imagination. Notons toutefois qu’il n’était pas totalement détaché des considérations militaires, car il a aussi travaillé pour les services de renseignement britanniques – mais après la guerre seulement, semble-t-il.

 

AU COIN DU FEU

 

Toujours est-il que le roman, so British, débute avec une aimable et spirituelle conversation dans un salon feutré, au coin du feu. Les alliés ont remporté la guerre il y a quelques années à peine (nous sommes semble-t-il en 1949), et elle paraît déjà bien lointaine à certains, faut-il croire... Toujours est-il que les convives, badins, y débattent, pour la beauté de l’exercice, de la législation anglaise concernant la so British encore chasse à courre. Pro et contra s’affrontent aimablement… mais un des convives ne semble pas goûter la plaisanterie : Alan Querdillon, en fait dès la première ligne du roman, une attaque en force donc, associe ce loisir prétendument sophistiqué, mais à ses yeux barbare, aux concepts de terreur et d’indicible. Ce qui jette comme un froid… Tout particulièrement en ce qui concerne la charmante et spirituelle Elizabeth – dont tout le monde suppose qu’elle épousera un jour Alan Querdillon… qui n’a cependant pas l’air très pressé de lui proposer le mariage.

 

Il y a une raison à cela – une raison, pour le coup, « indicible »… Une confidence, toujours au coin du feu, nous permettra pourtant d’en savoir davantage – une confession, plutôt, que fait Querdillon, par la suite le narrateur jusqu’à la conclusion du roman, à l’individu en creux, et plus qu’ensommeillé, qui est pour l’heure notre narrateur, et qui adopte donc un point de vue extérieur face au trouble de son ami. Une raison de plus, à vrai dire, d’envisager l’ensemble comme étant un rêve ou un cauchemar – d’autant qu’à un second niveau Querdillon lui-même présente les choses ainsi ; je vous renvoie à la préface de Xavier Mauméjean.

 

S’ÉVADER VERS LE PIRE

 

Mais Alan Querdillon prend alors la parole, et la conservera donc jusqu’à la dernière page. Il a quelque chose à raconter – une expérience très improbable qu’il a vécue durant la guerre, ou qu’il croit avoir vécue, enfin…

 

Querdillon était un lieutenant dans la marine britannique. Il a été fait prisonnier par les Allemands lors de la bataille de Crète, en 1941, et déporté dans un camp en Allemagne avec ses semblables. Mais pas question pour eux de sombrer dans le fatalisme : ambiance La Grande Évasion ! Mais tout cela demande du temps et le plus grand soin… Querdillon a aidé à l’évasion de plusieurs soldats britanniques, mais sans en bénéficier lui-même ; il ne tente véritablement le coup qu’en 1943… et ça se passe mal. Perdu dans la forêt, le soldat est soudain affecté par un phénomène qu’il ne comprend pas le moins du monde...

 

… Et il se réveille dans une chambre d’hôpital, au personnel allemand. Semi-conscient, il peine à comprendre où il se trouve et ce qui lui est arrivé. Les infirmières et le docteur se montrent plutôt serviables, finalement – traiter ainsi un prisonnier de guerre qui a raté sa tentative d’évasion…

 

Il y a décidément des choses qui ne collent pas – des bizarreries, çà et là, dont notre convalescent ne prend conscience que petit à petit. Jusqu’à ce que la révélation tombe : nous ne sommes pas en 1943... mais en l’an 102 du Reich de Mille Ans ! Car les nazis ont gagné ce qu’ils appellent « la Guerre des Droits Germaniques », il y a bien longtemps de cela…

 

APERÇUS DU REICH DU FUTUR

 

Comment croire une chose pareille ? C’est impossible, c’est totalement fou – alors Querdillon doit être fou… ou bien tout ceci n’est-il qu’un mauvais rêve, suite à quelque traumatisme dû à l’échec de sa tentative d’évasion ? Quand le lieutenant nous fait le récit de ses mésaventures, de toute évidence revenu de son expérience, il n’est toujours pas fixé à ce propos.

 

Mais ses aperçus du Reich du futur avaient cependant une ampleur et une cohérence qui ne semblent guère ressortir de la logique aléatoire des rêves… Même si, bizarrement, ceux qu’il envisageait tout naturellement comme ses bourreaux, et sans doute à bon droit, ne semblaient guère pressés d’en finir – par sadisme, alors ? Ce n’est même pas sûr.

 

Reste que, le temps de se rétablir de son « accident » (faisant intervenir un gadget scientifico-technologique en rien développé, et en forme de prétexte, même s’il reviendra à la toute fin du roman), notre héros bénéficie donc d’un certain temps pour appréhender ce futur alternatif. Et le tableau est assurément déconcertant.

 

D’un côté, il s’agit bien d’un monde futuriste – ce qui ressort donc essentiellement de la science et de la technique. Les rayons dont il a été la victime ne sont pas les seules innovations du genre… mais les autres sont sans doute plus terrifiantes encore, ainsi une sorte d’ingénierie génétique odieuse, mêlée de psychochirurgie, qui a réalisé les fantasmes des nazis concernant la race forcément inférieure des Slaves – réduits (de nouveau ?) à l’état d’esclaves, et privés par la science, dans une optique utilitariste, de tout ce qui serait superflu au regard de leur rang et de leurs fonctions… autant dire de tout ce qui en faisait véritablement des humains.

 

Mais, d’un autre côté, ces miracles sordides d’une science barbare dans le prolongement des « expérimentations » odieuses d’un Mengele peinent à masquer la réalité d’un monde qui, globalement, a clairement régressé. Dans la grande forêt d’Hackelnberg où se trouve l’hôpital dans lequel Querdillon reprend des forces (et sans avoir la moindre idée de comment il est arrivé là), le Reich global semble s’effacer devant la réalité autrement palpable d’un fantasme médiéval, du Haut Moyen Âge plus précisément, où l’aristocratie nazie des Gauleiters paillards a des relents de barbarie triomphante, au-delà de leur psychologie empruntant aux plus tardifs tortionnaires de Silling...

 

LES PROIES DU GRAND VENEUR

 

Cela n’est sans doute jamais aussi vrai qu’en ce qui concerne le comte Hans von Hackelnberg, le Grand Veneur, ou Grand Maréchal de Louvèterie, du Reich – un titre qu’il a hérité de Hermann Goering lui-même. Longtemps inaperçu, mais sans cesse évoqué comme une menace omniprésente et quasi divine, il se révèle enfin comme le type idéal du barbare germanique sous le masque d'un monstre froid, qui emprunte peut-être aussi parfois à la furie des Vikings.

 

Mais l’homme est avant tout défini par sa charge, qui est en même temps son loisir. Hackelnberg est un chasseur – il vit par et pour la chasse. Ceci, Alan Querdillon en prend assez vite conscience – car, depuis sa chambre d’hôpital, et le plus souvent de nuit, il entend littéralement la chasse – « le son de son cor »… et les autres sons qui y sont associés – les aboiements des limiers au premier chef.

 

Ce dont Querdillon n’a pas idée, c’est de la nature du gibier que prise avant tout le comte. Il en fera bientôt les frais – car il s’agit, pour le Grand Veneur, de traquer la plus habile des proies : l’homme… Et, passé cette mise en jambe consistant à découvrir cet univers, Alan Querdillon sera ainsi lâché dans la forêt – les limiers à ses trousses, et le son du cor qui approche sans cesse… Et c’est bien là le cœur du roman – son trait essentiel et caractéristique.

 

Il n’est cependant pas la seule proie humaine du comte – il en croise d’autres dans la forêt (de manière plus ou moins plausible, à vrai dire), ainsi de ce Français devenu fou, ou surtout de Kit, cette Anglaise associée au semblant de Résistance qui demeure dans son pays, et que son ascendance plus ou moins aryenne a préservé de l’assassinat pur et simple… mais certes pas de la chasse, toujours relancée. Au cœur même de la chasse, Querdillon a donc d’autres occasions de découvrir la tragique réalité de l’Europe en l’an 102 du Reich de Mille Ans...

UN FANTASME SADIQUE

 

Les proies, des hommes… Surtout des femmes, en fait – comme Kit, revêtue d’un improbable costume de daim. Les femmes ne sont cependant pas cantonnées au seul rôle de proies – elles peuvent aussi participer à la traque, étranges créatures redessinées par les fantasmes nazis en félines aux griffes acérées ! Le tableau a d’abord quelque chose d’un peu cocasse, voire ridicule – mais, au fond, l’entreprise de déshumanisation demeure la même. Elle affecte peut-être tout particulièrement les femmes, car leur ascendance éventuellement « supérieure », au fond, ne les exempte en rien du sort tragique des « inférieurs ».

 

C’est que la traque a une dimension érotique, ou sexuelle, pour le coup assez marquée, et sans guère d’ambiguïtés – les personnages s’en font de temps à autre l’écho. Il y a plus dans tout cela, cependant, qu’un banal « jeu de rôle » (au sens psycho-sexo à dix balles) tout juste un brin pervers – c’est une question d’échelle, et, en fait de fantasme, on atteint bien vite les outrances des plus terribles des utopies sadiennes. Oui, décidément, ces nazis nous ramènent à Silling… Un monde cauchemardesque, essentiellement carcéral et aliénant, reposant sur la déshumanisation des faibles par les forts – à même, en raison de leur force, de laisser libre cours à leurs fantasmes les plus sordides, jusqu’à en extraire une éthique d’un autre ordre, une éthique néanmoins, et peut-être finalement d’une essence supérieure.

 

Dès lors, bien avant Sade, nous pouvons en fait remonter à la fiction de Calliclès dans le Gorgias de Platon, ou, plus proche des préceptes avancés par les nazis, à un Nietzsche dont la pensée serait phagocytée par le seul concept de volonté de puissance plus ou moins bien compris.

 

Mais la philosophie a-t-elle vraiment sa place dans un monde qui semble glorifier les passions et leur satisfaction égoïste ? C’est aussi en cela que nous pouvons parler de fantasme – et, sous cet angle, le comte von Hackelnberg et ses larbins ne sont certes pas aussi portés à disserter sur le monde, la nature et l’homme, entre deux crimes, que les libertins sadiens…

 

Enfin, il y a peut-être également fantasme… car le roman semble traduire une forme d’excitation à cet égard chez l’auteur, et une tentative, au moins, de communiquer cette excitation au lecteur ? Et, en cela, Le Son du Cor peut tout autant évoquer, plutôt qu’un Sade qui a finalement acquis en deux siècles sa légitimité de grand écrivain, un cinéma d’exploitation postérieur au roman et particulièrement cracra – au premier chef dans le sous-genre improbable dit « nazisploitation » (ou « gestaporn », si, si, etc.), mais pas seulement (on peut penser au « mondo » aussi, je suppose).

 

SE PINCER LE NEZ ?

 

C’est un trait qui a souvent été relevé dans les critiques du roman, semble-t-il, et qui en a amené plus d’un à se pincer le nez devant tant d’horreurs… Réflexe qui n’a sans doute rien de bien surprenant : on ne fait pas autrement à la lecture de Sade, et c’est bien le propos – même si, là encore, on peut donc sans doute dériver vers une « nazisploitation » nettement moins « prestigieuse », et sans doute nettement moins défendable dans l’absolu.

 

Dès lors, comme Éric B. Henriet dans l’ouvrage cité, où il reprend notamment Kingsley Amis et Brian W. Aldiss, on a pu parler d’un roman « répugnant » (en précisant « comme un "Gore" avant l’heure »…), ce qui est une chose, mais aussi d’un roman « ambigu », « suspect »...

 

Je ne crois pas que ce roman soit en tant que tel « ambigu » ou « suspect ». Le héros demeure Alan Querdillon, et le personnage le plus admirable du roman la courageuse Kit ; le comte von Hackelnberg personnifie un ennemi autrement différencié, et, s’il est d’une certaine classe à sa manière barbare, tout en charisme froid affichant sa supériorité intrinsèque sur tout le reste du monde, les Gauleiters de son entourage sont quant à eux des êtres proprement répugnants et éventuellement ridicules – mais, dans tous les cas, les nazis représentent plus que jamais le mal. Il n’y a aucune ambiguïté à cet égard. Le roman est finalement assez moral – même au sens le plus conventionnel du terme, encore qu’il s’autorise çà et là quelques piques plus mordantes ; ne serait-ce, justement, que dans l’introduction du récit portant sur la législation concernant la chasse à courre !

 

Ce qui pourrait aller dans ce sens de l’ambiguïté supposée du roman, c’est, dans sa dimension de fantasme, l’excitation qui perce çà et là. Elle me paraît difficilement niable – pour autant, je ne me sentirais vraiment pas de balancer Le Son du cor dans la poubelle, avec les titres les plus pathétiques de la « nazisploitation », autrement hypocrites à cet égard… Chez Sade, cette notion d’hypocrisie se pare d’autres atours, au travers d’une ironie cinglante, et, disons-le, souvent réjouissante. Il y a peut-être un peu de ça dans Le Son du cor, mais sans garantie. L’outrance du Divin Marquis, par ailleurs, ne l’exclut pas du champ éthique pour autant : en fait, bien au contraire, on a pu dire qu’il faisait œuvre de moraliste, même si en subvertissant la notion conventionnelle de morale… Sarban ne va certes pas jusque-là. Si Les 120 journées de Sodome demeure un livre monstrueux – mais d’autant plus fascinant –, Le Son du cor ne joue tout simplement pas dans la même catégorie : ce livre prétendument « répugnant », « ambigu », « suspect », est en comparaison parfaitement inoffensif… En fait, à ce stade, la comparaison est même totalement absurde.

 

Mais ce livre inoffensif n’est pas sans force pourtant à l’occasion – car l’excitation est bel et bien là, intimement associée à l’horreur, ce qui ne l’exempte pourtant en rien de sa dimension érotique essentielle ; il s’agit plutôt d’affirmer un caractère indissociable entre les deux. Et c’est ce qui fait l’intérêt de ce genre d’ouvrages, après tout – même si, soyons clairs, je ne peux certainement pas placer Le Son du cor au même niveau que, disons, La Philosophie dans le boudoir !

 

Se pincer le nez ? C’est sans doute un réflexe compréhensible... mais il est surtout regrettable, car, en même temps qu’il salue paradoxalement mais sans toujours bien s’en rendre compte la pertinence de l’œuvre, il dispense de toute approche critique au seul motif d’une morale censément primordiale – la pire des morales, celle qui consiste en œillères. Alors on jette Sade parce que Sade – et ça me dépasse totalement… Jeter Le Son du cor sur ces bases n’aurait sans doute pas le même impact, mais n’en serait pas moins regrettable dans l’absolu.

 

En fait, et sans originalité aucune, je suis tenté ici de faire appel à un autre auteur – que l’on avait dit, lui aussi, comme ses œuvres, « répugnant », « ambigu », « suspect »… Oscar Wilde, donc, dans sa superbe préface à son Portrait de Dorian Gray. Une citation n’est certes pas un argument, mais elle a l’avantage de l’élégance :

 

Il n’existe pas de livre moral ou immoral. Les livres sont bien ou mal écrits. Voilà tout.

[…]

Un artiste n’est jamais morbide. L’artiste peut tout exprimer.

 

Exactement. Le Son du cor sera un bon roman ou un mauvais roman au regard des critères éventuellement techniques propres à l’art littéraire. La morale ? Elle ne doit pas nous brider – jamais : ce serait lui faire insulte.

 

FORCES ET FAIBLESSES

 

Forces et faiblesses, donc… Et là les choses se compliquent peut-être un peu. Ces derniers paragraphes ont pu donner l’impression que je défendais à tout crin le roman – mais je n’entendais en fait que le préserver des critiques à mes yeux infondées car uniquement d’ordre « moral ».

 

Le Son du cor est-il un bon roman ? En fait, je ne suis pas bien certain de ce que j’en pense au juste.

 

Un point, d’emblée : que le roman soit bon ou moins bon, je suppose que sa réédition est plutôt bienvenue – convaincant ou pas, il est de toute façon intéressant. Dans la perspective patrimoniale qui semble être à l’heure actuelle celle de Mnémos, c’est un choix plus pertinent que bien d’autres (qui a dit Brian « Indicible » Lumley ?). Mais cela ne suffit bien évidemment pas.

 

Le roman a ses points forts, c’est indéniable. Son entrée en matière so British a quelque chose de joliment ironique, qui happe sans mal le lecteur, ou du moins l’intrigue.

 

Puis les séquences de survival sont globalement bien conçues – avant même qu’Allan Querdillon ne se retrouve en l’an 102 du Reich de Mille Ans, en fait : le camp de prisonniers et l’évasion qui tourne mal, c’est pour le moins efficace. Mais ce n’en est que plus vrai, sans doute, pour la longue scène de chasse qui conclut le roman, et qui constitue son véritable propos : l’horreur est là, à chaque page ou presque, et le sentiment de déshumanisation qui accompagne la chasse ne laisse pas indifférent. Dans son principe, la traque gagne, à la thématique uchronique/nazie, un vernis esthétique cauchemardesque (si j’ose dire...) qui ne rend son horreur que plus palpable et saisissante.

 

Pour autant, Le Son du cor n’est pas sans défauts – qui font la balance avec ses qualités, au moins. Un problème essentiel concerne le rythme du roman, qui n’est pas toujours très assuré – surtout quand il s’agit pour l’auteur de poser son univers : le didactisme l’emporte régulièrement sur la plausibilité, et la narration en pâtit. Entre le moment où Alan Querdillon s’évanouit en 1943, et celui, passé l’ellipse brutale, où la chasse débute véritablement, en l’an 102 du Reich de Mille Ans, nous avons une longue séquence qui a certes ses bons moments, mais se perd bien trop souvent et bien trop longtemps dans une sorte de visite guidée absolument dénuée du moindre affect…

 

La logique des rêves ? On pourrait peut-être l’avancer, mais c’est un prétexte qui ne me convainc guère – dans une histoire, certes, où tout ou presque est prétexte : au fond, on s’en doute, la chasse l’emporte sur le contenu uchronique (même si je conserve le terme d’uchronie pour qualifier ce roman, à titre personnel). Ce qui « passe », malgré tout, pour le « phénomène » opérant le passage entre deux mondes, ou du moins deux époques, a quelque chose de totalement improbable quand le médecin fait faire le tour des installations à son patient – sans jamais véritablement s’étonner de son caractère anachronique.

 

Mais, après tout, Querdillon lui-même, passé les premiers temps de doute, presque en forme de concession au genre, se met à accepter tout ce qu’on lui présente comme si cela n’avait absolument rien d’étonnant, et même d’horrible.

 

Jusqu’à la chasse, en fait – interrompue dans son déroulé par des rencontres plus ou moins pertinentes ; même la plus importante d’entre elles, c’est-à-dire celle de Kit, débouche sur des conversations plus qu’improbables en pareil contexte : la chasse s’interrompt suffisamment longtemps pour que la jeune fille détaille comment les choses se déroulent en Angleterre…

 

Mais, à vrai dire, le déclenchement même de la chasse a quelque chose de totalement artificiel, et qui a de quoi laisser perplexe : le comte en décide sur un coup de tête (admettons, cela peut faire partie du personnage), et la longue entrée en matière en forme de visite guidée qui précédait n’en est que plus improbable.

 

Bien sûr, il faut aussi mentionner quelques idées à la limite (infime) du ridicule, voire carrément au-delà, ainsi les costumes de chattes ou de biches que portent les femmes de ce temps – le fantasme, dans ces occasions bien précises, dérape sévèrement, et cela produit un contraste guère inspiré avec le sérieux mortel et terrible des événements décrits ; tout cela, forcément, ne bénéficie pas exactement à la narration.

 

Enfin, il y a le style : au mieux médiocre, souvent insipide, parfois maladroit – la traduction n’arrange probablement rien à cette affaire, et la dépoussiérer aurait pu bénéficier à cette réédition...

 

HALLALI

 

Conclure n’en est que plus compliqué. Un bon roman, Le Son du cor ? Très honnêtement, je ne sais pas qu’en penser – et j’ai été partagé, tout au long de ma lecture, entre le positif et le négatif, sans jamais être vraiment en mesure de décider que l’un l’emporte sur l’autre. Dès lors, son statut de « document intéressant », je le conçois fort bien, n’est guère enthousiasmant pour qui cherche seulement à lire un bon livre – attentes assurément légitimes…

 

Je ne regrette pas cette lecture – certainement pas, car, quant à moi, j’ai bel et bien été intéressé ; et le questionnement moral autour du roman de Sarban a sans doute contribué à cet intérêt personnel. Je suppose que nous pouvons nous accorder sur ceci – ou du moins je le souhaite : les qualificatifs employés par Éric B. Henriet et ses sources dans L’Histoire revisitée, et qui relèvent de la morale au sens le plus conventionnel, sont hors-sujet.

 

Reste quoi ? Une uchronie (peut-être) ; un roman séminal (probablement) ; des pages d’horreur impressionnantes (oui) ; une part de fantasme glauque qui épice l’ensemble (aucun doute). Mais aussi un rythme défaillant, et une narration qui en fait les frais ; un jeu d’équilibriste avec le risque de se vautrer dans le ridicule (pas toujours bien négocié…) ; une plume insipide, et qui a plutôt mal vieilli.

 

Sur ces bases – eh bien, ma foi, c’est à vous de voir...

Voir les commentaires

Et si le diable le permet, de Cédric Ferrand

Publié le par Nébal

Et si le diable le permet, de Cédric Ferrand

FERRAND (Cédric), Et si le diable le permet (une étrange aventure de Sachem Blight & Oxiline), illustrations de Melchior Ascaride, Bordeaux, Les Moutons Électriques, coll. Les Saisons de l’Étrange, 2017, 265 p.

Ma critique se trouve dans le Bifrost n° 88, pp. 86-87. Elle sera ultérieurement mise en ligne sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien, en même temps que je publierai ici même une version plus longue.

 

N’hésitez pas à réagir d’ores et déjà !

 

EDIT : la critique de Bifrost est en ligne sur le blog de la revue, ici.

 

Suit une version plus développée...

UNE ÉTRANGE AVENTURE DE SACHEM BLIGHT ET OXILINE

 

Montréal, 1930. Sachem Blight a beau être canadien (de Toronto) et avoir bourlingué de par le vaste monde en quête du frisson de l’aventure, c’est une destination fort exotique pour lui – une ville entre deux mondes, où les communautés anglophone et francophone ne se mêlent guère et, plus qu’à leur tour, se méprisent. En cela, c’est un terrain de jeu qui vaut bien les confins de la Perse ou de l’Afrique noire.

 

Mais Sachem Blight, en cette époque troublée qui suit de peu le krach de Wall Street, l’année précédente seulement, ne crache pas sur le travail. Son truc, c’est de retrouver les gosses de riches qui, pour une raison ou une autre, devant souvent à la naïveté, se rebellent contre leur ascendance et prennent la poudre d’escampette pour vivre par eux-mêmes, et ne tardent guère à le regretter. Cette fois, c’est le fils de l’architecte du tout nouveau pont dit « du Havre », à Montréal, chantier colossal sur le point d’être achevé, qui s’est fait la malle – ça change un peu des princesses enlevées, mais pas forcément tant que cela.

 

Toutefois, mettre la main sur le fugitif s’annonce ardu, dans cette ville qui est un monde en elle-même. Sachem Blight aurait bien besoin d’aide – surtout pour s’entretenir avec ces Canadiens français qui ne parlent même pas le « français de France ». Ça tombe bien : par une improbable coïncidence (sinon, ça ne serait pas drôle), la demi-sœur de Sachem, Oxiline, végète dans une institution religieuse pour jeunes filles, et il est bien temps de sortir l’adolescente de sa réclusion quasi monastique. D’autant qu’elle s’y connaît probablement bien davantage en joual – le sociolecte du français québécois propre à Montréal.

 

Et notre duo de choc de mener sa petite enquête – qui s’avère bien vite fort étrange ; il y a bien plus, là dedans, que la disparition d’un jeune homme de bonne famille ; quelque chose qui sent la secte… et peut-être bien pire encore.

 

UN ÉCRIVAIN DERRIÈRE L’ÉCRAN (OU CTHULHU OR NOT CTHULHU)

 

Troisième roman de Cédric Ferrand aux Moutons Électriques, Et si le diable le permet témoigne plus que jamais de la double casquette de l’auteur, à la fois écrivain et rôliste. Mais peut-être d’une manière un peu différente ? Wastburg et Sovok étaient deux (doubles) projets spécifiques à l’auteur – que le jeu de rôle ait précédé le roman, ou l’inverse. Dans Et si le diable le permet, Cédric Ferrand se réfère cette fois à un titre qui lui est extérieur, et pas des moindres : ni plus ni moins que le fameux L’Appel de Cthulhu, un des jeux de rôle les plus pratiqués depuis sa création en 1981 par Sandy Petersen.

 

L’Appel de Cthulhu, bien sûr, est censé émuler les récits d’horreur cosmique de Lovecraft et de ceux qui ont manié le « Mythe de Cthulhu » dans sa foulée. Même à s’en tenir au seul champ littéraire, les notions de « lovecraftien » ou de « cthulhien » sont déjà assez compliquées, impliquant de se poser plusieurs questions : qu’est-ce qu’un récit lovecraftien ? Le « Mythe de Cthulhu » est-il une notion pertinente ? « Lovecraftien » et « cthulhien », est-ce la même chose ? Pouvez-vous me prouver que la réédition des horreurs de Brian Lumley ne relève pas du crime contre l’humanité ? Etc. Or, d’une certaine manière, la question se complique encore quand on évoque le jeu de rôle – car L’Appel de Cthulhu, sur ces bases communes, a constitué peu à peu sa propre mythologie, ses propres codes… et ses propres clichés. Je vous renvoie à ce propos à ce que Tristan Lhomme pouvait en dire en guise de « préface » au chouette Musée de Lhomme, il vous en parlera avec bien plus de compétence que moi.

 

Or on retrouve ledit Tristan Lhomme en exergue de Et si le diable le permet – avec cette citation frappée au coin du bon sens :

 

Et puis, c’est quoi "une histoire de Cthulhu" ? Si c’est le jeu littéraire qui consiste à inventer des dieux qui sentent le poisson et des livres rédigés avant l’invention de l’écriture, c’est mort depuis… hum… Brian Lumley ? Si c’est l’écriture d’histoires dans la perspective du "matérialisme cosmique" lovecraftien, à mon avis, nous n’en sommes pas sortis avant longtemps.

 

L’auteur lui-même avait présenté son roman comme étant « un pulp lovecraftien » ; mais est-ce bien le cas ?  Ce n’est pas garanti. La citation de Tristan Lhomme, aussi bienvenue soit-elle, est peut-être un peu ambiguë à cet égard (et en même temps très à propos), parce qu'elle pourrait laisser supposer que le roman qui suit relèverait de la lovecrafterie pour orthodoxe à poil dur – la version Joshi-compatible, et qui a sans doute ma préférence ; or ce n’est probablement pas cela que nous trouverons dans Et si le diable le permet.

 

D’autant que cette optique narrative ne se marie pas forcément très bien avec la mise en avant du caractère pulp – au sens zeppelins, nazis et dynamite – qui est une autre tendance de la littérature « lovecraftienne » ainsi que des jeux de rôle « lovecraftiens », même en empruntant au moins autant à Indiana Jones et compagnie qu’aux austères contes macabres du gentleman de Providence, pas exactement porté sur l’action trépidante de manière générale. Mais, Et si le diable le permet, est-ce un pulp, alors ? Eh bien… probablement guère plus. Le roman relève sans doute de la fiction populaire, mais pas dans ce registre – ou pas vraiment.

 

Non : si Et si le diable le permet doit (?) être envisagé comme « un pulp lovecraftien », c’est au regard de la pratique rôlistique de L’Appel de Cthulhu. Sans être à proprement parler la novélisation d’une partie effectivement jouée, le roman de Cédric Ferrand abonde en clins d’œil et autres sourires de connivence à l’adresse du public rôliste ou, précise éventuellement l’auteur, de ceux qui ont joué en leur temps et considèrent qu’ils ne peuvent plus le faire. C’est une dimension essentielle du roman, à mes yeux du moins.

LES INVESTIGATEURS ET LE GARDIEN DES ARCANES

 

Et ça vaut aussi bien pour les « investigateurs » que pour le « Gardien des Arcanes ».

 

Les PJ, dans ce roman, sont donc Sachem Blight et sa demi-sœur Oxiline – et ils sont tous deux très réussis, foncièrement attachants. Le premier, le « héros » de l’aventure, a donc beaucoup voyagé, sur tous les continents ; en cela, il peut rappeler bien des « investigateurs historiques », dans les fameuses grosses campagnes élaborées par Chaosium, etc., comme Les Masques de Nyarlathotep, qui font voyager les PJ vers les destinations les plus exotiques ; pour autant, s’il a déjà entrevu des choses « bizarres », il ne s’est jamais vraiment frotté au surnaturel à proprement parler – et encore moins au « Mythe de Cthulhu ». Par ailleurs, cette expérience étonnante pour un trentenaire ne l’a guère mûri pour autant. En fait, Sachem Blight, globalement compétent dans sa partie, ne se montre pas pour autant toujours très futé : ses préjugés et ses obsessions peuvent l’égarer, à l’occasion, et, surtout, sa tendance à se bagarrer pour un rien lui nuit pas mal – le laissant plus qu’à son tour sonné sur le trottoir, et dans l’impossibilité de revenir fouiner dans cet endroit crucial pour son enquête... dont il vient tout juste d’être expulsé manu militari. Même avec ses atours de bourlingueur et sa façade de gros dur, le personnage a quelque chose d’un peu loser qui contribue à le rendre plus attachant encore.

 

Oxiline, dans les seize ans, n’est pas en reste. La jeune fille a végété bien trop longtemps dans une institution religieuse étouffante, sans contact avec son père (celui de Sachem) et guère plus avec sa mère, folle au dernier degré (dit-on). Elle a hâte de sortir de sa réclusion – que son demi-frère vienne l’en tirer, c’est la plus grande des bénédictions, et elle se montre très reconnaissante envers celui qu’elle appelle affectueusement « Rusty ». Mais, contrairement à ce dernier, elle n’a aucune expérience du vaste monde, qu’elle entend bien découvrir au plus tôt. Qu’elle n’en sache rien, tour à tour, lui sert, en lui permettant d’envisager les choses un peu différemment, ou la dessert – et méchamment, car ce monde est hostile. Bien plus futée que son enquêteur de demi-frère, bien plus passionnée en même temps, elle a un don pour trouver les pistes les plus fructueuses – et tout autant pour mettre les pieds dans le plat, car c’est peu ou prou la même chose. Elle aussi a donc sa maladresse – qui, là encore mais d’une manière subtilement différente, contribue à la rendre attachante.

 

Mais ce sont bien des investigateurs de L’Appel de Cthulhu : autant dire qu’ils ne comprennent pas grand-chose à l’intrigue à laquelle ils se trouvent mêlés, longtemps du moins, et ce en dépit de la multiplication, tout autour d’eux, des panneaux clignotants : « L’ENTITÉ INDICIBLE EST PAR-LÀ ». En chemin, ils s'égarent dans mille rencontres « optionnelles » pas exactement utiles dans la perspective de leur enquête, l’un comme l’autre. Et, bien sûr, Sachem, plus qu’à son tour, ne trouve rien de mieux à faire que de jouer des poings, pour un résultat parfaitement navrant (et joliment cocasse) – et ce alors même que Montréal en 1930 n’a pas grand-chose à voir avec la proverbiale taverne où débutent, par une bagarre le cas échéant, tant d’aventures donjonneuses… Un atavisme ?

 

Le Gardien des Arcanes (l’écrivain ?) n’est toutefois pas épargné, et Cédric Ferrand s’amuse visiblement beaucoup, là encore, à parsemer ce roman d’easter eggs rôlistiques qui sentent le vécu. À plusieurs reprises, nous l’entrevoyons en Gardien/Démiurge déployant son complot plus que tordu à grands renforts de ricanements sataniques surjoués. Mais nous ne le voyons tout aussi souvent, voire bien plus… désespérer que les investigateurs passent sans cesse au travers des mailles de son filet pervers et, pire encore, sans même s’en rendre compte ! Peut-être est-ce pour cela, alors, qu’il se replie si souvent sur l’Accessoire Ultime : le guide Baedeker de Montréal…

 

C’est une dimension importante du roman – je dirais même essentielle. Il contient beaucoup de choses qui ne parleront peut-être qu’aux rôlistes, ou qui leur parleront plus particulièrement disons, mais pas uniquement ceux ayant beaucoup pratiqué L’Appel de Cthulhu d’ailleurs, même si ces derniers constituent tout de même une cible de choix. Ce qui n’est pas sans poser problème – car ce sous-texte follement fun risque d’échapper à des lecteurs non-rôlistes. Pour autant, Et si le diable le permet n’est pas réservé à la seule Population Dégénérée Qui Jette Des Dés Bizarres, et je suppose qu’on peut le lire avec plaisir sans cette expérience particulière – reste qu’une dimension non négligeable du roman risque alors de passer peu ou prou à la trappe, je tends à le croire.

 

DU BON USAGE DU BAEDEKER...

 

Or cela a son impact sur la narration. Et si le diable le permet, tout pulp qu’il prétende être, est certes un roman relativement court, et enjoué par ailleurs, mais il adopte un rythme en fait assez lent, plutôt surprenant pour le coup, et ce jusqu’à sa toute fin ou presque. Dans les retours que j’ai pu lire çà et là, c’est une dimension souvent pointée du doigt, et souvent pour y voir un écueil du roman. Je n’en suis pas persuadé pour ma part, car Cédric Ferrand sait raconter une histoire, et joue là encore des codes du jeu de rôle L’Appel de Cthulhu d’une manière assez délicieuse.

 

C’est tout particulièrement vrai en ce qui concerne le côté « guide Baedeker » d’Et si le diable le permet. L’utilisation de cet ancêtre du Guide du routard, etc., est un trait récurrent de la conception de cadres de jeu dans L’Appel de Cthulhu – et le terme revient souvent dans les critiques, pouvant se voir accoler des connotations positives, mais, au moins aussi souvent et peut-être davantage, ayant des relents de reproche. Le Baedeker est bien une ressource privilégiée des suppléments intitulés Les Secrets de… (New York, Marrakech, tous deux immondes, plus intéressants sont San Francisco, le Kenya, je ne sais pas ce qu'il en est de Lyon, etc.). La « baedekerisation », dès lors, désigne souvent des suppléments un peu fainéants, se contentant de lister des choses aussi narrativement inutiles que les horaires d’ouverture des bureaux de poste ou le coût d’un billet de tramway dans telle ou telle ville, sans véritable apport ludique.

 

Mais le terme figure également dans le roman, dès le début (et je suis d'autant plus enclin à y voir un clin d’œil appuyé), quand Sachem Blight déplore que le monde « extérieur » perde ainsi de son cachet, à être toujours un peu plus connu et codifié – avec par ailleurs le risque (mais c’est la raison même de son métier d’enquêteur), pour des gens un peu trop crédules, de penser qu’en 1930 l’on peut vivre à Lhassa comme on vivrait à Toronto : pour Sachem Blight, ça n’est certainement pas le cas. Et, pour le coup, il est difficile, ici, de ne pas penser à l’exotisme éventuellement light et assurément « baedekerisé » des campagnes telles que Les Masques de Nyarlathotep, encore que la « baedekerisation » puisse en fait concerner de manière plus frontale des destinations un peu moins exotiques, néanmoins étrangères (l’exemple le plus éloquent étant probablement la bien trop décevante à mon goût campagne Terreur sur l’Orient-Express).

 

Reste que le Baedeker est un outil de choix pour qui conçoit ou maîtrise des scénarios ambitieux de L’Appel de Cthulhu – et Cédric Ferrand s’amuse beaucoup avec. Son roman est ainsi parsemé d’anecdotes sur Montréal, ville qu’il connaît bien pour y vivre depuis longtemps, mais sans doute bien exotique pour un lecteur français lambda. Il a pu faire la remarque que ses précédents romans, Wastburg et Sovok, traitaient d’une certaine manière de Montréal, mais sur un mode « déguisé ». Et si le diable le permet ne s’embarrasse pas de cette pudeur, et constitue, en même temps qu’un roman, un guide édifiant des particularités de la métropole québécoise et de ses environs. Au-delà de la seule visite de bâtiments de caractère, on y apprend donc plein de choses, du plus terrible (comme l’explosion de Halifax, en 1917) au plus trivial, avec énormément de choses entre les deux, incluant, liste non exhaustive, aussi bien des notations gastronomiques que l’évocation de figures historiques (dont par exemple Adrien Arcand, nazillon canadien dont l’auteur a pu dire qu’il était d’une certaine manière à l’origine du projet du roman), la construction du « Pont du Havre » qui fournit son motif au récit, ou l’histoire par le menu de l’établissement catholique pour jeunes filles où s’ennuie Oxiline, sans même parler des légendes indiennes locales (forcément) ou du résultat des élections municipales. Avec parfois des aperçus plus globaux, cependant – les financiers qui se défenestrent à Montréal comme à New York, ou les physiciens et chimistes qui se tapent mutuellement dessus, ce qui n’a sans doute pas lieu qu’à McGill.

 

Mais c’est bien un roman – comme cela pourrait être un bon scénario : l’érudition façon Baedeker ne tombe paradoxalement jamais comme autant de cheveux sur la soupe, mais s’intègre avec fluidité dans le récit. « Objectivement », bon nombre de ces anecdotes sont « inutiles » au regard de la résolution du scéna… du roman, mais peu importe, car elles s’insèrent avec naturel, donc, sont souvent intéressantes voire passionnantes, parfois amusantes également, et, enfin, contribuent et pas qu’un peu à l’ambiance de l’aventure – ce qui est au moins aussi essentiel, et probablement davantage, que la seule mécanique du « whodunit », etc. C’est donc le bon usage du Baedeker.

… ET DES COMPÉTENCES LINGUISTIQUES

 

Dans un registre sans doute assez proche et pourtant différent, Cédric Ferrand use, avec succès, d’un autre outil d’ambiance aussi bien que narratif, consistant en, disons, des « jeux linguistiques ». Ils occupent une place non négligeable dans le roman, car nous sommes très vite confrontés aux insuffisances d’un Sachem Blight incapable de vraiment s’entretenir avec les Canadiens francophones de Montréal. Son mauvais français ne lui permet pas de comprendre un traître mot au joual employé par les autochtones – et c’est ici qu’Oxiline s’avère tout particulièrement utile, d’ailleurs.

 

Le roman appuie sur la coupure entre les communautés anglophone et francophone de la métropole – et, dit comme ça, effectivement, il y avait déjà de ça dans Wastburg, ce qui m’avait très certainement échappé à l’époque. Mais le roman évoque ces difficultés sur un ton assez léger, limite badin, même si jamais acide, et encore moins méprisant : la dimension politique sous-jacente est là, et traitée avec sérieux. Reste que Cédric Ferrand manie bien ce thème, et d’une manière qui s’avère aussi drôle que pertinente.

 

Ainsi d’abord du mauvais français de Sachem Bligh. Canadien anglophone, de Toronto, il a sans doute roulé sa bosse un peu partout, mais ça n’en a pas fait de lui un linguiste. Et son français consiste en transpositions littérales d’expressions anglaises – ce qui est souvent très drôle. D’où moult quiproquos et une incompréhension fondamentale, qu’à un second niveau le joual vient compliquer davantage encore. Heureusement, Oxiline est là – maîtrisant aussi bien « le français de France » que celui du Québec, et celui, plus spécifique encore, de Montréal.

 

Ce qui nous vaut des dialogues très colorés, très fleuris, souvent drôles – mais ils le sont parce que Cédric Ferrand prend soin d’y injecter un certain naturel, toujours. Pour un « Français de France », ça a sans doute quelque chose d’argotique, qui participe de l’amusement, mais demeure la certitude, au fond, d’une langue à part entière, avec ses codes : à l’évidence, on peut oublier ici les pseudo-imitateurs franchouilles qui parodient lourdement l’accent québécois, warf warf, on peut oublier tout autant les « câlisse » et les « tabarnak », re-warf warf, car cela va bien au-delà, et c’est autrement pertinent.

 

Par ailleurs, cela illustre les merveilles de la contextualisation – car ces dialogues, heureusement sans envahissantes notes explicatives, demeurent parfaitement compréhensibles alors même qu’ils emploient un vocabulaire totalement inconnu de la grande majorité des lecteurs français (dont bien sûr votre serviteur).

 

UN SOUCI DE RYTHME

 

Mais, même si j’ai beaucoup apprécié Et si le diable le permet au regard de son abondant contenu anecdotique et de ses jeux linguistiques, le fait est que le roman souffre sans doute d’un problème de rythme, qui y est lié. Maints lecteurs l’ont souligné, que ces anecdotes, etc., n’enchantaient pas autant que moi, et c’est sans doute bien légitime. Au fond, l’intrigue peut paraître assez secondaire dans ce roman, comme un prétexte à ce contenu tout autre – ce qui ne me gêne pas vraiment, mais pourra assurément écarter bien des lecteurs.

 

Ce problème de rythme est probablement indéniable. Mais, pour ma part, il est surtout ennuyeux à la toute fin du roman, qui m’a fait l’effet d’être fâcheusement précipitée. Jusqu’alors, le roman prend vraiment son temps, il est une balade avant que d’être une aventure, au rythme de la marche et non du sprint, et si l’enquête s’enrichit parfois de découvertes inattendues, « objectivement », bon nombre de scènes « ne servent à rien » dans l’optique la plus utilitariste du récit. Pas un problème pour moi, car cela participe de l’ambiance. La fin, c’est autre chose… Car Cédric Ferrand nous balance tout en dix pages, en donnant limite l’impression d’expédier le bouzin, comme s’il était bien temps de passer à autre chose.

 

Et là, je n’ose guère poursuivre dans ma lecture « rôlistique » du roman. J'imagine qu'on pourrait y voir un Gardien aux abois et consterné par l'incompréhension des investigateurs quant à ce qui se passe, dès lors contraint de tout lâcher en mode didactique sur cinq minutes de confrontation ultime qui foire de toute façon, mais, euh, là, ça serait sans doute pousser le bouchon un peu trop loin… De même, m’a-t-on justement fait remarquer, pour l’idée d’une partie à conclure dans l’urgence, pour qu’un joueur ait le temps de choper le dernier métro…

 

Est-ce l’effet d’une conception narrative devant beaucoup à l’improvisation ? C’est possible. Et j’avouerai volontiers, quant à moi, que je n’ai jamais vraiment su conclure mes scénarios perso « improvisés »… Ce qui ne change rien au problème – et peut-être d’autant plus que nous parlons bel et bien d’un roman, ici, pas d’une séance de jeu de rôle en petit comité.

 

C’est une faiblesse marquée d’Et si le diable le permet – celle qu’il faut mettre en avant, le cas échéant, outre que la dimension « rôlistique » de la narration pourra ne pas parler à tout le monde.

 

« À SUIVRE »…

 

Heureusement, ce n’est pas au point de véritablement nuire à la note globale du roman, qui reste avant tout distrayant et malin – même si éventuellement aux yeux d’un lectorat relativement spécifique.

 

Soyons francs, ça n’a rien d’inoubliable, ça n’est certainement pas un chef-d’œuvre, et ça ne vaudra pas à son auteur le prix Nobel de littérature, mais ce n’était probablement pas l'idée. En l’état, Et si le diable le permet demeure un court roman tout à fait amusant, souvent drôle, et probablement plus futé qu’il n’en a l’air. Ça coule tout seul – et, pour ma part en tout cas, je l’ai donc lu avec beaucoup de plaisir. Pour dire les choses, si je ne suis pas très « lecture à la plage » (c’est bien sûr la plage, le problème, pas la lecture), je suppose que l’on pourrait tenter l’expérience, avec une bonne marge de réussite. Et que ça remplacerait utilement bien des lectures estivales en mode « automatique ».

 

Et ensuite ? Cette « étrange aventure de Sachem Blight & Oxiline » est censée inaugurer une série. L’emballage du roman joue de cette carte, et l’épilogue, très amusant, se conclut sur cette annonce : « Sachem Blight et Oxiline reviendront dans Le Tour du monde en un jour. » Très honnêtement, en refermant le livre, je ne savais pas si cette mention relevait du lard ou du cochon… Mais Cédric Ferrand a semblé évoquer à plusieurs reprises son travail sur une nouvelle aventure de son duo héroïque. Serait-ce donc vrai ? Je n’en sais rien – mais j’avoue que ça ne serait pas pour me déplaire… [EDIT : depuis la rédaction de cette chronique, le projet éditorial des Saisons de l'Étrange a été lancé, et l'hypothèse d'un nouveau roman semble donc beaucoup plus concrète.] Alors, si jamais, en route pour une nouvelle aventure étrange !

Voir les commentaires

Deadlands Reloaded : Coffin Rock

Publié le par Nébal

Deadlands Reloaded : Coffin Rock

Deadlands Reloaded : Coffin Rock, Pinnacle – Studio 2 Publishing, 2008, 30 p.

Avertissement préalable SPOILERS : je vais ici causer d’un scénario pour Deadlands Reloaded sans me gêner pour révéler des machins, même si je ne vais certainement pas me montrer exhaustif. Voyez donc ça comme une base pour une éventuelle discussion entre MJ et curieux – les joueurs, et mes joueurs tout particulièrement, ouste ! Il n’y a aucune certitude que je maîtrise ce scénario, mais ça n’est pas exclu. Alors...

 

UNE INTRODUCTION, MAIS QUI NE PREND PAS DE GANTS

 

Coffin Rock, écrit par Sean Michael Fish, est le premier scénario officiel à avoir été publié pour Deadland Reloaded – une « Savage Tale » brève en termes de volume (une trentaine de pages), mais qui peut durer en temps de jeu, et qui ne manque pas d’ambitions ; des ambitions assez diverses, d’ailleurs, mais pas au point de la contradiction, je crois.

 

À maints égards, ce scénario se veut une introduction idéale à Deadlands Reloaded – mécanique et univers. En tant que tel, il pose un cadre éventuellement réutilisable par la suite (fonction de ce qu’il en restera après le passage du Gang, hum…), où les PJ peuvent assez tôt s’impliquer, sans avoir véritablement d’expérience, au propre comme au figuré.

 

C’est par ailleurs un scénario assez varié, où des approches multiples peuvent être envisagées, complémentaires, de l’action la plus brutale au roleplay le plus subtil, western et horreur – de quoi contenter tous les PJ.

 

D’une manière plus spécifique, c’est surtout un scénario qui introduit illico les joueurs dans le thème fondamental de Deadlands Reloaded, le « grand secret » du Guide du Marshal, sans trop encore en dire quoi que ce soit de précis (rien ici sur les Juges, sur Raven, etc.), mais en constituant une illustration des magouilles des Manitous visant à susciter la Terreur, dont ils se nourrissent : l’idée essentielle est bien ici de confronter les PJ à une brusque augmentation du niveau de Terreur, qui, s’ils n’interviennent pas, conduira très vite à transformer la ville (presque) fantôme de Coffin Rock en deadland. En ce qui me concerne, c’est très bien vu dans l’absolu – il faut voir cependant comment gérer tout ceci.

 

Par d’autres aspects, cette dimension d’ « introduction » doit cependant être relativisée, peut-être. L’auteur ne s’en cache pas, en début d’ouvrage : on aurait pu croire que le premier scénario officiel publié pour Deadlands Reloaded aurait été conçu de sorte à prendre le Marshal et les PJ par la main, mais ce n’est pas le cas.

 

Déjà parce qu’il ne s’agit pas d’un one-shot linéaire et franc du collier, mais d’un scénario relativement « ouvert », une sorte de « mini bac à sable » en fait (qui durera forcément plus d’une séance, au moins trois ou quatre, avec de quoi prolonger jusqu’à la mini campagne si jamais), ce qui implique probablement, pour le Marshal, de gérer pas mal de lieux et de PNJ, avec pour corollaire qu’il doit se montrer très attentif à la mise en place de l’ambiance pour contrer le côté un peu trop « mécanique » de l’exploration de la ville par le menu.

 

Mais, pour ce qui est des joueurs, ils doivent tout à la fois se montrer proactifs, et participer aux efforts du Marshal pour perpétuer l’ambiance et ne pas se noyer dans une population locale trop vaste et trop indifférenciée – ce qui implique de bien travailler l’implication, de part et d’autre de l’écran.

 

Par ailleurs, l’adversité est de taille, et les PJ courent un risque non négligeable de se faire tuer… ou, à vrai dire, de tout simplement se vautrer et ne pas parvenir à sauver Coffin Rock. Ce qui pourrait peut-être s’avérer frustrant, pour des joueurs débutants ? Bon, je ne sais pas...

 

Mais, si le scénario est une bonne introduction eu égard à l’univers, et parfaitement adapté à des PJ débutants, je tends donc à croire qu’il est en même temps plutôt destiné à un Marshal et des joueurs relativement expérimentés – rien de bien compliqué, hein, mais ce n’est probablement pas approprié pour une table de novices absolus, quoi.

 

UNE VILLE (PRESQUE) FANTÔME

 

Coffin Rock est une ville minière du Colorado – ou ce qu’il en reste. Désertée par nombre de ses habitants, d’abord parce que les filons, dans les collines, qui avaient présidé à son édification, se sont avérés décevants, elle semble sombrer toujours un peu plus dans la misère et la peur. Quand les PJ y parviennent (qu’ils aient pour ce faire une bonne raison ou non – je crois, pour le coup, que ce cadre glauque et plus qu’un tantinet surréaliste s’accommoderait finalement très bien du « par hasard »), Coffin Rock fait l’effet d’une ville bientôt fantôme...

 

Le scénario qui prend place dans cette bourgade pas vraiment paisible, passé une présentation générale pas inintéressante et peut-être plus subtile qu’il n’y paraît tout en obéissant à certains codes, n’adopte pas une structure « chronologique » (mais tout de même un peu à la fin, oui), et prend plutôt la forme d’un « mini bac à sable », donc, en même temps assez dense. Dès lors, ses entrées sont tel ou tel lieu, où se trouve tel ou tel PNJ, et où telle ou telle chose peut se produire (en mettant l’accent sur l’évolution du niveau de Terreur, donc, mais ça j’y reviendrai après).

 

C’est un souci éventuel du scénario : l’horreur se trouve littéralement derrière chaque porte – ou du moins en puissance, car, régulièrement, c’est l’élévation du niveau de Terreur qui fera passer de la simple bizarrerie vaguement incommodante à l’horreur pure. Cette impression est à vrai dire renforcée par le plan de Coffin Rock qui figure en dernière page, et qui, outre qu’il est plutôt moche, en se focalisant sur « les bâtiments toujours habités où il y a des trucs à faire », renforce l’aspect mécanique de l’ensemble.

 

Quoi qu’il en soit, le scénario présente une dizaine de lieux « habités » (au sens large – ça inclut le cimetière…), puis une dizaine d’autres a priori « abandonnés », mais qui, pour certains, peuvent avoir leur utilité dans l’avancement du scénario. On y trouve (surtout ?) des choses très classiques du western et/ou de Deadands Reloaded, incluant le shérif forcément pourri et sadique, et bien sûr le prêtre qui n’est pas ce qu’il prétend (la clef du scénario, côté « humain », car ce bonhomme du nom de Cheval – cool – est l’exécuteur des vilenies du Manitou Ahpuch, qui a capturé un esprit local et en use pour ses plans diaboliques), ou encore le médecin pas mauvais bougre mais quand même un brin taré et inquiétant – mais aussi où boire un verre, où tirer un coup… Globalement, ça va à fond les codes, voire les clichés, ce qui pourra parler ou rebuter ; cependant, l’élévation du niveau de Terreur est supposée changer à terme la donne, en faisant basculer tout ce laid monde dans l’horreur la plus affreuse – on peut espérer que ça suffira à faire passer la pilule.

 

Un format similaire est ensuite appliqué, de manière moins étendue, aux environs de la ville, dans les collines (sans carte, cette fois) à vrai dire un passage obligé pour la conclusion du scénario. En effet, si le gang de desperados du coin n’est pas forcément indispensable, il y a une « princesse à sauver » qui peut avoir davantage d’importance, et, surtout, deux choses cruciales : l’inévitable chaman indien, le bien nommé Laughs at Darkness, qui est le seul à savoir ce qui se passe au juste et à être disposé à en informer les PJ ; et ensuite la mine plus ou moins abandonnée, qui conduira inévitablement à l’affrontement final (éventuellement en deux temps : la séquence dans la mine, plus originale qu’il n’y paraît dit là comme ça, est supposée se poursuivre dans l’église de Cheval).

QUAND LA TERREUR AUGMENTE

 

Une sacrée collection de clichés ? Oui, probablement. En même temps, je suppose que ça peut faire sens, dans un « scénario d’introduction », ce qu’est à maints égards Coffin Rock – outre que Deadlands Reloaded, de manière générale, est un jeu propice au déploiement complice de toute une imagerie qu’il s’agit parfois ensuite, le cas échéant, de subvertir un brin. En somme, une alchimie pas si évidente à gérer, entre le fun et la peur. Coffin Rock, en tout cas, illustre ce parti-pris – et constitue donc à cet égard une bonne introduction à Deadlands Reloaded, oui.

 

Sans doute faut-il, dès le départ, bien travailler l’ambiance : l’arrivée du Gang dans la ville, même voire surtout si elle est inopinée, doit être mémorable – je pense à l’homme sans nom déboulant dans le village de Pour une poignée de dollars... La certitude doit très tôt se faire qu’il y a « quelque chose qui ne va pas ». Sur cette base, il s’agit alors de jouer du thème de la ville fantôme… jusqu’à rendre les fantômes très présents. Car le surnaturel doit s’inviter assez tôt dans la partie, je suppose – même si d’abord par de brefs aperçus visant pour l'heure à décontenancer les PJ, en les mettant progressivement dans le bain.

 

Deux bonnes idées dans cette optique (outre l'insistance sur les teintes de rouge) : les miroirs, vitres, etc., dont les reflets sont « anormaux », et de plus en plus inquiétants (mais, ici, on est sans doute dans un registre « intime », où chaque personnage doit avoir sa propre expérience peu ou prou incommunicable aux autres), et cette cloche qui sonne chaque fois que quelqu’un meurt – pas au moment de la cérémonie funéraire, non, pas même quand la nouvelle de la mort de quelqu’un parvient à l’église : non, à l’instant même où quelqu’un meurt, qui que ce soit, où que ce soit, et de quelque manière que ce soit ! Le corps fauché par une balle n’a pas le temps de s’écrouler au sol que déjà sonne le glas… Ça, ça me paraît super intéressant – mais je ne suis pas bien sûr de comment gérer la chose pour que ça sonne (aha) naturel, sans que les joueurs grillent d’emblée le truc mais avec pourtant la certitude que ça viendra – je songe à des bruitages sur Roll20...

 

Mais le gros du boulot, ici, relève du niveau de Terreur – en augmentation rapide. La base est a priori le niveau 3 : même sans manifestations surnaturelles, ce coin du Colorado n’est pas forcément très agréable, et la ville à moitié abandonnée en rajoute une couche sur la norme locale. Mais, dès l’instant que les PJ arrivent, les événements se précipitent : on passe bientôt au niveau 4, puis au niveau 5 (bien sûr, le niveau 6, concernant les deadlands, est inconcevable : à ce stade, les PJ ne seront plus, ou, même s’ils étaient encore, ils ne pourraient plus rien faire pour changer la donne).

 

Dès lors, chaque endroit décrit par le scénario (chaque endroit « habité », du moins), outre sa présentation générale, PNJ inclus, comprend aussi une section décrivant comment le lieu, les PNJ et les événements évoluent : la description de base correspond au niveau de Terreur 3, pour lequel on précise alors d’éventuelles bizarreries propres à susciter l’angoisse (un trait commun : les spécificités des reflets « anormaux » dans l’endroit donné). Puis on rapporte ce qui se passe quand le niveau de Terreur passe à 4, et enfin à 5 – la situation dégénère très vite, et l’horreur se déchaîne, au travers de manifestations parfois clairement surnaturelles (fantômes, zombies, monstres de boue, etc.), d’autres fois en apparence « réalistes » mais pas moins terribles (cannibalisme, torture, tueur en série, etc.). Mais, bien sûr, surnaturel ou pas, tout cela fait partie du complot d’Ahpuch, et plus largement des Manitous.

 

C’est la dimension la plus intéressante du scénario, et il y a vraiment de quoi faire. Ma crainte, c’est que ce principe voulant systématiquement qu’il y ait de l’horreur derrière chaque porte vire à la pure mécanique, lassante, et, comme tel, ne produise pas l’effet souhaité sur les joueurs et les PJ. C’est un danger non négligeable dans ce « mini bac à sable », qui, d’autant plus qu’il est « mini », s’avère très dense. Je suppose que diminuer le nombre de PNJ, ou, plus exactement, le nombre de sous-intrigues, en virant les plus bateau, pourrait être pertinent...

 

Mais, de manière générale, il faut donc se montrer prudent dans la gestion de cette dimension essentielle du scénario, et l’entrelacer de choses éventuellement différentes, liées à l’horreur (les miroirs, la cloche), ou donnant l’impression, peut-être, d’un verni de « normalité », malgré tout et tout d’abord, qu’il s’agira alors de fissurer dans le temps. Ce qui conduit à une autre difficulté, car, au bout d’un certain moment, la lenteur n’est clairement plus de mise, et les événements doivent se précipiter.

 

DU BIEN VU, DU PAS FACILE

 

Bilan ? Eh bien, je ne sais pas trop… Je crois qu’il est globalement positif. L’idée de base est bonne, le contexte de jeu bien décrit, certains PNJ ont de la chair et de l’âme au-delà du cliché du premier abord...

 

Plonger d’emblée les PJ dans la thématique globale des Manitous et de la Terreur peut faire sens – c’est un peu brutal, mais je crois que ça se tient, et que ça peut décider de l’orientation de la suite des opérations à un niveau davantage « épique ». Est-ce préférable au seul western ? C’est un parti-pris. Pas forcément le meilleur, mais il mérite qu’on s’y attarde, qu’on réfléchisse aux attentes de la table…

 

Ce qui me laisse davantage perplexe, c’est le côté un peu trop « mécanique » du scénario en l’état – non qu’il soit linéaire, car il est ouvert, mais le « mini bac à sable », si dense, présente le danger d’une narration en mode automatique qui, au fond, ne se distinguerait pas tant que cela d’un vieux PMT des familles (même si le combat n’est pas systématique).

 

Il faut y réfléchir, oui – garder des choses, en évacuer peut-être quelques autres ; et surtout travailler l’ambiance. Or il y a du matériau. Mais raison de plus, à mon sens, pour ne pas confier Coffin Rock à une table novice. Au-delà, ça peut s’avérer intéressant.

 

Je ne sais pas encore si je vais maîtriser ce scénario, mais je le garde derrière l’oreille, oui...

Voir les commentaires

<< < 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 > >>